Alphonse Daudet (1840-1897), "Le petit Chose" (1868), "Les Lettres de mon moulin" (1869), "Tartarin de Tarascon" (1872), "Les Contes du Lundi" (1873), "Le Nabab" (1877), "Sapho" (1884) - ....
Last update : 12/11/2016
Autant Guy de Maupassant (1850-1893) fut un esprit sombre et désabusé, écrivain sobre et d'une précision rare, qui a décrit surtout la bourgeoisie médiocre et la vie paysanne, et a conté des nouvelles d'un pessimisme tragique, autant Alphonse Daudet (1840-1897) s'intéressera au contraire plutôt aux classes moyennes en province ou à Paris : tempérament sensible et nerveux, plus proche des Goncourt que de Zola, amateur comme eux de petits faits, il a trop de délicatesse pour être entièrement naturaliste. Une nuance très vive de sympathie, d'ironie ou d'attendrissement atténue et humanise dans tous ses romans la vision directe des faits : "Le Petit Chose", "Tartarin de Tarascon", toujours amusante parodie du génie méridional, "Les Lettres de mon Moulin", recueil plaisant de nouvelles, "Sapho", d'un accent plus tragique, sont les plus populaires de ses œuvres. Nous dirons que son style est agréable et délicat plutôt que puissant...
Alphonse Daudet (1840-1897)
Un naturalisme ensoleillé, une "machine à sentir". Daudet fut tenté par le naturalisme, norme d'écriture en son temps, mais son style tour à tour alerte, coloré, souriant et pathétique, mise au service d'une grande sensibilité et d'une puissante sympathie à l'égard des êtres humains, lui a fait suivre des chemins de traverses devenus rapidement populaires.
Né à Nîmes où son père possédait une fabrique de foulards, Alphonse Daudet, après la ruine de sa famille, devra dès l'âge de seize ans gagner sa vie. Répétiteur au collège d'Alès durant une année (1855-1857), il gagne Paris. Accueilli par son frère aîné, l`historien Ernest Daudet qui l'aidera dans sa carrière, il publie des vers (Les Amoureuses, 1858), et devient secrétaire du duc de Morny (1860). Il profite de ses loisirs pour écrire son premier roman, "Le Petit Chose", récit en grande partie autobiographique de sa pénible expérience comme répétiteur. Le récit paraît en 1868.
Alphonse Daudet s'engage, avec un succès inégal, sur la voie de divers genres littéraires : il écrit des nouvelles et des contes, Le Roman du Chaperon rouge (1862), subit plusieurs échecs au théâtre (La Dernière Idole, 1862). "Les Lettres de mon moulin" (1869), dans lequel il déploie un talent affirmé de conteur provençal, lui donnent brusquement la célébrité. C'est avec Paul Arène qu'il écrit ces premiers contes et récits qui seront publiés entre août et septembre 1866 dans le journal “l’Evènement” sous le pseudonyme “Marie-Gaston”. Suivront 13 contes écrits entre le 8 août et le 28 octobre 1866. Daudet révèle dans ses récits ensoleillés une grande sensibilité et un humour certain qu'il accentuera peu après dans "Tartarin de Tarascon" (1872), plus caricatural. Ce héros reparaîtra dans "Tartarin sur les Alpes", en 1885, puis "Port-Tarascon", en 1890.
Après la guerre de 1870, Daudet rapporte ses souvenirs, patriotiques, dans "les Contes du lundi" (1873), tandis que son drame en trois actes inspiré des Lettres de mon moulin, "L'Arlésienne" (1872), pour lequel Bizet écrit la musique, suscite un triomphe.
Mais voici Daudet, alors comblé, s'orientant vers la littérature naturaliste : il a déjà entrepris un véritable travail de documentation sur de nombreux sujets, amassé quantité de notes et rempli des cahiers d'observations, notamment celles qu'il a pu faire lorsqu'il était secrétaire du duc de Morny, au début de sa carrière parisienne ("Je collectionne depuis trente ans une multitude de petits cahiers sur lesquels les remarques, les pensées n`ont parfois qu'une ligne serrée, de quoi se rappeler un geste, une intonation, développés, agrandis plus tard pour l'harmonie de l'œuvre importante...). "Fromont jeune et Risler aîné" (1874) est le premier roman où se repère cette évolution qui le rapproche de Zola ou des Goncourt, ici l'industrie et le commerce. "Tous les personnages de Fromont ont vécu ou vivent encore", écrira-t-il. "Jack", publié en feuilleton dans Le Moniteur universel du 15 juin au 2 octobre 1875 et dédié à Gustave Flaubert, conte l'apprentissage difficile de la vie d'un enfant naturel. Dans "Le Nabab" (1877), salué par Emile Zola qui vient de publier L'Assommoir, il exploite sa connaissance des milieux des affaires et de la politique. Suivront "Numa Roumestan" (1881), histoire d'un député du Midi, "L'Evangéliste" (1883), dénonciation du fanatisme religieux, en l'occurrence protestant, "Sapho" (1884), la bohème et la vie artistique, et "L'Immortel" (1888), les milieux académiques. Il meurt en 1897.
LE PETIT CHOSE, histoire d'un enfant (1868)
Première œuvre de Daudet romancier, fragment d'une autobiographie "cet enragé petit Chose", c'est bien lui : il y avait bien déjà chez lui cette "faculté singulière qu'il n`a jamais perdue depuis, un don de se voir, de se juger, de se prendre en flagrant délit de tout, comme s`il eût marché toujours accompagné d'un surveillant féroce et redoutable".
Dans la première partie du livre, on y trouve, fidèlement notés, l'ennui, l'exil d'une famille méridionale dans la brume lyonnaise. Daniel Eyssette est cet élève méprisé, obligé de gagner sa vie à seize ans dans l'horrible métier de pion, l'exerçant au fond d'une province hostile et s'y faisant insulter par les petits montagnards cévenoles ; il subit là les basses humiliations du pauvre. Cette dure entrée dans la vie lui a fait supporter les épreuves du "noviciat littéraire" et les premières années de Paris. Dans la seconde partie, nous quittons le réel pour des personnages de pure imagination, le tout mis en scène au long d'un petit chef d'oeuvre d'observations détaillées et de poésie...
"... Si j’avais quelques bonnes heures, j’en avais de mauvaises aussi. Deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi, il fallait mener les enfants en promenade. Cette promenade était un supplice pour moi. D’habitude nous allions à la Prairie, une grande pelouse qui s’étend comme un tapis au pied de la montagne, à une demi-lieue de la ville. Quelques gros châtaigniers, trois ou quatre guinguettes peintes en jaune, une source vive courant dans le vert, faisaient l’endroit charmant et gai pour l’œil...
Les trois études s’y rendaient séparément ; une fois là, on les réunissait sous la surveillance d’un seul maître qui était toujours moi. Mes deux collègues allaient se faire régaler par des grands dans les guinguettes voisines, et, comme on ne m’invitait jamais, je restais pour
garder les élèves... Un dur métier dans ce bel endroit !
Il aurait fait si bon s’étendre sur cette herbe verte, dans l’ombre des châtaigniers, et se griser de serpolet, en écoutant chanter la petite source !... Au lieu de cela, il fallait surveiller, crier, punir... J’avais tout le collège sur les bras.
C’était terrible...
Mais le plus terrible encore, ce n’était pas de surveiller les élèves à la Prairie, c’était de traverser la ville avec ma division, la division des petits. Les autres divisions emboîtaient le pas à merveille et sonnaient des talons comme de vieux grognards ! cela sentait la discipline et le tambour. Mes petits, eux, n’entendaient rien à toutes ces belles choses. Ils n’allaient pas en rang, se tenaient par la main et jacassaient le long de la route. J’avais beau leur crier : « Gardez vos distances ! » ils ne me comprenaient pas et marchaient tout de travers.
J’étais assez content de ma tête de colonne. J’y mettais les plus grands, les plus sérieux, ceux qui portaient la tunique ; mais à la queue, quel gâchis ! quel désordre ! Une marmaille folle, des cheveux ébouriffés, des mains sales, des culottes en lambeaux ! Je n’osais pas les regarder. Desinit in piscem ( Il se termine en queue de poisson), me disait à ce sujet le souriant M. Viot, homme d’esprit à ses heures.
Le fait est que ma queue de colonne avait une triste mine. Comprenez-vous mon désespoir de me montrer dans les rues de Sarlande en pareil équipage, et le dimanche, surtout ! Les cloches carillonnaient, les rues étaient pleines de monde. On rencontrait des pensionnats de demoiselles qui allaient à vêpres, des modistes en bonnet rose, des élégants en pantalon gris perle. Il fallait traverser tout cela avec un habit râpé et une division ridicule. Quelle honte !...
Parmi tous ces diablotins ébouriffés que je promenais deux fois par semaine dans la ville, il y en avait un surtout, un demi-pensionnaire, qui me désespérait par sa laideur et sa mauvaise tenue. Imaginez un horrible petit avorton, si petit que c’en était ridicule ; avec cela disgracieux, sale, mal peigné, mal vêtu, sentant le ruisseau, et, pour que rien ne lui manquât, affreusement bancal. Jamais pareil élève, s’il est permis toutefois de donner à ça le nom d’élève, ne figura sur les feuilles d’inscription de l’Université. C’était à déshonorer un collège. Pour ma part, je l’avais pris en aversion ; et quand je le voyais, les jours de promenade, se dandiner à la queue de la colonne avec la grâce d’un jeune canard, il me venait des envies furieuses de le chasser à grands coups de botte pour l’honneur de ma division.
Bamban, – nous l’avions surnommé Bamban à cause de sa démarche plus qu’irrégulière –, Bamban était loin d’appartenir à une famille aristocratique. Cela se voyait sans peine à ses manières, à ses façons de dire et surtout aux belles relations qu’il avait dans le pays. Tous les gamins de Sarlande étaient ses amis. Grâce à lui, quand nous sortions, nous avions toujours à nos trousses une nuée de polissons qui faisaient la roue sur nos derrières, appelaient Bamban par son nom, le montraient du doigt, lui jetaient des peaux de châtaignes, et mille autres bonnes singeries. Mes petits s’en amusaient beaucoup, mais moi, je ne riais pas, et j’adressais chaque semaine au principal un rapport circonstancié sur l’élève Bamban et les nombreux désordres que sa présence entraînait. Malheureusement mes rapports restaient sans réponse et j’étais toujours obligé de me montrer dans les rues en compagnie de M. Bamban, plus sale et plus bancal que jamais.
Un dimanche entre autres, un beau dimanche de fête et de grand soleil, il m’arriva pour la promenade dans un état de toilette tel que nous en fûmes tous épouvantés. Vous n’avez jamais rien rêvé de semblable. Des mains noires, des souliers sans cordon, de la boue jusque dans les cheveux, presque plus de culotte... un monstre. Le plus risible, c’est qu’évidemment on l’avait fait très beau, ce jour-là, avant de me l’envoyer. Sa tête, mieux peignée qu’à l’ordinaire, était encore roide de pommade, et le nœud de cravate avait je ne sais quoi qui sentait les doigts maternels. Mais il y a tant de ruisseaux avant d’arriver au collège !... Bamban s’était roulé dans tous. Quand je le vis prendre son rang parmi les autres, paisible et souriant comme si de rien n’était, j’eus un mouvement d’horreur et d’indignation.
Je lui criai : « Va-t’en ! »
Bamban pensa que je plaisantais et continua de sourire. Il se croyait très beau, ce jour-là !
Je lui criai de nouveau : « Va-t’en ! va-t’en ! ». Il me regarda d’un air triste et soumis, son œil suppliait ; mais je fus inexorable et la division s’ébranla, le laissant seul, immobile au milieu de la rue. Je me croyais délivré de lui pour toute la journée, lorsqu’au sortir de la ville des rires et des chuchotements à mon arrière-garde me firent retourner la tête. À quatre ou cinq pas derrière nous, Bamban suivait la promenade gravement.
– Doublez le pas, dis-je aux deux premiers.
Les élèves comprirent qu’il s’agissait de faire une niche au bancal, et la division se mit à filer d’un train d’enfer. De temps en temps on se retournait pour voir si Bamban pouvait suivre, et on riait de l’apercevoir là-bas, bien loin, gros comme le poing, trottant dans la poussière de la route, au milieu des marchands de gâteaux et de limonade. Cet enragé-là arriva à la Prairie presque en même temps que nous. Seulement il était pâle de fatigue et tirait la jambe à faire pitié. J’en eus le cœur touché, et, un peu honteux de ma cruauté, je l’appelai près de moi doucement. Il avait une petite blouse fanée, à carreaux rouges, la blouse du petit Chose, au collège de Lyon. Je la reconnus tout de suite, cette blouse, et dans moi-même je me disais : « Misérable, tu n’as pas honte ? Mais c’est toi, c’est le petit Chose que tu t’amuses à martyriser ainsi. » Et, plein de larmes intérieures, je me mis à aimer de tout mon cœur ce pauvre déshérité. Bamban s’était assis par terre à cause de ses jambes qui lui faisaient mal. Je m’assis près de lui. Je lui parlai... Je lui achetai une orange... J’aurais voulu lui laver les pieds.
À partir de ce jour, Bamban devint mon ami...."
(Le Petit Chose) Daniel Esseyte vient rendre visite au principal du collège de Sarlande, où il doit occuper un poste de répétiteur. La timidité et l'embarras du très jeune visiteur, l'abord pontifiant du principal, sa mentalité de fonctionnaire respectueux de la hiérarchie s'expriment en toute simplicité concrète via leurs attitudes, leurs gestes, leurs propos. Comme toujours, Daudet prend le parti des plus humbles...
"Tout à coup une cloche sonna ; un grand bruit de pas se fit dans les vestibules.
– La prière est finie, me dit M. Cassagne en se levant ; montons chez le principal.
Il prit sa lanterne, et je le suivis.
Le collège me sembla immense...
D’interminables corridors, de grands porches, de larges escaliers avec des rampes de fer ouvragé..., tout cela vieux, noir, enfumé... Le portier m’apprit qu’avant 89 la maison était une école de marine, et qu’elle avait compté jusqu’à huit cents élèves, tous de la plus grande noblesse. Comme il achevait de me donner ces précieux renseignements, nous arrivions devant le cabinet du principal... M. Cassagne poussa doucement une double porte matelassée, et frappa deux fois contre la boiserie.
Une voix répondit : « Entrez ! »
Nous entrâmes. C’était un cabinet de travail très vaste, à tapisserie verte. Tout au fond, devant une longue table, le principal écrivait à la lueur pâle d’une lampe dont l’abat-jour était complètement baissé.
– Monsieur le principal, dit le portier en me poussant devant lui, voilà le nouveau maître qui vient pour remplacer M. Serrières.
– C’est bien, fit le principal sans se déranger.
Le portier s’inclina et sortit. Je restai debout au milieu de la pièce, en tortillant mon chapeau entre mes doigts. Quand il eut fini d’écrire, le principal se tourna vers moi, et je pus examiner à mon aise sa petite face pâlotte et sèche, éclairée par deux yeux froids, sans couleur. Lui, de son côté, releva, pour mieux me voir, l’abat-jour de la lampe et accrocha un lorgnon à son nez.
– Mais c’est un enfant ! s’écria-t-il en bondissant sur son fauteuil. Que veut-on que je fasse d’un enfant !
Pour le coup, le petit Chose eut une peur terrible ; il se voyait déjà dans la rue, sans ressources... Il eut à peine la force de balbutier deux ou trois mots et de remettre au principal la lettre d’introduction qu’il avait pour lui.
Le principal prit la lettre, la lut, la relut, la plia, la déplia, la relut encore, puis il finit par me dire que, grâce à la recommandation toute particulière du recteur et à l’honorabilité de ma famille, il consentait à me prendre chez lui, bien que ma grande jeunesse lui fît peur. Il entama ensuite de longues déclamations sur la gravité de mes nouveaux devoirs ; mais je ne l’écoutais plus. Pour moi, l’essentiel était qu’on ne me renvoyât pas ; j’étais heureux, follement heureux. J’aurais voulu que M. le principal eût mille mains et les lui embrasser toutes.
Un formidable bruit de ferraille m’arrêta dans mes effusions. Je me retournai vivement et me trouvai en face d’un long personnage, à favoris rouges, qui venait d’entrer dans le cabinet sans qu’on l’eût entendu : c’était le surveillant général.
Sa tête penchée sur l’épaule, à l’Ecce homo, il me regardait avec le plus doux des sourires, en secouant un trousseau de clefs de toutes dimensions, suspendu à son index. Le sourire m’aurait prévenu en sa faveur, mais les clefs grinçaient avec un bruit terrible, – frinc ! frinc !
frinc ! –, qui me fit peur.
– Monsieur Viot, dit le principal, voici le remplaçant de M. Serrières qui nous arrive.
M. Viot s’inclina et me sourit le plus doucement du monde. Ses clefs, au contraire, s’agitèrent d’un air ironique et méchant comme pour dire : « Ce petit homme-là remplacer M. Serrières ! allons donc ! allons donc ! » Le principal comprit aussi bien que moi ce que les clefs venaient de dire, et ajouta avec un soupir : « Je sais qu’en perdant M. Serrières, nous faisons une perte presque irréparable (ici les clefs poussèrent un véritable sanglot...) ; mais je suis sûr que si M. Viot veut bien prendre le nouveau maître sous sa tutelle spéciale, et lui inculquer ses précieuses idées sur l’enseignement, l’ordre et la discipline de la maison n’auront pas trop à souffrir du départ de M. Serrières. »
Toujours souriant et doux, M. Viot répondit que sa bienveillance m’était acquise et qu’il m’aiderait volontiers de ses conseils ; mais les clefs n’étaient pas bienveillantes, elles. Il fallait les entendre s’agiter et grincer avec frénésie : « Si tu bouges, petit drôle, gare à toi. »
– Monsieur Eyssette, conclut le principal, vous pouvez vous retirer. Pour ce soir encore, il faudra que vous couchiez à l’hôtel... Soyez ici demain à huit heures... Allez...
Et il me congédia d’un geste digne.
M. Viot, plus souriant et plus doux que jamais, m’accompagna jusqu’à la porte ; mais, avant de me quitter, il me glissa dans la main un petit cahier.
– C’est le règlement de la maison, me dit-il. Lisez et méditez...
Puis il ouvrit la porte et la referma sur moi, en agitant ses clefs d’une façon... frinc ! frinc ! frinc !
Ces messieurs avaient oublié de m’éclairer...
J’errai un moment parmi les grands corridors tout noirs, tâtant les murs pour essayer de retrouver mon chemin. De loin en loin, un peu de lune entrait par le grillage d’une fenêtre haute et m’aidait à m’orienter. Tout à coup, dans la nuit des galeries, un point lumineux brilla, venant à ma rencontre... Je fis encore quelques pas ; la lumière grandit, s’approcha de moi, passa à mes côtés, s’éloigna, disparut. Ce fut comme une vision ; mais, si rapide qu’elle eût été, je pus en saisir les moindres détails.
Figurez-vous deux femmes, non, deux ombres... L’une vieille, ridée, ratatinée, pliée en deux, avec d’énormes lunettes qui lui cachaient la moitié du visage ; l’autre, jeune, svelte, un peu grêle comme tous les fantômes, mais ayant, – ce que les fantômes n’ont pas en général –, une paire d’yeux, très grands et si noirs, si noirs... La vieille tenait à la main une petite lampe de cuivre ; les yeux noirs, eux, ne portaient rien... Les deux ombres passèrent près de moi, rapides, silencieuses, sans me voir, et depuis longtemps elles avaient disparu que j’étais encore debout, à la même place, sous une double impression de charme et de terreur. Je repris ma route à tâtons, mais le cœur me battait bien fort, et j’avais toujours devant moi, dans l’ombre, l’horrible fée aux lunettes marchant à côté des yeux noirs..."
LES LETTRES DE MON MOULIN (1869)
"C’est de là que je vous écris, ma porte grande ouverte, au bon soleil. Un joli bois de pins tout étincelant de lumière dégringole devant moi jusqu’au bas de la côte. À l’horizon, les Alpilles découpent leurs crêtes fines... Pas de bruit... À peine, de loin en loin, un son de fifre, un courlis dans les lavandes, un grelot de mules sur la route... Tout ce beau paysage provençal ne vit que par la lumière. Et maintenant, comment voulez-vous que je le regrette, votre Paris bruyant et noir ? Je suis si bien dans mon moulin ! C’est si bien le coin que je cherchais, un petit coin parfumé et chaud, à mille lieues des journaux, des fiacres, du brouillard !... Et que de jolies choses autour de moi ! Il y a à peine huit jours que je suis installé, j’ai déjà la tête bourrée d’impressions et de souvenirs... " - C'est le recueil de contes qui fonda la réputation d'Alphonse Daudet, qui garda toute sa vie la nostalgie de la vie méridionale de son enfance, en utilisant les moindres aspects et expressions possibles, ballades en prose, histoires naïves, paraboles, contes fantastiques et drolatiques, paysages. Un préambule nous apprend que l'écrivain-poète a fait l'acquisition d'un vieux moulin provençal, afin de pouvoir donner carrière à ses rêveries. C'est là qu'il griffonnera la trentaine de Lettres dont se compose le volume. Outre "L'Arlésienne", dont il devait tirer un drame, les plus connus de ces contes sont les suivants : "La Chèvre de M. Seguin", qui éclaire tant sur les dangers de la liberté, "Le Sous-Préfet aux champs", dont la tentative de discours ne dépassera guère les mots de "Messieurs et chers administrés...", tant sera-t-il absorbé par le bois de chênes verts plein d'oiseaux et de violettes, "La Légende de l'homme à la cervelle d'or", "L'Elixir du R.P. Gaucher", un moine saisi par la débauche, "Le secret de maître Cornille", "la Mule du Pape", "Le Curé de Cucugnan", un mélange de verve et d'émotion sur fond de paysage qui n'est que soleil...
TARTARIN DE TARASCON (1872)
Le livre le plus célèbre de Daudet, les "Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon", créant ici un type inimitable de méridional vaniteux et vantard, mythomane par excès de fantaisie et d'imagination. " C’est qu’il faut bien vous l’avouer, il y avait dans notre héros deux natures très distinctes. « Je sens deux hommes en moi », a dit je ne sais quel Père de l’Église. Il l’eût dit vrai de Tartarin... Le grand Tarasconnais – nos lecteurs ont pu s’en
apercevoir – portait en lui l’âme de don Quichotte, les mêmes élans chevaleresques, le même idéal héroïque, la même folie du romanesque et du grandiose ; mais malheureusement il n’avait pas le corps du célèbre hidalgo, ce corps osseux et maigre, ce prétexte de corps, sur lequel la vie matérielle avait si peu de prise, capable de passer vingt nuits sans déboucler sa cuirasse et quarante-huit heures avec une poignée de riz... Le corps de Tartarin, au contraire, était un brave homme de corps, très gras, très lourd, très sensuel, très douillet, très geigneux, plein d’appétits bourgeois et d’exigences domestiques, le corps ventru et court sur pattes de l’immortel Sancho Pança..."
Tartarin vit dans une petite maison pleine d'armes exotiques, au milieu d`un jardin où croît un célèbre baobab (qui n`a pas plus d`un mètre), faisant ses délices de Fenimore Cooper et rêvant aux plus extraordinaires aventures qui puissent arriver sur terre et sur mer. Sa réputation, qui est considérable. repose sur des récits plus ou moins inventés, et c'est ainsi qu'à force de désirer un voyage à Shanghaï, il en est arrivé, en toute bonne foi, à conter les épisodes de son séjour et a les attaques des brigands chinois...
Le jardin du baobab
"Ma première visite à Tartarin de Tarascon est restée dans ma vie comme une date inoubliable ; il y a douze ou quinze ans de cela, mais je m’en souviens mieux que d’hier. L’intrépide Tartarin habitait alors, à l’entrée de la ville, la troisième maison à gauche sur le chemin d’Avignon. Jolie petite villa tarasconnaise avec jardin devant, balcon derrière, des murs très blancs, des persiennes vertes, et sur le pas de la porte une nichée de petits Savoyards jouant à la marelle ou dormant au bon soleil, la tête sur leurs boîtes à cirage. Du dehors, la maison n’avait l’air de rien. Jamais on ne se serait cru devant la demeure d’un héros. Mais quand on entrait, coquin de sort !...
De la cave au grenier, tout le bâtiment avait l’air héroïque, même le jardin !... Ô le jardin de Tartarin, il n’y en avait pas deux comme celui-là en Europe. Pas un arbre du pays, pas une fleur de France ; rien que des plantes exotiques, des gommiers, des calebassiers, des
cotonniers, des cocotiers, des manguiers, des bananiers, des palmiers, un baobab, des nopals, des cactus, des figuiers de Barbarie, à se croire en pleine Afrique centrale, à dix mille lieues de Tarascon. Tout cela, bien entendu, n’était pas de grandeur naturelle ; ainsi les cocotiers n’étaient guère plus gros que des betteraves, et le baobab (arbre géant, arbos gigantea) tenait à l’aise dans un pot de réséda ; mais c’est égal ! pour Tarascon, c’était déjà bien joli, et les personnes de la ville, admises le dimanche à l’honneur de contempler le baobab de Tartarin, s’en retournaient pleines d’admiration.
Pensez quelle émotion je dus éprouver ce jour là en traversant ce jardin mirifique !... Ce fut bien autre chose quand on m’introduisit dans le cabinet du héros Ce cabinet, une des curiosités de la ville, était au fond du jardin, ouvrant de plain-pied sur le baobab par une porte vitrée. Imaginez-vous une grande salle tapissée de fusils et de sabres, depuis en haut jusqu’en bas ; toutes les armes de tous les pays du monde : carabines, rifles, tromblons, couteaux corses, couteaux catalans, couteaux revolvers, couteaux poignards, kriss malais, flèches caraïbes, flèches de silex, coups-de-poing, casse-tête, massues hottentotes, lassos mexicains, est-ce que je sais ! Par là-dessus, un grand soleil féroce qui faisait luire l’acier des glaives et les crosses des armes à feu, comme pour vous donner encore plus la chair de poule... Ce qui rassurait un peu pourtant, c’était le bon air d’ordre et de propreté qui régnait sur toute cette yataganerie. Tout y était rangé, soigné, brossé, étiqueté comme dans une pharmacie ; de loin en loin, un petit écriteau bonhomme sur lequel on lisait :
Flèches empoisonnées, ne touchez pas !
ou :
Armes chargées, méfiez-vous !
Sans ces écriteaux, jamais je n’aurais osé entrer. Au milieu du cabinet, il y avait un guéridon. Sur le guéridon, un flacon de rhum, une blague turque, les Voyages du capitaine Cook, les romans de Cooper, de Gustave Aimard, des récits de chasse, chasse à l’ours, chasse au faucon, chasse à l’éléphant, etc... Enfin, devant le guéridon, un homme était assis, de quarante à quarante-cinq ans, petit, gros, trapu, rougeaud, en bras de chemise, avec des caleçons de flanelle, une forte barbe courte et des yeux flamboyants ; d’une main il tenait un livre, de l’autre il brandissait une énorme pipe à couvercle de fer, et, tout en lisant je ne sais quel formidable récit de chasseurs de chevelures, il faisait, en avançant sa lèvre inférieure, une moue terrible, qui donnait à sa brave figure de petit rentier tarasconnais ce même caractère de férocité bonasse qui régnait dans toute la maison.
Cet homme, c’était Tartarin, Tartarin de Tarascon, l’intrépide, le grand, l’incomparable Tartarin de Tarascon."
Mais un jour Tartarin se décide : grand chasseur comme tous les habitants de Tarascon (réduit cependant par le manque de gibier à tirer sur leurs casquettes après les avoir jetées en l`air). il partira pour la chasse au lion en Afrique. Il s`embarque donc avec un fourniment extraordinaire - et, pour la circonstance. déguisé en Arabe ...
" L’homme le plus surpris de la ville, en apprenant qu’il allait partir pour l’Afrique, ce fut Tartarin. Mais voyez ce que c’est que la vanité ! Au lieu de répondre simplement qu’il ne partait pas du tout, qu’il n’avait jamais eu l’intention de partir, le pauvre Tartarin – la première fois qu’on lui parla de ce voyage – fit d’un petit air évasif : « Hé !... hé !... peut-être... je ne dis pas. » La seconde fois, un peu plus familiarisé avec cette idée, il répondit : « C’est probable. » La troisième fois : « C’est certain ! » Enfin, le soir, au cercle et chez les Costecalde, entraîné par le punch aux œufs, les bravos, les lumières ; grisé par le succès que l’annonce de son départ avait eu dans la ville, le malheureux déclara formellement qu’il était las de chasser la casquette et qu’il allait, avant peu, se mettre à la poursuite des grands lions de l’Atlas...
Un hourra formidable accueillit cette déclaration. Là-dessus, nouveau punch aux œufs, poignées de main, accolades et sérénade aux flambeaux, jusqu’à minuit devant la petite maison du baobab.
C’est Tartarin-Sancho qui n’était pas content ! Cette idée de voyage en Afrique et de chasse au lion lui donnait le frisson par avance ; et, en rentrant au logis, pendant que la sérénade d’honneur sonnait sous leurs fenêtres, il fit à Tartarin-Quichotte une scène effroyable,
l’appelant toqué, visionnaire, imprudent, triple fou, lui détaillant par le menu toutes les catastrophes qui l’attendaient dans cette expédition, naufrages, rhumatismes, fièvres chaudes, dysenteries, peste noire, éléphantiasis, et le reste...
En vain Tartarin-Quichotte jurait-il de ne pas faire d’imprudences, qu’il se couvrirait bien, qu’il emporterait tout ce qu’il faudrait, TartarinSancho ne voulait rien entendre. Le pauvre homme se voyait déjà déchiqueté par les lions, englouti dans les sables du désert comme feu Cambyse, et l’autre Tartarin ne parvint à l’apaiser un peu qu’en lui expliquant que ce n’était pas pour tout de suite, que rien ne pressait et qu’en fin de compte ils n’étaient pas encore partis.
Il est bien clair, en effet, que l’on ne s’embarque pas pour une expédition semblable sans prendre quelques précautions. Il faut savoir où l’on va, que diable ! et ne pas partir comme un oiseau...
Avant toutes choses, le Tarasconnais voulut lire les récits des grands touristes africains, les relations de Mungo-Park, de Caillé, du docteur Livingstone, de Henri Duverryer. Là, il vit que ces intrépides voyageurs, avant de chausser leurs sandales pour les excursions lointaines, s’étaient préparés de longue main à supporter la faim, la soif, les marches forcées, les
privations de toutes sortes. Tartarin voulut faire comme eux, et, à partir de ce jour-là, ne se nourrit plus que d’eau bouillie. – Ce qu’on appelle eau bouillie à Tarascon, c’est quelques tranches de pain noyées dans de l’eau chaude, avec une gousse d’ail, un peu de thym, un brin de laurier. –
Le régime était sévère, comme vous voyez, et vous pensez si le pauvre Sancho fit la grimace... À l’entraînement par l’eau bouillie Tartarin de Tarascon joignit d’autres sages pratiques. Ainsi, pour prendre l’habitude des longues marches, il s’astreignit à faire chaque matin son tour de ville sept ou huit fois de suite, tantôt au pas accéléré, tantôt au pas gymnastique, les coudes au corps et deux petits cailloux blancs dans la bouche, selon la mode antique. Puis, pour se faire aux fraîcheurs nocturnes, aux brouillards, à la rosée, il descendait tous les soirs dans son jardin et restait là jusqu’à des dix et onze heures, seul avec son fusil, à l’affût derrière le baobab...
Enfin, tant que la ménagerie Mitaine resta à Tarascon, les chasseurs de casquettes attardés chez Costecalde purent voir dans l’ombre, en passant sur la place du Château, un homme mystérieux se promenant de long en large derrière la baraque...."
Puis c'est enfin le départ. Mais l'Algérie ne lui apportera que désillusions : ce pays est trop civilisé. ll voudrait s'enfoncer dans les terres. mais il se laisse prendre aux rets d'une belle femme voilée, dont il ne se défait qu`après maintes tribulations. et se lie d' amitié avec un faux prince qui l`escroquera. Il se lance alors à la recherche des lions. et réussit à en tuer un, pauvre vieille bête aveugle qu'un mendiant avait accoutumé de montrer sur les places, de sorte que la justice intervient pour constater cet exploit. Pendant ce temps, la peau du lion est arrivée à Tarascon, produisant un véritable bouleversement. Si bien qu`au moment où Tartarin. assez déconfit, regagne sa ville natale, suivi d`un chameau qui l`a pris en affection et dont il ne peut plus se débarrasser, on l'accueille en triomphateur. Sa réputation d`explorateur est désormais assurée.
LES CONTES DU LUNDI (1873)
Une quarantaine de contes qui participèrent à la réputation d'Alphonse Daudet, et qui, pour la plupart évoquent la courte et terrible guerre de 1870, enfermant en quelques petits tableaux des situations tant poignantes que cocasses. Dans "La Dernière classe", en Alsace, par suite de la débâcle, un vieux maître d'école se voit retirer le droit d'enseigner le français, et donne une ultime leçon à ses élèves. Dans "Les Mères", Daudet retrace un épisode du Siège de Paris. Dans "L'Enfant espion", un garçonnet en vient à livrer des francs-tireurs aux Prussiens. "Le Turco de la Commune" nous introduit au coeur de l'insurrection, Wadour défend avec acharnement une barricade contre ce qu'il croit être des Prussiens. Dans "La Partie de Billard" est considéré comme l'un des plus terribles, un chef d'état-major laisse toute son armée se morfondre dans la boue pour terminer une partie de billard engagée avec l'un de ses subordonnés, et lorsqu'il donnera enfin les ordres attendus, il sera déjà trop tard...
La partie de billard
Comme on se bat depuis deux jours et qu’ils ont passé la nuit sac au dos sous une pluie torrentielle, les soldats sont exténués. Pourtant voilà trois mortelles heures qu’on les laisse se morfondre, l’arme au pied, dans les flaques des grandes routes, dans la boue des champs
détrempés. Alourdis par la fatigue, les nuits passées, les uniformes pleins d’eau, ils se serrent les uns contre les autres pour se réchauffer, pour se soutenir. Il y en a qui dorment tout debout, appuyés au sac d’un voisin, et la lassitude, les privations se voient mieux sur ces visages détendus, abandonnés dans le sommeil. La pluie, la boue, pas de feu, pas de soupe, un ciel bas et noir, l’ennemi qu’on sent tout autour. C’est lugubre...
Qu’est-ce qu’on fait là. Qu’est-ce qui se passe ? Les canons, la gueule tournée vers le bois, ont l’air de guetter quelque chose. Les mitrailleuses embusquées regardent fixement l’horizon. Tout semble prêt pour une attaque. Pourquoi n’attaque-t-on pas ? Qu’est-ce qu’on attend ?... On attend des ordres, et le quartier général n’en envoie pas.
Il n’est pas loin cependant le quartier général. C’est ce beau château Louis XIII dont les briques rouges, lavées par la pluie, luisent à mi-côte entre les massifs. Vraie demeure princière, bien digne de porter le fanion d’un maréchal de France. Derrière un grand fossé et une rampe de pierre qui les séparent de la route, les pelouses montent tout droit jusqu’au perron, unies et vertes, bordées de vases fleuris. De l’autre côté, du côté intime de la maison, les charmilles font des trouées lumineuses, la pièce d’eau où nagent des
cygnes s’étale comme un miroir, et sous le toit en pagode d’une immense volière, lançant des cris aigus dans le feuillage, des paons, des faisans dorés battent des ailes et font la roue. Quoique les maîtres soient partis, on ne sent pas là l’abandon, le grand lâchez-tout de la guerre. L’oriflamme du chef de l’armée a préservé jusqu’aux moindres fleurettes des pelouses, et c’est quelque chose de saisissant de trouver, si près du champ de bataille, ce calme opulent qui vient de l’ordre des choses, de l’alignement correct des massifs, de la
profondeur silencieuse des avenues.
La pluie, qui tasse là-bas de si vilaine boue sur les chemins et creuse des ornières si profondes, n’est plus ici qu’une ondée élégante, aristocratique, avivant la rougeur des briques, le vert des pelouses, lustrant les feuilles des orangers, les plumes blanches des cygnes. Tout reluit, tout est paisible. Vraiment, sans le drapeau qui flotte à la crête du toit, sans les deux soldats en faction devant la grille, jamais on ne se croirait au quartier général. Les chevaux reposent dans les écuries. Çà et là on rencontre des brosseurs, des ordonnances en petite tenue flânant aux abords des cuisines, ou quelque jardinier en pantalon rouge promenant tranquillement son râteau dans le sable des grandes cours. La salle à manger, dont les fenêtres donnent sur le perron, laisse voir une table à moitié desservie, des bouteilles débouchées, des verres ternis et vides, blafards, sur la nappe froissée, toute une fin de repas, les convives partis. Dans la pièce à côté, on entend des éclats de voix, des rires, des billes qui roulent, des verres qui se choquent. Le maréchal est en train de faire sa partie, et voilà pourquoi l’armée attend des ordres. Quand le maréchal a commencé sa partie, le ciel peut bien crouler, rien au monde ne saurait l’empêcher de la finir.
Le billard !
C’est sa faiblesse à ce grand homme de guerre. Il est là, sérieux comme à la bataille, en grande tenue, la poitrine couverte de plaques, l’œil brillant, les pommettes enflammées, dans l’animation du repas, du jeu, des grogs. Ses aides de camp l’entourent, empressés, respectueux, se pâmant d’admiration à chacun de ses coups. Quand le maréchal fait un point, tous se précipitent vers la marque ; quand le maréchal a soif, tous veulent lui préparer son grog. C’est un froissement d’épaulettes et de panaches, un cliquetis de croix et d’aiguillettes, et de voir tous ces jolis sourires, ces fines révérences de courtisans, tant de broderies et d’uniformes neufs, dans cette haute salle à boiseries de chêne, ouverte sur des parcs, sur des cours d’honneur, cela rappelle les automnes de Compiègne et repose un peu des capotes souillées qui se morfondent là-bas, au long des routes, et font des groupes si sombres sous la pluie.
Le partenaire du maréchal est un petit capitaine d’état-major, sanglé, frisé, ganté de clair, qui est de première force au billard et capable de rouler tous les maréchaux de la terre, mais il sait se tenir à une distance respectueuse de son chef, et s’applique à ne pas gagner, à ne pas perdre non plus trop facilement. C’est ce qu’on appelle un officier d’avenir...
Attention, jeune homme, tenons-nous bien. Le maréchal en a quinze et vous dix. Il s’agit de mener la partie jusqu’au bout comme cela, et vous aurez fait plus pour votre avancement que si vous étiez dehors avec les autres, sous ces torrents d’eau qui noient l’horizon, à salir votre bel uniforme, à ternir l’or de vos aiguillettes, attendant des ordres qui ne viennent pas. C’est une partie vraiment intéressante. Les billes courent, se frôlent, croisent leurs couleurs. Les bandes rendent bien, le tapis s’échauffe...
Soudain la flamme d’un coup de canon passe dans le ciel. Un bruit sourd fait trembler les vitres. Tout le monde tressaille ; on se regarde avec inquiétude. Seul le maréchal n’a rien vu, rien entendu : penché sur le billard, il est en train de combiner un magnifique effet de recul ; c’est son fort, à lui, les effets de recul !... Mais voilà un nouvel éclair, puis un autre. Les coups de canon se succèdent, se précipitent. Les aides de camp courent aux fenêtres. Est-ce que les Prussiens attaqueraient ? « Eh bien, qu’ils attaquent ! dit le maréchal en mettant du blanc... À vous de jouer, capitaine. »
L’état-major frémit d’admiration. Turenne endormi sur un affût n’est rien auprès de ce maréchal, si calme devant son billard au moment de l’action... Pendant ce temps, le vacarme redouble. Aux secousses du canon se mêlent les déchirements des mitrailleuses, les roulements des feux de peloton. Une buée rouge, noire sur les bords, monte au bout des pelouses. Tout le fond du parc est embrasé. Les paons, les faisans effarés clament dans la volière ; les chevaux arabes, sentant la poudre, se cabrent au fond des écuries. Le quartier général commence à s’émouvoir. Dépêches sur dépêches. Les estafettes arrivent à bride abattue. On demande le maréchal.
Le maréchal est inabordable. Quand je vous disais que rien ne pourrait l’empêcher d’achever sa partie. « À vous de jouer, capitaine. »
Mais le capitaine a des distractions. Ce que c’est pourtant que d’être jeune ! Le voilà qui perd la tête, oublie son jeu et fait coup sur coup deux séries, qui lui donnent presque partie gagnée. Cette fois le maréchal devient furieux. La surprise, l’indignation éclatent sur son visage. Juste à ce moment, un cheval lancé ventre à terre s’abat dans la cour. Un aide de camp couvert de boue force la consigne, franchit le perron d’un saut : « Maréchal ! maréchal !... » Il faut voir comme il est reçu... Tout bouffant de colère et rouge comme un coq, le maréchal paraît à la fenêtre, sa queue de billard à la main :
« Qu’est-ce qu’il y a ?... Qu’est-ce que c’est ?... Il n’y a donc pas de factionnaire par ici ?
– Mais, maréchal...
– C’est bon... Tout à l’heure... Qu’on attende mes ordres, nom d... D... ! »
Et la fenêtre se referme avec violence. Qu’on attende ses ordres ! C’est bien ce qu’ils font, les pauvres gens. Le vent leur chasse la pluie et la mitraille en pleine figure. Des bataillons entiers sont écrasés, pendant que d’autres restent inutiles, l’arme au bras, sans pouvoir se rendre compte de leur inaction. Rien à faire. On attend des ordres... Par exemple, comme on n’a pas besoin d’ordres pour mourir, les hommes tombent par centaines derrière les buissons, dans les fossés, en face du grand château silencieux. Même tombés, la mitraille les déchire encore, et par leurs blessures ouvertes coule sans bruit le sang généreux de la France... Là-haut, dans la salle de billard, cela chauffe terriblement : le maréchal a repris son avance ; mais le petit capitaine se défend comme un lion...
Dix-sept ! dix-huit ! dix-neuf !... À peine a-t-on le temps de marquer les points. Le bruit de la bataille se rapproche. Le maréchal ne joue plus que pour un. Déjà des obus arrivent dans le parc. En voilà un qui éclate au-dessus de la pièce d’eau. Le miroir s’éraille ; un cygne nage, épeuré, dans un tourbillon de plumes sanglantes. C’est le dernier coup...
Maintenant, un grand silence. Rien que la pluie qui tombe sur les charmilles, un roulement confus au bas du coteau, et, par les chemins détrempés, quelque chose comme le piétinement d’un troupeau qui se hâte... L’armée est en pleine déroute. Le maréchal a gagné sa partie."
LE NABAB (1877)
Roman de mœurs parisiennes, celles du Second Empire, à la réputation discutable, au centre duquel Daudet nous conte l'histoire de Bernard Jansoulet, dit le "Nabab", qui doit son surnom à sa fortune amassée à la cour du bey de Tunis par le moyen d`énormes spéculations financières, un mélange de roublardise et de candeur. Eprouvant le mal du pays, Bernard Jansoulet rentre en France. Sitôt installé à Paris, il rencontre une vogue étonnante. Il devient la proie d`une foule de gens faméliques, escrocs, intrigants. sans parler de ses pairs : le journaliste Moëssard. le marquis de Montpavon, le docteur Jenkins, créateur de certaines pilules à base d`arsenic. Seul son secrétaire Paul de Géry est honnête dans sa maison. Jansoulet. qui a pour ennemi le banquier Hemerlingue, se voit bientôt supplanté par lui dans la faveur du bey de Tunis et, de ce fait, menacé de perdre la plus grande partie de ses
biens. ll ne relève pas moins le gant avec beaucoup de crânerie. Appuyé par le Premier ministre, le duc de Mora (sous le nom duquel Daudet a peint le fameux duc de Morny), il arrive à se faire nommer député en Corse. Mais la malignité du sort veut que le duc meure avant la validation. Jansoulet doit essuyer le feu d`une terrible campagne de presse et du même coup achève de se compromettre. Demeuré seul contre tous. il s'enfonce alors dans la pire des situations. Dépouillé de toute sa fortune, il doit affronter de plus l'infidélité de sa femme. Un soir, au théâtre. il succombe à une attaque d`apoplexie...
"Les malades du docteur Jenkins
Debout sur le perron de son petit hôtel de la rue de Lisbonne, rasé de frais, l’œil brillant, la lèvre entrouverte d’aise, ses longs cheveux vaguement grisonnants épandus sur un vaste collet d’habit, carrée d’épaules, robuste et sain comme un chêne, l’illustre docteur irlandais
Robert Jenkins, chevalier du Medjidjié et de l’ordre distingué de Charles III d’Espagne, membre de plusieurs sociétés savantes ou bienfaisantes, président fondateur de l’œuvre de Bethléem, Jenkins enfin, le Jenkins des perles Jenkins à base arsenicale, c’est-à-dire le médecin à la mode de l’année 1864, l’homme le plus occupé de Paris, s’apprêtait à monter en voiture, un matin de la fin de novembre, quand une croisée s’ouvrit au premier étage sur la cour intérieure de l’hôtel, et une voix de femme demanda timidement :
« Rentrerez-vous déjeuner, Robert ? »
Oh ! de quel bon et loyal sourire s’éclaira tout à coup cette belle tête de savant et d’apôtre, et dans le tendre bonjour que ses yeux envoyèrent là-haut vers le chaud peignoir blanc entrevu derrière les tentures soulevées comme on devinait bien une de ces passions conjugales tranquilles et sûres, que l’habitude resserre de toute la souplesse et la solidité de ses liens.
« Non, madame Jenkins... »
Il aimait à lui donner ainsi publiquement son titre d’épouse légitime, comme s’il eût trouvé là une intime satisfaction, une sorte d’acquit de conscience envers la femme qui lui rendait la vie si riante...
« Non, ne m’attendez pas ce matin. Je déjeune place Vendôme.
– Ah ! oui... le Nabab », dit la belle Mme Jenkins avec une nuance très marquée de respect pour ce personnage des Mille et une Nuits dont tout Paris parlait depuis un mois ; puis, après un peu d’hésitation, bien tendrement, tout bas, entre les lourdes tapisseries, elle chuchota rien que pour le docteur :
« Surtout n’oubliez pas ce que vous m’avez promis. »
C’était vraisemblablement quelque chose de bien difficile à tenir, car au rappel de cette promesse les sourcils de l’apôtre se froncèrent, son sourire se pétrifia, toute sa figure prit une expression d’incroyable dureté ; mais ce fut l’affaire d’un instant. Au chevet de leurs riches malades, ces physionomies de médecins à la mode deviennent expertes à mentir. Avec son air le plus tendre, le plus cordial, il répondit en montrant une rangée de dents éblouissantes :
« Ce que j’ai promis sera fait, madame Jenkins. Maintenant, rentrez vite et fermez votre croisée. Le brouillard est froid ce matin. »
Oui, le brouillard était froid, mais blanc comme de la vapeur de neige, et, tendu derrière les glaces du grand coupé, il égayait de reflets doux le journal déplié dans les mains du docteur. Là-bas, dans les quartiers populeux, resserrés et noirs, dans le Paris commerçant et ouvrier, on ne connaît pas cette jolie brume matinale qui s’attarde aux grandes avenues ; de bonne heure l’activité du réveil, le va-et-vient des voitures maraîchères, des omnibus, des lourds camions secouant leurs ferrailles, l’ont vite hachée, effiloquée, éparpillée. Chaque passant en emporte un peu dans un paletot râpé, un cache-nez qui montre la trame, des gants grossiers frottés l’un contre l’autre. Elle imbibe les blouses frissonnantes, les waterproofs jetés sur les jupes de travail ; elle se fond à toutes les haleines, chaudes d’insomnie ou d’alcool, s’engouffre au fond des estomacs vides, se répand dans les boutiques qu’on ouvre, les cours noires, le long des escaliers dont elle inonde la rampe et les murs, jusque dans les mansardes sans feu. Voilà pour quoi il en reste si peu dehors. Mais dans cette portion de Paris espacée et grandiose, où demeurait la clientèle de Jenkins, sur ces larges boulevards plantés d’arbres, ces quais déserts, le brouillard planait immaculé, en nappes nombreuses, avec des légèretés et des floconnements de ouate. C’était fermé, discret, presque luxueux, parce que le soleil derrière cette paresse de son lever commençait à répandre des teintes doucement pourprées, qui donnaient à la brume enveloppant jusqu’au faîte les hôtels alignés l’aspect d’une mousseline blanche jetée sur des étoffes écarlates. On aurait dit un grand rideau abritant le sommeil tardif et léger de la fortune, épais rideau où rien ne s’entendait que le battement discret d’une porte cochère, les mesures en fer-blanc des laitiers, les grelots d’un troupeau d’ânesses passant au grand trot suivies du souffle court et haletant de leur berger, et le roulement sourd du coupé de Jenkins commençant sa tournée de chaque jour.
D’abord à l’hôtel de Mora. C’était, sur le quai d’Orsay tout à côté de l’ambassade d’Espagne, dont les longues terrasses faisaient suite aux siennes, un magnifique palais ayant son entrée principale rue de Lille et une porte sur le bord de l’eau. Entre deux hautes murailles revêtues de lierre, reliées entre elles par d’imposants arcs de voûte, le coupé fila comme une flèche, annoncé par deux coups d’un timbre retentissant qui tirèrent Jenkins de l’extase où la lecture de son journal semblait l’avoir plongé. Puis les roues amortirent leur bruit sur le sable d’une vaste cour et s’arrêtèrent, après un élégant circuit, contre le perron de l’hôtel, surmonté d’une large marquise en rotonde. Dans la confusion du brouillard, on apercevait une dizaine de voitures rangées en ligne, et le long d’une avenue d’acacias, tout secs en cette saison et nus dans leur écorce, les silhouettes de palefreniers anglais promenant à la main les chevaux de selle du duc. Tout révélait un luxe ordonné, reposé, grandiose et sûr.
« J’ai beau venir matin, d’autres arrivent toujours avant moi », se dit Jenkins en voyant la file où son coupé prenait place ; mais, certain de ne pas attendre, il gravit, la tête haute, d’un air d’autorité tranquille, ce perron officiel que franchissaient chaque jour tant d’ambitions
frémissantes, d’inquiétudes aux pieds trébuchants.
Dès l’antichambre, élevée et sonore comme une église et que deux grands feux de bois, en dépit des calorifères brûlant nuit et jour, emplissaient d’une vie rayonnante, le luxe de cet intérieur arrivait par bouffées tièdes et capiteuses. Cela tenait à la fois de la serre et de l’étuve. Beaucoup de chaleur dans de la clarté ; des boiseries blanches, des marbres blancs, des fenêtres immenses, rien d’étouffé ni d’enfermé, et pourtant une atmosphère égale faite pour entourer quelque existence rare, affinée et nerveuse.
Jenkins s’épanouissait à ce soleil factice de la richesse ; il saluait d’un « bonjour, mes enfants » le suisse poudré, au large baudrier d’or, les valets de pied en culotte courte, livrée or et bleu tous debout pour lui faire honneur, effleurait du doigt la grande cage des ouistitis pleine de cris aigus et de cabrioles, et s’élançait en sifflotant sur l’escalier de marbre clair rembourré d’un tapis épais comme une pelouse, conduisant aux appartements du duc. Depuis six mois qu’il venait à l’hôtel de Mora, le bon docteur ne s’était pas encore blasé sur l’impression toute physique de gaieté, de légèreté que lui causait l’air de cette maison.
Quoiqu’on fût chez le premier fonctionnaire de l’Empire, rien ne sentait ici l’administration ni ses cartons de paperasses poudreuses. Le duc n’avait consenti à accepter ses hautes dignités de ministre d’État, président du conseil, qu’à la condition de ne pas quitter son hôtel ; il n’allait au ministère qu’une heure ou deux par jour, le temps de donner les signatures indispensables, et tenait ses audiences dans sa chambre à coucher.
En ce moment, malgré l’heure matinale, le salon était plein. On voyait là des figures graves, anxieuses, des préfets de province aux lèvres rases, aux favoris administratifs, un peu moins arrogants dans cette antichambre que là-bas dans leurs préfectures, des magistrats, l’air austère, sobres de gestes, des députés aux allures importantes, gros bonnets de la finance, usiniers cossus et rustiques, parmi lesquels se détachait çà et là la grêle tournure ambitieuse d’un substitut ou d’un conseiller de préfecture, en tenue de solliciteur, habit noir et cravate blanche ; et tous, debout, assis, groupés ou solitaires, crochetaient silencieusement du regard cette haute porte fermée sur leur destin, par laquelle ils sortiraient tout à l’heure triomphants ou la tête basse.
Jenkins traversa la foule rapidement, et chacun suivait d’un œil d’envie ce nouveau venu que l’huissier à chaîne, correct et glacial, assis devant une table à côté de la porte accueillait d’un petit sourire à la fois respectueux et familier.
« Avec qui est-il ? » demanda le docteur en montrant la chambre du duc.
Du bout des lèvres, non sans un frisement d’œil légèrement ironique, l’huissier murmura un nom qui, s’ils l’avaient entendu, aurait indigné tous ces hauts personnages attendant depuis une heure que le costumier de l’Opéra eût terminé son audience.
Un bruit de voix, un jet de lumière... Jenkins venait d’entrer chez le duc ; il n’attendait jamais, lui.
Debout, le dos à la cheminée, serré dans une veste en fourrure bleue dont les douceurs de reflet affinaient une tête énergique et hautaine, le président du conseil faisait dessiner sous ses yeux un costume de pierrette que la duchesse porterait à son prochain bal, et donnait ses indications avec la même gravité que s’il eût dicté un projet de loi.
« Ruchez la fraise très fin et ne ruchez pas les manchettes... Bonjour, Jenkins... Je suis à vous. »
Jenkins s’inclina et fit quelques pas dans l’immense chambre dont les croisées, ouvrant sur un jardin qui allait jusqu’à la Seine, encadraient un des plus beaux aspects de Paris, les ponts, les Tuileries, le Louvre, dans un entrelacement d’arbres noirs comme tracés à l’encre de Chine sur le fond flottant du brouillard. Un large lit très bas, élevé de quelques marches, deux ou trois petits paravents de laque aux vagues et capricieuses dorures, indiquant ainsi que les doubles portes et les tapis de haute laine, la crainte du froid poussée jusqu’à l’excès, des sièges divers, chaises longues, chauffeuses, répandus un peu au hasard, tous bas, arrondis, de forme indolente ou voluptueuse, composaient l’ameublement de cette chambre célèbre où se traitent les plus graves questions et aussi les plus légères avec le même sérieux d’intonation. Au mur, un beau portrait de la duchesse ; sur la cheminée, un buste du duc œuvre de Félicia Ruys, qui avait eu au récent Salon les honneurs d’une première médaille.
« Eh bien ! Jenkins, comment va, ce matin ? dit l’Excellence en s’approchant, pendant que le costumier ramassait ses dessins de modes, épars sur tous les fauteuils.
– Et vous, mon cher duc ? Je vous ai trouvé un peu pâle hier soir aux Variétés.
– Allons donc ! Je ne me suis jamais si bien porté... Vos perles me font un effet du diable... Je me sens une vivacité, une verdeur... Quand je pense comme j’étais fourbu il y a six mois. »
Jenkins, sans rien dire, avait appuyé sa grosse tête sur la fourrure du ministre d’État, à l’endroit où le cœur bat chez le commun des hommes. Il écouta un moment pendant que l’Excellence continuait à parler sur le ton indolent, excédé, qui faisait un des caractères de sa distinction.
« Avec qui étiez-vous donc, docteur, hier soir ? Ce grand Tartare bronzé qui riait si fort sur le devant de votre avant-scène ?...
– C’était le Nabab, monsieur le duc... Ce fameux Jansoulet, dont il est tant question en ce moment.
– J’aurais dû m’en douter. Toute la salle le regardait. Les actrices ne jouaient que pour lui... Vous le connaissez ? Quel homme est-ce ?
– Je le connais... C’est-à-dire je le soigne... Merci mon cher duc, j’ai fini. Tout va bien par là... En arrivant à Paris, il y a un mois, le changement de climat l’avait un peu éprouvé. Il m’a fait appeler, et depuis m’a pris en grande amitié... Ce que je sais de lui, c’est qu’il a une
fortune colossale, gagnée à Tunis, au service du bey, un cœur loyal, une âme généreuse, où les idées d’humanité.
– À Tunis ?... interrompit le duc fort peu sentimental et humanitaire de sa nature... Alors, pourquoi ce nom de Nabab ?
– Bah ! les Parisiens n’y regardent pas de si près... Pour eux, tout riche étranger est un nabab, n’importe d’où il vienne !... Celui-ci du reste a bien le physique de l’emploi, un teint cuivré, des yeux de braise ardente, de plus une fortune gigantesque dont il fait, je ne crains pas de le dire, l’usage le plus noble et le plus intelligent. C’est à lui que je dois, – ici le docteur prit un air modeste – que je dois d’avoir enfin pu constituer l’œuvre de Bethléem pour l’allaitement des enfants, qu’un journal du matin, que je parcourais tout à l’heure, le Messager, je crois, appelle « la grande pensée philanthropique du siècle. »
Le duc jeta un regard distrait sur la feuille que Jenkins lui tendait. Ce n’était pas celui-là qu’on prenait avec des phrases de réclame.
« Il faut qu’il soit très riche, ce M. Jansoulet, dit-il froidement. Il commandite le théâtre de Cardailhac. Monpavon lui fait payer ses dettes, Bois-l’Héry lui monte une écurie, le vieux Schwalbach une galerie de tableaux... C’est de l’argent, tout cela. »
Jenkins se mit à rire :
« Que voulez-vous, mon cher duc, vous le préoccupez beaucoup, ce pauvre Nabab. Arrivant ici avec la ferme volonté de devenir Parisien, homme du monde, il vous a pris pour modèle en tout, et je ne vous cache pas qu’il voudrait bien étudier son modèle de plus près.
– Je sais, je sais... Monpavon m’a déjà demandé de me l’amener... Mais je veux attendre, je veux voir... Avec ces grandes fortunes, qui viennent de si loin, il faut se garder... Mon Dieu, je ne dis pas... Si je le rencontrais ailleurs que chez moi, au théâtre dans un salon...
– Justement Mme Jenkins compte donner une petite fête le mois prochain. Si vous vouliez nous faire l’honneur...
– J’irai très volontiers chez vous, mon cher docteur, et dans le cas où votre Nabab serait là, je ne m’opposerais pas à ce qu’il me fût présenté. »
À ce moment l’huissier de service entrouvrit la porte. « M. le ministre de l’Intérieur est dans le salon bleu... Il n’a qu’un mot à dire à Son Excellence... M. le préfet de police attend toujours en bas, dans la galerie....."
SAPHO (1884)
Parmi les œuvres les plus importantes de la seconde manière de Daudet, dite "manière parisienne" , "Sapho" est animée par un réalisme désormais triomphant, l'intrigue est
d`une grande simplicité, l'auteur se bornant à suivre les péripéties, qui n'ont rien que de très ordinaire. de la vie d'un seul personnage. En l'occurrence, Jean Gaussin d'Armandy, un jeune Provençal. qui fréquente à Paris un groupe d'artistes et qui s'éprend une très belle femme, Fanny Legrand, modèle connu nous le nom de Sapho. Tout d'abord le jeune homme est pris d'une grande exaltation à l'idée de cette conquête; mais elle lui pèse bientôt. Car Sapho n'est plus jeune, et elle s`attache désespérément à lui, l'enserrant dans les filets d'une sensualité dévorante, dont les raffinements ont quelque chose qui fascine le jeune homme. Peu à peu. Sapho arrive à faire le vide autour du malheureux et le contraint à vivre dans un climat de vulgarité absolue. Incapable de se déprendre et fuyant un mariage qui l'eût sauvé, le jeune homme se prépare à partir pour I'Amérique, où il doit trouver un poste, et il est disposé à emmener avec lui sa maîtresse. Au dernier moment. Sapho refuse de le suivre, se sentant trop âgée pour tenter pareille aventure. Et le petit Provençal peut enfin se libérer de la terrible emprise. Daudet a repris un thème déjà traité dans "Manette Salomon" des frères Goncourt (1867) et entend défendre un idéal de vie saine, proprement bourgeoise. contre les attraits de la bohème : "À mes fils, quand ils auront vingt ans."
Première rencontre, le bal chez Déchelette
" – Regardez-moi, voyons... J’aime la couleur de vos yeux... Comment vous appelez-vous ?
– Jean.
– Jean tout court ?
– Jean Gaussin.
– Du Midi, j’entends ça... Quel âge ?
– Vingt et un ans.
– Artiste ?
– Non, madame.
– Ah ! tant mieux...
Ces bouts de phrases, presque inintelligibles au milieu des cris, des rires, des airs de danse d’une fête travestie, s’échangeaient – une nuit de juin – entre un pifferaro et une femme fellah dans la serre de palmiers, de fougères arborescentes, qui faisait le fond de l’atelier de Déchelette. Au pressant interrogatoire de l’Égyptienne, le pifferaro répondait avec l’ingénuité de son âge tendre, l’abandon, le soulagement d’un Méridional resté longtemps sans parler. Étranger à tout ce monde de peintres, de sculpteurs, perdu dès en entrant dans le bal par l’ami qui l’avait amené, il se morfondait depuis deux heures, promenant sa jolie figure de blond hâlé et doré par le soleil, les cheveux en frisons serrés et courts comme la peau de mouton de son costume ; et un succès, dont il ne se doutait guère, se levait et chuchotait autour de lui.
Des épaules de danseurs le bousculaient brusquement, des rires de rapins blaguaient la cornemuse qu’il portait tout de travers et sa défroque de montagne, lourde et gênante dans cette nuit d’été. Une Japonaise aux yeux de faubourg, des couteaux d’acier tenant son
chignon remonté, fredonnait en l’agaçant : Ah !qu’il est beau, qu’il est beau, le postillon...; tandis qu’une novio espagnole en blanches dentelles de soie, passant au bras d’un chef apache, lui fourrait violemment sous le nez son bouquet de jasmins blancs. Il ne comprenait rien à ces avances, se croyait extrêmement ridicule et se réfugiait dans l’ombre fraîche de la galerie vitrée, bordée d’un large divan sous les verdures. Tout de suite cette femme était venue s’asseoir près de lui.
Jeune, belle ? Il n’aurait su le dire... Du long fourreau de lainage bleu où sa taille pleine ondulait, sortaient deux bras, ronds et fins, nus jusqu’à l’épaule ; et ses petites mains chargées de bagues, ses yeux gris larges ouverts et grandis par les bizarres ornements de fer lui tombant du front, composaient un ensemble harmonieux. Une actrice, sans doute. Il en venait beaucoup chez Déchelette ; et cette pensée n’était pas pour le mettre à l’aise, ce genre de personnes lui faisant très peur. Elle lui parlait de tout près, un coude au genou, la tête appuyée sur la main, avec une douceur grave, un peu lasse... « Du Midi vraiment ?... Et des cheveux de ce blond-là !... Voilà une chose extraordinaire. »
Et elle voulait savoir depuis combien de temps il habitait Paris, si c’était très difficile cet examen pour les consulats qu’il préparait, s’il connaissait beaucoup de monde et comment il se trouvait à la soirée de Déchelette, rue de Rome, si loin de son quartier Latin. Quand il dit le nom de l’étudiant qui l’avait amené... « La Gournerie... un parent de l’écrivain... elle connaissait sans doute... » l’expression de ce visage de femme changea, s’assombrit subitement ; mais il n’y prit pas garde, ayant l’âge où les yeux brillent sans rien voir. La Gournerie lui avait promis que son cousin serait là, qu’il le présenterait. « J’aime tant ses vers... je serais si heureux de le connaître... »
Elle eut un sourire de pitié pour sa candeur, un joli resserrement d’épaules, en même temps qu’elle écartait de sa main les feuilles légères d’un bambou et regardait dans le bal si elle ne lui découvrirait pas son grand homme. La fête à ce moment étincelait et roulait comme une apothéose de féerie. L’atelier, le hall plutôt, car on n’y travaillait guère, développé dans toute la hauteur de l’hôtel et n’en faisant qu’une pièce immense, recevait sur ses tentures claires, légères, estivales, ses stores de paille fine ou de gaze, ses paravents de laque, ses verreries multicolores, et sur le buisson de roses jaunes garnissant le foyer d’une haute cheminée Renaissance, l’éclairage varié et bizarre d’innombrables lanternes chinoises, persanes, mauresques, japonaises, les unes en fer ajouré, découpées d’ogives comme une porte de mosquée, d’autres en papier de couleur pareilles à des fruits, d’autres déployées en éventail, ayant des formes de fleurs, d’ibis, de serpents ; et tout à coup de grands jets électriques, rapides et bleuâtres, faisaient pâlir ces mille lumières et givraient d’un clair de lune les visages et les épaules nues, toute la fantasmagorie d’étoffes, de plumes, de paillons, de rubans qui se froissaient dans le bal, s’étageaient sur l’escalier hollandais à large rampe menant aux galeries du premier que dépassaient les manches des contrebasses et la mesure frénétique d’un bâton de chef d’orchestre.
De sa place, le jeune homme voyait cela à travers un réseau de branches vertes, de lianes fleuries qui se mêlaient au décor, l’encadraient et, par une illusion d’optique, jetaient au va-et-vient de la danse des guirlandes de glycine sur la traîne d’argent d’une robe de princesse, coiffaient d’une feuille de dracæna un minois de bergère pompadour ; et pour lui maintenant l’intérêt du spectacle se doublait du plaisir d’apprendre par son Égyptienne les noms, tous glorieux, tous connus, que cachaient ces travestis d’une variété, d’une fantaisie si amusantes...."