Le temps des essais - Raymond Aron (1905-1983) - ....

Last update: 12/11/2016


"L'histoire, au sens étroit, est la science du passé humain. Au sens large, elle étudie le devenir de la terre, du ciel et des espèces aussi bien que de la civilisation..." - Raymond Aron, philosophe de l'histoire, s'interroge sur ce qu'est aujourd'hui notre conscience historique, et quoique nous ne puissions, quoique nous fassions, nous ne pouvons nous passer de l'histoire, et bien que nous ne puissions, modestement, penser définitivement la relation tragique de tout événement vécu à son sens futur, reste en ce XXe siècle, nous dit-il,

nous sommes à l'aube d'une histoire vraiment "universelle" parce que chaque événement retentit aujourd'hui également en tous les points de l'horizon et parce que de partout chacun de nous, dans la défiance réciproque, travaillons pour la première fois à une même œuvre de civilisation....

 

Reprenons les subtiles remarques d'un Gaëtan Picon, dans les années 50 et 60, nous voyons surgir au-devant de nos chères librairies, le personnage de l'essayiste, il n'est ni philosophe ni littérateur, ou parfois si, sans toujours le savoir? Pêle-mêle, entre bien d'autres, se côtoient dans le genre, "La Littérature à l'estomac", de Julien Gracq (1950), "Le Labyrinthe de la solitude", Octavio Paz (1950), "Pourquoi des philosophes", Jean-François Revel (1957), "Le Matin des magiciens", Louis Pauwels, Jacques Bergier (1960), "Sauver la guerre : Lettre aux futurs survivants", Gaston Bouthoul (1962), "Le Coup d'État permanent", François Mitterrand (1964), "L'Idée d'Europe dans l'histoire", Jean-Baptiste Duroselle (1965), "L'Illusion politique", Jacques Ellul (1965), "Avant que nature meure", Jean Dorst (1965), "La Faim du tigre", René Barjavel (1966), "Journal d'une époque", Denis de Rougemont (1968), etc, etc...

"Les essayistes d'aujourd'hui n'écrivent plus, comme au XVIIe siècle, des recueils de maximes ou de brèves dissertations psychologiques intitulées : De la Curiosité, Des Passions de l'Amour, De l'Ambition, etc. Peu d'ouvrages reprennent l'algèbre classique des sentiments, la tradition pourtant profondément française des moralistes : observation de l'homme à travers soi et à travers la société. C'est sans doute que d'autres problèmes interceptent celui-là. C'est surtout que la possibilité d'une connaissance de soi est elle-même en question. L'idée classique qu'il est possible de parvenir à une connaissance de l'homme, et de l'exprimer dans des formules générales et objectives, analogues aux lois de la physique, est prise en chasse à la fois par l'individuaIisme et le volontarisme contemporains. D'une part, notre époque accueille encore les séquelles de l'individualisme romantique : les confessions existent toujours si les maximes sont désertées. Et l'équivalent de la psychologie des moralistes, nous devons le chercher aujourd'hui dans les journaux intimes : aux maximes de La Bruyère répondent les "Carnets" d'un Montherlant, "Essai sur moi-même" d'un Marcel Jouhandeau - ou encore le beau livre de Jean Cocteau : "La Difficulté d'être". D'autre part, nous pensons surtout que l'homme n'est pas une réalité toute constituée, qui attend qu'un regard objectif la découvre, mais une existence qui se veut, se choisit, se projette - et que la conscience qu'il prend de lui-même n'est rien d'autre que cette existence et son mouvement d'autocréation. Gide disait déjà : "Je ne suis jamais que ce que je crois que je suis", Malraux déclare : "L'homme est ce qu'il fait, non ce qu'il cache" et Sartre : "L'homme est son projet".

A l'homme qui cherchait à découvrir sa nature succède l'homme qui cherche à former son destin. Citons cependant quelques ouvrages où se prolonge la tradition classique du moraliste : "Traité du beau Rôle" de Jean Lambert, "Le Complexe de César" de Jean Dutourd, "Fragments d'un Liber Veritatis",  d'André Chamson, d'une très belle langue; ou le charmant essai de Jean Cassou, "Réflexions sur le Commerce des Hommes".

C'est autour des problèmes de l'action que tourne la conscience contemporaine. Dans son ensemble, elle est une critique des conditions et des résultats de l'activité humaine : une recherche des valeurs. Si nous ouvrons le volume qui a recueilli, en 1946, les conférences de l'UNESCO, nous sommes frappés par la convergence des interrogations. Est-ce la fin du monde? demande Emmanuel Mounier. L'homme est-il mort? demande Malraux. L'écrivain assistera-t-il sans rien dire àl a catastrophe d'une nouvelle guerre? demande Sartre : autant de mises en question des valeurs sur lesquelles notre existence est fondée. Il ne s'agit plus de se connaître; il ne s'agit plus de construire patiemment un visage idéal. ll s'agit de discerner les raisons de notre péril, de savoir ce qui nous perd et ce qui nous sauvera..."

 

 Et Gaëtan Picon, d'ajouter, en cette année 1960 (NRF), "C'est sans doute Raymond Aron qui conduit actuellement l'analyse la plus remarquable de notre monde politique et social. Venu de la philosophie de l'histoire, il lui arrive maintenant de prendre pour objet la réalité la plus immédiate; mais, même lorsqu'il signe l'éditorial d'un journal, il prend ses distances, parle avec la rigueur du savant, la hauteur de vues du philosophe. "L'Homme contre les Tyrans", "L'Age des Empires"," Le Grand Schisme", "Les Guerres en Chaîne" sont des livres indispensables à l'intelligence du monde présent...."

 

A la différence d'un philosophe et ami Jean-Paul Sartre, Raymond Aron  n'entre pas dans la pensée par "l'existence" mais par "la philosophie de l'histoire" :  l'une de ses  préoccupations est de résoudre la question du "jugement historique" qui permettrait de remettre de la cohérence et de l'interprétation dans ses successions d'évènements qui agitent notre monde en tout sens. Il s'agit, dans un monde de confrontation/coexistence idéologique tel qu'il s'expose dans les années 1950-1960 entre l'URSS d'alors et le monde occidental en pleine accélération historique, d'établir un "regard sans oeillères" sur les deux modèles de sociétés dominant et sur ce qui semble se dessiner dans le monde à venir. Le chemin est alors éclairé par une confrontation entre deux penseurs essentiels de la sphère politico-sociale, Alexis de Tocqueville (1805-1859) et Karl Marx (1818-1883), l'un et l'autre prophètes à leur manière de la société technique dans laquelle nous vivons. Avec, pour Raymond Aron, encore et toujours, la volonté de ne jamais s'enfermer dans une vision par trop académique d'une réalité politico-sociale dans laquelle s'expriment nos conditions d'existence. Il n'empêche qu'en fond de ce scepticisme éclairé que professe notre sociologue, la question de l'existence de "classes sociales" continue à faire débat. Au final, la lutte des classes, est bien encore et toujours une réalité globale qui traverse nos siècles ...

Dans l’Introduction à la philosophie de l’histoire (édition de 1981), Aron posait une question : "Le problème unique est de savoir s’il est donné à l’homme de découvrir la vérité de lui-même aussi longtemps que l’histoire dure encore", puis apporte lui-même la réponse : "Oui, l’histoire est la tragédie d’une humanité qui fait son histoire, mais qui ne sait pas l’histoire qu’elle fait." (1959, Introduction à la traduction française de Max Weber, Le savant et le politique). Cette pensée, faite de retenue, ne parvenant pas à écarter un idéal de raison ou la question des valeurs, ne séduira guère les lecteurs de Sartre. Le titre du livre d'entretiens qu'il publie en 1981 résume parfaitement l'image que la postérité lui a attribué, "Le Spectateur engagé" (1981). "L’existence humaine est dialectique, c’est-à-dire dramatique, puisqu’elle agit dans un monde incohérent, s’engage en dépit de la durée, recherche une vérité qui fuit, sans autre assurance qu’une science fragmentaire et une réflexion formelle."

 

Raymond Aron (1905-1983)

Jean-Paul Sartre et Raymond Aron ont tous deux marqué le XXe siècle de leur intelligence et de leurs erreurs. C'est à l'École normale supérieure,, dans les années 1920, que Jean-Paul Sartre fait la connaissance de Raymond Aron. L'un vient de la khâgne de Louis-le-Grand, l'autre de celle de Condorcet et très vite les deux normaliens deviennent des amis proches. Après la Seconde Guerre mondiale, l'un et l'autre vont incarné deux versants opposés de l'intelligentsia française, notamment dans les débats sur la guerre froide et la décolonisation. Le rapprochement de ces deux intelligences confrontées à l'existence et à la société, nous offre un magnifique exemple de deux visions possibles pour aborder le monde et nous y insérer : on l'a dit, en forçant quelque peu le trait, alors que Sartre recherche le "Bien" et entend "plier la réalité du monde par la magie du verbe", Aron par tempérament recherchera le "Vrai", redoutant l'imagination tant en philosophie qu'en politique. 

 

Introduction à la philosophie de l'histoire. Essai sur les limites de l'objectivité historique (1938) - Dimensions de la conscience historique (1961)

Quelle est cette conscience historique propre à notre temps? Les huit études réunies dans cet ouvrage ont été écrites au gré des circonstances entre 1946 et 1958. Elles font constellation autour de l'lntroduction à la philosophie de l'histoire (1938, Gallimard), complétant cette œuvre d”épistémologie par une série d'analyses visant à rendre intelligible notre conscience de l'histoire en référence aux traits majeurs de l'époque présente. 

Que nous dit Raymond Aron à la fin de son introduction de la philosophie historique, que "La philosophie de l'histoire, est une partie essentielle de la philosophie, elle en est à la fois l'introduction et la conclusion. Introduction, puisqu'il faut comprendre l'histoire pour penser la destinée humaine, d'un temps et de toujours, conclusion, puisqu'il n'y a pas de compréhension ou devenir humain sans une doctrine de l'homme. Double caractère qui serait contradictoire si l'on se représentait la philosophie selon le schéma des théories déductives, mais qui devient intelligible dès qu'on la rattache à la dialectique de la vie et de l'esprit, qui s'achève dans la conscience de soi de l'être qui se situe dans l'histoire et se mesure à la vérité". 

La première partie de l'essai "Dimensions de la conscience historique" éclaire de deux façons différentes les rapports de l'histoire comme science avec l'histoire comme exigence de sens, c'est-à-dire philosophie. Aron examine la portée de la critique de l'histoire qui est à la base des "Considérations inactuelles" de Nietzsche ainsi que celle qui fonde pour Dilthey, Rickert, Simmel, Weber, l'application, à la connaissance historique, de la philosophie kantienne. Il montre ainsi comment l'histoire comme science a ruiné les diverses philosophies de l'histoire sans pour autant annuler la possibilité et l'exigence pour les hommes d'un sens de l'histoire qui ne soit pas direction mécanique mais expression rationnelle d'une volonté.

La deuxième partie, se plaçant au cœur même de la méthode historique et des concepts qu'elle utilise (évidence, inférence, unité, totalité, etc.), dégage entre l'incertitude quant à l'avenir et l'inachèvement du sens, qui est une propriété caractéristique de l'objet que se donne l'historien, une relation nécessaire. Ainsi Aron peut-il saisir le lien ambigu et toujours métamorphose de la conjoncture historique à la condition humaine, l'impossibilité de penser définitivement la relation tragique de l'événement vécu à son sens futur - et Aron d'illustrer ce dernier point par une remarquable analyse de Thucydide et du récit historique. Après avoir donné les caractéristiques de la conscience historique propre à notre temps, Aron, dans un troisième moment, s'attache à en évoquer les grands thèmes (guerres mondiales, décolonisation); ce qu'ils nous révèlent et tendent à confirmer, c'est qu'avec le XXe siècle les hommes sont à l'aube d'une histoire vraiment "universelle" parce que chaque événement retentit aujourd'hui également en tous les points de l'horizon et parce que de partout les hommes, dans la défiance réciproque, travaillent pour la première fois à une même œuvre de civilisation.

Cette radicale nouveauté de l'avenir historique jette les hommes sur deux écueils : le relativisme ou l'attachement frénétique à une cause. Aron conçoit sa tâche, en tant que philosophe de l'histoire, comme une tentative pour surmonter en acte cette oscillation tragique.

 

"Chaque être humain est unique, irremplaçable en soi-même et pour quelques autres, parfois pour l'humanité elle-même. Et pourtant l'histoire fait des individus une effroyable consommation, qu'on ne voit pas le moyen d'éviter, tant que la violence sera nécessaire aux changements sociaux. Les hommes sont sacrifiés comme des moyens à des fins historiques, et celles-ci, pourtant, ne sont pas au-delà des hommes : les buts de l'histoire sont nécessairement ici-bas. ."

 

L'Opium des intellectuels (1955)

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Parti communiste est le premier parti de France à l'Assemblée nationale et son influence dans les milieux intellectuels est tel qu'il parvient, par exemple, à mobiliser nombreuses d'écrivains et hommes de plume pour condamner le livre de Victor Kravchenko remettant en cause l'URSS et la politique de Staline (I Choose Freedom), à engager une violente campagne contre la création de l'OTAN, à soutenir l'Appel de Stockholm en 1950. Raymond Aron ose avec "L'Opium des intellectuels" s'élever contre ce conformisme idéologique que porte particulièrement Jean-Paul Sartre. "L'Opium naquit du désir d'expliquer la cécité ou l'abstention qui s'empare des meilleurs esprits dès lors que l'URSS ou le communisme était en cause." Dans le prolongement de son "Introduction à la philosophie de l"histoire" (1938), Raymond Aron remet en cause les trois mythes fondateurs du progressisme, une gauche politique qui ne libère pas réellement l'individu mais au contraire le plie "la servitude de l'administration publique", la révolution, qui au fond ne fait que subsitituer violemment une élite à une autre, enfin le prolétariat, idée totalement artificielle : "le prolétariat authentique n'est pas défini par l'expérience vécue des travailleurs mais par une doctrine de l'histoire."

A quoi tient la force du marxisme? "Le marxisme est par lui-même une synthèse, il combine les thèmes majeurs de la pensée progressiste. Il se réclame de la science qui garantit la victoire finale. Il fait sienne l'aspiration éternelle à la justice. Il affirme qu'un déterminisme commande au déroulement du drame, mais cette nécessité est dialectique. Pessimiste au comptant, optimiste à terme, il répand la foi romantique dans la fécondité des bouleversements. Chaque tempérament, chaque famille d'esprit découvre un aspect de la doctrine accordée à ses propres références." Mais, pour Aron, "il en va de l'histoire comme de l'existence individuelle: elle ne présente pas d'unité empiriquement observable, ni réelle, ni significative, au contraire, il n'existe qu'un déterminisme aléatoire lié à la structure du monde humain. Chaque fois que l'on situe un acte par rapport à une situation, on doit réserver une marge d'indéterminisme." Quant aux intellectuels, la France en est particulièrement la terre d'adoption forgée d'abord dans un antiaméricanisme total, puis dans une clémence sans équivalence envers l'URSS malgré les épurations évidentes....

 

La Lutte de classes - Nouvelles leçons sur les sociétés industrielles (1964)

Oeuvre du sociologue Raymond Aron publiée en 1964 et reprenant un cours professé à la Sorbonne en 1956-57, "La Lutte de classes" prolonge l'enquête des "Dix-huit leçons sur la société industrielle". Les dix-huit leçons analysaient les caractères communs à toutes les sociétés industrialisées et aussi les différences spécifiques des types occidental et soviétique. Selon la même méthode, Raymond Aron analyse cette fois les groupes sociaux et les catégories dirigeantes dans la société de type soviétique et dans la société de type occidental. Il montre en quel sens il y a, en quel sens il n'y a pas de lutte des classes dans I'une et dans l'autre société. 

La notion de classe est récente, elle nous viendrait de la "fascination" exercée par le marxisme. Mais comment la définir? Pour Marx, "il y a classe quand il y a prise de conscience d'un groupe comme formant une unité et s'opposant à d'autres groupes". Les sociologues américains, eux, soutiennent qu'une classe "a un statut défini par l`estime des autres". Aron, prudent, estime que la réalité est trop équivoque pour permettre de trancher. En effet, quelle conscience les gens ont-ils de leur rang social? Quelle méthode adopter pour mener une enquête efficace et objective? Dans une analyse concrète du cas de la France, l'auteur constate que seule la classe ouvrière possède une unité économique et sensible pouvant justifier son titre de classe. Étudiant les relations entre les différents groupes de la société, il dénonce le caractère équivoque des notions d'intérêt de classe et de lutte de classes, et affirme que la société capitaliste actuelle n'est nullement déchirée par la lutte inexpiable prédite par Marx. Qu'en est-il en U.R.S.S.? Les classes existent, ouvriers, paysans et intelligentsia mais ne peuvent prendre conscience d`elles-mêmes ni manifester leur antagonisme. faute de liberté... et de sociologues. L'auteur cherche ensuite quels hommes composent la classe dirigeante. Ce sont les gestionnaires des moyens de production, les meneurs de masses, les hommes politiques, les intellectuels. Aussi préfèra-t-il le terme de "catégorie dirigeante" à celui de classe dirigeante. L'accès à ces catégories est facilité de plus en plus par l'embourgeoisement général et la grande différenciation des tâches. Les conflits qui existent encore en France trouvent leur solution non dans la révolution, mais dans une "satisfaction querelleuse" des contestations de détail qui n'altèrent pas l'accord sur l'ensemble. Dans le régime soviétique, on a inculqué aux privilégiés un "sentiment de solidarité prolétarienne" qui "donne bonne conscience" ; "or la bonne conscience des privilégiés est une des conditions fondamentales de la stabilité d'une société". 

Pour finir, le professeur récapitule toutes ses conclusions et pose la question "Qui doit gouverner dans une société occidentale? Les techniciens? Les philosophes?". Dans ce cours, Raymond Aron traite une question épineuse entre toutes pour les raisons idéologiques que l`on sait. Mais c'est aussi avec la prudence et le souci d`objectivité que l`on sait qu'il essaie de l'analyser et d`y répondre....

 

"La sociologie, telle que je l'ai comprise dans ce cours, s'efforce de donner aux problèmes posés par la philosophie politique une formulation précise et des réponses possibles. Si elle cesse d`être inspirée ou orientée par des questions de portée philosophique, elle risque de se perdre dans des études de détail dont la rigueur même ne suffirait pas à assurer l'intérêt. D'un autre côté, notre discipline cesserait d`être une connaissance empirique et objective si elle prétendait apporter aux questions philosophiques une réponse dogmatique. Par l'étude des faits sociaux ou des mécanismes économiques, elle détermine les résultats probables d'une mesure ou le genre d'avantages et d'inconvénients que présente un régime; on peut rarement, peut-être ne peut-on jamais déterminer, au nom de la raison scientifique, la décision qu`il convient de prendre ou le régime que l'on doit choisir parce qu'il n'est pas d'acte qui ne comporte des inconvénients, ni de régime qui soit sans défaut.

Les cours de I'année dernière et de celle-ci ont été orientés par deux questions de la pensée politique traditionnelle : la première était celle de l'égalité et de l'inégalité, la deuxième celle de la dissociation d'une collectivité globale en groupes séparés et éventuellement rivaux. Ces deux interrogations, je les avais précisées en me reportant à deux sociologues-philosophes : Tocqueville et Marx. Le premier était parti de la conviction que les différences de statut entre les individus s'effaçaient dans les sociétés actuelles et tendraient de plus en plus à disparaître. Les sociétés modernes sont démocratiques et ne peuvent pas ne pas le devenir davantage. Certes, pensait-il, les inégalités économiques ne seront pas éliminées pour autant, mais elles seront secondaires par rapport au phénomène essentiel de l'égalité de condition. La véritable alternative était, à ses yeux, entre des sociétés populaires mais libres et des sociétés populaires mais despotiques. Marx, lui, constatant cette disparition des différences de statut, mais, simultanément, la survie de classes opposées, tenait pour fondamentale la contradiction d'une société qui proclame l'égalíté des individus et qui, par l'intermédiaire de la propriété privée des instruments de production, suscite des hostilités collectives aussi violentes ou plus que les sociétés du passé. Aussi apercevait-il à l'horizon l'aggravation progressive des conflits jusqu'à l`explosion.

Autrement dit, nos deux problèmes étaient : 1) le fait de l'hétérogénéité sociale et sa signification; 2) le fait de classes détruisant l'unité des nations. Jusqu'à quel point, effectivement, les sociétés industrielles modernes se divisent-elles en groupes ennemis?

Nous devons, je crois, en conclusion, reprendre une idée qui n'a, ni dans l'œuvre de Tocqueville, ni dans celle de Marx, toute sa portée : c'est la croissance économique ou le développement de la productivité qui renouvelle, de manière radicale, le sens du problème traditionnel de l'inégalité. Tocqueville tendait encore, à la manière de Montesquieu, à confondre sociétés industrielles et sociétés commerçantes. Pour lui, les collectivités modernes n'étaient qu'une espèce d'un genre, celui qui, ayant supprimé l'aristocratie, met le bien-être au premier rang des valeurs sociales. Nos sociétés ne sont pas essentiellement commerçantes, elles sont essentiellement industrielles, ce qui signifie que la source de la richesse n'est ni l'échange ni, encore moins, la manipulation du taux des échanges grâce au pouvoir ou à la conquête, mais la qualité des machines et de l'organisation qui, du même coup, détermine le rendement du travail. Nous vivons probablement la première période dans l'histoire où l'on est riche, non par la puissance, mais par la productivité du travail. Ce fait majeur devrait être reconnu par tous, il continue à être méconnu précisément parce que les sociétés humaines, pendant des siècles ou des millénaires, n'ont jamais séparé le pouvoir de la richesse.

Marx n'a pas ignoré ce fait essentiel, Tout, dans son oeuvre, suggère une théorie de la croissance. Plus clairement que les économistes de son temps, il a vu que Ia spécificité des économies modernes était leur caractère progressif; il a su reconnaître, dans l'accumulation du capital et dans le développement; des forces productives (autre nom donné à l'investissement, facteur de l'élévation de la productivité), la caractéristique majeure des sociétés industrielles. Ce qui l'a empêche de développer une théorie universelle de la croissance, c'est qu'il a été frappé par nombre de phénomènes qui, de son temps, accompagnaient, en effet, la phase initiale de l'industrialisation, par la misère qui accablait les travailleurs concentrés autour des premières usines, par le contraste extrême entre la richesse à une extrémité de l'échelle sociale et la pauvreté à l'autre, par l'opposition entre la puissance que les détenteurs du moyens de production détenaient et l'impuissance apparente des ouvriers livrés à l'exploitation. A partir de ces phénomènes, qui n'étaient que trop réels, il a développé une théorie selon laquelle le droit de propriété est à l'origine de tous les conflits sociaux et implique la lutte des classes. ll a développé aussi une théorie du devenir du capitalisme, selon laquelle la paupérisatíon devait s'aggraver au fur et à mesure du développement des forces productives. S'il avait eu raison, c'est-à-dire si, au fur et à mesure de l'accumulation du capital, les masses populaires étaient devenues de plus en plus pauvres, incontestablement l'explosion n'aurait pas pu ne pas se produire. Non seulement elle aurait été inévitable, mais souhaitable.

En fait, la paupérisation, selon Le Capital, est déterminée avant tout par l'armée de réserve industrielle. ll suffit de se donner, par la pensée, une modification du marché de la main-d'œuvre, il suffit d'imaginer le groupement des ouvriers en syndicats capables de négocier sur un pied d'égalité avec les entrepreneurs, pour que, même à l'intérieur du schéma conceptuel marxiste, la fatalité l'appauvrissement disparaisse. Si l'on écarte cette vision pessimiste, le marxisme permet une théorie de la croissance, valable, dans ses traits majeurs, pour tous les régimes économiques, à la lumière de laquelle apparaîtraient les particularités de chaque espèce de société industrielle, les avantages et les inconvénients de chaque modèle (l'idée marxiste de prendre pour centre la plus-value et sa répartition est féconde).

Cela dit, nous aurions tort de sauter d'un extrême à l'autre et, après avoir méconnu les bienfaits de la croissance économique, d'imaginer un remède-miracle qui guérit tous nos maux. Nous savons, aujourd'hui, dans le cas particulier de la France, qu'une économie peut être simultanément en développement rapide et menacée d'une crise par l'épuisement des ressources de devises (cf 1957). Nous savons que le progrès de la production consiste en une organisation efficace du travail qui permet de multiplier la productivité de l'effort. Mais, pour que l'effort soit efficace, il faut qu'il s'applique sur des matières. Même dans l'économie moderne, on ne crée pas à partir de rien, on a besoin d'énergie, de matières premières; il y a donc des obstacles naturels et géographiques à l'industrialisation. Dans le monde actuel, la croissance n'en est pas moins possible pour l'ensemble de l'humanité, si l`on tient compte exclusivement des ressources naturelles.

Mais il y a une deuxième condition à l'élévation du niveau de vie dans les sociétés industrielles : c'est que l'augmentation du produit soit plus rapide que celle du nombre des hommes. Un taux de natalité élevé, même au XXe siècle, peut vouer à l'échec l'effort pour atténuer la pauvreté par le développement. Nous connaissons nombre de sociétés où l'efficacité de la science est plus grande pour empêcher les hommes de mourir que pour leur donner les moyens de vivre. La croissance est cause non d'égalité, mais d'atténuation de l'inégalité; cette proposition ne s'applique vraiment qu'aux sociétés où se conjuguent une diminution du taux de fécondité et une élévation rapide de la qualité technique ct intellectuelle, de la population. 

Même dans ces cas favorables, on aurait tort de croire que la civilisation industrielle soit égalitaire. Je vous I'ai dit maintes fois et je veux le répéter en conclusion, en l'état actuel des ressources collectives, il n'est pas de société où une répartition rigoureusement égale donnerait aux privilégiés un niveau de vie que ceux-ci considéreraient comme acceptable. L'organisation du travail, dans une collectivité industrielle, est foncièrement hiérarchique, les métiers sont qualitativement différenciés et il est difficíle de concevoir, même dans l'abstrait, qu'une hiérarchie des fonctions n'implique pas une hiérarchie des revenus. Dans un régime de marché et de capital privé, il est impossible d'éviter une certaine accumulation de profits chez les détenteurs de capital. Dans un régime de planification intégrale, on peut réaliser, ou, soyons plus prudent, on peut imaginer une répartition égalitaire, Mais à deux conditions, aussi improbables l'une que l'autre : 1) que les planificateurs aient une volonté ascétique pour eux-mêmes; 2) qu'ils jugent possible, compatible avec la différenciation qualitative des tâches, une égalité des revenus, combinaison qui se heurte un obstacle sinon économique, du moins social.

L'inégalité économique et sociale n'a pourtant plus aujourd`hui la même signification que dans le passé. La première raison en est que la hiérarchie des rémunérations paraît l'expression presque directe de la différenciation des tâches. Or, celle-ci est liée à l'essence de la société industrielle. Si donc vous vous donnez, par la pensée, une collectivité suffisamment mobile, où les chances des individus, au point de départ, ne sont pas trop inégales, le fait que les travailleurs se répartissent selon une échelle de fonctions et, du même coup, de rémunérations, paraîtra dans une large mesure équitable, car ces deux inégalités sont liées l'une à l'autre et la justice, au moins proportionnelle, paraîtra satisfaite. De plus, j'ai essayé de vous montrer que, selon la probabilité, le pourcentage des ressources collectives qui va à la minorité privilégiée de la nation tend à diminuer à mesure du progrès économique. Mais à supposer même que j'aie tort, les conséquences ne seraient pas tellement graves, car ce qui atténue le plus les conséquences des disparités de revenus, c'est l'élévation générale du niveau de vie.

Je ne voudrais pas, pourtant, terminer sur une note exagérément optimiste. L'inégalité demeure, psychologiquement. et socialement, un problème sérieux pour de multiples raisons. Il n`y a jamais eu de collectivité qui ne reconnaisse entre les différents individus une certaine égalité. Or, plus nos sociétés sont préoccupées de bien-être et de richesse, plus elles tendent à projeter sur ce secteur de l'existence l'aspiration égalitaire. Ainsi naît le paradoxe ou la contradiction suivante : les sociétés modernes tendent. probablement à réduire les écarts économiques plus que toutes les autres; mais l'exigence en ce domaine n'a jamais été aussi ardente, précisément parce que la condition socio-économique a plus de portée pour les hommes d`aujourd'hui que pour ceux du passé. La civilisation industrielle détruit les fondements de l'ordre traditionnel, elle élimine la résignation séculaire à une hiérarchie, considérée comme imposée par le destin ou par la providence. Ainsi l'augmentation des ressources globales crée parfois un désir d'égalité qu`elle n'est pas susceptible de satisfaire.

Dès lors, une proposition comme : le progrès économique tend à atténuer les inégalités, est à la fois vraie et médiocrement significative. Pour le sociologue, le vrai problème est de savoir si la croissance suscite plus de revendications qu'elle n'en satisfait ou moins. Dans certains pays du monde, l'inégalité demeure un problème central, dans la mesure où la répartition des revenus paralyse le développement. Que la minorité privilégiée reçoive une fraction relativement importante du revenu national, un cinquième ou un quart, qu`elle n'ait pas le sens de l'épargne et de l'investissement et conserve l'habitude des dépenses de luxe, et l'inégalité sera non seulement injuste par rapport à l'idée que nous nous faisons de l'équité, mais, économiquement, un obstacle à la croissance. C'est dans les sociétés de cet ordre que la nécessité de la révolution (au sens marxiste) peut, non sans raison, être affirmée.

Je passe maintenant au deuxième thème sur lequel je voudrais vous résumer quelques conclusions de ces études, à savoir : le problème de la scission de la collectivité globale en groupes relativement cohérents. Nous avons eu, vous vous en souvenez, une grande difficulté à définir les classes sociales, pour plusieurs raisons. Tout d'abord, à cause de la pluralité des critères de discrimination que l'on peut retenir. En effet, les sociétés industrielles sont hétérogènes en fonction de la condition socio-économique, de la hiérarchie de prestige et enfin selon la participation au pouvoir. Ces différentes classifications ne coïncident pas nécessairement et ne rendent pas facile de déterminer les principaux groupes. La représentation que l'on se fait de la structure des sociétés industrielles oscille entre deux extrêmes. Les uns voient une stratification unique de l'ensemble de la collectivité. Tous les individus se distribuent sur des échelles de revenus, de prestige et de pouvoir, ces échelles ne coïncident pas exactement, mais chacune d'elles comporte de multiples échelons, une gradation régulière de la base au sommet. Les autres voient une division en classes dont chacune est relativement cohérente avec une stratification propre. Toutes sont suffisamment distinctes, matériellement et psychologiquement, les unes des autres pour constituer des sortes de sociétés partielles à l'intérieur de la collectivité globale. D'autres encore donnent une version différente de cette deuxième théorie, les deux classes principales étant l'une celle qui détient en quelque mesure le pouvoir, l'autre qui se sent soumise à celui-ci. Les difficulté de choisir entre ces deux visions, c'est que ni l`une ni l'autre n'est tout à fait fausse ou entièrement vraie. L'équivoque ne tient pas simplement aux préférences des sociologues ou aux incertitudes de la science, mais aussi à la réalité elle-même. Les sociétés industrielles ne sont ni pulvérisées en tout petits éléments, ni organisées en quelques grands ensembles.

Dans quelles hypothèses serait-il interdit de parler de classes sociales? Je pense à trois cas : le premier est celui où le principe majeur de la différentiation sociale ne serait pas économique, mais religieux on racial. Il serait, par exemple, absurde de ne pas considérer que, dans l'Afrique du Sud, c'est l'opposition des races qui commande l'organisation globale de la société. De la même façon, dans la majorité des pays du Proche-Orient, les critères de distinction sont plus religieux que proprement sociaux. En deuxième lieu, il serait illégitime de parler de classes sociales si le sort de chaque individu ne dépendait pas du tout du groupe auquel il appartient dans la collectivité globale, mais exclusivement de lui, si tous les individus d'une société partaient, pour ainsi dire, sur la même ligne, dans une course unique. Cette égalisation des chances, au point de départ, n'est réalisée dans aucune des sociétés industrielles modernes. Enfin, il y aurait un troisième cas possible, celui où la condition socio-économique de tous les individus serait fondamentalement la même. Or, nous le savons, cette situation n'est jamais observée.

En dehors de ces trois hypothèses, il n'est pas illégitime de parler de classes sociales, ensembles socio-économiques définis par une pluralité de critères et constituant des groupes, plus ou moins réels, à l'intérieur de la société globale. Toute l'équivoque tient aux trois mots que j'ai employés intentionnellement : "plus ou moins réels". Si les individus étaient exclusivement membres d'une classe, savaient tous à laquelle ils appartiennent, considéraient, unanimement, que là est, par excellence, leur communauté, les choses seraient simples. Or, nombre des individus d'une société industrielle savent, grossièrement, de quelle catégorie ils font partie. Si on le leur demande et si les sociologues sont ingénieux, on arrive à leur faire dire, approximativement, à quel échelon de la hiérarchie du prestige ils se situent. En poussant les choses et en leur suggérant la réponse, on finit par obtenir d'eux qu'ils affirment appartenir à une classe. Mais cette appartenance est inégalement consciente, inégalement marquée. 

Des quatre classes principales que retiennent les spécialistes, trois au moins sont vagues et passablement indistinctes. La bourgeoisie (à moins qu'on ne dise qu'elle est la classe supérieure) ne représente une unité ni très cohérente, nl très consciente d'elle-même. ll suffit de songer au nombre de ses membres qui, dans ce que l'on appelle "lutte de classes", prennent le parti de I' "ennemi". Les classes moyennes (on ne sait s'il faut les mettre au singulier ou au pluriel) constituent une espèce de fourre-tout, dans lequel on met les individus qui n'appartiennent ni à Ia paysannerie, ni au prolétariat, ni aux élites. Quant aux paysans, on considère tantôt qu`ils constituent une classe unique, tantôt qu'ils se distribuent entre plusieurs, selon la dimension de la propriété ou le statut juridique (propriétaires, fermiers, ouvriers agricoles). Un seul ensemble ne diffère pas exagérément du type idéal, la classe ouvrière. (Test la seule qui ait, dans nombre de pays, une réalité forte, aussi bien objectivement que subjectivement; et pourtant, même dans les sociétés industrielles, ce groupe est bien loin d'être aussi unifié que ne le voudrait la théorie. La tendance me paraît plutôt à la désintégration qu'au renforcement. En Grande-Bretagne, on estime qu'environ un tiers des ouvriers ne portent pas leurs suffrages au parti qui est censé les représenter. Le vote, acte politique par excellence, ne suffit pas à émouvoir la conscience de classe,  qui serait pourtant indispensable pour vérifier la réalité de celle-ci. En fait, les classes sociales deviennent des facteurs décisifs de l'histoire, dans la mesure où elles prennent conscience d'elles-mêmes, au sens très particulier qu'implique l'idéologie marxiste, je veux dire à la fois de leur réalité et de leur lutte. Conclusion, comme d'habitude évidente et légèrement paradoxale : les classes dominent l'existence des collectivités industrielles lorsqu'elles se reconnaissent comme telles, et elles ne parviennent à cette reconnaissance que lorsque les individus ont été convaincus par une certaine doctrine. Une fois de plus, en dépit des apparences, conclusion strictement marxiste, puisque Marx lui-même déclarait que la classe ouvrière n'existait réellement que quand elle était révolutionnaire, c`est-à-dire que quand elle se découvrait comme groupe opprimé, animé de la volonté de révolution.

Quand les ouvriers ne sont pas conscients de cette vocation historique, ils continuent à être caractérisés par des traits communs, objectifs, matériels, psychologiques, il leur manque l'essentiel pour devenir une cause agissante de la transformation des sociétés, à savoir la révélation de leur unité et le projet de modifier fondamentalement la structure sociale. Le messianisme de la classe a connu un destin étrange. Il a joué un rôle considérable dans l'histoire et, par conséquent, d'une certaine façon, a été confirmé par l'événement. Si l'idéologie de la vocation révolutionnaire du prolétariat est vraie dans la mesure où les ouvriers l'adoptent, d'une certaine façon elle s'est vérifiée, mais, simultanément aussi, elle a été démentie, parce que ceux qui l`ont adoptée, d'après la théorie, n'auraient pas dû le faire. Jusqu'à présent, l'acceptation de cette idéologie a été en relation inverse du développement capitaliste. Les ouvriers, en général, ont été de moins en moins révolutionnaires, au sens marxiste du terme, à mesure que les forces productives se développaient. Or, selon la doctrine, ils auraient dû le devenir de plus en plus. Comme d'habitude, une grande théorie est, simultanément, vraie et fausse, ou, si vous voulez, elle est vérfiée dans des conditions différentes de celles dans lesquelles on prévoyait la vérification.

Pour les pays les plus avancés dans la carrière industrielle, la version actuelle du marxisme révolutionnaire a un côté quelque peu anachronique. La perspective d'une lutte à mort entre les classes séduit sensiblement moins l'ouvrier américain que le prolétaire authentiquement misérable des pays sous-développés. Pour les pays occidentaux, dans lesquels le progrès économique continue, l'idéologie du combat décisif entre les classes appartient au passé. Sans doute, elle convainc tels intellectuels, en fonction. de telle philosophie, elle attire telle fraction des classes ouvrières, à cause de griefs authentiques; mais le type de régime que nous avons étudié dans l'Europe de l'Est représenterait, pour les pays de civilisation industrielle de l'Ouest, simplement une régression. Économiquement, le régime de planification centralisée soviétique est plutôt primitif par rapport aux régimes économiques que nous connaissons en Occident. Les niveaux de vie atteints en France ou en Grande-Bretagne sont, provisoirement, supérieurs à ceux de l'autre côté du rideau de fer; l'immense majorité des Occidentaux, ouvriers compris, protesteraient contre l'alignement de leur condition sur celle des citoyens russes. Cela ne signifie pas que le régime soviétique a échoué, il a réussi dans une des tâches qu'il s'était assignées : construire une industrie lourde puissante qui est, dès maintenant, le fondement de la force politique et militaire et qui peut être, dans un avenir indéterminé, l'origine du bien-être pour l'ensemble de la collectivité.

Entre ces sociétés occidentales de consommation et de démocratie et celles d'accumulation rapide, existe une troisième sorte de nations, dites "sous-développées", qui ne ressortissent à aucune des deux espèces que j'ai étudiées et qui, pourtant, exerceront une influence considérable, sinon décisive, sur le devenir de l'une et de l'autre. Le débat entre les deux blocs n'est pas une simple concurrence pour le maximum de bonheur ou pour l'élévation la plus rapide du niveau de vie; c'est aussi, outre une rivalité militaire et politique, une lutte pour convaincre le reste de l'humanité. Or, la méthode d'industrialisation soviétique, qu'on la critique sévèrement ou qu'on l'admire, séduit parfois les pays du "tiers monde". Elle passe pour favoriser une accélération de la croissance; elle permet d`imiter l'Occident, tout en le maudissant; on emprunte à l'Occident son système industriel, avec un régime politique qui le renie et le combat.

Enfin, dans toutes les sociétés où la classe dirigeante est incapable d'assurer le développement économique, une révolution semble nécessaire. Et le parti communiste se propose pour l'accomplir de même que l'Union soviétique en offre un modèle. Après tout, la condition première de l'industrialisation, c'est que la collectivité soit gouvernée par des hommes qui en aient la volonté. On peut aimer ou ne pas aimer le parti communiste; une fois arrivé au pouvoir, il impose l'épargne collective en vue d'accroître les investissements et il est capable d'établir des priorités au bénéfices des secteurs qu'il a choisis. Si les classes dirigeantes traditionnelles sont incapables d'accomplir l'équivalent par d'autres méthodes, dans certaines circonstances l'explosion révolutionnaire de style marxiste se produira effectivement, mais dans la phase initiale du développement de la société industrielle, et non pas å son terme.

Le schéma historique qui se dégage de ce cours n'est donc exactement ni celui d'Alexis de Tocqueville, ni celui de Karl Marx; on n'y trouve pas la fatalité d'une évolution vers une société de plus en plus uniforme, puisque subsiste au moins le risque de la formation de classes cohérentes, séparées et hostiles. Le schéma n'est pas davantage celui d'une marche nécessaire vers la société socialiste, par l'intermédiaire d'un bouleversement radical. En fait, le modèle que, me semble-t-il, il conviendrait de retenir utiliserait simultanément la distinction des phases de croissance et celle des modes d'industrialisation. On reconnaîtrait, à chaque étape du développement, les problèmes qui se posent, les contradictions qui surgissent et la méthode économique ou le mode de gouvernement que favorisent problèmes et contradictions. Par exemple, dans la phase d'accumulation primaire, il faut imposer une forte épargne collective, des investissements rapides.

Quel que soit le régime politique et social, il doit comporter une autorité vigoureuse; celle-ci a été assurée, dans le passé de l'Europe Occidentale, par les survivances des régimes absolutistes, dans le cas de l'Union soviétique par les rigueurs inhumaines du stalinisme. Il est impossible de dire quelle forme exacte doit prendre le régime autoritaire de la phase l'accumulation primaire, mais on peut dire qu'íl est improbable de répondre aux nécessités de cette phase d'industrialisation sans une autorité forte.

Dans une économie industrielle développée, les exigences de l'autoritarisme s'atténuent, mais le risque subsiste de conflit entre les groupes, dans l'hypothèse soit de déflation, soit de crise. L'alternative que posait Tocqueville il y a un siècle : société populaire oui, mais libérale ou despotique, existe encore. Il n'y a pas de modèle de croissance qui garantisse que, dans n'importe quelles conditions, le gouvernement pourra garder un caractère démocratique. Si tel problème intérieur ou extérieur semble insoluble, s'il y a des millions de chômeurs, les sociétés populaires, sans hiérarchie traditionnellement acceptée, sont le théâtre d'une lutte violente, qui, parfois, ne comporte pas d'autre issue qu'un régime autoritaire. Tout ce que l'on est en droit de dire, c'est que la probabilité du régime despotique tend plutôt, d'après l'expérience, à diminuer avec la croissance qu'à augmenter.

Cette conclusion est et veut être prudente. Toute description de la société industrielle, à partir de l'économie et des relations sociales, laisse ouvertes de multiples possibilités politiques. C'est par une analyse du système politique lui-même que l'on peut fixer la nature et le devenir des diverses sortes de régimes. 

Essayons, dans les quelques minutes qui nous restent, de réfléchir sur la signification finale du problème de l'inégalité dans nos civilisations. A travers l'histoire, il semble que l'on ait connu au moins trois représentations de l'égalité à laquelle les hommes aspiraient - il y a d`abord celle que l'on accordait à tous les hommes parce qu'ils participaient de la raison, dont l'expression symbolique est le passage d'un dialogue de Platon, dans lequel Socrate fait apprendre l'arithmétique à un esclave. Ce dernier, lui aussi, est capable de comprendre les vérités rationnelles. Il y a ensuite l'égalité spirituelle que proclamait le christianisme. Avant d'arracher les esclaves à la condition servile, il leur annonçait que leur âme aussi était promise à un destin éternel. Enfin, il y a l'égalité des citoyens qui participent tous de l'Etat. A notre époque, nous aspirons à une autre sorte d'égalité qui se manifesterait, au moins, par une participation de chacun aux ressources collectives.

Cette égalité socio-économique comporte actuellement deux limites : la première, peut-être transitoire, est la disparité extrême entre les peuples et les races. Quand nous évoquons l'abondance, nous songeons à une petite minorité de l'espèce humaine ; pour l'immense majorité, la pauvreté reste la loi. La deuxième frontière, qui demeure infranchissable dans nos sociétés, est tracée par la diversité des métiers, des talents et, finalement, de la capacite intellectuelle. La civilisation industrielle n'a pas réussi - et probablement ne réussira-t-elle jamais - à supprimer la diversité des fonctions et l'inégalité extrême des dons individuels. Là surgit le dernier problème d`ordre politique.

Selon quel principe gouverner les hommes inégaux? Quels sont ceux qui doivent. gouverner? Doivent-ils tirer toutes les conséquences de l'inégalité des capacités ou s'inspirer avant tout de l'égale dignité de tous? Les penseurs grecs se sont posé la même question. Qui mettre à la tête de la cité? Techniciens, les gouvernants sont-ils comparables aux pilotes des navires? Certes, ils doivent posséder un savoir. Mais le savoir nécessaire au bien de la collectivité, ce sont les philosophes qui le possèdent, ceux qui ont une intuition des Idées. La bonne société serait celle où les sages auraient le pouvoir ou bien, à défaut, celle où les dirigeants écouteraient les avis des sages; ou encore un régime aristocratique, avec une combinaison équilibrée des trois principes, oligarchiques, monarchique et démocratique. Les philosophes se voulaient différents de ceux que l'on appelle les sophistes, puisque ces derniers, eux, se résignaient à la diversité fondamentale des régimes, constataient que toujours les puissants l'emportent, que ce qui était justice d'un côté était injustice de l'autre. On les confondait cependant avec les philosophes parce que ceux-ci, dévalorisant les lois de toute cité par référence aux idées, semblaient agir comme ceux-là qui acceptaient et affaiblissaient à la fois les lois de toutes les cités, toutes également valables ou non valables. Aujourd'hui, nous avons besoin, plus que jamais, de techniciens. Les ministres doivent savoir ce que signifie le taux d'intérêt, comment on assure une croissance rapide, comment on combat la déflation ou, ce qui est encore plus difficile, comment on évite l'inflation. Mais les techniciens ne déterminent ni le bien ni les buts des sociétés industrielles au XXe siècle après Jésus-Christ, pas plus qu'au Ve siècle avant notre ère, ils n'étaient capables d'assumer pareille responsabilité dans les cités grecques.

Mis à part quelques philosophes, nous ne croyons plus guère que ceux qui aperçoivent les Idées sont capables d'enseigner aux hommes d'Etat l'art de gouverner. Au bout du compte, nous hésitons entre deux principes, et deux seulement, qu'incarnent les deux types de sociétés. De notre côté, nous nous résignons à subordonner les techniciens aux élus, c'est-à-dire aux hommes que nous avons choisis. Mais, comme nous n'avons en eux qu'une demi-confiance, nous voulons qu'ils soient nombreux, qu'ils ne disposent jamais de tout le pouvoir, qu'ils maintiennent en permanence un dialogue entre eux et avec leurs électeurs. Ceux pour qui nous votons ne sont pas pour nous les sages et nous ne sommes pas convaincus qu'ils aient un contact avec le monde supra-sensible. Comme leur pouvoir est toujours temporaire, qu'ils se neutralisent réciproquement, la probabilité est que les dégâts seront limités. Aussi ce régime nous paraît-il préférable, dans le relatif, à celui où des chefs politiques se déclarent eux-mêmes investis d'une mission suprême.

L'autre conception est celle des dialecticiens, transposition dégénérés des philosophes d'Athènes. Ils ne prétendent pas être en communication avec le monde suprasensible, ils pensent connaître l'ensemble de l'histoire et, par conséquent, être au-dessus des techniciens et des idéologues. Nous ne manquons pas de spécialistes qui savent faire marcher les machines ou gérer les finances. Nombreux sont les sceptiques qui expliquent qu'au bout du compte, tous les régimes se valent, que ce qui est vrai en deçà des Pyrénées est faux au-delà. Les sophistes d'aujourd'hui acceptent le relativisme historique comme le fait dernier, au-delà duquel on ne peut remonter. Les dialecticiens surmontent cette attitude, non pas, comme Platon, par référence aux ldées éternelles, mais, à la manière de Hegel, par référence à la totalité historique. Ils prétendent, en fonction de leur vérité totale, à un pouvoir au moins transitoirement absolu. Lorsqu'ils auront réussi à convaincre tous les hommes de la vérité de l'histoire qui se fait, peut-être pourront-ils rétablir. le dialogue entre eux et avec le peuple ; pour l'heure, ils détiennent la connaissance globale, ils commandent aux techniciens qui possèdent un savoir inférieur, c'est-à-dire qui savent quels moyens employer pour atteindre tel but, mais qui ne savent quelle fin viser.

Entre les élus et les dialecticiens, nous sommes, à notre époque, obligés de choisir. L'an prochain, j'essaierai d'analyser comment fonctionnent les régimes où commandent les uns et les autres. Pour terminer, je vous dirai simplement pourquoi je suis du côté des élus. Toutes les sociétés industrielles sont hétérogènes et l'hétérogénéité ne peut disparaître à supposer qu'elle disparaisse jamais - que dans une phase ultérieure où les ressources collectives permettraient d'atteindre à une espèce d`égalité économique et, par suite, à une homogénéité sociale. Jusque-là, la vérité humaine de cette société est la communication, accord, rivalité ou conflit. Or, pour que les sociétés hétérogènes acceptent le dialogue entre les groupes, entre les électeurs et les élus, entre les gouvernements, il faut, non pas qu'aucun groupe ne prétende détenir la vérité ultime, du moins qu'aucun n`ait un pouvoir suffisant pour imposer par la force l'obéissance à la vérité qu'il tient pour ultime. Le dialogue s'arrêterait si personne n'aspirait plus au vrai. ll s'arrête aussi le jour où un homme ou un groupe a la capacité de rendre obligatoire pour tous sa version particulière de la vérité."

(édition Gallimard)

 

Démocratie et Totalitarisme (1965)

Prolongeant un cours de l'année 1957-1958, année qui vit la fin de la IVe République et du retour au pouvoir du général de Gaulle, ce troisième ouvrage succède aux "Dix-huit leçons sur la société industrielle" et à "La lutte de classes". Raymond Aron traite ici de deux régimes typiques de la civilisation moderne, l’un dit constitutionnel-pluraliste et l’autre caractérisé par la prétention d’un parti au monopole de l’activité politique. La comparaison entre les régimes politiques, à la différence des comparaisons entre les économies, met surtout en lumière des différences. Les régimes apparaissent comme des solutions opposées à des problèmes semblables. Une préface, écrite en 1965, équilibre le chapitre consacré à la République morte par une analyse critique de la République gaulliste.

Dans le premier moment de sa réflexion, Aron définit donc la série des concepts nécessaires à l'élaboration et à la mise en œuvre d`une sociologie du politique qui ne soit pas une philosophie politique. Il va ainsi s`attacher principalement à isoler les variables propres à caractériser les régimes réels à partir de leurs types idéaux. Ces types sont au nombre de deux qui sont successivement décrits et analysés : régimes constitutionnels-pluralistes et régimes de parti monopolistique. 

La description des régimes pluralistes-constitutionnels comporte quatre aspects principaux : on doit considérer le système politique en tant que système social particulier; puis mettre en relation le système politique avec l'infrastructure sociale ; il faut en outre analyser la bureaucratie ou administration proprement dite et enfin l'environnement historique du système politique. Ces quatre coordonnées vont constituer la base d'une SOCIOLOGIE DE LA DEMOCRATIE qui peut rendre compte de son fonctionnement et de ses impasses  : la onzième leçon a été prononcée en mai 1958, au moment du passage de la IVe à la Ve République ... 

La description des régimes de parti monopolistique est centrée sur une étude parallèle des fictions constitutionnelles et de la réalité soviétique. Aron élabore donc une sociologie politique sur une antithèse qu'il va exprimer de quatre manières différentes : antithèse de la concurrence et du monopole, de la constitution et de la révolution, du pluralisme et des groupes sociaux, et de l'absolutisme bureaucratique, enfin de l`Etat de partis et de l'Etat partisan. 

Raymond Aron accorde sa préférence au régime constitutionnel plutôt qu'au régime de parti monopolistique, moins en vertu d'un idéal dont il se recommanderait, que par , en fait, défiance des idéaux et des idéologies. Aron, comme on a pu l'écrire souvent, met sa confiance dans un régime qui fait aux hommes le moins confiance possible ...

 

Les étapes de la pensée sociologique

Montesquieu, Comte, Marx, Tocqueville, Durkheim, Pareto, Weber (1967)

«La sociologie du XIXe siècle marque incontestablement un moment de la réflexion des hommes sur eux-mêmes, celui où le social en tant que tel est thématisé, avec son caractère équivoque, tantôt relation élémentaire entre les individus, tantôt entité globale. Elle exprime aussi une intention non pas radicalement nouvelle mais originale par sa radicalité, celle d'une connaissance proprement scientifique, sur le modèle des sciences de la nature, en vue du même objectif : la connaissance scientifique devrait donner aux hommes la maîtrise de leur société ou de leur histoire de même que la physique et la chimie leur ont donné la maîtrise des forces naturelles. Pour être scientifique, cette connaissance ne doit-elle pas abandonner les ambitions synthétiques et globales des grandes doctrines de sociologie historique?

Parti à la recherche des origines de la sociologie moderne, j'ai abouti, en fait, à une galerie de portraits intellectuels. Le glissement s'est opéré sans même que j'en prenne clairement conscience ... Je me suis efforcé de saisir l'essentiel de la pensée de ces sociologues, sans méconnaître ce que nous considérons comme l'intention spécifique de la sociologie, sans oublier non plus que cette intention était inséparable, au siècle dernier, des conceptions philosophiques et d'un idéal politique." (R.Aron)

 

Les Désillusions du progrès. Essai sur la dialectique de la modernité (1969)

«Après un quart de siècle de croissance économique, la société moderne doit affronter de nouveaux assauts : les uns, disciples fidèles ou infidèles de Marx, dénoncent ses échecs relatifs ou partiels, les îlots de pauvreté au milieu de la richesse, l'inégalité excessive de la répartition des revenus ; les autres, dont l'inspiration remonte à Jean-Jacques Rousseau, voire aux romantiques, vitupèrent contre la barbarie de la "civilisation industrielle", la dévastation de la nature, la pollution de l'atmosphère, l'aliénation des individus manipulés par les moyens de communication, l'asservissement par une rationalité sans frein ni loi, l'accumulation des biens, la course à la puissance et à la richesse vaine. [...] Tout se passe comme si les désillusions du progrès, créées par la dialectique de la société moderne, et, à ce titre, inévitables, étaient éprouvées par la jeune génération des années soixante avec une telle intensité que l'insatisfaction endémique s'exprime en révolte. Du même coup, l'observateur s'interroge sur le sens de cette explosion, sur la direction dans laquelle la société moderne pourrait répondre aux désirs qu'elle suscite, apaiser la faim, peut-être plus spirituelle que matérielle, qu'elle fait naître...» (Editions Gallimard)

 

Aron, tant à travers son œuvre de sociologue que dans son importante production journalistique, tente de comprendre les mécanismes qui traversent la conscience collective.... "La société moderne semble obéir à deux impératifs : produire le plus possible, traiter tous ses membres en égaux. Ou encore, pour employer des formules différentes, la société moderne s'est donné deux objectifs prioritaires : acquérir la maîtrise des forces naturelles, se soumettre à une norme suprême, celle de l'égalité. Dans leurs relations avec le milieu, les hommes tendent à la puissance collective ; dans leurs relations entre eux, ils proclament leur volonté de se reconnaître réciproquement comme égaux en dignité. Entre l'ambition prométhéenne et l`idéal égalitaire, le philosophe aperçoit une parenté d'inspiration. La maîtrise des forces naturelles a pour condition la science : théoriquement accessible à tous les hommes, œuvre de la raison, présente en chacun d`eux. Il n`y a pas d`inégalité essentielle entre les individus et tous ont droit à la citoyenneté, tous ont droit à une part de la richesse commune, tous ont droit à la recherche du bonheur. Tel est le message lancé au XVIIIe siècle par les prophètes des temps nouveaux, message qui n'a pas épuisé aujourd'hui son potentiel révolutionnaire. L'idéal égalitaire. équivoque en lui-même, se définit, en chaque siècle, par la négation d'une certaine forme d'inégalité. Comparant la société post-révolutionnaire à celle de l`Ancien Régime, Tocqueville confondait dans la notion de démocratie l'égalité sociale et l'égalité politique. L`égalité sociale, à ses yeux, résultait de l'élimination des "états", l'égalité politique s'exprimait dans le droit de suffrage et les institutions représentatives. Mais les socialistes, dès le début du siècle dernier, refusaient de s'en tenir à ces deux sortes d`égalité qu'ils appelaient formelles. 

L'égalité sociale n`implique-t-elle pas logiquement au moins la réduction des inégalités économiques ? A supposer que certaines inégalités économiques se justifient par l`inégalité des talents ou des services rendus à la communauté, ne faut-il pas donner leur chance a tous ? L'un de ces arguments conduit à revendiquer l'égalité économique au nom de l'égalité des besoins, l'autre à protester contre la transmission des inégalités socio-économiques d'une génération à une autre. Poussé jusqu'au bout, le premier argument justifierait la proportionnalité entre les revenus et les besoins, le deuxième une parfaite égalité au point de départ, un ordre social pour ainsi dire strictement viager, dépourvu de toute continuité. Ces diverses interprétations de l`idéal égalitaire à certains égards incompatibles, animent les unes comme les autres les idéologies de la civilisation moderne, elles travaillent la conscience des hommes de notre temps. Selon le pays et les moments, l`une ou l`autre de ces interprétations domine. Toutes ensemble. elles constituent une sorte de critique permanente d`un ordre social qui se condamne lui-même parce qu'il se réclame d'idées à la limite contradictoires et se donne un but probablement inaccessible. Bien que l'ambition prométhéenne et l'idéal égalitaire aient, dans le rationalisme, une origine commune, la volonté de produire le plus et le mieux possible demeure, en tant que telle, radicalement étrangère au souci de la justice ou aux considérations humanitaires. La rationalisation du travail accroît les richesses disponibles, elle permet d`élever le niveau de vie de tous et, par suite éventuellement, de réduire certaines inégalités. La rationalisation du travail signifie organisation efficace, et celle-ci, à son tour, ne va pas sans hiérarchie, sans pouvoir de l'homme sur l'homme. Cette hiérarchie devrait refléter celle des capacités. Mais l'inégalité, en fait immense, entre les moins et les plus qualifiés, entre les moins et les plus doués sera-t-elle acceptée par la conscience collective ? Les contradictions à l'intérieur de l'idéal égalitaire, entre cet idéal et l'objectif de la production ou de la puissance sur la nature, excluent toute stabilisation des sociétés modernes, sans cesse bouleversées et par le progrès des sciences et de la technique, et par l'insatisfaction des hommes. L'ordre de ces sociétés toujours provisoire, est moins "en" mouvement qu' "un" mouvement. Aussi la meilleure manière d`en saisir la trajectoire est de prendre pour centre de nos analyses les inégalités les plus visibles, enjeux des débats idéologiques et des conflits historiques.

Ces inégalités constituent pour ainsi dire des défis lancés aux sociétés elles-mêmes : les réponses données ici et là nous permettront de dégager les traits communs comme les différences spécifiques des régimes sociaux de notre temps. Trois mots symbolisent pour ainsi dire ces défis : classe, oligarchie, ethnie. Ils évoquent les trois sources principales d`inégalité : inégalités socio-économiques, selon la place dans le procès de production et la répartition des revenus, inégalité socio-politique selon la part prise par les individus, séparément ou en groupe, à la gestion des affaires communes, inégalité nationale (ou raciale) dans les cas où, à l'intérieur d'un seul espace de souveraineté coexistent des groupes distincts par la langue. la culture ou la couleur de la peau. 

La société moderne est-elle déchirée par la lutte de classes ? Divisée entre une masse passive et une minorité toute-puissante? Ou bien, grâce au progrès économique, les classes tendent-elles à se dissoudre ou à se rapprocher ? Le pouvoir tend-il à se diffuser ? Pessimistes et optimistes, marxistes-léninistes et partisans de la démocratie occidentale donnent des réponses différentes à ces questions. Les uns et les autres devraient, en revanche, s'accorder sur une constatation morose : les différences ethniques restent les plus difficiles à concilier avec l'idéal de l'égalité...."

 

Marxismes imaginaires. D'une sainte famille à l'autre (1970)

"Maintenant que les idéologies qui avaient pour horizon l'Histoire et ses promesses ont replié leurs bannières, le marxisme réintègre sa place parmi les philosophies.

C'est exactement à quoi invitait Raymond Aron, voilà quelque trente ans, dans cette critique des saintes familles existentialiste et structuraliste : il faut, disait-il, remettre Marx à sa vraie place - celle non pas de l'avenir radieux du prolétariat mondial, mais d'un moment de la conscience philosophique occidentale." (Editions Gallimard)

 

"Sur quels arguments les existentialistes français ont-ils fondé "le privilège historique de l'entreprise communiste"? Le premier que l'on trouve aussi bien dans "Humanisme et Terreur" (Merleau-Ponty) que dans les textes de Sartre se réfère à l'intention du mouvement historique qui se baptise lui-même marxiste-léniniste. En dépit de tout, ce mouvement demeure animé par un projet de libération totale alors que, d'une certaine manière, les autres partis se résignent aux injustices d'un ordre que les réformes pourront améliorer mais non transformer radicalement. Cet argument renverse une thèse célèbre de Marx dans l'introduction à la "Contribution à la critique de l'économie politique". S'il faut juger les sociétés d'après ce qu'elles sont et non pas d'après ce qu'elles prétendent être, pourquoi définir l'entreprise communiste par le but qu'elle prétend viser et non par les régimes auxquels, provisoirement au moins, elle a donné naissance?"

 

De la condition historique du sociologue (1970)

Leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 1ᵉʳ décembre 1970 au cours de laquelle Raymond Aron se repositionne dans la tradition d'un Montesquieu, recherchant avec constance tout ce qui peut permettre les progrès de la raison...

"La naissance du socialisme et de la sociologie, à partir des mêmes circonstances historiques - la chute de l`ancien régime et l'industrialisme sauvage -, a nourri l`accusation d`un penchant professionnel des sociologues au socialisme. En fait, sociologues et socialistes ont découvert ensemble le social en tant que tel : contre l`abstraction économique et le formalisme politique, ils ont imposé un mode de penser original et aux savants et aux politiques. Ce mode de penser, qu'un ministre de l'Education nationale de Vichy jugeait subversif, il appartient désormais à tous, aux libéraux aussi bien qu`aux socialistes. Les uns comme les autres ont appris à distinguer règles juridiques et réalité sociale, droits reconnus par la loi et capacité d'un exercice effectif de ces droits. Aussi bien, à l`heure présente, ce mode de penser est-il chargé du péché contraire. Les sociologues serviraient, qu'ils le veuillent ou non, qu'ils le sachent ou non, l`ordre établi. Ces reproches contradictoires, la sociologie les a subis dès le premier jour. Rappelez-vous la préface de "l'Esprit des lois" et les formules par lesquelles Montesquieu tour a tour se masque et se démasque. "Si je pouvais faire en sorte que tout le monde eût de nouvelles raisons pour aimer ses devoirs, son prince, sa patrie, ses lois ; qu'on pût mieux sentir son bonheur dans chaque pays, dans chaque gouvernement. dans chaque poste où l'on se trouve, je me croirais le plus heureux des mortels." Faut-il mettre cette déclaration de principe au compte de la seule prudence ? Réfléchissons bien :si le sociologue admet, par postulat de méthode, que les phénomènes sociaux obéissent à un déterminisme comparable à celui des phénomènes naturels, ne va-t-il pas démontrer, par raison irréfutable, que les choses n'auraient pas pu être autres qu'elles n'ont été ? Aussi bien, pour dénoncer l`esclavage. contraire aux lois éternelles de l'humanité, Montesquieu ne trouva de recours que dans la rhétorique et l'éloquence.

Quelques lignes plus loin, Montesquieu apporte la contrepartie : "Je me croirais le plus heureux des mortels si je pouvais faire que les hommes pussent se guérir de leurs préjugés. J `appelle ici préjugé non pas ce qui fait qu`on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu`on s'ignore soi-même." Si le préjugé se définit par l'inconscience de soi-même. la sociologie d`aujourd'hui répond effectivement à l'intention de Montesquieu. Mais la voici du même coup inclinée dans l`autre sens, vers la critique sinon vers la subversion. L'hostilité que lui marquent les régimes autoritaires, de droite ou de gauche, constitue une preuve et un hommage. Il suffit. en effet, pour dépoétiser tous les régimes, de les confronter à la représentation qu'ils veulent offrir d'eux-mêmes. A notre époque surtout, tous se renient parce qu'ils se proposent des objectifs, jusqu'à présent inaccessibles. Entre la formule de la démocratie ou de la société sans classes et la réalité de la lutte pour le pouvoir et de la stratification, l`intervalle demeure toujours assez large pour que l`analyse de ce que chaque société se dissimule a elle-même enseigne l'irrespect plutôt que l'obéissance. Moins encore que les théodicées, les sociodicées justifient la condition des hommes...."

 

Histoire et dialectique de la violence (1973)

« À partir d'une analyse de la Critique de la Raison dialectique, je me suis proposé deux objectifs. Tout d'abord, interpréter la philosophie de l'histoire et de la politique de Sartre, suivre les démarches par lesquelles le penseur de la liberté se transforme en apôtre de la violence, en admirateur de Fanon, en compagnon de route non plus des communistes-staliniens, mais des gauchistes et anarchistes. Ensuite – et ce deuxième objectif m'importe plus que le premier – dégager les problèmes, plus classiques que ne l'ont pensé la plupart des commentateurs, que Sartre s'est posés et qui portent sur la spécificité de la connaissance historique, connaissance de l'homme par l'homme. 

... J'ai tenté de mettre en lumière les erreurs ou postulats injustifiés qui expliquent d'une part le glissement de la liberté à la violence, d'autre part l'illusion d'une synthèse entre une ontologie existentialiste et la Vérité de l'Histoire. Du même coup, ce livre constitue le premier tome de ma propre critique de la raison historique : les deux suivants porteront respectivement sur la connaissance du passé humain et sur l'action dans l'histoire. » Raymond Aron.

 

Penser la guerre, Clausewitz, 1976

«J'ai lu De la guerre pour la première fois il y a une vingtaine d'années, puis je l'ai cité comme tout le monde. En 1971-1972, j’étudiais l’ensemble des écrits militaires, politiques, personnels de Clausewitz et crus constater que la pensée du plus célèbre des stratèges restait à découvrir et à comprendre», écrit Raymond Aron en 1976.  La pensée de Carl von Clausewitz retrouve ici sa dimension essentielle : être une théorie en devenir, qui jamais ne trouva sa forme définitive, puisque le général prussien, né en 1780, mourut en 1831, victime du choléra. 

Dans une première partie (L'âge européen"), Raymond Aron reconstruit, avec la rigueur qu’on lui connaît, le système intellectuel de celui qui voulut mettre à jour l’esprit, c’est-à-dire la nature et l’essence, de la guerre, «véritable caméléon». Formation du système, tendances divergentes, synthèse finale, équivoque irréductible, rapport à Montesquieu, à Kant ou à Hegel – sur tous ces sujets Aron formule ses analyses qu’il confronte aux jugements des critiques allemands. 

La seconde partie ("L'âge planétaire") prend l’exacte mesure de la place de Clausewitz dans le monde d'aujourd’hui. Les grandes écoles d’état-major l’enseignent, Moltke comme Foch, Lénine comme Mao Zedong l’ont lu, étudié ou appliqué. Qui d’entre tous s’y montre le plus fidèle? Clausewitz peut-il lui-même être tenu pour responsable des massacres militaires et civils de la Première Guerre mondiale ou bien pour le plus farouche procureur contre la guerre d’anéantissement menée par Hitler? 

Grâce à son échec dans l’action, Clausewitz, tel Machiavel, a trouvé le loisir et la résolution d’achever au niveau de la conscience claire la théorie d’un art qu’il a imparfaitement pratiqué. Son héritage consiste en deux idées maîtresses : le principe d'anéantissement et la suprématie de l'intelligence politique sur l'instrument militaire. L'arme nucléaire confirme la deuxième et modifie le sens de la première." (Editions Gallimard)