Georges Sorel (1847-1922), "Réflexions sur la violence" (1908), "Matériaux pour une théorie du prolétariat" (1919) - ......

Last update: 2022/11/11


1864 voit en France l'autorisation des grèves, puis vingt ans plus tard, 1884, celle des syndicats, un élargissement des pratiques de la grève et un allongement de leur durée. C'est dans ce contexte que Georges Sorel va appliquer à la politique nombre d'idées de Nietzsche, la volonté de puissance comme pulsion fondamentale, la science en tant que processus créatif, et l'excès de réflexion qui élimine les autres fonctions. Sorel considère le marximse comme erroné mais tonifiant, et s'accorde comme Pareto à penser que la démocratie ne signifie pas la disparition des élites: on doit lutter pour obtenir le meilleur de l'existence et la violence est parfois une noble expression de l'individualité. Un temps syndicaliste, Sorel perd foi, en 1909, dans la capacité des travailleurs et se tourne vers le nationalisme. Son plaidoyer du "mythe social" en tant que moyen de faire bouger les masses trouve une oreille accueillante en Mussolini, lequel applique à ses propres fins nombre des théories de Sorel. Il est vrai que le fascisme s'est inspiré d'un vaste éventail d'influences, irrationalisme sorélien, certes, mais nationalisme allemand, élitisme, charlatanisme racial, conception organiciste hégélienne de la société, doctrine nietzschéenne du surhomme. Ses principes directeurs sont la suprématie absolue de la nation sur les citoyens individuels, la nécessité de la pureté raciale, le besoin d'un chef-héros qui soit l'incarnation de la volonté nationale. Et ce sont toutes ces doctrines résiduelles héritées de Nietzsche à Sorel qui font ainsi de la volonté et de la lutte pour le pouvoir l'essence de la vie humaine...

(Manifestations de grévistes  lors des grèves du bassin minier de Longwy en 1905)

1890-1920 - Reste dans la pensée de Sorel cette fameuse distinction du "mythe" et de l' "utopie" qui vient accompagner les premières grandes manifestations sociales et nourrir la stratégie possible du réveil des masses face à une exploitation sociale qui ne veut pas dire son nom ...

"On peut indéfiniment parler de révoltes sans provoquer jamais aucun mouvement révolutionnaire, tant qu’il n’y a pas de mythes acceptés par les masses ; c'est ce qui donne une si grande Importance à la grève générale, et c’est ce qui la rend si odieuse aux socialistes qui ont peur d’une révolution ; ils font tous leurs efforts pour ébranler la confiance que les travailleurs ont dans leur préparation à la révolution ; et pour y parvenir, ils cherchent à ridiculiser l’idée de grève générale, qui seule peut avoir une valeur motrice. Un des grands moyens qu’ils emploient consiste à la présenter comme une utopie : cela leur est assez facile, parce qu'il y a eu rarement des mythes parfaitement purs de tout mélange utopique.

Les mythes révolutionnaires actuels sont presque purs ; ils permettent de comprendre l’activité, les sentiments et les idées des masses populaires se préparant à entrer dans une lutte décisive ; ce ne sont pas des descriptions de choses, mais des expressions de volonté. L’utopie est, au contraire, le produit d'un travail intellectuel ; elle est l’oeuvre de théoriciens qui, après avoir observé et discuté les faits, cherchent à établir un modèle auquel on puisse comparer les sociétés existantes pour mesurer le bien et le mal qu’elles renferment ; c’est une composition d'institutions imaginaires, mais offrant avec des institutions réelles des analogies assez grandes pour que le juriste en puisse raisonner ; c'est une construction démontable dont certains morceaux ont été taillés de manière à pouvoir passer (moyennant quelques corrections d'ajustage) dans une législation prochaine. — Tandis que nos mythes actuels conduisent les hommes à se préparer à un combat pour détruire ce qui existe, l'utopie a toujours eu pour effet de diriger les esprits vers des réformes qui pourront être effectuées en morcelant le système ; il ne faut donc pas s’étonner si tant d'utopistes purent devenir des hommes d’Etat habiles lorsqu’ils eurent acquis une plus grande expérience de la vie politique. — Un mythe ne saurait être réfuté puisqu'il est, au fond, identique aux convictions d'un groupe. qu'il est l’expression de ces convictions en langage de mouvement, et que, par suite, il est indécomposable en parties qui puissent être appliqués sur un plan de descriptions historiques. L’utopie, au contraire, peut se discuter comme toute constitution sociale ; ou peut comparer les mouvements automatiques qu'elle suppose, à ceux qui ont été constatés au cours de l'histoire, et ainsi apprécier leur vraisemblance ; on peut la réfuter en montrant que l'économie sur laquelle on l'a fait reposer. est incompatible avec les nécessités de la production actuelle.

L’économie politique libérale a été un des meilleurs exemples d'utopies que l'on puisse citer. On avait imaginé une société où tout serait ramené à des types commerciaux, sous la loi de la plus complète concurrence ; on reconnait aujourd’hui que cette société idéale serait aussi difficile à réaliser que celle de Platon ; mais de grands ministres modernes ont dû leur gloire aux efforts qu'ils ont faits pour introduire quelque chose de cette liberté commerciale dans la législation industrielle.

Nous avons là une utopie libre de tout mythe ; l’histoire de la démocratie française nous offre une combinaison remarquable d'utopies et de mythes. Les théories qui inspirèrent les auteurs de nos premières constitutions, sont aujourd'hui regardées comme fort chimériques : souvent même ou ne veut plus leur concéder la valeur qui leur a été longtemps reconnue : celle d’un idéal sur lequel législateurs, magistrats et administrateurs devraient avoir les yeux toujours fixés pour assurer aux hommes un peu de justice. A ces utopies, se mêlèrent des mythes qui représentaient la lutte contre l'Ancien Régime ; tant qu'ils se sont maintenus, les réfutations des utopies libérales ont pu se multiplier sans produire aucun résultat ; le mythe sauvegardait l'utopie à laquelle il était mêlé.

Pendant longtemps, le socialisme n'a guère été qu’une utopie : c’est avec raison que les marxistes revendiquent pour leur maitre l'honneur d’avoir changé cette situation : le socialisme est devenu une préparation des masses employées dans la grande industrie, qui veulent supprimer l'Etat et la propriété; désormais, on ne cherchera plus comment les hommes s'arrangeront pour jouir du bonheur futur; tout se réduit à l' "apprentissage révolutionnaire du prolétariat". Malheureusement Marx n’avait pas sous les yeux les faits qui nous sont devenus familiers ; nous savons mieux que lui ce que sont les grèves, parce que nous avons pu observer des conflits économiques considérables par leur étendue et par leur durée ; le mythe de la grève générale est devenu populaire et s’est solidement établi dans les cerveaux ; nous avons sur la violence des idées qu'il n'aurait pu facilement se former ; nous pouvons donc compléter sa doctrine, au lieu de commenter ses textes comme le firent si longtemps de malencontreux disciples. 

L'utopie tend ainsi à disparaître complètement du socialisme: celui-ci n'a pas besoin de chercher à organiser le travail, puisque le capitalisme l'organise...."

 

Georges Sorel (1847-1922)

Né à Cherbourg, fils d'un commerçant malheureux et d'une mère très pieuse, élève à l'École polytechnique, puis longtemps ingénieur des Ponts et Chaussées, principalement en Algérie et à Perpignan, découvrant le socialisme de la classe ouvrière, à l'égard de laquelle il acquit une profonde admiration, Georges Sorel se forge ainsi une certitude, que la valeur humaine et sociale représente la seule force capable de régénérer une humanité qui lui semble très intensément en pleine décadence tant au niveau de la société et que des valeurs. Plus tard, on tirera son héritage dans bien des sens opposés, de Lénine à Mussolini, ne serait-ce que parce qu'il manquait souvent de rigueur théorique et que l'aspect mystique de son message prêtera aux sarcasmes. En accord avec son rejet de la bourgeoisie et sa foi dans une rénovation de l'être humain, il démissionne de son poste et s'installe à Boulogne-sur-Seine où il mènera jusqu'à sa mort une existence modeste, mais très engagée dans les problèmes de son temps. Son union, considérée par sa famille comme une mésalliance, avec Marie David, issue d'une famille pauvre de paysans catholiques, aura pour lui une grande importance. Elle mourut prématurément en 1897. Lecteur de Marx, de Proudhon, de Nietzsche,  auditeur des cours de Bergson au Collège de France, sa pensée brasse tous ces apports dans un contexte qui voit la naissance du syndicalisme révolutionnaire, ainsi que le succès ambigu remporté par les socialistes parlementaires et qui accompagne la révision du procès de Dreyfus...

 

"Je ne suis pas venu au syndicalisme par les voies jacobines ; il ne me semble pas que j'aie eu jamais une grande vénération pour les hommes de la Révolution française. Tous les hommes de mon âge avaient été fort impressionnés par les malheurs qu'avait engendrés en 1871 l'imprudence des révolutionnaires, s'emparant du gouvernement de Paris, abandonné par Thiers ; et cependant les chefs de la Commune furent généralement bien supérieurs aux terroristes de 1793. Lorsque je commençai à m'adonner à la littérature socialiste, les élections de 1893 venaient de faire entrer à la Chambre un lot fort hétérogène de députés se disant socialistes, que dirigeait Millerand ; tous les gens raisonnables comprenaient qu'une révolution contrôlée par un tel farceur, ne manquerait pas d'avoir des conséquences désastreuses.

De 1894 à 1897, je consacrai presque tout mon temps à travailler pour deux revues marxistes, l'Ere nouvelle et le Devenir social (Gabriel Deville et Paul Lafargue étaient parmi les fondateurs du Devenir social), qui eurent très peu de succès ; les socialistes parlementaires s'étaient appliqués fort consciencieusement à les boycotter. Je ne suis pas de ceux qui s'imaginent que les transformations du monde doivent être des applications de théories fabriquées par des philosophes ; mais il me semble que si l'on réfléchit un peu sur l'histoire moderne, on reconnaît facilement la vérité du principe suivant : « Une révolution ne produit des changements profonds, durables et glorieux que si elle est accompagnée d'une idéologie dont la valeur philosophique soit proportionnée à l'importance matérielle des bouleversements accomplis. Cette idéologie donne aux acteurs du drame la confiance qui leur est nécessaire pour vaincre ; elle élève une barrière contre les tentatives de réaction que des juristes et des historiens, préoccupés de restaurer les traditions rompues, viendront préconiser ; enfin, elle servira à justifier plus tard la révolution qui apparaîtra, grâce à elle, comme une victoire de la raison réalisée dans l'histoire». J'étais persuadé en 1894 que les socialistes soucieux de l'avenir devaient travailler à approfondir le marxisme, et je ne vois pas encore aujourd'hui que l'on puisse adopter un autre procédé pour construire cette idéologie dont a besoin le mouvement prolétarien.

En 1894, les écrits des socialistes français étaient bien loin de donner l'idée que le socialisme fût capable de se conformer au principe que j'ai énoncé ci-dessus ; Benoît Malon, qui passait alors pour un grand docteur, fut en réalité un médiocre, que Gabriel Deville a jugé d'une façon excellente dans la préface de ses Principes socialistes ; les deux plus illustres disciples du penseur, Rouanet et Fournière, n'ont jamais été que des journalistes, bien plus remarquables par leur outrecuidance que par leur culture. Les jacobins qui prenaient l'étiquette socialiste, ne désiraient pas que la curiosité philosophique s'éveillât dans le parti ; de simples électeurs qui auraient trop écouté des raisonneurs, auraient pu cesser de vénérer les représentants du peuple, qui étaient surtout représentants de l'Ignorance de comités électoraux. Il était donc bien naturel que la bande de politiciens qui suivait Millerand, vît de très mauvais œil les efforts tentés par les rédacteurs de l'Ere nouvelle et du Devenir social ; les articles de Rouanet et de Fournière suffisaient amplement à satisfaire leurs besoins intellectuels ; la métaphysique de Marx constituait un breuvage trop amer pour ces bonshommes. 

Lorsque le 30 mai 1896. Millerand prononça à Saint-Mandé le discours-programme du groupe socialiste parlementaire, il salua en ces termes les maîtres de la pensée nouvelle : « Qu'il soit permis à un socialiste qui, ni par son ancienneté, ni par ses services, n'est un vétéran du parti, de se retourner vers les militants de la première heure, vers les apôtres qui nous ont frayé la voie, et d'incliner l'hommage des nouveaux venus et des jeunes devant les Jules Guesde, les Vaillant, les Paul Brousse, devant la mémoire de Benoit Malon ». Les rédacteurs du Devenir social, qui n'avaient aucune estime pour le prétendu patriarche, glorifié par Millerand, ne pouvaient être que des écrivains suspects aux yeux de cet intrigant.

Beaucoup des socialistes qui invoquaient l'autorité de Marx et d'Engels, ne se souciaient pas du tout qu'on étudiât de trop près les textes de leurs prophètes ; ils croyaient avoir tiré des documents originaux tout ce qui pouvait entrer dans l'enseignement classique du socialisme ; on leur a souvent reproché de n'avoir point cherché à mettre à la disposition du grand public les livres que la social-démocratie allemande avait répandus par milliers (L'Anti-Dühring, par exemple, a été seulement traduit en 1911). Diamandy, le fondateur de l'Ere nouvelle, a rapporté (dans le numéro du 1er novembre 1893) un propos de Jules Guesde qui montre bien que les marxistes français étaient dans un état d'esprit qui ne leur permettait pas de comprendre l'utilité de l'œuvre entreprise par cette revue : « Jules Guesde me disait avoir conçu le marxisme avant d'avoir rien connu de Marx ». Dès lors à quoi bon écrire des gloses sur les textes de Marx et d'Engels ?

Les recherches auxquelles je me livrais pour composer des articles qui portaient sur des sujets très variés, me conduisaient souvent à m'apercevoir que le marxisme officiel présentait de graves lacunes ; mais accablé sous le poids d'une énorme besogne, je n'avais pas le temps de penser aux moyens qu'on devrait employer pour mieux l'adapter à la réalité ; si je relisais aujourd'hui la collection du Devenir social, j'y relèverais certainement beaucoup de suppositions hasardeuses, d'erreurs et de sophismes. 

A la fin de l'année 1897, j'eus à étudier un livre que venait de publier Saverio Merlino sous le titre "Pro e contro il socialismo" ; l'auteur italien s'appliquait à montrer qu'il était devenu nécessaire de réviser les bases des théories socialistes afin de les mettre d'accord avec le mouvement social auquel prenaient part les organisations socialistes ; je vis alors clairement que je devais travailler en dehors de toute combinaison ayant des attaches avec l'orthodoxie marxiste. Il me sembla que la meilleure méthode à suivre était d'essayer de corriger les illusions de l'école en examinant des phénomènes observés dans le pays que le maître avait signalé comme offrant les formes classiques de l'économie moderne ; j'étudiai l'enquête faite sur le trade-unionisme anglais par Paul de Rousiers en 1895 ; c'est ainsi que je fus amené à écrire "l'Avenir socialiste des syndicats". Les préfaces, des livres de Colajanni et de Gatti, qui ont été reproduites plus haut, se rattachent également à ces études que je faisais pour renouveler le marxisme par des procédés marxistes.

Au moment où je me décidais à changer ainsi l'orientation de mon travail, commençait l'affaire Dreyfus, dans laquelle le gros du parti socialiste voyait une mine de scandales propres à ruiner le prestige de l'armée, tandis que les malins du parlement étaient surtout préoccupés de calculer quels pièges ils pourraient tendre à des ministres conservateurs, soupçonnés d'être secrètement favorable aux dreyfusards. Les docteurs du socialisme avaient maintes fois affirmé qu'ils possédaient une philosophie qui leur permettait de juger souverainement l'histoire; ils ne purent cependant apporter d'appréciations originales, élevées ou pratiques sur le plus grand événement de notre époque ; la révolution dreyfusienne constitue donc une expérience qui établit d'une façon irréfutable l'insuffisance des théories socialistes reçues de ce temps...."

(Matériaux d'une théorie du prolétariat, Bases de critique sociale)

 

"La Vie ouvrière en France" (1901, Fernand Pelloutier) "Il y a une question sociale : personne ne songe plus à le nier, et si la lutte engagée par le prolétariat contre les hautes classes soulève des colères, c’est moins parce que le socialisme étale une plaie dont les ravages vont toujours croissant que parce qu’il menace des intérêts indifférents au mal économique et pré- occupés surtout de se satisfaire. Quoi de plus naturel, cependant, que les victimes cherchent l’amélioration de leur sort, exhalent leurs plaintes, dénoncent aux gens dont le cœur n’est pas encore desséché les maux dont elles souffrent, et, tenues écartées du festin social, demandent à la force le moyen de s’y asseoir?

Laissez faire, laissez passer, ont dit les économistes, croyant résoudre ainsi, d’un trait de plume, toutes les questions qui se rattachent à la production et à la distribution des richesses ; et ils confièrent à l’intérêt personnel la réalisation du grand précepte, sans songer que chaque individu, quelle que soit la pénétration de sa vue, ne saurait, dans le milieu qu’il habite et du fond des vallées, juger l’ensemble que l’on ne peut découvrir qu’au sommet le plus élevé. Nous sommes les témoins des désastres qui ont été la suite de ce principe de circonstance, et s’il fallait citer des exemples éclatants, ils viendraient en foule témoigner de l’impuissance d’une théorie destinée à féconder l’industrie»....

 

Georges Sorel entreprend alors de collaborer à des revues et journaux d'inspiration marxiste et va emprunter à Fernand Pelloutier (1867-1901) la théorie du «syndicalisme révolutionnaire». Esprit rebelle né dans une famille de tradition monarchiste, Pelloutier avait adhèré en 1892 au Parti ouvrier de Jules Guesde, puis avait été élu secrétaire adjoint de la Fédération des Bourses du travail en 1894,  qu'il considérait comme le fer de lance d'une classe ouvrière qui devait s'investir dans un syndicalisme d'action directe. Il écrit, avec Aristide Briand, une brochure "De la révolution par la grève générale". 

 

"Le syndicalisme révolutionnaire n’est donc pas, comme beaucoup de personnes le croient, la première forme confuse du mouvement ouvrier, qui devra se débarrasser, à la longue, de cette erreur de jeunesse ; il a été, au contraire, le produit d’une amélioration opérée par des hommes qui sont venus enrayer une déviation vers des conceptions bourgeoises."

 

 

S'inspirant donc fortement de Pelloutier, Sorel va élabore une pensée où se font sentir les influences plus lointaines de Proudhon et de l'anarchisme, mais aussi celle de Marx, notamment à propos de la notion de classe, une notion qui n'est pas celle d'une société divisée en deux blocs antagonistes : c'est que pour lui, le critère psychologique ou celui de la conscience a une plus grande importance que le simple critère économique, le prolétariat en lutte doit assumer l'héritage de la bourgeoisie et de son esprit industriel, l'éducation et les syndicats prennent ainsi dans cette perspective un rôle primordial....

 

"L'idée de révolution fut pendant très longtemps identifiée à celle d'une lutte des pauvres contre les riches ; cette lutte est aussi ancienne que le monde civilisé et elle a déchiré les cités helléniques ; il ne semble pas qu'elle se soit beaucoup modifiée au cours des temps ; elle constitue une forme rudimentaire de la lutte de classe, avec laquelle on la confond souvent.

Ici, la justice n'est plus à invoquer, mais il y a toute une littérature qui est consacrée à faire ressortir la beauté de la victoire des pauvres ; et dans cette littérature se mêlent souvent des considérations empruntées à la justice romanesque des utopistes. Ce qui est vraiment essentiel ici, c'est de donner aux pauvres une confiance absolue dans leurs forces ; il faut, pour atteindre ce résultat, vaincre les traditions de soumission qui leur ont été inculquées depuis l'enfance ; on y arrive par deux moyens : d'abord en ruinant le prestige des classes dominantes, et ensuite en exaltant les qualités des pauvres. Les pamphlets et journaux révolutionnaires ne manquent pas de signaler tous les incidents qui peuvent présenter les riches sous un aspect odieux, ridicule et honteux ; — suivant Robespierre et ses amis, les pauvres étant demeurés plus près de la nature, la vertu leur est plus facile qu'aux riches ; cette métaphysique singulière se retrouve encore souvent dans des livres contemporains de prétendus marxistes.

Avant 1848, on était fort effrayé par l'idée d'une révolte des pauvres; Considérant disait, par exemple, dans le Manifeste de la Démocratie : « Que deviendrait la civilisation, que deviendraient les gouvernements et que deviendraient les hautes classes, si, la féodalité industrielle s'étendant sur toute l'Europe, le grand cri de guerre sociale : Vivre en travaillant ou mourir en combattant, y soulevait un jour toutes les innombrables légions de l'esclavage moderne ? Eh bien ! il est certain que, si la sagesse des gouvernements, si la bourgeoisie intelligente et libérale, et si la science enfin n'avisent, il est certain que le mouvement qui emporte les sociétés européennes, va droit aux révolutions sociales et que nous marchons à une jacquerie européenne ». Plus loin, il signalait le danger du communisme, « moyen violent, spoliateur, révolutionnaire et, de plus, illusoire », qui séduisait les esprits par son extrême simplicité : «Ces formules sont très simples et très intelligibles aux masses faméliques et dépouillées, auxquelles elles ne peuvent paraître d'ailleurs que parfaitement justes, tant que la société leur déniera le droit au travail, plus sacré encore que le droit de propriété — qui en dérive » .

b) Les hommes qui se sont donnés au cours du XIXe siècle comme étant les adeptes les plus authentiques de la tradition révolutionnaire, les véritables représentants des pauvres et les parti- sans les plus décidés du combat dans les rues, ceux que Bernstein désigne sous le nom de blanquistes, n'étaient pas moins résolus que Considérant à empêcher tout retour vers la barbarie : un mouvement de Jacques n'était pas du tout leur idéal. Bernstein a très bien vu que l'on s'est trop souvent arrêté, dans les jugements portés sur eux à quelques aspects très secondaires de leur tactique. On ne saurait définir les blanquistes comme étant essentiellement des hommes de complot; la manière d'arriver au pouvoir leur était indifférente ; posséder le pouvoir était à leurs yeux résoudre toutes les difficultés; — la force créatrice que possède un parti politique révolutionnaire qui a acquis le pouvoir, est énorme et beau- coup ont cru qu'elle était infinie; un tel parti, une fois arrivé au gouvernement, est beaucoup plus fort que ne le serait un parti conservateur, parce qu'il n'a rien à ménager; — les conditions économiques étaient regardées comme étant des phénomènes subordonnés.

Grâce à l'intervention d'un parti prenant la tête de la révolution, le mouvement historique acquiert une allure toute nouvelle et fort imprévue; nous n'avons plus affaire à une classe de pauvres agissant sous l'influence d'instincts, mais à des hommes instruits qui raisonnent sur les intérêts d'un parti, comme le font les chefs de maisons de spéculation sur la prospérité de leurs affaires.

Les partis politiques sont des coalitions formées pour conquérir les avantages que peut donner la possession de l'Etat, soit que leurs promoteurs soient poussés par des haines, soit qu'ils recherchent des profits matériels, soit qu'ils aient seulement l'ambition d'imposer leur volonté. Si habiles que puissent être les organisateurs d'un parti, ils ne sauraient jamais grouper qu'un très faible état-major, qui est chargé d'agir sur des masses mécontentes, pleines d'espoirs lointains et disposées à faire des sacrifices immédiats ; le parti leur fera de larges concessions en cas de succès; il paiera les services rendus en transformations économiques, juridiques, religieuses, dont la répercussion pourra dépasser infiniment les prévisions. Très souvent, les chefs des partis qui troublent le plus profondément la société, appartiennent à l'aristocratie que la révolution va atteindre d'une manière très directe ; c'est que ces hommes, n'ayant pas trouvé dans leur classe les moyens de s'emparer du pouvoir, ont dû recruter une armée fidèle dans les classes dont les intérêts sont en opposition avec ceux de leur famille. L'histoire montre qu'on se ferait une idée très fausse des révolutions si on les supposait faites pour les motifs que le philosophe est si souvent porté à attribuer à leurs promoteurs.

Lorsque les événements sont passés depuis longtemps, les passions qui avaient conduit les premiers sujets du drame, semblent négligeables en comparaison des grands changements qui sont survenus dans la société et que l'on cherche à mettre en rapport avec les tendances obscures des masses ; généralement, les contemporains avaient vu les choses dans un ordre opposé et s'étaient plutôt intéressées aux compétitions qui avaient existé entre les états-majors des partis. 

Il faut toutefois observer que, de nos jours, une si grande portée ayant été accordée aux idéologies, tout parti est obligé de faire parade de doctrines; les politiciens les plus audacieux ne sauraient conserver leur prestige s'ils ne s'arrangeaient pour établir une certaine harmonie entre leurs actes et des principes qu'ils sont censés représenter.

L'introduction de partis politiques dans un mouvement révolutionnaire nous éloigne beaucoup de la simplicité primitive. 

Les révoltés avaient été, tout d'abord, enivrés par l'idée que leur volonté ne devrait rencontrer aucun obstacle, puisqu'ils étaient le nombre; il leur semblait évident qu'ils n'auraient qu'à désigner des délégués pour formuler une nouvelle légalité conforme à leurs besoins; mais voilà qu'ils acceptent la direction d'hommes qui ont d'autres intérêts que les leurs; ces hommes veulent bien leur rendre service, mais à la condition que les masses leur livreront l'Etat, objet de leur convoitise. 

Ainsi l'instinct de révolte des pauvres peut servir de base à la formation d'un Etat populaire, composé de bourgeois qui désirent continuer la vie bourgeoise, qui maintiennent les idéologies bourgeoises, mais qui se donnent comme les mandataires du prolétariat.

L'Etat populaire est amené à étendre de plus en plus ses tentacules, parce que les masses deviennent de plus en plus difficiles à duper, quand le premier instant de la lutte est passé et qu'il faut cependant soutenir leur ardeur dans un temps calme; cela exige des machines électorales compliquées et, par suite, un très grand nombre de faveurs à accorder. En accroissant constamment le nombre de ses employés, il travaille à constituer une classe d'Intellectuels ayant des intérêts séparés de ceux du prolétariat des producteurs; il renforce ainsi la défense de la forme bourgeoise contre la révolution prolétarienne. L'expérience montre que cette bourgeoisie de commis a beau avoir une faible culture, elle n'en est pas moins très attachée aux idées bourgeoises; nous voyons même, par beaucoup d'exemples, que si quelque propagandiste de la révolution pénètre dans le monde gouvernemental, il devient un excellent bourgeois avec la plus grande facilité.

On pourrait donc dire que, par une sorte de paradoxe, les hommes politiques, qui se regardent comme les vrais détenteurs de l'idée révolutionnaire, sont des conservateurs. Mais, après tout, est-ce que. la Convention avait été autre chose? N'a-t-on pas souvent dit qu'elle avait continué les traditions de Louis XIV et préparé la voie à Napoléon?

c) Les souvenirs de la Révolution dominèrent pendant fort longtemps la propagande des socialistes. On prétendait identifier, par exemple, les profits capitalistes aux droits seigneuriaux et aux dîmes, que la bourgeoisie supprima autrefois sans indemnité; on ne manquait pas de faire ressortir que beaucoup de fortunes bourgeoises provenaient de la vente de biens nationaux, qui avait été effectuée dans des conditions singulièrement favorables aux acheteurs. 

On cherchait à faire entendre que l'Etat populaire pourrait s'inspirer de ces exemples mémorables pour liquider le capitalisme à peu de frais.

Les politiciens révolutionnaires ne se plaçaient point au même point de vue que les utopistes, quand ils raisonnaient sur la propriété. Ceux-ci étaient surtout préoccupés de l'organisation du travail, tandis que les politiciens ne voyaient que des revenus à partager; leur conception était celle des Intellectuels, qui ont tant de peine à considérer la propriété comme un moyen de production et qui la regardent plutôt comme un titre de possession. La loi devrait (comme elle faisait si souvent dans les cités antiques) rationner les riches en leur imposant des charges énormes qui fourniraient les ressources propres à rendre plus agréable la vie des pauvres. Les problèmes économiques se trouvent ainsi mis à l'arrière-plan, tandis que les ordres donnés par les maîtres de l'Etat passent au premier.

Qu'avaient voulu les législateurs antiques ? Maintenir dans la cité un nombre suffisant de citoyens aptes à porter les armes et à défendre les traditions nationales; nous dirions aujourd'hui que leur idéal était bourgeois. Et les hommes de la Révolution française, qu'avaient-ils voulu? Accroître dans une très grande proportion le nombre des propriétaires aisés; ils avaient créé une bourgeoisie dont la puissance n'est pas encore épuisée. L'Etat populaire, en s'inspirant davantage des nécessités économiques contemporaines, ne pourrait-il aboutir à des conséquences tout à fait analogues? 

La translation des revenus peut se faire, en effet, d'une manière indirecte, mais sûre, au moyen d'une législation sociale qui tienne compte des conditions de la grande industrie : créer des moyens d'arbitrage permettant au trade-unionisme d'exercer une action constante sur les salaires ; remplacer le petit commerce des denrées par des services publics d'alimentation, l'exploitation des logements ouvriers par des locations municipales, l'usure des petits prêteurs par des institutions de prévoyance ; trouver des ressources fiscales dans de gros impôts perçus sur les classes riches, de manière à ce que les bonnes aubaines qui se produisent dans l'industrie reviennent aux œuvres démocratiques. Grâce à ces procédés, l'ouvrier peut devenir un petit bourgeois, et nous arrivons ainsi à retrouver les mêmes conclusions que précédemment: agrégation du prolétariat à la bourgeoisie...."

(La Décomposition du marxisme, 1910 2e édition)

 

Sorel publie en 1898 "L'Avenir socialiste des syndicats", le meilleur moyen non seulement d'organiser le monde ouvrier mais de l'éduquer est le syndicat, des syndicats "bâtisseurs de la civilisation nouvelle"...

Il poursuit ses réflexions avec "Essai sur l'Eglise et l'Etat" (1902), "Introduction à l'économie moderne" (1903), "Le Système historique de Renan" (1906), et c'est en 1908 qu'il va publier dans le Matin un article retentissant, "Apologie pour la violence" et la même année son livre le plus connu, "Réflexions sur la violence"...

 

".. nos socialistes parlementaires, qui sont des enfants de la bourgeoisie et qui ne savent rien en dehors de l'idéologie de l'Etat, sont tout désorientés quand ils sont en présence de la violence prolétarienne ; ils ne peuvent lui appliquer les lieux communs qui leur servent d’ordinaire à parler de la force, et ils voient avec effroi des mouvements qui pourraient aboutir à ruiner les institutions dont ils vivent : avec le syndicalisme révolutionnaire, plus de discours à placer sur la Justice immanente, plus de régime parlementaire à l’usage des intellectuels ; - c’est l’abomination de la désolation ! Aussi ne faut-il pas s’étonner s'ils parlent de la violence avec tant de colère.

Déposant le 5 juin 1907 devant la Cour d'assises de la Seine dans le procès Bousquet-Lévy, Jaurès aurait dit : « Je n’ai pas la superstition de la légalité. Elle a eu tant d’échecs ! mais je conseille toujours aux ouvriers de recourir aux moyens légaux ; car la violence est un signe de faiblesse passagère. » On trouve ici un souvenir très évident de l'affaire Dreyfus : Jaurès se rappelle que ses amis durent recourir à des manifestations révolutionnaires, et on comprend qu’il n’ait pas gardé de cette affaire un très grand respect pour la légalité, qui peut se trouver en conflit avec ce qu'il regardait comme étant le droit. Il assimile la situation des syndicalistes à celle où furent les dreyfusards : ils sont momentanément faibles, mais ils sont destinés à disposer quelque jour de la force publique ; ils seraient donc bien imprudents s'ils détruisaient par la violence une force qui est appelée à devenir la leur. Peut-être lui est-il arrivé parfois de regretter que l’agitation dreyfusarde ait ébranlé trop l'Etat, comme Gambetta regrettait que l'administration eût perdu son ancien prestige et sa discipline..."

 

Un moment déçu par les dirigeants du mouvement socialiste, Georges Sorel fait paraître, toujours en 1908, "La Décomposition du marxisme" tout en saluant l'avènement des bolchevistes. Et, bien que réservé sur les "moyens" de la révolution russe, il complètera sa cinquième édition de ses "Réflexions" d'un "Plaidoyer pour Lénine", le "géant" qui sauvera la classe ouvrière. Le mythe de la grève générale complète les réflexions d'un moraliste anti-intellectualiste et anti-parlementaire. Ses derniers ouvrages, "Les illusions du progrès" (1911) qui entend illustrer les méthodes historiques de Marx, "Matériaux pour une théorie du prolétariat" (1919) et "De l'utilité du pragmatisme" (1921), complètent une pensée dont l'influence, ambiguë, fut considérable tant en France qu'à l'étranger. Ambiguïté de bout en bout d'une pensée qui se cherche, entre anarchisme proudhonien et violence nietzschéenne : Sorel meurt en 1922 dans l'indifférence des "socialistes", alors que s'installe, en France, l'Action française et que l'ancien socialiste Benito Mussolini accède au pouvoir en Italie...

 

(Introduction, 1908, Réflexions sur la violence)

"Je ne suis ni professeur, ni vulgarisateur, ni aspirant chef de parti; je suis un autodidacte qui présente à quelques personnes les cahiers qui ont servi pour sa propre instruction. C’est pourquoi les règles de l’art ne m’ont jamais beaucoup intéressé.

Pendant vingt ans j'ai travaillé à me délivrer de ce que j'avais retenu de mon éducation ; j’ai promené ma curiosité à travers les livres, moins pour apprendre que pour nettoyer ma mémoire des idées qu’on lui avait imposées. Depuis une quinzaine d’années je travaille vraiment à apprendre ; mais je n’ai point trouvé de gens pour m’enseigner ce que je voulais savoir ; il m’a fallu être mon propre maître et, en quelque sorte, faire la classe pour moi-même. Je me dicte des cahiers dans lesquels je formule mes pensées comme elle surgissent ; je reviens trois ou quatre fois sur la même question, avec des rédactions qui s’allongent et parfois même se transforment de fond en comble ; je m’arrête quand j’ai épuisé la réserve des remarques suscitées par de récentes lectures. Ce travail me donne énormément de peine ; c’est pourquoi j’aime assez à prendre pour sujet la discussion d’un livre écrit par un bon auteur ; je m’oriente alors plus facilement que dans le cas où je suis abandonné à mes seules forces.

Vous vous rappelez ce que Bergson a écrit sur l’impersonnel, le socialisé, le tout fait, qui contient un enseignement adressé à des élèves ayant besoin d’acquérir des connaissances pour la vie pratique. L'élève a d’autant plus de confiance dans les formules qu’on lui transmet, et il les retient par suite d’autant plus facilement qu’il les suppose acceptées par la grande majorité ; on écarte ainsi de son esprit toute préoccupation métaphysique et on l’habitue à ne point désirer une conception personnelle des choses ; souvent il en vient à regarder comme une supériorité l’absence de tout esprit inventif.

Ma manière de travailler est tout opposée à celle-là ; car je soumets à mes lecteurs l’effort d’une pensée qui cherche à échapper à la contrainte de ce qui a été antérieurement construit pour tout le monde, et qui veut trouver du personnel.

Il ne me semble vraiment intéressant de noter sur mes cahiers que ce que je n’ai pas rencontré ailleurs; je saute volontiers par-dessus les transitions parce qu’elles rentrent presque toujours dans la catégorie des lieux communs.

La communication de la pensée est toujours fort difficile pour celui qui a de fortes préoccupations métaphysiques : il croit que le discours gâterait les parties les plus profondes de sa pensée, celles qui sont très près du moteur, celles qui lui paraissent d’autant plus naturelles qu’il ne cherche jamais à les exprimer. Le lecteur a beaucoup de peine à saisir la pensée de l'inventeur, parce qu'il ne peut y parvenir qu’en retrouvant la voie parcourue par celui-ci. La communication verbale est beaucoup plus facile que la communication écrite, parce que la parole agit sur les sentiments d’une manière mystérieuse et établit facilement une union sympathique entre les personnes ; c’est ainsi qu'un orateur peut convaincre par des arguments qui semblent d’une intelligence difficile à celui qui lit plus tard son dis- cours. Vous savez combien il est utile d’avoir entendu Bergson pour bien connaître les tendances de sa doctrine et bien comprendre ses livres ; quand on a l’habitude de suivre ses cours, on se familiarise avec l’ordre de ses pensées et on se retrouve plus facilement au milieu des nouveautés de sa philosophie.

Les défauts de ma manière me condamnent à ne jamais avoir accès auprès du grand public ; mais j'estime qu'il faut savoir nous contenter de la place que la nature et les circonstances ont attribuée à chacun de nous, sans vouloir forcer notre talent. Il y a une division nécessaire de fonctions dans le monde : il est bon que quelques-uns se plaisent à travailler pour soumettre leurs réflexions à quelques méditatifs, tandis que d’autres aiment à s’adresser à la grosse masse des gens pressés. Somme toute, je ne trouve pas que mon lot soit le plus mauvais : car je ne suis pas exposé à devenir mon propre disciple, comme cela est arrivé aux plus grands philosophes lorsqu'ils se sont condamnés à donner une forme parfaitement régulière aux intuitions qu'ils avaient apportées au monde..."

".. Mon ambition est de pouvoir éveiller parfois des vocations. Il y a probablement dans l’âme de tout homme un foyer métaphysique qui demeure caché sous la cendre et qui est d’autant plus menacé de s’éteindre que l'esprit a reçu aveuglément une plus grande mesure de doctrines toutes faites ; l’évocateur est celui qui secoue ces cendres et qui fait jaillir la flamme. Je ne crois pas me vanter sans raison en disant que j'ai quelquefois réussi à provoquer l’esprit d'invention chez des lecteurs ; or, c’est l’esprit d'invention qu’il faudrait surtout susciter dans le monde. Obtenir ce résultat vaut mieux que recueillir l'approbation banale de gens qui répètent des formules ou qui asservissent leur pensée dans des disputes d'école..."

 

LES ILLUSIONS DU PROGRES (1911)

(Avant-Propos) "En décrivant les illusions du progrès, je me suis efforcé de suivre les conseils que Marx avait donnés aux hommes qui voudraient remonter, dans l'histoire des idées, jusqu'aux racines les plus profondes qu'une connaissance raisonnée puisse atteindre.

L'indifférence que les professionnels de l'histoire ont si généralement manifestée au sujet des méthodes historiques de Marx, doit s'expliquer, en bonne partie, par les goûts du public dont le suffrage assure l'illustration, les honneurs académiques et la fortune. Ce public, plus éclairé que studieux, ne déteste rien tant que des travaux capables de déranger sa quiétude habituelle. Il aime à lire et à s'instruire, mais à la condition que cela ne cause pas une grande fatigue ; il demande à ses auteurs de lui apporter des distinctions précises, des formules d'une application facile, des exposés d'une clarté au moins apparente ; peu lui importe que ces qualités cartésiennes ne se rencontrent que dans des travaux historiques tout à fait superficiels ; il se contentera de cette superficialité en raison de ces qualités cartésiennes.

(....) La théorie du progrès a été reçue comme un dogme à l'époque où la bourgeoisie était la classe conquérante; on devra donc la regarder comme étant une doctrine bourgeoise; l'historien marxiste devra donc rechercher comment elle dépend des conditions au milieu desquelles on observe la formation, l'ascension et le triomphe de la bourgeoisie. 

C'est seulement en embrassant toute cette grande aventure sociale qu'on pourra se rendre vraiment compte de la place que le progrès occupe dans la philosophie de l'histoire.

Cette manière de concevoir l'histoire des classes est très opposée aux conceptions que nous trouvons presque universellement répandues autour de nous. 

Tout le monde admet sans peine qu'il y a dans nos sociétés une très grande hétérogénéité, que les professions, les situations de fortune et les traditions familiales produisent d'énormes différences dans les manières de penser des contemporains; beaucoup d'observateurs le montrent avec minutie. Proudhon a même pu écrire, sans accepter cependant les conceptions marxistes des classes (Il résulte de là de très grandes difficultés dans l'interprétation de Proudhon ; le lecteur s'attend, à chaque instant, à voir apparaître la doctrine marxiste des classes et il est déçu. Je crois que Proudhon a été amené à ne pas entrer dans la voie où Marx s'est engagé, en raison de ses préoccupations morales), qu'une grande nation moderne fournit une « représentation de tous les âges de l'humanité », que les temps primitifs y sont figurés par « une multitude pauvre et ignorante que sa misère sollicite sans cesse au crime », qu'un deuxième étage de civilisation s'observe dans une « classe moyenne composée de laboureurs, d'artisans, de marchands » et qu'une « élite, formée de magistrats, de fonctionnaires, de professeurs, d'écrivains, d'artistes, marque le degré le plus avancé de l'espèce ». 

Et cependant, après avoir si fortement accusé les contradictions qui existent dans le monde, il ne peut abandonner l'idée qu'il y ait une volonté générale. « Demandez, dit-il, à ces intérêts divers, à ces instincts demi-barbares, à ces habitudes tenaces, à ces aspirations si hautes, leur pensée intime; classez tous les vœux suivant la progression naturelle des groupes; puis vous en dégagerez une formule d'ensemble, qui, embrassant les termes contraires, exprimant la tendance générale et n'étant la volonté de personne, sera le contrat social, sera la loi. »

Il me semble qu'en posant ainsi, sous une forme parfaitement claire, le problème de la volonté générale, Proudhon réduit à l'absurde le dogme unitaire que la démocratie oppose constamment à la doctrine de la lutte de classe. En effet, il serait de toute impossibilité de procéder au travail de synthèse qu'il demande. Lorsque l'historien parle d'une tendance générale, il ne la déduit pas de ses éléments constituants, mais il la construit au moyen des résultats qui se sont traduits sur le cours de l'histoire. Proudhon lui-même paraît bien convenir que les choses se passent de cette manière, car il écrit, immédiatement après le passage cité plus haut: « C'est ainsi qu'a marché la civilisation générale, à l'insu des législateurs et des hommes d'Etat, sous le couvert des oppositions, des révolutions et des guerres». La synthèse s'est donc opérée en dehors de la pensée raisonnante.

On peut facilement se rendre compte que les mouvements sociaux supposent un nombre énorme de combinaisons; les récits des contemporains permettent de reconnaître beaucoup de calculs de prudence, beaucoup de compromis, beaucoup d'arbitrages imposés aux partis par des groupes capables d'exercer une action prépondérante; l'historien ne saurait prétendre suivre dans tous leurs détails ces échanges; à plus forte raison le philosophe ou l'homme d'Etat ne saurait les trouver avant qu'ils ne se soient manifestés dans leurs résultats.

Ce que l'historien s'efforce surtout de connaître et ce qui d'ailleurs est le plus facile à connaître, c'est l'idéologie des vainqueurs. Elle dépend de toutes les aventures historiques dont il vient d'être question. Elle tient, de diverses manières, aux instincts, aux habitudes, aux aspirations de la classe dominant»;. Elle a aussi des relations multiples avec les conditions sociales des autres classes. Les liens qu'on peut signaler entre l'idéologie dominante et tous ses points d'attache, ne sauraient être définis complètement, en sorte qu'il y a du charlatanisme et de la puérilité, tout à la fois, à parler d'un déterminisme historique; tout ce qu'on peut espérer faire, c'est de projeter une certaine lumière sur les chemins que doit suivre l'historien pour se diriger vers les sources des choses.

La démocratie a horreur des conceptions marxistes, parce qu'elle recherche toujours l'unité; ayant hérité de l'admiration que l'Ancien Régime avait pour l'Etat, elle estime que le rôle de l'historien se borne à expliquer l'action gouvernementale au moyen des idées qui triomphent dans le milieu des maîtres.

On peut même dire que la démocratie a perfectionné la théorie unitaire. 

Jadis, on supposait que, dans une monarchie parfaitement réglée, aucune voix discordante n'avait le droit de s'élever contre le prince; maintenant, on affirme que chaque citoyen a voulu (au moins d'une manière indirecte) tout ce qui lui est commandé; c'est ainsi que les actes du gouvernement reflètent la volonté générale à laquelle chacun de nous est censé participer. 

Cette volonté générale est possible parce que les pensées des hommes sont, à chaque époque, subordonnées à certaines idées que l'on rencontre à l'état pur chez les personnages parfaitement éclairés, libres de notions traditionnelles et assez désintéressés pour obéir à la voix de la raison. 

Devant ces idées — que personne n'a et que tout le monde est supposé partager — s'effacent les causes réelles des actes humains, causes que l'on peut, au moins, saisir en gros dans les classes. Les idées dominantes considérées en dehors des classes constituent quelque chose d'aussi chimérique qu'était l'homme abstrait dont Joseph de Maistre déclarait n'avoir jamais rencontré de spécimen, et pour lequel cependant les législateurs de la Révolution prétendaient avoir fait leurs lois. 

Nous savons aujourd'hui que cet homme abstrait n'était pas complètement fantaisiste; il avait été inventé pour remplacer, dans les théories du droit naturel, l'homme du Tiers- Etat; de même que la critique historique a rétabli les personnages réels, elle doit rétablir les idées réelles, c'est-à-dire revenir à la considération des classes. La démocratie parvient à jeter le trouble dans les esprits, empêchant beaucoup de gens intelligents de voir les choses comme elles sont, parce qu'elle est servie par des avocats habiles dans l'art d'embrouiller les questions, grâce à un langage captieux, à une souple sophistique, à une énorme appareil de déclamations scientifiques. C'est surtout pour les temps démocratiques que l'on peut dire que l'humanité est gouvernée par le pouvoir magique de grands mots plutôt que par des idées, par des formules plutôt que par des raisons, par des dogmes dont nul ne songe à rechercher l'origine, plutôt que par des doctrines fondées sur l'observation.

J'ai pensé qu'il ne serait pas mauvais de soumettre un de ces dogmes charlatanesques à une critique conduite suivant la seule méthode qui puisse nous garantir contre toute duperie, c'est-à-dire à une critique fondée sur une investigation historique des rapports des classes. Ayant trouvé à formuler ainsi quelques remarques qui m'ont paru intéressantes sur l'idéologie bourgeoise, je me suis permis de les soumettre au public. 

Plus d'une fois, j'ai fait l'école buissonnière; lorsque j'ai rencontré l'occasion d'éclairer l'origine, le sens ou la valeur d'une idée moderne, j'ai cru pouvoir m'y arrêter; plusieurs de ces digressions me seront certainement pardonnées sans difficulté, parce qu'elles peuvent inciter plus d'un esprit doué de curiosité à faire de nouvelles et plus profondes applications des méthodes marxistes. Je me propose bien moins d'enseigner que de montrer comment il est possible de travailler en vue d'une plus grande vérité.

J'ai d'abord publié ces études sur le progrès dans le Mouvement socialiste (août-décembre 1906); j'ai pu alors constater que mon manque de respect pour les grands hommes que l'Université nous vante était de nature à blesser beaucoup de lecteurs. Revoyant de près mon texte et le remaniant parfois complètement, j'aurais modifié l'allure de ma discussion si j'avais tenu à plaire au public frivole. J'ai conservé le ton que j'avais adopté, non point pour imiter Marx qui se montra toujours si acerbe dans la polémique, non plus que pour attirer l'attention par une outrance de langage, mais parce que j'ai trouvé, à la réflexion, que de toutes les illusions que la bourgeoisie cherche à propager, la plus absurde est le culte qu'elle prétend nous imposer pour des saints laïques infiniment peu respectables.

Parmi les écrivains qui se donnent pour les représentants officiels de la démocratie française, on rencontre pas mal d'admirateurs d'A. Comte; ce qu'ils admirent surtout en lui, c'est l'homme qui prétendait restaurer en France le respect par sa religion néo-fétichiste. Aujourd'hui, peu de personnes sont assez naïves pour supposer que les prières, les sacrements et les sermons positivistes puissent avoir grande influence sur le peuple; mais on met tout en œuvre pour développer la vénération envers les hommes plus ou moins illustres que la démocratie a adoptés pour héros. Beaucoup de gens espèrent que si les masses en viennent à accepter ce culte de ces prétendus représentants de l'humanité, elles auront peut- être aussi quelque respect pour les orateurs qui font profession de propager ce culte; — d'autant plus qu'il n'y a pas une si grande distance entre les nouveaux saints et leurs prêtres. Ce sont donc leurs propres intérêts que soignent nos démocrates, en soignant, avec tant de soin, les gloires du XVIIIe siècle. Rétablir la vérité historique n'est donc pas seulement une question de science; c'est aussi une question d'un intérêt pratique immédiat..." (Janvier 1908).

 

RÉFLEXIONS SUR LA VIOLENCE (1908)

Constitué d`une série d`articles parus dans la revue "Le Mouvement socialiste", cette œuvre de Sorel appartient à la première période de ses écrits sociaux, alors qu'il avait adopté la théorie marxiste, transportant cependant la mission de la classe ouvrière du plan économique sur le plan éthique. Sorel se fait ici le défenseur de cette classe ouvrière qui représentait pour lui une nouvelle force, régénératrice de l'humanité. ll s'élève avec véhémence contre la civilisation bourgeoise, dans laquelle il ne voit que décadence et corruption, ainsi que contre l`intellectualisme rêveur, sceptique et mondain : il se propose de lancer la classe ouvrière dans un mouvement révolutionnaire total et sans compromis. Cependant, l'avenir du prolétariat dépend de l'éducation des masses. L`erreur des politiciens socialistes, selon lui, est de se contenter de succès passagers et de négliger la formation des élites ouvrières. Cette tâche sera accomplie par les syndicats, auxquels les ouvriers devront adhérer, syndicats agissants et autonomes, bâtissant, dans un climat héroïque, la nouvelle civilisation que porte en lui le prolétariat enfin uni. Ces élites, sous l'action des syndicats. se développeront, elles porteront la nouvelle idéologie sur la production, sur le droit, la morale, la religion; grâce à leur contact fréquent avec les masses, elles maintiendront élevé le sentiment de la lutte des classes et développeront petit à petit les institutions proprement prolétariennes : ces institutions renverseront finalement les barrières qu'oppose la bourgeoisie décadente à l`ascension du prolétariat, et substitueront au monde actuel un monde nouveau, une société construite non plus sur les privilèges des classes possédantes, mais sur la production, libérée de la hiérarchie et des institutions du passé et de l'Etat lui-même.

 

LE PESSIMISME ...

"Mes Réflexions sur la violence ont agacé beaucoup de personnes à cause de la conception pessimiste sur laquelle repose toute cette étude ...

... Les immenses succès obtenus par la civilisation matérielle ont fait croire que le bonheur se produirait tout seul, pour tout le monde, dans un avenir tout prochain. « Le siècle présent, écrivait Hartmann il y a près de quarante ans, ne fait qu’entrer dans la troisième période de l'illusion. Dans l'enthousiasme et l’enchantement de ses espérances, il se précipite à la réalisation des promesses d’un nouvel âge d’or. La Providence ne permet pas que les prévisions du penseur isolé troublent la marche de l’histoire par une action prématurée sur un trop grand nombre d’esprits. » Aussi estimait-il que ses lecteurs auraient quelque peine à accepter sa critique de l'illusion du bonheur futur. Les maîtres du monde contemporain sont poussés, par les forces économiques, dans la voie de l’optimisme.

Nous sommes ainsi tellement mal préparés à comprendre le pessimisme, que nous employons, le plus souvent, le mot tout de travers : nous nommons, bien à tort, pessimistes des optimistes désabusés. Lorsque nous rencontrons un homme qui, ayant été malheureux dans ses entreprises, déçu dans ses ambitions les plus justifiées, humilié dans ses amours, exprime ses douleurs sous la forme d’une révolte violente contre la mauvaise foi de ses associés, la sottise sociale ou l'aveuglement de la destinée, nous sommes disposés à le regarder comme un pessimiste, — tandis qu’il faut, presque toujours, voir en lui un optimiste écœuré, qui n’a pas eu le courage de changer l'orientation de sa pensée et qui ne peut s’expliquer pourquoi tant de malheurs lui arrivent, contrairement à l’ordre général qui règle la genèse du bonheur.

L’optimiste est, en politique, un homme inconstant ou même dangereux, parce qu'il ne se rend pas compte des grandes difficultés que présentent ses projets ; ceux-ci lui semblent posséder une force propre conduisant à leur réalisation d’autant plus facilement qu'ils sont destinés, dans son esprit, à produire plus d’heureux.

Il lui parait assez souvent que de petites réformes, apportées dans la constitution politique et surtout dans le personnel gouvernemental, suffiraient pour orienter le mouvement social de manière à atténuer ce que le monde contemporain offre d’affreux au gré des âmes sensibles. Dès que ses amis sont au pouvoir, il déclare qu’il faut laisser aller les choses, ne pas trop se hâter et savoir se contenter de ce que leur suggère leur bonne volonté ; ce n’est pas toujours uniquement l'intérêt qui lui dicte ses paroles de satisfaction, comme on l’a cru bien des fois : l'intérêt est fortement aidé par l’amour-propre et par les illusions d’une plate philosophie. L’optimiste passe, avec une remarquable facilité, de la colère révolutionnaire au pacifisme social le plus ridicule.

S'il est d’un tempérament exalté et si, par malheur, il se trouve armé d’un grand pouvoir, lui permettant de réaliser un idéal qu’il s’est forgé, l’optimiste peut conduire son pays aux pires catastrophes. Il ne tarde pas à reconnaître, en effet, que les transformations sociales ne se réalisent point avec la facilité qu’il avait escomptée ; il s’en prend de ses déboires à ses contemporains, au lieu d'expliquer la marche des choses par les nécessités historiques ; il est tenté de faire disparaitre les gens dont la mauvaise volonté lui semble dangereuse pour le bonheur de tous. Pendant la Terreur, les hommes qui versèrent le plus de sang, furent ceux qui avaient le plus vif désir de faire jouir leurs semblables de l’âge d’or qu’ils avaient rêvé, et qui avaient le plus de sympathies pour les misères humaines : optimistes, idéalistes et sensibles, ils se montraient d’autant plus inexorables qu’ils avaient une plus grande soif du bonheur universel. 

Le pessimisme est tout autre chose que les caricatures qu’on en présente le plus souvent : c’est une métaphysique des mœurs bien plutôt qu’une théorie du monde ; c’est une conception d’une marche vers la délivrance étroitement liée : d’une part, à la connaissance expérimentale que nous avons acquise des obstacles qui s'opposent à la satisfaction de nos imaginations (ou, si l’on veut, liée au sentiment d’un déterminisme social), — d’autre part, à la conviction profonde de notre faiblesse naturelle. Il ne faut jamais séparer ces trois aspects du pessimisme, bien que dans l’usage on ne tienne guère compte de leur étroite liaison..."

 

LE MYTHE...

"Au cours de ces études j’avais constaté une chose qui me semblait si simple que je n’avais pas cru devoir beaucoup insister : les hommes qui participent aux grands mouvements sociaux, se représentent leur action prochaine sous forme d’images de batailles assurant le triomphe de leur cause. Je proposais de nommer mythes ces constructions dont la connaissance offre tant d’importance pour l’historien : la grève générale des syndicalistes et la révolution catastrophique de Marx sont des mythes. 

J’ai donné comme exemples remarquables de mythes ceux qui furent construits par le christianisme primitif, par la Réforme, par la Révolution, par les mazziniens ; je voulais montrer qu’il ne faut pas chercher à analyser de tels systèmes d’images, comme on décompose une chose en ses éléments, qu’il faut les prendre en bloc comme des forces historiques, et qu’il faut surtout se garder de comparer les faits accomplis avec les représentations qui avaient été acceptées avant l’action.

J’aurais pu donner un autre exemple qui est peut-être encore plus frappant : les catholiques ne se sont jamais découragés au milieu des épreuves les plus dures, parce qu’ils se représentaient l’histoire de l’Église comme étant une suite de batailles engagées entre Satan et la hiérarchie soutenue par le Christ ; toute difficulté nouvelle qui surgit est un épisode de cette guerre et doit finalement aboutir à la victoire du catholicisme.

Au début du XIXe siècle, les persécutions révolutionnaires ravivèrent ce mythe de la lutte satanique, qui a fourni à Joseph de Maistre des pages si connues ; ce rajeunissement explique, en grande partie, la renaissance religieuse qui se produisit à cette époque. Si le catholicisme est aujourd’hui si menacé, cela tient beaucoup à ce que le mythe de l'Eglise militante tend à disparaître. La littérature ecclésiastique a fort contribué à le rendre ridicule ; c’est ainsi qu’en 1872 un écrivain belge recommandait de remettre en honneur les exorcismes, qui lui semblaient être un moyen efficace pour combattre les révolutionnaires. Beaucoup de catholiques instruits sont effrayés en constatant que les idées de Joseph de Maistre ont contribué à favoriser l’ignorance du clergé, qui évitait de se tenir au courant d’une science maudite ; le mythe satanique leur semble donc dangereux et ils en signalent les aspects ridicules; mais il n’en comprennent pas toujours bien la portée historique. Les habitudes douces, sceptiques et surtout pacifiques de la génération actuelle ne sont pas favorables d’ailleurs à son maintien; et les adversaires de l’Église proclament bien haut qu'ils ne veulent pas revenir à un régime de persécutions qui pourrait rendre leur puissance ancienne aux images de guerre.

En employant le terme de mythe, je croyais avoir fait une heureuse trouvaille, parce que je refusais ainsi toute discussion avec les gens qui veulent soumettre la grève générale à une critique de détail et qui accumulent les objections contre sa possibilité pratique. Il paraît que j’ai eu, au contraire, une bien mauvaise idée, puisque les uns me disent que les mythes conviennent seulement aux sociétés primitives, tandis que d’autres s’imaginent que je veux donner comme moteurs au monde moderne des rêves analogues à ceux que Renan croyait utiles pour remplacer la religion ; mais on a été plus loin et on a prétendu que ma théorie des mythes serait un argument d’avocat, une fausse traduction des véritables opinions des révolutionnaires, un sophisme intellectualiste.

S'il en était ainsi, je n’aurais guère eu de chance, puisque je voulais écarter tout contrôle de la philosophie intellectualiste, qui me semble être un grand embarras pour l’historien qui la suit. La contradiction qui existe entre cette philosophie et la véritable intelligence des événements a souvent frappé les lecteurs de Renan : celui-ci est, à tout instant, ballotté entre sa propre intuition qui fut presque toujours admirable, et une philosophie qui ne peut aborder l’histoire sans tomber dans la platitude; mais il se croyait, hélas! trop souvent, tenu de raisonner d’après l’opinion scientifique de ses contemporains.

Le sacrifice que le soldat de Napoléon faisait de sa vie, pour avoir l'honneur de travailler à une épopée « éternelle » et de vivre dans la gloire de la France tout en se disant « qu'il serait toujours un pauvre homme » ; les vertus extraordinaires dont firent preuve les Romains, qui se résignaient à une effroyable inégalité et se donnaient tant de peine pour conquérir le monde ; «la foi à la gloire qui fut une valeur sans pareille », créée par la Grèce et grâce à laquelle «une sélection fut faite dans la foule touffue de l'humanité, la vie eut un mobile, il y eut une récompense pour celui qui avait poursuivi le bien et le beau » ; — voilà des choses que ne saurait expliquer la philosophie intellectualiste. ..."

 

De l'influence de Bergson...

"L'esprit de l’homme est ainsi fait qu’il ne sait point se contenter de constatations et qu’il veut comprendre la raison des choses ; je me demande donc s’il ne conviendrait pas de chercher à approfondir cette théorie des mythes, en utilisant les lumières que nous devons à la philosophie bergsonienne ; l’essai que je vais vous soumettre est, sans doute, bien imparfait, mais il me semble qu’il est conçu suivant la méthode qu’il faut suivre pour éclairer ce problème (...)

Bergson nous invite, au contraire, à nous occuper du dedans et de ce qui s’y passe pendant le mouvement créateur : « Il y aurait deux moi différents, dit-il, dont l’un serait comme la projection extérieure de l’autre, sa représentation spatiale et pour ainsi dire sociale. Nous atteignons le premier par une réflexion approfondie, qui nous fait saisir nos états internes, comme des êtres vivants, sans cesse en voie de formation, comme des états réfractaires à la mesure. Mais les moments où nous nous ressaisissons nous-mêmes sont rares, et c’est pourquoi nous sommes rarement libres. La plupart du temps, nous vivons extérieurement à nous-mêmes ; nous n’apercevons de notre moi que son fantôme décoloré.… Nous vivons pour le monde extérieur plutôt que pour nous; nous parlons plus que nous ne pensons ; nous sommes agis plus que nous n’agissons nous-mêmes. Agir librement c’est reprendre possession de soi, c’est se replacer dans la pure durée ».

Pour comprendre vraiment cette psychologie, il faut se «reporter par la pensée à ces moments de notre existence où nous avons opté pour quelque décision grave, moments uniques dans leur genre, et qui ne se reproduisent pas plus que, ne reviennent pour un peuple les phases disparues de son histoire ». Il est bien évident que nous jouissons de cette liberté surtout quand nous faisons effort pour créer en nous un homme nouveau, en vue de briser les cadres historiques qui nous enserrent. On pourrait penser, tout d’abord, qu’il suffirait de dire que nous sommes alors dominés par des sentiments souverains; mais tout le monde convient aujourd’hui que le mouvement est l’essentiel de la vie affective, c’est donc en termes de mouvement qu’il convient de parler de la conscience créatrice.

Voici comment il me semble qu’il faut se représenter la psychologie profonde. On devrait abandonner l’idée que l’âme est comparable à un mobile qui se meut, d’après une loi plus ou moins mécanique, vers divers motifs donnés par la nature. Quand nous agissons, c’est que nous avons créé un monde tout artificiel, placé en avant du présent, formé de mouvements qui dépendent de nous. ..."

 

De l'acceptation du mythe par les masses..

"On peut indéfiniment parler de révoltes sans provoquer jamais aucun mouvement révolutionnaire, tant qu’il n’y a pas de mythes acceptés par les masses ; c’est ce qui donne une si grande importance à la grève générale, et c’est ce qui la rend si odieuse aux socialistes qui ont peur d’une révolution ; ils font tous leurs efforts pour ébranler la confiance que les travailleurs ont dans leur préparation à la révolution; et pour y parvenir, ils cherchent à ridiculiser l’idée de GREVE GENERALE, qui seule peut avoir une valeur motrice. 

Un des grands moyens qu’ils emploient consiste à la présenter comme une utopie : cela leur est assez facile, parce qu’il y a eu rarement des mythes parfaitement purs de tout mélange utopique.

LES MYTHES REVOLUTIONNAIRES ACTUELS SONT PRESQUE PURS ; ils permettent de comprendre l’activité, les sentiments et les idées des masses populaires se préparant à entrer dans une lutte décisive ; ce ne sont pas des descriptions de choses, mais des expressions de volonté. L’utopie est, au contraire, le produit d’un travail intellectuel ; elle est l’œuvre de théoriciens qui, après avoir observé et discuté les faits, cherchent à établir un modèle auquel on puisse comparer les sociétés existantes pour mesurer le bien et le mal qu’elles renferment; c’est une composition d’institutions imaginaires, mais offrant avec des institutions réelles des analogies assez grandes pour que le juriste en puisse raisonner ; c’est une construction démontable dont certains morceaux ont été taillés de manière à pouvoir passer (moyennant quelques corrections d’ajustage) dans une législation prochaine. 

— Tandis que nos mythes actuels conduisent les hommes à se préparer à un combat pour détruire ce qui existe, l’utopia a toujours eu pour effet de diriger les esprits vers des réformes qui pourront être effectuées en morcelant le système ; il ne faut donc pas s’étonner si tant d’utopistes purent devenir des hommes d’État habiles lorsqu'ils eurent acquis une plus grande expérience de la vie politique. 

— UN MYTHE NE SAURAIT ÊTRE REFUTE puisqu'il est, au fond, identique aux convictions d’un groupe, qu'il est l'expression de ces convictions en langage de mouvement, et que, par suite, il est indécomposable en parties qui puissent être appliquées sur un plan de descriptions historiques. L’utopie, au contraire, peut se discuter comme toute constitution sociale ; on peut comparer les mouvements automatiques qu’elle suppose, à ceux qui ont été constatés au cours de l’histoire, et ainsi apprécier leur vraisemblance ; on peut la réfuter en montrant que l’économie sur laquelle on la fait reposer, est incompatible avec les nécessités de la production actuelle.

L'ECONOMIE POLITIQUE LIBERALE A ETE UN DES MEILLEURS EXEMPLES D'UTOPIES que l’on puisse citer. On avait imaginé une société où tout serait ramené à des types commerciaux, sous la loi de la plus complète concurrence ; on reconnait aujourd’hui que cette société idéale serait aussi difficile à réaliser que celle de Platon; mais de grands ministres modernes ont dû leur gloire aux efforts qu’ils ont faits pour introduire quelque chose de cette liberté commerciale dans la législation industrielle.

Nous avons là une utopie libre de tout mythe ; L'HISTOIRE DE LA DEMOCRATIE FRANCAISE NOUS OFFRE UNE COMBINAISON BIEN REMARQUABLE D'UTOPIES ET DE MYTHES.

Les théories qui inspirèrent les auteurs de nos premières constitutions, sont aujourd’hui regardées comme fort chimériques ; souvent même on ne veut plus leur concéder la valeur qui leur a été longtemps reconnue : celle d’un idéal sur lequel législateurs, magistrats et administrateurs devraient avoir les yeux toujours fixés pour assurer aux hommes un peu de justice. À ces utopies, se mêlèrent des mythes qui représentaient la lutte contre l’Ancien Régime ; tant qu’ils se sont maintenus, les réfutations des utopies libérales ont pu se multiplier sans produire aucun résultat ; le mythe sauvegardait l’utopie à laquelle il était mêlé.

PENDANT LONGTEMPS, LE SOCIALISME N'A GUERE ETE QU'UNE UTOPIE : c’est avec raison que les marxistes revendiquent pour leur maître l’honneur d’avoir changé cette situation : le socialisme est devenu une préparation des masses employées dans la grande industrie, qui veulent supprimer l'État et la propriété; désormais, on ne cherchera plus comment les hommes s’arrangeront pour jouir du bonheur futur ; tout se réduit à l’apprentissage révolutionnaire du prolétariat. Malheureusement Marx n'avait pas sous les yeux les faits qui nous sont devenus familiers ; nous savons mieux que lui ce que sont les grèves, parce que nous avons pu observer des conflits économiques considérables par leur étendue et par leur durée ; le mythe de la grève générale est devenu populaire et s’est solidement établi dans les cerveaux ; nous avons sur la violence des idées qu’il n’aurait pu facilement se former ; nous pouvons donc compléter sa doctrine, au lieu de commenter ses textes comme le firent si longtemps de malencontreux disciples.

L'UTOPIE TEND AINSI A DISPARAÎTRE DU SOCIALISME ; celui-ci n’a pas besoin de chercher à organiser le travail, puisque le capitalisme l’organise. Je crois avoir démontré, d’ailleurs, que la grève générale correspond à des sentiments si fort apparentés à ceux qui sont nécessaires pour assurer la production dans un régime d’industrie très progressive, que l’apprentissage révolutionnaire peut être aussi un apprentissage du producteur.

Quand on se place sur ce terrain des mythes, on est à l'abri de toute réfutation ; ce qui a conduit beaucoup de personnes à dire que le socialisme est une sorte de religion. On a été frappé, en effet, depuis longtemps, de ce que les convictions religieuses sont indépendantes de la critique ; de Ià on a conclu que tout ce qui prétend être au-dessus de la science est une religion. On observe aussi que, de notre temps, le christianisme prétend être moins une dogmatique qu’une vie chrétienne, c’est-à-dire une réforme morale qui veut aller jusqu’au fond du cœur ; par suite, on a trouvé une nouvelle analogie entre la religion et le socialisme révolutionnaire qui se donne pour but l’apprentissage, la préparation et même la reconstruction de l'individu en vue d’une œuvre gigantesque. 

Mais L'ENSEIGNEMENT DE BERGSON NOUS A APPRIS QUE LA RELIGION N'EST PAS LA SEULE A OCCUPER LA REGION DE LA CONSCIENCE PROFONDE ; les mythes révolutionnaires y ont leur place au même titre qu’elle. Les arguments qu’Yves Guyot présente contre le socialisme en le traitant de religion me semblent donc fondés sur une connaissance imparfaite de la nouvelle psychologie.

Renan était fort surpris de constater que les socialistes sont au-dessus du découragement : « Après chaque expérience manquée ils recommencent ; on n’a pas trouvé la solution, on la trouvera. L’idée ne leur vient jamais que la solution n’existe pas et de là vient leur force ». L’explication donnée par Renan est superficielle ; il regarde le socialisme comme une utopie, c’est-à-dire comme une chose comparable aux réalités observées ; et on ne comprend guère comment la confiance pourrait ainsi survivre à beaucoup d'expériences manquées. 

Mais, A CÔTES DES UTOPIES, ONT TOUJOURS EXISTE DES MYTHES CAPABLES D'ENTRAÎNER LES TRAVAILLEURS A LA REVOLTE. Pendant longtemps, ces mythes étaient fondés sur les légendes de la Révolution et ils conservèrent toute leur valeur tant que ces légendes ne furent pas ébranlées. Aujourd’hui, la confiance des socialistes est bien plus grande qu’autrefois, depuis que le mythe de la grève générale domine tout le mouvement vraiment ouvrier. Un insuccès ne peut rien prouver contre le socialisme, depuis qu'il est devenu un travail de préparation ; si l’on échoue, c’est la preuve que l’apprentissage a été insuffisant ; il faut se remettre à l’œuvre avec plus de courage, d’insistance et de confiance qu’autrefois ; la pratique du travail a appris aux ouvriers que c’est par cette voie qu’on peut devenir un vrai compagnon ; et c’est aussi la seule manière de devenir un vrai révolutionnaire.

 

Les travaux de mes amis ont été accueillis avec beaucoup de mépris par les socialistes qui font de la politique, mais aussi avec beaucoup de sympathie par des personnes étrangères aux préoccupations parlementaires. Il est impossible de supposer que nous cherchions à exercer une industrie intellectuelle et nous protestons chaque fois qu’on prétend nous confondre avec les intellectuels qui sont justement des gens qui ont pour profession l’exploitation de la pensée. Les vieux routiers de la démocratie ne parviennent pas à comprendre que l’on se donne tant de mal lorsqu’on n’a pas le dessein caché de diriger la classe ouvrière. Cependant nous ne pourrions pas avoir une autre conduite.

Celui qui a fabriqué une utopie destinée à faire le bonheur de l’humanité, se regarde volontiers comme ayant un droit de propriété sur son invention ; il croit que personne n’est mieux placé que lui pour appliquer son système ; il trouverait fort irrationnel que sa littérature ne lui valût pas une charge dans l’État. 

Mais nous autres, nous n’avons rien inventé du tout, et même nous soutenons qu’il n’y a rien à inventer : nous nous sommes bornés à reconnaitre la portée historique de la notion de grève générale ; nous avons cherché à montrer qu’UNE CULTURE NOUVELLE POURRAIT SORTIR DES LUTTES ENGAGEES PAR LES SYNDICATS REVOLUTIONNAIRES CONTRE LE PATRONAT ET CONTRE L'ETAT ;  notre originalité la plus forte consiste à avoir soutenu que le prolétariat peut s’affranchir sans avoir besoin de recourir aux enseignements des professionnels bourgeois de l'intelligence. Nous sommes ainsi amenés à regarder comme essentiel dans les phénomènes contemporains ce qui était considéré autrefois comme accessoire : ce qui est vraiment éducatif pour un prolétariat révolutionnaire qui fait son apprentissage dans la lutte. Nous ne saurions exercer une influence directe sur un pareil travail de formation.

Notre rôle peut être utile, à la condition que nous nous bornions à nier la pensée bourgeoise, de manière à mettre le prolétariat en garde contre une invasion des idées ou des mœurs de la classe ennemie.

Les hommes qui ont reçu une éducation primaire ont, en général, la superstition du livre, et ils attribuent facilement du génie aux gens qui occupent beaucoup l’attention du monde lettré ; ils s’imaginent qu'ils auraient énormément à apprendre des auteurs dont le nom est souvent cité avec éloge dans les journaux ; ils écoutent avec un singulier respect les commentaires que les lauréats des concours viennent leur apporter. Combattre ces préjugés n’est pas chose facile ; mais c’est faire œuvre très utile ; nous regardons cette besogne comme tout à fait capitale et nous pouvons la mener à bonne fin sans prendre jamais la direction du monde ouvrier. Il ne faut pas qu’il arrive au prolétariat ce qui est arrivé aux Germains qui conquirent l'empire romain : ils eurent honte de leur barbarie et se mirent à l’école des rhéteurs de la décadence latine : ils n’eurent pas à se louer d’avoir voulu se civiliser !

Dans le cours de ma carrière, j'ai abordé beaucoup de sujets qui ne semblaient guère devoir entrer dans la spécialité d’un écrivain socialiste. Je me suis proposé de montrer à mes lecteurs que la science dont la bourgeoisie vante, avec tant de constance, les merveilleux résultats, n’est pas aussi certaine que l’assurent ceux qui vivent de son exploitation, et que, souvent, L'OBSERVATION DES PHENOMENES DU MONDE SOCIALISTE PORRAIT FOURNIR DES LUMIERES QUI NE SE TROUVENT PAS DANS LES TRAVAUX DES ERUDITS. Je ne crois donc pas faire une œuvre vaine; car je contribue à ruiner le prestige de la culture bourgeoise, prestige qui s'oppose jusqu'ici à ce que le principe de la lutte de classe prenne tout son développement..."

(Introduction, 15 juillet 1907)

 

L`influence de Proudhon et de Marx, "ces deux frères ennemis", est évidente; on a dit que Sorel en représentait une synthèse très personnelle, mais il ne faut pas oublier l`influence qu`eurent sur la théorie de la violence, Bergson (Sorel y puise une partie de son activisme irrationaliste), James et Nietzsche. Socialiste révolutionnaire, syndicaliste avant tout, partisan décidé du bouleversement social, Georges Sorel a pris aux deux inspirateurs du socialisme presque tous les éléments de son système. Et s'il s`éloigne d`eux c'est pour exiger une morale sociale intransigeante et implacable, leur prétentions ne lui semble pas dépasser un économisme d'autant plus dérisoire qu'il est incapable d'exprimer le tout de l'être humain et surtout de le promouvoir. Sorel devait éprouver dans les années suivantes d`amères désillusions au sujet du pacifisme social, de la démocratie et de la guerre mondiale, qu'il considérait comme une faillite de l`intelligence européenne. ll attaqua alors les démocraties dans lesquelles il vit le plus grand danger pour la société. ..

 

RÉFLEXIONS SUR LA VIOLENCE débute par ces premières lignes...

".. Depuis longtemps, j’ai été frappé de voir que le déroulement normal des grèves comporte un important cortège de violences ; quelques savants sociologues cherchent à se dissimuler un phénomène que remarque toute personne qui consent à regarder ce qui se passe autour d’elle. Le syndicalisme révolutionnaire entretient l’esprit gréviste dans les masses et ne prospère que là où se sont produites des grèves notables, menées avec violence. Le socialisme tend à apparaître, de plus, comme une théorie du syndicalisme révolutionnaire, - ou encore, comme une philosophie de l'histoire moderne en tant que celle-ci est sous l'influence de ce syndicalisme. Il résulte de ces données incontestables que, pour raisonner sérieusement sur le socialisme, il faut avant tout, se préoccuper de chercher quel est le rôle qui appartient à la violence dans les rapports sociaux actuels.

Je ne crois pas que cette question ait été encore abordée avec le soin qu’elle comporte ; j'espère que ces réflexions conduiront quelques penseurs à examiner de près les problèmes relatifs à la VIOLENCE PROLETARIENNE; je ne saurais trop recommander ces études à la nouvelle école qui, s'inspirant des principes de Marx plus que des formules enseignées par les propriétaires officiels du marxisme, est en train de rendre aux doctrines socialistes un sentiment de la réalité et un sérieux qui leur faisaient vraiment par trop défaut depuis quelques années. Puisque la nouvelle école s'intitule MARXISTE, SYNDICALISTE ET REVOLUTIONNAIRE, elle ne doit avoir rien tant à cœur que de connaître l’exacte portée historique des mouvements spontanés qui se produisent dans les masses ouvrières et qui peuvent assurer au devenir social une direction conforme aux conceptions de son maître.

Le socialisme est une philosophie de l’histoire des institutions contemporaines, et Marx a toujours raisonné en philosophe de l’histoire quand des polémiques personnelles ne l’ont pas entraîné à écrire en dehors des lois de son système.

Le socialiste imagine donc qu’il a été transporté dans un avenir très lointain, en sorte qu’il puisse considérer les événements actuels comme des éléments d’un long développement écoulé et qu’il puisse leur attribuer la couleur qu'ils seront susceptibles d’avoir pour un philosophe futur. Un tel procédé suppose certainement qu’une part très large soit faite aux hypothèses ; mais il n’y a point de philosophie sociale, point de considération sur l’évolution et même point d’action importante dans le présent, sans certaines hypothèses sur l’avenir. Cette étude a pour objet d'approfondir la connaissance des mœurs et non de discuter sur les mérites ou les fautes des personnages marquants ; il faut CHERCHER COMMENT SE GROUPENT LES SENTIMENTS QUI DOMINENT DANS LES MASSES ; les raisonnements que peuvent faire les moralistes sur les motifs des actions accomplies par les hommes de premier plan et les analyses psychologiques des caractères sont donc fort secondaires ou même tout à fait négligeables.

Il semble cependant qu'il soit plus difficile de raisonner de cette manière quand il s’agit d’actes de violence que dans les autres circonstances. Cela tient à ce que nous avons été habitués à regarder le complot comme étant le type de la violence ou comme une anticipation d’une révolution ; nous sommes ainsi amenés à nous demander si certains actes criminels ne pourraient pas devenir héroïques, ou du moins méritoires, en raison des conséquences que leurs auteurs espéraient en voir sortir pour le bonheur de leurs concitoyens. L’attentat individuel a rendu des services assez grands à la démocratie pour que celle-ci ait sacré grands hommes des gens qui, au péril de leur vie, ont essayé de la débarrasser de ses ennemis ; elle l’a fait d’autant plus volontiers que ces grands hommes n'étaient plus là quand arriva l’heure de partager les dépouilles de la victoire ; et l’on sait que les morts obtiennent plus facilement l’admiration que les vivants.

Chaque fois donc qu’il se produit un attentat, les docteurs ès-sciences éthico-sociales qui pullulent dans le journalisme, se livrent à de hautes considérations pour savoir si l'acte criminel peut être excusé, parfois même justifié, au point de vue d’une très haute justice. Toute la casuistique, tant de fois reprochée aux jésuites, fait alors irruption dans la presse démocratique.

Il ne me paraît pas inutile de signaler ici une note qui a paru dans l'Humanité du 18 février 1905, sur l’assassinat du grand-duc Serge ; l’auteur n’est pas, en effet, un de ces vulgaires blocards dont l'intelligence est à peine supérieure à celle des négritos ; c’est une lumière de l’Université française : Lucien Herr est du nombre des hommes qui doivent savoir ce qu’ils entendent dire. Le titre: Les justes représailles, nous avertit que la question va être traitée du point de vue d’une grande morale ; c’est le jugement du monde qui va être prononcé. L'auteur recherche scrupuleusement les responsabilités, calcule l’équivalence qui doit exister entre le crime et l’expiation, remonte aux fautes primitives qui ont engendré en Russie une suite de violences; tout cela, c’est de la philosophie de l’histoire suivant les plus purs principes du maquis corse : c’est une psychologie de la vendetta. Enlevé par le lyrisme de son sujet, Lucien Herr conclut en style de prophète : « Et la bataille se poursuivra ainsi, dans les souffrances et dans le sang, abominable et odieuse, jusqu’au Jour inéluctable, au jour prochain où le trône lui-même, le trône meurtrier, le trône amonceleur de crimes, s’écroulera dans la fosse aujourd’hui creusée. » 

Cette prophétie ne s’est pas réalisée ; mais c’est le vrai caractère des grandes prophéties de ne jamais se réaliser : le trône meurtrier est beaucoup plus solide que la caisse de l'Humanité. Et d’ailleurs, après tout, qu'est-ce que tout cela nous apprend?

L’historien n’a pas à délivrer des prix de vertu, à proposer des projets de statues, à établir un catéchisme quelconque ; son rôle est de comprendre ce qu’il y a de moins individuel dans les événements ; les questions qui intéressent les chroniqueurs et passionnent les romanciers, sont celles qu’il laisse le plus volontiers de côté. IL NE S'AGIT PAS ICI DE JUSTIFIER LES VIOLENTS, MAIS DE SAVOIR QUEL RÔLE APPARTIENT A LA VIOLENCE DES MASSES OUVRIERES DANS LE SOCIALISME CONTEMPORAIN.

Il me semble que beaucoup de socialistes se posent très mal la question de la violence ; j’en ai pour preuve un article publié dans le Socialiste du 21 octobre 1905, par Rappoport : l’auteur, qui a écrit un livre sur la philosophie de l’histoire , aurait dû, semble-t-il, raisonner en examinant la portée lointaine des événements; tout au contraire, il les considère sous leur aspect le plus immédiat, le plus mesquin et, par suite, le moins historique. D’après lui, le syndicalisme tend nécessairement à l’opportunisme ; comme cette loi ne semble pas se vérifier en France, il ajoute: « Si dans quelques pays latins, il a des allures révolutionnaires, c’est de la pure apparence. Il y crie plus haut, mais c’est toujours pour demander des réformes dans les cadres de la société actuelle. C’est un réformisme à coups de poing, mais c’est toujours du réformisme.»

Ainsi, il y aurait deux réformismes : l’un, patronné par le Musée social, la Direction du Travail et Jaurès, qui opère à l’aide d’objurgations à la justice éternelle, de maximes et de demi-mensonges; l’autre qui opère à coups de poing ; celui-ci serait seul à la portée des gens grossiers qui n’ont pas été encore touchés par la grâce de la haute économie sociale. 

Les braves gens, les démocrates dévoués à la cause des Droits de l’homme et des Devoirs du délateur, les blocards sociologues estiment que la violence disparaîtra lorsque l'éducation populaire sera plus avancée ; ils recommandent donc de multiplier les cours et conférences ; ils espèrent noyer le syndicalisme révolutionnaire dans la salive de messieurs les professeurs. Il est assez singulier qu’un révolutionnaire, tel que Rappoport, tombe d’accord avec les braves gens et leurs acolytes sur l'appréciation du sens du syndicalisme ; cela ne peut s’expliquer que si l’on admet que les problèmes relatifs à la violence sont demeurés jusqu'ici très obscurs pour les plus instruits des socialistes.

Il ne faut pas examiner les effets de la violence en partant des résultats immédiats qu’elle peut produire, mais de ses conséquences lointaines. Il ne faut pas se demander si elle peut avoir pour les ouvriers actuels plus ou moins d’avantages directs qu’une diplomatie adroite, mais se demander ce qui résulte de l’introduction de la violence dans les relations du prolétariat avec la société. Nous ne comparons pas deux méthodes de réformisme, mais nous voulons savoir ce qu'est la violence actuelle par rapport à la révolution sociale future...." (Avant-Propos de la première publication)

 

"Matériaux d'une théorie du prolétariat" (1921)

(Avant-Propos) "Ce livre s'adresse aux hommes qui sont habitués de s'intéresser aux efforts de la pensée spéculative. Pour les professionnels de la politique, comme pour les capitalistes, la connaissance du monde se réduit à des recettes qui permettent de changer les données naturelles, pour le plus grand profit des maîtres ; mais il existe aussi des gens pour se demander dans quelle mesure, par quels moyens, sous 'l'inspiration de quelles hypothèses, l'esprit parvient à rendre convenablement intelligibles le fonctionnement des organismes créés par l'histoire, les tendances des groupes prépondérants, les idées de réforme qui sont, en quelque sorte, diffuses dans l'atmosphère d'une époque; c'est à leur tribunal que finissent toujours par s'adresser les philosophes éprouvés par l'expérience de la vie. Lorsqu'au milieu de l'année 1910 parut, en italien, l'opuscule où j'expose « mes raisons du syndicalisme », il était précédé d'une courte note annonçant que je renonçais à la littérature socialiste ; les motifs qui me conduisaient alors à prendre cette détermination, n'ont encore rien perdu de leur force depuis ce temps ; j'hésiterais même aujourd'hui à publier ce recueil d'anciens essais, si je supposais qu'on dût m'accuser de vouloir prendre part aux luttes actuelles des factions. J'ai voulu grouper ici des pièces méritant d'être placées sous les yeux des personnes qui observent avec compétence COMMENT PROCEDE NOTRE RAISON QUAND ELLE TENTE DE SOUMETTRE A SES LOIS LE CHAOS DES PHENOMENES SOCIAUX.

J'intitule ce volume : « Matériaux d'une théorie du prolétariat », parce qu'au temps où j'écrivais les plus importantes des études qui le composent, je me flattais de pouvoir quelque jour, en utilisant les faits relevés dans les enquêtes récentes, compléter les indications sommaires que Marx et Engels avaient données sur le devenir de la classe ouvrière. Je doute fort maintenant que, dans notre société si embrouillée d'intérêts hétérogènes, si occupée d'intrigues politiques, si peu attentive aux créations de l'esprit libre, l'agitation du monde du travail puisse être condensée, même symboliquement, sous l'ordonnance d'une synthèse propre à rendre de sérieux services.."