David Foster Wallace (1962- 2008), "The Broom of the system" (1987), "Infinite Jest" (1996), "A Supposedly Fun Thing I'll Never Do Again" (1997), "Brief Interviews with Hideous Men" (1999), - ...

Last update : 11/11/2016


Selon un premier point de vue, la satire de David Foster Wallace et sa fascination pour la conspiration le placent dans la même tradition américaine que DeLilo et Pynchon. Tenant du roman encyclopédique totalement déjanté, qui aborde une quantité de thèmes, de la dépendance au sexe au nationalisme, d'un monde dystopique peuplé d'une légion de personnages, il est aussi un auteur dont le suicide a contribué à forger sa légende, un auteur qui pensait que la littérature pouvait changer le monde, tant l'écrivain que ses lecteurs. Une littérature qui se voulait un vaste mouvement collectif s'adressant tant à la postérité qu'au public contemporain de ces années 1990 submergées par le vide; mais au-delà de sa filiation avec le post-modernisme que tout critique littéraire se doit d'évoquer, mais dont le lecteur n'a que faire, David Foster Wallace, en fin de compte, ne pourra effectivement que mettre en scène des personnages condamnés à la solitude, conscients de leur égocentrisme auquel ils ne peuvent échapper, s'évertuant à penser une individualité qui s'avère, quoique nous fassions, sans consistance ...

 

Par où commence-t-on un livre de plus de mille pages dont les quatre-vingt-seize dernières contiennent près de quatre cents notes détaillées ? Le cadre d'INFINITE JEST (L'Infinie comédie?), son chef d'oeuvre, est un futur proche et c'est aussi le titre d'un film réalisé par le cinéaste inclassable d'avant-garde Jams O. lncandenza. Quand le film et son cinéaste disparaissent, toutes sortes d'individus sinistres, d'agences gouvernementales et de gouvernements étrangers essaient de retrouver leurs traces. Le chaos qui s'ensuit fait intervenir des drogués en cure de désintoxication d'une clinique de Boston, Emmet House,et l'académie de tennis d'Enfield ( Enfield Tennis Academy). Le premier lieu permet à Wallace d'explorer la place centrale de l'addiction dans la culture de consommation et celle des narcotiques dans cette culture. Le second est une vision extraordinaire d'une école de sport chaude comme une serre, qui produit des enfants pour une industrie qui ne tiendra pas compte de la plupart d'entre eux. "Infinite Jest" attaque en une impitoyable satire les vaines prédilections de la culture américaine contemporaine, tout en se délectant de ces mêmes prédilections. lnventif, linguistiquement original, extravagant dans les détails,  Wallace pensait que les médias exerçaient une influence déterminante et ironique sur la fiction, et son propre travail est imprégné d'ironie, refusant d'être confiné à une voix ou à une vision particulière....

 

David Foster Wallace (1962- 2008) 

Né à Ithaca (New York),  David Foster Wallace "mesurait un mètre quatre-vingt-trois et, les bons jours, pesait pas moins de cent kilos. Il avait les yeux sombres, la voix douce, un menton d’homme des cavernes et une belle bouche bien dessinée, son plus bel atout. Il marchait du pas flânant des sportifs, posant d’abord le talon avant de bien dérouler la plante du pied, comme si le moindre geste physique était pour lui un plaisir. Il écrivait avec un regard et une voix qui ressemblaient à un condensé de la vie de chacun de nous (tous ces trucs auxquels on pense à peine, l’action secondaire et machinale des supermarchés et des trains de banlieue) et ses lecteurs se lovaient dans les alcôves et les grands espaces de sa prose. Sa vie était une carte routière qui n’aurait jamais dû prendre ce chemin-là. Il fut un lycéen brillant, pratiqua le foot américain et le tennis, rédigea une thèse de philosophie et un roman avant même d’obtenir son diplôme de l’université d’Amherst, suivit des séminaires d’écriture, publia son roman et fit tomber à genoux une ville entière d’éditeurs et d’écrivains plutôt habitués à vagir et à se tirer dans les pattes; il publia un roman de mille pages, reçut le seul prix qui consacre le génie littéraire dans ce pays, écrivit des essais qui racontent comme personne le fait de vivre à notre époque, accepta une chaire spéciale pour enseigner l’écriture dans une fac californienne, se maria, - fit preuve de violence envers l'actrice Mary Karr, après qu'elle ait mis fin à leur relation -, publia un autre livre et se suicida par pendaison à l’âge de 46 ans. Le suicide est un acte si puissant qu’il a tendance, rétrospectivement, à brouiller les pistes. Il a comme un impact gravitationnel sur les événements: le moindre souvenir, la moindre impression finissent par pointer dans sa direction..." (David Lipsky, "Même si, en fin de compte, on devient évidemment soi-même").

Il avait obtenu en 1987 un Master of Fine Arts en creative writing à l'Université d'Arizona, s'engagea alors dans la carrière professorale à l'Université de l'Illinois et publia en 1996 "Infinite Jest" , un livre de plus de mille pages, dont les quatre-vingt-seize dernières contiennent plus de quatre cents notes détaillées, une énorme et extravagante satire de la culture américaine qui devint très rapidement un livre culte. Il y invente une écriture nouvelle, aux registres infinis, tirée du langage commun de son époque, ce qui suscita de la part de la critique des rapprochements immédiats avec tant Faulkner que Joyce. Dépressif, gavé toute sa vie durant d'anxiolytiques, il se suicida le 12 septembre 2008... 


David Foster Wallace, "The Broom of the system"

("La Fonction du balai", 1987)

On compara David Foster Wallace à Thomas Pynchon dès son premier ouvrage. "Au centre de La Fonction du balai se trouve une héroïne ensorcelante et égarée, Lenore Beadsman. L’année : 1990. Le lieu : une version légèrement altérée de Cleveland, à la frontière d’une immense friche suburbaine, le Grand Désert d’Ohio. Lenore est standardiste dans une maison d’édition, un travail abrutissant auquel viennent s’ajouter quelques soucis pour le moins perturbants. Son arrière-grand-mère, un temps disciple de Wittgenstein, a disparu de sa maison de retraite, accompagnée de vingt-cinq autres pensionnaires. Son petit ami et patron, l’éditeur Rick Vigorous, est un jaloux pathologique et complexé. Et Vlad l’Empaleur, sa perruche, devient la star d’une chaîne de télévision chrétienne fondamentaliste lorsqu’elle se met à parler et à déblatérer un mélange de jargon psychothérapeutique, de poésie britannique et d’extraits de la bible du roi Jacques. Farouchement drôle et intelligent, le premier roman d’un auteur parmi les plus innovants de notre époque explore les paradoxes du langage, de la narration et de la réalité." ((éditions Au Diable Vauvert)

 

"La plupart des très jolies filles ont de très vilains pieds, et Mindy Metalman n’échappe pas à la règle, comme le remarque soudain Lenore. Ils sont longs et fins, ont les orteils écartés avec des durillons jaunes sur les plus petits et un épais amas calleux à l’arrière des talons, quelques longs poils noirs s’enroulent sur le cou-de-pied et le vernis rouge se craquelle, s’écaille et se gondole, à l’abandon. Lenore le remarque car Mindy est sur la chaise à côté du frigo, penchée en avant en train de décoller le vernis de ses orteils ; son peignoir bâille un peu, on peut voir un bout de décolleté et tout ça, bien plus que ce qu’a Lenore, et la serviette enroulée autour de la tête fraîchement shampouinée de Mindy se défait et une mèche de cheveux sombres et brillants s’est faufilée entre les plis pour descendre modestement le long du visage de Mindy et s’incurver sous son menton. Ça sent le shampooing Flex dans la chambre, l’herbe aussi, vu que Clarice et Sue Shaw fument un gros joint que Lenore a eu par Ed Creamer à Shaker School et qu’elle a apporté, ainsi que d’autres trucs pour Clarice, qui étudie ici.

Ce qui se passe, c’est que Lenore Beadsman, quinze ans, a fait le chemin depuis sa maison de Shaker Heights, dans l’Ohio, juste à côté de Cleveland, pour rendre visite à sa grande sœur, Clarice Beadsman, en première année dans cette université pour filles appelée Mount Holyoke; et Lenore dort avec son sac de couchage dans cette chambre que Clarice partage avec Mindy Metalman et Sue Shaw, au premier étage de Rumpus Hall. Lenore est aussi venue pour, genre, faire du repérage dans cette université, un peu. Tout ça parce que, même si elle n’a que quinze ans, on la considère comme très intelligente et par conséquent elle saute des classes et par conséquent elle est déjà en dernière année au lycée de Shaker School et par conséquent elle pense déjà à la fac, en termes de demandes à faire, pour l’année prochaine. Alors elle visite. À ce moment précis nous sommes un vendredi soir en mars.

Sue Shaw, loin d’être aussi jolie que Mindy ou Clarice, apporte le joint à Mindy et Lenore, Mindy le prend, fiche pour un temps la paix à son orteil et tire très fort sur le spliff qui s’embrase, une graine éclate bruyamment et des fragments de papier carbonisé s’envolent et restent flotter en l’air, ce que Clarice et Sue trouvent super drôle et qui les fait éclater de rire, crier et s’empoigner mutuellement, et Mindy inspire à fond et passe le joint à Lenore, mais Lenore dit non merci.

«Non merci», dit Lenore.

« Allez, c’est toi qui l’as ramenée, pourquoi pas… » croasse Mindy Metalman comme font les gens qui parlent sans respirer pour retenir la fumée.

«Je sais, mais c’est la saison d’athlétisme à l’école, je suis dans l’équipe et je fume pas pendant la saison. Je peux pas, ça me tue», dit Lenore.

Mindy hausse les épaules, lâche enfin une longue bouffée de fumée pâle et usée et, après une profonde quinte de toux, se relève avec le joint et traverse la chambre pour le donner à Clarice et Sue Shaw, à côté d’une grande enceinte stéréo en bois, qui écoutent cette chanson de Cat Stevens, encore, pour la dixième fois peut-être ce soir. Le peignoir de Mindy est à présent plus ou moins entièrement ouvert et Lenore voit des choses plutôt incroyables, mais Mindy passe dans la chambre comme si de rien n’était. À cet instant, Lenore peut diviser toutes les filles qu’elle connaît en deux catégories, les filles qui pensent au plus profond d’elles-mêmes qu’elles sont jolies et les filles qui au plus profond d’elles-mêmes pensent qu’elles ne le sont vraiment pas. Les filles qui pensent qu’elles sont jolies ne s’inquiètent pas d’avoir des peignoirs ouverts, savent se maquiller, aiment marcher quand des gens les regardent et ont un comportement différent quand il y a des garçons dans les alentours ; les filles comme Lenore, qui pensent ne pas être trop jolies, ont tendance à ne pas se maquiller, à faire de l’athlétisme, à porter des Converse noires et à toujours avoir des peignoirs bien fermés. Mindy est très jolie, certes, mais pas ses pieds.

La chanson de Cat Stevens est encore finie, l’aiguille remonte toute seule et de toute évidence personne n’a envie de se déplacer pour la remettre au début, alors elles restent sur leurs chaises de bureau en bois dur, Mindy avec sa robe de chambre en éponge rose terne et une jambe qui darde, soyeuse et parfaitement nue ; Clarice avec ses rangers, son jean bleu foncé que Lenore appelle son pantalon chausse-pied, la chemise de cowboy qu’elle portait à la foire de l’État la fois où elle s’était fait voler son sac, ses longs cheveux blonds qui se déversent sur la chemise et ses yeux très bleus maintenant; Sue Shaw avec ses cheveux roux, un pull vert, une chemise écossaise verte et de grosses jambes, un bouton écarlate sur un genou, jambes croisées avec un pied qui gigote dans une chaussure bateau, celles avec les semelles blanches immondes – Lenore n’aime pas du tout ce genre de chaussures. Après un silence Clarice pousse un long soupir et dit, dans un murmure, «Cat… est… Dieu», en pouffant un peu à la fin...." (Editions Au Diable Vauvert, traduit par Charles Recoursé)


YEAR OF GLAD

I am seated in an office, surrounded by heads and bodies. My posture is consciously congruent to the shape of my hard chair. This is a cold room in University Administration, wood-walled, Remington-hung, doublewindowed against the November heat, insulated from Administrative sounds by the reception area outside, at which Uncle Charles, Mr. deLint and I were lately received.

I am in here.

Three faces have resolved into place above summer-weight sportcoats and half-Windsors across a polished pine conference table shiny with the spidered light of an Arizona noon. These are three Deans — of Admissions, Academic Affairs, Athletic Affairs. I do not know which face belongs to whom.

I believe I appear neutral, maybe even pleasant, though I’ve been coached to err on the side of neutrality and not attempt what would feel to me like a pleasant expression or smile.

I have committed to crossing my legs I hope carefully, ankle on knee, hands together in the lap of my slacks. My fingers are mated into a mirrored series of what manifests, to me, as the letter X. The interview room’s other personnel include: the University’s Director of Composition, its varsity tennis coach, and Academy prorector Mr. A. deLint. C.T. is beside me; the others sit, stand and stand, respectively, at the periphery of my focus. The tennis coach jingles pocket-change. There is something vaguely digestive about the room’s odor. The high-traction sole of my complimentary Nike sneaker runs parallel to the wobbling loafer of my mother’s half-brother, here in his capacity as Headmaster, sitting in the chair to what I hope is my immediate right, also facing Deans.

(...)


David Foster Wallace, "Infinite Jest"

("L’Infinie Comédie", 1996)

"L’Amérique, dans un futur proche. Les U.S.A., le Canada et le Mexique ont formé une fédération surpuissante, et la Société du Spectacle a gagné : les habitants ne vivent plus qu’à travers la télévision, les médicaments, l’ultra-consommation et le culte de l’excellence. Parmi eux, la famille Incandenza, avec les parents James et Avril et leurs trois fils – dont Hal, un tennisman surdoué promis à un brillant avenir. Mais de dangereux séparatistes québécois - « Assassins en Fauteuils Roulants » - , en lutte contre la fédération, traquent cette famille singulière pour mettre la main sur une arme redoutable : L’Infinie Comédie, une vidéo réalisée par James Incandenza -  The Infinite Jest en anglais, une référence à Hamlet, la scène où le personnage principal évoque Yorick, le crâne de celui-ci à la main) - , qui suscite chez ceux qui la regardent une addiction mortelle… " (Editions de l'Olivier, traduction par Francis Kerline). C'est bien la fameuse Pursuit of Happiness in America, qui se déroule sous nos yeux, dans une maison de transition pour toxicomanes et une académie de tennis, et qui met en vedette une famille endeuillée. Mais qu’est ce désir de "divertissement" (entertainment) et pourquoi domine-t-il nos vies, comment affecte notre besoin de nous connecter les uns les autres, une exploration qui se veut fiction exubérante et typiquement américaine, des passions, nous dit-on, qui nous humanisent ...

 

Le visage de Steeply avait cette grimace de dédain que les Québécois, il le savait, trouvaient répugnante chez les Américains. "Mais vous supposez que c'est toujours un choix, une décision consciente. N'est-ce pas un peu naïf, Rémy ? Vous vous asseyez devant un petit catalogue et vous choisissez tranquillement ce que vous aimez ? Toujours ?

_ L'alternative est...

_ Qu'en est-il si vous n'avez pas le choix ? Si le temps est celui de Mahomet ? Si vous aimez simplement, sans décider ? Vous êtes là, vous la voyez et, en un instant, le catalogue est oublié, vous n'avez plus d'autres choix que d'aimer."

Reniflement méprisant de Marathe. "Dans ce cas, votre temple n'est que le moi et le sentiment. Dans ce cas, vous êtes fanatisé par le désir, un esclave des sentiments de votre petit moi individuel subjectif. Un citoyen de rien. Vous devenez un citoyen de rien. Vous êtes seul, agenouillé devant vous-même.

Un silence s'ensuivit.

Marathe bougea dans son fauteuil. "Dans ce cas précis, vous devenez l'esclave qui se croit libre. La plus pathétique des servitudes. Pas de tragédie. Pas de chansons. Vous vous croyez prêt à mourir deux fois pour une autre mais, en réalité, vous ne mourriez que pour vous seul, pour vos sentiments."

 

L'intrigue d' "Infinite Jest", peuplée de personnages bizarres, tourne autour de la recherche de la copie principale  d'une cartouche de film appelée "Infinite Jest" et désignée sous le nom de "The Entertainment" - une œuvre si divertissante pour ses spectateurs qu'ils en deviennent inertes, se désintéressant de tout ce qui n'est pas le film. 

Mais c'est moins un roman avec une intrigue qu'un labyrinthe de langage, une toile de mots qui tisse des liens entre des sujets aussi divers que la toxicomanie et les programmes de rétablissement, le tennis, la théorie du cinéma, la maltraitance des enfants et les relations familiales, ainsi que la recherche incessante de nouveaux produits et marchés par le monde de l'entreprise. La discontinuité radicale de l'idiome ajoute à la complexité de cette toile. La langue oscille entre le vernaculaire et l'ésotérique ; il y a des néologismes sauvages, des abréviations et des acronymes créés par l'auteur lui-même et empilés dans des phrases élaborées à plusieurs clausules. 

Il y a près de cent pages de notes de bas de page conçues, explique Wallace, pour brouiller notre perception de la réalité tout en nous persuadant de poursuivre notre lecture. "Infinite Jest", le roman, est comme "Infinite Jest", le film auquel il est fait référence dans ses pages, un labyrinthe séduisant qui capture le lecteur dans son univers de miroirs en forme d'entonnoir. Comme tant d'œuvres postmodernes majeures, il résiste au sens mais, ce faisant, génère d'étranges sentiments de déperdition et de nostalgie. Ses personnages, et peut-être ses lecteurs, sont invités à aspirer à une expérience innocente, sans conscience, tout en se noyant dans l'insignifiance, entraînés par l'artifice d'une fiction qui na d'intrigue que d'être une fiction ....

 

«Where was the woman who said she would come », au début de « Infinite Jest », le paranoïaque toxicomane Ken Erdedy craint par dessus tout  d’être considéré comme un acheteur de drogue en grande dépendance, ne sait s’il a vraiment réussi à prendre rendez-vous avec une femme capable de lui livrer 200 grammes de marijuana «exceptionnellement bonne», et pendant 11 pages, ne cesse de s'interroger avec anxiété sur sa venue, ce qu'elle a compris, ce qu'elle a promis, ce qui va se passer  ...

 

 YEAR OF THE DEPEND ADULT UNDERGARMENT

Where was the woman who said she’d come. She said she would come.

Erdedy thought she’d have come by now. He sat and thought. He was in the living room. When he started waiting one window was full of yellow light and cast a shadow of light across the floor and he was still sitting waiting as that shadow began to fade and was intersected by a brightening shadow from a different wall’s window. There was an insect on one of the steel shelves that held his audio equipment. The insect kept going in and out of one of the holes on the girders that the shelves fit into. The insect was dark and had a shiny case. He kept looking over at it. Once or twice he started to get up to go over closer to look at it, but he was afraid that if he came closer and saw it closer he would kill it, and he was afraid to kill it. He did not use the phone to call the woman who’d promised to come because if he tied up the line and if it happened to be the time when maybe she was trying to call him he was afraid she would hear the busy signal and think him disinterested and get angry and maybe take what she’d promised him somewhere else.

 

(Où était la femme qui avait dit qu'elle viendrait. Elle a dit qu'elle viendrait.

Erdedy pensait qu'elle serait déjà venue. Il s'est assis et a réfléchi. Il était dans le salon. Lorsqu'il a commencé à attendre, une fenêtre était pleine de lumière jaune et projetait une ombre lumineuse sur le sol. Il était toujours assis en train d'attendre lorsque cette ombre a commencé à s'estomper et a été recoupée par une ombre plus lumineuse provenant d'une fenêtre située sur un autre mur. Il y avait un insecte sur l'une des étagères en acier qui contenait son équipement audio. L'insecte n'arrêtait pas d'entrer et de sortir d'un des trous des poutres dans lesquelles les étagères s'inséraient. L'insecte était sombre et avait un boîtier brillant. Il n'arrêtait pas de le regarder. Une ou deux fois, il a commencé à se lever pour aller le voir de plus près, mais il avait peur de le tuer s'il s'approchait et le voyait de plus près, et il avait peur de le tuer. Il n'a pas utilisé le téléphone pour appeler la femme qui avait promis de venir, parce que s'il bloquait la ligne et si c'était le moment où elle essayait peut-être de l'appeler, il avait peur qu'elle entende la tonalité occupée et qu'elle pense qu'il n'est pas intéressé, qu'elle se mette en colère et qu'elle aille peut-être chercher ailleurs ce qu'elle lui avait promis.)

 

She had promised to get him a fifth of a kilogram of marijuana, 200 grams of unusually good marijuana, for $1250 U.S. He had tried to stop smoking marijuana maybe 70 or 80 times before. Before this woman knew him. She did not know he had tried to stop. He always lasted a week, or two weeks, or maybe two days, and then he’d think and decide to have some in his home one more last time. One last final time he’d search out someone new, someone he hadn’t already told that he had to stop smoking dope and please under no circumstances should they procure him any dope. It had to be a third party, because he’d told every dealer he knew to cut him off. And the third party had to be someone all-new, because each time he got some he knew this time had to be the last time, and so told them, asked them, as a favor, never to get him any more, ever. And he never asked a person again once he’d told them this, because he was proud, and also kind, and wouldn’t put anyone in that kind of contradictory position. Also he considered  himself creepy when it came to dope, and he was afraid that others would see that he was creepy about it as well. He sat and thought and waited in an uneven X of light through two different windows. Once or twice he looked at the phone. The insect had disappeared back into the hole in the steel girder a shelf fit into.

 

(Elle lui avait promis de lui procurer un cinquième de kilogramme de marijuana, soit 200 grammes de marijuana de qualité exceptionnelle, pour 1250 dollars américains. Il avait déjà essayé d'arrêter de fumer de la marijuana 70 ou 80 fois. Avant que cette femme ne le connaisse. Elle ne savait pas qu'il avait essayé d'arrêter. Il tenait toujours une semaine, ou deux semaines, ou peut-être deux jours, puis il réfléchissait et décidait d'en avoir chez lui une dernière fois. Une dernière fois, il cherchait quelqu'un de nouveau, quelqu'un à qui il n'avait pas encore dit qu'il devait arrêter de fumer de la drogue et qu'il ne devait en aucun cas lui en procurer. Il devait s'agir d'une tierce personne, car il avait dit à tous les dealers qu'il connaissait de lui couper les vivres. Et ce tiers devait être quelqu'un d'entièrement nouveau, parce qu'à chaque fois qu'il en obtenait, il savait que cette fois-ci serait la dernière, et il leur disait, leur demandait, en guise de faveur, de ne plus jamais lui en procurer, jamais. Et il ne le demandait jamais plus à une personne une fois qu'il lui avait dit cela, parce qu'il était fier, mais aussi gentil, et qu'il ne voulait pas mettre quelqu'un dans ce genre de position contradictoire. De plus, il se considérait comme une personne effrayante lorsqu'il s'agissait de drogue, et il avait peur que les autres se rendent compte qu'il était également effrayant à ce sujet. Il s'assit, réfléchit et attendit dans une lumière inégale qui passait par deux fenêtres différentes. Une ou deux fois, il a regardé le téléphone. L'insecte avait disparu dans le trou de la poutrelle d'acier où s'insérait une étagère.)

 

She’d promised to come at one certain time, and it was past that time.

Finally he gave in and called her number, using just audio, and it rang several times, and he was afraid of how much time he was taking tying up the line and he got her audio answering device, the message had a snatch of ironic pop music and her voice and a male voice together saying we’ll call you back, and the ‘we’ made them sound like a couple, the man was a handsome black man who was in law school, she designed sets, and he didn’t leave a message because he didn’t want her to know how much now he felt like he needed it. He had been very casual about the whole thing. 

 

(Elle avait promis de venir à une certaine heure, et cette heure était dépassée.

Finalement, il a cédé et a appelé son numéro, en utilisant uniquement l'audio, et il a sonné plusieurs fois, il a eu peur du temps qu'il prenait à occuper la ligne et il a obtenu son répondeur audio, le message avait un morceau de musique pop ironique et sa voix et une voix masculine ensemble disant nous vous rappellerons, et le "nous" les faisait ressembler à un couple, l'homme était un bel homme noir qui était à l'école de droit, elle concevait des décors, et il n'a pas laissé de message parce qu'il ne voulait pas qu'elle sache à quel point il sentait maintenant qu'il en avait besoin. Il n'a pas laissé de message parce qu'il ne voulait pas qu'elle sache à quel point il sentait qu'il en avait besoin. )

 

She said she knew a guy just over the river in Allston who sold high-resin dope in moderate bulk, and he’d yawned and said well, maybe, well, hey, why not, sure, special occasion, I haven’t bought any in I don’t know how long. She said he lived in a trailer and had a harelip and kept snakes and had no phone, and was basically just not what you’d call a pleasant or attractive person at all, but the guy in Allston frequently sold dope to theater people in Cambridge, and had a devoted following. He said he was trying to even remember when was the last time he’d bought any, it had been so long. He said he guessed he’d have her get a decent amount, he said he’d had some friends call him in the recent past and ask if he could get them some. He had this thing where he’d frequently say he was getting dope mostly for friends. Then if the woman didn’t have it when she said she’d have it for him and he became anxious about it he could tell the woman that it was his friends who were becoming anxious, and he was sorry to bother the woman about something so casual but his friends were anxious and bothering him about it and he just wanted to know what he could maybe tell them. 

 

(Elle a dit qu'elle connaissait un type juste de l'autre côté de la rivière, à Allston, qui vendait de la drogue à haute teneur en résine en quantité modérée, et qu'il avait baillé et dit : "Eh bien, peut-être, eh bien, pourquoi pas, bien sûr, occasion spéciale, je n'en ai pas acheté depuis je ne sais pas combien de temps". Elle a dit qu'il vivait dans une caravane, qu'il avait un bec-de-lièvre, qu'il gardait des serpents, qu'il n'avait pas de téléphone et qu'il n'était pas du tout ce que l'on pourrait appeler une personne agréable ou attirante, mais que le type d'Allston vendait souvent de la dope aux gens du théâtre de Cambridge et qu'il avait un public dévoué. Il a dit qu'il essayait de se souvenir de la dernière fois qu'il en avait acheté, tellement cela faisait longtemps. Il a dit qu'il pensait qu'elle devrait en acheter une bonne quantité, que des amis l'avaient appelé récemment pour lui demander s'il pouvait leur en procurer. Il lui arrivait souvent de dire qu'il se procurait de la drogue principalement pour ses amis. Ensuite, si la femme n'en avait pas alors qu'elle avait dit qu'elle en aurait pour lui et que cela l'inquiétait, il pouvait dire à la femme que c'étaient ses amis qui s'inquiétaient, et qu'il était désolé de déranger la femme pour quelque chose d'aussi banal, mais que ses amis étaient inquiets et l'inquiétaient, et qu'il voulait juste savoir ce qu'il pouvait peut-être leur dire.)

(...)

 

L'histoire se déroule au XXIe siècle. La Nouvelle-Angleterre est tellement polluée que le président Johnny Gentle veut la céder au Canada. Le titre du livre est tiré de celui d'un film réalisé par le père de Hal Incandenza, James O. Incandenza. Infinite Jest : Le film est tellement divertissant, addictif et mortel que les spectateurs sont incapables de s'arrêter de le regarder et meurent littéralement d'une overdose de plaisir. Il n'est donc pas surprenant que le film soit poursuivi avec fanatisme par les terroristes québécois qui prévoient de l'utiliser pour tuer tous les Américains et éviter ainsi l'acquisition de la Nouvelle-Angleterre.

Dans le récit chaotique et épisodique d'Infinite Jest, l'environnement est un élément clé, comme le montre l'expression "if the walls could talk". Les principaux environnements d'Infinite Jest sont l'Enfield Tennis Academy et Ennet House, un centre de désintoxication. Ils se trouvent l'un à côté de l'autre à Enfield, dans le Massachusetts, une localité située à proximité de Boston et de Cambridge.

Un écrivain raconte, transmet à ses lecteurs une histoire, des idées, des sentiments, une expérience, mais lorsqu'il ne sait ce qu'il à dire et pourquoi le dire, l'écrivain devient un artiste du langage, l'histoire est alors vécue comme de l'art pour l'art, l'artiste n'est qu'un explorateur.  Que peuvent chercher ces écrivains sinon peut-être à bousculer les choses, à changer la façon dont les gens pensent ...

Le "long rêve éveillé de pur jeu littéraire" (long waking dream of pure play) de David Foster Wallace s'égare fréquemment dans des niveaux d'exploration artistique qui contribuent avec une telle profusion à alimenter plus de mille pages d'Infinite Jest. Ses descriptions folles, décousues et droguées illustrent la double contrainte d'un écrivain qui façonne et reflète à la fois sa culture. ..

 

"Infinite Jest" ne constitue-t-il pas l'exemple parfait de la façon dont les êtres humains ajoutent à la confusion du monde (how humans add to the confusion of the world) .... Le roman semble obéir à trois trois fonctions de base de la narration : "L'autopoïèse, c'est-à-dire le processus par lequel les narrateurs se produisent, se transforment ou se régulent eux-mêmes ; la "dissipation", dans laquelle l'histoire voyage à travers un environnement tout en s'abstenant de perturber l'organisation de cet environnement ; et le critère "cognitif", qui entraîne la clôture dans l'esprit du lecteur et présuppose une connaissance à la fois acquise et intuitive de la part de l'observateur. La fonction cognitive répond aux questions suivantes : "D'où venons-nous ?", "Comment ajoutons-nous à la confusion du monde ?" et "Où allons-nous ?".  Et quelque part, dans les structures non linéaires du récit, l'idiome suit la forme, Hal Incandenza, un prodige du tennis (et toxicomane suite à la découverte du suicide de son père) donne la voix...


"Mon roman est une tentative de comprendre une sorte de tristesse inhérente au capitalisme, quelque chose qui est à l'origine du phénomène de la dépendance...."

(...) in many ways America is a wonderful place to live from a material standpoint, and its economy is very strong and there’s a great deal of material plenty, and yet — let’s see, when I started that book I was about 30, sort of upper middle class, white, had never suffered discrimination or any poverty that I myself had not caused, and most of my friends were the same way, and yet there was a sadness and a disconnection or alienation among I would say people under 40 or 45 in this country, that — and this is probably a cliche — you could say dates from Watergate, or from Vietnam or any number of causes. The book itself is attempting to talk about the phenomenon of addiction, whether it’s addiction to narcotics or whether it’s addiction in its original meaning in English which has to do with devotion, almost a religious devotion, and trying to understand a kind of innate capitalist sadness in terms of the phenomenon of addiction and what addiction means. Usually I would tell people I meant to do it a sad book because when I did a lot of interviews about Infinite Jest all people would seem to want to talk about was that the book was very funny and they wanted to know why the book was so funny and how it was supposed to be so funny, and I was honestly puzzled and disappointed because I had seen it as a very sad book, and that was my attempt to explain to you the sadness that I’m talking about. . (conversations avec Eduardo Lago, "Walt Whitman ya no vive aquí", 2018)


"Infinite Jest" est donc composé de plusieurs récits différents, tous tissés ensemble dans une structure non linéaire. Le roman se situe durant "the Year of the Depend Adult Undergarment" (l’année du sous-vêtement adulte Depend) mais glissera vers plusieurs autres années passées, car, pour augmenter ses revenus, le gouvernement a dénommé chaque année d’après un commanditaire commercial (nous aurons ainsi "the Year of the Whopper" (en référence à Burger King), "the Year of Glad" et "the Year of the Perdue Wonderchicken"). Le roman met en scène un premier personnage, Hal Incandenza, dans d'une interview qui se situe lors des  admissions universitaires à l’Université d’Arizona. Hal est intelligent, talentueux, mais semble avoir quelque problème avec la vérité. Il souffre d’une dépression et se retrouve incapable de parler. Le roman revient dans le passé pour expliquer comment Hal en est arrivé à ce point. Il était en effet étudiant à la Enfield Tennis Academy (E.T.A.) de Boston, une école fondée par ses parents, James et Avril Incandenza. James a été le premier directeur de l’école, mais, obsédé de cinéma, il lui a fallu aussi lutté contre une dépendance à l’alcool pendant des années, et il s'est tué. Après sa mort Avril et son demi-frère dirigent l’école. Le frère aîné de Hal, Mario, continue d’étudier le cinéma à E.T.A. pour perpétuer l’héritage de leur père. Pendant ce temps, leur frère aîné, Orin, joue au football avec la NFL. 

Dans une branche parallèle de l'intrigue, un groupe de personnes s’est réuni et regarde un film appelé "The Entertainment", la dernière oeuvre de James Incandenza, mais un film si divertissant et addictif que les spectateurs ne peuvent plus arrêter de le regarder, totalement envoûtés, ils sont incapables de faire autre chose et finissent par en mourir. 

Le roman se déroule dans un État unifié appelé l’Organisation des Nations Nord-Américaines (O.N.A.N., the Organization of North American Nations), qui englobe les États-Unis, le Canada et le Mexique. L’union a permis aux États-Unis de se débarrasser de leurs déchets toxiques en Nouvelle-Angleterre et au Québec sous contrôle canadien, ce qui provoque la formation de la "Great Concavity", un désert toxique où rien ne peut vivre ou survivre. En réponse à la pollution et à la dévastation de leur patrie, un groupe de séparatistes radicaux québécois a émergé. Un de ces groupes a pour nom "Les Assassins des Fauteuils Rollents", ou "the Wheelchair Assassins" (A.F.R.).

 

Remy Marathe, membre de l’A.F.R., mais personnage parfaitement ambigu, rencontre l’agent secret américain Hugh Steeply. La femme de Remy Marathe est mourante, aussi on ne sait s’il travaille contre l’A.F.R. pour lui sauver la vie ou simplement faire semblant de les trahir pour se débarrasser de Steeply. Steeply et Hugh discutent divertissement, c'est que l’A.F.R. est à la recherche d’une copie du film afin d’en faire une arme et de l’utiliser pour obtenir leur indépendance du Canada et des États-Unis. Steeply, travaillant pour le gouvernement américain, a pour mission de voler la copie principale avant que l’A.F.R. puisse démanteler l'O.N.A.N. 

 Pendant ce temps, dans un centre de désintoxication (Ennet House Drug and Alcohol Recovery House) près de l’E.T.A., l’ancien toxicomane et cambrioleur Don Gately tente de changer sa vie en aidant les autres à maîtriser leur dépendance. Joelle van Dyne, l’ex-petite amie d’Orin qui a joué dans certains films de James, se présente à Ennet House. Elle souffre d’une grave dépendance au crack et avait tenté de se tuer avant de venir à Ennet House. Elle trouve que le programme lui fournit parfaitement l'aide attendue et se rapproche de Don.

De retour à E.T.A., les étudiants sont punis pour la violence dont ils ont fait preuve lors de l'un de leurs matchs. En raison de la toxicomanie endémique qui règne à l’école, certains étudiants, dont Hal, voient obligés de se soumettre à des tests, ce qui perturbe ce dernier compte tenu de sa dépendance à la marijuana. Mais l’étudiant et dealer Michael Pemulis tente d'intervenir en faisant chanter Avril pour sa liaison avec un étudiant, Pemulis est expulsé, Hal quant à lui arrête de se droguer, ce qui le change complètement.

Pendant ce temps, l’agent Steeply essaie de mettre la main sur la copie du fameux divertissement avant les radicaux. Il interroge Orin, se rend à E.T.A. pour parler à Hal, et traque Joelle, qui lui dit qu’il n’y a probablement pas de copie. Les A.F.R. avaient aussi déployés leurs propres méthodes pour trouver ledit film, en vain. 


"I think the sort of work I do falls into an area of American fiction that, yes, that is accessible, but that is designed for people who really like to read and understand reading to be a discipline and to require a certain amount of work. As I’m sure you know, most of the money in American publishing gets made in books — some of which I think are very good — that don’t require much work. They’re almost more like motion pictures, and people read them on airplanes and at beaches. I don’t do stuff like that. But of the American writers I know who do some of the more demanding fiction, I think I’m one of the more accessible ones, simply because when I’m working, I’m trying to make it as simple as possible rather than trying to make it as complicated as possible. There’s some fiction that’s very good that I think is trying to be difficult by putting the reader through certain sorts of exercises. I’m not one of those, so within the camp people usually talk about me being one of the more accessible ones, but that camp itself is not regarded as very accessible and I think it tends to be read by people who have had quite a bit of education or a native love of books and for whom reading is important as an activity and not just something to do to pass the time or entertain themselves...."

Je pense que la fiction que j'écris est très accessible, bien qu'elle s'adresse à des gens qui aiment vraiment lire et qui pensent que la lecture est quelque chose qui exige de la discipline et des efforts. Comme vous le savez, presque tout ce qui est publié aux États-Unis sont des livres qui peuvent parfois être bons, mais les lire ne demande pas beaucoup d'efforts, l'équivalent d'aller au cinéma pour voir un film amusant. Presque tout l'argent généré par la littérature provient de livres que les gens lisent lorsqu'ils voyagent en avion ou sont sur la plage. Mes livres ne sont pas comme ça. La plupart des conteurs américains avec qui j'ai des relations écrivent des romans assez difficiles et exigeants. Je pense que je suis l'un des plus accessibles, pour la simple raison que lorsque j'écris, je n'essaie pas intentionnellement de compliquer les choses, dans l'autre sens ; j'essaie de les rendre aussi simples que possible. Il y a une sorte de fiction, à mon avis très bonne, qui cherche délibérément à être difficile ; elle oblige le lecteur à faire face à certains types de stratégies, mais je n'écris pas comme ça, c'est pourquoi je ne suis généralement pas placé dans le domaine des auteurs particulièrement difficiles. Les gens ont tendance à me placer, du moins je le pense, parmi les écrivains les plus accessibles, mais je fais partie d'un groupe qui n'est pas exactement accessible à première vue, un groupe qui cultive une sorte de littérature qui exige des lecteurs une certaine préparation et un véritable amour des livres, des gens qui, quand ils lisent, sont esthétiques et pour qui la littérature est plus que simplement un hobby. (conversations avec Eduardo Lago, "Walt Whitman ya no vive aquí", 2018)


David Foster Wallace, "A Supposedly Fun Thing I'll Never Do Again"

("Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra pas", 1997) 

"Sept textes sur des sujets aussi divers que la télévision, le tennis, la Foire de l’Illinois où l’on discute de Barthes, Derrida et Foucault, la théorie de la littérature post-moderne, les films de David Lynch…" (Editions Au Diable Vauvert)

"Revers et dérivées à Tornado Alley

Quand je quittai la bourgade agraire enclose de ’Illinois où j’avais grandi pour, suivant les traces de mon père, faire mes études dans les montagnes du Berkshire, saillant blêmes dans l’ouest du Massachusetts, je me pris de passion pour les maths. Je commence à comprendre pourquoi. Les mathématiques niveau fac suscitent et subliment le mal du pays qui étreint l’étudiant débarqué du Midwest. J’avais grandi au milieu d’un espace vectoriel, quadrillé de lignes et de lignes en travers d’autres lignes – et, amples comme autant d’horizons, de vastes arcs géodynamiques, l’étrange tourbillon topographique par lequel s’écoule toute une étendue repassée par la glace, une terre qui vire et pivote sur son socle tectonique. L’aire qui s’étalait au-delà et en deçà de ces larges courbes à la jointure de la terre et du ciel, je pouvais en prendre le levé à vue d’œil bien avant de comprendre les infiniment petits comme des droits de passage, les intégrales comme des schémas. Faire des maths dans un établissement vallonné de l’est était comme un réveil ; démantelée, la mémoire était mise au jour. L’analyse était, littéralement, un jeu d’enfant.

À la fin de l’enfance, j’appris à jouer au tennis sur les courts bitumés d’un petit parc découpé dans des champs rendus impropres à la culture par l’excès d’azote. C’était à Philo, minuscule grappe de silos à grains et de pavillons Levittown construits pendant la guerre, dont les autochtones s’occupaient quasi exclusivement de vendre des assurances récolte, de la fumure azotée et des herbicides et de collecter la taxe foncière auprès des jeunes chercheurs de la toute proche université de Champaign-Urbana. Les effectifs de cette dernière avaient assez augmenté, dans les prospères années soixante, pour justifier l’existence de chimères lexicales du type « cité-dortoir rurale ».

Entre douze et quinze ans, je fus à deux doigts de devenir un grand joueur de tennis junior. Je fis mes premières armes en massacrant des fils d’avocats et de dentistes lors de petites compétitions organisées par les country clubs de Champaign et d’Urbana et bientôt, je passai mes étés à sillonner l’Illinois, l’Indiana et l’Iowa au point du jour, de tournoi en tournoi. À quatorze ans, j’étais classé dix septième de la Western Section de la United States Tennis Association (« Western » étant la dénomination archaïque du Midwest ; plus à l’ouest se succédaient les divisions Southwest, Northwest et Pacific Northwest). Plus qu’à un quelconque don d’athlète, c’est à la bourgade où j’avais appris à jouer et où je m’entraînais que je devais de tutoyer l’excellence, ainsi qu’à une curieuse propension aux mathématiques intuitives. Alors que tout le monde, sur le circuit junior, est un gisement de potentiel brut, j’étais remarquablement dénué de talent. Ma coordination main-œil était correcte, mais je n’étais ni costaud ni rapide, j’avais le torse presque concave et les poignets tellement fins que je pouvais les cercler entre le pouce et l’index; j’étais incapable de frapper la balle plus fort ou plus droit que la plupart des filles de ma tranche d’âge. Mon atout, c’était de « couvrir l’ensemble du court», truisme tennistique qui signifie tout et n’importe quoi. Dans mon cas, cela voulait dire que je connaissais les limites, les miennes et celles du cadre, et m’y adaptais. J’atteignais mon meilleur niveau dans les pires conditions. En deux mots, dans le centre de l’Illinois, les conditions environnementales sont intéressantes pour le mathématicien et mauvaises pour le tennisman. La chaleur estivale et l’humidité de moufle moite; l’absurde fertilité du sol qui insuffle aux graminées et herbes à larges feuilles assez de vigueur pour percer la surface des courts; les moucherons qui se repaissent de sueur ; les moustiques qui pondent leurs œufs dans les sillons et les rigoles pleines de conferves qui encadrent les champs; les papillons de nuit et les divers diptères qui interdisent les parties nocturnes et, attirés par les lampes au sodium, forment un petit globe autour de chaque lampadaire, au point que toute la surface éclairée du court frétille de petites ombres frénétiques.

Mais surtout, le vent. Rien ne détermine plus la qualité de la vie en plein air dans le centre de l’Illinois que le vent. Plus de blagues locales que je ne pourrais en citer parlent de girouettes tordues et de granges penchées. Plus de sobriquets ont été donnés au vent dans le sud de notre État qu’à la neige dans le Grand Nord. Le vent avait une personnalité, un (sale) caractère et, apparemment, des desseins propres. Il chassait les feuilles d’automne en lignes imbriquées et arcs de force si réguliers qu’ils auraient pu illustrer un cours sur les formules de Cramer et la façon de tracer la normale au point d’intersection de deux courbes gauches. En hiver, il sculptait la neige en gourdins aveuglants qui ensevelissaient les voitures calées et obligeaient les gens à dégager à la pelle non seulement l’allée, mais aussi les flancs de leur maison ; chez nous, le « blizzard» commence seulement quand la neige cesse de tomber et que le vent se lève. La plupart des habitants de Philo ne se coiffaient pas, à quoi bon. Il était si coutumier aux dames de protéger leur brushing ou leur permanente sous un de ces petits fanions en plastique que je les croyais indispensables à toute coiffure élégante; les filles de la côte Est qui se baladaient les cheveux détachés claquant au vent me paraissaient indécentes et nues. Le vent, le vent, etc., etc...." (éditions Au Diable Vauvert, traduit par Julie et Jean René Etienne)


David Foster Wallace, "Brief Interviews with Hideous Men"

("Brefs entretiens avec des hommes hideux", 1999)

"Un garçon paralysé par la peur en haut d’un plongeoir, un poète satisfait se prélassant au bord de sa piscine, une jeune épouse persuadée de faire mal à son mari lors des fellations… Wallace transporte le lecteur en des lieux que peu d’écrivains osent approcher. Une voix et un sens de l’observation unique, un humour éblouissant, une finesse incomparable dans la description des états d’âme : à travers ces vingt-deux nouvelles mêlant humour et malaise, il entraîne le lecteur dans des univers et des esprits à la fois familiers et totalement étrangers." (Editions Au Diable Vauvert)

Wallace découvre que les êtres humains vivent le plus souvent masqués et la mise en scène de soi qu'ils tentent de formuler n'a pour seule finalité que le désir d'être aimé, l'auteur, lui, est à la recherche d'un miracle, celui de l'authenticité ...

 

A RADICALLY CONDENSED HISTORY OF POSTINDUSTRIAL LIFE

When they were introduced, he made a witticism, hoping to be liked. She laughed extremely hard, hoping to be liked. Then each drove home alone, staring straight ahead, with the very same twist to their faces.

The man who’d introduced them didn’t much like either of them, though he acted as if he did, anxious as he was to preserve good relations at all times. One never knew, after all, now did one now did one now did one.

 

 Une histoire ultra-condensée de l’ère postindustrielle

Quelqu’un a fait les présentations, il a fait un trait d’esprit, dans l’espoir qu’on l’aimerait. Elle a ri extrêmement fort, dans l’espoir qu’on l’aimerait. Chacun est rentré seul chez soi, regardant la route droit devant, le visage contracté exactement de la même manière.

L’homme qui les avait présentés ne les aimait guère ni l’un ni l’autre, même s’il faisait comme si, soucieux qu’il était de ménager des relations cordiales en toutes circonstances. Car enfin, sait-on jamais sait-on jamais sait-on jamais.

 

 La mise en scène de soi, qui est en fait un examen de soi, que Wallace conduit avec un souci du détail rarement égalé, n'est pas sans inquiétude tant on redoute cette solitude qui révèle tout simplement qu'à vouloir sonder son être on ne rencontre que vide, ...

 

FOREVER OVERHEAD

Happy Birthday. Your thirteenth is important. Maybe your first really public day. Your thirteenth is the chance for people to recognize that important things are happening to you.

Things have been happening to you for the past half year. You have seven hairs in your left armpit now. Twelve in your right. Hard dangerous spirals of brittle black hair. Crunchy, animal hair. There are now more of the hard curled hairs around your privates than you can count without losing track. Other things. Your voice is rich and scratchy and moves between octaves without any warning. Your face has begun to get shiny when you don’t wash it. And two weeks of a deep and frightening ache this past spring left you with something dropped down from inside: your sack is now full and vulnerable, a commodity to be protected. Hefted and strapped in tight supporters that stripe your buttocks red. You have grown into a new fragility.

 

"Au-dessus à jamais

Joyeux anniversaire. Treize ans c’est un jour important. Peut-être même celui qui ouvre ta vie publique. Treize ans, c’est là que les gens doivent prendre conscience que des choses importantes sont en train de t’arriver. Des choses te sont arrivées au cours des six derniers mois. Tu as maintenant sept poils à l’aisselle gauche. Douze à droite. De dures, de dangereuses spirales de poil noir et cassant. De poil crissant, animal. Autour de tes parties intimes, ces poils rudes et frisés sont maintenant trop nombreux pour que tu les comptes sans perdre le fil. D’autres choses. Riche et rêche, ta voix passe d’une octave à l’autre sans prévenir. Ton visage brille quand tu ne le laves pas. Et deux semaines d’une douleur terrifiante et profonde au printemps dernier t’ont laissé avec cette chose tombée d’en dedans : ton sac est maintenant plein et vulnérable – prendre soin de ce paquet. Le palan qui le soutient et le hisse te strie les fesses de rouge. Tu as gagné en fragilité.

 

And dreams. For months there have been dreams like nothing before: moist and busy and distant, full of yielding curves, frantic pistons, warmth and a great falling; and you have awakened through fluttering lids to a rush and a gush and a toe-curling scalp-snapping jolt of feeling from an inside deeper than you knew you had, spasms of a deep sweet hurt, the streetlights through your window blinds cracking into sharp stars against the black bedroom ceiling, and on you a dense white jam that lisps between legs, trickles and sticks, cools on you, hardens and clears until there is nothing but gnarled knots of pale solid animal hair in the morning shower, and in the wet tangle a clean sweet smell you can’t believe comes from anything you made inside you.

 

Et des rêves. Depuis plusieurs mois, des rêves d’une nouveauté radicale : moites, affairés et distants; courbes qui s’abandonnent, pistons frénétiques, chaleur, et puis la chute vertigineuse ; et tu t’éveilles, derrière des paupières frémissantes, dans un jaillissement, une décharge de sensation qui t’électrise des cheveux aux orteils, surgie d’un dedans plus profond que tu n’aurais cru receler, spasmes d’une douleur profonde et suave, avec la lumière filtrant par les volets en éclats d’étoiles aiguës sur le plafond noir de la chambre, et sur toi une gelée blanche et dense et qui suinte entre les jambes, goutte et colle, refroidit sur la peau et se fige et pâlit, laissant des nœuds de poils agglutinés, animaux et blêmes sous la douche du matin, et dans l’enchevêtrement mouillé une odeur propre et suave dont tu n’arrives pas à croire qu’elle puisse venir d’une chose que tu aurais fabriquée en toi. 

 

The smell is, more than anything, like this swimming pool: a bleached sweet salt, a flower with chemical petals. The pool has a strong clear blue smell, though you know the smell is never as strong when you are actually in the blue water, as you are now, all swum out, resting back along the shallow end, the hip-high water lapping at where it’s all changed. Around the deck of this old public pool on the western edge of Tucson is a Cyclone fence the color of pewter, decorated with a bright tangle of locked bicycles. Beyond this a hot black parking lot full of white lines and glittering cars. A dull field of dry grass and hard weeds, old dandelions’ downy heads exploding and snowing up in a rising wind. And past all this, reddened by a round slow September sun, are mountains, jagged, their tops’sharp angles darkening into definition against a deep red tired light. Against the red their sharp connected tops form a spiked line, an EKG of the dying day.

The clouds are taking on color by the rim of the sky. The water is spangles off soft blue, five-o’clock warm, and the pool’s smell, like the other smell, connects with a chemical haze inside you, an interior dimness that bends light to its own ends, softens the difference between what leaves off and what begins.

 

L’odeur n’évoque rien plus que cette piscine : doux sel de chlore, fleur aux pétales chimiques. De la piscine émane une odeur forte, claire et bleue, même si tu sais qu’elle n’est jamais plus forte que lorsque tu t’y trouves, dans l’eau bleue, comme maintenant, vidé d’avoir trop nagé, au repos dans le petit bain où l’eau vient clapoter à hauteur des hanches, là où ça a tant changé. La vieille piscine municipale à la lisière ouest de Tucson est ceinte d’un grillage couleur étain orné d’un enchevêtrement coloré de vélos cadenassés. Derrière, un parking brûlant, noir, garni de lignes blanches et de voitures étincelantes. Un champ morne d’herbe sèche et de mauvaises herbes, les têtes duveteuses des vieux pissenlits qui explosent et neigent vers le ciel, portées par les vents ascendants. Et au-delà, rougeoyantes dans le lent soleil rond de septembre, les montagnes déchiquetées, les angles aigus de leurs cimes se précisant en noir contre une vieille lumière rouge sombre. Contre le rouge, leurs cimes aiguës et connectées dessinent une ligne brisée, un électrocardiogramme du jour qui meurt. Les nuages se colorent à la bordure du ciel. L’eau est pailletée de bleu tendre, tiède comme à 5 heures, et l’odeur de la piscine, tout comme l’autre odeur, rejoint en toi une brume chimique, une pénombre intérieure qui ploie les clartés à ses fins, estompe la différence entre ce qui s’achève et ce qui commence.

 

Your party is tonight. This afternoon, on your birthday, you have asked to come to the pool. You wanted to come alone, but a birthday is a family day, your family wants to be with you. This is nice, and you can’t talk about why you wanted to come alone, and really truly maybe you didn’t want to come alone, so they are here. Sunning. Both your parents sun. Their deck chairs have been marking time all afternoon, rotating, tracking the sun’s curve across a desert sky heated to an eggy film. Your sister plays Marco Polo near you in the shallows with a group of thin girls from her grade. She is being blind now, her Marco’s being Polo’d. She is shut-eyed and twirling to different cries, spinning at the hub of a wheel of shrill girls in bathing caps. Her cap has raised rubber flowers. There are limp old pink petals that shake as she lunges at blind sound.

There at the other end of the pool is the diving tank and the high board’s tower. Back on the deck behind is the SN CK BAR, and on either side, bolted above the cement entrances to dark wet showers and lockers, are gray metal bullhorn speakers that send out the pool’s radio music, the jangle flat and tinny thin.

 

Il y aura une fête pour toi ce soir. Cet après-midi, pour ton anniversaire, tu as demandé à venir à la piscine. Tu voulais venir seul mais un anniversaire se passe en famille et la tienne veut t’accompagner. C’est gentil et tu ne peux pas dire pourquoi tu voulais venir seul, et peut-être qu’à vrai dire, tu ne tenais pas tant que ça à venir seul, donc ils sont là. Au soleil. Tes deux parents prennent le soleil. Tout l’après-midi leurs chaises longues ont marqué l’heure, poursuivant dans leur rotation l’arc du soleil à travers un ciel de désert que la chaleur a rendu lisse comme un blanc d’œuf. Ta sœur joue à colin-maillard non loin de toi dans le petit bain avec quelques filles menues du même âge qu’elle. Elle est aveugle maintenant, c’est son tour. Les yeux clos, elle tournoie au milieu des cris épars, moyeu d’une roue de filles stridentes en bonnet de bain. Le sien est embossé de fleurs de caoutchouc et de vieux pétales roses et flasques tremblent lorsqu’elle plonge après chaque bruit aveugle.

Là-bas, à l’autre bout de la piscine, le bassin réservé aux plongeons et le grand plongeoir. Sur le bord, derrière, le SNACK BAR et de part et d’autre, boulonnés au-dessus des entrées en ciment qui mènent aux douches et vestiaires sombres et moites, les haut-parleurs aux pavillons de métal gris d’où crépite la musique, pépiement plat, infime.

 

Your family likes you. You are bright and quiet, respectful to elders— though you are not without spine. You are largely good. You look out for your little sister. You are her ally. You were six when she was zero and you had the mumps when they brought her home in a very soft yellow blanket; you kissed her hello on her feet out of concern that she not catch your mumps. Your parents say that this augured well. That it set the tone. They now feel they were right. In all things they are proud of you, satisfied, and they have retreated to the warm distance from which pride and satisfaction travel. You all get along well.

(...)

Ta famille t’aime bien. Tu es intelligent et calme, respectueux des aînés – bien que non dénué de caractère. Un bon élément. Tu veilles sur ta petite sœur, tu es son allié. Tu avais six ans quand elle zéro et le jour où ils l’ont ramenée à la maison emmitouflée dans une couverture jaune toute douce, tu avais les oreillons et tu l’as accueillie en l’embrassant sur les pieds, de crainte qu’elle n’attrape tes microbes. Tes parents disent que c’était de bon augure. Que le ton était donné. Ils estiment aujourd’hui qu’ils ne s’étaient pas trompés. En toutes choses fiers de toi, satisfaits, ils se sont retirés à la distance chaleureuse d’où fierté et satisfaction cheminent. Vous vous entendez bien.

Joyeux anniversaire. C’est un grand jour, grand comme le toit de tout le ciel au sud-ouest. Tu y as bien réfléchi. Le grand plongeoir est là. Ils voudront bientôt s’en aller. Grimpe et fais-le. Secoue le bleu, débarrasse-t’en. Tu es à moitié blanchi, souple et délassé, attendri, les bouts de doigts fripés. La brume de la piscine est dans tes yeux, son odeur trop propre. Elle fragmente la lumière en couleurs douces. Frappe-toi la tête du talon de la main. Le côté droit rend un écho mou. Incline la tête et sautille – chaleur soudaine dans l’oreille, délicieuse, et l’eau tiédie par le cerveau refroidit dans le nautile de ton oreille. Tu entends la musique plus forte et plus grêle, les cris plus proches, beaucoup d’agitation dans beaucoup d’eau. 

Pour l’heure tardive, la piscine est bondée. Ici des enfants fluets, des hommes animaux velus. Des garçons mal proportionnés, tout en cou, jambes et attaches noueuses, le torse creux, vaguement aviaires. Comme toi. Là des personnes âgées qui s’aventurent mal assurées à travers les eaux basses perchées sur leurs jambes comme des bâtons, tâtant la surface du bout des doigts, bannies de tous les éléments à la fois. 

 

And girl-women, women, curved like instruments or fruit, skin burnished brown-bright, suit tops held by delicate knots of fragile colored string against the pull of mysterious weights, suit bottoms riding low over the gentle juts of hips totally unlike your own, immoderate swells and swivels that melt in light into a surrounding space that cups and accommodates the soft curves as things precious. You almost understand.

The pool is a system of movement. Here now there are: laps, splash fights, dives, corner tag, cannonballs, Sharks and Minnows, high fallings, Marco Polo (your sister still It, halfway to tears, too long to be It, the game teetering on the edge of cruelty, not your business to save or embarrass). Two clean little bright-white boys caped in cotton towels run along the poolside until the guard stops them dead with a shout through his bullhorn. The guard is brown as a tree, blond hair in a vertical line on his stomach, his head in a jungle explorer hat, his nose a white triangle of cream. A girl has an arm around a leg of his little tower. He’s bored.

 

Et des filles-femmes, des femmes, incurvées comme des instruments de musique ou des fruits, la peau brunie d’un brun brillant, leurs hauts de maillots retenus par de fins nœuds de cordelette colorée, objection fragile à la traction de poids dont tu ne sais rien, leurs culottes posées bas contre les saillies souples de hanches on ne peut plus différentes des tiennes, pleins et déliés fondus dans la lumière et l’espace environnant qui s’aménage pour recueillir les courbes douces comme des objets précieux. Tu comprendrais presque. La piscine est un système de mouvements. Présentement, sous tes yeux : brasses, concours d’éclaboussures, plongeons, 1, 2, 3, soleil, bombes, saltos, colinmaillard (c’est toujours ta sœur qui s’y colle, proche des larmes, trop longtemps que c’est elle, le jeu frôle la cruauté, pas à toi de la sauver ni de l’embarrasser)..."  

(éditions Au Diable Vauvert, traduit par Julie et Jean René Etienne)


David Foster Wallace, "Oblivion: Stories"  ("L'Oubli", 2004)

"« Je gaspillais beaucoup de temps et d’énergie à créer une certaine image de moi-même et à recueillir une approbation ou une acceptation qui ne me faisaient rien, parce qu’elles n’avaient rien à voir avec celui que j’étais vraiment. J’étais un imposteur et ça me dégoûtait, mais je crois que je n’arrivais pas à m’en empêcher. » Ces mots sont ceux de Neal, son long monologue d’homme en proie au doute, à l’imposture et à l’errance constitue l’une des nouvelles de L’Oubli. Comme Neal, les autres personnages de ce recueil souffrent de l’impossibilité de faire coexister leur propre espace mental avec le reste du monde. Et trouvent leur refuge dans l’effacement et l’oubli : dans l’art le plus absurde, la folie, la chirurgie esthétique, une lettre désespérée, ou même le suicide. L’univers de David Foster Wallace se retrouve condensé dans ces huit nouvelles qui sont autant de petits romans où se conjuguent humour noir et empathie." (Editions de l'Olivier, traduit par Charles Recoursé)

 


David Foster Wallace, "This Is Water: Some Thoughts, Delivered on a Significant Occasion, about Living a Compassionate Life" ("C'est de l'eau", 2009)

 

"Unique dans l’œuvre de David Foster Wallace, nécessaire et accessible à tous, une courte allocution, mais vraie leçon de philosophie, profonde et inspirée, pour garder la force de vivre et nous inciter à la compassion."  (Editions Au Diable Vauvert)

".. C’est l’histoire de deux types assis dans un bar en plein milieu des étendues sauvages d’Alaska. L’un est croyant, l’autre est athée, et ils débattent de l’existence de Dieu avec cette intensité particulière qui s’installe aux environs de la quatrième bière. 

Et l’athée dit, « Écoute, c’est pas comme si j’avais aucune raison fondée de ne pas croire en Dieu. C’est pas comme si j’avais jamais essayé tous ces trucs de prière et de Dieu. Tiens, le mois dernier, un blizzard atroce m’a éloigné du camp, je voyais rien, j’étais paumé, il faisait moins cinquante, et alors je l’ai fait, j’ai essayé : je me suis mis à genoux dans la neige et j’ai crié, “Mon Dieu, s’il y a un Dieu, je suis perdu dans le blizzard, je vais mourir si vous ne m’aidez pas !” »

Et là, dans le bar, le croyant regarde l’athée, perplexe : « Alors tu dois y croire, maintenant, il dit. Après tout t’es là, bien vivant. »

L’athée lève les yeux au ciel comme si le croyant était un crétin : « Non mon pote, tout ce qui s’est passé, c’est que deux Eskimos sont passés par là et m’ont indiqué la direction du camp. » 

Il est facile de passer cette histoire au filtre d’analyse classique des sciences humaines : une expérience rigoureusement identique peut signifier deux choses totalement différentes pour deux personnes différentes, selon leurs différentes structures de croyances et leurs manières de construire les significations à partir de l’expérience. Vu que nous sommes attachés à la tolérance et à la diversité des croyances, à aucun moment nous n’affirmerons dans notre analyse de sciences humaines que l’interprétation d’un des types est vraie et que celle de l’autre est fausse ou mauvaise. Et c’est très bien, sauf que nous ne nous demanderons jamais non plus d’où viennent ces structures de croyances individuelles, c’est-à-dire, d’où elles viennent à l’intérieur de ces deux types." (Editions Au Diable Vauvert, traduit par Charles Recoursé)