Romantisme - Théophile Gautier (1811-1872), "Mademoiselle de Maupin" (1836),  "España" (1845),"Émaux et Camées" (1852) - ...

Last update: 07/07/2018

 

Selon l'auteur d' "Emaux et Camées", l'inexprimable n'existe pas, « Je suis celui pour qui le monde visible existe », ce qui sous-tend que l'autre n'existe guère et que tout peut être exprimer par des mots. L'influence de Théophile Gautier se fit particulièrement ressentir durant la transition du romantisme au naturalisme en France, et son premier succès, le roman épistolaire "Mademoiselle de Maupin" (1836), introduit, on le sait, dans sa fameuse Préface, sa "théorie de l'art pour l'art", un art sans but revendiqué. Albert Thibaudet, qui ne le prisait pas trop, - il le qualifiera de "bon tâcheron littéraire", "très dévoué à une famille qu'il dut faire vivre de très bonn heure", au moins lui accorde-t-il d'avoir "transporté dans l'atelier littéraire le plus possible des moeurs, des idées et du style de la peinture..."

Le monument littéraire élevé par Gautier est considérable. L'édition complète de ses œuvres dépasse trente volumes et ne contient qu'une partie de ce qu'il a laissé. Son influence a été considérable sur la littérature qui a suivi. Il a préparé le réalisme qui devait succéder à l'idéalisme romantique. "Gautier est plutôt un très grand artiste qu'un grand poète", dira-t-on de lui. "Il n'a eu ni la pensée d'un Vigny, ni l'imagination d'un Hugo, ni le sentiment d'un Lamartine, ni la passion d'un Musset", ajoutera-t-on. Classé parmi les grands poètes (Émaux et Camées), alors que le plus souvent meilleur prosateur, Gautier manifestait un réel plaisir tout simplement à "voir", toutes les puissances de son être semblait s'épanouir à la vue des choses, et ayant du plaisir à voir, il en avait aussi à regarder, utilisant une langue d'une richesse peu commune. Poète, il a surtout contribué à la naissance de la poésie parnassienne. Le premier il a révélé à son temps qu'avec une vision nette et un style précis on pouvait renouveler la poésie, établissant,  au lendemain de certaines débauches de lyrisme qui avaient marqué l'époque romantique, la théorie de l'art "impassible". « Le poète, écrivait-il, doit voir les choses humaines comme les verrait un dieu du haut de son Olympe, les réfléchir sans ses vagues prunelles, et leur donner avec un détachement parfait la vie supérieure de la forme" (Rapport sur la poésie au XIXe siècle). Enfin, Gautier est un des créateurs de la doctrine de "l'art pour l'art". Et peut-être a-t-il par-là contribué à creuser un fossé trop profond entre la vie et l'art, qui ne se soutiennent l'un et l'autre que par leur concours; mais il a pour un temps isolé l'art, ce qui, à certaines heures, est extrêmement utile. La forme aimée pour elle-même, et cultivée pour sa propre beauté, devait revenir plus tard vers l'idée et vers la vie, plus pure et plus forte qu'auparavant. 

(Théophile Gautier, Nadar, Self-Portrait, The J. Paul Getty Museum Collection)

 

1830, "SOLEIL COUCHANT"

 

En passant sur le pont de la Tournelle, un soir, 

Je me suis arrêté quelques instants pour voir 

Le soleil se coucher derrière Notre-Dame. 

Un nuage splendide à l'horizon de flamme, 

Tel qu'un oiseau géant qui va prendre l'essor, 

D'un bout du ciel à l'autre ouvrait ses ailes d'or, 

— Et c'étaient des clartés à baisser la paupière. 

Les tours au front orné de dentelles de pierre, 

Le drapeau que le vent fouette, les minarets 

Qui s'élèvent pareils aux sapins des forêts, 

Les pignons tailladés que surmontent des anges . 

Aux corps roides et longs, aux figures étranges, 

D'un fond clair ressortaient en noir. L'Archevêché, 

Comme au pied de sa mère un jeune enfant couché, 

Se dessinait au pied de l'église, dont l'ombre 

S'allongeait à l'entour mystérieuse et sombre.

— Plus loin, un rayon rouge allumait les carreaux 

D'une maison du quai. — L'air était doux; les eaux 

Se plaignaient contre l'arche à doux bruit, et la vague 

De la vieille cité berçait l'image vague;

 Et moi, je regardais toujours, ne songeant pas 

Que la nuit étoilée arrivait à grands pas.

 

"NOTRE-DAME"

 

Las de ce calme plat où d’avance fanées,

Comme une eau qui s’endort, croupissent nos années ;

Las d’étouffer ma vie en un salon étroit,

Avec de jeunes fats et des femmes frivoles,

Echangeant sans profit de banales paroles ;

Las de toucher toujours mon horizon du doigt.

Pour me refaire au grand et me rélargir l’âme,

Ton livre dans ma poche, aux tours de Notre-Dame ;

Je suis allé souvent, Victor,

A huit heures, l’été, quand le soleil se couche,

Et que son disque fauve, au bord des toits qu’il touche,

Flotte comme un gros ballon d’or.

Tout chatoie et reluit ; le peintre et le poète

Trouvent là des couleurs pour charger leur palette,

Et des tableaux ardents à vous brûler les yeux ;

Ce ne sont que saphirs, cornalines, opales,

Tons à faire trouver Rubens et Titien pâles ;

Ithuriel répand son écrin dans les cieux.

Cathédrales de brume aux arches fantastiques ;

Montagnes de vapeurs, colonnades, portiques,

Par la glace de l’eau doublés,

La brise qui s’en joue et déchire leurs franges,

Imprime, en les roulant, mille formes étranges

Aux nuages échevelés.

(...)

 


"Soleil couchant", c'est la dernière des 42 pièces de Théophile Gautier qui parurent en 1830, sous le titre de "Poésies", et qui furent mises en vente en pleine révolution de Juillet. Le poète les avait écrites entre 1826 et 1830. En 1845, dans la première édition des Poésies complètes, les pièces sont réparties en quatre groupes : Elégies, Intérieurs, Fantaisies, Paysages, - et celle-ci fait partie des Paysages. Ce paysage architectural porte très nettement la marque et les couleurs du romantisme, dont on sait que la cathédrale gothique, restaurée par Chateaubriand, fut un des thèmes d'inspiration les plus caractéristiques. En 1834, dans les Annales romantiques, Gautier a dédié, précisément à Victor Hugo, une ode d'inspiration analogue, intitulée : Notre-Dame (le roman de Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, est de 1831.)  

 

"DEBAUCHE" (Premières poésies)

 

Je hais plus que la mort cette débauche prude

Qui n’ose sortir que de nuit,

Et retourne la tête avec inquiétude

Tout empourprée au moindre bruit,

Et joue à la vertu comme une honnête femme,

N’ayant pas la force qu’il faut

Pour être hardiment et largement infâme,

Pour porter sa honte front haut.

Aussi le cœur me lève, à ces sobres orgies

Faites dans un salon étroit,

Aux discrètes lueurs de quatre à cinq bougies

Et dont chacun retourne droit ;

À ce vice bourgeois, mesquin, suant la prose,

Comme le font les boutiquiers,

Gens qui savent ôter le galbe à toute chose,

Les dandys, avec les banquiers ;

Ce vice, homme rangé qui ne l’est qu’à ses heures,

Qui sort calme d’un mauvais lieu,

Comme l’on sortirait des plus chastes demeures

Ou de quelque église de Dieu,

La cravate nouée et les cheveux en ordre,

Le frac boutonné jusqu’au cou,

 

 

 

Pas le plus petit pli sur quoi l’on puisse mordre,

Rien de débraillé, rien de fou,

Rien de hardi, de chaud, de bon viveur, qui fasse

Au reproche mollir la voix

Et dire au père : « Il faut que jeunesse se passe, »

Comme l’on disait autrefois.

J’aime trente fois mieux une débauche franche,

Jetant son masque de satin,

Le coude sur la nappe et la main sur la hanche.

Criant, buvant jusqu’au matin,

Qui laisse, sans corset, aller sa gorge folle,

Rose encor des baisers du soir,

Qui tord lascivement sa taille souple et molle,

Sur tous les genoux va s’asseoir,

Et, bleuissant sa joue au punch qui siffle et flambe

Au fond du cratère vermeil,

Rit de se voir ainsi, danse et montre sa jambe,

Et ne veut pas qu’on ait sommeil :

— C’est une poésie au moins, une palette

Où brillent mille tons divers,

Un type net et franc, une chose complète,

De la couleur ! des chants ! des vers !

 


Théophile Gautier (1811-1872)

Théophile Gautier naquit à Tarbes, qu'il quitta en 1814, sa famille s'installa à Paris, rue du Parc Royal, dans le Marais; après des années d'internat, il acheva ses classes au Collège Charlemagne, s'adonna à la lecture des poètes latins, ceux de la décadence, les "romantiques" des derniers siècles de l'Empire Romain, et entra dans l'atelier de Rioult, rue Saint-Antoine, pour y apprendre la peinture.

C'est en 1828 que Théophile Gautier fit ses débuts littéraires dans le Mercure de France dirigé par le Bibliophile Jacob. Il faisait là ses premières armes aux côtés de Janin, Dumas et de Nerval. Gérard de Nerval 1808-1855), qui s'était créé déjà de nombreux amis dans la jeunesse de lettres, vint le chercher un jour à l'atelier Rioult et l'amena chez Pétrus Borel Pétrus Borel (1809-1859) :  il y connut tout un groupe de jeunes gens très romantiques qui s'appliquaient à témoigner d'une grande désespérance : "Il était de mode alors, dans l'école romantique, d'être pâle, livide, verdâtre, un peu cadavéreux, s'il était possible. Cela donnait l'air fatal, byronien, giaour, dévoré par les passions et les remords" (Histoire du Romantisme). Le groupe, dont Pétrus Borel était le chef incontesté, était plus fatal que quiconque, cette jeunesse été secoué par les victoires et les défaites épiques de l'Empire, demandait dès lors de la passion, de la vie dans les arts et les lettres, et un peu de cette fougue libre et fière, «il s'opérait, écrit Théophile Gautier, un mouvement pareil à celui de la Renaissance. Une sève de vie nouvelle circulait impétueusement. Tout germait, tout bourgeonnait, tout éclatait à la fois Des parfums vertigineux se dégageaient des fleurs ; l'air grisait, on était fou de lyrisme et d'art. Il semblait qu'on vint de retrouver le grand secret perdu, et cela était vrai, on avait retrouvé la poésie».

C'est dans ce contexte que Gérard de Nerval et Pétrus Borel présentèrent Gautier à Victor Hugo, alors dans toute sa gloire,  - « Deux fois nous montâmes l'escalier lentement, lentement, comme si nos bottes eussent eu des semelles de plomb. L'haleine nous manquait ; nous entendions notre cœur battre dans notre gorge dt des moiteurs glacées nous baignaient les tempes. Arrivés devant la porte, au moment de tirer le cordon de la sonnette, pris d'une terreur folle, nous tournâmes les talons et nous descendîmes les degrés quatre à quatre poursuivis par nos acolytes qui riaient aux éclats», c'est que la "bataille d' Hernani" s'annonçait, Théophile Gautier y afficha un superbe baudrier rouge qui allait le rendre célèbre du coup, un gilet séditieux qui se complétait d'un «pantalon vert d'eau très pâle, bordé sur la couture d'une bande de velours noir, d'un habit noir à revers de velours largement renversés, et d'un ample pardessus gris doublé de satin vert. Un ruban de moire, servant de cravate et de col de chemise, entourait le cou».

Mais ses Poésies qui parurent le 28 juillet 1830 furent accueillies avec la plus grande indifférence. On était en révolution et on n'avait que faire de livres de vers, mais il persévéra. L'écriture de récits fantastiques à la Hoffmann l'attire un temps en terme d'esthétique et d'expression, "La Cafetière" (1831), "Omphale" (1834), "La morte amoureuse" (1836).. Parallèlement, en 1833, il publie "Albertus", recueil de poèmes d'inspiration "bousingote", puis ce furent les "Jeunes-France" qui parurent, Gautier se mettait à écorner quelque peu ses propres idoles ... 

En 1839, Auguste de Châtillon (1808-1881), poète et artiste peintre, membre de la bohème du Doyenné, donne un remarquable portrait du jeune Théophile Gautier (Musée Carnavalet, - on lui doit de même un "Victor Hugo et son fils François-Victor"  et une "Léopoldine Hugo", tous deux de 1836). A propos d'un des recueils, Gautier écrira dans sa préface, "voici un livre qui a l'avantage de ne pas être l'œuvre d'un poète de profession, avantage immense en ce temps d'inspiration factice , où le procédé remplace le sentiment, où des rimes toutes faites viennent s'ajuster d'elles-mêmes à des idées tombées dans le domaine public. — Rien ici qui sente la résolution prise d'avance de faire un volume : ce sont des pièces de vers descriptives ou philosophiques , des chants gais ou tristes, venus à leur heure sur un rayon de soleil , sur un souffle de brise parfumée, à l'ombre d'une tonnelle, dans le calme de l'atelier, au milieu de la joyeuse agitation d'une cuisine d'auberge, le long de la rivière qui soulève le bout des cheveux du saule..."

 

"LES JEUNE-FRANCE" , ou "Romans goguenards", série de récits caricaturaux  dans lesquels Théophile Gautier, dès 1833, représente, et se représente, cette bohème romantique dont il est lui-même un membre actif. Cette oeuvre de jeunesse au style vif et léler contraste avec le ton des ses autres œuvres. Une multitude de personnages font ici intrusion dans le récit et lui donne au récit une saveur particulière ; dans l`histoire sont intercalées, selon une mode que les romantiques avaient développée, des dissertations spirituelles, des apostrophes ironiques et de nombreuses sentences. 

Au cours d'un de ces récits, "Celle-ci et Celle-là, ou la Jeune France passionnée", Gautier nous présente un jeune poète, Rodolphe, qui décide d`avoir une grande passion. Il fait la conquête, avec tout le cérémonial qui s'impose, d`une très belle personne qui se révèle comme une créature stupide. Après bien de vaines tentatives pour faire de cette banale aventure l'expérience la plus romantique de la passion, Rodolphe finira par préférer l'amour d'une jeune fille simple et pleine de cœur. Cette dernière n`est autre que la femme de chambre qui prenait soin de son petit appartement de célibataire. L'essentiel du récit tient dans cette peinture humoristique des efforts du jeune homme pour se persuader qu'il mène une vie fatale et maudite, à la manière de Byron, alors qu'il n'est, au fond qu`un brave garçon, d`un naturel sympathique, et qui n'est pas dépourvu d`esprit quand il ne prétend pas en avoir. 

Dans une autre nouvelle, "Daniel Jovard ou la conversion d'un Classique", Gautier nous peint avec truculence l'éveil, soudain, au romantisme et au vague de l'âme de son jeune héros, "voltairien en diable, de même que monsieur son père, l’homme établi, le sergent, l’électeur, le propriétaire" ...

 

"Il avait lu en cachette au collège la Pucelle et la Guerre des Dieux, les Ruines de Volney et autres livres semblables : c’est pourquoi il était esprit fort comme M. de Jouy, et prêtrophobe comme M. Fontan. Le Constitutionnel n’avait pas plus peur que lui des jésuites en robe courte ou longue ; il en voyait partout. En littérature, il était aussi avancé qu’en politique en religion. Il ne disait pas M. Nicolas Boileau, mais Boileau tout court ; il vous aurait sérieusement affirmé que les romantiques avaient dansé autour du buste de Racine après le succès d’Hernani ; s’il avait pris du tabac, il l’aurait infailliblement pris dans une tabatière Touquet ; il trouvait que guerrier était une fort bonne rime à laurier et s’accommodait assez de gloire, suivi ou précédé de victoire ; en sa qualité de Français né malin, il aimait principalement le vaudeville et l’opéra-comique, genre national, comme disent les feuilletons : il aimait fort aussi le gigot à l’ail et la tragédie en cinq actes.

Il faisait beau, les dimanches soir, l’entendre tonner dans l’arrière-boutique de M. Jovard, contre les corrupteurs du goût, les novateurs rétrogrades (Daniel Jovard florissait en 1828), les Welches, les Vandales, les Goths, Ostrogoths, Visigoths, etc., qui voulaient nous ramener à la barbarie, à la féodalité, et changer la langue des grands maîtres pour un jargon hybride et inintelligible ; il faisait encore bien plus beau voir la mine ébahie de son père et de sa mère, du voisin et de la voisine.

Cet excellent Daniel Jovard ! il aurait plutôt nié l’existence de Montmartre que celle du Parnasse ; il aurait plutôt nié la virginité de sa petite cousine dont, suivant l’usage, il était fort épris, que la virginité d’une seule des neuf Muses. Bon jeune homme ! je ne sais pas à quoi il ne croyait pas, tout esprit fort qu’il était. Il est vrai qu’il ne croyait pas en Dieu mais, en revanche, il croyait à Jupiter, en M. Arnault et en M. Baour mêmement ; il croyait au quatrain du marquis de Saint-Aulaire, à la jeunesse des ingénuités du théâtre, aux conversions de M. Jay, il croyait jusqu’aux promesses des arracheurs de dents et des porte-couronnes.

Il était impossible d’être plus fossile et antédiluvien qu’il ne l’était. S’il avait fait un livre, et qu’il lui eût accolé une préface, il aurait demandé pardon à genoux au public de la liberté grande, il eût dit ces faibles essais, ces vagues esquisses, ces timides préludes ; car, outre les croyances que nous venons de mentionner, il croyait encore au public et à la postérité.

Pour terminer cette longue analyse psychologique et donner une idée complète de l’homme, nous dirons qu’il chantait fort joliment Fleuve du Tage et Femme sensible, qu’il déclamait le récit de Théramène aussi bien que la barbe de M. Desmousseaux, qu’il dessinait avec un grand succès le nez du Jupiter olympien, et jouait très-agréablement au loto.

Dans ces occupations charmantes et patriarcales, les jours de M. Daniel Jovard, tissus de soie et d’or (vieux style), s’écoulaient semblables l’un à l’autre ; il n’avait ni vague à l’âme, ni passion d’homme dans sa poitrine d’homme ; il n’avait pas encore demandé de genoux de femme pour poser son front de génie. Il mangeait, buvait, dormait, digérait, et s’acquittait classiquement de toutes les fonctions de la vie : personne n’aurait pu pressentir, sous cette écorce grossière, le grand homme futur.

Mais une étincelle suffit pour mettre le feu à une barrique de poudre ; le jeune Achille s’éveilla à la vue d’une épée : voici comment s’éveilla le génie de l’illustre Daniel Jovard.

Il était allé voir aux Français, pour se former le goût et s’épurer la diction, je ne sais plus quelle pièce ; c’est-à-dire je sais fort bien laquelle, mais je ne le dirai pas, de peur de désigner trop exactement les personnages, et il était assis, lui trentième, sur une des banquettes du parterre, replié en lui-même et attentif comme un provincial.

Dans l’entr’acte, ayant essuyé soigneusement sa grosse lorgnette paternelle, recouverte de chagrin et cerclée de corne fondue, il se mit à passer en revue les rares spectateurs disséminés çà et là dans les loges et les galeries.

À l’avant-scène, un jeune merveilleux, agitant avec nonchalance un binocle d’or émaillé, se prélassait et se pavanait sans se soucier aucunement de toutes les lorgnettes braquées sur lui. Sa mise était des plus excentriques et des plus recherchées. Un habit de coupe singulière, hardiment débraillé et doublé de velours, laissait voir un gilet d’une couleur éclatante, et taillé en manière de pourpoint ; un pantalon noir collant dessinait exactement ses hanches ; une chaîne d’or, pareille à un ordre de chevalerie, chatoyait sur sa poitrine ; sa tête sortait immédiatement de sa cravate de satin, sans le liséré blanc, de rigueur à cette époque. On aurait dit un portrait de François Porbus. Les cheveux rasés à la Henri III, la barbe en éventail, les sourcils troussés vers la tempe, la main longue et blanche, avec une large chevalière ouvrée à la gothique, rien n’y manquait, l’illusion était des plus complètes.

Après avoir longtemps hésité, tant cet accoutrement lui donnait une physionomie différente de celle qu’il lui avait connue jadis, Daniel Jovard comprit que ce jeune homme fashionable n’était autre que Ferdinand de C*** avec qui il avait été au collège.

Lecteur, je vous vois d’ici faire une moue d’un pied en avant, et crier à l’invraisemblance. Vous direz qu’il est déraisonnable de jucher dans une avant-scène des Français un beau de la nouvelle école, et cela un jour de représentation classique. Vous direz que c’est le besoin de le faire voir à mon héros Daniel Jovard qui m’a fait employer ce ressort forcé. Vous direz plusieurs choses et beaucoup d’autres.

Mais… foi de gentilhomme,

Je m’en soucie autant qu’un poisson d’une pomme.

Car je tiens dans une des pochettes de ma logique, pour vous la jeter au nez, la plus excellente raison qui ait jamais été alléguée par un homme ayant tort. Voici donc le motif triomphant pour lequel Ferdinand de C*** se trouvait aux Français ce soir-là.

Ferdinand avait pour maîtresse une dona Sol, sous la tutelle d’un bon seigneur caduc, vénérable et jaloux, qu’il ne pouvait voir que difficilement et dans de continuelles appréhensions de surprise. 

Or, il lui avait donné rendez-vous au Théâtre-Français, comme le lieu le plus solitaire et le moins fréquenté qui fût dans les cinq parties du monde, la Polynésie y comprise ; la terrasse des Feuillants et le bois des marronniers du côté de l’eau, étant si européennement reconnus comme lieux solitaires, que l’on n’y peut faire trois pas sans marcher sur les pieds de quelqu’un, et sans heurter du coude un groupe sentimental.

Je vous assure que je n’ai pas d’autre raison à vous donner que celle-là, et que je n’en chercherai pas une seconde ; vous aurez donc l’extrême obligeance de vous en contenter.

Donc continuons cette véridique et singulière histoire. Le merveilleux sortit pendant l’entr’acte, le très-ordinaire Daniel Jovard sortit aussi ; les merveilleux et les ordinaires, les grands hommes et les cuistres font souvent les mêmes choses. Le hasard fit qu’ils se rencontrèrent au foyer. Daniel Jovard salua Ferdinand le premier, et s’avança vers lui ; quand Ferdinand aperçut ce nouveau paysan du Danube, il hésita un instant, et fut près de pirouetter sur ses talons pour n’être pas obligé de le reconnaître ; mais un regard jeté autour de lui l’ayant assuré de la profonde solitude du foyer, il se résigna, et attendit son ancien camarade de pied ferme ; C’est une des plus belles actions de la vie de Ferdinand de C***.

Après quelques paroles échangées, ils en vinrent naturellement à parler de la pièce qu’on représentait. Daniel Jovard l’admirait bénévolement, et il fut on ne peut pas plus surpris de voir que son ami Ferdinand de C***, en qui il avait toujours eu grande confiance, était d’une opinion tout à fait différente de la sienne.

— Mon très-cher, lui dit-il, c’est plus que faux-toupet, c’est empire, c’est perruque, c’est rococo, c’est pompadour ; il faut être momie ou fossile, membre de l’Institut ou fouille de Pompéi pour trouver du plaisir à de pareilles billevesées. Cela est d’un froid à geler les jets d’eau en l’air ; ces grands dégingandés d’hexamètres qui s’en vont bras dessus bras dessous, comme des invalides qui s’en reviennent de la guinguette, l’un portant l’autre et nous portant le tout, sont vraiment quelque chose de bien torcheculatif, comme dirait Rabelais ; ces grands dadais de substantifs avec leurs adjectifs qui les suivent comme des ombres, ces bégueules de périphrases avec les sous-périphrases qui leur portent la queue ont bonne grâce à venir faire la belle jambe à travers les passions et les situations du drame, et puis ces conjurés qui s’amusent à brailler à tue-tête sous le portique du tyran qui a garde de ne rien entendre, ces princes et ces princesses flanqués chacun de leur confident, ce coup de poignard et ce récit final en beaux vers peignés académiquement, tout cela n’est-il pas étrangement misérable et ennuyeux à faire bâiller les murailles ?

— Et Aristote et Boileau et les bustes ? objecta timidement Daniel Jovard.

— Bah ! ils ont travaillé pour leur temps ; s’ils revenaient au monde aujourd’hui, ils feraient probablement l’inverse de ce qu’ils ont fait ; ils sont morts et enterrés comme Malbrouck et bien d’autres qui les valent, et dont il n’est plus question ; qu’ils dorment comme ils nous font dormir, ce sont de grands hommes, je ne m’y oppose pas. Ils ont pipé les niais de leur époque avec du sucre, ceux de maintenant aiment le poivre ; va pour le poivre : voilà tout le secret des littératures. Trinc ! c’est le mot de la dive bouteille et la résolution de toute chose ; boire, manger, c’est le but ; le reste n’est qu’un moyen : qu’on y arrive par la tragédie ou le drame, n’importe, mais la tragédie n’a plus cours. À cela, tu me diras qu’on peut être savetier ou marchand d’allumettes, que c’est plus honorable et plus sûr ; j’en conviens, mais enfin tout le monde ne peut pas l’être, et puis il faut un apprentissage : l’état d’auteur est le seul pour lequel il n’en faille pas, il suffit de ne guère savoir le français et très-peu l’orthographe. Voulez-vous faire un livre ? prenez plusieurs livres ; ceci diffère essentiellement de la Cuisinière bourgeoise, qui dit : Voulez-vous un civet ? prenez un lièvre. Vous détachez un feuillet ici, un feuillet là, vous faites une préface et une post-face, vous prenez un pseudonyme, vous dites que vous êtes mort de consomption ou que vous vous êtes lavé la cervelle avec du plomb, vous servez chaud, et vous escamotez le plus joli petit succès qu’il soit possible de voir. Une chose qu’il faut soigner, ce sont les épigraphes. Vous en mettez en anglais, en allemand, en espagnol, en arabe ; si vous pouvez vous en procurer une en chinois, cela fera un effet merveilleux, et, sans être Panurge, vous vous trouverez insensiblement possesseur d’une mignonne réputation d’érudit et de polyglotte, qu’il ne tiendra qu’à vous d’exploiter. Tout cela te surprend, et tu ouvres des yeux comme des portes cochères. Débonnaire et naïf comme tu l’es, tu croyais bourgeoisement qu’il ne s’agissait que de faire son œuvre avec conscience ; tu n’as pas oublié le « nonum prematur in annum » et le « vingt fois sur le méfier remettez votre ouvrage » ; ce n’est plus cela : on broche en trois semaines un volume qu’on lit en une heure et qu’on oublie en un quart d’heure. Mais tu rimaillais, à ce qu’il me semble, quand tu étais au collège. Tu dois rimailler encore ; c’est une de ces habitudes qui ne se perdent pas plus que celle du tabac, du jeu et des filles.

Ici M. Daniel Jovard rougit virginalement ; Ferdinand, qui s’en aperçut, continua ainsi :

— Je sais bien qu’il est toujours humiliant de s’entendre accuser de poésie, ou tout au moins de versification, et qu’on n’aime pas à voir dévoiler ses turpitudes. Mais, puisque cela est, il faut tirer parti de ta honte et tâcher de la monnoyer en beaux et bons écus. Nous et les catins, nous vivons sur le public, et notre métier a de grands rapports. Notre but commun est de lui pomper son argent par toutes les cajoleries et les mignardises imaginables ; il y a des paillards pudibonds qui ont besoin qu’on les raccroche, et qui passent et repassent vingt fois devant la porte d’un mauvais lieu sans oser y entrer il faut les tirer par la manche et leur dire : Montez. Il y a des lecteurs irrésolus et flottants qui ont besoin d’être relancés chez eux par nos entremetteurs (ce sont les journaux), qui leur vantent la beauté du livre et la nouveauté du genre, et qui les poussent par les épaules dans le lupanar des libraires ; en un mot il faut savoir se faire mousser, et souffler soi-même son ballon…

La sonnette annonça qu’on levait le rideau. Ferdinand jeta sa carte à Daniel Jovard, et s’esquiva en l’invitant à le venir voir. Un instant après, sa déesse vint le rejoindre dans son avant-scène, ils levèrent les stores et… Mais c’est l’histoire de Jovard et non celle de Ferdinand que nous avons promise au lecteur.

Le spectacle fini, Daniel s’en retourna à la boutique paternelle, mais non pas tel qu’il en était sorti. Pauvre jeune homme ! il s’en était allé avec une foi et des principes ; il revint ébranlé, flottant, mettant en doute ses plus graves convictions.

Il ne dormit pas de la nuit ; il se tournait et se retournait comme une carpe sur le gril. Toutes les choses qu’il avait adorées jusqu’à ce jour, il venait de les entendre traiter légèrement et avec dérision ; il était exactement dans la même situation qu’un séminariste bien niais et bien dévot, qui aurait entendu un athée disserter sur la religion. Le discours de Ferdinand avait éveillé en lui ces germes hérétiques de révolte et d’incrédulité qui sommeillent au fond de chaque conscience. Comme les enfants à qui l’on fait croire qu’ils naissent dans les feuilles de chou, et dont la jeune imagination se porte aux plus grands excès, quand ils sentent qu’ils ont été la dupe d’une fiction, de classique pudibond qu’il avait été et qu’il était encore la veille, il devint par réaction le plus forcené Jeune-France, le plus endiablé romantique qui ait jamais travaillé sous le lustre d’Hernani. Chaque mot de la conversation de Ferdinand avait ouvert de nouvelles perspectives dans son esprit, et, quoiqu’il ne se rendît pas bien compte de ce qu’il voyait à l’horizon, il n’en était pas moins persuadé que c’était le Chanaan poétique, où jusqu’alors il ne lui avait pas été donné d’entrer. Dans la plus grande perplexité d’âme que l’on puisse imaginer, il attendit impatiemment que l’Aurore aux doigts de rose ouvrît les portes de l’Orient ; enfin l’amante de Céphale fit luire un pâle rayon à travers les carreaux jaunes et enfumés de la chambre de notre héros. Pour la première fois de sa vie il était distrait. On servit le déjeuner. Il avala de travers, et jeta d’un seul trait sa tasse de chocolat sur sa côtelette très-sommairement mâchée. Le père et la mère Jovard en furent on ne peut plus étonnés, car la mastication et la digestion étaient les deux choses qui occupaient par-dessus les autres leur illustre progéniture. Le papa sourit d’un air malicieux et goguenard, d’un sourire d’homme établi, de sergent et d’électeur, et conclut à ce que le petit Daniel était décidément amoureux.

Ô Daniel ! vois comme dès le premier pas tu es avancé dans la carrière ; tu n’es déjà plus compris et te voilà en position d’être poète élégiaque ! Pour la première fois on a pensé quelque chose de toi, et l’on n’a pas pensé juste. Ô grand homme ! l’on te croit amoureux d’une passementière ou tout au plus d’une marchande de modes, et c’est de la Gloire que tu es amoureux ! Tu planes déjà au-dessus de ces vils bourgeois de toute la hauteur de ton génie, comme un aigle au-dessus d’une basse-cour ! Tu peux dès à présent t’appeler artiste, il y a maintenant pour toi un profanum vulgus.

Dès qu’il pensa qu’il était heure convenable, il dirigea ses pas vers la demeure de son ami. Quoiqu’il fût onze heures, il n’était pas levé, ce qui surprit infiniment notre naïf jeune homme. En l’attendant, il passa en revue l’ameublement de la pièce où il se trouvait ; c’étaient des meubles Louis XIII et de forme bizarre, des pots du Japon, des tapisseries à ramage, des armes étrangères, des aquarelles fantastiques représentant des rondes du sabbat et des scènes de Faust, et des infinités d’objets incongrus dont Daniel Jovard n’avait jamais soupçonné l’existence et ne pouvait deviner l’usage ; des dagues, des pipes, des narghilés, des blagues à tabac et mille autres momeries ; car, à cette époque, Daniel croyait religieusement que les poignards étaient défendus par la police, et qu’il n’y avait que les marins qui pussent fumer sans se compromettre. On le fit entrer. Ferdinand était enveloppé d’une robe de chambre de lampas antique semé de dragons et de mandarins prenant du thé ; ses pieds, chaussés de pantoufles brodées de dessins baroques, étaient appuyés sur le marbre blanc de la cheminée, de façon qu’il était assis à peu près sur la tête. Il fumait nonchalamment une petite cigarette espagnole. Après avoir donné une poignée de main à son camarade, il prit quelques brins d’un tabac blond et doré contenu dans une boîte de laque, les entoura d’une feuille de papel qu’il détacha de son carnet, et remit le tout au candide Daniel, qui n’osa pas refuser. Le pauvre Jovard, qui n’avait jamais fumé de sa vie, pleurait comme une cruche revenant de la fontaine, et avalait patriarcalement toute la fumée. Il crachait et éternuait à chaque minute, et l’on eût dit un singe prenant médecine, à voir les plaisantes contorsions qu’il faisait. Quand il eut fini, Ferdinand l’engagea à bisser ; mais il n’y réussit pas, et la conversation revint au sujet de la veille, à la littérature. En ce temps-là on parlait littérature comme on parle aujourd’hui politique, et comme autrefois on parlait pluie et beau temps. Il faut toujours une espèce de sujet, un canevas quelconque pour broder ses idées.

En ce temps-là, on était possédé d’une rage de prosélytisme qui vous aurait fait prêcher jusqu’à votre porteur d’eau, et l’on vit de jeunes hommes employer à disserter le temps d’un rendez-vous qu’ils auraient pu employer à toute autre chose. C’est ce qui explique comment le dandy, le fashionable Ferdinand de C*** ne dédaigna pas user trois ou quatre heures de son précieux temps à catéchiser son ancien et obscur camarade de collège. En quelques phrases, il lui dévoila tous les arcanes du métier, et le fit passer derrière la toile dès la première séance ; il lui apprit à avoir un air moyen âge, il lui enseigna les moyens de se donner de la tournure et du caractère ; il lui révéla le sens intime de l’argot en usage cette semaine-là ; il lui dit ce que c’était que ficelle, chic, galbe, art, artiste et artistique ; il lui apprit ce que voulait dire cartonné, égayé, damné ; il lui ouvrit un vaste répertoire de formules admiratives et réprobatives : phosphorescent, transcendantal, pyramidal, stupéfiant, foudroyant, annihilant, et mille autres qu’il serait fastidieux de rapporter ici ; il lui fit voir l’échelle ascendante et descendante de l’esprit humain : comment à vingt ans l’on était Jeune-France, Beau jeune mélancolique jusqu’à vingt-cinq ans, et Childe-Harold de vingt-cinq à vingt-huit, pourvu que l’on eût été à Saint-Denis ou à Saint-Cloud ; comment ensuite l’on ne comptait plus, et que l’on arrivait par la filière d’épithètes qui suivent : ci-devant, faux-toupet, aile de pigeon, perruque, étrusque, mâchoire, ganache, au dernier degré de la décrépitude, à l’épithète la plus infamante : académicien et membre de l’Institut ! ce qui ne manquait pas d’arriver à l’âge de quarante ans environ ; — tout cela dans une seule leçon. Oh ! le grand maître que c’était que Ferdinand de C*** !

Daniel faisait bien quelques objections, mais Ferdinand répondait avec un tel aplomb et une telle volubilité, que, s’il eût voulu vous persuader, mon cher lecteur, que vous n’êtes rien autre chose qu’un imbécile, il en serait venu à bout en moins d’un quart d’heure, en moins de temps que je n’en prends pour l’écrire. Dès cet instant, le jeune Daniel fut travaillé de la plus horrible ambition qui ait jamais dévoré une poitrine humaine.

En entrant chez lui, il trouva son père qui lisait le Constitutionnel, et il l’appela garde national ! Après une seule leçon, employer garde national comme injure, lui qui avait été élevé dans la patrioterie et la religion de la baïonnette citoyenne, quel immense progrès ! quel pas de géant ! Il donna un coup de poing dans son tuyau de poêle (son chapeau), jeta son habit à queue de morue, et jura, sur son âme, qu’il ne le remettrait de sa vie ; il monta dans sa chambre, ouvrit sa commode, en tira toutes ses chemises, et leur coupa le col impitoyablement, la guillotine étant une paire de ciseaux de sa mère. Il alluma du feu, brûla son Boileau, son Voltaire et son Racine, tous les vers classiques qu’il avait, les siens comme les autres, et ce n’est que par miracle que ceux qui nous servent d’épigraphe ont échappé à cette combustion générale. Il se cloîtra chez lui, et lut tous les ouvrages nouveaux que Ferdinand lui avait prêtés, en attendant qu’il eût une royale assez confortable pour se présenter à l’univers. La royale se fit attendre six semaines ; elle n’était pas encore très-fournie, mais du moins l’intention d’en avoir une était évidente, et cela suffisait. Il s’était fait confectionner, par le tailleur de Ferdinand, un habillement complet dans le dernier goût romantique, et, dès qu’il fut fait, il s’en revêtit avec ferveur, et n’eut rien de plus pressé que de se rendre chez son ami. L’ébahissement fut grand dans toute la longueur de la rue Saint-Denis ; l’on n’était pas accoutumé à de pareilles innovations. Daniel avançait majestueusement, accompagné d’une queue de petits polissons criant à la chienlit ; mais il n’y faisait seulement pas attention, tant il était déjà cuirassé contre l’opinion, et dédaigneux du public : deuxième progrès !

Il arriva chez Ferdinand qui le félicita du changement opéré en lui. Daniel demanda lui-même un cigare, et le fuma vertueusement jusqu’au bout ; après quoi Ferdinand, achevant ce qu’il avait commencé d’une manière triomphale, lui indiqua plusieurs recettes et ficelles pour différents styles, tant en prose qu’en vers. Il lui apprit à faire du rêveur, de l’intime, de l’artiste, du dantesque, du fatal, et tout cela dans la même matinée. Le rêveur, avec une nacelle, un lac, un saule, une harpe, une femme attaquée de consomption et quelques versets de la Bible ; l’intime, avec une savate, un pot de chambre, un mur, un carreau cassé, avec son beefsteak brûlé pu toute autre déception morale aussi douloureuse ; l’artiste, en ouvrant au hasard le premier catalogue venu, en y prenant des noms de peintres en i ou en o, et par-dessus tout, en appelant Titien, Tiziano, et Véronèse, Paolo Cagliari ; le dantesque, au moyen de l’emploi fréquent de donc, de si, de or, de parce que, de c’est pourquoi ; le fatal, en fourrant, à toutes les lignes, ah ! oh ! anathème ! malédiction ! enfer ! ainsi de suite, jusqu’à extinction de chaleur naturelle.

Il lui fit voir aussi comment on s’y prenait pour trouver la rime riche ; il cassa plusieurs vers devant lui, il lui apprit à jeter galamment la jambe d’un alexandrin à la figure de l’alexandrin qui vient après, comme une danseuse d’opéra qui achève sa pirouette dans le nez de la danseuse qui se trémousse derrière elle ; il lui monta une palette flamboyante : noir, rouge, bleu, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, une véritable queue de paon ; il lui fit aussi apprendre par cœur quelques termes d’anatomie, pour parler cadavre un peu proprement, et le renvoya maître passé en la gaie science du romantisme.

Chose horrible à penser ! quelques jours avaient suffi à détruire une conviction de plusieurs années ; mais aussi le moyen de croire à une religion tournée en ridicule, surtout quand l’insulteur parle vite, haut, longtemps et avec esprit, dans un bel appartement et dans un costume incroyable ?

Daniel fit comme les prudes dès qu’elles ont failli une fois, elles lèvent le masque et deviennent les plus effrontées coquines qu’il soit possible de voir ; il se crut obligé à être d’autant plus romantique qu’il avait été classique, et ce fut lui qui dit ce mot, à jamais mémorable : Ce polisson de Racine, si je le rencontrais, je lui passerais ma cravache à travers le corps ! et cet autre, non moins célèbre : À la guillotine, les classiques ! qu’il cria debout sur une banquette du parterre, à une représentation de l’Honneur castillan. Tant il est vrai qu’il était passé, du voltairianisme le plus constitutionnel, à l’hugolâtrie la plus cannibale et la plus féroce.

Jusqu’à ce jour, Daniel Jovard avait eu un front ; mais, à peu près comme monsieur Jourdain parlait en prose, sans s’en douter ; il n’y avait pas fait la moindre attention. Ce front n’était ni très-haut ni très-bas ; c’était tout naïvement un honnête homme de front qui ne pensait pas à autre chose. Daniel résolut de s’en faire un front incommensurable, un front de génie, à l’instar des grands hommes d’alors. Pour cela, il se rasa un pouce ou deux de cheveux, ce qui l’agrandit d’autant, et se dégarnit tout à fait les tempes ; au moyen de quoi il se procura un haut de tête aussi gigantesque que l’on pût raisonnablement l’exiger.

Donc comme il avait un front immense, il lui prit une soif, également immense, sinon de réputation, du moins de famosité.

Mais comment jeter au milieu d’un public insouciant et railleur les six lettres ridicules qui formaient son nom patronymique ? Daniel, cela allait encore ; mais Jovard ! quel abominable nom ! Signez donc une élégie Jovard ! cela aurait bonne mine, il y aurait de quoi décréditer le plus magnifique poème.

Pendant six mois, il fut en quête d’un pseudonyme ; à force de chercher et de se creuser la cervelle, il en trouva un. Le prénom était en us, le nom bourré d’autant de k, de doubles w et autres menues consonnes romantiques, qu’il fut possible d’en faire tenir dans huit syllabes : il aurait fallu, même à un facteur, six jours et six nuits seulement pour l’épeler.

Cette belle opération terminée, il ne s’agissait plus que de l’apprendre au public. Daniel mit tout en œuvre ; mais sa réputation était loin d’aller aussi vite qu’il l’aurait voulu ? un nom a tant de peine à se glisser dans les cervelles, entre tant d’autres noms ! entre le nom d’une maîtresse et celui d’un créancier, entre un projet de bourse et une spéculation sur le sucre ! Le nombre des grands hommes est si formidable, qu’à moins d’avoir une mémoire comme Darius, César ou le Père Ménétrier, il est bien difficile d’en savoir le compte. Je n’aurais jamais fini si je disais toutes les folles idées qui passèrent par la tête fêlée du pauvre Daniel Jovard.

Il eut maintes fois le désir d’écrire son nom sur toutes les murailles, entre les croquis priapiques et les nez de Bouginier, et autres ordures de l’époque, détrônées aujourd’hui par la poire de Philippon.

Quelle envie forcenée il portait à Crédeville, dont le nom était connu de toute la population parisienne, grâce à la signature apposée à l’angle de chaque rue ! Il aurait voulu s’appeler Crédeville, même au prix de l’épithète de voleur, qui l’accompagne imperturbablement.

Il eut l’idée de faire promener le nom si laborieusement forgé sur les épaules et la poitrine de l’homme-affiche, ou de le faire broder sur son propre gilet, en grandes lettres, et cela bien avant les Saint-Simoniens.

Il délibéra quinze jours s’il ne se suiciderait pas, pour faire mettre son nom dans les journaux, et ayant entendu crier dans les rues la condamnation à mort d’un criminel, il eut la tentation d’assassiner quelqu’un pour se faire guillotiner et occuper de lui l’attention publique. Il y résista vertueusement, et sa dague resta vierge, heureusement pour lui et pour nous.

De guerre lasse, il revint à des moyens plus doux et plus ordinaires : il composa une multitude de vers qui parurent dans plusieurs journaux inédits, ce qui avança beaucoup sa réputation.

Il lia connaissance avec plusieurs peintres et sculpteurs de la nouvelle école, et, moyennant quelques déjeuners, quelques écus prêtés, sans intérêts, bien entendu, il se fit peindre, sculpter et lithographier, de face, de profil, de trois quarts, en plafond, à vol d’oiseau, par derrière, dans tous les sens imaginables. Il n’est pas que vous n’ayez vu un de ses portraits au Salon ou derrière le vitrage de quelque marchand de gravures, avec un tout petit masque, le front démesuré, la barbe prolixe, les cheveux en coup de vent, le sourcil en bas, la prunelle en haut, ainsi qu’il est d’usage pour les génies byroniens. Le nom, écrit en caractères capricants et biscornus comme une ligne de cabale ou une rune de l’Edda, vous le fera facilement reconnaître.

Tous les moyens de détourner l’œil sur lui, il les emploie : son chapeau est plus pointu que tous les autres ; il a plus de barbe à lui seul que trois sapeurs, sa renommée croit en raison de sa barbe ; vous avez aujourd’hui un gilet rouge, demain il portera un habit écarlate. Regardez-le un peu, je vous prie ! il se donne tant de mal pour obtenir un de vos regards, il mendie un coup d’œil comme un autre une place ou une faveur ; ne le confondez pas avec la foule, il se jetterait par-dessus le pont. Pour attirer votre attention, il marcherait sur la tête et monterait à cheval à rebours.

Ce qui m’étonne, c’est qu’il n’ait pas encore mis des gants à ses pieds et ses bottes dans ses mains, cela serait pourtant fort remarquable. On le rencontre partout : au bal, au concert, dans l’atelier des peintres, dans le cabinet des poètes en vogue. Il n’a pas manqué, depuis deux ans, une seule première représentation ; on peut l’y voir, sans rien payer par-dessus le prix de sa place, au balcon de droite, où se mettent ordinairement les artistes et les littérateurs : ce spectacle-là vaut souvent l’autre : il est admis dans les coulisses, le souffleur lui dit : Mon cher, et lui donne la main ; les figurantes le saluent, la prima donna lui parlera l’année prochaine. Vous voyez qu’il fait son chemin rapidement. Il a un roman en train, un poème en train ; il a lecture pour un drame qu’il ne manquera pas de faire ; il va avoir le feuilleton d’un grand journal, et j’apprends qu’un éditeur à la mode est venu pour lui faire des propositions. Son nom est déjà sur tous les catalogues, comme il suit M.....us Kwpl... un roman ; dans six mois on en mettra le titre, le premier substantif quelconque qui lui passera par l’idée ensuite, on mettra en vente la septième édition, sauf à ne jamais faire la première, et, avant qu’il soit peu, grâce aux leçons de Ferdinand, à sa barbe et à son habit, M. Daniel Jovard sera une des plus brillantes étoiles de la nouvelle pléiade qui luit à notre ciel littéraire.

 

Lecteur, mon doux ami, je t’ai donné ici, en te donnant l’histoire de Daniel Jovard, la manière de devenir illustre, et la recette pour avoir du génie, ou du moins pour s’en passer fort commodément. J’espère que tu m’en auras une reconnaissance égale au service. Il ne tient qu’à toi d’être un grand homme, tu sais comment cela se fait en vérité, ce n’est pas difficile, et si je ne le suis pas, moi qui te parle, c’est que je ne l’ai pas voulu : j’ai trop d’orgueil pour cela. Si tout ce bavardage ne t’a pas trop impatienté, tourne le feuillet, je vais traiter de la passion dans ses rapports avec les Jeunes-France, sujet fort intéressant, et qui donnera lieu à beaucoup de développements absolument neufs et qui ne sauraient manquer de te plaire."

 

Revenons à Thibaudet (1936), sans concession. "Avec le Daniel Jovard, des Jeune France, Gautier a créé un type littéraire plus solide et plus substantiel que les ombres découpées ironiquement et du dehors par Musset, les Dupont et Durand, Dupuis et Cotonet : vraie peinture, chez Gautier, avec la troisième dimension et le modèle. Il l'est par les idées. Gautier est le délégué du romantisme aux idées d'artiste. L'art se suffit, comme au temps de Malherbe. 

En 1830, à dix-neuf ans, Gautier publie son premier volume de vers, qui sont les vers d'un album d'artiste, impressions nettes, colorées, où rien n'outrepasse le cadre voulu, et qui tournent absolument, délibérément le dos à ce romantisme d'idées, à ce romantisme politique qui va déborder dans la grande transgression de Lamartine, de Hugo, de Vigny, même de Sainte-Beuve (ce Sainte-Beuve qui, lui, devient à ce moment saint-simonien et entre dans les sociétés secrètes). En plein soleil de juillet, c'était chez Gautier un beau paradoxe que d'écrire : « Aux utilitaires utopistes, économistes, Saint-Simonistes et autres qui lui demanderont à quoi cela rime il répondra : le premier vers rime avec le second, quand la rime n'est pas mauvaise, et ainsi de suite. - A quoi cela sert-il ? Cela sert à être beau. N'est-ce pas assez ? »

Un système de vie, où la raison d'être de certains hommes, de certaines vocations, soit la beauté pour elle-même et par elle seule, Gautier l'a formulé dans deux romans, dont le premier fut célèbre et a eu des suites littéraires importantes : "Mademoiselle de Maupin" et "l'Eldorado" ou "Fortunio". Comme le hobereau qui appelait Dieu le gentilhomme de là-haut, et au contraire en somme de Hugo pour qui le poète est Dieu, Gautier écrira : « Dieu n'est peut-être que le premier poète du monde. »

Il l'est par le style enfin. C'est un lieu commun que d'appeler le style de Gautier un style de peintre. Mais il y a là une limite aussi bien qu'une qualité. Gautier passe à bon droit pour l'écrivain romantique qui, après Victor Hugo, connaît le mieux la langue, en use avec la plus impeccable sûreté. Mais cette sûreté peut aussi bien s'appeler de la facilité, et une facilité dont il abuse quand il entre dans la description, dans une reproduction qui n'est pas créatrice, dans une fonction, comme il dit, de bon daguerréotype littéraire.

Styliste, poète, romancier, voyageur, c'est toujours à côté de la création qu'il rencontre ses limites.

Ajoutons que ce romantique peintre tente d'être aussi, comme ses contemporains, un romantique oratoire. Ses deux grands morceaux de poésie romantique, "Albertus" et "la Comédie de la Mort", restent des monuments distingués, d'abondance souvent saine, et d'éloquence refroidie. Dans le poème court, au contraire, Gautier excelle, par le pittoresque, la mise en valeur lumineuse et bien poussée moins des beaux mots que des mots justes, des qualités classiques à la Boileau. On ne s'étonnera pas que les peintres l'inspirent heureusement, que ses "Terze Rime", son "Bibeira" et "le Triomphe de Pétrarque" soient de somptueux chefs-d'œuvre, que les vers rapportés d'Espagne, "España", soient des morceaux fortement copiés de nature espagnole. Les "Émaux el Camées", petites pièces agréables et grêles, ont été longtemps l'objet de malentendus, et louées pour des qualités de plastique parnassienne qu'elles ne possèdent pas : simples cartes de visite bien gravées, cornées de temps en temps chez la Muse par un poète qui ne veut pas cesser les relations, il ne faut pas leur sacrifier le plein, le vif,  l'aventureux de la vraie poésie de Gautier, celle de sa jeunesse..."

 

ALBERTUS (1833, Premières poésies)

 

Sur le bord d’un canal profond dont les eaux vertes

Dorment, de nénufars et de bateaux couvertes,

Avec ses toits aigus, ses immenses greniers,

Ses tours au front d’ardoise où nichent les cigognes,

Ses cabarets bruyants qui regorgent d’ivrognes,

Est un vieux bourg flamand tel que les peint Teniers.

— Vous reconnaissez-vous ? — Tenez, voilà le saule,

De ses cheveux blafards inondant son épaule

Comme une fille au bain ; l’église et son clocher,

L’étang où des canards se pavane l’escadre ;

Il ne manque vraiment au tableau que le cadre

Avec le clou pour l’accrocher.

II

Confort et farniente ! — Toute une poésie

De calme et de bien-être, à donner fantaisie

De s’en aller là-bas être Flamand ; d’avoir

La pipe culottée et la cruche à fleurs peintes,

Le vidrecome large à tenir quatre pintes,

Comme en ont les buveurs de Brauwer, et le soir

Près du poêle qui siffle et qui détonne, au centre

D’un brouillard de tabac, les deux mains sur le ventre,

Suivre une idée en l’air, dormir ou digérer,

Chanter un vieux refrain, porter quelque rasade,

Au fond d’un de ces chauds intérieurs, qu’Ostade

D’un jour si doux sait éclairer !

III

À vous faire oublier, à vous, peintre et poète,

Ce pays enchanté dont la Mignon de Goethe,

Frileuse, se souvient, et parle à son Wilhem ;

Ce pays du soleil où les citrons mûrissent,

Où de nouveaux jasmins toujours s’épanouissent :

Naples pour Amsterdam, le Lorrain pour Berghem ;

À vous faire donner pour ces murs verts de mousses

Où Rembrandt, au milieu de ces ténèbres rousses,

Fait luire quelque Faust en son costume ancien,

Les beaux palais de marbre aux blanches colonnades,

Les femmes au teint brun, les molles sérénades,

Et tout l’azur vénitien !

IV

Dans ce bourg autrefois vivait, dit la chronique,

Une méchante femme ayant nom Véronique ;

Chacun la redoutait, et répétait tout bas

Qu’on avait entendu des murmures étranges

Autour de sa demeure, et que de mauvais anges

Venaient pendant la nuit y prendre leurs ébats.

— C’étaient des bruits sans nom inconnus à l’oreille,

Comme la voix d’un mort qu’en sa tombe réveille

Une évocation ; de sourds vagissements

Sortant de dessous terre, et des rumeurs lointaines,

Des chants, des cris, des pleurs, des cliquetis de chaînes,

D’épouvantables hurlements.

 

V

Même dame Gertrude avait un jour d’orage

Vu de ses propres yeux, du milieu d’un nuage,

À cheval sur la foudre un démon noir sortir,

Traverser le ciel rouge, et dans la cheminée,

De bleuâtres vapeurs soudain environnée,

La tête la première en hurlant s’engloutir.

La grange du fermier Justus Van Eyck s’embrase

Sans qu’on puisse l’éteindre, et par sa chute écrase,

Avalanche de feu, quatre des travailleurs.

Des gens dignes de foi jurent que Véronique

Se trouvait là, riant d’un rire sardonique,

Et grommelant des mots railleurs !

VI

La femme du brasseur Cornelis met au monde,

Avant terme, un enfant couvert d’un poil immonde,

Et si laid que son père eût voulu le voir mort.

— On dit que Véronique avait sur l’accouchée

Depuis ce temps malade, et dans son lit couchée,

Par un mystère noir jeté ce mauvais sort.

Au reste, tous ces bruits, son air sauvage et louche

Les justifiait bien. — Œil vert, profonde bouche,

Dents noires, front coupé de rides, doigts noueux,

Dos voûté, pied tortu sous une jambe torse,

Voix rauque, âme plus laide encor que son écorce,

Le diable n’est pas plus hideux.

VII

Cette vieille sorcière habitait une hutte,

Accroupie au penchant d’un maigre tertre, en butte

L’été comme l’hiver au choc des quatre vents ;

Le chardon aux longs dards, l’ortie et le lierre

S’étendent à l’entour en nappe irrégulière ;

L’herbe y pend à foison ses panaches mouvants,

Par les fentes du toit, par les brèches des voûtes

Sans obstacle passant, la pluie à larges gouttes

Inonde les planchers moisis et vermoulus.

À peine si l’on voit dans toute la croisée

Une vitre sur trois qui ne soit pas brisée,

Et la porte ne ferme plus.

VIII

La limace baveuse argente la muraille

Dont la pierre se gerce et dont l’enduit s’éraille ;

Les lézards verts et gris se logent dans les trous,

Et l’on entend le soir sur une note haute

Coasser tout auprès la grenouille qui saute,

Et râler aigrement les crapauds à l’œil roux.

— Aussi, pendant les soirs d’hiver, la nuit venue,

Surtout quand du croissant une ouateuse nue

Emmaillotte la corne en un flot de vapeur,

Personne, — non pas même Eisenbach le ministre, —

N’ose passer devant ce repaire sinistre

Sans trembler et blêmir de peur.

(...)

 


1836, "MADEMOISELLE DE MAUPIN"

Gautier habitait avec sa famille, le no 8 de la place Royale (place des Vosges). Victor Hugo était venu habiter la maison voisine faisant angle (aujourd'hui le Musée Victor Hugo). Cela rapprocha davantage encore le maître et le disciple. Ce fut là que fut écrit, en 1834, le premier tome du roman, ainsi que la préface. Mais Pierre Gautier ayant été nommé receveur de l'octroi à Passy, il fallut se séparer. Le jeune écrivain alla retrouver, impasse du Doyenné, tout un groupe d'artistes et de poètes qui y étaient campés. Gérard de Nerval, Arsène Houssaye, Ourliac, Camille Rogier, Marilhat, Camille Roqueplan, Célestin Nanteuil, y menaient joyeuse et turbulente vie. Gautier y écrivit, avec un ennui mortel devant cette tâche trop longue, la seconde partie de la Maupin. Le roman fut un succès violent de scandale et d'indignation chez les bourgeois, un succès d'enthousiasme chez les artistes....

"Mademoiselle de Maupin", , dans lequel le jeune auteur (il a 25 ans),présente la vie d`une cantatrice de la fin du XVIIe siècle, parut en 1836, précédée d'une Préface qui fit autant de bruit que le roman lui-même : "Une chose est certaine... c`est l'antipathie naturelle du critique contre le poète. de celui qui ne fait rien contre celui qui fait, du frelon contre l'abeille. du cheval hongre contre l`étalon [...]. Le critique qui n'a rien produit est un lâche; c`est comme un abbé qui courtise la femme d`un laïque ! celui-ci ne peut lui rendre la pareille."

Toute la valeur de Mademoiselle de Maupin est dans le style. C'est un style moins original qu'on ne l'a dit, étant à la vérité un pastiche, et la richesse de l'expression ne doit pas nous faire illusion sur le fond, qui a un peu de mal à exister. Gautier s'en rendait compte et il se jugeait lui-même avec une candeur qui désarma la critique : « Je brode mon malgré canevas avec quelques fils de soie de différentes couleurs arrachés çà et là. Mais les brins sont courts ou renoués vingt fois et tiennent mal au fond de la trame. Je parle assez élégamment d'amour parce que j'ai lu beaucoup de belles choses là-dessus. Il ne faut pour cela que le talent d'un acteur. L'habitude d'écrire et d'imaginer fait que je ne reste pas à court sur ces matières.... Mais je ne sens pas un mot de ce que je dis. » 

Mademoiselle de Maupin n'est pourtant pas à négliger dans une biographie littéraire de Gautier. C'est une grande étape dans le voyage qu'il fait à la découverte de lui-même, et  reste un écrivain très sûr de sa langue et d'une langue infiniment riche...

 

Dans sa "Préface", Gautier s`élève contre les intrusions de la critique et de la morale en matière artistique et dans ce contexte, qu'on oublie souvent, qu'il proclame l'indépendance absolue de l`art. Après quoi débute le roman, qui n`est somme toute qu'un long récit, sous forme de correspondance...

 

PREFACE

Une des choses les plus burlesques de la glorieuse époque où nous avons le bonheur de vivre est incontestablement la réhabilitation de la vertu entreprise par tous les journaux, de quelque couleur qu'ils soient, rouges, verts ou tricolores.

La vertu est assurément quelque chose de fort respectable, et nous n'avons pas envie de lui manquer, Dieu nous en pré- serve! la bonne et digne femme! — Nous trouvons que ses yeux ont assez de brillant à travers leurs besicles, que son bas n'est pas trop mal tiré, qu'elle prend son tabac dans sa boîte d'or avec toute la grâce imaginable, que son petit chien fait la révérence comme un maître à danser. — Nous trouvons tout cela. — Nous conviendrons même que pour son âge elle n'est pas trop mal en point, et qu'elle porte ses années on ne peut mieux. — C'est une grand'mère très-agréable, mais c'est une grand'mère... — Il me semble naturel de lui préférer, surtout quand on a vingt ans, quelque petite immoralité bien pimpante, bien coquette, bien bonne fille, les cheveux un peu défrisés, la jupe plutôt courte que longue, le pied et l'œil agaçants, la joue légèrement allumée, le rire à la bouche et le cœur sur la main. — Les journalistes les plus monstrueuse- ment vertueux ne sauraient être d'un avis différent ; et, s'ils disent le contraire, il est très-probable qu'ils ne le pensent pas. Penser une chose, en écrire une autre, cela arrive tous les jours, surtout aux gens vertueux.

Je me souviens des quolibets lancés avant la révolution (c'est de celle de juillet que je parle) contre ce malheureux et virginal vicomte Sosthène de La Rochefoucauld qui allongea les robes des danseuses de l'Opéra, et appliqua de ses mains patriciennes un pudique emplâtre sur le milieu de toutes les statue». — M. le vicomte Sosthène de La Rochefoucauld est dépassé de bien loin. —-La pudeur a été très-perfectionnée depuis ce temps, et l'on entre en des raffinements qu'il n'aurait pas imaginés.

Moi qui n'ai pas l'habitude de regarder les statues à de cer tains endroits, je trouvais, comme les autres, la feuille d: vigne, découpée par les ciseaux de M. le chargé des beaux- arts, la chose la plus ridicule du monde. Il parait que j'avais tort, et que la feuille de vigne est une institution des plus méritoires.

On m'a dit, j'ai refusé d'y ajouter foi, tant cela me semblait singulier, qu'il existait des gens qui, devant la fresque du Jugement dernier de Michel-Ange, n'y avaient rien vu autre chose que l'épisode des prélats libertins, et s'étaient voilé la face en criant à l'abomination de la désolation!

Ces gens-là ne savent aussi delà romance de Rodrigue que le couplet de la couleuvre. — S'il y a quelque nudité dans un tableau ou dans un livre, ils y vont droit comme le porc à la fange, et ne s'inquiètent pas des fleurs épanouies ni des beaux fruits dorés qui pendent de toutes parts.

J'avoue que je ne suis pas assez vertueux pour cela. Dorine, la soubrette effrontée, peut très-bien étaler devant moi sa gorge rebondie, certainement je ne tirerai pas mon mouchoir de ma poche pour couvrir ce sein que l'on ne saurait voir. — Je re- garderai sa gorge comme sa figure, et, si elle l'a blanche et bien formée, j'y prendrai plaisir. — Mais je ne tâterai pas si la robe d'Elmire est moelleuse, et je ne la pousserai pas saintement sur le bord de la table, comme faisait ce pauvre homme de Tartuffe.

Cette grande affectation de morale qui règne maintenant serait fort risible, si elle n'était fort ennuyeuse. — Chaque feuilleton devient une chaire ; chaque journaliste, un prédicateur; il n'y manque que la tonsure et le petit collet. Le temps est à la pluie et à l'homélie ; on se défend de l'une et de l'autre en ne sortant qu'en voiture et en relisant Pantagruel entre sa bouteille et sa pipe.

Mon doux Jésus ! quel déchaînement ! quelle furie ! — Qui vous a mordu ? qui vous a piqué ? que diable avez-vous donc pour crier si haut, et que vous a fait ce pauvre vice pour lui en tant vouloir, lui qui est si bon homme, si facile à vivre, et qui ne demande qua s'amuser lui-même et à ne pas ennuyer les autres, si faire se peut? — Agissez avec le vice comme Serre avec le gendarme : embrassez-vous, et que tout cela finisse. — Croyez-m'en, vous vous en trouverez bien. — Eh! mon Dieu ! messieurs les prédicateurs, que feriez-vous donc sans le vice ? — Vous seriez réduits, dès demain, à la mendicité, si l'on devenait vertueux aujourd'hui.

Les théâtres seraient fermés ce soir. — Sur quoi feriez-vous votre feuilleton? — Plus de bals de l'Opéra pour remplir vos colonnes, — plus de romans à disséquer ; car bals, romans, comédies sont les vraies pompes de Satan, si Ton en croit notre sainte mère l'Église. — L'actrice renverrait son entreteneur, et ne pourrait plus vous payer son éloge. — On ne s'abonnerait plus à vos journaux ; on lirait saint Augustin, on irait à l'église, on dirait son rosaire. Cela serait peut-être très-bien; mais, à coup sûr, vous n'y gagneriez pas. Si Ton était vertueux, où placeriez-vous vos articles sur l'immoralité du siècle? Vous voyez bien que le vice est bon à quelque chose.

Mais c'est la mode maintenant d'être vertueux et chrétien, c'est une tournure qu'on se donne ; on se pose en saint Jérôme comme autrefois en don Juan; l'on est pale et macéré, l'on porte les cheveux à l'apôtre, l'on marche les mains jointes et les yeux fichés en terre; on prend un petit air confit en perfection ; on a une Bible ouverte sur sa cheminée, un crucifix et du buis bénit à son lit ; l'on ne jure plus, l'on fume peu, et l'on chique à peine. — Alors on est chrétien, on parle de la sainteté de l'art, de la haute mission de l'artfete, de la poésie du catholicisme, de M. de Lamennais, des peintres de l'école angélique, du concile de Trente, de l'humanité progressive et de mille autres belles choses. — Quelques-uns font infuser dans leur religion un peu de républicanisme; ce ne sont pas les moins curieux. Ils accouplent Robespierre et Jésus-Christ de la façon la plus joviale, et amalgament avec un sérieux digne d'éloges les Actes des Apôtres et les décrets de la sainte convention, c'est l'épithète sacramentelle; d'autres y ajoutent, pour dernier ingrédient, quelques idées saint-simoniennes. 

Ceux-là sont complets et carrés par la base; après eux, il faut tirer l'échelle. Il n'est pas donné au ridicule humain d'aller plus loin, — has ultra metas..., etc. Ce sont les colonnes d'Hercule du burlesque. Le christianisme est tellement en vogue par la tartuferie qui court, que le néo-christianisme lui-même jouit d'une certaine faveur. On dit qu'il compte jusqu'à un adepte, y compris M. Drouineau.

(....)

Que voit-on dans les comédies du grand Molière? la sainte institution du mariage (style de catéchisme et de journaliste) bafouée et tournée en ridicule à chaque scène.

Le mari est vieux, laid et cacochyme ; il met sa perruque de travers; son habit n'est plus à la mode; il a une canne à bec-de-corbin, le nez barbouillé de tabac, les jambes courtes, l'abdomen gros comme un budget. — Il bredouille et ne dit que des sottises, il en fait autant qu'il en dit; il ne voit rien, il n'entend rien; on embrasse sa femme à sa barbe, il ne sait pas de quoi il est question : cela dure ainsi jusqu'à ce qu'il soit bien et dûment constaté cocu à ses yeux et aux yeux de toute la salle on ne peut plus édifiée, et qui applaudit à tout rompre.

Ceux qui applaudissent le plus sont ceux qui sont le plus mariés.

Le mariage s'appelle, chez Molière, George Dandin ou Sganarelle.

L'adultère, Damis ou Clitandre; il n'y a pas de nom assez doucereux et charmant pour lui.

L'adultère est toujours jeune, beau, bien fait et marquis pour le moins. Il entre en chantonnant à la cantonade la courante la plus nouvelle ; il fait un ou deux pas en scène de l'air le plus délibéré et le plus triomphant du monde ; il se gratte l'oreille avec l'ongle rose de son petit doigt coquettement écarquillé; il peigne avec son peigne d'écaillé sa belle chevelure blondine, et rajuste ses canons qui sont du grand volume. Son pourpoint et son haut-de-chausses disparaissent sous les aiguillettes et les nœuds de ruban, son rabat est de la bonne faiseuse; ses gants flairent mieux que benjoin et civette; ses plumes ont coûté un louis le brin.

Comme son œil est en feu et sa joue en fleur ! que sa bouche est souriante ! que ses dents sont blanches ! comme sa main est douce et bien lavée.

Il parle, ce ne sont que madrigaux, galanteries parfumées en beau style précieux et du meilleur air ; il a lu les romans et sait la poésie, il est vaillant et prompt à dégainer, il sème l'or à pleines mains. — Aussi Angélique, Agnès, Isabelle se peuvent à peine tenir de lui sauter au cou, si bien élevées et si grandes dames qu'elles soient; aussi le mari est-il régulièrement trompé au cinquième acte, bien heureux quand ce n'est pas dès le premier.

Voilà comme le mariage est traité par Molière, l'un des plus hauts et des plus graves génies qui jamais aient été. — Croit- on qu'il y ait rien de plus fort dans les réquisitoires d'Indiana et de Valentine?

La paternité est encore moins respectée, s'il est possible. Voyez Orgon, voyez Géronte, voyez-les tous. 

Comme ils sont volés par leurs fils, battus par leurs valets! Comme on met à nu, sans pitié pour leur âge, et leur avarice, et leur entêtement, et leur imbécillité ! — Quelles plaisanteries! quelles mystifications! — Comme on les pousse par les épaules hors de la vie, ces pauvres vieux qui sont longs à mourir, et qui ne veulent point donner leur argent ! comme on parle de l'éternité des parents ! quels plaidoyers contre l'hérédité, et comme cela est plus convaincant que toutes les déclamations saint- simoniennes! 

Un père, c'est un ogre, c'est un Argus, c'est un geôlier, un tyran, quelque chose qui n'est bon tout au plus qu'à retarder un mariage pendant trois actes jusqu'à la reconnaissance finale. — Un père est le mari ridicule au grand complet. — Jamais un fils n'est ridicule dans Molière ; car Molière, comme tous les auteurs de tous les temps possibles, faisait sa cour à la jeune génération aux dépens de l'ancienne.

Et les Scapins, avec leur cape rayée à la napolitaine, et leur bonnet sur l'oreille, et leur plume balayant les bandes d'air, ne sont-ils pas des gens bien pieux, bien chastes et bien dignes d'être canonisés? — Les bagnes sont pleins d'honnêtes gens qui n'ont pas fait le quart de ce qu'ils font....

C'est une charmante société qui s'agite et se promène à travers ces comédies et ces imbroglios. — Tuteurs dupés, maris cocus, suivantes libertines, valets aigrefins, demoiselles folles d'amour, fils débauchés, femmes adultères; cela ne vaut-il pas bien les jeunes beaux mélancoliques et les pauvres faibles femmes opprimées et passionnées des drames et des romans de nos faiseurs en vogue?

Et tout cela, moins le coup de dague final, moins la tasse de poison obligée, les dénoûments sont aussi heureux que les dénoûments des contes de fées, et tout le monde, jusqu'au mari, est on ne peut plus satisfait. Dans Molière, la vertu est toujours honnie et rossée ; c'est elle qui porte les cornes et tend le dos à Mascarille; à peine si la moralité apparaît une fois à la fin de la pièce sous la personnification un peu bourgeoise de l'exempt Loyal.

Tout ce que nous venons de dire ici n'est pas pour écorner le piédestal de Molière ; nous ne sommes pas assez fou pour aller secouer ce colosse de bronze avec nos petits bras ; nous voulions simplement démontrer aux pieux feuilletonistes, qu'effarouchent les ouvrages nouveaux et romantiques, que les classiques anciens, dont ils recommandent chaque jour la lecture et l'imitation, les surpassent de beaucoup en gaillardise et en immoralité.

A Molière nous pourrions aisément joindre et Marivaux et La Fontaine, ces deux expressions si opposées de l'esprit français, et Régnier, et Rabelais, et Marot, et bien d'autres. Mais notre intention n'est pas de faire ici, à propos de morale, un cours de littérature à l'usage des vierges du feuilleton.

Il me semble que l'on ne devrait pas faire tant de tapage à propos de si peu. Nous ne sommes heureusement plus au temps d'Eve la blonde, et nous ne pouvons, en bonne conscience, être aussi primitifs et aussi patriarcaux que l'on était dans l'arche. Nous ne sommes pas des petites filles se préparant à leur première communion ; et, quand nous jouons au corbinon, nous ne répondons pas tarte à la crème. Notre naïveté est assez passablement savante, et il y a longtemps que notre virginité court la ville; ce sont là de ces choses que l'on n'a pas deux fois, et, quoi que nous fassions, nous ne pouvons les rattraper, car il n'y a rien au monde qui coure plus vite qu'une virginité qui s'en va et qu'une illusion qui s'envole.

Après tout, il n'y a peut-être pas grand mal, et la science de toutes choses est-elle préférable à l'ignorance de toutes choses. C'est une question que je laisse à débattre à de plus savants que moi. Toujours est-il que le monde a passé l'âge où l'on peut jouer la modestie et la pudeur, et je le crois trop vieux barbon pour faire l'enfantin et le virginal sans se rendre ridicule.

Depuis son hymen avec la civilisation, la société a perdu le droit d'être ingénue et pudibonde. Il est de certaines rougeurs qui sont encore de mise au coucher de la mariée, et qui ne peuvent plus servir le lendemain; car la jeune femme ne se souvient peut-être plus de la jeune fille, ou, si elle s'en sou- vient, c'est une chose très-indécente, et qui compromet gravement la réputation du mari.

Quand je lis par hasard un de ces beaux sermons qui ont remplacé dans les feuilles publiques la critique littéraire, il me prend quelquefois de grands remords et de grandes appréhensions, à moi qui ai sur la conscience quelques menues gaudrioles un peu trop fortement épicées, comme un jeune homme qui a du feu et de l'entrain peut en avoir à se reprocher.

A côté de ces Bossuets du Café de Paris, de ces Bourdaloues du balcon de l'Opéra, de ces Catons à tant la ligne, qui gourmandent le siècle d'une si belle façon, je me trouve en effet le plus épouvantable scélérat qui ait jamais souillé la face de la terre; et pourtant, Dieu le sait, la nomenclature de mes pèches, tant capitaux que véniels, avec les blancs et interlignes de rigueur, pourrait à peine, entre les mains du plus habile libraire, former un ou deux volumes in-8° par jour, ce qui est peu de chose pour quelqu'un qui n'a pas la prétention d'aller en paradis dans l'autre monde, et de gagner. le prix Monthyon ou d'être rosière en celui-ci.

Puis, quand je pense que j'ai rencontré sous la table, et même ailleurs, un assez grand nombre de ces dragons de vertu, je reviens à une meilleure opinion de moi-même, et j'estime qu'avec tous les défauts que je puisse avoir, ils en ont un autre qui est bien, à mes yeux, le plus grand et le pire de tous : — c'est l'hypocrisie que je veux dire.

En cherchant bien, on trouverait peut-être un autre petit vice à ajouter ; mais celui-ci est tellement hideux, qu'en vérité je n'ose presque pas le nommer. Approchez-vous, et je m'en vais vous couler son nom dans l'oreille : — c'est l'envie.

L'envie, et pas autre chose.

C'est elle qui s'en va rampant et serpentant à travers toutes ces paternes homélies : quelque soin qu'elle prenne de se cacher, on voit briller de temps en temps, au-dessus des métaphores et des figures de rhétorique, sa petite tête plate de vipère; on la surprend à lécher de sa langue fourchue ses lèvres toutes bleues de venin, on l'entend siffloter tout doucettement à l'ombre d'une épithète insidieuse.

Je sais bien que c'est une insupportable fatuité de prétendre qu'on vous envie, et que cela est presque aussi nauséabond qu'un merveilleux qui se vante d'une bonne fortune. — Je n'ai pas la forfanterie de me croire des ennemis et des envieux ; c'est un bonheur qui n'est pas donné à tout le monde, et je ne t'aurai probablement pas de longtemps : aussi je parlerai librement et sans arrière-pensée, comme quelqu'un de très-désintéressé dans cette question.

Une chose certaine et facile à démontrer à ceux qui pourraient en douter, c'est l'antipathie naturelle du critique contre le poète, — de celui qui ne fait rien contre celui qui fait, — du frelon contre l'abeille, — du cheval hongre contre l'étalon. Vous ne vous faites critique qu'après qu'il est bien constaté à vos propres yeux que vous ne pouvez être poète. Avant de vous réduire au triste rôle de garder les manteaux et de noter les coups comme un garçon de billard ou un valet de jeu de paume, vous avez longtemps courtisé la Muse, vous avez essayé de la dévirginer ; mais vous n'avez pas assez de vigueur pour cela ; l'haleine vous a manqua, et vous êtes retombé pâle et efflanqué au pied de la sainte montagne.

Je conçois cette haine. Il est douloureux de voir un autre s'asseoir au banquet où l'on n'est pas invité, et coucher avec la femme qui n'a pas voulu de vous. Je plains de tout mon cœur le pauvre eunuque obligé d'assister aux ébats du Grand Seigneur.

Il est admis dans les profondeurs. les plus secrètes del'Oda; il mène les sultanes au bain ; il voit luire sous l'eau d'argent des grands réservoirs ces beaux corps tout ruisselants de perles et plus polis que des agates ; les beautés les plus cachées lui apparaissent sans voiles. — On ne se gêne pas devant lui. — C'est un eunuque. — Le sultan caresse sa favorite en sa présence, et la baise sur sa bouche de grenade. — En vérité, c'est une bien fausse situation que la sienne, et il doit être bien embarrassé de sa contenance.

Il en est de même pour le critique qui voit le poète se promener dans le jardin de poésie avec ses neuf belles odalisques, et s'ébattre paresseusement à l'ombre de grands lauriers verts. Il est bien difficile qu'il ne ramasse pas les pierres du grand chemin pour les lui jeter et le blesser derrière son mur, s'il est assez adroit pour cela.

Le critique qui n'a rien produit est un lâche; c'est comme un abbé qui courtise la femme d'un laïque : celui-ci ne peut ui rendre la pareille ni se battre avec lui..

Je crois que ce serait une histoire au moins aussi curieuse que celle de Teglath-Phalasar ou de Gemmagog qui inventa les souliers à poulaine, que l'histoire des différentes manières de déprécier un ouvrage quelconque depuis un mois jusqu'à nos jours. 

(....)

Y a-t-il quelque chose d'absolument utile sur cette terre et dans cette vie où nous sommes ? D'abord, il est très-peu utile que nous soyons sur terre et que nous vivions. Je défie le plus savant de la bande de dire à quoi nous servons, si ce n'est à ne pas nous abonner au Constitutionnel ni à aucune espèce de journal quelconque.

Ensuite, l'utilité de notre existence admise à priori, quelles sont les choses réellement utiles pour la soutenir? De la soupe et un monceau de viande deux fois par jour, c'est tout ce qu'il faut pour se remplir le ventre, dans la stricte acception du mot. L'homme, à qui un cercueil de deux pieds de large sur six de long suffit et au-delà après sa mort, n'a pas besoin dans sa vie beaucoup plus de place. Un cube creux de sept à huit pieds dans tous les sens, avec un trou pour respirer, une seule alvéole de la ruche, il n'en faut pas plus pour le loger et empêcher qu'il ne lui pleuve sur le dos. Une couverture, roulée convenablement autour du corps, le défendra aussi bien et mieux contre le froid que le frac de Staub le plus élégant et le mieux oupé. Avec cela, il pourra subsister à la lettre. On dit bien qu'on peut vivre avec 25 sous par jour; mais s'empêcher de mourir, ce n'est pas vivre; et je ne vois pas en quoi une ville organisée utilitairement serait plus agréable à habiter que le Père-la- Chaise.

Rien de ce qui est beau n'est indispensable à la vie. — On supprimerait les fleurs, le monde n'en souffrirait pas matériellement; qui voudrait cependant qu'il n'y eût plus de fleurs? Je renoncerais plutôt aux pommes de terre qu'aux roses, et je crois qu'il n'y a qu'un utilitaire au monde capable d'arracher une plate-bande de tulipes pour y planter des choux.

A quoi sert la beauté des femmes ? Pourvu qu'une femme soit médicalement bien conformée, en état de faire des enfants, elle sera toujours assez bonne pour des économistes.

A quoi bon la musique? à quoi bon la peinture? Qui aurait la folie de préférer Mozart à M. Carrel, et Michel-Ange à l'inventeur de la moutarde blanche?

Il n'y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c'est l'expression de quelque besoin, et ceux de l'homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. — L'endroit le plus utile d'une maison, ce sont les latrines.

Moi, n'en déplaise à ces messieurs, je suis de ceux pour qui le superflu est le nécessaire, — et j'aime mieux les choses et les gens en raison inverse des services qu'ils  me rendent. Je préfère à certain vase qui me sert un vase chinois, semé de dragons et de mandarins, qui ne me sert pas du tout, et celui de mes talents que j'estime le plus est de ne pas. deviner les logogriphes et les charades. Je renoncerais très-joyeusement à nies droits ai Français et de citoyen pourvoir un tableau authentique de Raphaël, ou une belle femme nue : — la princesse Borghèse, par exemple, quand elle a posé pour Canova, ou la Julia Grisi quand elle entre au bain. Je consentirais très-volontiers, pour ma part, au retour de cet anthropophage de Charles X, s'il me rapportait, de son château de Bohême, un panier de Tokay ou de Johannisberg, et je trouverais les lois électorales assez larges, si quelques rues l'étaient plus, et d'autres choses moins. Quoique je ne sois pas né dilettante, j'aime mieux le bruit des crincrins et des tambours de basque que celui de la sonnette de M. le président. Je vendrais ma culotte pour avoir une bague, et mon pain pour avoir des confitures. — L'occupation la plus séante à un homme policé me paraît de ne rien faire, ou de fumer analytiquement sa pipe ou son cigare. J'estime aussi beaucoup ceux qui jouent aux quilles, et aussi ceux qui font bien les vers. Vous voyez que les principes utilitaires sont bien loin d'être les miens, et que je ne serai jamais rédacteur dans un journal vertueux, à moins que je ne me convertisse, ce qui serait assez drolatique.

Au lieu de faire un prix Monthyon pour la récompense de la vertu, j'aimerais mieux donner, comme Sardanapale, ce grand philosophe que l'on a si mal compris, une forte prime à celui qui inventerait un nouveau plaisir; — car la jouissance me paraît le but de la vie, et la seule chose utile au monde. Dieu l'a voulu ainsi, lui qui a fait les femmes, les parfums, la lumière, les belles fleurs, les bons vins, les chevaux fringants, les levrettes et les chats angoras ; lui qui n'a pas dit à ses anges : Ayez de la vertu, mais : Ayez de l'amour , et qui nous a donné une bouche plus sensible que le reste de la peau pour embrasser les femmes, des yeux levés en haut pour voir la lumière, un odorat subtil pour respirer l'âme des fleurs, des cuisses nerveuses pour serrer les flancs des étalons, et voler aussi vite que la pensée sans chemin de fer ni chaudière à vapeur, des mains délicates pour les passer sur la tête longue des levrettes, sur le dos velouté des chats, et sur l'épaule polie des créatures peu vertueuses, et qui, enfin, n'a accordé qu'à nous seuls ce triple et glorieux privilège de boire sans avoir soif, de battre le briquet, et de faire l'amour en toutes saisons, ce qui nous distingue de la brute beaucoup plus que l'usage de lire des journaux et de fabriquer des chartes.

Mon Dieu ! que c'est une sotte chose que cette prétendue perfectibilité du genre humain dont on nous rebat les oreilles ! On dirait en vérité que l'homme est une machine susceptible d'améliorations, et qu'un rouage mieux engrené, un contre-poids plus convenablement placé, peuvent faire fonctionner d'une manière plus commode et plus facile. Quand on sera parvenu à donner un estomac double à l'homme, de façon à ce qu'il puisse ruminer comme un bœuf, des yeux de l'autre côté de la tête, afin qu'il puisse voir, comme Janus. ceux qui lui tirent la langue par derrière, et contempler son indignité dans une position moins gênante que celle de la Vénus Callipyge d'Athènes, à lui planter des ailes sur les omoplates afin qu'il ne soit pas obligé de payer six sous pour aller en omnibus; quand on lui aura créé un nouvel organe, à la bonne heure : le mot perfectibilité commencera à signifier quelque chose.

Depuis tous ces beaux perfectionnements, qu'a-t-on fait qu'on ne fit aussi bien et mieux avant le déluge ? Est-on parvenu à boire plus qu'on ne buvait au temps de l'ignorance et de la barbarie (vieux style) ? Alexandre, l'équivoque ami du bel Éphestion, ne buvait pas trop mal , quoiqu'il n'y eût pas de son temps de Journal des Connaissances utiles, et je ne sais pas quel utilitaire serait capable de tarir, sans devenir oïnopique et plus enflé que Lepeintre jeune ou qu'un hippopotame, la grande coupe qu'il appelait la tasse d'Hercule. 

(....)

L'on a donc inventé la critique d'avenir , la critique prospective. Concevez-vous, du premier coup, comme cela est charmant et provient d'une belle imagination? La recette est simple, et l'on peut vous la dire. — Le livre qui sera beau et qu'on louera est le livre qui n'a pas encore paru. Celui qui paraît est infailliblement détestable. Celui de demain sera superbe; mais c'est toujours aujourd'hui. Il en est de cette critique comme de ce barbier qui avait pour enseigne ces mots écrits en gros caractères :

Ici l'on rasera gratis DEMAIN.

Tous les pauvres diables qui lisaient la pancarte se promettaient pour le lendemain cette douceur ineffable et souveraine d'être barbifiés une fois en leur vie sans bourse délier; et le poil leur en poussait d'aise d'un demi-pied au menton pendant la nuitée qui précédait ce bienheureux jour ; mais, quand ils avaient la serviette au cou, le frater leur demandait s'ils avaient de l'argent, et qu'ils se préparassent à cracher au bassin, sinon qu'il les accommoderait en abatteurs de noix ou en cueilleurs de pommes du Perche ; et il jurait son grand sacre- dieu qu'il leur trancherait la gorge avec son rasoir, à moins qu'ils ne le payassent , et les pauvres claque-dents, tout marmiteux et piteux, d'alléguer la pancarte et la sacro-sainte inscription —Hé ! hé ! mes petits bedons ! faisait le barbier, vous n'êtes pas grands clercs, et auriez bon besoin de retourner aux écoles ! La pancarte dit demain. Je ne suis pas si niais et fantastique d'humeur que de raser gratis aujourd'hui; mes confrères diraient que je perds le métier. — Revenez l'autre fois ou la semaine des trois jeudis, vous vous en trouverez on ne peut mieux. Que je devienne ladre vert ou mezeau, si je ne vous le fais gratis, foi d'honnête barbier.

Les auteurs qui lisent un article prospectif, où l'on daube un ouvrage actuel, se flattent toujours que le livre qu'ils font sera le livre de l'avenir. Ils tâchent de s'accommoder, autant que faire se peut, aux idées du critique, et se font sociaux, progressifs, moralisants, palingénésiques, mythiques, panthéistes, buchézistes, croyant par-là échapper au formidable anathème; mais il leur arrive ce qui arrivait aux pratiques du barbier : — aujourd'hui n'est pas la veille de demain. Le demain tant promis ne luira jamais sur le monde; car cette formule est trop commode pour qu'on l'abandonne de sitôt. Tout en décriant ce livre dont on est jaloux, et qu'on voudrait anéantir, on se donne les gants de la plus généreuse impartialité. On a l'air de ne pas demander mieux que de trouver bien et à louer, et cependant on ne le fait jamais. Cette recette est bien supérieure à celle que l'on pouvait appeler rétrospective et qui consiste à ne vanter que des ouvrages anciens, qu'on ne lit plus et qui ne gênent personne, aux dépens des livres modernes, dont on s'occupe et qui blessent plus directement les amours-propres.

Nous avons dit, avant de commencer cette revue de messieurs les critiques, que la matière pourrait fournir quinze ou seize volumes in-folio, mais que nous nous contenterions de quelques lignes ; je commence à craindre que ces quelques lignes ne soient des lignes de deux ou trois mille toises de longueur chacune, et ne ressemblent à ces grosses brochures épaisses à ne les pouvoir trouer d'un coup de canon, et qui portent perfidement pour titre : Un mot sur la révolution, un mot sur ceci ou cela. L'histoire des faits et gestes, des amours multiples de la diva Madeleine de Maupin courrait grand risque d'être éconduite, et on concevra que ce n'est pas trop d'un volume tout entier pour chanter dignement les aventures de cette belle Bradamante. — C'est pourquoi, quelque envie que nous ayons de continuer le blason des illustres Aristarques de l'époque, nous nous contenterons du crayon commencé que nous venons d'en tirer, en y ajoutant quelques réflexions sur la bonhomie de nos débonnaires confrères en Apollon qui, aussi stupides que le Cassandre des pantomimes, restent là à recevoir les coups de latte d'Arlequin et les coups de pied au cul de Paillasse, sans bouger non plus que des idoles.

Ils ressemblent à un makre d'armes qui, dans un assaut, croiserait ses bras derrière son dos, et recevrait dans sa poitrine découverte toutes les bottes de son adversaire, sans essayer une seule parade.

C'est comme un plaidoyer où le procureur du roi aurait seul la parole, ou comme un débat où la réplique ne serait pas permise.

Le critique avance ceci et cela. Il tranche du grand et taille en plein drap. Absurde, détestable, monstrueux : cela ne ressemble à rien, cela ressemble à tout. On donne un drame, le critique le va voir; il se trouve qu'il ne répond en rien au drame qu'il avait forgé dans sa tête sur le titre; alors, dans son feuilleton , il substitue son drame à lui au drame de Fauteur. ïl fait de grandes tartines d'érudition; il se débarrasse de toute la science qu'il a été se faire la veille dans quelque bibliothèque et traite de Turc à More des gens chez qui il devrait aller à l'école, et dont le moindre en remontrerait à de plus forts que lui.

Les auteurs endurent cela avec une magnanimité, une longanimité qui me paraît vraiment inconcevable. Quels sont donc, au bout du compte, ces critiques au ton si tranchant, à la parole si brève, que l'on croirait les vrais fils des dieux? ce sont tout bonnement des hommes avec qui nous avons été au collège, et à qui évidemment leurs études ont moins profité qu'à nous, puisqu'ils n'ont produit aucun ouvrage et ne peuvent faire autre chose que concilier et gâter ceux des autres comme de véritables stryges stymphalides.

Ne serait-ce pas quelque chose à faire que la critique des critiques? car ces grands dégoûtés, qui font tant les superbes et les difficiles, sont loin d'avoir l'infaillibilité de notre saint père. Il y aurait de quoi remplir un journal quotidien et du plus grand format. Leurs bévues historiques ou autres, leurs citations controuvées, leurs fautes de français, leurs plagiats, leur radotage, leurs plaisanteries rebattues et de mauvais goût, leur pauvreté d'idées, leur manque d'intelligence et de tact, leur ignorance des choses les plus simples qui leur fait volontiers prendre le Pirée pour un homme et M. Delaroche pour un peintre,, fourniraient amplement aux auteurs de quoi prendre leur revanche, sans autre travail que de souligner les passages au crayon et de les reproduire textuellement ; car on ne reçoit pas avec le brevet de critique le brevet de grand écrivain, et il ne suffit pas de reprocher aux autres des fautes de langage ou de goût pour n'en point faire soi-même ; nos critiques le prouvent tous les jours. — Que si Chateaubriand, Lamartine et d'autres gens comme cela faisaient de la critique, je comprendrais qu'on se mît à genoux et qu'on adorât ; mais que MM. Z. K. Y. V. Q. X., ou telle autre lettre de l'alphabet entre A et a, fassent les petits Quintiliens et vous gourmandent au nom de la morale et de la belle littérature, c'est ce qui me révolte toujours et me fait entrer en des fureurs non pareilles. Je voudrais qu'on fît une ordonnance de police qui défendit à certains noms de se heurter à certains autres. Il est vrai qu'un chien peut regarder un évêque, et que Saint-Pierre de Rome, tout géant qu'il soit, ne peut empêcher que les Transtévérins ne le salissent par en bas d'une étrange sorte; mais je n'en crois pas moins qu'il serait fou d'écrire au long de certaines réputations monumentales :

DÉFENSE DE DÉPOSER DES ORDURES ICI.

Charles X avait seul bien compris la question. En ordonnant la suppression des journaux, il rendait un grand service aux arts et h la civilisation. Les journaux sont des espèces de courtiers ou de maquignons qui s'interposent entre les artistes et le public, entre le roi et le peuple. On sait les belles choses qui en sont résultées. Ces aboiements perpétuels assourdissent l'inspiration, et jettent une telle méfiance dans les cœurs et dans les esprits, que l'on n'ose se fier ni à un poète, ni à un gouvernement ; ce qui fait que la royauté et la poésie, ces deux plus grandes choses du monde, deviennent impossibles, au grand malheur des peuples, qui sacrifient leur bien-être au pauvre plaisir de lire, tous les matins, quelques mauvaises feuilles de mauvais papier, barbouillées de mauvaise encre et de mauvais style. Ol n'y avait point de critique d'art sous Jules II, et je ne connais pas de feuilleton sur Daniel de Volterre, Sébastien del Piombo, Michel-Ange, Raphaël, ni sur Ghiberti délie Porte, ni sur Denvenuto Cellini; et cependant je pense que, pour des gens qui n'avaient point de journaux, qui ne connaissaient ni le mot art ni le mot artistique, ils avaient assez de talent comme cela, et ne s'acquittaient point trop mal de leur métier. La lecture des journaux empêche qu'il n'y ait de vrais savants et de vrais artistes ; c'est comme un excès quotidien qui vous fait arriver énervé et sans force sur la couche des Muses, ces filles dures et difficiles qui veulent des amants vigoureux et tout neufs. Le journal tue le livre, comme le livre a tué l'architecture, comme l'artillerie a tué le courage et la force musculaire. On ne se doute pas des plaisirs que nous enlèvent les journaux. Ils nous ôtent la virginité de tout ; ils font qu'on n'a rien en propre, et qu'on ne peut posséder un livre à soi seul ; ils vous ôtent la surprise du théâtre, et vous apprennent d'avance tous les dénoûments ; ils vous privent du plaisir de papoter, de cancaner, de commérer et de médire, de faire une nouvelle ou d'en colporter une vraie pendant huit jours dans tous les salons du monde. Ils nous entonnent, malgré nous, des jugements tout faits, et nous préviennent contre des choses que nous aimerions ; ils font que les marchands de briquets phosphoriques, pour peu qu'ils aient de la mémoire, déraisonnent aussi impertinemment littérature que des académiciens de province ; ils font que, toute la journée, nous entendons, à la place d'idées naïves ou d'âneries individuelles, des lambeaux de journal mal digérés qui ressemblent à des omelettes crues d'un côté et brûlées de l'autre, et qu'on nous rassasie impitoyablement de nouvelles vieilles de trois ou quatre heures, et que les enfants à la mamelle savent déjà ; ils nous émoussent le goût, et nous rendent pareils à ces buveurs d'eau-de-vie poivrée, à ces avaleurs de limes et de râpes, qui ne trouvent plus aucune saveur aux vins les plus généreux et n'en peuvent saisir le bouquet fleuri et parfumé. Si Louis-Philippe, une bonne fois pour toutes, supprimait tous les journaux littéraires et politiques, je lui en saurais un gré infini, et je lui rimerais sur-le-champ un beau dithyrambe échevelé en vers libres et à rimes croisées ; signé : votre très-humble et très-fidèle sujet, etc. Que l'on ne s'imagine pas que l'on ne s'occuperait plus de littérature ; au temps où il n'y avait pas de journaux, un quatrain occupait tout Paris huit jours, et une première représentation six mois.

(...)

 

Madeleine de Maupin, restée seule au monde, assez riche, bien pourvue d'idées romanesques, caractère énergique cependant, pense à profiter de son ingrate jeunesse et de son habileté naturelle pour se travestir en homme, résolue à ne pas se rendre aux hommages du sexe fort avant d'avoir connu les secrets de la vie des hommes et leur manière de considérer les femmes. Ses premières découvertes la remplissent d`horreur et la guérissent de toute illusion sentimentale. Assez vite, elle prend goût à son nouvel état et se jette allègrement dans le tourbillon de la vie galante. Après quelques aventures assez étranges (la sœur de l`un de ses amis éprouve pour elle une passion violente, et elle doit se battre en duel pour avoir refusé d`épouser la jeune fille), elle se retrouve dans un château où la pourchassent l'intérêt, toujours aussi passionné, de Rosette, et l`amour éperdu d'Albert, jeune homme sentimental qui la soupçonne fortement de n`être point ce qu'elle paraît. Elle finit par céder aux instances du jeune homme et par le suivre, non sans avoir cherché à consoler l`inconsolable Rosette... 

 

"Tu te plains, mon cher ami, de la rareté de mes lettres. — Que veux-tu que je t'écrive, sinon que je me porte bien et que j'ai toujours la même affection pour toi? — Ce sont choses que tu sais parfaitement, et qui sont si naturelles à l'âge que j'ai et avec les belles qualités qu'on te voit, qu'il y a presque du ridicule à faire parcourir cent lieues à une misérable feuille de papier pour ne rien dire de plus. — J'ai beau chercher, je n'ai rien qui vaille la peine d'être rapporté ; — ma vie est la plus unie du monde, et rien n'en vient couper la monotonie. Aujourd'hui amène demain comme hier avait amené aujourd'hui; et, sans avoir la fatuité d'être prophète, je puis prédire hardiment le matin ce qui m'arrivera le soir.

Voici la disposition de ma journée : — je me lève, cela va sans dire, et c'est assez le commencement de toute journée; je déjeune, je fais des armes, je sors, je rentre, je dîne, fais quelques visites ou m'occupe de quelque lecture : puis je me couche précisément comme j'avais fait la veille; je m'endors, et mon imagination, n'étant pas excitée par des objets nouveaux, ne me fournit que des songes usés et rebattus, aussi monotones que ma vie réelle : cela n'est pas fort récréatif, comme tu vois. — Cependant je m'accommode mieux de cette existence que je n'aurais fait il y a six mois. — Je m'ennuie, il est vrai, mais d'une manière tranquille et résignée, qui ne manque pas d'une certaine douceur que je comparerais assez volontiers à ces jours d'automne pâles et tièdes auxquels on trouve un charme secret après les ardeurs excessives de l'été.

Cette existence-là, quoique je l'aie acceptée en apparence, n'est guère faite pour moi cependant, ou du moins elle ressemble fort peu à celle que je me rêve et à laquelle je me crois propre. — Peut-être me trompé-je, et ne suis-je fait effectivement que pour ce genre de vie ; mais j'ai peine à le croire, car, si c'était ma vraie destinée, je m'y serais plus aisément emboîté, et je n'aurais pas été meurtri par ses angles à tant d'endroits et si douloureusement.

Tu sais comme les aventures étranges ont un attrait tout- puissant sur moi, comme j'adore tout ce qui est singulier, excessif et périlleux, et avec quelle avidité je dévore les romans et les histoires de voyages ; il n'y a peut-être pas sur la terre de fantaisie plus folle et plus vagabonde que la mienne : eh bien ! je ne sais par quelle fatalité cela s'arrange, je n'ai jamais eu une aventure, je n'ai jamais fait un voyage. Pour moi, le tour du monde est le tour de la ville où je suis; je touche mon horizon de tous les côtés ; je me coudoie avec le réel. Ma vie est celle du coquillage sur le banc de sable, du lierre autour de l'arbre, du grillon dans la cheminée. — En vérité, je suis étonné que mes pieds n'aient pas encore pris racine.

On peint l'Amour avec un bandeau sur les yeux; c'est le Destin qu'on devrait peindre ainsi.

J'ai pour valet une espèce de manant assez lourd et stupide, qui a autant couru que le vent de bise, qui a été au diable, je ne sais où, qui a vif de ses yeux tout ce dont je me forme de si belles idées et s'en soucie comme d'un verre d'eau; il s'est trouvé dans les situations les plus bizarres; il a eu les plus étonnantes aventures qu'on puisse avoir. Je le fais parler quelquefois, et j'enrage en pensant que toutes ces belles choses sont arrivées à un butor qui n'est capable ni de sentiment ni de réflexion, et qui n'est bon qu'à faire ce qu'il fait, c'est-à-dire à battre des habits et à décrotter des bottes.

Il est évident que la vie de ce maraud devait être la mienne. — Pour lui, il me trouve fort heureux et entre en de grands étonnements de me voir triste comme je suis.

Tout cela n'est pas fort intéressant, mon pauvre ami, et ne vaut guère la peine d'être écrit, n'est-ce pas ? Mais, puisque tu veux absolument que je t'écrive, il faut bien que je te raconte ce que je pense et ce que je sens, et que je te fasse l'histoire de mes idées, à défaut d'événements et d'actions. — Il n'y aura peut-être pas grand ordre ni grande nouveauté dans ce que j'aurai à te dire; mais il ne faudra t'en prendre qu'à toi. Tu l'auras voulu.

Tu es mon ami d'enfance, j'ai été élevé avec toi ; notre vie a été commune bien longtemps, et nous sommes accoutumés à échanger nos plus intimes pensées. Je puis donc te conter, sans rougir, toutes les niaiseries qui traversent ma cervelle inoccupée ; je n'ajouterai pas un mot, je ne retrancherai pas un mot, je n'ai pas d'amour-propre avec toi. Aussi je serai exactement vrai, — même dans les choses petites et honteuses ; ce n'est pas devant toi, à coup sûr, que je me draperai.

Sous ce linceul d'ennui nonchalant et affaissé dont je t'ai parlé tout à l'heure remue parfois une pensée plutôt engourdie que morte, et je n'ai pas toujours le calme doux et triste que donne la mélancolie. — J'ai des rechutes et je retombe dans mes anciennes agitations. Rien n'est fatigant au monde comme ces tourbillons sans motif et ces élans sans but. — Ces jours-là, quoique je n'aie rien à faire non plus que les autres, je me lève de très-grand matin, avant le soleil, tant il me semble que je suis pressé et que je n'aurai jamais le temps qu'il faut ; je m'habille en toute hâte, comme si le feu était à la maison, mettant mes vêtements au hasard et me lamentant pour une minute perdue. — Quelqu'un qui me verrait croirait que je vais à un rendez-vous d'amour ou chercher de l'argent. — Point du tout, — Je ne sais pas seulement où j'irai; mais il faut que j'aille, et je croirais mon salut compromis si je restais. — Il me semble que l'on m'appelle du dehors, que mon destin passe à cet instant-là dans la rue, et que la question de ma vie va se décider.

Je descends, l'air effaré et surpris, les habits en désordre, les cheveux mal peignés; les gens se retournent et rient à ma rencontre, et pensent que c'est un jeune débauché qui a passé la nuit à la taverne ou ailleurs. Je suis ivre en effet, quoique je n'aie pas bu, et j'ai d'un ivrogne jusqu'à la démarche incertaine, tantôt lente, tantôt rapide. Je vais de rue en rue comme un chien qui a perdu son maître, cherchant à tout hasard, très-inquiet, très en éveil, me retournant au moindre bruit, me glissant dans chaque groupe sans prendre souci des rebuffades des gens que je heurte, et regardant partout avec une netteté de vision que je n'ai pas dans d'autres moments. — Puis il m'est démontré tout d'un coup que je me trompe, que ce n'est pas là assurément, qu'il faut aller plus loin, à l'autre bout de la ville, que sais-je? — Et je prends ma course comme si le diable m'emportait. — Je ne touche le sol que du bout des pieds, et ne pèse pas une once. — Je dois en vérité avoir l'air bien singulier avec ma mine affairée et furieuse, mes bras gesticulants et les cris inarticulés que je pousse. — Quand j'y songe de sang-froid, je me ris au nez à moi-même de tout mon cœur, ce qui ne m'empêche pas, je te prie de le croire, de recommencer à la prochaine occasion.

Si l'on me demandait pourquoi je cours ainsi, je serais certainement fort embarrassé de répondre. Je n'ai pas de hâte d'arriver, puisque je ne vais nulle part. Je ne crains pas d'être en retard, puisque je n'ai pas d'heure. — Personne ne m'attend, — et je n'ai aucune raison de me presser ici.

Est-ce une occasion d'aimer, une aventure, une femme, une idée ou une fortune, quelque chose qui manque à ma vie et que je cherche sans m'en rendre compte, et poussé par un instinct confus ? est-ce mon existence qui se veut compléter ? est-ce l'envie de sortir de chez moi et de moi-même, l'ennui de ma situation et le désir d'une autre ? C'est quelque chose de cela, et peut-être tout cela ensemble. — Toujours est-il que c'est un état fort déplaisant, une irritation fébrile à laquelle succède ordinaire- ment la plus plate atonie.

Souvent j'ai cette idée que, si j'étais parti une heure plus tôt, ou si j'avais doublé le pas, je serais arrivé à temps; que, pendant que je passais par cette rue, ce que je cherche passait par l'autre, et qu'il a suffi d'un embarras de voitures pour me faire manquer ce que je poursuis à tout hasard depuis si longtemps. — Tu ne peux t' imaginer les grandes tristesses et les profonds désespoirs où je tombe quand je vois que tout cela n'aboutit à rien, et que ma jeunesse se passe et qu'aucune perspective ne s'ouvre devant moi ; alors toutes mes passions inoccupées grondent sourdement dans mon cœur, et se dévorent entre elles faute d'autre aliment, comme les bêtes d'une ménagerie auxquelles le gardien a oublié de donner leur nourriture. Malgré les désappointements étouffés et souterrains de tous les jours, il y a quelque chose en moi qui résiste et ne veut pas mourir. Je n'ai pas d'espérance, car, pour espérer, il faut un désir, une certaine propension à souhaiter que les choses tournent d'une manière plutôt que d'une autre. Je ne désire rien, car je désire tout. Je n'espère pas, ou plutôt je n'espère plus; — cela est trop niais, — et il m'est profondément égal qu'une chose soit ou ne soit pas. — J'attends, — quoi ? — Je ne sais, mais j'attends.

C'est une attente frémissante, pleine d'impatience, coupée de soubresauts et de mouvements nerveux, comme doit l'être celle d'un amant qui attend sa maîtresse. — Rien ne vient; — j'entre en furie ou me mets à pleurer — J'attends que le ciel s'ouvre et qu'il en descende un ange qui me fasse une révélation, qu'une révolution éclate et qu'on me donne un trône, qu'une vierge de Raphaël se détache de sa toile, et me vienne embrasser, que des parents que je n'ai pas meurent et me laissent de quoi faire voguer ma fantaisie sur un fleuve d'or, qu'un hippogriffe me prenne et m'emporte dans des régions inconnues. — Mais, quoi que j'attende, ce n'est à coup sûr rien d'ordinaire et de médiocre.

Cela est poussé au point que, lorsque je rentre chez moi, je ne manque jamais à dire : — Il n'est venu personne ? il n'y a pas de lettre pour moi? rien de nouveau? — Je sais parfaitement qu'il n'y a rien, qu'il ne peut rien y avoir. C'est égal; je suis toujours fort surpris et fort désappointé quand on me fait la réponse habituelle : — Non, monsieur, —absolument rien.

Quelquefois, — cependant cela est rare, — l'idée se précise davantage. — Ce sera quelque belle femme que je ne connais pas et qui ne me connaît pas, avec qui je me serai rencontré au théâtre ou à l'église et qui n'aura pas pris garde à moi le moins du monde. — Je parcours toute la maison, et jusqu'à ce que j'aie ouvert la porte de la dernière chambre, j'ose à peine le dire, tant cela est fou, j'espère qu'elle est venue et qu'elle est là. — Ce n'est pas fatuité de ma part. — Je suis si peu fat que plusieurs femmes se sont préoccupées fort doucement de moi, à ce que d'autres personnes m'ont dit, que je croyais très-indifférentes à mon égard, et n'avoir jamais rien pensé de particulier sur mon propos. — Cela vient d'autre part.

Quand je ne suis pas hébété par l'ennui et le découragement, mon âme se réveille et reprend toute son ancienne vigueur. J'espère, j'aime, je désire, et mes désirs sont tellement violents, que je m'imagine qu'ils feront tout venu à eux comme un aimant doué d'une grande puissance attire à lui des parcelles de fer, encore qu'elles en soient fort éloignées. — C'est pourquoi j'attends les choses que je souhaite, au lieu d'aller à elles, et je néglige assez souvent les facilités qui s'ouvrent le plus favorablement devant mes espérances. — Un autre écrirait un billet le plus amoureux du monde à la divinité de son cœur, ou chercherait l'occasion de s'en rapprocher. — Moi, je demande au messager la réponse à une lettre que je n'ai pas écrite, et passe mon temps à bâtir dans ma tête les situations les plus merveilleuses pour me faire voir à celle que j'aime sous le jour le plus inattendu et le plus favorable. — On ferait un livre plus gros et plus ingénieux que les Stratagèmes de Polybe, de tous les stratagèmes que j'imagine pour m'introduire auprès d'elle et lui découvrir ma pas- sion. Il suffirait le plus souvent de dire à un de mes amis: — Présentez-moi chez madame une telle, — et d'un compliment mythologique convenablement ponctué de soupirs.

À entendre tout cela, on me croirait propre à mettre aux Petites-Maisons; je suis cependant un assez raisonnable garçon, et je n'ai pas mis beaucoup de folies en action. Tout cela se passe dans les caves de mon âme, et toutes ces idées saugrenues sont ensevelies très-soigneusement au fond de moi; du dehors on ne voit rien, et j'ai la réputation d'un jeune homme tranquille et froid, peu sensible aux femmes et indifférent aux choses de son âge ; ce qui est aussi loin de la vérité que le sont habituellement les jugements du monde.

Cependant, malgré toutes les choses qui m'ont rebuté, quelques-uns de mes désirs se sont réalisés, et, par le peu de joie que leur accomplissement m'a causé, j'en suis venu à craindre l'accomplissement des autres. Tu te sou- viens de l'ardeur enfantine avec laquelle je désirais avoir un cheval à moi; ma mère m'en a donné un tout dernièrement; il est noir d'ébène, une petite étoile blanche au front, à tous crins, le poil luisant, la jambe fine, précisément comme je le voulais. Quand on me l'a amené, cela m y a fait un tel saisissement, que je suis resté un grand quart d'heure tout pâle, sans me pouvoir remettre ; puis j'ai monté dessus, et, sans dire un seul mot, je suis parti au grand galop, et j'ai couru plus d'une heure devant moi à travers champs dans un ravissement difficile à concevoir : j'en ai fait tous les jours autant pendant plus d'une semaine, et je ne sais pas, en vérité, comment je ne l'ai pas fait crever ou rendu tout au moins poussif. — Peu à peu toute cette grande ardeur s'est apaisée. J'ai mis mon cheval au trot, puis au pas, puis j'en suis venu à le monter si nonchalamment, que souvent il s'arrête et que je ne m'en aperçois pas : le plaisir s'est tourné en habitude beaucoup plus promptement que je ne l'aurais cru. — Quant à Ferragus, c'est ainsi que je l'ai nommé, c'est bien la plus charmante bête que l'on puisse voir. Il a des barbes aux pieds comme du duvet d'aigle; il est vif comme une chèvre et doux comme un agneau. Tu auras le plus grand plaisir à galoper dessus quand tu viendras ici; et, quoique ma fureur d'équitation soit bien tombée, je l'aime toujours beaucoup, car il a un très-estimable caractère de cheval, et je le préfère sincèrement à beaucoup de personnes. Si tu entendais comme il hennit joyeusement quand je vais le voir à son écurie, et avec quels yeux intelligents il me regarde ! J'avoue que je suis touché de ces témoignages d'affection, que je lui prends !e cou et que je l'embrasse aussi tendrement, ma foi, que si c'était une belle fille.

J'avais aussi un autre désir, plus vif, plus ardent, plus perpétuellement éveillé, plus chèrement caressé, et au- quel j'avais bâti dans mon âme un ravissant château de cartes, un palais de chimères, détruit bien souvent et relevé avec une constance désespérée : — c'était d'avoir une maîtresse, — une maîtresse tout à fait à moi, — comme le cheval. — Je ne sais pas si la réalisation de ce rêve m'au- rait aussi promptement trouvé froid que la réalisation de l'autre; — j'en doute. Mais peut-être ai-je tort, et en serai-je aussi vite lassé — Par une disposition spéciale, je désire si frénétiquement ce que je désire, sans toutefois rien faire pour me le procurer, que si par hasard, ou autrement, j'arrive à l'objet de mon vœu, j'ai une courbature morale si forte, et suis tellement harassé, qu'il me prend des défaillances, et que je n'ai plus assez de vigueur pour en jouir : aussi des choses qui me viennent sans que je les aie souhaitées me font-elles ordinairement plus de plaisir que celles que j'ai le plus ardemment convoitées.

J'ai vingt-deux ans; je ne suis pas vierge. — Hélas ! on ne l'est plus à cet âge-là, maintenant, ni de corps, — ni de cœur, — ce qui est bien pis. — Outre celles qui font plaisir aux gens pour la somme et qui ne doivent pas plus compter qu'un rêve lascif, j'ai bien eu par-ci par-là, dans quelque coin obscur, quelques femmes honnêtes ou à peu près, ni belles, ni laides, ni jeunes, ni vieilles, comme il s'en offre aux jeunes gens qui n'ont point d'affaire réglée, et dont le cœur est dans le désœuvrement. — Avec un peu de bonne volonté et une assez forte dose d'illusions romanesques, on appelle cela une maîtresse, si l'on veut. — Quant à moi, ce m'est une chose impossible, et j'en aurais mille de cette espèce que je n'en croirais pas moins mon désir aussi inaccompli que jamais.

Je n'ai donc pas encore eu de maîtresse, et tout mon désir est d'en avoir une. . — C'est une idée qui me tracasse singulièrement; ce n'est pas effervescence de tempérament, bouillon du sang, premier épanouissement de puberté. Ce n'est pas la femme que je veux, c'est une femme, une maîtresse; je la veux, je l'aurai, et d'ici à peu ; si je ne réussissais pas, je t'avoue que je ne me relèverais pas de là, et que j'en garderais devant moi-même une timidité intérieure, un découragement sourd qui influerait gravement sur le reste de ma vie. — Je me croirais manqué sous de certains rapports, inharmonique ou dépareillé, — contrefait d'esprit ou de cœur; car enfin ce que je demande est juste, et la nature le doit à tout homme, ...."

 

Riche de digressions, nourri de péripéties innombrables, de descriptions luxuriantes. le livre semble une sorte de manifeste éclatant, le cheval de bataille du Romantisme français dans ses premières tentatives. Cette beauté nouvelle amena une scission dans le Romantisme et Théophile Gautier commençait à élargir son influence. Son esthétisme raffiné et païen en fera le précurseur et le maître des parnassiens. Lecteur assidu des grotesques du XVIIe siècle et de la littérature libertine du XVIIIe, Gautier leur fait plus d`un emprunt : il se sent parfaitement à l'aise dans l`évocation de ce passé qu`il reprendra dans sa maturité avec son célèbre roman Le Capitaine Fracasse ...

 

Son père ruiné, Gautier dut cependant faire de sa plume un gagne-pain, ses collaborations se multiplièrent, en 1828, il publie des vers dans le Mercure de France, en 1833 et 1834, il écrit dans le Figaro dont son ami Alphonse Karr avait pris la direction, en 1835, il collabore à la Chronique de Paris, de Balzac et travaille pour le Cabinet de lecture. En 1836, il fonde, avec Lassailly, un hebdomadaire, Ariel, « Journal du monde élégant ». Il donne peu à peu, à la France Littéraire, les études qui formeront Les Grotesques. Avec Gérard de Nerval, son ami fidèle, il rédige à la Charte de 1830 de Nestor Roqueplan le feuilleton dramatique. Sur ces entrefaites, Gérard de Nerval, fondant le Monde dramatique pour louer les charmes de Jenny Colon, les deux amis en assumèrent presque seuls la rédaction de 1835 à 1841. Enfin Théophile Gautier écrivit à la Caricature, au Musée des Familles, à la Revue des Deux-Mondes, au Gastronome, à L'Almanach des Muses, aux Annales Romantiques, au Voleur, au Diamant, au Sélam, à L'Amulette, au Journal des Gens du Monde, à la France Industrielle, à la Vieille Pologne, à L'Eglantine, à L'Abeille, au Rameau d'Or...

Mais l'acte décisif de sa vie fut son entrée à la "Presse". Emile de Girardin qui en fut, pendant de longues années, le directeur, l'y appela pour lui confier le feuilleton des Beaux-Arts. Il débuta le 26 août 1836 et un an après, le 11 juillet 1837, était aussi investi du feuilleton dramatique. Il fut dès lors l'esclave de la « copie » et continua ainsi 36 ans sans relâche. Le 10 avril 1855 il quittait la Presse pour entrer au Moniteur Universel qui, le 1er janvier 1869, fut remplacé par le Journal officiel. Théophile Gautier y resta enchaîné jusqu'à sa mort. Durant 36 ans il tint chaque semaine le triple feuilleton des théâtres, des livres nouveaux et des expositions de peinture. Et écrivit inlassablement l'œuvre la plus considérable peut-être, en quantité, de cette époque. Il publia, tout de même, dans son élan premier, en 1838, "Fortunio" (qui avait d'abord paru dans la Presse, sous le titre de "Eldorado") et "la Comédie de la Mort"...

Gautier écrivit en 1863 à Sainte-Beuve : "Fortunio est le dernier ouvrage où j'ai librement exprimé ma pensée véritable; à partir de là, l'invasion du "cant" et la nécessité de me soumettre aux convenances des journaux m'ont jeté dans la description purement physique; je n'ai plus énoncé de doctrine et j'ai gardé mon idée secrète..."

 

Ne trouve pas étrange, homme du monde, artiste,

Qui que tu sois, de voir par un portail si triste

S'ouvrir fatalement ce volume nouveau.

Hélas ! Tout monument qui dresse au ciel son faîte,

Enfonce autant les pieds qu'il élève la tête.

Avant de s'élancer tout clocher est caveau :

En bas, l'oiseau de nuit, l'ombre humide des tombes ;

En haut, l'or du soleil, la neige des colombes,

Des cloches et des chants sur chaque soliveau ;

En haut, les minarets et les rosaces frêles,

Où les petits oiseaux s'enchevêtrent les ailes,

Les anges accoudés portant des écussons ;

L'acanthe et le lotus ouvrant sa fleur de pierre

Comme un lys séraphique au jardin de lumière ;

En bas, l'arc surbaissé, les lourds piliers saxons ;

Les chevaliers couchés de leur long, les mains jointes,

Le regard sur la voûte et les deux pieds en pointes ;

L'eau qui suinte et tombe avec de sourds frissons.

Mon oeuvre est ainsi faite, et sa première assise

N'est qu'une dalle étroite et d'une teinte grise

Avec des mots sculptés que la mousse remplit.

Dieu fasse qu'en passant sur cette pauvre pierre,

Les pieds des pèlerins n' effacent pas entière

Cette humble inscription et ce nom qu' on y lit.

Pâles ombres des morts, j' ai pour vos promenades,

Filé patiemment la pierre en colonnades ;

Dans mon Campo-Santo je vous ai fait un lit !

 

 

Vous avez près de vous, pour compagnon fidèle,

Un ange qui vous fait un rideau de son aile,

Un oreiller de marbre et des robes de plomb.

Dans le jaspe menteur de vos tombes royales,

 

On voit s' entre-baiser les soeurs théologales

Avec leur auréole et leur vêtement long.

De beaux enfants tout nus, baissant leur torche éteinte,

Poussent autour de vous leur éternelle plainte ;

Un lévrier sculpté vous lèche le talon.

L'arabesque fantasque, après les colonnettes,

Enlace ses rameaux et suspend ses clochettes

Comme après l'espalier fait une vigne en fleur.

Aux reflets des vitraux la tombe réjouie,

Sous cette floraison toujours épanouie,

D'un air doux et charmant sourit à la douleur.

La mort fait la coquette et prend un ton de reine,

Et son front seulement sous ses cheveux d'ébène,

Comme un charme de plus garde un peu de pâleur.

Les émaux les plus vifs scintillent sur les armes,

L'albâtre s'attendrit et fond en blanches larmes ;

Le bronze semble avoir perdu sa dureté.

Dans leurs lits les époux sont arrangés par couples,

Leurs têtes font ployer les coussins doux et souples,

Et leur beauté fleurit dans le marbre sculpté.

Ce ne sont que festons, dentelles et couronnes,

Trèfles et pendentifs et groupes de colonnes

 

Où rit la fantaisie en toute liberté....

 


1838, "LA COMÉDIE DE LA MORT"

Recueil de poésies qui couronne et termine la période romantique de Théophile Gautier et va développer les motifs les plus sombres et les plus funèbres. "La Vie dans la mort" représente les cadavres inquiets et sans paix au fond de leur tombe ; et Raphaël, le peintre ardent et angélique, maudit les hommes de science qui ne savent conserver le monde, l`amour, la poésie, la beauté. Puis "La mort dans la vie" représente la mort intérieure, l`invisibIe néant que les vivants portent sous leur suaire de chair. Chaque âme est un tombeau ; guidé par la mort, que le poète décrit sous l'aspect sinistre et fascinant d`une vierge diaphane couronnée de ciguës et de violettes, il découvre la vanité des désirs les plus puissants qui mènent le monde : la science, l`amour, la gloire. Faust, après avoir goûté à la pomme d'or de la science. crie que la science c`est la mort et regrette l`amour; don Juan, tandis qu'il pleure, vieux, tremblant, paré d`un reste de splendeur, battu par la pluie sous un balcon désert, pense peut-être que c'est dans la vertu et dans la science que se cache l'énigme de la vie, cette énigme qu'il a cherché en vain à surprendre et que la volupté ne lui a pas révélée. Napoléon, déçu par la gloire, envie Tityre et Daphné et les bergers de sa Corse sauvage. Le poète a un mouvement de rébellion et clame son désir de vie, invoquant les roses, les chants, les femmes et la Muse antique, éternellement jeune. Mais le sourire railleur de la mort luit, même sous les voiles ...

 

LA VIE DANS LA MORT 

C'était le jour des morts : une froide bruine

Au bord du ciel rayé, comme une trame fine,

Tendait ses filets gris ;

Un vent de nord sifflait ; quelques feuilles rouillées

Quittaient en frissonnant les cimes dépouillées

Des ormes rabougris ;

Et chacun s'en allait dans le grand cimetière,

Morne, s'agenouiller sur le coin de la pierre

Qui recouvre les siens,

Prier Dieu pour leur âme, et, par des fleurs nouvelles,

Remplacer en pleurant les pâles immortelles

Et les bouquets anciens.

Moi, qui ne connais pas cette douleur amère,

D'avoir couché là-bas ou mon père ou ma mère

Sous les gazons flétris,

Je marchais au hasard, examinant les marbres,

Ou, par une échappée, entre les branches d' arbres,

Les dômes de Paris ;

Et comme je voyais bien des croix sans couronne,

Bien des fosses dont l' herbe était haute, où personne

Pour prier ne venait,

Une pitié me prit, une pitié profonde

De ces pauvres tombeaux délaissés, dont au monde

Nul ne se souvenait.

Pas un seul brin de mousse à tous ces mausolées,

Cependant, et des noms de veuves désolées,

D'époux désespérés,

Sans qu' un gramen voilât leurs majuscules noires,

Etalaient hardiment leurs mensonges notoires

A tous les yeux livrés.

Ce spectacle me fit sourdre au coeur une idée

Dont j' ai, depuis ce temps, toujours l' âme obsédée.

Si c' était vrai, les morts

Tordraient leurs bras noueux de rage dans leur bière

Et feraient pour lever leurs couvercles de pierre

D'incroyables efforts !

Peut-être le tombeau n' est-il pas un asile

Où, sur son chevet dur, on puisse enfin tranquille

Dormir l'éternité,

Dans un oubli profond de toute chose humaine,

Sans aucun sentiment de plaisir ou de peine

D'être ou d'avoir été.

Peut-être n' a-t-on pas sommeil ; et quand la pluie

Filtre jusques à vous, l'on a froid, l'on s' ennuie

Dans sa fosse tout seul.

Oh ! Que l' on doit rêver tristement dans ce gîte

Où pas un mouvement, pas une onde n' agite

Les plis droits du linceul !

Peut-être aux passions qui nous brûlaient, émue,

La cendre de nos coeurs vibre encore et remue

Par delà le tombeau,

Et qu'un ressouvenir de ce monde dans l' autre,

D'une vie autrefois enlacée à la nôtre,

Traîne quelque lambeau.

Ces morts abandonnés sans doute avaient des femmes,

Quelque chose de cher et d' intime ; des âmes

Pour y verser la leur :

S'ils étaient éveillés au fond de cette tombe,

Où jamais une larme avec des fleurs ne tombe,

Quelle affreuse douleur !

Sentir qu'on a passé sans laisser plus de marque

Qu'au dos de l'océan le sillon d' une barque,

Que l'on est mort pour tous ;

Voir que vos mieux aimés si vite vous oublient,

Et qu'un saule pleureur aux longs bras qui se plient

Seul se plaigne sur vous.

Au moins, si l' on pouvait, quand la lune blafarde,

Ouvrant ses yeux sereins aux cils d' argent, regarde

Et jette un reflet bleu

Autour du cimetière, entre les tombes blanches,

Avec le feu follet dans l' herbe et sous les branches,

Se promener un peu !

S'en revenir chez soi, dans la maison, théâtre

De sa première vie, et frileux, près de l' âtre,

S'asseoir dans son fauteuil,

Feuilleter ses bouquins et fouiller son pupitre

Jusqu'au moment où l' aube, illuminant la vitre,

Vous renvoie au cercueil !

Mais non ; il faut rester sur son lit mortuaire,

N'ayant pour se couvrir que le lin du suaire,

N'entendant aucun bruit,

Sinon le bruit du ver qui se traîne et chemine

Du côté de sa proie, ouvrant sa sourde mine,

Ne voyant que la nuit.

Puis, s'ils étaient jaloux, les morts, tout ce que Dante

A placé de tourments dans sa spirale ardente,

Près des leurs seraient doux.

Amants, vous qui savez ce qu' est la jalousie,

Ce qu'on souffre de maux à cette frénésie :

Un cadavre jaloux !

Impuissance et fureur ! être là, dans sa fosse,

Quand celle qu'on aimait de tout son amour, fausse

Aux beaux serments jurés,

En se raillant de vous, dans d' autres bras répète

Ce qu'elle vous disait, rouge et penchant la tête,

Avec des mots sacrés ...

 

LA MORT DANS LA VIE

La mort est multiforme, elle change de masque

Et d' habit plus souvent qu' une actrice fantasque ;

Elle sait se farder,

Et ce n'est pas toujours cette maigre carcasse,

Qui vous montre les dents et vous fait la grimace

Horrible à regarder.

Ses sujets ne sont pas tous dans le cimetière,

ils ne dorment pas tous sur des chevets de pierre

à l'ombre des arceaux ;

tous ne sont pas vêtus de la pâle livrée,

et la porte sur tous n' est pas encor murée

dans la nuit des caveaux.

Il est des trépassés de diverse nature :

aux uns la puanteur avec la pourriture,

le palpable néant,

l' horreur et le dégoût, l' ombre profonde et noire

et le cercueil avide entr'ouvrant sa mâchoire

comme un monstre béant ;

Aux autres, que l' on voit sans qu' on s' en épouvante

passer et repasser dans la cité vivante

sous leur linceul de chair,

l' invisible néant, la mort intérieure

que personne ne sait, que personne ne pleure,

même votre plus cher.

Car, lorsque l' on s' en va dans les villes funèbres

visiter les tombeaux inconnus ou célèbres,

de marbre ou de gazon ;

qu'on ait ou qu' on n' ait pas quelque paupière amie

sous l'ombrage des ifs à jamais endormie,

qu'on soit en pleurs ou non,

on dit : ceux-là sont morts. La mousse étend son voile

sur leurs noms effacés ; le ver file sa toile

dans le trou de leurs yeux ;

leurs cheveux ont percé les planches de la bière ;

à côté de leurs os, leur chair tombe en poussière

sur les os des aïeux.

Leurs héritiers, le soir, n' ont plus peur qu' ils reviennent ;

c'est à peine à présent si leurs chiens s' en souviennent,

enfumés et poudreux,

leurs portraits adorés traînent dans les boutiques ;

leurs jaloux d' autrefois font leurs panégyriques ;

tout est fini pour eux.

L' ange de la douleur, sur leur tombe en prière,

est seul à les pleurer dans ses larmes de pierre,

comme le ver leur corps,

l' oubli ronge leur nom avec sa lime sourde ;

ils ont pour drap de lit six pieds de terre lourde.

Ils sont morts, et bien morts !

Et peut-être une larme, à votre âme échappée,

sur leur cendre, de pluie et de neige trempée,

filtre insensiblement,

qui les va réjouir dans leur triste demeure ;

et leur coeur desséché, comprenant qu' on les pleure,

retrouve un battement.

Mais personne ne dit, voyant un mort de l' âme :

paix et repos sur toi ! L' on refuse à la lame

ce qu' on donne au fourreau ;

l' on pleure le cadavre et l' on panse la plaie,

l' âme se brise et meurt sans que nul s' en effraie

et lui dresse un tombeau.

Et cependant il est d' horribles agonies

qu' on ne saura jamais ; des douleurs infinies

que l' on n' aperçoit pas.

Il est plus d' une croix au calvaire de l' âme

sans l' auréole d' or, et sans la blanche femme

échevelée au bas.

Toute âme est un sépulcre où gisent mille choses ;

Des cadavres hideux dans des figures roses

Dorment ensevelis.

On retrouve toujours les larmes sous le rire,

Les morts sous les vivants, et l’homme est à vrai dire

Une Nécropolis.

Les tombeaux déterrés des vieilles cités mortes,

Les chambres et les puits de la Thèbe aux cent portes

Ne sont pas si peuplés,

On n’y rencontre pas de plus affreux squelettes,

Un plus vaste fouillis d’ossements et de têtes

 

Aux ruines mêlés.

L’on en voit qui n’ont pas d’épitaphe à leurs tombes,

Et de leurs trépassés font comme aux catacombes

Un grand entassement ;

Dont le cœur est un champ uni, sans croix ni pierres,

Et que l’aveugle Mort de diverses poussières

Remplit confusément.

D’autres, moins oublieux, ont des caves funèbres

Où sont rangés leurs morts, comme celles des Guèbres

Ou des Égyptiens ;

Tout autour de leur cœur sont debout les momies,

Et l’on y reconnaît les figures blêmies

De leurs amours anciens.

Dans un pur souvenir chastement embaumée

Ils gardent au fond d’eux l’âme qu’ils ont aimée ;

Triste et charmant trésor !

La mort habite en eux au milieu de la vie ;

Ils s’en vont poursuivant la chère ombre ravie

Qui leur sourit encor.

(....)

 


Gautier atteint la trentaine sans jamais avoir quitté Paris et après son voyage en Espagne, de mai à octobre 1840, voyager devint une obsession, il est en 1845 en Algérie avec Bugeaud, parcourt l'Italie en 1850, de Venise à Rome et à Naples, à Constantinople en 1852, revient par Athènes, un détour qui semble le détacher définitivement du romantisme : il y oublie son "moi" et s'adonne à un véritable culte de la réalité. C'est quasiment un nouveau modèle de description, loin des considérations métaphysiques  d'un Victor Hugo, par exemple dans "Le Rhin". Il est en Russie en 1858, et le Journal officiel l'envoie en Egypte en 1869 pour l'inauguration du Canal de Suez. Il racontera ses voyages avec un regard de grand enfant réalisant ses rêves...

"En 1840 je partis pour l'Espagne, le 5 mai. La guerre de Don Carlos était à peine terminée et des bandes de soldats, transformés en voleurs, rendaient l'excursion dangereuse. Depuis sept ou huit ans la Péninsule était presque fermée, et j'étais le premier voyageur qui s'y risquait. J'y restai cinq ou six mois, et je revins à Paris à l'entrée de l'hiver. Tra-los-Montès fut le fruit de ce tour, mon premier grand voyage ...."

 

DEPART (España, 1841)

 

Avant d’abandonner à tout jamais ce globe

Pour aller voir là-haut ce que Dieu nous dérobe,

Et de faire à mon tour au pays inconnu

Ce voyage dont nul n’est encor revenu,

J’ai voulu visiter les cités et les hommes,

Et connaître l’aspect de ce monde où nous sommes.

Depuis mes jeunes ans d’un grand désir épris,

J’étouffais à l’étroit dans ce vaste Paris ;

Une voix me parlait et me disait : — « C’est l’heure ;

Va, déracine-toi du seuil de ta demeure.

L’arbre pris par le pied, le minéral pesant,

Sont jaloux de l’oiseau, sont jaloux du passant ;

Et puisque Dieu t’a fait de nature mobile,

Qu’il t’a donné la vie, et le sang et la bile,

Pourquoi donc végéter et te cristalliser

À regarder les jours sous ton arche passer ?

Il est au monde, il est des spectacles sublimes,

Des royaumes qu’on voit en gravissant les cimes,

De noirs Escurials, mystérieux granits,

Et de bleus océans, visibles infinis.

Donc, sans t’en rapporter à son image ronde,

Par toi-même connais la figure du monde. »

Tout bas à mon oreille ainsi la voix chantait,

Et le désir ému dans mon cœur palpitait.

Comme au jour du départ on voit parmi les nues

Tournoyer et crier une troupe de grues,

Mes rêves palpitants, prêts à prendre leur vol,

Tournoyaient dans les airs et dédaignaient le sol ;

Au colombier, le soir, ils rentraient à grand’peine,

Et, des hôtes pensifs qui hantent l’âme humaine,

Il ne s’asseyait plus à mon triste foyer

Que l’ennui, ce fâcheux qu’on ne peut renvoyer !

 

L’amour aux longs tourments, aux plaisirs éphémères,

L’art et la fantaisie aux fertiles chimères,

L’entretien des amis et les chers compagnons

Intimes dont souvent on ignore les noms,

La famille sincère où l’âme se repose,

Ne pouvaient plus suffire à mon esprit morose ;

Et sur l’âpre rocher où descend le vautour

Je me rongeais le foie en attendant le jour.

Je sentais le désir d’être absent de moi-même ;

Loin de ceux que je hais et loin de ceux que j’aime,

Sur une terre vierge et sous un ciel nouveau,

Je voulais écouter mon cœur et mon cerveau,

Et savoir, fatigué de stériles études,

Quels baumes contenait l’urne des solitudes,

Quels mots balbutiait, avec ses bruits confus,

Dans la rumeur des flots et des arbres touffus,

La nature, ce livre où la plume divine

 

Écrit le grand secret que nul œil ne devine !

 

Je suis parti, laissant sur le seuil inquiet,

Comme un manteau trop vieux que l’on quitte à regret,

Cette lente moitié de la nature humaine,

L’habitude au pied sûr qui toujours y ramène,

Les pâles visions, compagnes de mes nuits,

Mes travaux, mes amours et tous mes chers ennuis.

La poitrine oppressée et les yeux tout humides,

Avant d’être emporté par les chevaux rapides,

J’ai retourné la tête à l’angle du chemin,

Et j’ai vu, me faisant des signes de la main,

Comme un groupe plaintif d’amantes délaissées,

 

Sur la porte debout ma vie et mes pensées.

 

 

 

 

Hélas ! que vais-je faire et que vais-je chercher ?

L’horizon charme l’œil : à quoi bon le toucher ?

Pourquoi d’un pied réel fouler les blondes grèves

Et les rivages d’or de l’univers des rêves ?

Poète, tu sais bien que la réalité

A besoin, pour couvrir sa triste nudité,

Du manteau que lui file à son rouet d’ivoire

L’imagination, menteuse qu’il faut croire ;

Que tout homme en son cœur porte son Chanaan

Et son Eldorado par delà l’Océan.

N’as-tu pas dans tes mains assez crevé de bulles,

De rêves gonflés d’air et d’espoirs ridicules ?

Plongeur, n’as-tu pas vu sous l’eau du lac d’azur

Les reptiles grouiller dans le limon impur ?

L’objet le plus hideux, que le lointain estompe,

Prend une belle forme où le regard se trompe.

Le mont chauve et pelé doit à l’éloignement

Les changeantes couleurs de son beau vêtement ;

Approchez, ce n’est plus que rocs noirs et difformes,

Escarpements abrupts, entassements énormes,

Sapins échevelés, broussailles aux poils roux,

 

Gouffres vertigineux et torrents en courroux.

Je le sais, je le sais. Déception amère !

Hélas ! j’ai trop souvent pris au vol ma chimère !

Je connais quels replis terminent ces beaux corps,

Et la sirène peut m’étaler ses trésors :

À travers sa beauté je vois, sous les eaux noires,

Frétiller vaguement sa queue et ses nageoires.

Aussi ne vais-je pas, de vains mots ébloui,

Chercher sous d’autres cieux mon rêve épanoui ;

Je ne crois pas trouver devant moi, toutes faites,

Au coin des carrefours, les strophes des poètes,

Ni pouvoir en passant cueillir à pleines mains

Les fleurs de l’idéal aux chardons des chemins.

Mais je suis curieux d’essayer de l’absence,

Et de voir ce que peut cette sourde puissance ;

Je veux savoir quel temps, sans être enseveli,

Je flotterai sur l’eau qui ne garde aucun pli,

Et dans combien de jours, comme un peu de fumée,

Des cœurs éteints s’envole une mémoire aimée.

Le voyage est un maître aux préceptes amers :

Il vous montre l’oubli dans les cœurs les plus chers,

Et vous prouve — ô misère et tristesse suprême ! —

Qu’ingrat à votre tour, vous oubliez vous-même !

Pauvre atome perdu, point dans l’immensité,

Vous apprenez ainsi votre inutilité.

Votre départ n’a rien dérangé dans le monde,

Déjà votre sillon s’est refermé sur l’onde.

Oublié par les uns, aux autres inconnu,

Dans des lieux où jamais votre nom n’est venu,

Parmi des yeux distraits et des visages mornes,

Vous allez sur la terre et sur la mer sans bornes.

Par l’absence à la mort vous vous accoutumez.

Cependant l’araignée à vos volets fermés

 

Suspend sa toile ronde, et la maison déserte

Semble n’avoir plus d’âme et pleurer votre perte,

Et le chien qui s’ennuie et voudrait vous revoir

Au détour du chemin va hurler chaque soir.

 


"RIBEIRA" (Madrid, 1844)

 

On trouve pour la première fois ce poème, ainsi que "Zurbaran" qui lui fait pendant, dans la Revue de Paris en février 1844. Tous les deux ont pris place en 1845 dans la série España des Poésies complètes. C'est à la fois une impression de l'artiste et du critique d'art, et un souvenir du voyageur en Espagne. Gautier avait voulu être peintre et a prétendu faire, en poésie, ce qu'il appelait des transpositions d`art, en appliquant à la poésie les procédés de la peinture. José de Ribera, immense peintre espagnol du XVIIe siècle (1588-1656), termina son éducation artistique en Italie, où il subit l'influence du Caravage; c'est à ce modèle qu'il emprunte son naturalisme et sa manière sombre; il a toujours quelque chose de violent, de cruel et de  fantastique dans les scènes, surtout religieuses, qu'il a peintes. Dans une autre pièce d'España, le sonnet intitulé "Sur le Prométhée du Musée de Madrid", Gautier avait déjà caractérisé l'artiste, "dur Ribeira, peintre au pinceau de fer". On a pu comparer la poésie de Gautier à la fameuse pièce de Baudelaire, "Les Phares", où sont associés les plus différents génies de la peinture, et où l'Espagne est représentée par Goya "Goya, cauchemar plein de choses inconnues, / De foetus qu’on fait cuire au milieu des sabbats, / De vieilles au miroir et d’enfants toutes nues, / Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas....)..

 

Il est des cœurs épris du triste amour du laid : 

Tu fus un de ceux-là, peintre à la rude brosse 

Que Naples a salué du nom d'EspagnoIet.

Rien ne put amollir ton âpreté féroce,

Et le splendide azur du ciel italien

N'a laissé nul reflet dans ta peinture atroce.

Chez toi, l'on voit toujours le noir Valencien, 

Paysan hasardeux, mendiant équivoque, 

More que le baptême à peine a fait chrétien.

Comme un autre le beau, tu cherches ce qui choque : 

Les martyrs, les bourreaux, les gitanos, les gueux. 

Étalant un ulcère à côté d'une loque;

Les vieux au chef branlant, au cuir jaune et rugueux, 

Versant sur quelque Bible un flot de barbe grise; 

Voilà ce qui convient à ton pinceau fougueux.

Tu ne dédaignes rien de ce que l'on méprise; 

Nul haillon, Ribeira, par toi n'est rebuté : 

Le vrai, toujours le vrai, c'est ta seule devise!

Et tu sais revêtir d'une étrange beauté

Ces trois monstres abjects, effroi de l'art antique,

La Douleur, la Misère et la Caducité.

Pour toi, pas d'Apollon, pas de Vénus pudique; 

Tu n'admets pas un seul de ces beaux rêves blancs 

Taillés dans le paros ou dans le pentélique.

Il te faut des sujets sombres et violents

Où l'ange des douleurs vide ses noirs calices,

Où la hache s'émousse aux billots ruisselants.

Tu semblés enivré par le vin des supplices, 

Comme un César romain dans sa pourpre insulté. 

Ou comme un victimaire après vingt sacrifices.

Avec quelle furie et quelle volupté

Tu retournes la peau du martyr qu'on écorche.

Pour nous en faire voir l'envers ensanglanté !

Aux pieds des patients comme tu métis la torche !

Dans le flanc de Caton comme tu fais crier

La plaie, affreuse bouche ouverte comme un porche !

 

D'où te vient, Ribeira, cet instinct meurtrier? 

Quelle dent t'a mordu, qui te donne la rage. 

Pour tordre ainsi l'espèce humaine et la broyer?

Que t'a donc fait le monde, et, dans tout ce carnage, 

Quel ennemi secret, de tes coups poursuis-tu? 

Pour tant de sang versé quel était donc l'outrage !

Ce martyr, c'est le corps d'un rival abattu;

 Et ce n'est pas toujours au cœur de Prométhée 

Que fouille l'aigle fauve avec son bec pointu.

De quelle ambition du ciel précipitée,

De quel espoir traîné par des coursiers sans frein,

Ton âme de démon était-elle agitée?

Qu'avais-tu donc perdu pour être si chagrin?

De quels amours tournés se composaient tes haines.

Et qui jalousais-tu, toi peintre souverain?

Les plus grands cœurs, hélas ! ont les plus grandes peines;

Dans la coupe profonde il tient plus de douleurs; 

Le ciel se venge ainsi sur les gloires humaines.

Un jour, las de l'horrible et des noires couleurs,

Tu voulus peindre aussi des corps blancs comme neige,

Des anges souriants, des oiseaux et des fleurs,

Des nymphes dans les bois que le satyre assiège.

Des amours endormis sur un sein frémissant,

Et tous ces frais motifs chers au moelleux Corrège ;

Mais tu ne sus trouver que du rouge de sang, 

Et quand du haut des cieux, apportant l'auréole, 

Sur le front de tes saints l'ange de Dieu descend,

En détournant les yeux, il la pose et s'envole !

 


1840, LE POETE ET LA FOULE (Espana, 1845)

Cette poésie s'appelait primitivement "Dans la Sierra", mais le titre en a été changé, pour éviter la confusion avec une autre pièce d'España, qui porte le même titre. Elle a d'abord paru en 1840 dans La Sylphide et se retrouve dans les Poésies complètes de 1845. C'est une impression de voyage qui portait cette indication d'origine : "Sierra Nevada, sur le Muley-Hassan, près de Grenade". Comme des poésies telles que "Les Colombes" ou "Le pin, des Landes', celle-ci comprend à la fois un paysage et un symbole. L'idée est la même que dans la dernière partie du "Pin des Landes" ("Le poète est ainsi dans les Landes du monde: / Lorsqu'il est sans blessure, il garde son trésor. / Il faut qu'il ait au coeur une entaille profonde / Pour épancher ses vers, divines larmes d'or.") : la valeur de la souffrance comme source d'inspiration de l'artiste, thème souvent traité Alfred de Musset (Ah! frappe-toi le cœur, c'est là qu'est le génie ! ... Les plus désespérés sont les chants les plus beaux...).  Pour l'opposition entre le poète et la foule, cf. "Les Montreurs", dans les "Poèmes barbares" de Leconte de Lisle, qui refuse au contraire de livrer à "la plèbe carnassière" les plaintes secrètes de "son coeur ensanglanté"...

 

La plaine, un jour, disait à la montagne oisive :

- Rien ne vient sur ton front des vents toujours battu.

Au poète, courbe sur sa lyre pensive,

La foule aussi disait : - Rêveur, à quoi sers-tu?

La montagne en courroux répondit à la plaine : 

- C'est moi qui fais germer les moissons sur ton sol,

Du midi dévorant je tempère l'haleine,

J'arrête dans les cieux les nuages au vol!

Je pétris de mes doigts la neige en avalanches,

Dans mon creuset je fonds les cristaux des glaciers, 

Et je verse, du bout de mes mamelles blanches,

En longs filets d'argent, les fleuves nourriciers.

Le poète, à son tour, répondit à la foule :

- Laissez mon pâle front s'appuyer sur ma main.

N'ai-je pas de mon flanc, d'où mon âme s'écoule, 

Fait jaillir une source où boit le genre humain?

 

Militona (1847)

Un lundi du mois de juin 184..., à Madrid, un jeune homme de bonne mine, don Andrès de Salcedo, fit une visite des plus courtes à sa fiancée dona Feliciana Vasques de Rios. Outre qu'il se plaisait modérément en compagnie de la jeune fille, qu'il épousait sans trop savoir pourquoi, par convenances de famille, il craignait d'arriver en retard à la course de taureaux qui devait avoir lieu ce jour-là comme tous les lundis. Or il était passionné pour ce divertissement, et de plus, le lundi précédent, il avait remarqué non loin de lui une jeune fille d'une rare beauté (Militona) et d'une expression étrange qu'il désirait revoir. Il prit donc très vite congé de Feliciana et se rendît à la Plaza de Toros...

 

"Un été dans le sahara ..." (1857-1859)

"La première partie de l’étape en venant d’El-Gouca, d’où nous sommes partis hier au jour levant, se fait non plus comme celle de la veille à travers des maquis entremêlés de bouquets d’arbres, mais à travers une belle forêt de chênes verts; par de vastes clairières tapissées d’herbes et avec de profondes perspectives sur les fonds bleus, sur les fonds verts, touffus, feuillus, d’un pays toujours et toujours boisé. Cette partie de l’étape est très-belle. On rêve chasse, on rêve aboiements de meutes dans ces solitudes pleines d’échos. Tout à coup la montagne manque sous vos pieds ; l’horizon se dégage, et l’œil embrasse alors à vol d’oiseau, dans toute sa longueur, une vallée beaucoup moins riante, d’un gris fauve qui commence à sentir le feu ; elle est comprise entre deux rangées de collines, celles de droite encore broussailleuses, celles de gauche à peine couronnées de quelques pins rabougris, et de plus en plus découvertes..." (Fromentin)

En 1859 (28 mai), Gautier consacra dans le Moniteur universel tout un feuilleton à la peinture orientale d'Eugène Fromentin (1820-1876), auteur par ailleurs de livres sur l'Algérie, tous deux fascinés par les envois de Prosper Marilhat (1811-1847) aux Salons de Paris de 1834 (La place de l'Esbekieh) ou de 1844, après ses séjours en Orient effectués de 1831 à 1833 (travaillant avec ses souvenirs tout comme Alexandre Decamps (1803-1860) qui, en 1926, avec "Un Turc se reposant contre un pilier d'architecture sarrasine" avait inauguré l'orientalisme à la française).

Comme Fromentin, écrit Gautier à la lecture d'un "Eté au Sahara", "comme lui, nous avons éprouvé bien des fois la nostalgie de l'azur, bien des fois nous avons rêvé des pèlerinages « au céleste pays du bleu », qui n'a rien de commun avec la contrée chimérique que Ludwig Tieck désigne sous ce nom ; quelles mornes tristesses s'emparent de certaines âmes quand l'hiver semble vouloir lier le ciel brumeux à la terre boueuse par une trame de pluie, quand l'eau court sous les toits en bouffées blanches, ou ruisselle au long des vitres comme des pleurs au long d'une joue, ceux-là seuls le savent qui ont dans le cœur le sentiment de la lumière ! Ce vif amour du soleil se trahit dès les premières pages du livre. Il est déjà ancien chez l'auteur, et il explique comment il lui est venu .."

A l'époque où Fromentin écrit son "Une Année dans le Sahel" (1858) et son "Un Eté dans le Sahara" (1857), il apparaît que le monde extérieur se révèle de plus en plus divers et nuancé à nos yeux, à cette richesse nouvelle de notre vision doit correspondre un enrichissement, un renouvellement du vocabulaire, tâche à laquelle s'est appliquée toute l'école issue du romantisme : qui veut rendre la pure sensation  et s'exprime surtout par images, ou cherche le mot technique, le mot local, le mot archaïque, le mot populaire, le néologisme ou l'épithète rare, des découvertes à peine réalisées qui tombent aussitôt et très rapidement dans le domaine public, dans un mouvement sans fin.  

Langage pictural et langage littéraire fusionnent avec Gautier qui, sans préjugés, reconstruit les paysages, et les donne à voir, saisissant ..

"Les peintres, lorsqu'ils quittent le pinceau pour la plume, conservent une manière aisément reconnaissable. — L'habitude d'étudier la nature sous son aspect plastique donne à leur phrase un contour arrêté et précis. Leur œil saisit les objets sous un angle particulier, les dessine, les assied, les met en perspective et les colore avec une netteté toute spéciale. Ils connaissent beaucoup mieux que les littérateurs occupés de la pensée pure le mobilier de la création. Il fait jour dans leur esprit comme dans ces grands ateliers éclairés de vitrines immenses où ils travaillent, le modèle sous les yeux ou rendu présent par des croquis. A force d'étudier les types, les visages, les attitudes, les mouvements et jusqu'au tic du corps, ils arrivent à une pénétration qui surprend. Tout un caractère leur est souvent révélé par un pli de la face, par une déviation de ligne, par un indice imperceptible pour tout autre. Leur art les rend involontairement observateurs, et même, lorsqu'ils ont déposé la palette et semblent inattentifs, ils se rendent compte de la forme propre des choses. Avec eux point de vague, point d'à peu près, point àe généralités banales ; chaque mot est un trait décisif, une touche accentuée ; voir est plus difficile qu'on ne pense ; beaucoup de prunelles sont voilées d'une taie quoique parfaitement claires, et voir — c'est avoir, dit le proverbe.

Pour notre part, nous aimons la façon d'écrire des peintres, surtout quand ils ne se proposent pas quelque idéal académique, quelque imitation de poète ou de prosateur en vogue. Nous y trouvons alors une saveur, un relief, une vie et une originalité qui nous séduisent plus que nous ne saurions dire...." (Le Sahara, l'Orient)

 

Voici dans "Loin de Paris", Gautier en partance pour l'Algérie via Le Pharamond, "arrivé de la veille par un temps de mistral, il avait eu passablement à souffrir de la mer, et sa cheminée blanchie par l'eau salée montrait que les vagues avaient plus d'une fois balayé le pont.

II - TRAVERSÉE - "... Les poètes ont débité beaucoup de tirades et les prosateurs beurré beaucoup de tartines sur l'immensité de la mer, cette image de l'infini : la mer n'est pas grande ou du moins ne paraît pas telle ; quand vous avez perdu de vue toute terre et que vous êtes, comme on dit, entre le ciel et l'eau, il se fait autour de vous un horizon de six à sept lieues en tout sens qui se déplace à mesure que vous avancez ; vous marchez emprisonné dans un cercle qui vous suit. Les vagues, même lorsqu'elles sont hautes, se déroulent avec lenteur et régularité dans une espèce de rythme monotone, et ne ressemblent nullement aux vagues échevelées de la plupart des peintres de marine. Quelles que soient la force du vent et l'agitation du flot, le bord du ciel se termine toujours par un ourlet d'indigo sans la moindre dentelure. — Vous êtes placé beaucoup trop bas pour embrasser un grand espace, et d'ailleurs la déclivité de la mer est telle, qu'on aperçoit les agrès d'un navire deux heures avant que la coque émerge.

Les moutons secouaient leur laine blanche sur la cime des vagues ; le soleil se couchait dans des braises attisées par le vent ; le navire tanguait et roulait. Sou- vent une de nos roues agitait ses spatules dans le vide. — Quelques flocons d'écume se résolvaient en pluie sur le pont. Craignant d'offrir une libation involontaire aux nymphes de la Méditerranée, nous descendîmes à nos cabines en décrivant les zigzags les plus bizarres, bien que nous n'eussions bu que de l'eau rose à notre dîner, et nous nous insérâmes le plus délicatement possible dans les tiroirs de commode qui devaient nous servir de lits.

Malgré le trantran insupportable de la machine haletante, les gémissements affreux des boiseries en souffrance, et les plaintes inarticulées que rendent tous les objets mal à leur aise dans un navire qui fatigue, nous ne tardâmes pas à nous endormir, mais d'un sommeil lourd et mêlé de rêves plats comme celui que procure une tragédie.

Le lendemain, la mer était plus calme, quoique la houle expirante soulevât encore de temps à autre le navire pour le laisser retomber avec un mouvement de roue de fortune bien désagréable aux cœurs sensibles.

La journée se passa sans autre incident que l'apparition lointaine d'une voile, le saut de quelque poisson et les plongeons successifs des passagers dans la cabine.

Vers le soir, des brumes grisâtres sortirent du sein des eaux à notre droite : c'étaient Mahon et Palma, que nous rangeâmes sans y aborder. De grands archipels de nuages bizarres et splendides laissaient tomber par leurs déchirures, sur les deux îles, de larges bandes de lumière dorée. A peine pûmes-nous distinguer l'échancrure de la rade, la silhouette de quelque montagne et ça et là des taches blanchâtres aux places des habitations et des villages.

On nous réveilla par une bonne nouvelle, c'est qu'avant midi nous serions en vue des côtes d'Afrique. En effet, vers onze heures, à grand renfort de lorgnettes, nous aperçûmes très-indistinctement sur la ligne extrême de l'horizon, — comme une espèce de banc de vapeur à peine appréciable et que nous n'eussions pas remarqué si l'on ne nous avait pas prévenus, — les premières cimes de l'Atlas. En mer, il est extrêmement difficile de distinguer les côtes lointaines des nuages. Ce sont exactement les mêmes teintes, les mêmes jeux d'ombre et de lumière.

Nous allions donc, au bout de quelques heures, être dans une autre partie du monde, dans cette mystérieuse Afrique, qui n'est pourtant qu'à deux journées de la France, parmi ces races basanées et noires qui diffèrent de nous, par le costume, les mœurs et la religion, autant que le jour diffère de la nuit; au sein de cette civilisation orientale que nous appelons barbarie avec le charmant aplomb qui nous caractérise; nous allions donc voir un de nos rêves se réaliser ou s'écrouler, et s'effacer de notre tête une de ces géographies fantastiques que l'on ne peut s'empêcher de se faire à l'endroit des pays qu'on n'a pas visités encore. Notre émotion était extrême, et nous n'étions pas seuls à la ressentir. L'annonce de la terre a cette propriété de guérir le mal de mer mieux que les citrons, le thé, le café noir et les bonbons de Malte. Il n'y a ni roulis ni tangage qui tienne. Tout le monde est sur le pont; les femmes elles-mêmes, éclipsées dès le commencement du voyage, se hasardent sur les dernières marches de l'escalier. On voit sortir de tous les coins du bateau des gens qu'on n'y soupçonnait pas.

Les bandes de terre, estompées par un brouillard lumineux, prenaient des formes de plus en plus nettes ; les parties éclairées laissaient déjà démêler quelques détails; le reste nageait dans cette ombre azurée parti- culière aux pays chauds. Des barques à voiles posées en ciseaux allaient et venaient comme des colombes qui quittent ou regagnent le colombier. La pointe Pescade et le cap Matifou, l'une à droite et l'autre à gauche (en venant de France), figurent les deux cornes de la baie en forme d'arc au fond de laquelle se trouve Alger. Les premières croupes du petit Atlas, surmontées par un étage de cimes lointaines, viennent mourir en falaise dans la mer. A leur pied s'étend la Mitidja.

Une tache blanchâtre coupée en trapèze commence à se dessiner sur le fond sombre des coteaux, pailletés çà et là d'étincelles d'argent dont chacune est une maison de campagne : c'est Alger, Al-Djezaïr, comme les Arabes l'appellent..."

 

"LOIN DE PARIS" (1865)

Le Rhin. - "La nuit était venue. Les berges lointaines nageaient entre l'eau et le ciel, semblables à ces minces nuages noirs qui rayent transversalement l'horizon crépusculaire. Quelquefois des rangées de grands arbres se reflétaient si exactement dans te miroir bruni du fleuve, que la vue troublée ne distinguait plus l'image de l'objet. La lune, sur laquelle s'était posé un flocon de nuée pareil à cette chauve-souris qu'Albert Durer fait voler dans le ciel de sa Mélancolie, brillait derrière cette tache sinistre au milieu d'un immense halo, roue d'argent du char de Ia nuit. Quelques points rouges scintillaient et tremblaient au bout de longues perches courbées au fil de l'eau, où leur réflexion s'allongeait comme des anguilles de feu indiquant les bas-fonds à éviter; un vent contraire rabattait l'épaisse colonne de fumée du bateau à vapeur, et quelquefois la lune apparaissait à travers Ies flocons sombres, comme le soleil, aux jours d'éclipse, à travers une vitre noircie. Tout prenait une apparence effrayante et fantastique. Les autres bateaux filaient près de nous avec des apparences de dragons aux yeux de braise..."

 

"L'Orient" (1877)

Où Gautier est assez remarquable c'est tout d'abord dans ses "Voyages", qui n'avait pas vu l'Espagne pouvait la voir dans "Tra los Montes", ses chaines de montagnes se profilant sur un ciel d'Andalousie  d'une pureté de contour étonnante,  qui n'avait pas vu la Russie pouvait ouvrir un autre volume de Gautier, et voir surgir les coupoles dorées de Moscou ou de Saint-Pétersbourg, et qui ignorait Constantinople n'aurait pour la connaître qu'à lire les pages de L'Orient où Gautier évoque les minarets blancs des mosquées et  les côtes d'Anatolie ..

 

Constantinople ...

 "On parle de la beauté de Naples et de son golfe où abordent incessamment des migrations de touristes ; mais qu'est cela à côté de Constantinople, voluptueusement couchée sur le divan de ses sept collines, laissant tremper ses pieds dans une eau de saphir et d'émeraude, et baignant, de sa tête couronnée de coupoles et de minarets, dans un ciel rose et bleu qui semble briller derrière une gaze d'argent? Quel panorama peut valoir au monde cette entrée de la Corne-d'Or, encombrée de pyroscaphes, de caïques, de prames, de mahonnes, d'argosils aux formes étranges et pittoresques, bordée d'un côté par les murailles crépelées, les kiosques et les cyprès du vieux sérail; de l'autre, par les constructions de Galata et de Péra, que surmonte de son toit de cuivre vert-de grisé la vieille tour des Génois, pendant de la tour du Séraskier, dressée sur l'autre rive; et lorsqu'on se retourne vers Kadi-Keuï, quel superbe spectacle encore! Au fond, l'Olympe da Bithynie, dessinant sa silhouette d'azur glacée au sommet d'une neige éternelle ; les côtes d'Anatolie aux lignes suaves estompées par une brume de lumière; les îles des Princes, constellant les eaux étincelantes de la mer de Marmara de leur gracieux archipel; vers la gauche, Scutari, ce faubourg asiatique de Constantinople, découpant ses maisons coloriées et les minarets blancs de ses mosquées sur l'immense rideau de cyprès de son cimetière, si beau qu'il donne envie de mourir.

Si l'on remonte le Bosphore, quelle série d'enchantements, quelle suite de tableaux magiques! L'œil reste incertain entre la rive d'Europe et la rive d'Asie, toutes deux également belles : le palais de Tschiragan, avec ses colonnades et ses frontons classiques, œuvre du réformateur Mahmoud, qui a voulu témoigner de ses idées modernes en renonçant aux toits chinois, aux arcs en cœur, aux colonnettes capricieuses de l'architecture turque ; le palais de Beschik-Tash, élevé par Abdul-Medjid, et qu'on prendrait pour un palazzo vénitien, plus riche, plus vaste, plus ciselé, plus fouillé, transporté du Grand Canal au bord du Bosphore ..."

 

Les Goncourt, qui l'ont rencontré la première fois en 1857, alors qu'il avait 46 ans, le représentent « la face lourde, les traits tombés dans l'empâtement des lignes, une lassitude de la face, un sommeil de la physionomie, avec comme les intermittences de compréhension d'un sourd, et des hallucinations de l'ouïe qui lui font écouter derrière quand on lui parle en face » (Journal, t. I, 3 janvier 1857). Il n'a plus les belles exubérances de jadis. Après vingt-deux ans, dit-il aux Goncourt, « on doit s'occuper à avoir une maîtresse qui respecte vos nerfs, à convenablement arranger son chez soi, à posséder des tableaux passables... et surtout à bien écrire. Voilà l'important : des phrases bien faites, et encore quelques métaphores ; oui, quelques métaphores, ça pare l'existence ». Ce fut en effet sa petite consolation intime. Pendant la première partie de sa vie de chroniqueur, il n'écrivit rien en dehors de sa tâche quotidienne. Rien. De 1848 à 1853, il se mit à tailler patiemment, pour lui-même, dans une matière un peu ingrate, les Emaux et Camées. Aussi, il écrit quelques contes. Mais, hélas, il passe de longues années seul, seul, sans espoir et sans foi...

 

LES VIEUX DE LA VIEILLE

15 décembre,

 

Par l’ennui chassé de ma chambre,

J’errais le long du boulevard :

IL faisait un temps de décembre,

Vent froid, fine pluie et brouillard ;

Et là je vis, spectacle étrange,

Échappés du sombre séjour,

Sous la bruine et dans la fange,

Passer des spectres en plein jour.

Pourtant c’est la nuit que les ombres,

Par un clair de lune allemand,

Dans les vieilles tours en décombres,

Reviennent ordinairement ;

C’est la nuit que les Elfes sortent

Avec leur robe humide au bord,

Et sous les nénuphars emportent

Leur valseur de fatigue mort ;

C’est la nuit qu’a lieu la revue

Dans la ballade de Zedlitz,

Où l’Empereur, ombre entrevue,

Compte les ombres d’Austerlitz.

Mais des spectres près du Gymnase,

A deux pas des Variétés,

Sans brume ou linceul qui les gaze,

Des spectres mouillés et crottés !

Avec ses dents jaunes de tartre,

Son crâne de mousse verdi,

A Paris, boulevard Montmartre,

Mob se montrant en plein midi !

La chose vaut qu’on la regarde :

Trois fantômes de vieux grognards,

En uniformes de l’ex-garde,

Avec deux ombres de hussards !

On eût dit la lithographie

Où, dessinés par un rayon,

Les morts, que Raffet déifie,

Passent, criant : Napoléon !

Ce n’était pas les morts qu’éveille

Le son du nocturne tambour,

Mais bien quelques vieux de la vieille

Qui célébraient le grand retour.

Depuis la suprême bataille,

L’un a maigri, l’autre a grossi ;

L’habit jadis fait à leur taille,

Est trop grand ou trop rétréci.

Nobles lambeaux, défroque épique,

Saints haillons, qu’étoile une croix,

Dans leur ridicule héroïque

Plus beaux que des manteaux de rois !

Un plumet énervé palpite

Sur leur kolbach fauve et pelé ;

Près des trous de balle, la mite

A rongé leur dolman criblé ;

Leur culotte de peau trop large

Fait mille plis sur leur fémur ;

Leur sabre rouillé, lourde charge,

Creuse le sol et bat le mur ;

Ou bien un embonpoint grotesque,

Avec grand’peine boutonné,

Fait un poussah, dont on rit presque,

Du vieux héros tout chevronné.

Ne les raillez pas, camarade ;

Saluez plutôt chapeau bas

Ces Achilles d’une Iliade

Qu’Homère n’inventerait pas.

Respectez leur tête chenue !

Sur leur front par vingt cieux bronzé,

La cicatrice continue

Le sillon que l’âge a creusé.

Leur peau, bizarrement noircie,

Dit l’Égypte aux soleils brûlants ;

Et les neiges de la Russie

Poudrent encor leurs cheveux blancs.

Si leurs mains tremblent, c’est sans doute

Du froid de la Bérésina ;

Et s’ils boitent, c’est que la route

Est longue du Caire à Wilna ;

S’ils sont perclus, c’est qu’à la guerre

Les drapeaux étaient leurs seuls draps ;

Et si leur manche ne va guère,

C’est qu’un boulet a pris leur bras.

Ne nous moquons pas de ces hommes

Qu’en riant le gamin poursuit ;

Ils furent le jour dont nous sommes

Le soir et peut-être la nuit.

Quand on oublie, ils se souviennent !

Lancier rouge et grenadier bleu,

Au pied de la colonne, ils viennent

Comme à l’autel de leur seul dieu.

Là, fiers de leur longue souffrance,

Reconnaissants des maux subis,

Ils sentent le coeur de la France

Battre sous leurs pauvres habits.

Aussi les pleurs trempent le rire

En voyant ce saint carnaval,

Cette mascarade d’empire

Passer comme un matin de bal ;

Et l’aigle de la grande armée

Dans le ciel qu’emplit son essor,

Du fond d’une gloire enflammée,

Étend sur eux ses ailes d’or !

 

LE POEME DE LA FEMME (Marbre de Paros)

 

Un jour, au doux rêveur qui l’aime,

En train de montrer ses trésors,

Elle voulut lire un poème,

Le poëme de son beau corps.

 

D’abord, superbe et triomphante

Elle vint en grand apparat,

Traînant avec des airs d’infante

Un flot de velours nacarat:

 

Telle qu’au rebord de sa loge

Elle brille aux Italiens,

Ecoutant passer son éloge

Dans les chants des musiciens.

 

Ensuite, en sa verve d’artiste,

Laissant tomber l’épais velours,

Dans un nuage de batiste

Elle ébaucha ses fiers contours.

 

Glissant de l’épaule à la hanche,

La chemise aux plis nonchalants,

Comme une tourterelle blanche

Vint s’abattre sur ses pieds blancs.

 

Pour Apelle ou pour Cléomène,

Elle semblait, marbre de chair,

En Vénus Anadyomène

Poser nue au bord de la mer.

 

De grosses perles de Venise

Roulaient au lieu de gouttes d’eau,

Grains laiteux qu’un rayon irise,

Sur le frais satin de sa peau.

 

Oh! quelles ravissantes choses,

Dans sa divine nudité,

Avec les strophes de ses poses,

Chantait cet hymne de beauté!

 

Comme les flots baisant le sable

Sous la lune aux tremblants rayons,

Sa grâce était intarissable

En molles ondulations.

 

Mais bientôt, lasse d’art antique,

De Phidias et de Vénus,

Dans une autre stance plastique

Elle groupe ses charmes nus.

 

Sur un tapis de Cachemire,

C’est la sultane du sérail,

Riant au miroir qui l’admire

Avec un rire de corail;

 

La Géorgienne indolente,

Avec son souple narguilhé,

Etalant sa hanche opulente,

Un pied sous l’autre replié.

 

Et comme l’odalisque d’Ingres,

De ses reins cambrant les rondeurs

En dépit des vertus malingres,

En dépit des maigres pudeurs!

 

Paresseuse odalisque, arrière!

Voici le tableau dans son jour,

Le diamant dans sa lumière ;

Voici la beauté dans l’amour!

 

Sa tête penche et se renverse

Haletante, dressant les seins,

Aux bras du rêve qui la berce,

Elle tombe sur ses coussins.

 

Ses paupières battent des ailes

Sur leurs globes d’argent bruni,

Et l’on voit monter ses prunelles

Dans la nacre de l’infini.

 

D’un linceul de point d’Angleterre

Que l’on recouvre sa beauté :

L’extase l’a prise à la terre;

Elle est morte de volupté !

 

Que les violettes de Parme,

Au lieu des tristes fleurs des morts

Où chaque perle est une larme,

Pleurent en bouquets sur son corps!

 

Et que mollement on la pose

Sur son lit, tombeau blanc et doux,

Où le poète, à la nuit close,

Ira prier à deux genoux.

 


"EMAUX ET CAMEES" (1852)

C'est le recueil de poésies qui rendit Théophile Gautier le plus célèbre avec des poèmes très courts et écrits en quatrains d'octosyllabes. Paru en 1852, c'est, dit-on, le livre qui marque en quelque sorte la fin de la première grande poésie romantique, idéaliste, sentimentale, voire grandiloquente, et qui inaugure la poésie parnassienne. Il comprend une cinquantaine de poésies, la plupart descriptives. Dans une forme d'une pureté cristalline, l`auteur exprime. avec légèreté et délicatesse, les divers aspects du monde extérieur : "Etude de mains", "Variations sur le carnaval de Venise", "Cœrulei Oculi", "L'Obélisque de Louxor", "Odelette anacréontique", "Apollonie", "La Rose-Thé", "Carmen", etc. 

Le poème inscrit en tête de l'ouvrage lui sert d'introduction ; l'auteur y proclame les droits de "l'art pour l`art", qui prend ses distances avec la réalité pour se tourner vers une contemplation désintéressée de la beauté. 

 

L’OBELISQUE DE PARIS

 

Sur cette place je m’ennuie,

Obélisque dépareillé ;

Neige, givre, bruine et pluie

Glacent mon flanc déjà rouillé ;

Et ma vieille aiguille, rougie

Aux fournaises d’un ciel de feu,

Prend des pâleurs de nostalgie

Dans cet air qui n’est jamais bleu.

Devant les colosses moroses

Et les pylônes de Luxor,

Près de mon frère aux teintes roses

Que ne suis-je debout encor,

Plongeant dans l’azur immuable

Mon pyramidion vermeil

Et de mon ombre, sur le sable,

Écrivant les pas du soleil !

Rhamsès, un jour mon bloc superbe,

Où l’éternité s’ébréchait,

Roula fauché comme un brin d’herbe,

Et Paris s’en fit un hochet.

La sentinelle granitique,

Gardienne des énormités,

Se dresse entre un faux temple antique

Et la chambre des députés.

Sur l’échafaud de Louis seize,

Monolithe au sens aboli,

On a mis mon secret, qui pèse

Le poids de cinq mille ans d’oubli.

Les moineaux francs souillent ma tête,

Où s’abattaient dans leur essor

L’ibis rose et le gypaëte

Au blanc plumage, aux serres d’or.

La Seine, noir égout des rues,

Fleuve immonde fait de ruisseaux,

Salit mon pied, que dans ses crues

Baisait le Nil, père des eaux,

Le Nil, géant à barbe blanche

Coiffé de lotus et de joncs,

Versant de son urne qui penche

Des crocodiles pour goujons !

Les chars d’or étoilés de nacre

Des grands pharaons d’autrefois

Rasaient mon bloc heurté du fiacre

Emportant le dernier des rois.

Jadis, devant ma pierre antique,

Le pschent au front, les prêtres saints

Promenaient la bari mystique

Aux emblèmes dorés et peints ;

Mais aujourd’hui, pilier profane

Entre deux fontaines campé,

Je vois passer la courtisane

Se renversant dans son coupé.

Je vois, de janvier à décembre,

La procession des bourgeois,

Les Solons qui vont à la chambre,

Et les Arthurs qui vont au bois.

Oh ! dans cent ans quels laids squelettes

Fera ce peuple impie et fou,

Qui se couche sans bandelettes

Dans des cercueils que ferme un clou,

Et n’a pas même d’hypogées

A l’abri des corruptions,

Dortoirs où, par siècles rangées,

Plongent les générations !

Sol sacré des hiéroglyphes

Et des secrets sacerdotaux,

Où les sphinx s’aiguisent les griffes

Sur les angles des piédestaux ;

Où sous le pied sonne la crypte,

Où l’épervier couve son nid,

Je te pleure, ô ma vieille Égypte,

Avec des larmes de granit !

 

ÉTUDE DE MAINS

 

Chez un sculpteur, moulée en plâtre,

J'ai vu l'autre jour une main

D'Aspasie ou de

Cléopâtre,

Pur fragment d'un chef-d'œuvre humain

Sous le baiser neigeux saisie

Comme un lis par l'aube argenté,

Comme une blanche poésie

S'épanouissait sa beauté.

Dans l'éclat de sa pâleur mate

Elle étalait sur le velours

Son élégance délicate

Et ses doigts fins aux anneaux lourds.

Une cambrure florentine,

Avec un bel air de fierté,

Faisait, en ligne serpentine,

Onduler son pouce écarté.

A-t-elle joué dans les boucles

Des cheveux lustrés de don Juan,

Ou sur son caftan d'escarboucles

Peigné la barbe du sultan,

Et tenu, courtisane ou reine,

Entre ses doigts si bien sculptés,

Le sceptre de la souveraine

Ou le sceptre des voluptés ?

Elle a dû, nerveuse et mignonne,

Souvent s'appuyer sur le col

Et sur la croupe de lionne

De sa chimère prise au vol.

Impériales fantaisies,

Amour des somptuosités ;

Voluptueuses frénésies,

Rêves d'impossibilités,

Romans extravagants, poèmes

De haschisch et de vin du Rhin,

Courses folles dans les bohèmes

Sur le dos des coursiers sans frein ;

On voit tout cela dans les lignes

De cette paume, livre blanc

Où Vénus a tracé des signes

Que l'amour ne lit qu'en tremblant.

 

 

APOLLONIE

 

J’aime ton nom d’Apollonie,

Echo grec du sacré vallon,

Qui, dans sa robuste harmonie,

Te baptise soeur d’Apollon.

Sur la lyre au plectre d’ivoire,

Ce nom splendide et souverain,

Beau comme l’amour et la gloire,

Prend des résonances d’airain.

Classique, il fait plonger les Elfes

Au fond de leur lac allemand,

Et seule la Pythie à Delphes

Pourrait le porter dignement,

Quand relevant sa robe antique

Elle s’assoit au trépied d’or,

Et dans sa pose fatidique

 

Attend le dieu qui tarde encor.

 

 


La dernière poésie précise la "poétique" de Gautier : le poète entend donner le jour à une forme absolument plastique et rigoureusement définie : "Sculpte, lime, cisèle ; / Que ton rêve flottant / Se scelle / Dans le bloc résistant." Gautier se tourne désormais vers la représentation plastique du monde sensible, dont la couleur et l`admirable netteté de ligne d'un poème comme "España" est en quelque sorte l'aboutissement. 

 

"L'ART" (1857)

Publié d'abord dans L'Artiste du 13 septembre 1857, réimprimée dans la 3e édition d` "Émaux et Camées" (1858), cette pièce fameuse était une réponse à une odelette de Théodore de Banville dédiée à Théophile Gautier. On peut comparer ce véritable Art poétique du Parnasse, ou plus exactement de l'école de "l'Art pour l'Art " à celui de la poésie symboliste que Verlaine écrivit vers 1874  ("De la musique avant toute chose, Et pour cela préfère l'Impair / Plus vague et plus soluble dans l'air, / Sans rien en lui qui pèse ou qui pose."). L'ídée générale en est celle-ci : comme les arts plastiques, la poésie est à la fois un art et un métier et ce métier demande une technique; bon ouvrier du vers, le poète doit posséder toutes les ressources de la langue, car la langue est la matière qu'il travaille, comme le sculpteur, l'argile ou le marbre, comme le peintre, la couleur; plus la matière est dure, plus la forme est difficile, plus l'oeuvre réalisée est parfaite et durable...

 

L'ART

 

Oui, l’œuvre sort plus belle

D’une forme au travail

Rebelle,

Vers, marbre, onyx, émail.

Point de contraintes fausses !

Mais que pour marcher droit

Tu chausses,

Muse, un cothurne étroit.

Fi du rythme commode,

Comme un soulier trop grand,

Du mode

Que tout pied quitte et prend !

Statuaire, repousse

L’argile que pétrit

Le pouce,

Quand flotte ailleurs l’esprit ;

Lutte avec le carrare,

Avec le paros dur

Et rare,

Gardiens du contour pur ;

Emprunte à Syracuse

Son bronze où fermement

S’accuse

Le trait fier et charmant ;

D’une main délicate

Poursuis dans un filon

D’agate

Le profil d’Apollon.

Peintre, fuis l’aquarelle,

Et fixe la couleur

Trop frêle

Au four de l’émailleur.

Fais les sirènes bleues,

Tordant de cent façons

Leurs queues,

Les monstres des blasons ;

Dans son nimbe trilobe

La Vierge et son Jésus,

Le globe

Avec la croix dessus.

Tout passe. – L’art robuste

Seul a l’éternité.

Le buste

Survit à la cité.

Et la médaille austère

Que trouve un laboureur

Sous terre

Révèle un empereur.

Les dieux eux-mêmes meurent

Mais les vers souverains

Demeurent

Plus forts que les airains.

 

Sculpte, lime, cisèle ;

Que ton rêve flottant

Se scelle

Dans le bloc résistant !

 

SYMPHONIE EN BLANC MAJEUR

 

De leur col blanc courbant les lignes,

On voit dans les contes du Nord,

Sur le vieux Rhin, des femmes-cygnes

Nager en chantant près du bord,

Ou, suspendant à quelque branche

Le plumage qui les revêt,

Faire luire leur peau plus blanche

Que la neige de leur duvet.

De ces femmes il en est une,

Qui chez nous descend quelquefois,

Blanche comme le clair de lune

Sur les glaciers dans les cieux froids ;

Conviant la vue enivrée

De sa boréale fraîcheur

A des régals de chair nacrée,

A des débauches de blancheur !

Son sein, neige moulée en globe,

Contre les camélias blancs

Et le blanc satin de sa robe

Soutient des combats insolents.

Dans ces grandes batailles blanches,

Satins et fleurs ont le dessous,

Et, sans demander leurs revanches,

Jaunissent comme des jaloux.

Sur les blancheurs de son épaule,

Paros au grain éblouissant,

Comme dans une nuit du pôle,

Un givre invisible descend.

De quel mica de neige vierge,

De quelle moelle de roseau,

De quelle hostie et de quel cierge

A-t-on fait le blanc de sa peau ?

A-t-on pris la goutte lactée

Tachant l'azur du ciel d'hiver,

Le lis à la pulpe argentée,

La blanche écume de la mer ;

Le marbre blanc, chair froide et pâle,

Où vivent les divinités ;

L'argent mat, la laiteuse opale

Qu'irisent de vagues clartés ;

L'ivoire, où ses mains ont des ailes,

Et, comme des papillons blancs,

Sur la pointe des notes frêles

Suspendent leurs baisers tremblants ;

L'hermine vierge de souillure,

Qui pour abriter leurs frissons,

Ouate de sa blanche fourrure

Les épaules et les blasons ;

Le vif-argent aux fleurs fantasques

Dont les vitraux sont ramagés ;

Les blanches dentelles des vasques,

Pleurs de l'ondine en l'air figés ;

L'aubépine de mai qui plie

Sous les blancs frimas de ses fleurs ;

L'albâtre où la mélancolie

Aime à retrouver ses pâleurs ;

Le duvet blanc de la colombe,

Neigeant sur les toits du manoir,

Et la stalactite qui tombe,

Larme blanche de l'antre noir ?

Des Groenlands et des Norvèges

Vient-elle avec Séraphita ?

Est-ce la Madone des neiges,

Un sphinx blanc que l'hiver sculpta,

Sphinx enterré par l'avalanche,

Gardien des glaciers étoilés,

Et qui, sous sa poitrine blanche,

Cache de blancs secrets gelés ?

Sous la glace où calme il repose,

Oh ! qui pourra fondre ce cœur !

Oh ! qui pourra mettre un ton rose

Dans cette implacable blancheur !

 


1858, "LE ROMAN DE LA MOMIE"

Un roman pittoresque comme tous les romans de Gautier, mais très érudit et très vivant. Quand Gautier l'écrivit, il était dans la pleine maturité de son talent. Il a su mettre à profit toute l'égyptologie de son temps et ressusciter en un petit nombre de pages, l'oeuvre est assez courte, toute une civilisation disparue. Le roman est précédé d'un prologue qui aussi intéressant que le récit lui-même. Un jeune Anglais, lord Evandale, et un savant allemand, le docteur Rumphius, se sont mis à la recherche d'une tombe égyptienne inviolée. Un Grec, dont c'est la profession de guider les touristes à travers les ruines égyptiennes, leur fait découvrir un tombeau royal. Du sarcophage que contient ce tombeau, les deux archéologues tirent la momie d'une jeune reine et un papyrus où se trouve rapportée toute son histoire. C'est la traduction de ce papyrus qui constitue le roman de la momie...

 

La momie.

"Jamais statue grecque ou romaine n'offrit un galbe plus élégant; les caractères particuliers de l'idéal égyptien donnaient même à ce beau corps, si miraculeusement conservé, une sveltesse et une légèreté que n'ont pas les marbres antiques. L'exiguïté des mains fuselées, la distinction des pieds étroits, aux doigts terminés par des ongles brillants comme l'agate, la finesse de la taille, le contour peu sorti de la hanche, la rondeur de la cuisse, la jambe un peu longue aux malléoles délicatement modelées, rappelaient la grâce élancée des musiciennes et des danseuses représentées sur les fresques figurant des repas funèbres, dans les hypogées de Thèbes. C'était cette forme d'une gracilité encore enfantine et possédant déjà toutes les perfections de la femme, que l'art égyptien exprime avec une suavite si tendre, soit qu'il peigne les murs des syringes, d'un pinceau rapide, soit qu'il fouille patiemment le basalte rebelle.

 

Ordinairement, les momies pénétrées de bitume et natrum ressemblent à de noirs simulacres taillés dans l'ébène; la dissolution ne peut les attaquer, mais les apparences de la vie leur manquent. Les cadavres ne sont pas retournés à la poussière d'où ils étaient sortis; mais ils se sont pétrifiés sous une forme hideuse qu'on ne saurait regarder sans dégoût ou sans effroi. Ici le corps, préparé soigneusement par des procédés plus sûrs, plus longs et plus coûteux, avait conservé l'élasticité de la chair, le grain de l'épiderme, et presque la coloration naturelle; la peau, d'un brun clair, avait la nuance blonde d'un bronze florentin neuf; et ce ton ambré et chaud qu'on admire dans les peintures de Giorgione ou du Titien, enfumées de vernis, ne devait pas différer beaucoup du teint de la jeune Égyptienne en son vivant. La tête semblait endormie plutôt que morte ; les paupières, encore frangées de leurs longs cils, faisaient briller entre leurs lignes d'antimoine des yeux d'émail lustrés des humides lueurs de la vie; on eût dit qu'elles allaient secouer comme un rêve léger Ieur sommeil de trente siècles ..."

 

"LE MUSEE SECRET" (1864)

Après son second voyage en Russie (1861), Gautier se rend en mai 1862 à l'Exposition universelle de Londres, publie une série de feuilletons consacrés à Hogarth, Reynolds, Gainsborough et Lawrence (Le Moniteur universel, 4 mai-11 juin), puis en décembre la Bibliographie de la France annonce "Les Dieux et les demi-dieux de la peinture" par Théophile Gautier (auteur de l'introduction et des chapitres consacrés à Corrège, Vélasquez et Murillo), Arsène Houssaye et Paul de Saint-Victor. Entretemps est paru "Le Musée secret", jamais Gautier n'atteignit à une richesse de ton et de touche pareille à celle qui brille dans cette poésie ...

 

Des déesses et des mortelles

Quand ils font voir les charmes nus

Les sculpteurs grecs plument les ailes

De la colombe de Vénus.

Sous leur ciseau s’envole et tombe

Le doux manteau qui la revêt

Et sur son nid froid la colombe

Tremble sans plume et sans duvet.

Ô grands païens, je vous pardonne !

Les Grecs enlevant au contour

Le fin coton que Dieu lui donne

Otaient son mystère à l’amour ;

Mais nos peintres tondant leurs toiles

Comme des marbres de Paros,

Fauchent sur les beaux corps sans voiles

Le gazon où s’assied Éros.

Pourtant jamais beauté chrétienne

N’a fait à son trésor caché

Une visite athénienne

La lampe en main, comme Psyché.

Au soleil tirant sans vergogne

Le drap de la blonde qui dort,

Comme Philippe de Bourgogne

Vous trouveriez la toison d’or,

Et la brune est toujours certaine

D’amener autour de son doigt

Pour le diable de La Fontaine

Le cheveu que rien ne rend droit.

Aussi j’aime tes courtisanes

Et tes nymphes, ô Titien,

Roi des tons chauds et diaphanes,

Soleil du ciel Vénitien.

Sous une courtine pourprée

Elles étalent bravement,

Dans sa pâleur mate et dorée

Un corps superbe où rien ne ment.

Une touffe d’ombre soyeuse

Veloute, sur leur flanc poli

Cette envergure harmonieuse

Que trace l’aine avec son pli.

Et l’on voit sous leurs doigts d’ivoire

Naïf détail que nous aimons

Germer la mousse blonde ou noire

Dont Cypris tapisse ses monts.

 

 

À Naples, ouvrant des cuisses rondes

Sur un autel d’or Danaé

Laisse du ciel en larmes blondes

Pleuvoir Jupiter monnoyé.

Et la tribune de Florence

Au cant choqué montre Vénus

Baignant avec indifférence

Dans son manchon ses doigts menus,

Maître, ma gondole à Venise

Berçait un corps digne de toi

Avec un flanc superbe où frise

De quoi faire un ordre de roi.

Pour rendre sa beauté complète

Laisse moi faire, ô grand vieillard,

Changeant mon luth pour ta palette,

Une transposition d’art.

Oh ! comme dans la rouge alcôve

Sur la blancheur de ce beau corps

J’aime à voir cette tache fauve

Prendre le ton bruni des ors

Et rappeler ainsi posée

L’Amour sur sa mère endormi

Ombrant de sa tête frisée

Le beau sein qu’il cache à demi

Dans une soie ondée et rousse

Le fruit d’amour y rit aux yeux

Comme une pêche sous la mousse

D’un paradis mystérieux.

Pommes authentiques d’Hespéride,

Or crespelé, riche toison,

Qu’aurait voulu cueillir Alcide

Et qui ferait voguer Jason !

Sur ta laine annelée et fine

Que l’art toujours voulut raser

Ô douce barbe féminine

Reçois mon vers comme un baiser

Car il faut des oublis antiques

Et des pudeurs d’un temps châtré

Venger dans des strophes plastiques

Grande Vénus, ton mont sacré !

 


Puis les choses évoluent. La jeunesse littéraire va regarder Théophile Gautier comme un maître et des écrivains comme Flaubert, Baudelaire, les Goncourt, Fromentin, Paul de Saint-Victor, Monselet, Feydeau, viennent se ranger sous sa bannière. Quand il devient directeur de l'Artiste, il les prend tous comme collaborateurs, élargissant sur eux son influence. C'est lui qui fit écrire à Fromentin "Une année dans le Sahel". C'est à son école que, à côté de tous ces écrivains, prirent des leçons de style, Taine, Renan même, de Banville et bien d'autres qui ne s'en cachaient pas....

Le voici en 1863 fréquenta assidument le dîner de Magny, Taine, Renan, Sainte- Beuve, les Goncourt, de Saint- Victor et Flaubert, ce chroniqueur de plus de cinquante ans, fatigué et lassé par son long labeur insipide, se ressaisit, "Le Capitaine Fracasse" s'annonce ...

Mais La Légende des Siècles et les Misérables parurent sans qu'il en parla...

 

1863, "LE CAPITAINE FRACASSE" 

Le Capitaine Fracasse est des ouvrages en prose de Gautier, le plus populaire et le plus étendu. Gautier le commença jeune, l'abandonna, puis le reprit. Il parut en 1863, mais, malgré la date relativement récente qu'il porte, il appartient en réalité à la période de notre histoire littéraire qui va de 1830 à 1850. On y trouve pourtant les principaux caractères qui distinguent les œuvres que Gautier écrivit dans la maturité de son talent. Absence complète de lyrisme et de sentimentalité. C'est, nous dit-il lui-même dans sa préface, une œuvre purement pittoresque, objective. Et il ajoute : "Figurez- vous que vous feuilletez des eaux-fortes de Gallot historiées de légendes". Ce n'est donc point un roman, mais un album d'estampes...

 

"Le château de la Misère.

Sur le revers d'une de ces collines décharnées qui bossuent les Landes, entre Dax et Mont-de- Marsan, s'élevait, sous le règne de Louis XIII, une de ces gentilhommières si communes en Gascogne, et que les villageois décorent du nom de château. 

Deux tours rondes, coiffées de toits en éteignoir, flanquaient les angles d'un bâtiment, sur la façade duquel deux rainures profondément entaillées trahissaient l'existence primitive d'un pont-levis réduit à l'état de sinécure par le nivelage du fossé, et donnaient au manoir un aspect assez féodal, avec leurs échauguettes en poivrière et leurs girouettes à queue d'aronde. Une nappe de lierre enveloppant à demi l'une des tours tranchait heureusement par son vert sombre sur le ton gris de la pierre déjà vieille à cette époque.

De larges plaques de lèpre jaune marbraient les tuiles brunies et désordonnées des toits, dont les chevrons pourris avaient cédé par places ; la rouille empêchait de tourner les girouettes, qui indiquaient toutes un vent différent; les lucarnes étaient bouchées par des volets de bois déjeté et fendu.

Des nids d'hirondelles oblitéraient le faîte des cheminées et les angles des fenêtres, et, sans un mince filet de fumée qui sortait d'un tuyau de briques et se tortillait en vrille comme dans ces dessins de maisons que les écoliers griffonnent sur la marge de leurs livres de classe, on aurait pu croire le logis inhabité : maigre devait être la cuisine qui se préparait à ce foyer, car un soudard avec sa pipe eût produit des flocons plus épais. C'était le seul signe de vie que donnât la maison, comme ces mourants dont l'existence ne se révèle que par la vapeur de leur souffle.

Quant au jardin, il retournait doucement à l'état de hallier ou de forêt vierge. A l'exception d'un carré où se pommelaient quelques choux aux feuilles veinées et vert-de-grisées, et , qu'étoilaient des soleils d'or au cœur noir, dont la présence témoignait d'une sorte de culture, la nature reprenait ses droits sur cet espace abandonné et en effaçait les traces du travail de l'homme qu'elle semble aimer à faire disparaître.

Les arbres non taillés projetaient en tous sens des branches gourmandes. Les buis, destinés à marquer le dessin des bordures et des allées, étaient devenus des arbustes, ne subissant plus le ciseau depuis de longues années. Des graines apportées par le vent avaient germé au hasard et se développaient avec cette robustesse vivace, particulière aux mauvaises herbes, à la place qu'avaient occupée les jolies fleurs et les plantes rares. Les ronces, aux ergots épineux, se croisaient d'un bord à l'autre des sentiers et vous accrochaient au passage pour vous empêcher d'aller plus loin et vous dérober ce mystère de tristesse et de désolation...."

 

"Sigognac descendit l'escalier, protégeant sa lampe avec sa main contre les courants d'air qui menaçaient de l'éteindre. La reflet de la flamme pénétrait ses phalange amincies et les teignait d'un rouge diaphane, en sorte que, quoique ce fût la nuit et qu'il marchât suivi d'un chat noir au lieu de précéder le soleil, il méritait l'épithète appliquée par le bon Homère aux doigts de l'Aurore.

Il abaissa la barre de la porte, entr'ouvrit le battant mobile, et se trouva en face d'un personnage au nez duquel il porta sa lampe. Éclairée par ce rayon, une assez grotesque figure se dessina sur le fond d'ombre : un crâne couleur de beurre rance luisait sous la lumière et la pluie. Des cheveux gris plaqués aux tempes, un nez cardinalisé de purée septembrale, tout fleuri de bubelettes, s'épanouissant en bulbe entre deux petits yeux vairons recouverts de sourcils très épais et bizarrement noirs, des joues flasques, martelées de tons vineux et traversées de fibrilles rouges, une bouche lippue d'ivrogne et de satyre, un menton à verrue où s'implantaient quelques poils revêches et durs comme des crins de vergette, composaient un ensemble de physionomie digne d'être sculptée en mascaron sous la corniche du Pont-Neuf. Une certaine bonhomie spirituelle tempérait ce que ces traits pouvaient présenter de peu engageant au premier coup d'œil. Les angles plissés des yeux et les commissures des lèvres remontées vers les oreilles indiquaient d'ailleurs l'intention d'un sourire gracieux. Cette tête de fantoche, servie sur une fraise de blancheur équivoque, surmontait un corps perdu dans une souquenille noire qui saluait en arc de cercle avec une affectation de politesse exagérée.

Les saluts accomplis, le burlesque personnage, prévenant sur les lèvres du Baron la question qui allait en jaillir, prit la parole d'un ton légèrement emphatique et déclamatoire :

"Daignez m'excuser, noble châtelain, si je viens frapper moi-même à la poterne de votre forteresse sans me faire précéder d'un page ou d'un nain sonnant du cor, et cela à une heure avancée. Nécessité n'a pas de loi et force les gens du monde les plus polis à des barbarismes de conduite.

— Que voulez- vous? interrompit assez sèchement le Baron ennuyé par le verbiage du vieux drôle.

— L'hospitalité pour moi et mes camarades, des princes et des princesses, des Léandres et des Isabelles, des docteurs et des capitaines qui se promènent de bourgs en villes sur le chariot de Thespis, lequel chariot, traîné par des bœufs à la manière antique, est maintenant embourbé à quelques pas de vôtre château.

— Si je comprends bien ce que vous dites, vous êtes des comédiens de province en tournée et vous avez dévié du droit chemin?

— On ne saurait mieux élucider mes paroles, répondit l'acteur, et vous parlez de cire. Puis-je espérer que Votre Seigneurie m'accorde ma requête?

— Quoique ma demeure soit assez délabrée et que je n'aie pas grand'chose à vous offrir, vous y serez toujours un peu moins mal qu'en plein air par une pluie battante."

 

Les comédiens entrent. Sigognac s'excuse sur sa pauvreté de ne pouvoir leur offrir que le couvert. Le Pédant, munitionnaire de la troupe, répond qu'il tient en réserve de bonnes provisions. Il va les chercher et, peu d'instants après, le baron et les comédiens prennent place autour d'une table chargée de mets...

 

"Le jeune maître du château put alors étudier tout à son aise les physionomies de ses hôtes vivement éclairées et ressortant avec un plein relief. Son examen porta d'abord sur les femmes, dont il ne serait pas hors de propos de tirer ici un léger crayon, tandis que le Pédant pratique une brèche aux remparts du pâté.

La Sérafina était une jeune femme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, à qui l'habitude de jouer les grandes coquettes avait donné l'air du monde et autant de manège qu'à une dame de cour. Sa figure, d'un ovale un peu allongé, son nez légèrement aquilin, ses yeux gris à fleur de tète, sa bouche rouge, dont la lèvre inférieure était coupée par une petite raie, comme celle d'Anne d'Autriche, et ressemblait à une cerise, lui composaient une physionomie avenante et noble à laquelle contribuaient encore deux cascades de cheveux châtains descendant par ondes au long de ses joues, où l'animation et la chaleur avaient fait paraître de jolies couleurs roses. Deux longues mèches, appelées moustaches et nouées chacune par trois rosettes de ruban noir, se détachaient capricieusement des crêpelures et en faisaient valoir la grâce vaporeuse comme des touches de vigueur que donne un peintre au tableau qu'il termine. Son chapeau de feutre à bord rond, orné de plumes dont la dernière se contournait en panache sur les épaules de la dame, et les autres se recroquevillaient en bouillons, coiffait cavalièrement la Sérafina; un col d'homme rabattu, garni d'un point d'Alençon et noué d'une bouffette noire, de même que les moustaches, s'étalait sur une robe de velours vert à manches crevées, relevées d'aiguillettes et de brandebourgs, et dont l'ouverture laissait bouillonner le linge; une écharpe de soie blanche, posée en bandoulière, achevait de donner à cette mise un air galant et décidé.

Ainsi attifée, Sérafina avait une mine de Penthésilée et de Marphise très propre aux aventures et aux comédies de cape et d'épée. Sans doute tout cela n'était pas de la première fraîcheur, l'usage avait miroité par places le velours de la jupe, la toile de Frise était un peu fripée, les dentelles eussent paru rousses au grand jour; les broderies de l'écharpe, à les regarder de près, rougissaient et trahissaient le clinquant; plusieurs aiguillettes avaient perdu leurs ferrets et la passementerie éraillée des brandebourgs se défilait par endroits; les plumes énervées battaient flasquement sur les bords du feutre, les cheveux étaient un peu défrisés, et quelques fétus de paille, ramassés dans la charrette, se mêlaient assez pauvrement à leur opulence.

Ces petites misères de détail n'empêchaient pas donna Sérafîna d'avoir un port de reine sans royaume..."

 

Le lendemain, Sigognac est vivement engagé par les comédiens à se rendre à Paris avec leur troupe, pour y chercher fortune. Après quelques hésitations, il s'y décide ...

 

 

"HISTOIRE DU ROMANTISME" (1874)

Gautier publie en 1874 une histoire du romantisme (incomplète). des Notices romantiques et un fameux rapport au ministre de l`Instruction publique sur "Les Progrès de la poésie française depuis 1830". Ces pages constituent une suite de souvenirs et d`éloges, mais il ne soucie que peu de porter un jugement vraiment critique sur un mouvement auquel il a participé avec tant de passion. L'Histoire abonde en détails pittoresques, il y évoque les temps héroïques des débuts du romantisme, sa rencontre avec Victor Hugo, leur amitié, les réunions de peintres et d`écrivains. Le célèbre gilet rouge qu`il portait à la première d`Hernaní, le 25 février 1830, est devenu le symbole même du romantisme et de l'époque. Dans Notices romantiques, il évoque les plus grands et les moins connus de ses compagnons et manifeste son admiration pour ses amis, depuis Alfred de Vigny jusqu'à Eugène Delacroix. Quant aux pages sur Les Progrès de la poésie française depuis 1830, ce ne sont pas un simple rapport chronologique (1830-1868), mais une tentative d`explication de la poésie qui, après Lamartine. Hugo et Musset, cherchait une nouvelle voie, avec des remarques sur quelques jeunes poètes, de Banville et Leconte de Lisle à Baudelaire et à Mistral ...

 

"De ceux qui, répondant au cor d'Hernani, s'engagèrent à sa suite dans l'âpre montagne du Romantisme et en défendirent si vaillamment les défilés contre les attaques des classiques, il ne survit qu'un petit nombre de vétérans disparaissant chaque jour comme les médaillés de Sainte-Hélène. Nous avons eu l'honneur d'être enrôlé dans ces jeunes bandes qui combattaient pour l'idéal, la poésie et la liberté de l'art, avec un enthousiasme, une bravoure et un dévouement qu'on ne connaît plus aujourd'hui. Le chef rayonnant reste toujours debout sur sa gloire comme une statue sur une colonne d'airain, mais le souvenir des soldats obscurs va bientôt se perdre, et c'est un devoir pour ceux qui ont fait partie de la grande armée littéraire d'en raconter les exploits oubliés.

Les générations actuelles doivent se figurer difficilement l'effervescence des esprits à cette époque; il s'opérait un mouvement pareil à celui de la Renaissance. Une sève de vie nouvelle circulait impétueusement. Tout germait, tout bourgeonnait, tout éclatait à la fois. Des parfums vertigineux se dégageaient des fleurs; l'air grisait, on était fou de lyrisme et d'art. Il semblait qu'on vînt de retrouver le grand secret perdu, et cela était vrai, on avait retrouvé la poésie.

On ne saurait imaginer à quel degré d'insignifiance et de pâleur en était arrivée la littérature. La peinture ne valait guère mieux. Les derniers élèves de David étalaient leur coloris fade sur les vieux poncifs gréco-romains. Les classiques trouvaient cela parfaitement beau; mais devant ces chefs-d'œuvre, leur admiration ne pouvait s'empêcher de mettre la main devant la bouche pour masquer un bâillement, — ce qui ne les rendait pas plus indulgents pour les artistes de la jeune école, qu'ils appelaient des sauvages tatoués et qu'ils accusaient de peindre avec  "Un balai ivre". On ne laissait pas tomber leurs insultes à terre ; on leur renvoyait momies pour sauvages, et de part et d'autre on se méprisait parfaitement. En ce temps-là, notre vocation littéraire n'était pas encore décidée, et l'on nous aurait bien étonné si l'on nous eût dit que nous serions journaliste. La perspective d'un tel avenir nous eût assurément peu séduit. Notre intention était d'être peintre, et dans cette idée nous étions entré à l'atelier de Rioult, situé près du temple protestant de la rue Saint-Antoine, et que sa proximité du collège Charlemagne, où nous finissions nos études, nous rendait préférable à toute autre par la facilité qu'elle nous donnait de combiner les séances et les classes. Bien des fois nous avons regretté de ne pas avoir suivi notre première impulsion.

On voit ce qu'on a fait, et la réalité toujours sévère vous donne votre mesure, mais on peut rêver ce qu'on aurait fait bien plus beau, bien plus grand, bien plus magnifique; — la page a été noircie, la toile est restée blanche, et rien n'empêche d'y supposer, comme le Frenhœlfer du "Chef-d'œuvre inconnu" de Balzac, une Vénus près de laquelle les femmes nues du Titien ne seraient que d'informes barbouillages. Innocente illusion, secret subterfuge de l'amour-propre qui ne fait de mal à personne et qui console toujours un peu : il est doux de se dire, quand on a jeté le pinceau pour la plume : Quel grand peintre j'aurais été ! Pourvu que nos lecteurs ne soient pas de notre avis et ne trouvent pas aussi que nous eussions mieux fait de persister dans notre première voie ! 

On lisait beaucoup alors dans les ateliers. Les rapins aimaient les lettres, et leur éducation spéciale les mettant en rapport familier avec la nature, les rendait plus propres à sentir les images et les couleurs de la poésie nouvelle. Ils ne répugnaient nullement aux détails précis et pittoresques si désagréables aux classiques. Habitués à leur libre langage entremêlé de termes techniques, le mot propre n'avait pour eux rien de choquant. Nous parlons des jeunes rapins, car il y avait aussi les élèves bien sages, fidèles au dictionnaire de Chompré et au tendon d'Achille, estimés du professeur et cités par lui pour exemple. Mais ils ne jouissaient d'aucune popularité, et l'on regardait avec pitié leur sobre palette où ne brillait ni vert véronèse, ni jaune indien, ni laque de Smyrne, ni aucune des couleurs séditieuses proscrites par l'Institut.

Chateaubriand peut être considéré comme l'aïeul ou, si vous l'aimez mieux, comme le Sachem du Romantisme en France. Dans le Génie du Christianisme il restaura la cathédrale gothique ; dans les Natchez, il rouvrit la grande nature fermée; dans René, il inventa la mélancolie et la passion moderne. Par malheur, à cet esprit si poétique manquaient précisément les deux ailes de la poésie — le vers ; — ces ailes, Victor Hugo les avait, et d'une envergure immense, allant d'un bout à l'autre du ciel lyrique. Il montait, il planait, il décrivait des cercles, il se jouait avec une liberté et une puissance qui rappelaient le vol de l'aigle.

Quel temps merveilleux ! Waller Scott était alors dans toute sa fleur de succès ; on s'initiait aux mystères du Faust de Gœthe, qui contient tout, selon l'expression de madame de Staël, et même quelque chose d'un peu plus que tout. On découvrait Shakespeare sous la traduction un peu raccommodée de Letourneur, et les poèmes de lord Byron, le Corsaire, Lara, le Giaour, Manfred, Beppo, Don Juan, nous arrivaient  de l'Orient, qui n'était pas banal encore. Comme tout cela était jeune, nouveau, étrangement coloré, d'enivrante et forte saveur ! La tête nous en tournait ; il semblait qu'on entrait dans des mondes inconnus. A chaque page on rencontrait des sujets de compositions qu'on se hâtait de crayonner ou d'esquisser furtivement, car de tels motifs n'eussent pas été du goût du maître et auraient pu, découverts, nous valoir un bon coup d'appui-main sur la tête.

C'était dans ces dispositions d'esprit que nous dessinions notre académie, ..."

 

Théophile Gautier ne survécut que de peu de mois aux événements de 1870. L'année terrible, survenant au moment où il entrait dans la vieillesse, fut pour lui une épreuve dont il ne devait pas se relever. Il essaya cependant de réagir. « Je veux, disait-il, vieillir superbement; je veux donner à ce pays l'exemple d'une de ces vieillesses de poète sereines et fécondes qui reflètent déjà la vie supérieure, et semblent anticiper l'immortalité. » Mais la mort le prit le 23 juin 1872, dans sa petite maison de Neuilly, où il s'était retiré au milieu des siens, s'entretenant avec ses amis de l'art auquel il s'était donné tout entier ...