The World Of Science Fiction - Edgar Rice Burroughs, "Under the Moons of Mars" (1912) - Howard Philips Lovecraft, "The Colour out of Space, the Cthulhu Mythos", 1927 - Yevgeny Zamyatin, "My" (1920) - David Lindsay, "A Voyage to Arcturus" (1920) - Karel Čapek, "R.U.R." (1920) - "Frau im Mond", Fritz Lang (1929) - Stanley G. Weinbaum, "A Martian Odyssey" (1934) - Murray Leinster, "Sidewise in Time" (1934) - ....
Last update: 12/12/2020
La science-fiction fut par nature contemporaine de la révolution scientifique et industrielle moderne et de ce fait souvent considérée comme un phénomène du XXe siècle. Pourtant ses cadres mentaux, au sens large du thème, se mettent en place avec l'écriture d'utopies et de récits fantastiques, le plus souvent comme une alternative satirique aux gouvernants et sociétés existantes : le maître-mot est d'imaginer un monde meilleur, mais un monde qui paradoxalement recèle une part d'ombre, l'humain se défie de lui-même. On cite le satiriste grec Lucian, né en Syrie au IIe siècle, et son Voyage sur la Lune, Thomas More et son "Utopie" (1516), Cyrano de Bergerac et son "Histoire comique des Etats et Empires de la Lune" (1657), Swift et ses "Voyages de Gulliver" (1726), Voltaire et son "Micromégas" (1752), Louis-Sébastien Mercier et "L'An 2440, rêve s'il en fut jamais" (1771), premier roman d'anticipation et première utopie au Siècle des Lumières, rapidement interdit par l'Ancien Régime, alors que Thomas Jefferson et George Washington en firent une de leurs lectures préférées.
La Science-fiction est aussi par essence un pur produit de notre capacité d'imagination, cette capacité à spéculer, à concevoir notre futur collectif et donc individuel, mais avec la plus totale liberté, quitte à s'astreindre de toute rationalité ou plausibilité. En 1818, Mary Wollstonecraft Shelley franchira une nouvelle étape importante dans l'évolution de la science-fiction en publiant son célèbre "Frankenstein ou le Prométhée moderne" (1818) : c'est un savant passionné d'électricité galvanique et de vivisection qui va assembler un être vivant avec des parties de chairs mortes, lui donner vie, et le rejeter, horrifié par sa création, l'abandonnant au désespoir de la vengeance.
A partir de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, la Science-Fiction va s'élaborer en intégrant dans cet imaginaire du fantastique conçu comme une alternative au monde vécu, les apports d'une Science qui devient au travers de ses découvertes et des techniques qu'elle engendre, une part visible de la vie sociale et de son évolution, le progrès est alors dans cette première étape un axe considérable de développement de l'humanité, en fond d'une civilisation occidentale jugée comme dominante et ultime. Encore faut-il que ces récits soient soutenus par un style, une écriture, qui non seulement installe vraisemblance et crédibilité, mais plus encore, littérature oblige, un sens du détail qui puissent impressionner les plus crédules des lecteurs : Edgar Allan Poe, qui a écrit de nombreuses œuvres pouvant être vaguement classées comme de la science-fiction, tel que "Le Balloon Hoax" en 1844, est un précurseur en la matière. Encore faut-il que ces récits trouvent un public qui les soutiennent, et c'est ainsi que la "science-fiction", entre autres formes littéraires, profite du développement conséquent de la publication de magazines au début des années 1880, phénomène qui s'amplifie dans les années 1920-1930 (Amazing Stories, Science Wonder Stories, Air Wonder Stories, Scientific Detective Monthly, Amazing Detective Tales, Astounding Science Fiction). En 1934, le lectorat de la SF aux États-Unis est suffisamment important pour soutenir la création de la Science Fiction League...
En 1864, l'astronome et vulgarisateur scientifique Camille Flammarion publie "Les Mondes imaginaires et les mondes réels", décrivant des formes de vie d'un autre monde qui pourraient évoluer dans des environnements biologiques étrangers. Un récit d'anticipation va donc se développer en fond des avancées et des perspectives que laissent entrevoir une Science et des Techniques en pleine expansion avec, pour certains auteurs, la reconstruction minutieuse de mythologies ou de mondes imaginaires aux fortes épopées. Le Jules Verne des classiques "Voyage au centre de la Terre" (1864) et "De la Terre à la Lune" (1865), sous la direction d'un Pierre-Jules Hetzel qui connaît son public, a écrit et abandonné, en 1863, un premier roman, "Paris au XXIème siècle" qui se déroule étonnamment dans les lointaines années 1960. A la même époque (1880-1890), alors qu'Albert Robida publie ses impressionnantes bandes dessinées dans Le Vingtième Siècle (La Vie électrique, 1883 ; La Guerre au XXe siècle, 1887), un fantastique totalement crédible entame la réalité victorienne si compassée en Grande-Bretagne avec les incontournables "The Strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde" (1886) de Robert Louis Stevenson et le trio phénoménal de H.G. Wells, "The Time Machine" (1895), "The Invisible Man" (1897) et "The War of the Worlds" (1898).
À l'aube du XXe siècle, nombre des thèmes les plus courants de la science-fiction, voyages dans l'espace, voyages dans le temps, robots, utopies et dystopies, rencontres avec des êtres extraterrestres se mettent en place, mais plus encore, nourrie par un nombre d'auteurs conséquents, un imaginaire conséquent s'élabore, peuplé d'avertissements prophétiques, d'aspirations utopiques, de catastrophes titanesques, de voyages étranges, d'agitations politiques extrêmes ou de mythologies revisitées : l'humain, confronté à un formidable sentiment de transformation sociale (les théories socialistes abondent alors) et technique du monde (densification extrême des liens entre science et technique), voit les cadres de son imaginaire stimulés et décuplés.
En réalité, la science-fiction ne privilégie pas tant la technologie, les chemins de fer, la photographie, l'aviation, les barrages géants, l'électrification rurale, l'énergie atomique, les vols spatiaux, la télévision, les ordinateurs, la réalité virtuelle et les "autoroutes de l'information" que les "concepts technologiques", on parle alors de machines à voyager dans le temps, vaisseaux interplanétaires et androïdes...
J.H. Rosny Aîné, "Les Xipéhuz" (1887), Edward Bellamy, "Looking Backward" (1888), Lord Dunsany, l'un des fondateurs de la fantasy moderne, Georges Méliès et son voyage fictif sur la Lune en 1902 (le cinéma de science-fiction est aussi vieux que le cinéma lui-même), "The Gods of Pegana" (1905), Gustave Le Rouge, "Le Prisonnier de la planète Mars" (1908), Maurice Renard, "Le Docteur Lerne, sous-dieux" (1908), Jean de La Hire, "La Roue fulgurante" (1908), Jack London, "The Iron Heel" (Le Talon de fer, 1908), Conan Doyle, "Le Monde perdu" (1912)...
Hugo Gernsback, "Ralph 124C 41+" (1911)
Natif du Luxembourg, Hugo Gernsback (1884-1967) émigre aux États-Unis en 1904 et publie des magazines techniques pour les amateurs de radio et d'électricité. Après avoir réédité les œuvres de Verne et Poe et les premiers écrits de H.G. Wells, Gernsback édite une revue de vulgarisation scientifique (Modern Electrics) dans laquelle il publie, à partir d'avril 1911, "Ralph 124C 41+", une chronique de l'an 2660 dans laquelle apparaît le visiophone, la télévision, le radar et les enregistrements magnétiques, et autres dispositifs techniques. En avril 1926, apparaît "Amazing Stories", la première revue que l'on pourrait qualifier de science-fiction avant l'heure mais qui tend, sous la houlette de Gernsback, à privilégier l'anticipation technologique sur le récit d'aventure. Sa première histoire originale, "The Man From The Atom (Sequel)" de G. Peyton Wertenbaker, paraît dans le numéro de mai 1926. C'est dans le premier numéro de "Science Wonder Stories" en 1929 qu'apparait officiellement le terme de «science-fiction»...
Edgar Rice Burroughs, "Under the Moons of Mars" (1912)
Créateur de Tarzan, l'homme-singe, en 1912, l'un des personnages de fiction les plus connus au monde et qui comptera pas moins de 24 volumes, Edgar Rice Burroughs (1875-1950) a débuté par une saga, "le Cycle de Mars", qui met en scène John Carter, l'un des premiers héros de science fiction. Ce terrien est un jour transporté à la vitesse de la pensée à travers l'immensité infinie de l'espace, et se retrouve sur Mars (Barsoom), une planète agonisante, reconstituée à partir des travaux de Percival Lowell et de Camille Flammarion, peuplée de diverses races se faisant souvent la guerre et où l'épée côtoie une technologie très avancée. La série, initialement publiée en épisodes dans All-Story Magazine à partir de février 1912 sous le titre "Under the Moons of Mars", est publiée en romans à partir de 1917 (A Princess of Mars), et comprendra dix volumes en 1948, un onzième volume sera publié en 1964.
Edgar Rice Burroughs fut inspiré par Henry Rider Haggard (1856-1925), passionné par les cités disparues et tant admiré par Rudyard Kipling : Allan Quatermain(Allan Quatermain, 1887) fut l'un de ses personnages devenu célèbre avec l'adaptation cinématographique des "Mines du roi Salomon" (King Solomon's Mines, 1885), un film réalisé par Compton Bennett et Andrew Marton en 1950, avec Deborah Kerr et Stewart Granger...
Le Cycle de Caspak, publié de 1918 à 1924, revisite les thèmes du monde perdu et de l'évolution, une grande île au climat tropical perdue dans l'Antarctique et sur laquelle grouille des créatures primitives éteintes ailleurs, une mer intérieure thermale et des humanoïdes qui récapitulent toute l'évolution de l'humanité (The Land That Time Forgot, The People That Time Forgot, Out of time's abyss). Kevin Connor en réalisera deux adaptations cinématographiques en 1975, "The Land That Time Forgot", et en 1977, "The People That Time Forgot"...
Howard Philips Lovecraft, "The Colour out of Space, the Cthulhu Mythos", 1927
"Tous mes contes, si hétérogènes les uns par rapport aux autres qu'ils puissent être, se basent sur une croyance légendaire fondamentale qui est que notre monde fut à un moment habité par d'autres races qui, parce qu'elles pratiquaient la magie noire, furent déchues de leur pouvoirs et expulsées, mais vivent toujours à l'extérieur, toujours prêtes à reprendre possession de cette terre" - Le Retour des Grands Anciens. L'oeuvre, prolifique, dense, de Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) est à la frontière de la science-fiction et du fantastique, mais il est reconnu principalement comme l'un des maîtres du 20ème siècle du conte gothique de la terreur. Lovecraft a connu peu de succès de son vivant, mais son œuvre résonne de thèmes qui ont inspiré les générations d'écrivains suivantes, en grande partie grâce à ses histoires de Cthulhu, appelées Cthulhu Mythos par August Derleth, Lovecraft est aujourd'hui le sujet d'un grand culte. "The Call of Cthulhu", publiée pour la première fois dans le magazine Weird Tales en 1928, est "un monstre au contour vaguement anthropoïde, mais avec une tête ressemblant à une pieuvre dont le visage était une masse de palpeurs, un corps écailleux et caoutchouteux, des griffes prodigieuses sur les pattes arrière et avant, et des ailes longues et étroites derrière", "un démon répugnant attend son heure en rêvant au fond de la mer, et la mort plane sur les cités chancelantes des hommes". Il est le chef des Anciens, une espèce qui est venue sur Terre à partir des étoiles avant que la vie humaine ne s'y installe, il y a plus de cinquante millions d'années, avant notre ère, plongés dans le sommeil alors que leur ville a glissé sous la croûte terrestre, sous l'océan Pacifique. Depuis, ils communiquent avec les humains par télépathie et, de part la Terre, on les vénèrent selon des rites contestables : L'Appel de Cthulhu (1926), L'Affaire Charles Dexter Ward (1927), L'Abomination de Dunwich (1928), Les Montagnes hallucinées (1931), La Maison de la sorcière (1933), Dans l'abîme du temps (1936), Le Cauchemar d'Innsmouth (1936)...
Lovecraft a écrit d'autres histoires se déroulant dans le même univers que celui de Cthulhu, dont "La ville sans nom" (The Nameless City, 1921), la nouvelle "Le murmureur dans l'obscurité". "Bear in mind closely that I did not see any actual visual horror at the end. To say that a mental shock was the cause of what I inferred..."
"Ce qu'il y a de plus pitoyable au monde, c`est, je crois, l'incapacité de l`esprit humain à relier tout ce qu'il renferme. Nous vivons sur une île placide d'ignorance, environnée de noirs océans d'infinitude que nous n'avons pas été destinés à parcourir bien loin. Les sciences, chacune s'évertuant dans sa propre direction, nous ont jusqu'à présent peu nui. Un jour, cependant, la coordination des connaissances éparses nous ouvrira des perspectives si terrifiantes sur le réel et sur l'effroyable position que nous y occupons qu'il ne nous restera plus qu'à sombrer dans la folie devant cette révélation ou à fuir cette lumière mortelle pour nous réfugier dans la paix et la sécurité d'un nouvel obscurantisme.
Les théosophes ont eu l'intuition de la grandeur effrayante du cycle cosmique à l'intérieur duquel notre univers et la race humaine ne sont que des incidents éphémères. Ils ont fait allusion à d'étranges survivances en des termes qui devraient glacer le sang, si un aimable optimisme né les masquait. Mais ce n`est pas d'eux que me vint l'unique vision fugitive des ères interdites qui me glace quand j'y songe et me rend fou quand j'en rêve. Cette vision, comme toutes les visions redoutables de la vérité, surgit brusquement de la juxtaposition accidentelle d'éléments distincts - en l'occurrence, un fait divers tiré d'un vieux journal et les notes d'un professeur défunt. Je souhaite qu'il n`y ait jamais personne pour effectuer à nouveau ce rapprochement. Il est certain que, si je vis, je n'ajouterai plus sciemment d'anneau à une chaîne aussi hideuse. Je suis persuadé que le professeur avait lui aussi l'intention de garder le silence sur ce qu'il savait et qu'l aurait détruit ses notes si une mort soudaine ne l'avait emporté.
Je pris connaissance de cette affaire au cours de l'hiver 1926-1927, à la mort de mon grand-oncle, George Gammel Angell, professeur honoraire de langues sémitiques a l'université Brown, de Providence, dans l'Etat de Rhode Island. L'autorité du professeur Angell en matière d`inscriptions anciennes était largement reconnue et il était souvent consulté par les responsables des grands musées. Aussi sa disparition, à l'âge de quatre-vingt-douze ans, est-elle demeurée dans la mémoire de nombreuses personnes. Localement, l'émotion qu'elle suscita s'accrut du fait l'obscurité de la cause de sa mort. Le professeur avait succombé alors qu'il revenait du bateau de Newport. Il était tombé brusquement, disaient les témoins, après avoir été bousculé par un Noir à l`allure de marin, sorti de l'une des curieuses et sombres cours qui s'ouvraient sur le flanc abrupt de la colline et offraient un raccourci entre le port et la maison du défunt, dans Williams Street. Les médecins n'avaient pu découvrir d'affection visible et avaient conclu, à la suite d'une délibération embarrassée, que quelque obscure défaillance cardiaque, produite par la montée rapide d`une pente aussi raide pour un homme de cet âge, avait été responsable de sa fin. A l'époque, je ne vis aucune raison de ne pas me ranger à cette opinion mais, depuis quelque temps, j`ai commencé à me poser des questions - et même plus que cela.
En tant qu'héritier et exécuteur testamentaire de mon grand-oncle, étant donné qu'il était mort veuf et sans enfants, j'étais censé examiner ses papiers de manière assez approfondie. C'est dans ce but que j'emportai ses fiches et ses dossiers au grand complet dans mon appartement de Boston. La plus grande partie du matériel que je classai était destinée à la Société américaine d'archéologie qui la publierait un jour, mais l'un des dossiers m'intriguait infiniment et je n'avais pas du tout envie de le communiquer à qui que ce soit. Il était fermé et je n'en trouvais pas la clé ; l'idée me vint alors d'examiner l'anneau que mon oncle portait toujours dans sa poche. Et je réussis, en effet, à l'ouvrir ; mais cela fait, ce fut pour me retrouver, me sembla-t-il, devant une barrière encore plus haute et plus hermétiquement close. Que pouvaient signifier l'étrange bas-relief d'argile, les notes, les récits incohérents et les coupures de presse que j'y trouvais ? Mon oncle, dans les dernières années de sa vie, avait-il ajouté foi aux impostures les plus superficielles ? Je résolus de rechercher le sculpteur excentrique, responsable du trouble apparent de la paix de l'esprit du vieil homme..."
(The Call of Cthulhu, 1926, L'Horreur d'argile, trad. Éditions Denoël)
C'est à partir de 1923, que la plupart des nouvelles de Lovecraft seront publiées dans le magazine "Weird Tales". Ses nouvelles traitent de phénomènes terrifiants dans lesquels l'horreur et le fantasme morbide acquièrent une vraisemblance inattendue. "The Case of Charles Dexter Ward" (1927), "At the Mountains of Madness" (1931), "The Shadow over Innsmouth" (1931) sont considérés comme ses meilleurs romans courts. Lovecraft élabore une mythologie particulièrement élaborée avec un langage poétique particulièrement reconnu.
"At the Mountains of Madness" (Les Montagnes Hallucinées), publié en série dans Astounding Stories en 1936, commence comme un récit d'exploration à la pointe de la science en Antarctique, animé par le géologue, le Dr William Dyer, et son compagnon, l'étudiant Danforth, et se poursuit avec la découverte de vastes villes extraterrestres enfouies sous la glace et peuplées de terribles survivants. Tout un nouveau pan de l'histoire de la Terre est découvert ébranle les théories scientifiques .... A suivre, The Shunned House (1924), The Rats in the Walls (1924), The Outsider (1926), The Haunter of the Dark (1935)...
"L'horreur arriva à Partridgeville par un jour où tout était noyé dans le brouillard. Tout au long de l'après-midi, des amas de vapeurs venus de la mer avaient tournoyé et tourbillonné autour de la ferme et la pièce dans laquelle nous nous tenions était tout imprégnée d`humidité. La brume, passant sous la porte, montait en spirales et ses longs doigts mouillés avaient tant caressé mes cheveux qu'ils en étaient trempés. Les fenêtres aux vitres carrées étaient couvertes d'une buée aussi dense qu'une forte rosée ; l'air était lourd, chargé d'eau, incroyablement froid.
Je fixai mon ami d'un œil sombre. Il avait tourné le dos à la fenêtre et écrivait avec une sorte de rage. C`était un homme mince et de haute taille, au dos légèrement voûté, à la carrure exceptionnelle. De profil, son visage laissait une forte impression. ll avait le front large, le nez long, le menton un peu protubérant - un visage plein de force, de sensibilité, qui trahissait une nature extrêmement imaginative, tempérée par une intelligence critique tout à fait extraordinaire.
Mon ami écrivait des nouvelles. Il en écrivait pour son propre plaisir, sans tenir compte du goût de ses contemporains, et ses histoires étaient insolites. Elles auraient enchanté Poe ; elles auraient enchanté Hawthome, Ambrose Bierce ou Villiers de l'Isle-Adam. Elle avaient pour sujets des êtres anormaux, des bêtes anormales, des plantes anormales aussi. Il y parlait des royaumes lointains de l'imaginaire et de l'horreur ; les couleurs, les sons et les odeurs qu'il osait y évoquer n'avaient jamais été vus, entendus ni sentis de ce côté-ci de la lune. Il projetait ses créatures dans des décors propres à vous glacer l'âme. Elles arpentaient de hautes forêts solitaires, des montagnes déchiquetées, se glissaient le long d`escaliers dans de vieilles bâtisses, ou entre les piles des quais noirs et pourrissants.
L'un de ses contes, "La Maison du ver", avait poussé un jeune étudiant d'une université du Middle West à chercher refuge dans un énorme bâtiment de brique rouge ; là, tout le monde avait accepté de le laisser s'asseoir sur le sol et crier de toute la force de ses poumons : « Voyez, ma bien-aimée est plus belle que tous les lis entre les lis du jardin des lis". Un autre, "Les Profanateurs", lui avait valu de recevoir exactement cent lettres de protestation de la part de lecteurs locaux, lorsqu'il l'avait fait paraître dans La Gazette de Partridgeville. Comme je l'examinai, il s'arrêta soudain d`écrire et secoua la tête.
"Je n'y arrive pas, dit-il. Il faudrait que j'invente Lm nouveau langage. Et pourtant je comprends cette chose-là affectivement, intuitivement, si vous voulez. Si seulement je parvenais à la rendre d`une manière ou d'une autre par une phrase... cette étrange reptation de l'esprit dénué de chair.
- S'agit-il d`une nouvelle horreur ?" lui demandai-je.
Il hocha la tête.
"Elle n'a rien de nouveau pour moi. Je la connais et la ressens depuis des années - une horreur absolument au-delà de tout ce que votre cerveau peut imaginer.
- Merci, fis-je.
- Tous les cerveaux humains sont prosaïques, reprit-il, en développant sa pensée. Je n'avais pas l'intention de vous vexer. Ce sont les terreurs indistinctes, tapies derrière ou au-dessus d'eux qui sont mystérieuses angoissantes. Nos faibles cerveaux... que peuvent-ils savoir de l'existence d'entités vampiriques qui peuvent se dissimuler en des dimensions plus élevées que les nôtres, ou même au-delà des étoiles ? Je pense qu'il arrive parfois à ces dernières de venir se loger dans nos têtes et que nos cerveaux sentent leur présence et, lorsqu'elles déroulent leurs tentacules pour nous sonder et nous explorer, nous sombrons dans la folie furieuse."
Son regard s'était posé sur moi et ne me quittait plus..." ("The Space-Eaters", 1928. Les mangeuses d'espace, trad.Claude Gilbert, Éditions Christian Bourgeois)
"La plus ancienne et la plus puissante émotion de l’humanité, c’est la peur" - Écrit en 1930, et publié dans Weird Tales, un des récits les plus implacables et savamment construits de Lovecraft : "The Whisperer in Darkness is" (Chuchotements dans la nuit) nous entraîne dans les zones les plus reculées du sauvage Vermont, alors, qu'à l'issu d'une inondation, d'étranges choses roses dérivant au fil des eaux ont été aperçues. Tenant du pur rationalisme, Wilmarth, un jeune professeur de littérature, commence une correspondance avec Akeley, propriétaire d'une ferme isolée, lequel lui fait parvenir d'étranges mais irrécusables photographies, et un enregistrement sur cylindre. Tous les moyens narratifs, lettres, télégramme, téléphone, voyages en train, en voiture, sont convoqués pour une tension qui ne cessera de s'accroître. Jusqu'à cette étrange découverte d'un appareil audio-électrique susceptible de conserver les cerveaux, autorisant d'infinis voyages spatio-temporels. Écrit en 1930, dans l'élan de la découverte de Pluton, et le souvenir d'un réel voyage dans ces vallées reculées, un des récits les plus implacables et savamment construits de Lovecraft.
"... le paysage hypnotique à travers lequel nous grimpions et descendions fantastiquement comportait un élément de beauté cosmique qui me calmait étrangement. Le temps avait disparu dans ces labyrinthes qui nous entouraient, autour de nous ne battaient plus que les vagues féeriques des charmes retrouvés des siècles passés - les bois vénérables, quelques prés dans leurs belles teintes d'automne et, d'intervalle à intervalle, des petites fermes de pierre brute venues se nicher sous des arbres gigantesques et dont les prairies jouxtaient la verticale de précipices de ronces odorantes.
Même le soleil assumait un éclat d'outre-monde, comme si cette atmosphère ou exhalation spéciale recouvrait toute la région. Je n'avais jamais rien vu de tel auparavant, hors les paysages magiques qui forment parfois l'arrière-plan des primitifs italiens. Mantegna ou Léonard avaient conçu de telles perspectives, mais seulement au loin, et vues au travers des arcanes de la Renaissance. Nous étions désormais corporellement entourés par les formes de leurs tableaux, et il me semblait trouver dans ce qu'ils conjuraient une chose que j'avais toujours instinctivement sue ou héritée, et dont j'avais toujours été vainement en quête.
Soudain, après avoir pris un virage en épingle à cheveux au sommet d'une brusque côte, la voiture s'arrêta. Sur ma gauche, derrière une pelouse bien tenue qui partait de la route et s'ornait d'une bordure de pierres presque blanches, s'élevait une maison de deux étages et demi, toute blanche, d'une taille et d'une élégance inhabituelles pour la région, avec une suite contiguë de remises, granges et meunerie reliées par des arcades à l'arrière et sur l'aile droite. Je la reconnus de suite comme celle de la photographie que j'avais reçue, et ne fus pas surpris de découvrir le nom de Henry Akeley écrit sur la typique boîte à lettres de fer-blanc arrondie, auprès de la route. Tout près derrière la maison, une étendue marécageuse et peu boisée, au-delà de laquelle commençait brutalement une forêt très épaisse, s'élevant vers une corniche irrégulière et touffue. Le sommet, je le savais, de la montagne Noire, dont nous venions d'escalader les contreforts.
Descendant de la voiture et prenant ma valise, Noyes me demanda d'attendre pendant qu'il irait prévenir Akeley de mon arrivée. Lui-même, me prévint-il, avait ensuite un important rendez-vous pour affaire et il ne pourrait s'arrêter plus d'un moment. Comme il s'éloigna vivement vers la maison, je descendis moi-même de la voiture, ne serait-ce que pour me dégourdir les jambes avant que nous nous installions pour une longue conversation immobile. Mon sentiment de nervosité et de tension était à nouveau à son comble maintenant que j'étais sur la véritable scène du siège morbide décrite de façon si obsédante dans les lettres d'Akeley, et je craignais honnêtement nos discussions à venir, qui me mettraient en rapport avec de tels êtres et leurs mondes interdits.
Le contact rapproché de l'éminemment bizarre est souvent plus terrifiant qu'inspirant, et cela ne me remontait pas le moral de penser que la même où j'avais les pieds, sur ce chemin de terre, était l'endroit où les empreintes de ces monstres et cette liqueur verte fétide avaient été retrouvées au terme des nuits sans lune mêlant la peur et la mort..."
(Points, trad. François Bon)
Howard Philllips Lovecraft défend la science fiction, et le fantastique et l'étrange qui la nourrissent, comme un genre parfaitement éligible à rejoindre ce qu'on appelle la "grande et immortelle littérature", encore faut-il savoir "écrire" et relater des évènements et des phénomènes "impossibles", "improbables", ou "inconcevables", encore faut-il savoir répondre à ce désir d'émerveillement, d'enchantement de l'esprit du lecteur, à ce besoin de "jeter des échelles impalpables pour échapper à l'exaspérante tyrannie du temps, de l'espace et des lois naturelles"....
"En dépit du flot régulier d`histoires traitant des autres mondes, des autres univers et des vols intrépides entrepris à travers l'espace pour les rejoindre ou pour en revenir, il n'est sans doute pas exagéré de dire que pas plus d'une demi-douzaine, y compris les romans de H.G. Wells, ont ne serait-ce que la plus légère ombre d'une prétention au sérieux artistique ou à la condition littéraire. L'insincérité, la convention, la banalité, l'artificiel et l'extravagance puérile triomphent dans ce genre surpeuplé, de sorte que seuls ses fruits les plus fameux peuvent prétendre à un statut adulte véritable. Et le spectacle d`une vacuité aussi persistante en a conduit beaucoup à se demander si, en effet, aucun ouvrage vraiment littéraire pourrait jamais sortir du sujet en question: I'auteur de ces lignes ne pense pas que le thème du voyage à travers l'espace et les autres mondes puisse être en soi incompatible avec l'usage littéraire. A son avis, si ce thème se trouve ainsi partout déprécié et gâché, cela résulte d'un malentendu très répandu ; malentendu qui s'étend également à d'autres domaines de l'étrange et de la science-fiction. Cette erreur, c'est l'idée qu'aucun phénomène impossible, improbable, ou inconcevable ne peut être présenté avec succès comme un banal récit de faits objectifs et de sentiments conventionnels, sur le ton et dans le style ordinaires du roman populaire. Une telle présentation "passera" souvent avec de jeunes lecteurs, mais ne se rapprochera jamais, fût-ce de loin, du domaine de la valeur esthétique.
Les événements et les circonstances inconcevables forment une catégorie distincte de tous les autres éléments narratifs et ne sauraient devenir convaincants par le seul effet d'un récit quelconque. Ils ont à franchir l'obstacle de l'invraisemblance, et cela ne peut se faire que par l'utilisation d'un réalisme minutieux dans chaque autre phase de l'histoire, et par une construction graduelle de l'atmosphère ou de l'émotion, la plus subtile qui soit. Le point culminant du récit est, lui aussi, très important - il doit toujours tourner autour du prodige de l'anomalie centrale elle-même.
On rappellera que toute violation de ce que nous connaissons comme lois naturelles est en soi bien plus terrible que tout autre événement ou sensation susceptible d'affecter un être humain. Pour cette raison, dans un récit ayant un tel sujet, on ne peut envisager de susciter un sentiment de vie ou une illusion de réalité en n'insistant pas sur le prodige et en faisant évoluer les personnages d'après des motivations ordinaires. Les personnages, bien qu'ils doivent être normaux, devraient être subordonnés à l'élément merveilleux principal autour duquel ils sont regroupés. Le vrai "héros" d'un conte merveilleux n'est pas un être humain, mais simplement un ensemble de phénomènes.
L`absolue, scandaleuse monstruosité de la violation des règles naturelles que l'on a choisie devrait primer sur tout le reste. Les personnages devraient réagir face à elle comme le feraient des personnes réelles si elles devaient y être confrontées soudain dans la vie de tous les jours, et afficher la stupeur presque annihilante pour l'âme que quiconque afficherait au lieu des émotions atténuées, contenues et rapidement passées sous silence que recommande la pacotille des conventions populaires. Même quand le prodige est l'un de ceux auxquels les personnages sont censés être habitués, le sentiment d'effroi mêlé de respect, d'émerveillement et d'étrangeté que le lecteur ressentirait en présence d'une telle chose doit, d'une façon ou d`une autre, être suggéré par l'auteur. Lorsque le récit d'un voyage merveilleux est présenté sans la coloration des sentiments appropriés, on ne lui trouve jamais le moindre éclat. On n'en retire jamais l'illusion excitante qu'une telle chose aurait pu se produire, mais simplement l`impression d'un discours extravagant. En général, on devrait tout oublier des grossières conventions populaires de la littérature alimentaire et essayer de faire de l`histoire que l'on écrit une véritable tranche de vie réelle, sauf là où il est question de l'élément merveilleux que l'on a choisi.
On devrait travailler comme si l'on montait un canular, comme si l'on essayait de faire accepter le mensonge extravagant comme stricte vérité. C'est l'atmosphère, et non l'action, qu'il faut cultiver dans le conte merveilleux. On ne peut pas insister sur les événements eux-mêmes, puisque leur extravagance anormale les fait paraître creux et absurdes dès qu'on les met trop en évidence. De tels événements, même lorsqu'ils sont théoriquement possibles ou concevables dans l'avenir, ne possèdent ni fondement ni contrepartie dans la vie actuelle et dans l'expérience humaine, et ne peuvent donc jamais former la trame d`un conte adulte.
Tout ce à quoi peut sérieusement prétendre un récit merveilleux, c'est être un portrait frappant d`un certain type de caractère humain. A partir du moment où il essaye d'être quoi que ce soit d'autre, il devient banal, puéril, et cesse de convaincre. Pour cette raison, un auteur de fantastique devrait s'attacher en priorité à suggérer subtilement - à user insensiblement de ces allusions et de ces détails dans le choix et dans l'association des composantes du récit qui servent à rendre les ombres d'une ambiance et contribuent à construire une illusion imprécise de l'étrange réalité de l'irréel - et non à énumérer simplement des événements incroyables qui ne peuvent avoir ni sens ni consistance en dehors d'un brouillard de couleur et d'état émotif suggéré. Une histoire adulte et sérieuse doit être fidèle à un aspect ou à un autre de l'existence ; puisque les contes merveilleux n'y peuvent prétendre, il leur faut donc mettre l'accent sur un domaine dans lequel il soit crédible, c'est-à-dire un certain désenchantement ou une certaine inquiétude de l'esprit humain d'où il cherche à jeter des échelles impalpables pour échapper à l'exaspérante tyrannie du temps, de l'espace et des lois naturelles.
Et comment ces principes généraux de fiction fantastique adulte doivent-ils être appliqués au récit interplanétaire en particulier? Qu'ils puissent l'être, nous n'avons aucune raison d'en douter; les facteurs importants étant ici, comme partout ailleurs, un vrai sens du merveilleux, des émotions justes chez les personnages, du réalisme dans le cadre et dans les péripéties secondaires, du soin dans le choix de détails significatifs, et le rejet délibéré des caractères artificiels rebattus et des événements et situations conventionnels stupides qui détruisent immédiatement la vitalité d'une histoire en en faisant le produit d'une mécanique de masse populaire à bout de souffle. Il est ironiquement vrai qu'une histoire artistique de ce genre, écrite honnêtement, sincèrement, sans souci des conventions du genre, n'aurait vraisemblablement aucune chance d'être acceptée par les éditeurs professionnels de la production courante des Pulps. Cela n'influencera pas, cependant, l'artiste réellement déterminé, attaché à créer une œuvre mûre et de valeur. Mieux vaux écrire honnêtement pour un magazine non lucratif, que d'être payé à concocter du clinquant sans valeur. Un jour, peut-être, les conventions des éditeurs de pacotille seront moins scandaleusement absurdes dans leur rigidité antiartistique.
L'action d'une histoire interplanétaire - mis à part les récits de pur fantastique poétique - a avantage à être située dans le présent, ou être censée s`être déroulée dans le passé, secrètement, ou à l`époque préhistorique. Le futur est une période ardue à utiliser, car il est pratiquement impossible d'échapper au grotesque et à l'absurde lorsqu'on en dépeint le mode de vie, et il y a toujours une immense perte émotionnelle, lorsqu`on montre des personnages familiarisés avec les prodiges décrits. Les personnages d`une histoire sont essentiellement des projections de nous-mêmes, et à moins qu'ils ne partagent notre propre ignorance et notre émerveillement à l'égard des événements, ils constituent un handicap inévitable. Ce n'est pas dire que les récits du futur ne peuvent pas être artistiques, mais il est simplement plus difficile de les réussir.
Un bon récit interplanétaire doit posséder des personnages humains réalistes, et non pas les savants modèles, les assistants traîtres, les héros invincibles et les jolies héroïnes (filles des savants), de ce minable répertoire. En effet, il n'y a aucune raison pour qu'il y ait le moindre "traître", "héros" ou "héroïne". Ces personnages types sont entièrement artificiels et n'ont pas leur place dans aucun récit de fiction sérieux. La fonction de l'histoire est d'exprimer une certaine tendance de l'esprit humain à l'émerveillement et à la libération, et toute prétentieuse tentative d'y introduire ce théâtralisme de quatre sous est à la fois hors de propos et injurieuse. Il n'est besoin d'aucun cliché romanesque. On ne doit choisir que des personnages (pas forcément vaillants ou fougueux, jeunes, beaux ou pittoresques) impliqués de façon naturelle dans les événements décrits, et qui se comportent exactement comme des personnes réelles le feraient si elles étaient confrontées à ces situations extraordinaires. Le ton général doit être le réalisme, non le romanesque.
Le départ de la terre, point crucial et délicat, doit être soigneusement mis au point. En fait, c`est probablement l'unique grand problème de l'histoire. Il doit être amené de manière plausible et impressionnante. Si I'action ne se situe pas dans la préhistoire, mieux vaut présenter le moyen de transport comme une invention secrète. Les personnages doivent réagir à cette invention avec un étonnement absolu, presque paralysant, et on doit éviter cette tendance qu'ont les fictions bon marché à considérer comme presque naturelles ce genre de choses. Pour éviter les erreurs dans les complexes problèmes de physique, il est sage de ne pas trop mentionner de détails dans la description de l'invention.
Le problème posé par la description du voyage à travers l'espace et de l'atterrissage sur un autre monde est à peine moins délicat. Nous devons ici mettre l'accent principalement sur la stupéfaction et l'irrésistible ébahissement que ressentent les voyageurs quand ils réalisent qu'ils ont bien quitté leur terre natale pour des abîmes cosmiques ou un monde extra-terrestre. Inutile de préciser qu'un strict respect des faits scientifiques, lors de la description des aspects mécaniques, astronomiques et autres du voyage est absolument essentiel. Tous les lecteurs ne sont pas ignorants en science, et une contre-vérité flagrante ruine un récit pour quiconque est capable de la détecter. Un soin scientifique équivalent doit être apporté aux descriptions des événements sur la planète étrangère. Tout doit être en parfait accord avec la nature connue ou présumée du globe en question - gravité à la surface, inclinaison axiale, longueur des jours et de l'année, aspect du ciel, etc, et l'atmosphère doit être construite avec des détails significatifs conduisant à la vraisemblance et au réalisme...."
("Quelques commentaires sur la fiction interplanétaire", "Some Notes on Interplanetary Fiction", 1935, trad.Editions Robert Laffont)
Yevgeny Zamyatin, "My" (1920)
Ecrit en 1920, traduit en anglais sous le titre We en 1924, mais interdit par la censure soviétique, "My" (Nous Autres), de Yevgeny Zamyatin, est une œuvre de la science fiction soviétique qui a gagné un large public à l'étranger. De formation scientifique et d'esprit cosmopolite, Yevgeny Zamyatin (1884-1937) est le créateur d'un genre unique, expérimental, le roman anti-Utopique. L'audace satirique de l'auteur s'est exprimée dans de nombreux romans, avant et après la révolution russe de 1917, et l'a conduit à de nombreuses condamnations. Reste que sa description de la vie sous un État totalitaire a influencé les deux autres grands romans dystopiques du XXe siècle que sont "Brave New World", d'Aldous Huxley (1932), et "Nineteen Eighty-four", de George Orwell (1949). Au vingt-sixième siècle, les habitants de l'Utopie ont perdu toute individualité, ils vivent dans des maisons de verre, ce qui permet à la police politique de les surveiller, ils portent tous un uniforme identique, un être humain n'est plus qu'un "numéro". Ils vivent de nourriture synthétique, leur récréation habituelle est de marcher à quatre pendant que l'hymne de l'État unique est joué par des haut-parleurs. Toutefois, à intervalles réguliers, ils sont autorisés à baisser les rideaux de leur appartement de verre pendant une heure (appelée "sex hour"). Pour faire l'amour, chacun a une sorte de carnet de rationnement de tickets roses, et le partenaire avec lequel il passe une des heures de sexe qui lui sont allouées signe le talon. L'État unique est dirigé par un personnage appelé le Bienfaiteur, qui est réélu chaque année par l'ensemble de la population, le vote étant toujours unanime. Le principe directeur de l'État est que le bonheur et la liberté sont incompatibles...
David Lindsay, "A Voyage to Arcturus" (1920)
"Un voyage en Arcturus", écrit par David Lindsay (1876-1945), a inspiré, enchanté et déstabilisé les lecteurs pendant des décennies. Il s'agit à la fois d'une quête épique à travers l'un des mondes extraterrestres les plus inhabituels et les plus brillamment représentés jamais conçus, d'un voyage de découverte profondément émouvant au cœur métaphysique de l'univers et d'une excursion étonnamment intime dans ce qui nous rend humains et uniques. Après un étrange voyage interstellaire, Maskull, un homme de la Terre, se réveille seul dans un désert sur la planète Tormance, brûlé par les soleils de l'étoile binaire Arcturus. Au cours de son voyage vers le nord, guidé par le battement d'un tambour, il rencontre un monde et ses habitants comme aucun autre, où le sexe est une victoire remportée à prix fort, où le paysage et l'émotion sont entraînés dans une danse maudite, où les héros sont tués, renaissent et sont rebaptisés, et où les attraits cosmologiques de Shaping, qui peut être Dieu, tourmentent Maskull dans son étonnant pèlerinage. Au terme de sa quête ardue et de plus en plus mystique, il attend un sombre secret et une révélation inoubliable...
Karel Čapek, "R.U.R." (1920)
C'est dans "R.U.R." (Rossum’s Universal Robots), un drame en trois actes publié en 1920 et joué en 1921, que Karel Čapek a inventé le mot robot (dérivé du mot tchèque pour travail forcé), des êtres au demeurant plus androïdes que robot. Il met en scène un scientifique nommé Rossum qui découvre le secret de la création de machines ressemblant à des humains, se lance dans la production de ces mécanismes dans le monde entier. Mais un autre scientifique décide de rendre les robots plus humains, en ajoutant progressivement des caractéristiques telles que la capacité à ressentir la douleur. Des années plus tard, les robots, créés pour servir les humains, en sont venus à les dominer complètement. Les robots, tout comme les extraterrestres, entrent donc dans la science-fiction.
Fils d'un médecin de campagne, Čapek (1890-1938) a étudié la philosophie à Prague, Berlin et Paris et s'est installé à Prague en 1917 en tant qu'écrivain et journaliste. De 1907 à la fin des années 1920, il a écrit une grande partie de son œuvre avec son frère Josef, un peintre, qui a illustré plusieurs des livres de Karel. Presque toutes ses œuvres littéraires sont des enquêtes philosophiques portant sur la destinée humaine (Zářivé hlubiny, 1916, "Les profondeurs lumineuses", Krakonošova zahrada, 1918, "Le jardin de Krakonoš"), les impacts négatifs du progrès technologique, les problèmes d'identité de l'être humain (Hordubal (1933), Povětroň (1934, Météor), Obyčejný život (1934, Une vie ordinaire). Mais avec la menace croissante que représente l'Allemagne nazie pour l'indépendance de la Tchécoslovaquie au milieu des années 1930, incite Čapek à écrire plusieurs ouvrages destinés à mettre en garde et à mobiliser ses compatriotes Prvni parta, 1937, Bílá nemoc (1937 ), Matka (1938)...
"Aelita", Yakov Protazanov (1924)
Le cinéma soviétique naît officiellement lorsque Lénine signe le 27 août 1919 un décret de nationalisation qui va, pendant soixante-dix ans, faire de celui-ci une affaire d'Etat, et se doit donc de concurrencer les productions étrangères. Yakov Protazanov (1881-1945) va réaliser un film muet constructiviste, "Aelita", avec des décors de style art nouveau (Metropolis (1927) de Fritz Lang s'en inspirera), et avec une certaine liberté : la propagande bolchevique, qui vise à comparer la Russie de 1921 et la planète Mars, une planète capitaliste, n'élude pas les difficultés de la vie soviétique de l'époque. L'ingénieur Loss (Nikolai Tsereteli), qui dirige la station radio de Moscou, capte, comme toutes les radios du monde, le 4 décembre 1921, un singulier message, "Anta… Odeli… Uta", qui vient sans doute de Mars : l'ingénieur se met en tête de construire un vaisseau et ne pense plus qu'à rejoindre la planète et la belle Aelita (Yuliya Solntseva), rencontrée dans ses rêves, tandis que sa femme, Natacha, dans la vie bien réelle, Natacha travaille dans un centre d'évacuation où elle vient en aide aux soldats qui reviennent du front et aux milliers d'émigrants en provenance des campagnes. Mais la belle Aelita est la fille de Tuskub, le dirigeant de l'état totalitaire qui règne sur la planète rouge, Los parvient à la rejoindre, fomente avec elle une révolution, l'histoire tourne à la tragédie, mais il ne s'agissait que d'un rêve...
"Frau im Mond", Fritz Lang (1929)
"La femme sur la lune" est la dernière œuvre muette de Fritz Lang, adapté du roman de Thea von Harbou, romancière populaire qui participera à l'écriture de "M le maudit" et de "Metropolis". C'est aussi l'ultime superproduction des studios UFA avant la crise de 1929, mais à une époque où Hermannn Oberth et Fritz von Hoppel commençaient à échafauder des plans sur la conquête spatiale. Le film comporte deux parties, la première se déroule sur Terre, avec constitution du projet et de l'équipe aux personnalités disparates. L'impressionnant départ de la fusée introduit la deuxième partie qui se déroule sur la Lune, une Lune constellée de grottes mystérieuses, et qui tourne au tragique sous la convoitise de certains protagonistes, un groupement financier contrôlant le marché de l'or ayant imposé sa participation à leur expédition...
Unknown - Dans les années 1930, et depuis 1923, le principal magazine de fantastique était Weird Tales, privilégiant trop l'horreur pour Campbell en quête de plus de finesse : c'est ainsi que naquit "Unknown", magazine publié entre 1939 et 1943, accompagnant le fascicule de science-fiction de Street & Smith, Astounding Science Fiction. Un magazine de qualité qui ne rencontra pas le succès commercial escompté. Le premier numéro comptait "Sinister Barrier" (Guerre aux invisibles), d'Eric Frank Russell, "Trouble With Water" de Horace Gold, le rédacteur en chef de Galaxy qui apparaîtra dans les années 1950, "Where Angels Fear ..." de Manly Wade Wellman, auteur de romans d’horreur et de fantasy. Eric Frank Russell (1905-1978) avait pour spécialité l'affrontement entre la race humaines et des extraterrestres belliqueux, sans véritablement faire preuve d'une imagination débordante (Dreadful sanctuary, 1948; he star watchers / Sentinels from space, 1953; he Space Willies, 1958)....
Stanley G. Weinbaum, "A Martian Odyssey" (1934)
"The Martian wasn't a bird, really. It wasn't even bird-like, except just at first glance. It had a beak all right, and a few feathery appendages, but the beak wasn't really a beak. It was somewhat flexible; I could see the tip bend slowly from side to side; it was almost like a cross between a beak and a trunk. It had four-toed feet, and four-fingered things—hands, you'd have to call them, and a little roundish body, and a long neck ending in a tiny head—and that beak." - Isaac Asimov considérait que "A Martian Odyssey" faisait partie de ses nouvelles qui eurent un impact notable sur l'évolution de la science-fiction. "The First Men in the Moon" (1901) de Wells avait conçu des extraterrestres semblables à des fourmis et la vague d'histoires d'invasion extraterrestre qui avait suivi, privilégiait l'image d'un monstre à l'œil de bête (bug-eyed monster). Stanley G. Weinbaum (1902-1935) va publier cette première histoire en 1934 dans Wonder Stories et décrire pour la première fois "une créature qui pense aussi bien qu'un homme, ou même mieux qu'un homme, mais pas comme un homme", Tweel...
La plupart de ses textes seront publiés dans les années trente par des magazines comme Astounding, Wonder Stories Magazine. Raymond Z. Gallun (1911-1994), qui vendra de nombreuses nouvelles aux magazines pulps dans les années 1930, reprendra dans sa première histoire, " Old Faithful" (1934) une représentation un Martien, certes étrange et tentaculaire, mais parfaitement sympathiques, Gallun, devenu un personnage plébiscité dans les anthologies...
Murray Leinster, "Sidewise in Time" (1934)
William Fitzgerald Jenkins a écrit sous le nom de Murray Leinster (1896-1975) et alimenté les revues américaines pendant plus d'un demi-siècle. Il avait déjà beaucoup écrit, dans une prose parfois décrite comme rudimentaire, des mystères, des aventures, du western, lorsqu'il fait paraître sa première histoire de science-fiction, "The Runaway Skyscraper, dans le numéro du 22 février 1919 de la revue Argosy, le tout premier pulp magazine américain. Dans les années 1930, il publie plusieurs histoires et séries de science-fiction dans Amazing and Astounding Stories (le premier numéro d'Astounding comprenait son histoire "Tanks"). "The Fifth-Dimensional Catapult" fait la couverture de "Astounding Stories" en janvier 1931. "First Contact" en 1945 relate la tentative de communication de deux espèces dans l'espace lointain. "A Logic Named Joe" (1946), contient l'une des premières descriptions d'un ordinateur ("logic") dans la fiction, allant jusqu'à imaginer ces fameux "logic" dans chaque foyer et reliées par un système distribué de serveurs ("tanks").
Leinster est l'un des premiers auteurs d'histoires sur les univers parallèles et les paradoxes du voyage dans le temps : si un être humain parvient à se libérer des chaînes conventionnelles de la causalité, s'ouvre à lui des énigmes métaphysiques des plus singulières : ainsi l'énigme que pose un homme qui voyage dans le temps et qui tue son propre grand-père. Ces paradoxes du voyage dans le temps, une catégorie bien particulière dans la science-fiction ((on parle d'uchronie ou ou de "no-times") étaient généralement résolus de manière aussi ingénieuse que les mystères de meurtres en chambre fermée. Dans "Sidewise in Time", publié dans la revue Astounding Stories en 1934, Leinster ouvre la voie à la notion de "multivers", ou plusieurs mondes alternatifs existant en parallèle, et suggère une vaste multiplicité d' "histoires" qui toutes peuvent survenir au même "moment" dans notre propre monde. Un mathématicien du Robinson College de Fredericksburg, en Virginie, le professeur Minott, a calculé qu'un cataclysme apocalyptique était sur le point de détruire l'univers entier, et les premières manifestations laissent surgir dans le monde actuel des fragments d'univers du passé, une légion romaine apparaît à la périphérie de St. Louis, dans le Missouri, des drakkars vikings font un raid dans un port maritime du Massachusetts, un vendeur itinérant de Louisville, Kentucky, se retrouve en pleine guerre de Sécession. Le professeur Minott va donc diriger une expédition de sept étudiants du Robinson College pour explorer l'un de ces "oscillations du temps" ... Jack Williamson, dans "The Legion of Time" (1934) ou Isaac Asimov, dans "Living Space" (1956), "The Red Queen's Race" (1949), "The End of Eternity" (1955), exploiteront ce thème...
"Things to come" (1936), réalisé par William Cameron Menzies, à partir d'un livre de H.G.Wells, "The Shape of Things to Come", est peut être le premier film de science fiction : mais alors que Metropolis (1926) spéculait sur l'évolution des techniques, "La Vie future" s'ouvre sur l'avenir d'un monde ayant subi la destruction de la civilisation européenne par une Seconde Guerre mondiale : l'élément rationnel chez l'homme l'emportera toujours au bout du compte sur sa tendance à l'autodestruction...
Olaf Stapledon, "Star Maker" (1937)
"ONE night when I had tasted bitterness I went out on to the hill. Dark heather checked my , et. Below marched the suburban lamps. Windows, their curtains drawn, were shut eyes, inwardly watching the lives of dreams. Beyond the sea's level darkness a lighthouse pulsed. Overhead, obscurity. I distinguished our own house, our islet in the tumultuous and bitter currents of the world. There, for a decade and a half, we two, so different in quality, had grown in and in to one another, for mutual support and nourishment, in intricate symbiosis. There daily we planned our several undertakings, and recounted the day's oddities and vexations. There letters piled up to be answered, socks to be darned. There the children were born, those sudden new lives. There, under that roof, our own two lives, recalcitrant sometimes to one another, were all the while thankfully one, one larger, more conscious life than either alone. All this, surely, was good. Yet there was bitterness. And bitterness not only invaded us from the world; it welled up also within our own magic circle. For horror at our futility, at our own unreality, and not only at the world's delirium, had driven me out on to the hill...." - Olaf Stapledon (1886-1950), philosophe de formation, écrit relativement tardivement des oeuvres de science-fiction singulières, étranges, et d'une densité reconnue. Le philosophe s'interroge dans un premier temps sur l'avenir de l'humanité dans son cadre cosmique, sa mutabilité dans une perspective vaste mais pessimiste. Peu importe l'individu. "Last and First Men" (1930) est une fresque monumentale qui retrace dix-huit "races" successives dont l'ultime vivra dans quelque deux milliards d'années, que l'on mette l'accent sur le physique (les Septièmes Hommes volants de Vénus) ou le mental (les Quatrièmes Hommes à cerveau géant).
"Star Maker" (1937) est plus ambitieux encore, développant une véritable quête cosmique et métaphysique. Le récit met en scène Anglais bien tranquille qui menait jusque-là une petite vie heureuse, et qui, observant le ciel, par une belle nuit étoilée, sur une colline couverte de bruyère des environs de sa ville, bascule dans une aventure que l'on ne peut qualifier de « cosmique ». Il est en effet brusquement emporté dans l'espace mais, à la différence des autres voyages spatiaux habituels à la Science-Fiction, il s'agit ici d'un voyage par l'esprit... Voyageant à travers l'espace et le temps, le voici observant les extraterrestres en tant qu'acteurs métaphysiques dans un drame cosmique éloigné de toute préoccupation humaine. Il va de monde en monde, contemple une multitude de planètes, de créatures, de formes d'intelligence, jusqu'à rencontrer le créateur de l'univers (Star Maker). Les descriptions et les discours socio-philosophiques de Stapledon sur les empires galactiques, les formes de vie extraterrestres symbiotiques, le génie génétique, l'écologie et la surpopulation ont inspiré un certain nombre d'écrivains de SF, dont Arthur C. Clarke, dans les années 1940 et 1950...