Martin Heidegger (1889-1976), "Etre et Temps" (Sein und Zeit, 1927), "Qu'est-ce que la métaphysique?" (Die Grundbegriffe der Metaphysik, 1929), "Lettre sur l'humanisme" (Über den Humanismus, 1946), "Qu'appelle-t-on penser?" (Was heißt Denken? , 1951) ...  

Last update: 11/11/2016

 

Die Davoser Disputation zwischen Martin Heidegger und Ernst Cassirer (1929) - Le débat de Davos (Suisse) entre Ernst Cassirer et Martin Heidegger est souvent considéré, par les spécialistes, comme un évènement majeur de l'histoire de la pensée. Il est au moins représentatif de deux visions du monde, philosophiques mais aussi politiques, qui, dans la décennie 1919-1929, dominent tous les débats sur ce que peut-être l'Homme, un Cassirer qui représente en quelque sorte le monde ancien, celui de la culture, de l'histoire, de l'objectivation de l'esprit par formalisation symbolique, et Heidegger qui semble tracer une nouvelle route, celle de l'existence, de l'angoisse, du destin, de la mort. La métaphysique de Kant est au centre des débats, et la progressive inclination des Allemands des années 1930 en faveur d'Hitler et du national-socialisme en fond du débat. Pour Kant, l'homme est en effet une créature métaphysique du seul fait qu'il s'interroge constamment, sur sa liberté, son immortalité, l'existence de Dieu, mais ne peut répondre à ses interrogations : le seul chemin qui s'ouvre à nous est le possible, le perfectionnement de notre connaissance, de notre liberté et de notre sentiment religieux. Et rien d'autre, rien de plus...
Mais le monde de Kant et de la Critique de la Raison pure (1787) n'est plus celui d'Ernst Cassirer (1874-1945) ou de Martin Heidegger (1889-1976), à la vision newtonienne de monde a succédé la théorie de la relativité d'Einstein (1905), Darwin a démontré le fait de l'évolution biologique (1859), Sigmund Freud a imposé cette idée d'un vaste espace mental soustrait à la conscience de l'individu, où s'activent souvenirs refoulés et désirs interdits (1926), enfin la Première Guerre mondiale a profondément marqué toute une génération. Il n'y a pas d'existence préalable à toute expérience, notre nature humaine est intrinsèquement liée à un devenir temporel qui nous dépasse infiniment, l'histoire de semble pas obéir à quelque finalité transcendante, notre conscience n'a plus cette évidence de jugement et de liberté, enfin les atrocités de la Grande Guerre ont retiré toute crédibilité à la notion de progrès civilisateur et culturel. "En  presque dix mille ans d'histoire, c'est la première fois que l'homme a complètement cessé d'être intelligible à lui-même, qu'il ne sait plus ce qu'il est, mais qu'il sait aussi ce qu'il ne le sait pas", écrit Max Scheler en 1928 dans "La Situation de l'Homme dans le Monde". 

Il ne s'agit donc plus de répondre à la fameuse question de Kant, - Qu'est-ce que l'Homme? :  qu'est-ce que cet Homme contraint de s'interroger, qu'est-ce que cet Homme qui pose des questions auxquelles il ne peut pas intrinsèquement espérer répondre? Cassirer et Heidegger modifient ainsi la problématique humaine que pose Kant et renvoient à une autre interrogation, plus adaptée, semble-t-il, à ce nouveau contexte du XXe siècle naissant, pourquoi cet Homme s'interroge-t-il? D'où lui vient cette propension à vouloir s'interroger? 

Pour Ernst Cassirer, l'être humain est un être culturel qui utilise et produit des symboles, et c'est par l'intermédiaire de ces formes symboliques que nous interrogeons le monde et donnons du sens à notre existence. Notre esprit ne reflète ni ne se conforme à la réalité, disait Kant, c'est la réalité qui se conforme aux lois de notre esprit. Cassirer va enrichir Kant par Wilhelm von Humboldt : pour ce dernier qui étudie les diverses langues naturelles des peuples, chacune d'entre elles exprime une manière particulière de concevoir et de comprendre le monde, une forme singulière de l'esprit qui est d'emblée une vision du monde, parmi d'autres. Cassirer étend cette idée à toutes les formes symboliques, mythe, religion, art ou sciences de la nature, chacune de ces formes portant une part de la réalité, une part de cette réalité que porte, parmi d'autres formes, notre esprit. Et renforcé par  notre autonome morale, nous nous inscrivons tous dans une certaine continuité et pluralité sociale et culturelle. Cassirer construit donc ainsi une toute nouvelle manière de philosopher : "si toute culture consiste dans la création de certains mondes imaginaires de l'esprit, le but de la philosophie n'est pas de remonter derrière toutes ces créations, mais bien plutôt d'en comprendre le principe de formation et d'en prendre conscience".

Pour Martin Heidegger, c'est l'angoisse de l'individu découvrant sa propre finitude et sa temporalité dans l'expérience du Dasein, de l'être-là, qui le conduit à déployer toute les potentialités de son être propre avec, pour finalité, de parvenir à une "authenticité" qui devient libération. L'ambigu discours de Fribourg sur la "Selbstbehauptung der deutschen Universität" (1933) viendra quelque peu entacher une telle perspective...

Le but de Husserl dans les années 1910 était de parvenir à un mode d'examen pur et non empirique de la réalité, telle qu'elle résulte des données de l'expérience. Mais entre ses mains, l'instrument qu'il avait forgé était resté impersonnel; son champ d'application était la conscience en général. Martin Heidegger va l'utiliser pour tracer, dans "Sein und Zeit" (L'Être et le temps, 1927) - livre dont procède en grande partie l'existentialisme - un tableau beaucoup plus dramatique de la condition humaine. Alors que Husserl se limitait aux activités cognitives de l'esprit et qu'un Max Scheler étudiait la structure des émotions à des fins éthiques relativement restreintes, Heidegger va se concentre sur l'état émotionnel intense de l'angoisse, où il voit un indice de la véritable situation de l'homme dans le monde .... 

Ce monde où l'homme se trouve, ce n'est pas lui qui l'a fait, et s'il a une forme ou un sens quelconque, c'est l'exercice de la volonté humaine qui les lui confère; il consiste en objets pour-soi, conçus en tant qu'instruments. L'angoisse profonde et sans motif qui naît de la contemplation du moi et de la condition humaine est la peur de la mort ou du non-être qui doit survenir inéluctablement. Face à ce sort ultime, l'homme peut prendre la décision de vivre de façon authentique, en assumant cette perspective d'anéantissement et la nature purement volontaire de ses choix, ou bien il peut tomber dans l'inauthenticité, dans cet état d'anesthésie mentale où l'enlisent les habitudes et les intérêts inhérents à la vie sociale quotidienne. Heidegger se fait l'avocat d'une sorte d'athéisme héroïque, de l'attitude de l'homme qui, conscient du tragique de sa situation, choisit son propre destin.

Husserl, tout comme les positivistes, tenait la philosophie pour une recherche de signification impersonnelle, cognitive et a priori, même si sa conception de l'objet de cette investigation diffère de la leur. Mais, avec l'application dramatique, personnelle et émotionnelle que Heidegger fait de la méthode phénoménologique, les deux mondes philosophiques vont s'orienter en opposition diamétrale. Cette opposition atteindra un maximum d'incompréhension et de dédain mutuels dans les années qui suivent 1945, époque où elle semble traduire la différence entre ceux qui ont connu l'occupation nazie et ceux qui ne l'ont pas connue. Encore de nos jours, elle demeure une réalité de la vie intellectuelle....


Martin Heidegger (1889-1976)

L'oeuvre de Martin Heidegger inspira de très nombreux philosophes européens, notamment en corrélation avec le mouvement existentialiste. Européen car il n'a trouvé que très peu d'écho dans le monde anglo-saxon. Son ouvrage majeur, "Être et Temps", ré-ouvre la question de l'être en explorant la façon dont nous affrontons notre propre existence et la façon dont le monde nous apparaît. Et c'est ainsi que des sujets comme l'angoisse, la mort, le souci, réintègrent le discours philosophique. Si Heidegger reprend en effet de Husserl l'ambition d'étudier l'accès de l'homme au monde, ce n'est pas à la conscience qu'il porte son attention, mais à l'existence normale de l'être humain, le "magicien de Messkirch" est capable d'enflammer ses élèves en les mettant en contact avec la perception de ce quotidien dans lequel le sujet et l'objet partagent un environnement commun. Heidegger, a contrario de Descartes, ne prend pas son esprit comme source de certitude, en opposition avec le monde matériel : il insiste sur la réalité vécue de notre être dans un monde que nous n'avons pas choisi. Le monde que nous percevons et dans lequel nous vivons, telle est sa grande découverte. Et plus encore, Heidegger ne se préoccupe pas de connaître le monde, mais d'être dans le monde : le terme de "Dasein" (l'être-là) permet de décrire cette aptitude l'homme, Être capable de s'interroger sur l'Être, "l'essence de l'être-là réside dans son existence." 

Heidegger semble avoir eu l'ambition de renouveler de fond en comble la métaphysique et l'ontologie, et de répondre au concept le plus obscur de la philosophie qui est la question de l'Être : ses réflexions ne dépasseront pas le cadre de l'existence humaine, creusant sans relâche le thème de l'intégration de l'homme en ce monde, de sa temporalité et de sa mortalité. Mais nous ne trouverons dans l'oeuvre de Heidegger aucune véritable réponse, les questions se pressent et se croisent, des perspectives sont creusées sans relâche, mais l'horizon, tout comme notre horizon terrestre, reste inatteignable..

 

Après des études de théologie et de philosophie, il est promu docteur en 1915 et devient l'assistant de Husserl de 1916 à 1922. En 1922, Heidegger est appelé à enseigner à Marbourg. C'est là qu'il écrit la "première partie" (il n'y en aura pas de seconde) de Sein und Zeit. Avec ce livre, il accède à la célébrité. L'écart avec Husserl se creuse.  En 1924, il fait la connaissance de la jeune étudiante en philosophie Hanna Arendt, qui sera sa maîtresse pendant quelque temps, et forme avec son collègue Karl Jaspers un duo qui entend bouleverser la philosophie académique.

Puis vinrent les années sombres du nazisme. Pendant l'hiver 1932-1933, Heidegger se trouve à l'écart de l'Université de Fribourg. Pour étudier à fond la pensée des Présocratiques, il s'est retiré dans son "repaire" de la Forêt Noire. Mais en avril 1933 le nouveau Recteur est relevé de ses fonctions. A la demande pressante de ses collègues qui craignent la nomination d'un fonctionnaire nazi, Heidegger accepte d'assumer la charge de Recteur. S'il s'inscrit au parti nazi, ce n'est pour lui qu'une formalité indispensable, dit-il, pour rénover l'Université allemande. Sommé par les autorités de révoquer les doyens hostiles au régime, il préfère démissionner en février 1934. Il se limite alors à son métier d'enseignant mais ses cours sont surveillés. Il n'écrit plus. En 1944, Heidegger est considéré par le régime comme faisant partie de la "dernière" catégorie des professeurs, ceux dont on n'a rien à faire. Jean Beaufret, disciple inconditionnel du maître allemand, résistant, ne vit dans l'adhésion de Heidegger au parti nazi qu'une erreur de jeunesse.

En 1945, les autorités françaises d'occupation jugeront bon de reconduire purement et simplement la sanction prise à son égard par les autorités nazies : il restera donc éloigné de l'Université jusqu'en 1951. Il rompt son silence d'écrivain en publiant la "Lettre sur l'humanisme" (1947). Il publie en 1951 "Qu'appelle-t-on penser?" et en 1953 "La question de la technique". Il enseignera jusqu'en 1973.

 

Biographie: 

- Etre et Temps (Sein und Zeit, 1927) 

- Qu'est-ce que la métaphysique? (Die Grundbegriffe der Metaphysik. Welt – Endlichkeit – Einsamkeit, 1929) 

- Kant et le problème de la métaphysique (Kant und das Problem der Metaphysik, 1929) 

Les Hymnes de Hölderlin (Hölderlins Hymnen « Germanien » und « Der Rhein », 1934-1935)

- Introduction à la métaphysique (Einführung in die Metaphysik, 1935) 

- Nietzsche (Nietzsche I und II, 1936-1946) 

- De l'essence de la vérité (Vom Wesen der Wahreit, 1943)

- Lettre sur l'humanisme (Über den Humanismus, 1946) 

- Chemins qui ne mènent nulle part (Holzwege, 1935-1946

- Qu'appelle-t-on penser? (Was heißt Denken? , 1951) 

- Essais et conférences (Vorträge und Aufsätze, 1954)

- Qu'est-ce qu'une chose? (Die Frage nach dem Ding, 1962)

- Le Principe de raison (Der Satz vom Grund, 1957)

- La Fin de la philosophie et la tâche de la pensée (1964) 

- Héraclite (1966-1967)

 

"Les pâtres habitent en invisibles et au-delà du désert de la terre dévastée qui ne doit plus servir qu'à assurer la domination de l'homme .."  La posture langagière de Martin Heidegger écrivain trahit quelque chose de hautain : certes l'auteur sollicite le lecteur, voire le contraint d'épouser cette manière de voir qui passe en revue les âges du monde; mais il demande au lecteur de le suivre sur des chemins difficiles et il lui assigne une allégeance plutôt que la communauté d'un dialogue ... Dans l'Être et le Temps, Heidegger relie les thèmes essentiels de Dilthey et de Husserl.

Pour Dilthey, les cultures sont, dans l'histoire, comme les objectivations d'une "Vie" qui doit toujours être saisie à partir d'une compréhension préalable de sa totalité.

Pour Husserl, au cours d'une démarche récurrente vers les productions de la conscience, il fait de la "constitution du monde", c'est-à-dire de la constitution du sens de toute modalité de l'étant, l'objet d'une description pure.

Heidegger s'efforce de fonder l'existence humaine à partir d'elle-même, à la fois dans son historicité et dans sa totalité. Cette existence jouit de la supériorité d'être parmi tous les étants celui qui peut comprendre le sens de l'Être.."  

(J.Habermas, Profils philosophiques et politiques)

 

"Introduction à la recherche phénoménologique" (1923-1924, Einführung in die Phänomenologische Forschung, Martin Heidegger)
Heidegger entreprend de débattre avec Husserl et la phénoménologie, et aborde dans ce cadre la philosophie de Descartes. Il se propose en effet dans ce cours inaugural du semestre 1923-1924 donné à l'université de Fribourg-en-Brisgau, de s'interroger sur la recherche phénoménologique. Cette science des phénomènes, du moins à l'origine, va pourtant singulièrement avec Husserl renvoyer à la conscience jusqu'à devenir la science eidétique descriptive de la conscience pure transcendantale. Comment la conscience est-elle donc devenue l'objet privilégié de la recherche philosophique, s'interroge Heidegger, si ce n'est sous l'influence d'une domination, devenue aujourd'hui incontrôlable, le souci de certitude et d'apparence qui est apparu avec Descartes. La phénoménologie n'est plus guidée par le souci de s'approprier les choses elles-mêmes, par l'apparaître de l'étant dans son être, pour reprendre Heidegger, mais devient une science de la conscience qui n'a de cesse de poursuivre l'idée de certitude et d'évidence. On parle ainsi d'une critique "existentiale" de la phénoménologie husserlienne. Privilégier le "souci d'une connaissance connue" trahit pour le philosophe une véritable "angoisse devant le Dasein". C'est donc la question du Dasein qui se retrouve totalement occultée, c'est-à-dire la question de l'existence, de notre existence, bien loin du souci des choses ordinaires de ce monde. D’où la nécessité pour Heidegger de reprendre cette question du Dasein, anticipant certaines des analyses de Être et Temps. Ce cours représente non seulement un document essentiel pour mieux cerner ce qui se joue dans le débat entre Heidegger et Husserl, mais offre aussi une des interprétations les plus circonstanciées que Heidegger ait données de la philosophie cartésienne. Il constitue pour toutes ces raisons un jalon majeur sur la voie qui a conduit Heidegger à son ontologie fondamentale... 

"L'être du connaître comme souci de certitude séjourne dans un éloignement spécifique qui le maintient loin de l'être, c'est-à-dire dans un état qui ne laisse pas  le connaître ainsi compris approcher l'être qui est le sien, mais qui interroge  chaque étant du point de vue de sa certitude possible. Le souci de connaître, en tant que souci de certitude, se rassure dans la certitude elle-même..." (Gallimard, traduction Alain Boutot)

Elève de Husserl, Martin Heidegger fut reconnu en ses débuts comme l'un des représentants les plus remarquables de l'école phénoménologique allemande, pourtant, remarquera Cassirer,  son attitude se révèle diamétralement opposée à l'esprit de la philosophie de Husserl.

Ce dernier a, en effet, choisi comme point de départ, une analyse des principes de la pensée logique. Et toute sa philosophie s'est rattachée aux conséquences de ces analyses. Son but le plus élevé a été de faire de la philosophie "une science rigoureuse" et de la fonder sur des faits inébranlables ainsi que sur des principes indubitables. Perspective totalement étrangère à Heidegger  : celui-ci n'a jamais admis qu'il existait quelque chose comme une "vérité éternelle", un "royaume des idées" platonicien ou une méthode rigoureuse de pensée philosophique. Ces démarches sont illusoires et c'est en vain que l'on essaie de construire une philosophie logique. On ne peut produire qu'une Existenzialphilosophie, une philosophie qui n'exige pas que l'on produise une vérité objective et universellement valide. Aucun penseur ne pourrait en effet donner plus que la vérité de sa propre existence. Pour exprimer sa pensée, Heidegger imaginera de nouveaux termes pour décrire cette situation de l'homme qui le voit jeté dans le temps et qui ne peut plus s'extirper de ce courant ni de changer son cours. Pour Cassirer, Heidegger nous mène à une impasse : nous pouvons tenter de comprendre ou d'interpréter notre existence, mais nous ne pouvons qu'accepter ses conditions...


Être et Temps (Sein und Zeit, 1927)

"L'essence de l'homme se détermine à partir de la vérité de l'être, laquelle se déploie en son essence du fait de l'être lui-même. L'Être est la racine fondamentale de toutes choses, et l'homme est le seul étant, le seul être concret, à pouvoir s'interroger sur l'être". Heidegger analyse la détresse des Temps modernes comme le fait d'une absence de sens et d'une époque qui se dérobe au mystère de l'être 

Cette oeuvre, inachevée, aura une influence considérable, notamment sur tous les auteurs se réclament de l'existentialisme. Certes, quiconque lit "Être et Temps" doit s'habituer au langage très inhabituel de Heidegger, des concepts familiers prennent chez lui des significations nouvelles et les appels sont fréquents à une étymologie très singulière des mots. Dans les années 1930, la réflexion va se porter principalement sur cette vision existentielle uniquement, avec sa description de l'être-pour-la mort, son analyse de l'angoisse et de l'authenticité. Or, cette interprétation ne reflète pas l'intention de Heidegger qui porte son attention sur l'être, la question du sens de l'être, aujourd'hui tombé dans l'oubli : le temps est la vérité de l'être. 

L'existence, pour Heidegger, n'est pas le simple fait d'exister, mais un "Dasein conscient" (l'être-là), l'homme émerge du monde normal des choses parce qu'il peut développer un rapport à l'Être : pour faire simple, Heidegger ne cherche pas l'Être derrière les choses ou en dehors d'elles, mais dans la manière qu'à l'homme de modeler son existence. Il commence donc par tenter de découvrir comme choses et êtres humains sont entrelacés dans les pratiques quotidiennes, le fameux "In-der-Welt-sein" ("être-dans-le-monde"). On ne peut appréhender l'être humain sans porter notre regard sur les situations fondamentales qu'il affronte. L'environnement prend avec Heidegger une épaisseur philosophique jusque-là inconnue, l'être humain dispose d'un contexte qu'il peut manier, "ustensile" (Zeug) ou "outil" (Werkzeug), "l'être-sous-la-main" (zur Handen), mais aussi d'un monde dans lequel il ne vit pas seul, il est un "être-avec" (Mitsein), un être qui ne tente pas de se faire remarquer mais qui s'efforce de se conformer aux autres, la dictature du "on" de laquelle nous ne parvenons pas à nous détacher véritablement. Une nouvelle dimension vient compléter cette façon que nous avons de mener notre existence, qui se construit encore une fois par notre rapport tout à fait spécifique à l'Être, c'est le temps, notre rapport au passé et à l'avenir.  Dans la première partie du livre, Heidegger fait donc apparaître sous un nouveau jour le fait que l'existence humaine est une existence temporelle. Dans la seconde partie, nous devons nous extraire de l'être-dans-le-monde pour aller vers une existence où nous nous déterminerons nous-même... 

 

"La nécessité d’une répétition expresse de la question de l’être.

La question est aujourd’hui tombée dans l’oubli, quand bien même notre temps considère comme un progrès de réaffirmer la « métaphysique ». Néanmoins, l’on se tient pour dispensé des efforts requis pour rallumer une nouvelle γιγαντοµαχια περι της ουσιας. La question soulevée n’est pourtant pas arbitraire. C’est elle qui a tenu en haleine la recherche de Platon et d’Aristote, avant de s’éteindre bien entendu après eux, du moins en tant que question thématique d’une recherche effective. Ce que les deux penseurs avaient conquis s’est maintenu, au prix de diverses déviations et « surcharges », jusque dans la Logique de Hegel. Et ce qui autrefois avait été arraché aux phénomènes en un suprême effort de la pensée, les résultats fragmentaires de ces premiers assauts sont depuis longtemps trivialisés. Mais ce n’est pas tout. Car sur la base des premiers essais grecs en vue de l’interprétation de l’être un dogme s’est élaboré, qui non seulement déclare superflue la question du sens de l’être, mais encore légitime expressément l’omission de la question. On dit : l’« être » est le concept le plus universel et le plus vide. En tant que tel, il répugne à toute tentative de définition.

Du reste, ce concept le plus universel, donc indéfinissable, n’a même pas besoin de définition. Chacun l’utilise constamment en comprenant très bien ce qu’il entend par là. Du coup, ce qui, en son retrait, avait jeté et tenu dans l’inquiétude le philosopher antique est devenue une « évidence »* si aveuglante que quiconque persiste à s’en enquérir se voit reprocher une faute de méthode. Au seuil de cette recherche, nous ne pouvons élucider en détail tous les préjugés qui ne cessent d’entretenir l’indifférence à l’égard d’un questionner de l’être. Ils jettent leurs racines dans l’ontologie antique elle-même. Quant à celle-ci, elle ne saurait à son tour être interprétée de manière satisfaisante — en ce qui concerne le sol où sont nés les concepts ontologiques fondamentaux ainsi que la légitimation adéquate de l’assignation des catégories et de leur énumération complète — qu’au fil conducteur de la question de l’être préalablement clarifiée et résolue.

Par conséquent, nous ne discuterons ici les préjugés cités qu’autant qu’il est requis pour faire apercevoir la nécessité d’une répétition de la question du sens de l’être. Ils sont au nombre de trois :

1. L’« être » est le concept « le plus universel » : το ον εστι καθολου µαλιστα παντων1 . « Illud quod primo cadit sub apprehensione est ens, cujus intellectus includitur in omnibus, quaecumque quis apprehendit » : « Une compréhension de l’être est toujours déjà comprise dans tout ce que l’on saisit de l’étant »

2 . Mais l’« universalité » de l’« être » n’est pas celle du genre. L’« être » ne délimite pas la région suprême de l’étant pour autant que celui-ci est articulé conceptuellement selon le genre et l’espèce : ουτε το ον γενος

3 . L’« universalité » de l’être « transcende » toute universalité générique. Selon la terminologie de l’ontologie médiévale, l’être est un transcendens. L’unité de ce transcendantalement « universel », par opposition à la multiplicité des concepts génériques réals suprêmes, a déjà été reconnue par Aristote comme unité d’analogie. Par cette découverte, Aristote, en dépit de toute sa dépendance à l’égard de la problématique ontologique de Platon, a situé le problème de l’être sur une base fondamentalement nouvelle. Bien sûr, lui non plus n’a point éclairci l’obscurité de ces relations catégoriales. L’ontologie médiévale a discuté multiplement ce problème dans les écoles thomiste et scotiste, sans parvenir à une clarté fondamentale. Et lorsque finalement Hegel détermine l’« être » comme l’« immédiat indéterminé » et qu’il place cette détermination à la base de toutes les explications catégoriales ultérieures de sa Logique, il se maintient dans la même perspective que l’ontologie antique, à ceci près qu’il abandonne le problème, déjà posé par Aristote, de l’unité de l’être par rapport à la multiplicité des « catégories » réales. Lorsque l’on dit par conséquent, que l’ « être » est le concept le plus universel, cela ne peut pas vouloir dire qu’il est le plus clair, celui qui a le moins besoin d’élucidation supplémentaire. Bien plutôt le concept d’« être » est-il le plus obscur.

2. Le concept d’« être » est indéfinissable. C’est ce que l’on concluait de son universalité . A bon droit — si « definitio fit per genus proximum et differentiam specificam ». L’être ne peut en effet être conçu comme étant ; « enti non additur aliqua natura » ; l’être ne peut venir à la déterminité selon que de l’étant lui est attribué. L’être n’est ni dérivable définitionnellement de concepts supérieurs, ni exposable à l’aide de concepts inférieurs. Mais suit-il de là que l’« être » ne puisse plus poser de problème ? Nullement. Tout ce qu’il est permis d’en conclure, c’est ceci : l’« être » n’est pas quelque chose comme de l’étant. Par suite, le mode de détermination de l’étant justifié dans certaines limites — la « définition » de la logique traditionnelle, qui a elle-même ses fondations dans l’ontologie antique — n’est pas applicable à l’être. L’indéfinissabilité de l’être ne dispense point de la question de son sens, mais précisément elle l’exige.

3. L’« être » est le concept « évident ». Dans toute connaissance, dans tout énoncé, dans tout comportement par rapport à l’étant, dans tout comportement par rapport à soi-même, il est fait usage de l’« être », et l’expression est alors « sans plus » compréhensible. Chacun comprend : « le ciel est bleu », « je suis joyeux », etc. Seulement, cette intelligence moyenne ne démontre guère qu’une incompréhension. Ce qu’elle manifeste, c’est qu’il y a a priori, dans tout comportement, dans tout être par rapport à l’étant comme étant, une énigme.

Que toujours déjà nous vivions dans une compréhension de l’être et qu’en même temps le sens de l’être soit enveloppé dans l’obscurité, voilà qui prouve la nécessité fondamentale de répéter la question du sens de l’« être ». Invoquer l’« évidence » dans le domaine des concepts philosophiques fondamentaux, et même à propos du concept d’« être », est un procédé douteux, s’il est vrai que l’« évident », et lui seulement, que « les jugements secrets de la raison commune » (Kant) doivent devenir et rester le thème exprès de l’analytique (« du travail philosophique »).

Toutefois, notre énumération des préjugés a en même temps montré que ce n’est pas seulement la réponse qui manque à la question de l’être, mais encore que la question elle-même est obscure et dépourvue d’orientation. Répéter la question de l’être signifie donc : commencer par élaborer de façon satisfaisante la position de la question."

 

Qu'est-ce que cette auto-réalisation de l'être humain dont parle Heidegger?

Cette réalisation, pour reprendre ses termes, de "l'authenticité", de "l'existence" est rejet de la superficialité, des conventions, de l'anonymat, mais plus profondément encore la prise de conscience du caractère mortel de notre vie, de l'angoisse, de l'acceptation de la mort comme horizon, et donc d'une conscience du monde qui existe en permanence. Chez un Kierkegaard, l'angoisse est une crainte, lien de l'homme à son péché et liberté-responsabilité à assumer devant Dieu; chez Heidegger, l'angoisse est par nature indéterminée, elle "révèle l'être-libre pour la liberté de se choisir et de se saisir soi-même". En prenant conscience de notre propre mortalité, nous intégrons ainsi consciemment le tempos dans notre compréhension de l'existence. Comme "jeté dans l'existence", nous n'avons pas d'autre choix que de répondre à ce défi d'existence, de "faire du "Dasein" l'existence". La lecture de Heidegger peut ainsi déconcerter, il ne propose pas de nous aider à nous décider pour quelque projet de vie, mais nous révèle une "attitude" à l'égard de cette vie et nous invite à relever le "défi de cette existence" avec toutes les implications qu'emporte ce défi...

 

La déconsidération dont la métaphysique est victime, est, comme nous l'avons vu, liée à l'oubli de l'être. Il faut donc non seulement reprendre cette question, mais tenter de savoir comment la reprendre. Il faut tout d'abord distinguer l'être de l'étant (est étant tout ce qui est), l'ontologique de l'ontique, et apprendre à enchaîner progressivement les questions : qu'est-ce que l'être ? Nous n'en avons qu 'une compréhension vague et ordinaire et pour accéder à l'être,  il faut interroger un étant sur son être; mais qu 'est-ce qu'interroger ? en fait qui peut poser la question du sens de l'être, si ce n'est le dasein, l' "être-là" ou la "réalité humaine". L'existentialisme va ainsi naître de la séparation de l'être du dasein. Mais alors que les philosophies existentielles se contentent de cette première étape (cf. Sartre), Heidegger entend poursuivre son chemin, l'analyse du dasein n 'est qu 'un moment initial pour la question ultime de l 'être en général, c'est pour cela que Heidegger affirme n'être pas existentialiste mais poursuivre une analyse existentiale...

"Pour la question que nous développons. ce qui est demandé est l'être, c'est-à-dire ce qui détermine l'étant comme étant, ce à partir de quoi l'étant, de quelque manière qu'on le traite, est toujours-déja compris. L'être de l'étant n' "est" pas lui-même un étant. La philosophie a fait son premier pas dans la compréhension du problème de l'être lorsqu'on a renoncé à "raconter des histoires",  c'est-à-dire lorsqu'on a renoncé à déterminer l`origine de l'étant comme étant par le recours à un autre étant, comme si l'être avait le caractère d'un étant possible. L'être, en tant qu'il est ce qui est demandé, réclame donc un mode de "monstration" original qui se distingue essentiellement de tout mode de découvrement de l'étant.

Corrélativement le sens de l'être. c'est-à-dire l'objet questionné. requiert un appareil conceptuel propre, essentiellement différent, lui aussi, des concepts qui confèrent à l`étant sa détermination significative. Si l'être est ce qui est demandé et si l'être est l'être de l'étant, il s'ensuit que, dans la question de l'être, l'objet interrogé n'est rien d'autre que l'étant lui-même. Celui-ci sera donc interrogé quant à son être. Mais, pour être capable de nous révéler sans falsification les caractères de son être, l'étant devra d'abord, de son côté, nous être rendu accessible tel qu'il est en lui-même. Le problème de l'être, relativement à ce qui est pour lui l'objet interrogé, exige que l'on commence par trouver un mode d'accès convenable à l'étant et qu'on s'assure de ce moyen. Mais nous appelons "étant" bien des choses et selon bien des sens différents. Étant est tout ce dont nous parlons, tout ce à quoi nous pensons, tout ce à l'égard de quoi nous nous comportons, mais aussi ce que nous sommes nous-mêmes et la manière dont nous le sommes. L'être réside dans l`existence, dans l'essence, dans la réalité, dans l'être-subsistant, dans la consistance, dans la valeur, dans l`être-là, dans l' "il y a". En quel étant faudra-t-il lire le sens de l'être, en quel étant l'exploration de l'être prendra-t-elle son point de départ ? Le point de départ peut-il être arbitraire, ou quelque étant jouit-il d'une primauté dans le développement de la question de l'être ? Quel est cet étant exemplaire et quel est le sens de sa primauté ? La question de l`être étant explicitement posée et élevée à la pleine conscience d'elle-même, son développement requiert, après ce que nous avons dit, une explicitation du mode selon lequel l'être doit être visé, son sens entendu et mis en concept : il nous faut préciser la possibilité de choisir correctement l'étant exemplaire et aménager la voie d'accès capable de nous y conduire. Or,  viser, entendre, comprendre, choisir, accéder sont des déterminations constitutives de toute question, et par là des modes d'être d'un étant déterminé, de cet étant que nous qui questionnons, sommes nous-mêmes. Le développement de la question de l'être comporte donc l'explicitation d'un étant - celui qui questionne - dans son être. La position de cette question, comme mode d'être d'un étant, est en elle-même essentiellement déterminée par l'objet dont - en cet étant - on s'enquiert, par l`être. Cet étant, que nous sommes nous-mêmes, et qui a, par son être, entre autres choses, la possibilité de poser des questions, sera désigné sous le nom de "être-là". La position expresse et consciente de la question du sens de l'être réclame une explicitation préalable et adéquate d`un étant (l'être-là) relativement à son être...." (L'Être et le Temps. traduction de Boehm et Waelhens, Gallimard).

 

L'angoisse du Dasein - L'angoisse, angoisse non pas psychologique mais métaphysique, est cette révélation privilégiée de I'être du Dasein ressentie face à l'existence inauthentique que nous menons, un sentiment de déchéance dans lequel la quotidienneté nous fait plonger. Et cette angoisse est d'autant plus problématique que ce qui angoisse l'angoisse est complètement indéterminé...

"S'angoisser révèle donc originellement et directement le monde comme monde. Ce n'est pas que quelque réflexion éliminerait l'étant intramondain par voie d'abstraction pour ne laisser subsister que la pensée du monde, pensée qui ensuite ferait surgir l'angoisse : tout au contraire, l'angoisse en tant que mode du sentiment de la situation révèle originellement "le monde comme monde". Mais cela ne signifie pourtant point que l'angoisse fasse comprendre conceptuellement la mondanéité du monde.

L'angoisse n'est pas seulement angoisse face à..., mais aussi, en tant que sentiment de la situation, "angoisse pour"... Ce pour quoi l'angoisse s'angoisse n`est pas un mode d'être ou une possibilité "déterminés" de l`être-là. Car la menace, étant indéterminée en elle-même, ne saurait menacer tel ou tel savoir-être facticiel concret. Ce pour quoi l'angoisse s'angoisse est l'être-au-monde lui-même. L'angoisse fait s'effondrer l'étant disponible qui occupe le monde ambiant et, en général. tout étant intramondain. Le "monde" ne peut plus rien offrir, comme ne peut plus rien offrir la coexistence d'autrui. L'angoisse retire ainsi à l'être-là toute possibilité de se comprendre, comme il le fait dans sa déchéance, à partir du "monde" et de l'explicitation publiquement établie. Elle rejette l'être-là vers ce pour quoi il s'angoisse, vers son savoir-être-au-monde authentique. L'angoisse singularise et isole l'être-là, sur son être-au-monde inaliénable, être-au-monde qui se comprend essentiellement par le pro-jet de ses possibilités. Le pour-quoi de l'angoisse révèle donc l'être-là, comme un être possible et dans un être qu'il ne saurait être que seul, de lui-même, et dans l'isolement. 

L'angoisse manifeste en l'être-la son être-à-l'égard-du-savoir-être-inaliénable, c`est-à-dire son être-Iibre pour la liberté de se choisir et de se saisir soi-même. L'angoisse amène l'être-là, devant son être-libre-pour... (propensio in...) l'authenticité de son être comme possibilité qu'il est déjà et depuis toujours. Mais cet être est aussi celui auquel l'être-là, comme être-au-monde, est livré.

Ce pour quoi l'angoisse s'angoisse s'avère être aussi ce "face à quoi" et du "pour quoi" de l'angoisse s'étend au "sentiment" même de l'angoisse. Car s'angoisser est, en tant que sentiment de la situation, un mode fondamental de l'être-au-monde. L'identité existentiale de la révélation et de ce qui est révélé, identité telle qu'en elle se révèle le monde comme monde, l'être-à... comme savoir-être pur et solitaire dans sa déréliction, rend évident qu'un mode privilégié du sentiment de la situation est devenu le thème de notre interprétation. L'angoisse isole et révèle l`être-la comme solus ipse. Cependant, ce "solipsisme" existential constitue tellement peu une chose-sujet isolée dans le vide exsangue d'une subsistance soustraite au monde que, tout au contraire. il place l'être-là, et au sens le plus rigoureux, face au monde comme monde et en même temps face à lui-même en tant qu`être-au-monde.

Que l'angoisse en tant qu'elle est un sentiment fondamental de la situation soit, et en telle manière, révélatrice, nous en trouvons une indication non prévenue dans l'explicitation et le discours quotidiens de l'être-là. Ainsi qu'on l'a vu plus haut, le sentiment de la situation révèle "où l`on en est". L'angoisse rend "étranger". Ceci exprime en premier lieu  l'indétermination originelle de la situation ressentie par l'être-là dans l`angoisse : le rien et nulle part. Cette étrangeté signifie en même temps que l'être-là n'est pas "chez lui". Lors de notre première esquisse phénoménale relative à la constitution fondamentale de l'être-là, lors de notre explicitation du sens existential de l`être-à.... différencié de la signification catégorielle de l'être-dans.... nous avons déterminé l'être-à... comme un habiter-près-de... et être familier-à.... Ce caractère de l'être-à... fut ensuite explicité plus complètement par la nature publique et quotidienne du "on", nature qui mène l'être-là à l'assurance paisible de lui-même et à l'intimité "naturelle" de la quotidienneté moyenne. Au contraire, l'angoisse retire l'être-là à la déchéance qui le faisait passer dans son "monde". La familiarité quotidienne s'effondre. L'être-là est isolé en lui-même, mais il l'est en tant qu'être-au-monde. L'être à... s'établit sur le "mode" existential de ne pas être chez soi. On ne vise rien d'autre en parlant d' "étrangeté". "

 

De l'essence de la vérité (Vom Wesen der Wahreit, 1943)

C'est un texte charnière dans le parcours de Heidegger, rédigé en 1930 mais publié uniquement en 1943, et dans lequel apparaissent les grands thèmes qui seront au centre de son exploration ultérieure de la métaphysique ("Approche de l'«allégorie de la caverne» et du «Théétète» de Platon") - "Professé sous le titre De l'essence de la vérité à l'Université de Fribourg-en-Brisgau durant le semestre d'hiver 1931-1932, ce cours de Heidegger aborde la question de la vérité en faisant retour à un moment déterminé de l'histoire de la pensée, le moment platonicien. Heidegger y montre qu'une nouvelle conception de la vérité cherche à se faire jour chez Platon, ou plutôt qu'une conception originaire et matinale cède la place à une autre, dérivée et désormais prépondérante. À la vérité «ontologique» initialement entendue, chez les Présocratiques et Héraclite, comme ouvert sans retrait, se substitue la vérité «logique», conçue comme accord de la proposition et de la chose, conception qui, sous diverses formes, est la seule que nous connaissions aujourd'hui. L'idéalisme platonicien constitue de ce point de vue un tournant, et un événement majeur de l'histoire du concept de vérité où se joue le destin de la pensée occidentale." (Editions Gallimard, Texte établi par Hermann Mörchen, trad. de l'allemand par Alain Boutot).

 

Chemins qui ne mènent nulle part (Holzwege, 1949)

Après L'Être et le Temps (1927) et Kant et le problème de la métaphysique (1929), Heidegger, pour des raisons qui ne sont nullement du seul ressort de la philosophie, ne publie plus aucun «livre». Seules quelques courtes plaquettes sont imprimées. Son activité se concentre sur l'enseignement qu'il donne à l'université de Fribourg-en-Brisgau. Le silence est rompu en 1947 par la publication de la "Lettre sur l'humanisme", suivie en 1950 par celle des "Chemins" (Holzwege). Ce livre est le recueil de six textes dont la rédaction s'échelonne entre 1934 et 1946. Ces six textes sont six chemins qui s'enfoncent dans le domaine inexploré de la pensée. L'essai sur "l'Origine de l'oeuvre d'art" analyse l'oeuvre non pas comme une chose mais comme un mode d'éclosion de la vérité qui installe un "monde". "L'Epoque des conceptions du monde" introduit le processus de la modernité qui consiste en ce que le monde est une "image conçue" et l'homme, "un sujet"; les trois phénomènes essentiels de la modernité sont la science, la technique mécanisée et l'art. Hegel et Nietzsche font l'objet chacun d'un essai, "Hegel et son concept de l'expérience", "Le Mot de Nietzsche 'Dieu est mort' " :  alors que la philosophie moderne s'oriente vers une certitude de soi du savoir, c'est l'art qui s'impose comme la nouvelle unité de mesure du monde. "Pourquoi des poètes?" ouvre, à partir de Rilke et de Hölderlin, la voie à la poésie comme seul retour possible au sacré dans un monde dominé par la technique et l'étant. La plus ancienne philosophie est abordée dans "la Parole d'Anaximandre"..

 

Lettre sur l'humanisme (Über den Humanismus, 1946)

Adressée en 1946 à Jean Beaufret, en réponse à des questions posées par le philosophe, Heidegger s'affirme aux antipodes d'une interprétation humaniste de son oeuvre, Trois questions sont ainsi traitées : comment redonner un sens au mot "humanisme"? Heidegger rejette cette vision de l'essence de l'homme conçu comme "animal rationale". Ne faut-il pas compléter l'ontologie par l'éthique ? Heidegger semble lier éthique à l'accès à la vérité de l'Ëtre. Comment sauver l'élément d'aventure que comporte toute recherche sans faire de la philosophie une simple aventurière? Il ne faut pas surestimer la philosophie, il faut sans doute moins de philosophie et plus d'attention à la pensée, celle-ci doit "redescendre dans la pauvreté de son essence préalable".  L'homme est donc celui qui fait accéder à l'Être toutes choses. Ces thèses auront en Europe un grand retentissement, repositionnant le dessein de Heidegger très au-delà de l'existentialisme d'un Jean-Paul Sartre.

 

L'homme est le berger de l'Être. Alors que l'interprétation existentialiste omet l'horizon ontologique de l'analyse de l'existence, et que l'on n'a pu reprocher à l'analyse existentiale qui, elle, le prend en compte, un échec relatif, Heidegger rappelle que cet échec ne doit pas nous démettre du souci de l'Être, l'homme ne peut en effet se contenter d'entreprendre une réflexion sur la subjectivité, l'existence et son cogito n'ont en effet de sens que sur le fond de l'Être...

"Mais l'essence de l`homme consiste en ce que l'homme est plus que l'homme seul, pour autant qu`il est représenté comme vivant doué de raison. "Plus" ne saurait être ici compris en un sens additif, comme si la définition traditionnelle de l'homme devait rester la détermination fondamentale. pour connaître ensuite un élargissement par la seule adjonction du caractère existentiel. Le "plus" signifie : plus originel, et par le fait plus essentiel dans l'essence. Mais ici se révèle l'énigme : l'homme est dans la situation d`être-jeté. Ce qui veut dire : en tant que la réplique ek-sistante de l'Être, l'homme dépasse d'autant plus l'animal rationale qu'il est précisément moins en rapport avec l`homme qui se saisit lui-même à partir de la subjectivité. L'homme n'est pas le maître de l'étant. L'homme est le berger de l'Être. Dans ce "moins", l'homme ne perd rien, il gagne au contraire, en parvenant à la vérité de l'Être. Il gagne l'essentielle pauvreté du berger dont la dignité repose en ceci : être appelé par l'Être lui-même à la sauvegarde de sa vérité. Cet appel vient comme la projection où s'origine l'être-jeté de l'être-le-là. Dans son essence historico-ontologique, l`homme est cet étant dont l'être comme ek-sistence consiste en ceci qu'il habite dans la proximité de l'Être. L'homme est le voisin de l'Être. [...] Il est dit dans "Sein und Zeit" (p. 38) que toute question de la philosophie "renvoie à l'existence". Mais l'existence dont on parle n'est pas la réalité de l'ego cogito. Elle n'est pas non plus seulement la réalité des sujets produisant en commun les uns pour les autres et par là même venant à soi. Différente en cela, fondamentalement, de toute existentia et "existence", "l'ek-sistence" est l'habitation ek-statique dans la proximité de l'Être. Elle est la vigilance, c'est-à-dire le souci de l'Être. C'est parce qu'en cette pensée il s'agit de penser quelque chose de simple, que la pensée par représentation reçue traditionnellement comme philosophie y trouve tant de difficulté. Seulement le difficile n'est pas de s'attacher à un sens particulièrement profond, ni de former des concepts compliqués. Il se cache bien plutôt dans la démarche de recul qui fait accéder la pensée à une question qui soit expérience et rend vaine l`opinion habituelle de la philosophie. .

On répète partout que la tentative de "Sein und Zeit" a abouti à une impasse. Laissons cette opinion à elle-même. La pensé qui fait quelques pas dans cet ouvrage, aujourd'hui encore demeure en suspens. Mais peut-être entre-temps s'est-elle quelque peu rapprochée de son objet. Aussi longtemps toutefois que la philosophie ne s'occupe constamment que de s'ôter à elle-même toute possibilité d'accès à l`objet de la pensée qui n'est autre que la vérité de l'Être, elle échappe assurément au danger de se rompre jamais à la dureté de son objet. C'est pourquoi le fait de "philosopher" sur l'échec est séparé par un abîme d'une pensée qui elle-même échoue. Si un homme avait l'heur d'accéder à une telle pensée, il n'y aurait là aucun malheur. A cet homme serait fait l`unique don qui puisse venir de l'Être à la pensée..." (Lettre sur l'humanisme, traduction de Munier, Aubier).

 

Qu'appelle-t-on penser? (Was heisst Denken?, 1951) 

Cet ouvrage présente le texte de deux cours tenus à l'Université de Fribourg durant le semestre d'hiver 1951-1952 et le semestre d'été 1952. Apprendre à penser, tel était le but du philosophe et cet apprentissage passe par des détours insolites, nous rapproche de la poésie, nous invite à « revenir à l'aurore de la pensée occidentale », en particulier au célèbre fragment VI du Poème de Parménide. « Il ne suffit pas d'échanger les mots grecs contre d'autres mots d'autres langues, même bien connus. Nous devons bien plutôt nous laisser dire par les mots grecs eux-mêmes, ce qu'ils désignent, eux. »

 

".. Nietzsche voit, dans le domaine de la pensée essentielle, plus clairement qu'aucun autre avant lui la nécessité d'un passage, et du même coup le danger que l'homme traditionnel ne s'installe avec toujours plus d'obstination à la simple surface et sur la seule façade de son essence traditionnelle, et qu'il n'accorde valeur qu'à ces surfaces aplaties comme à l'unique espace de son séjour sur la terre. Ce danger est d'autant plus grand qu'il menace dans un moment historique que Nietzsche fut le premier à reconnaître nettement et qu'il fut jusqu'ici le seul à penser métaphysiquement jusqu'au bout et dans toute sa portée. C'est le moment où l'homme s'apprête à s'emparer intégralement de la domination de la terre.

Nietzsche est le premier qui pose cette question : l'homme est-il, en tant qu'homme, dans son essence traditionnelle, préparé à cette prise de domination? S'il ne l'est pas, que doit-il advenir de l'homme traditionnel pour qu'il puisse "soumettre" la terre et accomplir ainsi la parole de l'Ancien Testament? Nietzsche, dans l'horizon de sa pensée, nomme l'homme traditionnel "le dernier homme". Ce nom ne signifie pas qu'avec l'homme qui le porte s'achève en général l'être de l'homme. Le dernier homme est bien plutôt celui qui n'est plus capable de regarder au-delà de lui-même, et tout d'abord de se transcender lui-même en ce qui concerne son devoir, ni de le prendre en charge comme il faut. L'homme traditionnel n'en est pas capable parce qu'il n'est pas encore entré lui-même dans la plénitude de son être propre..."

 

Introduction à la métaphysique (Einführung in die Metaphysik, 1953)

Ce cours a été professé par Heidegger en 1935. Il engage le lecteur-auditeur dans un  parcours spéculatif et l'entraîne à cheminer à l'intérieur de la métaphysique en posant immédiatement la "question fondamentale" : "pourquoi donc y-a-t-il de l'étant et non pas plutôt rien?"  Poser cette question, c'est reconnaître en premier lieu que l'Homme ne comprend plus l'être, et il faut tenter de redonner du sens à ce verbe qui est devenu nom et est tombé dans l'indétermination. Ensuite, il faut rappeler que "l'essence de l'Homme doit être comprise et fondée à l'intérieur de la question de l'être", "comme le site que l'être exige pour soi". Etymologiquement  "être" c'est "vivre", "s'épanouir", "demeurer". La question est d'autant plus importante que c'est l'Homme qui  "dit" l'être. C'est en le délimitant que l'on peut espérer retrouver son sens : l'être n'est pas le devenir, n'est pas l'apparence, n'est pas la pensée au sens logique du terme, n'est pas enfin le devoir. Et si toute la conception de l'être de la tradition occidentale, et par suite la relation fondamentale à l'être qui règne aujourd'hui encore, se trouvent ramassées dans le titre "Être et penser", c'est une toute autre région qu'il faut interroger : "Être et temps". "Il faut entendre par là : Cela que nous ne savons pas ou que, si nous le savons authentiquement, c'est-à-dire comme une tâche proposée, nous ne savons jamais que sur le mode de questionner. Savoir questionner signifie : savoir attendre, même toute une vie. Une époque toutefois, pour laquelle n'est réel que ce qui va vite et se laisse saisir des deux mains, tient le questionner pour "étranger à la réalité", pour quelque chose qui "ne paie pas". Mais ce n'est pas le chiffre qui est l'essentiel, c'est le temps convenable, c'est-à-dire l'instant convenable et la persévérance convenable." L'homme aboutit au rien, il doit réapprendre que le Néant est le voile de l'Être.

 

Dans la préface à "Essais et conférences", Jean Beaufret écrit : "La pensée de Heidegger est précisément ce retrait. Il déclarait en 1955 aux Entretiens de Cerisy, c'est-à- dire quelques mois après la publication de "Vorträge und Aufsätze" : «Il n'y a pas de philosophie de Heidegger, et même s'il devait y avoir quelque chose de tel, je ne m'intéresserais pas à cette philosophie.» Cette déclaration qui parut une boutade laissa l'audi­toire tout à fait incrédule. Vous voulez sans doute dire, lui fut-il objecté, que cette philosophie qui est vôtre ne se laisse pas définir par la clôture d'un système? Mais toute philosophie, celle de Nietzsche par exemple, n'est- elle pas une telle ouverture, et système seulement pour ceux qui l'abordent du dehors? «Ce n'est pas de cela qu'il s'agit, répondit alors Heidegger. Ma déclara­tion n'est nullement une boutade, et, pour être plus précis, elle ne signifie pas seulement que je n'ai pas, jusqu'ici, édifié de système et que je n'en édifierai jamais aucun. Elle signifie que la question que je pose n'est pas une question de la philosophie tradi­tionnelle. Je ne veux nullement dire par là qu'il s'agit d'une question exceptionnelle et qui prétendrait réin­venter la philosophie, mais bien de la question qui est caractérisée dans l'Introduction à "Qu’est-ce que la métaphysique?" comme la remontée jusqu’au fondement de la métaphysique... Dans cette problé­matique est comprise une position qui, en un certain sens, dépasse la métaphysique — non pas sans doute en ce sens que la métaphysique serait fausse, mais dans la mesure où, en elle, quelque chose demeure en retrait et hors de question, au sens où parle le mot grec Aήθη. » 

La pensée de Heidegger, si elle n'est plus philoso­phie, n'est donc pas non plus extraphilosophique. Elle ne déserte pas la philosophie pour demander à autre chose — l'art, la science ou la religion — ce que la philosophie, dit-on parfois, serait incapable d'appor­ter. Elle est au contraire méditation de la philosophie, mais jusqu'à ce qui, en elle, demeure fondamentale­ment voilé. Car s'il n'y a pas de philosophie de Heideg­ger, il y a la philosophie dans la continuité monu­mentale de son histoire. Non pas, sans doute, ce que la philosophie a bien pu devenir dans notre monde et sous nos yeux. Ce « carnaval étrange », dirait Valéry, où la virtuosité théologique et le déchaînement humaniste, le verbiage des valeurs et la prétention scientifique, la suffisance dialecticienne et l'improvi­sation phénoménologique déploient, depuis la mort de Dieu, une si riche collection de prestiges et d'alibis, comment un paysan de Messkirch pourrait-il s'y sentir à l'aise? Ce qu'il faut entendre par philosophie, c'est ce que fut, depuis son origine jusqu'à Zarathoustra, cette lumière dont quelques-uns seulement sont les phares. Platon et Aristote dans l'éloignement du début grec et, tout près de nous, splendeur finale, Hegel, Schelling, Marx, Nietzsche.

Début et fin de la philosophie? La philosophie est- elle donc terminée? A-t-elle vraiment eu un début et un début grec? L'évidence d'une philosophie qui serait de partout et de toujours — philosophia catholica et perennis — évidence attestée par la « vitalité » actuelle de la philosophie et par la découverte historique des sources d'où elle ne cesserait de jaillir depuis ,que le monde est monde, une telle évidence n'impose-t-elle pas une réponse négative à ces bizarres questions? Il est certain que si l'on fait de la philosophie, prise en un sens très vague, le document d'une inquiétude peut être inséparable de la condition humaine en général, c'est l'humanité en général qui est le véritable suppôt de la philosophie. Mais la philosophie est peut-être une entreprise plus définie..."

 

Essais et conférences (Vorträge und Aufsätze, 1954)

 "Ein Blick in Das was Ist" ("Regard dans ce qui est") - "Ce livre est l'une des œuvres maîtresses de Heidegger, celle où l'abondance et l'originalité des vues, la hauteur poétique du langage s'affirment avec le plus de maîtrise et d'aisance. Dans ces Essais et conférences, les sujets affrontés s'enchaînent avec une inexorable nécessité. La science qui poursuit et harcèle la nature, la technique qui la met à la raison pour mettre en sûreté des «fonds», à quel appel de l'Être obéissent-elles ? Comment l'homme habite-t-il aujourd'hui sur terre et qu'est-ce pour lui qu'habiter ? Où prend-il les mesures de son habitation et de sa pensée et de l'Être, de l'Être et des choses qui sont, des choses et du monde ? Ainsi peu à peu le cercle se resserre autour des questions essentielles." : La question de la technique, Science et méditation, Dépassement de la métaphysique, Qui est le Zarathoustra de Nietzsche?, Que veut dire "penser"?, Bâtir habiter penser ... 

"... la science ne pense pas. Elle ne pense pas, parce que sa démarche et ses moyens auxiliaires sont tels qu'elle ne peut pas penser - nous voulons dire penser à la manière des penseurs. Que la science ne puisse pas penser, il ne faut voir là aucun défaut, mais bien un avantage. Seul cet avantage assure à la science un accès possible à des domaines d'objets répondant à ses modes de recherche; seul il lui permet de s'y établir. La science ne pense pas : cette proposition choque notre conception habituelle de la science. Laissons-lui son caractère choquant, alors même qu'une autre la suit, à savoir que, comme toute action ou abstention de l'homme, la science ne peut rien sans la pensée. Seulement, la relation de la science à la pensée n'est authentique et féconde que lorsque l'abîme qui sépare les sciences et la pensée est devenu visible et lorsqu'il apparaît qu'on ne peut jeter sur lui aucun pont. Il n'y a pas de pont qui conduise des sciences vers la pensée, il n'y a que le saut. Là où il nous porte, ce n'est pas seulement l'autre bord que nous trouvons, mais une région entièrement nouvelle. Ce qu'elle nous ouvre ne peut jamais être démontré, si démontrer veut dire : dériver des propositions concernant une question donnée, à partir de prémisses convenables, par des chaînes de raisonnements ..."

 

"La question de la technique

Dans ce qui suit nous questionnons au sujet de la technique. Questionner, c’est travailler à un che­min, le construire. C’est pourquoi il est opportun de penser avant tout au chemin et de ne pas s’at­tacher à des propositions ou appellations particu­lières. Le chemin est un chemin de la pensée. Tous les chemins de la pensée conduisent, d’une façon plus ou moins perceptible et par des passages inhabituels, à travers le langage. Nous questionnons au sujet de la' technique et voudrions ainsi préparer un libre rapport à elle. Le rapport est libre, quand il ouvre notre être (Dasein) à l’essence (Wesen) de la technique. Si nous répondons à cette essence, alors nous pouvons prendre conscience de la technicité dans sa limitation.

La technique n’est pas la même chose que l’es­sence de la technique. Quand nous recherchons l’es­sence de l’arbre, nous devons comprendre que ce qui régit tout arbre en tant qu’arbre n’est pas lui- même un arbre qu’on puisse rencontrer parmi les autres arbres.

De même l’essence de la technique n’est absolu­ment rien de technique. Aussi ne percevrons-nous jamais notre rapport à l’essence de la technique, aussi longtemps que nous nous bornerons à nous représenter la technique et à la pratiquer, à nous en accommoder ou à la fuir. Nous demeurons par­tout enchaînés à la technique et privés de liberté, que nous l’affirmions avec passion ou que nous la niions pareillement. Quand cependant nous consi­dérons la technique comme quelque chose de neutre, c’est alors que nous lui sommes livrés de la pire façon : car cette conception, qui jouit aujourd’hui d’une faveur toute particulière, nous rend complète­ment aveugles en face de l’essence de la technique.

On a longtemps enseigné que l’essence d’une chose est ce que cette chose est. Nous questionnons au sujet de la technique, quand nous demandons ce qu’elle est. Un chacun connaît les deux réponses qui sont faites à cette question. D’après l’une, la technique est le moyen de certaines fins. Suivant l’autre, elle est une activité de l’homme. Ces deux manières de caractériser la technique sont solidaires l’une de l’autre. Car poser des fins, constituer et utiliser des moyens, sont des actes de l’homme. La fabrication et l’utilisation d’outils, d’instruments et de machines font partie de ce qu’est la technique. En font partie ces choses mêmes qui sont fabriquées et utilisées, et aussi les besoins et les fins auxquels elles servent. L’ensemble de ces dispositifs est la technique. Elle est elle-même un dispositif (Einrichtung), en latin un instrumentum.

La représentation courante de la technique, sui­vant laquelle elle est un moyen et une activité humaine, peut donc être appelée la conception ins­trumentale et anthropologique de la technique.

Qui voudrait nier qu’elle soit exacte? Elle se conforme visiblement à ce que l’on a sous les yeux lorsqu’on parle de technique. La conception ins­trumentale de la technique est même exacte d’une façon si peu rassurante qu’elle est aussi applicable à la technique moderne, dont on affirme d’ailleurs, avec un certain droit, que par rapport à la tech­nique artisanale antérieure elle est quelque chose de tout à fait autre, donc de nouveau. Une centrale électrique, elle aussi, avec ses turbines et ses dyna­mos, est un moyen construit par l’homme pour une fin posée par l’homme. L’avion à réaction, la machine à haute fréquence, sont des moyens pour des fins. Naturellement une station de radar est moins simple qu’une girouette. Naturellement, la construction d’une machine à haute fréquence exige le jeu combiné de différents procédés de la tech­nique industrielle. Naturellement, une scierie tra­vaillant dans une vallée perdue de la Forêt-Noire est un moyen primitif, comparée à la centrale élec­trique du Rhin.

Il demeure exact que la technique moderne soit, elle aussi, un moyen pour des fins. C’est pourquoi la conception instrumentale de la technique dirige tout effort pour placer l’homme dans un rapport juste à la technique. Le point essentiel est de manier de la bonne façon la technique entendue comme moyen. On veut, comme on dit, "prendre en main" la technique et l’orienter vers des fins «spirituelles». On veut s’en rendre maître. Cette volonté d’être le maître devient d’autant plus insistante que la technique menace davantage d’échapper au contrôle de l’homme.

Mais supposons maintenant que la technique ne soit pas un simple moyen : quelles chances restent alors à la volonté de s’en rendre maître? Nous disions pourtant que la conception instrumentale de la technique était exacte; et elle l’est bien aussi. La vue exacte observe toujours, dans ce qui est devant nous, quelque chose de juste. Mais, pour être exacte, l’observation n’a aucun besoin de dévoiler l’essence de ce qui est devant nous. C’est là seulement où pareil dévoilement a lieu que le vrai se produit. C’est pourquoi ce qui est simplement exact n’est pas encore le vrai. Ce dernier seul nous établit dans un rapport libre à ce qui s’adresse à nous à partir de sa propre essence. La conception instrumentale de la technique, bien qu'exacte, ne nous révèle donc pas encore son essence. Afin de parvenir jusqu'à celle-ci ou du moins de nous en approcher, il nous faut chercher le vrai à travers l'exact. Il nous faut demander : qu'est-ce que le caractère instrumentale lui-même? De quoi relèvent des choses telles qu'un moyen et une fin? .."

 

Qu'est-ce qu'une chose? (Die Frage nach dem Ding, 1962)

(Zu KantsLehre von den transzendentalen Grundsätzen) - Reprise d'un cours donné en 1935-1936 sous le titre "Questions fondamentales de métaphysique". Heidegger part de la question "Qu'est-ce-qu'une chose?" et montre qu'en philosophie, contrairement à ce qui se passe dans les sciences, on ne peut immédiatement accéder à la question. A la différence de la science, à laquelle "les représentations, opinions et pensées de tous les jours ménagent constamment passage et accès directs", la philosophie, elle, si l'on s'en tient à la représentation quotidienne, "est toujours quelque chose de déplacé". "La philosophie opère un déplacement constant de la position et des niveaux. C'est pourquoi il arrive souvent que, pour un temps, on n'y sache où donner de la tête. Ce désarroi est inévitable et souvent salutaire; mais pour ne pas l'accroître outremesure, il est bon de commencer par une réflexion préliminaire sur ce qui doit faire l'objet de l'interrogation. .." Heidegger expose ici une analyse philosophique de la réalité qui va culminer dans l'analytique de l'objectivité chez Kant. Chez ce dernier, la question "Qu'est-ce-qu'une chose?" revient à celle de la question "Qui est l'homme?". Ce qui signifie qu'il faut comprendre l'homme comme "celui qui depuis toujours saute par-dessus les choses.."

 

Questions III et IV

Questions III rassemble des textes très différents dans leur forme. La «poésie» philosophique du Chemin de campagne, de L'Expérience de la pensée et de Sérénité constitue une innovation stylistique en un sens éminent puisqu'il s'agit d'un langage qui entend «dépasser» le discours de la métaphysique. La Lettre sur l'humanisme est un traité fondamental où Heidegger clarifie sa position par rapport à l'existentialisme et au marxisme - c'est ce texte qui a inspiré tout le courant français marqué par Althusser, Foucault, Lacan et Derrida.

Questions IV offre les textes à travers lesquels Heidegger a cherché à prolonger comme à dépasser ce qu'il avait atteint avec Être et Temps : c'est ainsi qu'on lira Le Tournant, Temps et Être ou La Fin de la philosophie et la tâche de la pensée. En outre, on trouvera dans ce recueil les protocoles des séminaires que Heidegger accepta de faire au Thor, en 1966, 1968 et 1969, à l'invitation de René Char.

 

Héritier de la tradition philosophique française, Jean Beaufret (1907-1982) a relevé le défi d'entrer en dialogue avec la pensée de Heidegger, là où la plupart de ses contemporains ont fini par jeter l’éponge devant la difficulté d’une œuvre hors de toute commune mesure. La traduction devint pour lui une des épreuves les plus décisives ce travail de prise de connaissance et d'interrogation. En 1973 Jean Beaufret publie le premier volume de son Dialogue avec Heidegger qui en comportera quatre : I. Philosophie grecque, II. Philosophie moderne, III. Approche de Heidegger, IV. Le chemin de Heidegger.