Political notes

La "fabrication des consentements" (Manufacturing Consent) - Edward Bernays (1891-1995) - Walter Lippmann (1889-1974) - John Dewey (1859-1952) - Graham Wallas (1858-1932) - Noam Chomsky (1928) - Edward S. Herman (1925-2017) - John Stauber (1953) - Sheldon Rampton (1957)...

Last update : 12/12/2020

Le XVIIIe siècle, le siècle des Lumières, avait théorisé comme principes premiers au développement de nos sociétés, l’émancipation, l’autonomie et l’esprit critique de tout être humain. Qu'en reste-t-il aujourd'hui? Le point de vue du gouvernant et de ceux qui le soutiennent reste un problème, fut-il élu.

A vrai dire, sans doute, une théorie de la liberté et des droits fondamentaux qui ne parvient pas à se matérialiser intégralement dans quelque pratique sociale ou politique. En ce XXIe siècle, chacun d'entre nous s'est enraciné dans un égocentrisme tel que nous sommes infiniment persuadés de nos raisonnements, de nos valeurs, de nos jugements. Forts de cette soi-disant disparition des idéologies, nous pensons avoir acquis une liberté de jugement, une liberté de penser qui semble nous préserver, au-delà du juste doute, d'une quelconque manipulation, influence ou intoxication. Nous vivons en démocratie, un système qui plus que tout autre, à date, nous donne libertés et droits, nous assure protection et émancipation, et semble nous garder de toute ingérence dans notre façon de penser. Pourtant, dès la Première Guerre mondiale, ainsi que nous le verrons, des gouvernants - et un aéropage d'experts et acteurs de tout horizon, ne jamais oublier qu'un individu seul est dénué de toute possibilité d'agir -, ont mis en oeuvre concrètement et avec succès des logiques de propagande, des logiques poussées par des effets de masse, d'opinion et de foules, des logiques instruites par la forte poussée de la psychologie et des sciences sociales. Dans son célèbre ouvrage, Bernays rappelle : "La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays." C'est reformuler un principe bien connu, tout système politique confondu, "si l'on ne peut plus contrôler le peuple par la force, on a besoin d'un meilleur endoctrinement"...

(Douglas Fairbanks lifts Charlie Chaplin at Wall Street liberty loan bond rally, New York City, 1918, New York Times)

"The conscious, intelligent manipulation of the organized opinions and habits of the masses plays an important role in a democratic society. Those who manipulate this imperceptible social mechanism form an invisible government that truly runs the country." This is a restatement of a well-known principle of any political system: "If you can no longer control the people by force, you need better indoctrination" .

"La manipulación consciente e inteligente de las opiniones y hábitos organizados de las masas desempeña un papel importante en una sociedad democrática. Los que manipulan este mecanismo social imperceptible forman un gobierno invisible que realmente dirige el país." Esto es una reafirmación de un principio bien conocido en cualquier sistema político: "Si ya no puedes controlar al pueblo por la fuerza, necesitas un mejor adoctrinamiento"...


En théorie, toute décision en démocratie réclame le consentement de ses citoyens, et tout consentement nécessite a priori une transparence des enjeux, la pleine connaissance des arguments, un débat éclairé. Mais en pratique, pour peu que nous y prêtions attention, nos démocraties ne sont pas exemptes de propagande et de manipulation, bien au contraire compte tenu des couches médiatiques qui absorbent chacune de nos tentatives de réflexions, et de la réalité incontournable d'un phénomène de domination de certains individus ou castes sur d'autres individus, une domination qui perdure dans une démocratie par ailleurs représentative. Alors oui, nous déléguons à des corps intermédiaires, sans contrepartie le plus souvent, et nous nous raccrochons à des stéréotypes sensés rendre à notre monde une intelligibilité suffisante pour exister. Et ce d'autant plus que la démocratie est un système politique en perpétuel mouvement, en quasi-refondation dans un univers qui ne cesse lui-même de se transformer. Hier comme aujourd'hui, "la manipulation consciente et intelligente des habitudes et opinions organisées des masses est un élément important dans une société démocratique" (The conscious and intelligent manipulation of the organized habits and opinions of the masses is an important element in democratic society), cette manipulation est par essence transparente, - nous y consentons parfois ouvertement -, lovée dans la légitimité de nos rouages démocratiques, ou justifiée par des conditions dites exceptionnelles, mais toujours en fait au service de cette même finalité qui hante l'histoire humaine depuis ses débuts, la domination des hommes au profit d'une poignée d'entre eux, une domination à laquelle nous consentons, par méconnaissance, par lassitude, par pseudo-respect de l'ordre et de l'autorité : si nous étions dans un régime autoritaire, nous aurions ajouté la terreur, la peur.

"Notre démocratie ayant pour vocation de tracer la voie, elle doit être pilotée par la minorité intelligente qui sait enrégimenter les masses pour mieux les guider", martèle Bernays (Propaganda), réalité des années 1920 comme du début du XXIe dans nombre de démocraties et pour nombre de gouvernants ou associés, faut-il s'y résoudre?

Noam Chomsky s'y refuse : "Le principe de base que je voudrais voir communiquer aux gens est l'idée que toute forme d'autorité et de domination et de hiérarchie, toute structure autoritaire, doit prouver qu'elle est justifiée - elle n'a pas de justification préalable" ("The basic principle I would like to see communicated to people is the idea that every form of authority and domination and hierarchy, every authoritarian structure, has to prove that it’s justified — it has no prior justification", Understanding power )... 

 

Edward Bernays, "Propaganda, Comment manipuler l'opinion en démocratie" (1928)

Petit guide pratique écrit en 1928 par le neveu américain de Sigmund Freud (sa mère était la sœur de Freud, Anna, et son père un marchand de grains prospère), Edward Bernays (1891-1995),expose avec un certain cynisme et et sans le moindre détour, les grands principes de la manipulation mentale de masse, la "fabrique du consentement", dans un système politique qui a priori semble totalement étranger à de telles manoeuvres. Ici, dans la fameuse logique des "démocraties de marché", on peut faire élire un président comme on impose une marque de lessive. Sans détour, quasi naturellement, Bernays montre qu'avec ce nouvel objet socio-politique que fait surgir toute bonne démocratie, le "choix des masses", quiconque parviendra à les influencer détiendra réellement le pouvoir. Une évidence s'impose, au-delà d'un système politique le plus ouvert possible et le plus respectueux de la liberté humaine : la démocratie moderne implique une nouvelle forme de gouvernement, invisible, la propagande. Et Bernays n'entend pas en faire la critique, bien au contraire : il nous propose d'en perfectionner et d'en systématiser les techniques (Crystallizing Public Opinion, 1923, Propaganda, 1928, Public Relations, 1952, The Engineering of Consent, 1955)...

(Organizing Chaos) "The conscious and intelligent manipulation of the organized habits and opinions of the masses is an important element in democratic society. Those who manipulate this unseen mechanism of society constitute an invisible government which is the true ruling power of our country. We are governed, our minds are molded, our tastes formed, our ideas suggested, largely by men we have never heard of. This is a logical result of the way in which our democratic society is organized.  Vast numbers of human beings must cooperate in this manner if they are to live together as a smoothly functioning society. Our invisible governors are, in many cases, unaware of the identity of their fellow members in the inner cabinet. "

"La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays. Nous sommes pour une large part gouvernés par des hommes dont nous ignorons tout, qui modèlent nos esprits, forgent nos goûts, nous soufflent nos idées. C'est là une conséquence logique de l'organisation de notre société démocratique. Cette forme de coopération du plus grand nombre est une nécessité pour que nous puissions vivre ensemble au sein d'une société au fonctionnement bien huilé. Le plus souvent. nos chefs invisibles ne connaissent pas l'identité des autres membres du cabinet très fermé auquel ils appartiennent."


"lls nous gouvernent en vertu de leur autorité naturelle, de leur capacité à formuler les idées dont nous avons besoin, de la position qu'ils occupent dans la structure sociale. Peu importe comment nous réagissons individuellement à cette situation puisque dans la vie quotidienne, que l'on pense à la politique ou aux affaires, à notre comportement social ou à nos valeurs morales, de fait nous sommes dominés par ce nombre relativement restreint de gens - une infime fraction des cent vingt millions d'habitants du pays - en mesure de comprendre les processus mentaux et les modèles sociaux des masses. Ce sont eux qui tirent les ficelles : ils contrôlent I'opinion publique, exploitent les vieilles forces sociales existantes, inventent d'autres façons de relier le monde et de le guider.

Nous ne réalisons pas, d'ordinaire, à quel point ces chefs invisibles sont indispensables à la marche bien réglée de la vie collective. Théoriquement, chaque citoyen peut voter pour qui il veut. Notre Constitution ne prévoit pas la participation des partis politiques au mécanisme de gouvernement, et ceux qui l'ont rédigée étaient sans doute loin d'imaginer la machine politique moderne et la place qu'elle prendrait dans la vie de la nation. Les électeurs américains se sont cependant vite aperçus que, faute d'organisation et de direction, la dispersion de leurs voix individuelles entre, pourquoi pas, des milliers de candidats ne pouvait que produire la confusion. Le gouvernement invisible a surgi presque du jour au lendemain, sous forme de partis politiques rudimentaires. Depuis, par esprit pratique et pour des raisons de simplicité, nous avons admis que les appareils des partis restreindraient le choix à deux candidats, trois ou quatre au maximum.

Théoriquement, chacun se fait son opinion sur les questions publiques et sur celles qui concernent la vie privée. Dans la pratique, si tous les citoyens devaient étudier par eux-mêmes l'ensemble des informations abstraites d'ordre économique, politique et moral en jeu dans le moindre sujet, ils se rendraient vite compte qu'il leur est impossible d'arriver à quelque conclusion que ce soit. Nous avons donc volontairement accepté de laisser à un gouvernement invisible le soin de passer les informations au crible pour mettre en lumière le problème principal, afin de ramener le choix à des proportions réalistes. Nous acceptons que nos dirigeants et les organes de presse dont ils se servent pour toucher le grand public nous désignent les questions dites d'intérêt général ; nous acceptons qu'un guide moral, un pasteur, par exemple, ou un essayiste ou simplement une opinion répandue nous prescrivent un code de conduite social standardisé auquel, la plupart du temps, nous nous conformons.

Théoriquement. chacun achète au meilleur coût ce que le marché a de mieux à lui offrir. Dans la pratique, si avant d'acheter tout le monde comparait les prix et étudiait la composition chimique des dizaines de savons, de tissus ou de pains industriels proposés dans le commerce, la vie économique serait complètement paralysée. Pour éviter que la confusion ne s'installe, la société consent à ce que son choix se réduise aux idées et aux objets portés à son attention par la propagande de toute sorte. Un effort immense s'exerce donc en permanence pour capter les esprits en faveur d'une politique, d'un produit ou d'une idée. Peut-être serait-il préférable de remplacer la propagande et le plaidoyer pro domo par des comités de sages qui choisiraient nos dirigeants, dicteraient notre comportement, public et privé, décideraient des vêtements que nous devons porter et des aliments que nous devons manger parce qu'ils sont les meilleurs pour nous. Nous avons cependant opté pour la méthode opposée, celle de la concurrence ouverte. À nous, donc, de nous arranger pour que ce modèle fonctionne à peu près bien. C'est pour y parvenir que la société accepte de laisser à la classe dirigeante et à la propagande le soin d'organiser la libre concurrence. 

On peut critiquer certains des phénomènes qui en découlent, notamment la manipulation des informations, l'exaltation de la personnalité. et tout le battage de masse autour de personnalités politiques, de produits commerciaux ou d'idées sociales. Même s'il arrive que les instruments permettant d'organiser et de polariser l'opinion publique soient mal employés, cette organisation et cette polarisation' sont nécessaires à une vie bien réglée. Les techniques servant à enrégimenter l'opinion ont été inventées puis développées au fur et à mesure que la civilisation gagnait en complexité et que la nécessité du gouvernement invisible devenait de plus en plus évidente...."

 

Entre 1919 et octobre 1929, alors qu'éclate la crise économique, les relations publiques vont susciter aux États-Unis un attrait immense et sans cesse grandissant, s'appuyant sur le succès foudroyant de la fameuse fameuse Commission Creel. 

Mais c'est Bernays qui va concevoir le slogan de guerre patriotique par excellence, "Make the World Safe for Democracy". L'entrée en guerre des Etats-Unis en 1917 contre l'Allemagne marque un tournant significatif : alors que le le président Thomas Woodrow Wilson a été élu en 1916 sur un programme l’engageant à ne pas impliquer les États-Unis dans la guerre débutée en Europe en 1914, celui-ci décide de rompre sa promesse électorale pour déclarer la guerre à l’Allemagne le 6 avril 1917. Mais l’opinion publique américaine est fortement opposée à l’entrée en guerre, c'est alors qu'est créée la fameuse Commission Creel (CPI), à l'instigation de George Creel, journaliste et éditeur proche de Wilson, secondé par les ministres des affaires étrangères, de la guerre et de la marine : «Considérant l’opinion publique comme un élément vital de la défense nationale, comme une force puissante de l’offensive nationale, notre tâche fut de concevoir une machine capable de mener la bataille pour la loyauté et l’unité dans le pays, et pour l’amitié et la compréhension des nations neutres dans le monde» (Creel, Complete Report of The Chairman of The Committe on Public Information, 1920). Les moyens mobilisés furent considérables, le CPI recruta massivement dans le monde des affaires, des médias, de l'université et de l'art, et les médias se plièrent sans l'ombre d'une contestation à une véritable auto-censure. Le CPI a allié les techniques publicitaires, un nombre incalculable de messages, photos, posters et films (Pershing’s Crusaders, America’s Answer, Under Four Flags),  à une compréhension sophistiquée de la psychologie humaine, et c'était sans doute la première fois qu'un gouvernement moderne a diffusé de la propagande à une telle échelle. On peut trouver fascinant, et révélateur, que ce phénomène, souvent lié à des régimes totalitaires, soit apparu dans un État démocratique.

"C'est dans cette reconnaissance de l'opinion publique comme une force majeure que la Grande Guerre se distingue le plus essentiellement de tous les conflits précédents." ; It was in this recognition of Public Opinion as a major force that the Great War differed most essentially from all previous conflicts. The trial of strength was not only between massed bodies of armed men, but between opposed ideals, and moral verdicts took on all the value of military decisions. Other wars went no deeper than the physical aspects, but German Kultur raised issues that had to be fought out in the hearts and minds of people as well as on the actual firing-line. The approval of the world meant the steady flow of inspiration into the trenches; it meant the strengthened resolve and the renewed determination of the civilian population that is a nation's second line. The condemnation of the world meant the destruction of morale and the surrender of that conviction of justice which is the very heart of courage.

The Committee on Public Information was called into existence to make this fight for the "verdict of mankind," the voice created to plead the justice of America's cause before the jury of Public Opinion. The fantastic legend that associated gags and muzzles with its work may be likened only to those trees which are evolved out of the air by Hindu magicians and which rise, grow, and flourish in gay disregard of such usual necessities as roots, sap, and sustenance. In no degree was the Committee an agency of censorship, a machinery of concealment or repression. Its emphasis throughout was on the open and the positive. At no point did it seek or exercise authorities under those war laws that limited the freedom of speech and press. In all things, from first to last, without halt or change, it was a plain publicity proposition, a vast enterprise in salesmanship, the world's greatest adventure in advertising." (George Creel, How we advertised America, 1920) 

Plus encore c'est sous l'influence du CPI que fut promulgué le Sedition Act de 1918, une loi du Congrès des États-Unis qui étendait la loi sur l'espionnage de 1917 à un plus large éventail d'infractions, notamment les discours et l'expression d'opinions qui présentaient le gouvernement ou l'effort de guerre sous un jour négatif ou qui entravaient la vente d'obligations d'État. On peut considérer qu'une telle emprise politique était justifiée compte tenu des enjeux et que la guerre était une absolue nécessité pour espérer mettre un terme final au conflit. Mais une première brèche s'ouvrait. On découvrait aussi que le terrain de prédilection de la propagande, compte tenu des structures sociales de nos sociétés du XXe siècle, était bien celui de l'insignifiance, de la futilité, de la banalité dans tous les domaines du quotidien, vécu ou imaginé. Et Edward Bernays d'en conclure en 1928 combien l’étonnant succès que la propagande a rencontré pendant la 1ere Guerre mondiale "a ouvert les yeux d’une minorité d’individus intelligents sur les possibilités de mobiliser l’opinion, pour quelque cause que ce soit" (Cf Larry Tye, The Father of Spin: Edward L. Bernays and the Birth of Public Relations, 1998). L'Institut d'analyse de la propagande, fondé en 1937 pour éduquer le public sur la nature de la propagande, a identifié sept dispositifs de base de la propagande : "Name-Calling, Glittering Generality, Transfer, Testimonial, Plain Folks, Card Stacking, and Band Wagon..."

 

(La nouvelle propagande) "L'État, c'est moi, disait Louis XIV du temps où les rois régnaient sans partage. ll n'était pas loin d'avoir raison, mais depuis les choses ont changé. Le moteur à vapeur, la presse à outils et l'instruction publique, qui à eux trois forment le trio de la Révolution industrielle, ont retiré leur pouvoir aux rois pour le remettre au peuple. Ce dernier a bel et bien reçu en partage le pouvoir perdu par la royauté. En effet, la puissance économique entraîne souvent dans son sillage l'autorité politique, et l'histoire de la Révolution industrielle montre comment la première est passée du trône et de l'aristocratie à la bourgeoisie. Le suffrage universel et la généralisation de l'instruction sont ensuite venus renforcer ce mouvement, au point qu'à son tour la bourgeoisie se mit à craindre le petit peuple, les masses qui, de tait, se promettaient de régner.

Aujourd'hui, pourtant, une réaction s'est amorcée. La minorité a découvert qu'elle pouvait influencer la majorité dans le sens de ses intérêts. ll est désormais possible de modeler l'opinion des masses pour les convaincre d'engager leur force nouvellement acquise dans la direction voulue. Étant donné la structure actuelle de la société, cette pratique est inévitable. De nos jours la propagande intervient nécessairement dans tout ce qui a un peu d`importance sur le plan social, que ce soit dans le domaine de la politique ou de la finance. de l'industrie, de l'agriculture. de la charité ou de l'enseignement. La propagande est l'organe exécutif du gouvernement invisible.

L'instruction généralisée devait permettre à l'homme du commun de contrôler son environnement. À en croire la doctrine démocratique, une fois qu'il saurait lire et écrire il aurait les capacités intellectuelles pour diriger. Au lieu de capacités intellectuelles, l'instruction lui a donné des vignettes en caoutchouc, des tampons encreurs avec des slogans publicitaires, des éditoriaux, des informations scientifiques, toutes les futilités de la presse populaire et les platitudes de l'histoire, mais sans l'ombre d'une pensée originale. Ces vignettes sont reproduites à des millions d'exemplaires et il suffit de les exposer à des stimuli identiques pour qu'elles s'impriment toutes de la même manière. ll peut paraître abusif d'affirmer que le grand public américain doit la plupart de ses idées à une technique de vente en gros. Le mécanisme qui permet la diffusion à grande échelle des idées a nom propagande : soit, au sens large, tout effort organisé pour propager une croyance ou une doctrine particulière. Beaucoup trouvent certes que, ce mot, propagande, a une connotation déplaisante. Il n'en est pas moins vrai que, dans tous les cas. pour déterminer si la propagande est un bien ou un mal, il faut d'abord se prononcer, et sur le mérite de la cause qu'elle sert, et sur la justesse de l'information publiée." (Bernays, Propaganda, Edition Zones, La Découverte, 2007, traduction Cristelle Bonis)

Les Grands Hommes se sont tus, l' "Homme moyen" accède au pouvoir, mais il peine à gravir les marches de la légitimité...

"Autrefois, ceux qui gouvernaient étaient des guides, des meneurs. Ils orientaient le cours de l'histoire en faisant simplement ce qu'ils avaient envie de faire. Les successeurs actuels de ces dirigeants (ceux qui exercent le pouvoir en vertu de leur position ou de leurs aptitudes) ne peuvent plus faire ce qu'ils veulent sans l'assentiment des masses, et ils ont trouvé dans la propagande un outil de plus en plus fiable pour obtenir cet accord. La propagande a par conséquent un bel avenir devant elle.

C'est, bien sûr, l'étonnant succès qu'elle a rencontré pendant la guerre qui a ouvert les yeux d'une minorité d'individus intelligents sur les possibilités de mobiliser l'opinion, pour quelque cause que ce soit. Le gouvernement américain et de nombreux services patriotiques élaborèrent alors une technique nouvelle, aux yeux de la plupart des gens habitués à solliciter l'opinion. Non contents de recourir à tous les moyens possibles - visuels, graphiques, sonores - pour amener les individus a soutenir l'effort national, ils s'assurèrent aussi la coopération d'éminentes personnalités de tous bords - des hommes dont chaque mot était parole d'évangile pour des centaines, des milliers, voire des centaines de milliers de leurs partisans. Ils s'attirèrent ainsi le soutien de corporations professionnelles, religieuses ou commerciales, de groupes patriotiques, d'organisations sociales et régionales dont les membres suivaient l'avis de leurs leaders et porte-parole habituels, reprenaient à leur compte les idées exprimées dans les publications qu'ils lisaient avec conviction. Parallèlement, les manipulateurs de l'esprit patriotique utilisaient les clichés mentaux et les ressorts classiques de l'émotion pour provoquer des réactions collectives contre les atrocités alléguées, dresser les masses contre la terreur et la tyrannie de I'ennemi. ll était donc tout naturel qu'une fois la guerre terminée, les gens intelligents s'interrogent sur la possibilité d'appliquer une technique similaire aux problèmes du temps de paix.

À vrai dire, depuis la guerre la pratique de la propagande a pris des formes très différentes de celles qui prévalaient il y a vingt ans. Cette technique nouvelle peut à bon droit être qualifiée de nouvelle propagande. Elle ne prend pas simplement en compte l'individu, ou même l'opinion publique en tant que telle, mais aussi et surtout I'anatomie de la société, avec l'imbrication de ses formations collectives et de leurs allégeances diverses. Elle considère l'individu non seulement comme une cellule de l'organisme social, mais aussi comme une cellule organisée au sein d'un dispositif social. Excitez un nerf à un endroit sensible, et vous déclencherez automatiquement la réaction d'un membre ou d'un organe précis...." (Bernays, Propaganda, Edition Zones, La Découverte, 2007, traduction Cristelle Bonis)

 

En 1919, après la première guerre mondiale, Bernays et Doris Fleischman (1891-1980), qu'il a épousée plus tard, ouvrent un bureau de relations publiques à New York, le terme de "Public Relations" résonne plus démocratiquement que celui de "propaganda" en un temps d'expansion du communisme. Bernays est ainsi généralement considéré comme le premier à avoir développé l'idée du conseiller professionnel en relations publiques (public relations counselor), c'est-à-dire celui qui s'appuie sur les sciences sociales et autres techniques (sondages, expertise) pour motiver et façonner la réponse d'un public général ou particulier (sa relation avec Freud sera une constante de sa pensée). Selon le magazine Life, Bernays était l'une des personnes les plus influentes du XXe siècle. Bernays fut ainsi engagé pour améliorer en 1924  l'image du président Coolidge, un personnage "as weaned as a pickle", écrira Theodore Roosevelt et organisera avec lui des déjeuners en présence de vedettes de la chanson et du cinéma à la Maison Blanche. Parmi ses premiers clients figuraient le ministère américain de la guerre, qui voulait persuader les entreprises d'engager des vétérans de guerre de retour au pays, et le gouvernement lituanien, qui faisait pression pour être reconnu par les États-Unis, mais il est aussi à l'origine des des lois obligeant les ouvriers d'usine et les femmes employées dans les services de restauration à porter des filets à cheveux, et le premier à organiser des concours de sculpture sur savon conçu pour Proctor & Gamble et surmonter le rejet par les enfants du savon et du bain (1923). Nous le verrons avec le temps étendre son domaine d'intervention, ainsi ses campagnes menées en 1929 pour l’American Tobacco Company visant à rendre la cigarette populaire (Lucky Strike) chez les femmes : le psychanalyste Abraham Arden Brill (1874-1948) lui avait soufflé l'idée qu'il fallait travailler sur la contestation par les femmes du pouvoir sexuel du mâle avec une cigarette, symbole phallique par excellence à s'approprier (torches of freedom). Toute personne critiquant l'idée que les femmes puissent fumer s'exposait ainsi à une accusation de liberticide. Dans la foulée, Lehman Brothers et d'autres grandes banques new-yorkaises ont financé le développement de grands magasins, convaincues qu'elles pouvaient utiliser les techniques mises au point par Bernays pour persuader les gens d'acheter une gamme de produits qu'ils n'auraient peut-être pas pris la peine de se procurer. 

Autre campagne célèbre, celle qui créa le mythe du petit-déjeuner typiquement américain à base de bacon, conçue pour la Beech-Nut Packing Company : il fit signer une pétition dans les journaux à 5 000 médecins dans laquelle ils prescrivaient un petit-déjeuner riche en protéines. L'amélioration des ventes du mélange à gâteau instantané Betty Crocker est un exemple de son approche à consonnance psychanalytique : un groupe de discussion mené sur le marché cible avec des ménagères américaines lui permirent de conclure qu'elles se sentaient inconsciemment coupables d'utiliser un produit qui demandait si peu d'efforts, et sa réponse, pour accroître leur sentiment de participation fut de leur demandant d'ajouter un œuf au mélange.

Conseiller pour de grandes compagnies américaines, l'auteur monte d'un cran avec au début des années 1950, des campagnes de déstabilisation politique en Amérique latine, - qui accompagnèrent notamment le renversement du gouvernement du Guatemala, en lien avec la CIA...

C'est à ce point précis qu'il devient légitime de s'interroger non seulement sur les méthodes de Bernays, souvent controversées (l'introduction de techniques psychanalytiques dans le façonnage de la demande des consommateurs est le fondement de tout marketing moderne), sur leur champs d'investigation, publique et politique, mais plus encore sur leurs théories sous-jacentes, inspirées des théoriciens des sciences sociales naissantes, analysant l'idée de masse, de foule et d'opinions comme autant de freins à l'exercice de la démocratie, voire une menace qu'il s'agit d'endiguer : des thèses que l'on retrouve à des degrés divers chez Walter Lippmann (1889-1974), "Public Opinion" (1922), Graham Wallas (1858-1932), auteur de "Human Nature in Politics" (1908) et de "Great Society" (1914), l'un des quatre membres fondateurs avec George Bernard Shaw, Beatrice Webb et Sidney Webb, de la London School of Economics et dont Walter Lippman fut le disciple, ou Gustave Le Bon (1841-1931), l'auteur controversé de "La psychologie des foules" (1895).... 

"L'étude de la politique est aujourd'hui dans une position insatisfaisante. Dans toute l'Europe et l'Amérique, la démocratie représentative est généralement accepté comme la meilleure forme de gouvernement ; mais ceux qui ont eu le plus d'expérience de son fonctionnement réel sont souvent déçu et dubitatif. La démocratie n'a pas été étendue en dehors de l'Europe, et au cours des dernières années de nombreux mouvements démocratiques ont échoué. Cette insatisfaction a conduit à une étude approfondie des institutions politiques mais peu d'attention a été accordée récemment aux travaux sur la politique rapportée à la nature humaine. La science politique dans le passé était principalement basé sur des conceptions de la nature humaine, mais le le discrédit des écrivains politiques dogmatiques du début du XIXe siècle a poussé les étudiants modernes en politique à refuser d'utiliser tout ce qui rappelle leurs méthodes. La psychologie a évolué, a transformé la pédagogie et la criminologie, mais sans s'intéresser à la politique. Il est cependant probable que l'étude de la nature humaine ait été par trop négligée, et à ne regarder que la période présente, il semble que l'on ne puisse continuer ainsi. Tout examen de la nature humaine en politique doit commencer par une tentative de surmonter cet "intellectualisme" qui résulte à la fois des traditions de la science politique et des habitudes mentales des hommes ordinaires. Les impulsions politiques ne sont pas de simples déductions intellectuelles à partir de calculs de moyens et de fins, mais des tendances antérieures à la pensée et à l'expérience de chaque être humain..."

"The study of politics is now in an unsatisfactory position. Throughout Europe and America, representative democracy is generally accepted as the best form of government ; but those who have had most experience of its actual working are often disappointed and apprehensive. Democracy has not been extended to non-European races, and during the last few years many democratic movements have failed. This dissatisfaction has led to much study of political institutions; but little attention has been recently given in works on politics to the facts of human nature. Political science in the past was mainly based on conceptions of human nature, but the discredit of the dogmatic political writers of the early nineteenth century has made modem students of politics over-anxious to avoid anything which recalls their methods. That advance therefore of psychology which has transformed pedagogy and criminology has left politics largely unchanged. The neglect of the study of human nature is likely, however, to prove only a temporary phase of political thought, and there are already signs that it is coming to an end. Any examination of human nature in politics must begin with an attempt to overcome that ‘intellectualism’ which results both from the traditions of political science and from the mental habits of ordinary men.Political impulses are not mere intellectual inferences from calculations of means and ends ; but tendencies prior to, though modified by, the thought and experience of individual human beings..." (Graham Wallas, "Human Nature in Politics", 1908)


"L'étude systématique de la psychologie des foule, écrit Bernays, s a mis au jour le potentiel qu'offre au gouvernement invisible de la société, la manipulation des mobiles qui guident l'action humaine dans un groupe. Trotter et Le Bon d'abord, qui ont abordé le sujet sous un angle scientifique, Graham Wallas, Walter Lippmann et d'autres à leur suite, qui ont poursuivi les recherches sur la mentalité collective, ont démontré, d'une part, que le groupe n'avait pas les mêmes caractéristiques psychiques que l'individu, d'autre part, qu'il était motivé par des impulsions et des émotions que les connaissances en psychologie individuelle ne permettaient pas d'expliquer. D'où, naturellement, la question suivante : si I'on parvenait à comprendre le mécanisme et les ressorts de la mentalité collective, ne pourrait-on pas contrôler les masses et les mobiliser à volonté sans qu'elles s'en rendent compte? "...

 

John Stauber (1953), fondateur du Center for Media & Democracy, et Sheldon Rampton (1957), rédacteur en chef de PR Watch, ont parfaitement dénoncé dans nombre d'ouvrages (Toxic Sludge Is Good For You: Lies, Damn Lies and the Public Relations Industry, 1995) le caractère paradoxal de cet élément fondamental de  toute démocratie qu'est l'opinion publique : une opinion médiatisée à l'extrême , devenue sujet constant de manipulation (le spin) par la majorité de nos élites pour la simple raison que, pour eux, tout citoyen est parfaitement dénué des qualités de jugement qui lui permettrait d'accéder à une bonne intelligence et compréhension des informations les plus sensibles de notre société. La démocratie ne se fabrique plus dans le secret de ses isoloirs. L'opinion publique ne se nourrit plus que des seuls produits de cette "l'industrie du Mensonge" que fabrique à satiété l'industrie (Trust Us, We're Experts: How Industry Manipulates Science and Gambles with Your Future, 2001) ou nos gouvernants (Weapons of Mass Deception: The Uses of Propaganda in Bush's War on Iraq, 2003; The Best War Ever: Lies, Damned Lies, and the Mess in Iraq, 2006)...


La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique...

(Organiser le chaos) "La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays. Nous sommes pour une large part gouvernés par des hommes dont nous ignorons tout, qui modèlent nos esprits, forgent nos goûts, nous soufflent nos idées. C'est là une conséquence logique de l'organisation de notre société démocratique. Cette forme de coopération du plus grand nombre est une nécessité pour que nous puissions vivre ensemble au sein d'une société au fonctionnement bien huilé. Le plus souvent. nos chefs invisibles ne connaissent pas l'identité des autres membres du cabinet très fermé auquel ils appartiennent. lls nous gouvernent en vertu de leur autorité naturelle, de leur capacité à formuler les idées dont nous avons besoin, de la position qu'ils occupent dans la structure sociale. Peu importe comment nous réagissons individuellement à cette situation puisque dans la vie quotidienne, que l'on pense à la politique ou aux affaires, à notre comportement social ou à nos valeurs morales, de fait nous sommes dominés par ce nombre relativement restreint de gens - une infime fraction des cent vingt millions d'habitants du pays - en mesure de comprendre les processus mentaux et les modèles sociaux des masses. Ce sont eux qui tirent les ficelles : ils contrôlent I'opinion publique, exploitent les vieilles forces sociales existantes, inventent d'autres façons de relier le monde et de le guider.

Nous ne réalisons pas, d'ordinaire, à quel point ces chefs invisibles sont indispensables à la marche bien réglée de la vie collective. Théoriquement, chaque citoyen peut voter pour qui il veut. Notre Constitution ne prévoit pas la participation des partis politiques au mécanisme de gouvernement, et ceux qui l'ont rédigée étaient sans doute loin d'imaginer la machine politique moderne et la place qu'elle prendrait dans la vie de la nation. Les électeurs américains se sont cependant vite aperçus que, faute d'organisation et de direction, la dispersion de leurs voix individuelles entre, pourquoi pas, des milliers de candidats ne pouvait que produire la confusion. Le gouvernement invisible a surgi presque du jour au lendemain, sous forme de partis politiques rudimentaires. Depuis, par esprit pratique et pour des raisons de simplicité, nous avons admis que les appareils des partis restreindraient le choix à deux candidats, trois ou quatre au maximum.

Théoriquement, chacun se fait son opinion sur les questions publiques et sur celles qui concernent la vie privée. Dans la pratique, si tous les citoyens devaient étudier par eux-mêmes l'ensemble des informations abstraites d'ordre économique, politique et moral en jeu dans le moindre sujet, ils se rendraient vite compte qu'il leur est impossible d'arriver à quelque conclusion que ce soit. Nous avons donc volontairement accepté de laisser à un gouvernement invisible le soin de passer les informations au crible pour mettre en lumière le problème principal, afin de ramener le choix à des proportions réalistes. Nous acceptons que nos dirigeants et les organes de presse dont ils se servent pour toucher le grand public nous désignent les questions dites d'intérêt général ; nous acceptons qu'un guide moral, un pasteur, par exemple, ou un essayiste ou simplement une opinion répandue nous prescrivent un code de conduite social standardisé auquel, la plupart du temps, nous nous conformons...." (Bernays, Propaganda, Edition Zones, La Découverte, 2007, traduction Cristelle Bonis)

 

Walter Lippmann (1889-1974), "Public Opinion" (1922)

"Le citoyen d'aujourd'hui se sent comme un spectateur sourd assis au dernier rang : il a beau être conscient qu'il devrait prêter attention aux mystères qui se déroulent là-bas sur la scène, il n'arrive pas à rester éveillé." - Edward Bernays a écrit nombre de ses ouvrages en dialogue avec un personnage très influent,  Walter Lippmann (1889-1974), considéré avec un peu d'emphase comme le premier théoricien du nouveau libéralisme, mais plus sûrement comme l'un des chroniqueurs politiques les plus respectés au monde de l'époque : il inspire en 1914 la déclaration de principes pour la paix du président Woodrow Wilson qui devait être utilisée pour les négociations de paix afin de mettre fin à la Première Guerre mondiale (Fourteen Points) et le concept de la Société des Nations;  il est en 1931 l'auteur d'une célèbre chronique qui fit le tour du monde, "Today and Tomorrow", publiée dans le New York Herald Tribune; il popularise en 1947 le concept de "guerre froide" dans une série d'articles s'élevant contre la politique d'endiguement menée par le président Truman. Noam Chomsky et Edward S. Herman ont repris une de ses idées, "Manufacture of Consent", pour le titre d'un de leurs ouvrages de 1988 "Manufacturing Consent : the Political Economy of the Mass Media"...

Mais ce que l'on retiendra de sa pensée politique, c'est un aveu d'impuissance, l'impuissance de l'individu devant la complexité du monde. "Liberty and the News" (1920) est un classique des relations entre la presse et la démocratie. Dans son livre peut-être le plus influent, "Public Opinion" (1922, réédité en 1956), Lippmann commence par s'étonner que l'on puisse trouver dans la littérature bien des sujets sur le gouvernement et les partis politiques, mais rien sur l'existence d'une "opinion publique" : l'existence d'une force appelée Opinion publique est dans l'ensemble considéré comme allant de soi, et les écrivains politiques se sont surtout intéressés à savoir comment apprivoiser cette opinion ou lui céder. Et c'est au fond dans cette continuité que l'on a pu laisser entendre que les citoyens ordinaires ne peuvent plus juger des questions publiques de manière rationnelle, la rapidité et la condensation requises dans les médias de masse tendent à produire des slogans plutôt que des interprétations. Dans "The Phantom Public" (1925), il doute de la possibilité d'une véritable mise en oeuvre de la démocratie, mais sans aller au-delà de cette interrogation en constatant que la fabrication des consentements  [...] fera l'objet de substantiels raffinements" et que « sa technique, qui repose désormais sur l'analyse et non plus sur un savoir-faire intuitif, est a présent grandement améliorée par la recherche en psychologie et les moyens de communication de masse." 

"L'idéal démocratique, tel que Thomas Jefferson l'a modelé, consistait en un environnement idéal et une classe sélectionnée", écrit Lippmann, les citoyens agissaient au XVIIIe siècle dans de petites communautés autonomes et étaient appelés à prendre des décisions sur des questions dont ils avaient une expérience directe. Cet environnement ne ressemble plus au nôtre et l'éventail des questions sur lesquelles les électeurs sont censés avoir des connaissances aujourd'hui dépasse largement les exigences de l'époque de la fondation. Et qu'attend-on de tout citoyen dans un système démocratique, si ce n'est de savoir ce qui se passe et d'avoir une opinion qui mérite d'être exprimée sur chaque question à laquelle est confrontée la communauté. Mais est-ce seulement possible? Ne demande-t-on pas à l'homme commun une tâche impossible, qu'il s'exprime en votant ou en s'abstenant, qu'il lise ou ne lise pas, quelle différence? "My sympathies are with [the citizen], for I believe that he has been saddled with an impossible task and that he is asked to practice an unattainable ideal. I find it so myself for, although public business is my main interest and I give most of my time to watching it, I cannot find time to do what is expected of me in the theory of democracy; that is, to know what is going on and to have an opinion worth expressing on every question which confronts a self-governing community."

Pour des citoyens trop éloignés des "affaires" de ce monde la seule voie qui s'impose est celle de réduire le monde à des stéréotypes afin de le rendre intelligible. Lippmann commence par citer un passage célèbre de la République de Platon qui décrit les êtres humains comme des habitants de cavernes passant leur vie à regarder des ombres sur un mur et prenant celles-ci pour leurs réalités ultimes. Notre condition contemporaine n'est guère différente, enfermés que nous sommes dans une grotte de fausses représentations médiatiques et prenant nos images caricaturales du monde pour le reflet exact de ce qui se passe réellement. ici-bas. On nous parle du monde avant de le voir, on imagine des choses avant de les vivre, et nous devenons quelque sorte les otages d'idées totalement préconçues. Contre l'incertitude dans laquelle nous ne pouvons vivre, nos goûts, nos stéréotypes, nos valeurs tentent de s'ancrer dans une représentation la plus ordonnée du monde : "Toute perturbation des stéréotypes semble être une attaque contre les fondements de notre univers". Et quelle est donc la source de ces représentations? Les médias, des médias qui devraient pouvoir fournir à tout citoyen une image précise de ce monde, nourrissant ainsi la vie démocratique et la compréhension de nos enjeux, mais la distance est grande entre la théorie et la pratique. Le monde est vaste , la vitesse de communication à l'ère des médias de masse oblige les journalistes à s'exprimer par des slogans et des interprétations simplifiées dans un paysage médiatique commercialisé et enjeux de pouvoir par excellence...

The Disenchanted Man - "The private citizen today has come to feel rather like a deaf spectator in· the back row, who ought to keep his mind on the mystery off there, but cannot quite manage to keep awake. He knows he is somehow affected by what is going on. Rules and regulations continually, taxes annually and wars occasionally remind hirn that he is being swept along by great drifts of circumstance. Yet these public affairs are in no convincing way his affairs. They are for the most part invisible. They are managed, if they are managed at all, at distant centers, from behind the scenes, by unnamed powers. As a private person he does not know for certain what is going on, or who is doing it, or where he is being carried. No newspaper reports his environment so that he can grasp it; no school has taught him how to imagine it; his ideals, often, do not fit with it; listening to speeches, uttering opinions and voting do not, he finds, enable him to govern it. He lives in a world which he cannot see, does not understand and is unable to direct. In the cold light of experience he knows that his sovereignty is a fiction. He reigns in theory, but in fact he does not govern." (Lippmann, The Phantom Public)

"L'Homme désenchanté" - "Le citoyen d'aujourd'hui se sent plutôt comme un spectateur sourd assis au dernier rang qui devrait se concentrer sur le mystère qui se déroule là-bas, mais ne parvient pas à rester éveillé. Il sait qu'il est affecté d'une manière ou d'une autre par ce qui se passe. Règles et règlements, taxes annuelles et guerres lui rappellent parfois qu'il peut être balayé par de grandes dérives d'évènements. Pourtant, ces affaires publiques ne sont pas  les siennes. Elles sont pour la plupart invisibles. Elles sont gérées, quand elles le sont, dans des centres de décision éloignés, en coulisses, par des puissances inconnues. En tant que personne, il ne sait pas avec certitude ce qui se passe, ou qui le fait, et à quel endroit. Aucun journal ne rend compte de cet environnement pour qu'il puisse le comprendre; aucune école ne lui a appris à en imaginer les tenants et les aboutissants; ses idéaux, souvent, n'ont rien ce commun; on peut écouter des discours, mais il n'est jamais question d'émettre des opinions et de voter, son incapacité à gouverner est notoire. Il vit dans un monde qu'il ne voit pas, ne comprend pas et est incapable de se diriger. Dans la lumière froide de l'expérience, il sait que sa souveraineté est une fiction. Il règne en théorie, mais en fait il ne gouverne pas."


Plus direct, Bernays écrira : "Les sociologues sérieux ne croient plus, cependant, que la voix du peuple exprime une volonté divine ou une idée remarquable de sagesse et d 'élévation. La voix du peuple n'est que l'expression de I'esprit populaire, lui-même forgé pour le peuple par les leaders en qui il a confiance et par ceux qui savent manipuler l'opinion publique, héritage de préjugés, de symboles et de clichés, à quoi s'ajoutent quelques formules instillées par les leaders. Heureusement, la propagande offre au politicien habile et sincère un instrument de choix pour modeler et façonner la volonté du peuple..." (1928)

 

John Dewey (1859-1952), "The Public and Its Problems" (1927), " Individualism, Old and New" (1928-1930)

Des interrogations fondamentales portant sur la démocratie représentative animent dans les années 1920 tant Lipmann (1889-1974) que le philosophe John Dewey (1859-1952), le cofondateur du pragmatisme et le leader du mouvement progressiste dans le domaine de l'éducation aux États-Unis. Dewey concevait la démocratie comme une "intelligence sociale" (social intelligence), un processus collectif agissant harmonieusement dans toutes les sphères de la vie commune, source de valeurs morales oeuvrant à l'évolution des institutions sociales pour favoriser l'épanouissement de l'homme. Mais alors que Lipmann considère que le citoyen moyen n'a tout simplement pas les connaissances nécessaires pour porter un jugement éclairé sur les questions de politique publique, Dewey réplique en affirmant que la participation au processus démocratique n'est pas une question de "savoir", de "connaissance", mais de partage, partager une culture commune, une foi commune en la démocratie... 

Dans le cadre du système démocratique, y-a-t-il un dualisme entre l'individu et la société bien difficile à résoudre? Pour Lippmann la démocratie représentative ne va pas de soi. Il ne peut exister pour lui une véritable représentation du peuple (The Public), via la règle de la majorité, qui puisse réellement être prise en compte, ce "peuple" n'est qu'un agrégat d'individus traités comme des consommateurs par les politiciens et qui se contentent de donner ou non leur assentiment à telle ou telle question. La règle de la majorité est elle-même un leurre, ce que pensent 51% de la population peut-il réellement servir de guide légitime pour l'action et la prise de décision? Quant à l'idéal du citoyen omni-compétent que l'esprit démocratique tient pour acquis, nous avons déjà observé combien cette conviction est un mythe (a mystical fallacy of democracy, 1925) : le citoyen individuel ne possède tout simplement pas les connaissances nécessaires pour prendre des décisions éclairées. Pire, tout homme responsable court le risque d'être "piétiné ou encorné par le troupeau des bêtes sauvages". Un premier  remède résiderait dans la formation d'une "organisation indépendante et experte pour rendre les faits invisibles intelligibles à ceux qui doivent prendre les décisions" (an "independent, expert organization for making the unseen facts intelligible to those who have to make the decisions", 1922). Mais le remède le plus abouti serait que la masse se contente de choisir, parmi les membres des "classes spécialisées", des «hommes responsables", auxquels il reviendra de protéger la richesse de la nation. Et pour ce faire, une véritable "révolution dans la pratique de la démocratie" doit s'opérer, à savoir la manipulation de l'opinion et la "fabrication des consentements", indispensables moyens de gouvernement du peuple.  

Pour Dewey, l'organisation d'un État par le biais de représentants et de fonctionnaires n'est qu'un dispositif formel, et une solidarité organique, qui repose sur la division sociale du travail, ne suffit pas : la véritable démocratie c'est "l'idée même de la vie communautaire" (Dewey, 1927), une  vie communautaire essentiellement "morale", c'est-à-dire soutenue "émotionnellement, intellectuellement et consciemment". 

La connaissance est-elle donc non nécessaire au commun des citoyens? Et de quelle connaissance parle-t-on, du savoir des experts, formulé le plus souvent dans un langage qui n'est pas accessible aux masses, ou des stéréotypes et opinions erronées qui guident trop souvent la grande majorité ? Le débat est alimenté en 1925 par le procès Scopes (Scopes Monkey Trial) qui, opposant à Dayton fondamentalistes chrétiens et libéraux autour d'un professeur, John Thomas Scopes, accusé d'avoir enseigné la théorie de l'évolution à ses élèves en dépit d'une loi de l'État du Tennessee, le Butler Act, interdisant aux enseignants de nier « l'histoire de la création divine de l'homme, telle qu'elle est enseignée dans la Bible». 

Dewey admet que "la condition première d'un public démocratiquement organisé est une sorte de connaissance et de perspicacité qui n'existe pas encore" : la démocratie est un nom pour une vie de communion libre et enrichissante. Elle a eu son prophète en Walt Whitman. Elle aura sa consécration lorsque la libre enquête sociale sera indissolublement liée à l'art de la communication pleine et entière" (The Public and Its Problems). Bien difficile d'articuler une théorie de la démocratie avec une théorie de la vérité, reste la participation à une culture partagée, l'expérience et le pragmatisme se substitue au préalable du principe de connaissance... 


Noam Chomsky, "Comprendre le pouvoir" (Understanding Power, The Indispensable Chomsky, 2002)

"L'idée que les gens puissent être libres est extrêmement effrayante pour quiconque détient le pouvoir" (idea that people could be free is extremely frightening to anybody with power) - Depuis longtemps, Chomsky est parti en croisade contre la prédominance des grandes entreprises qui dictent leurs lois aux gouvernants et confisquent la démocratie. Chomsky ne cesse de même de dénoncer l'élitisme intellectuel, et donc social et économique, dans lequel s'embourbent nos démocraties, plus spécifiquement nos supposées élites et gouvernants  : "Je pense que l'idée que vous êtes censé avoir des qualifications spéciales pour parler des affaires du monde n'est qu'une autre arnaque.... ; c'est juste une autre technique pour faire croire à la population qu'elle ne sait rien, et qu'elle ferait mieux de rester en dehors de tout ça et de nous laisser, nous les intelligents, nous en occuper..." (I think the idea that you’re supposed to have special qualifications to talk about world affairs is just another scam….it’s just another technique for making the population feel that they don’t know anything, and they’d better just stay out of it and let us smart guys run it). Les pseudo-populismes ou théories du complot tant dénoncés par ces mêmes élites ne sont en fin de compte que des réactions sombres et désordonnées suscitées par des impasses ou des murs intellectuels dressés entre la démocratie vive et le peuple dans son infinie diversité. 

La grande leçon est peut-être la suivante : "le processus électoral n'est en réalité qu'un phénomène de surface ; beaucoup de choses doivent se passer dans la société pour qu'il ait un sens" (The electoral process is really only a surface phenomenon; a lot of their things have to be happening in the society for it to be very meaningful). L'exercice de la démocratie est un processus continu, loin de se borner aux seules échéances électorales, et Chomsky nous met en garde contre le risque d'être totalement aspirés par les "futilités" et "divertissements" créées pour nous empêcher de réagir aux vrais problèmes du monde: ce qu'il appelle "dépolitiser" les gens intelligents en leur faisant suivre les statistiques sportives et les relations complexes des séries de HBO. En fait toute activité qui renforce un sentiment de loyauté irrationnelle envers une sorte de communauté sans signification est un entraînement à la subordination au pouvoir, l'acquiescement passif à des valeurs discutables. On ne prend pas garde le plus souvent à quel point ces attitudes peuvent entraîner vers l'endoctrinement, la propagande, le renfermement de soi, et l'autoritarisme...

Peter Mitchell et John Schoeffel ont ainsi rassemblé dans "Understanding Power" une série de discussions (1989-1999) au cours desquelles Noam Chomsky se livre à une critique approfondie du monde qui nous entoure et réinterprète radicalement les événements des trois dernières décennies, couvrant des sujets allant de la politique étrangère pendant le Vietnam, entre autres (Chomsky tient les États-Unis pour responsables des morts massives sous les Khmers rouges et compare le processus de paix au Moyen-Orient comme analogue à la création de l'apartheid en Afrique du Sud),  au déclin du bien-être sous l'administration Clinton. Il y dénonce la duplicité d'une politique étrangère américaine qui craint par-dessus tout l'effet dominos du bien-être, ainsi le gouvernement s'alarmant des premiers programmes de santé et des programmes sociaux des  sandinistes au Nicaragua, et menaçant l'équilibre précaire de d'autres pays désespérés, comme le Honduras et le Guatemala. On peut adhérer ou pas à son propos. Les faits sont présentés. Enfin Chomsky revient à nouveau sur le rôle que jouent les médias pour contourner la démocratie et modeler nos façons de penser. 

"Rappelez-vous que les médias ont deux fonctions fondamentales. L'une est l'endoctrinement des élites, pour s'assurer qu'elles ont les idées qu'il faut et qu'elles savent servir le pouvoir. En fait, les élites sont généralement la partie la plus endoctrinée de la société, parce que ce sont elles qui sont le plus exposées à la propagande et qui prennent vraiment part au processus décisionnel. Pour elles, il y a le New York Times, le Washington Post, le Wall Street Journal et ainsi de suite. Mais il y a aussi les médias de masse, dont la fonction principale consiste à se débarrasser du reste de la population - à le marginaliser et à l'éliminer, de façon à ce qu'il n'interfère pas dans le processus décisionnel. Et la presse conçue dans ce but n'est pas le New York Times ou le Washington Post, ce sont les sitcoms, le National Enquirer, le sexe et la violence, les bébés à trois têtes, le football et tout ce genre de choses. Mais le désintérêt pour le fonctionnement du monde n'est pas inscrit dans les gènes de 85 % de la population, cible principale de ces médias. S'ils peuvent échapper aux effets de la "dé-formation" et du système d'endoctrinement, et de tout le système de classe dont cela fait partie - après tout, ce n'est pas seulement l'endoctrinement qui empêche les gens de s'engager dans la vie politique, de quelque façon que ce soit -, s'ils peuvent faire cela, alors oui, ils constituent un large public pour une alternative, et il y a de l'espoir...."

Par convention et tradition, nous pensons comme acquis que les médias assument leur rôle de contrepoids au gouvernement, et nous décrivons comme d'évidence "une presse querelleuse, obstinée, omniprésente, que ceux qui sont aux commandes sont bien obligés de tolérer, et dont le but est de préserver le droit de savoir des gens et d'aider la population à exercer un contrôle pertinent sur le processus politique". Mais en abordant un autre point de vue, peut-être trop paranoïaque pour certains, les signes abondent, en utilisant le "modèle de propagande" (Propaganda Model), nous observons des médias qui "servent leur but social par des moyens tels que la façon dont ils sélectionnent les thèmes, distribuent leurs inquiétudes, cadrent les sujets, filtrent les informations, centrent leurs analyses, par l'emphase, le ton et toute une gamme d'autres techniques semblables". "Maintenant, je devrais faire remarquer que rien de tout ceci ne prétend dire que les médias seront toujours et à tout moment d'accord avec la politique de l'État. Comme le contrôle du gouvernement se déplace de-ci de-là entre divers groupes de l'élite de notre société, quel que soit le segment du monde des affaires qui puisse contrôler le gouvernement à un moment donné, il ne reflète qu'une partie du spectre politique de l'élite, à l'intérieur duquel il y a parfois des désaccords tactiques. Ce que le modèle de propagande prédit en réalité, c'est que l'intégralité de cette gamme de perspectives élitaires sera reflétée dans les médias. Et en réalité, il n'y aura essentiellement rien qui aille au-delà.

Comment prouver cela?" C'est l'objet de toute l'approche de Chomsky. Il rappelle en liminaire à quel point il est des constantes dans notre histoire politique : marginaliser l'ensemble de la population en contrôlant ce qu'on appelle "l'opinion publique"  fut  le thème dominant de la pensée démocratique anglo-américaine durant plus de trois cents ans et est toujours d'actualité. Et déjà, lors de la première grande révolution populaire démocratique en Occident, la Guerre civile anglaise dans les années 1640, il rappelle la crainte du Souverain et des Parlements de perdre tout contrôle : les gens deviennent "si curieux et arrogants qu'ils n'auront jamais l'humilité nécessaire pour se soumettre à une loi civile..."

La dénonciation périodiquement du populisme reflète parfaitement cette crainte constante que peuvent ressentir les élites occidentales à l'idée de perdre tout pouvoir. Et ce d'autant plus que ces "élites sont généralement la partie la plus endoctrinée de la société, parce que ce sont elles qui sont le plus exposées à la propagande et qui prennent vraiment part au processus décisionnel". Au vingtième siècle, il y eu un courant de pensée américain majeur, spécialistes des sciences politiques, journalistes, experts en relations publiques, énonçant en toute transparence que puisque l'État a perdu son pouvoir de coercition, les élites ont besoin d'une propagande plus efficace pour contrôler l'opinion publique. Le plus célèbre d'entre eux, Walter Lippmann, considérait la population comme un "troupeau désorienté" :  nous devons nous protéger de "la rage et du piétinement du troupeau désorienté". De là naquit l'idée d'en appeler à ce qu'il appelait "l'usine à consensus" : ce que l'on ne peut obtenir par la force, obtenons le par "l'usine à consensus" constituée à cet effet. Et Chomsky de citer le premier manuel de l'industrie des relations publiques, Propaganda (1928), dans lequel Bernays résume avec clarté la doctrine principale de la pensée intellectuelle libérale démocrate moderne,   se montre d'une clarté absolue, si l'on ne peut plus contrôler le peuple par la force, on a besoin d'un meilleur endoctrinement...

"It’s the wave that matters…" - "Je pense que l'ampleur des activités gouvernementales clandestines est un bon indicateur de la dissidence et de l'activisme populaires dans un pays - et les activités clandestines ont pris de l'ampleur pendant la période Reagan" (I think the scale of clandestine government activities is a pretty good measure of the popular dissidence and activism in a country — and clandestine activities shot way up during the Reagan period) . Et c'est en abordant le progrès du militantisme dans la transformation du monde que Chomsky semble nous ouvrir des perspectives moins sombres : les mouvements de défense des droits civils et de lutte contre la guerre du Vietnam ont rendu les citoyens plus critiques à l'égard des médias. "Vous ne pouviez pas prévoir en 1954 qu'il allait y avoir un mouvement des droits civiques.... Je pense qu'à aucun moment de l'histoire il n'a été possible de décider si l'on doit être optimiste ou pessimiste, vous ne savez tout simplement pas - personne ne comprend comment le changement se produit, alors comment pouvez-vous deviner ?" Au fond les changements sociaux à grande échelle du passé  "ont eu lieu simplement parce que de nombreuses personnes, où qu'elles soient, ont travaillé dur, et ont cherché autour d'elles d'autres personnes qui travaillent dur, et ont essayé de travailler avec elles lorsqu'elles les ont trouvées". C'est surtout une question d'échelle et de dévouement : "Il n'y a même pas une seule grande personne qui dirige un mouvement. Cela commence avec des tonnes de gens, et peut-être qu'il y a une personne qui peut faire un bon discours, mais ce n'est pas elle qui dirige - ce sont les gens qui dirigent. Il est nécessaire de déformer l'histoire et de faire croire que les Grands Hommes ont tout fait - c'est en partie comme ça qu'on apprend aux gens qu'ils ne peuvent rien faire, qu'ils sont impuissants, qu'ils doivent juste attendre qu'un Grand Homme vienne et le fasse pour eux". Encore une fois,  "le vrai travail est fait par des gens qui ne sont pas connus, cela a toujours été vrai dans tous les mouvements populaires de l'histoire...." Et nous devons donc veiller à ne jamais nous isoler, à travailler à la mise en place de médias alternatifs et de réseaux d'organisations militantes qui pourraient aider à rassembler les gens pour lutter contre les effets de l'endoctrinement...

 

Noam Chomsky, Edward Herman, "La Fabrication du consentement, De la propagande médiatique en démocratie" (2002, Manufacturing Consent, The Political Economy of the Mass Media)

 

Edward S. Herman (1925-2017), économiste et observateur américain des médias spécialisé dans les rapports entre les grands groupes de presse et les questions politico-économiques, et Noam Chomsky (1928), fondateur de la linguistique générative et socialiste libertaire, nous révèlent le côté sombre des médias de masse, pourquoi côté sombre, parce que favorisant certaines normes et comportements sociaux, parce que les gouvernants et élites dominantes contrôlent plus qu'on ne pense journaux et chaînes de télévision, explicitement ou implicitement.... 

"Des années de recherches consacrées aux médias nous ont convaincus que les médias sont utilisés pour mobiliser un vaste soutien aux intérêts particuliers qui dominent les sphères de l'État et le secteur privé. Leurs choix de mettre en avant un sujet ou d'en occulter d'autres s'expliquent souvent beaucoup mieux dans un tel cadre d'analyse, et dans certains cas avec la force de l'évidence. Il n'aura échappé à personne que le postulat démocratique affirme que les médias sont indépendants, déterminés à découvrir la vérité et à la faire connaître; et non qu'ils passent le plus clair de leur temps à donner l'image d'un monde tel que les puissants souhaitent que nous nous le représentions. Ceux qui dirigent les médias crient haut et fort que leurs choix éditoriaux sont fondés sur des critères impartiaux, professionnels et objectifs - ce que cautionnent les intellectuels. Mais s'il s'avère effectivement que les puissants sont en position d'imposer la trame des discours, de décider ce que le bon peuple ale droit de voir d'entendre ou de penser, et de "gérer"  l'opinion à coups de campagnes de propagande, l'idée communément acceptée du fonctionnement du système n'a alors plus grand-chose à voir avec la réalité." (traduction Dominique Arias, éditions Agone)

 "Manufacturing Consent" a pour sous-titre  "L'économie politique des médias", signifiant que fondamentalement c'est bien la répartition inégale de la richesse et du pouvoir dans nos démocraties qui entraîne une distribution hétérogène des informations qui favorise les classes supérieures.  Les cercles vicieux s'enchaînent, les médias couvrent les événements d'une manière qui favorise l'élite de la classe dirigeante; ces mêmes médias qui se sourcent aux revenus publicitaires, vont se concentrer sur des thématiques qui profiteront à leurs annonceurs; et les experts vont privilégier des faits et des informations qui ne sont en réalité qu'une forme de contrôle des médias par les classes supérieures détentrices de ces mêmes richesses. Comment le plus souvent, le réquisitoire de Chomsky s'appuie sur une énorme quantité d'informations factuelles et sa capacité à débusquer les contradictions et mécanismes mises en oeuvre tant dans les discours que dans les pratiques des puissantes institutions du monde d'aujourd'hui. On lira avec attention quelques applications du modèle de propagande à des sujets qui ne font jamais débats, pour reprendre la formulation de Chomsky, les budgets de la Défense ou la couverture des manifestations contestataires et ceux qui font la une des quotidiens, les scrutins au Salvador ou au Guatemala, le complot de la filière bulgare et du KGB pour assassiner le pape, ou les campagnes d'Indochine....

"L' un des points-clés de cet ouvrage est que les campagnes indignées de la presse - avec ses silences, ses révélations et ses occultations, sa contextualisation sélective, ses présupposés et son ordre du jour - sont extrêmement utiles pour le pouvoir en place et répondent parfaitement aux besoins du gouvernement et des principaux groupes d'intérêts. Se focaliser sur les victimes du communisme permet de persuader l'opinion de l'ignominie de l'ennemi et justifie par avance toute intervention armée, subversion, soutien à des gouvernements terroristes, course sans fin aux armements - et le tout pour une noble cause. Dans le même temps, la dévotion de nos dirigeants et de nos médias pour ces victimes spécifiques renforce l'orgueil national et le patriotisme en offrant la démonstration de la nature profondément humaniste des nations occidentales."

"Dans les pays où les leviers du pouvoir sont entre les mains d'une bureaucratie d'État, le monopole des médias vient généralement renforcer une censure tout à fait officielle : ces derniers servent les fins d'une élite dominante sans qu'il soit besoin d'épiloguer. Il est beaucoup plus difficile d'observer le fonctionnement d'un système de propagande quand les médias sont des entreprises privées et la censure officielle quasi inexistante. A fortiori lorsque ces médias se font activement concurrence, attaquent et dénoncent périodiquement les méfaits des grandes entreprises et du gouvernement et se posent en farouches défenseurs de la liberté d'expression et de l'intérêt général. Ce qui passe inaperçu (et qui ne fait l'objet d'aucune critique dans les médias), c'est la nature extrêmement limitée de telles critiques, la prodigieuse inégalité dans la capacité de contrôle des moyens de production et ce qu'elle implique tant du point de vue de l'accès à un système de médias privés que leurs choix et fonctionnements. Une modélisation de la propagande se focalise sur ces questions. Le modèle permet de reconstituer par quels processus le pouvoir et l'argent sélectionnant les informations retenues pour la publication, marginalisent la dissidence et permettent aux messages du gouvernement et des intérêts privés dominants de toucher le public. Les éléments essentiels de notre modèle de propagande, les déterminants qui "filtrent" l'information, sont classés comme suit : (1) taille, actionnariat, fortune du propriétaire et orientation lucrative; (2) poids de la publicité; (3) poids des sources gouvernementales ou économiques et des experts financés et adoubés par ces sources primaires et agents des pouvoirs; (4) moyens de contre-feux permettant de discipliner les médias; (5) l' "anticommunisme" comme religion nationale et mécanisme de contrôle.

Tous ces déterminants interagissent et se renforcent mutuellement. La matière première de l'information passant successivement par ces différents filtres se réduit au final à un résidu aseptisé prêt à être publié. Ils déterminent l'axiomatique et l'interprétation de l'information après avoir défini ce qui constitue une information valable et rendent compte des fondements des processus produisant l'équivalent de campagnes de propagande.

L'emprise des élites sur les médias et la marginalisation des dissidents découlent si naturellement du fonctionnement même de ces filtres que les gens de médias, qui travaillent bien souvent avec intégrité et bonne foi, peuvent se convaincre qu'ils choisissent et interprètent "objectivement" les informations sur la base de valeurs strictement professionnelles. Ils sont effectivement souvent objectifs, mais dans les limites que leur impose le fonctionnement de ces filtres. Les contraintes sont si fortes, et sont si profondément inscrites dans le système, que des choix éditoriaux qui s'établiraient autrement sont difficilement imaginables..." (traduction Dominique Arias, éditions Agone)