Political Notes - La Servitude volontaire

Last update: 11/11/2017


"Le Discours de la servitude volontaire

ou le Contr'un" (La Boétie, 1548)

Comment tant d'hommes peuvent-ils renoncer à leur liberté et accepter d'entrer en servitude au service de quelques-uns, voire d'un seul homme? La Servitude serait-elle donc principalement volontaire, une réalité comportementale  de l'être humain qui ne cesse de gangréner notre monde et fragiliser nos démocraties? La simple génuflexion du citoyen face à l'incarnation institutionnelle de l'autorité, fût-elle librement désignée, révèle notre incroyable propension à l'obéissance au "chef", le plus souvent opportuniste de circonstances, dénué de toute substance politique, et notre monde contemporain abonde en exemples. Et plus encore, il n'y aurait guère de "petit dominateur" en ce vaste monde s'il ne se trouvait des hommes, fussent-ils peu nombreux, à le soutenir, à relayer son autoritarisme, à entretenir sa dévotion. Rien n'a changé ici-bas, au long des siècles, l'expérience de la démocratie n'a guère changé le "coeur" des êtres humains...

(Ambrogio Lorenzetti, Frescoes of the Good and Bad Government, between 1338 and 1340, Sala dei Nove, Palazzo Pubblico, Siena....)

 

Selon Michel Eyquem de Montaigne (1533-1592), La Boétie (1530-1563) aurait écrit son livre à seize ou dix-huit ans, probablement en 1548. Le chapitre XXVIII du livre premier des Essais précise : « C'est un discours auquel il donna le nom de La Servitude volontaire, mais ceux qui l'ont ignoré l'ont bien proprement depuis rebaptisé Le Contre'un. Il l'écrivit par manière d'essai en sa première jeunesse, à l'honneur de la liberté contre les tyrans. »  Fils d'un lieutenant du sénéchal du Périgord, d'une famille de magistrats, ayant étudié le droit à Orléans, où professait entre autres Anne du Bourg, protestant qui fut brûlé à Paris en 1559, Étienne de La Boétie appartient à cette bourgeoisie cultivée sur laquelle la monarchie s'est appuyée dans ses efforts pour affermir son pouvoir contre les restes de la féodalité. Mais la cruelle répression de la révolte contre la gabelle qui, en 1548, souleva les populations du sud-ouest de la France, inspirant sans doute à La Boétie une indignation d'où naquit le projet d'en finir avec l'odieuse emprise exercée par quelques-uns à l'encontre du plus grand nombre. Indignation toutefois prudente alors que régnait la politique des bûchers. 

La question du pouvoir et de l'Etat est au coeur de la réflexion de l'anthropologue Pierre Clastres (1934-1977) qui , dans "La Société contre l'Etat" (1974), développera l'idée que  les sociétés primitives ne sont pas seulement des sociétés «sans État» mais surtout des sociétés « contre l'État». Il entend montrer comment au fond des sociétés dites primitives, ainsi des sociétés amérindiennes, sont fondamentalement orientées pour empêcher toute émergence de l'Etat, source de clivage et d'affrontements. Ainsi, les Tupi-Guaranis qui, dans l'Est de l’Amérique du Sud, voient des prédicateurs d'ériger contre toute installation d’un pouvoir politique centralisé, le chef étant considéré comme un "faiseur de paix" sans aucun de pouvoir de coercition, sous la dépendance du groupe et jouissant uniquement de l’autorité que donnent sa sagesse, sa générosité et son habileté oratoire....

 

"Pour le moment, je désirerais seulement qu’on me fit comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois tout d’un Tyran seul, qui n’a de puissance que celle qu’on lui donne, qui n’a de pouvoir de leur nuire, qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal, s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui, que de le contredire..."

 

"Homère  raconte qu’un jour, parlant en public, Ulysse dit aux Grecs :

« Il n’est pas bon d’avoir plusieurs maîtres ; n’en ayons qu’un seul. »

S’il eût seulement dit : il n’est pas bon d’avoir plusieurs maîtres, c’eût été si bien, que rien de mieux ; mais, tandis qu’avec plus de raison, il aurait dû dire que la domination de plusieurs ne pouvait être bonne, puisque la puissance d’un seul, dès qu’il prend ce titre de maître, est dure et révoltante ; il vient ajouter au contraire : n’ayons qu’un seul maître.

Toutefois il faut bien excuser Ulysse d’avoir tenu ce langage qui lui servit alors pour apaiser la révolte de l’armée, adaptant, je pense, son discours plus à la circonstance qu’à la vérité . Mais en conscience n’est-ce pas un extrême malheur que d’être assujetti à un maître de la bonté duquel on ne peut jamais être assuré et qui a toujours le pouvoir d’être méchant quand il le voudra ? Et obéir à plusieurs maîtres, n’est-ce pas être autant de fois extrêmement malheureux ? Je n’aborderai pas ici cette question tant de fois agitée ! « si la république est ou non préférable à la monarchie ». Si j’avais à la débattre, avant même de rechercher quel rang la monarchie doit occuper parmi les divers modes de gouverner la chose publique, je voudrais savoir si l’on doit même lui en accorder un, attendu qu’il est bien difficile de croire qu’il y ait vraiment rien de public dans cette espèce de gouvernement où tout est à un seul. Mais réservons pour un autre temps  cette question, qui mériterait bien son traité à part et amènerait d’elle-même toutes les disputes politiques.

Pour le moment, je désirerais seulement qu’on me fit comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois tout d’un Tyran seul, qui n’a de puissance que celle qu’on lui donne, qui n’a de pouvoir de leur nuire, qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal, s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui, que de le contredire. Chose vraiment surprenante (et pourtant si commune, qu’il faut plutôt en gémir que s’en étonner) ! c’est de voir des millions de millions d’hommes, misérablement asservis, et soumis tête baissée, à un joug déplorable, non qu’ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu’ils sont fascinés et, pour ainsi dire, ensorcelés par le seul nom d’un qu’ils ne devraient redouter, puisqu’il est seul, ni chérir puisqu’il est, envers eux tous, inhumain et cruel. Telle est pourtant la faiblesse des hommes ! Contraints à l’obéissance, obligés de temporiser, divisés entre eux, ils ne peuvent pas toujours être les plus forts. Si donc une nation, enchaînée par la force des armes, est soumise au pouvoir d’un seul (comme la cité d’Athènes le fut à la domination des trente tyrans ), il ne faut pas s’étonner qu’elle serve, mais bien déplorer sa servitude, ou plutôt ne s’en étonner, ni s’en plaindre ; supporter le malheur avec résignation et se réserver pour une meilleure occasion à venir.

Nous sommes ainsi faits que les communs devoirs de l’amitié absorbent une bonne part de notre vie. Aimer la vertu, estimer les belles actions, être reconnaissant des bienfaits reçus, et souvent même réduire notre propre bien-être pour accroître l’honneur et l’avantage de ceux que nous aimons et qui méritent d’être aimés ; tout cela est très naturel. Si donc les habitants d’un pays trouvent, parmi eux, un de ces hommes rares qui leur ait donné des preuves réitérées d’une grande prévoyance pour les garantir, d’une grande hardiesse pour les défendre, d’une grande prudence pour les gouverner ; s’ils s’habituent insensiblement à lui obéir ; si même ils se confient à lui jusqu’à lui accorder une certaine suprématie, je en sais si c’est agir avec sagesse, que de l’ôter de là où il faisait bien, pour le placer où il pourra mal faire, cependant il semble très naturel et très raisonnable d’avoir de la bonté pour celui qui nous a procuré tant de biens et de ne pas craindre que le mal nous vienne de lui.

Mais ô grand Dieu ! qu’est donc cela ? Comment appellerons-nous ce vice, cet horrible vice ? N’est-ce pas honteux, de voir un nombre infini d’hommes, non seulement obéir, mais ramper, non pas être gouvernés, mais tyrannisés, n’ayant ni biens, ni parents, ni enfants, ni leur vie même qui soient à eux ? Souffrir les rapines, les brigandages, les cruautés, non d’une armée, non d’une horde de barbares, contre lesquels chacun devrait défendre sa vie au prix de tout son sang, mais d’un seul ; non Mirmidon souvent le plus lâche, le plus vil et le plus efféminé de la nation, qui n’a jamais flairé la poudre des batailles, mais à peine foulé le sable des tournois ; qui est inhabile, non seulement à commander aux hommes, mais aussi à satisfaire la moindre femmelette ! Nommerons-nous cela lâcheté ? Appellerons-nous vils et couards les hommes soumis à un tel joug ? Si deux, si trois, si quatre cèdent à un seul ; c’est étrange, mais toutefois possible ; peut-être avec raison, pourrait-on dire : c’est faute de cœur. Mais si cent, si mille se laissent opprimer par un seul, dira-t-on encore que c’est de la couardise, qu’ils n’osent se prendre à lui, ou plutôt que, par mépris et dédain, ils ne veulent lui résister ? Enfin, si l’on voit non pas cent, non pas mille, mais cent pays, mille villes, un million d’hommes ne pas assaillir, ne pas écraser celui qui, sans ménagement aucun, les traite tous comme autant de serfs et d’esclaves : comment qualifierons-nous cela ? Est-ce lâcheté ? Mais pour tous les vices, il est des bornes qu’ils ne peuvent dépasser. Deux hommes et même dix peuvent bien en craindre un, mais que mille, un million, mille villes ne se défendent pas contre un seul homme ! Oh ! Ce n’est pas seulement couardise, elle ne va pas jusque-là ; de même que la vaillance n’exige pas qu’un seul homme escalade une forteresse, attaque une armée, conquière un royaume ! Quel monstrueux vice est donc celui-là que le mot de couardise ne peut rendre, pour lequel toute expression manque, que la nature désavoue et la langue refuse de nommer ?…

Qu’on mette, de part et d’autre, cinquante mille hommes en armes ; qu’on les range en bataille ; qu’ils en viennent aux mains ; les uns libres, combattant pour leur liberté, les autres pour la leur ravir : Auxquels croyez-vous que restera la victoire ? Lesquels iront plus courageusement au combat, de ceux dont la récompense doit être le maintien de leur liberté, ou de ceux qui n’attendent pour salaire des coups qu’ils donnent ou reçoivent que la servitude d’autrui ? Les uns ont toujours devant leurs yeux le bonheur de leur vie passée et l’attente d’un pareil aise pour l’avenir. Ils pensent moins aux peines, aux souffrances momentanées de la bataille qu’aux tourments que, vaincus, ils devront endurer à jamais, eux, leurs enfants, et toute leur prospérité. Les autres n’ont pour tout aiguillon qu’une petite pointe de convoitise qui s’émousse soudain contre le danger et dont l’ardeur factice s’éteint presque aussitôt dans le sang de leur première blessure. Aux batailles si renommées de Miltiade, de Léonidas, de Thémistocle , qui datent de deux mille ans et vivent encore aujourd’hui, aussi fraîches dans les livres et la mémoire des hommes que si elles venaient d’être livrées récemment en Grèce, pour le bien de la Grèce et pour l’exemple du monde entier, qu’est-ce qui donna à un si petit nombre de Grecs, non le pouvoir, mais le courage de repousser ces flottes formidables dont la mer pouvait à peine supporter le poids, de combattre et de vaincre tant et de si nombreuses nations que tous les soldats Grecs ensemble n’auraient point élevé en nombre les Capitaines  des armées ennemies ? Mais aussi, dans ces glorieuses  journées, c’était moins la bataille des Grecs contre les Perses, que la victoire de la liberté sur la domination, de l’affranchissement sur l’esclavage."

 

"Et pourtant ce tyran, seul, il n’est pas besoin de le combattre, ni même de s’en défendre ; il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à la servitude. Il ne s’agit pas de lui rien arracher, mais seulement de ne lui rien donner..."

 

"Ils sont vraiment miraculeux les récits de la vaillance que la liberté met dans le cœur de ceux qui la défendent ! mais ce qui advient, partout et tous les jours, qu’un homme seul opprime cent mille villes le plus à cœur et les prive de leur liberté : qui pourrait le croire, si cela n’était qu’un ouï-dire et n’arrivait pas à chaque instant et sous nos propres yeux ? encore, si ce fait se passait dans des pays lointains et qu’on vint nous le raconter, qui de nous ne le croirait controuvé et inventé à plaisir ? Et pourtant ce tyran, seul, il n’est pas besoin de le combattre, ni même de s’en défendre ; il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à la servitude. Il ne s’agit pas de lui rien arracher, mais seulement de ne lui rien donner. Qu’une nation ne fasse aucun effort, si elle veut, pour son bonheur, mais qu’elle ne travaille pas elle-même a sa ruine. Ce sont donc les peuples qui se laissent, ou plutôt se font garrotter, puisqu’en refusant seulement de servir, ils briseraient leurs liens. C’est le peuple qui s’assujettit et se coupe la gorge : qui, pouvant choisir d’être sujet ou d’être libre, repousse la liberté et prend le joug, qui consent, qui consent à son mal ou plutôt le pourchasse. S’il lui coûtait quelque chose pour recouvrer sa liberté je ne l’en presserais point : bien que rentrer dans ses droits naturels et, pour ainsi dire, de bête de redevenir homme, soit vraiment ce qu’il doive avoir le plus à cœur. Et pourtant je n’exige pas de lui une si grande hardiesse : je ne veux pas même qu’il ambitionne une je ne sais quelle assurance de vivre plus à son aise. Mais quoi ! Si pour avoir la liberté, il ne faut que la désirer ; s’il ne suffit pour cela que du vouloir, se trouvera-t-il une nation au monde qui croie la payer trop cher en l’acquérant par un simple souhait ? Et qui regrette volonté à recouvrer un bien qu’on devrait racheter au prix du sang, et dont la seule perte rend à tout homme d’honneur la vie amère et la mort bienfaisante ? Certes, ainsi que le feu d’une étincelle devient grand et toujours se renforce, et plus il trouve de bois à brûler, plus il en dévore, mais se consume et finit par s’éteindre de lui-même quand on cesse de l’alimenter : pareillement plus les tyrans pillent, plus ils exigent ; plus ils ruinent et détruisent, plus on leur fournit, plus on les gorge ; ils se fortifient d’autant et sont toujours mieux disposés à anéantir et à détruire tout ; mais si on ne leur donne rien, si on ne leur obéit point ; sans les combattre, sans les frapper, ils demeurent nuds et défaits : semblables à cet arbre qui ne recevant plus de suc et d’aliment à sa racine, n’est bientôt qu’une branche sèche et morte.

Pour acquérir le bien qu’il souhaite, l’homme entreprenant ne redoute aucun danger, le travailleur n’est rebuté par aucune peine. Les lâches seuls, et les engourdis, ne savent ni endurer le mal, ni recouvrer le bien qu’ils se bornent à convoiter. L’énergie d’y prétendre leur est ravie par leur propre lâcheté ; il ne leur reste que le désir naturel de le posséder. Ce désir, cette volonté innée, commune aux sage et aux fous, aux courageux et aux couards, leur fait souhaiter toutes choses dont la possession les rendrait heureux et contents. Il en est une seule que les hommes, je ne sais pourquoi, n’ont pas même la force de désirer. C’est la liberté : bien si grand et si doux ! que dès qu’elle est perdue, tous les maux s’ensuivent, et que, sans elle, tous les autres biens, corrompus par la servitude, perdent entièrement leur goût et leur saveur. La seule liberté, les hommes la dédaignent, uniquement, ce me semble, parce que s’ils la désiraient, ils l’auraient : comme s’ils se refusaient à faire cette précieuse conquête, parce qu’elle est trop aisée.

Pauvres gens et misérables, peuples insensés, nations opiniâtres en votre mal et aveugles en votre bien, vous vous laissez enlever, sous vos propres yeux, le plus beau et le plus clair de votre revenu, piller vos champs, dévaster vos maisons et les dépouiller des vieux meubles de vos ancêtres ! vous vivez de telle sorte que rien n’est plus à vous. Il semble que vous regarderiez désormais comme un grand bonheur qu’on vous laissât seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies. Et tout ce dégât, ces malheurs, cette ruine enfin, vus viennent, non pas des ennemis, mais bien certes de l’ennemi et de celui-là même que vous avez fait ce qu’il est, pour qui vous allez si courageusement à la guerre et pour la vanité duquel vos personnes y bravent à chaque instant la mort. Ce maître n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps et rien de plus que n’a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu’il a de plus que vous, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D’où tire-t-il les innombrables argus  qui vous épient , si ce n’est de vos rangs ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne les emprunte de vous ? Les pieds dont il foule vos cités, ne sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t-il pouvoir sur vous, que par vous-mêmes ? Comment oserait-il vous courir sus, s’il n’était d’intelligence avec vous ? Quel mal pourrait-il vous faire si vous n’étiez receleur du larron qui vous pille, complice du meurtrier qui vous tue, et traîtres de vous-mêmes ? Vous semez vos champs, pour qu’il les dévaste ; vous meublez et remplissez vos maisons afin qu’il puisse assouvir sa luxure  ; vous nourrissez vos enfants, pour qu’il en fasse des soldats (trop heureux sont-ils encore !) pour qu’il les mène à la boucherie, qu’il les rende ministres de ses convoitises, les exécuteurs de ses vengeances . Vous vous usez à la peine, afin qu’il puisse se mignarder en ses délices et se vautrer dans ses sales plaisirs. Vous vous affaiblissez, afin qu’il soit plus fort, plus dur et qu’il vous tienne la bride plus courte : et de tant d’indignités, que les bêtes elles-mêmes ne sentiraient point ou n’endureraient pas, vous pourriez vous en délivrer, sans même tenter de le faire, mais seulement en essayant de le vouloir. Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres. Je ne veux pas que vous le heurtiez, ni que vous l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse dont on dérobe la base, tomber de son propre poids et se briser .

Les médecins disent qu’il est inutile de chercher à guérir les plaies incurables, et peut-être, ai-je tort de vouloir donner ces conseils au peuple, qui, depuis longtemps, semble avoir perdu tout sentiment du mal qui l’afflige, ce qui montre assez que sa maladie est mortelle."

 

"Cherchons cependant à découvrir, s’il est possible, comment s’est enracinée si profondément cette opiniâtre volonté de servir qui ferait croire qu’en effet l’amour même de la liberté n’est pas si naturel...."

 

"Premièrement, il est, je crois, hors de doute que si nous vivions avec les droits que nous tenons de la nature et d’après les préceptes qu’elle enseigne, nous serions naturellement soumis à nos parents, sujets de la raison, mais non esclaves de personne. Certes, chacun de nous ressent en soi, dans son propre cœur, l’impulsion toute instinctive de l’obéissance envers ses père et mère. Quant à savoir si la raison est en nous innée ou non (question débattue à fond dans les académies et longuement agitée dans les écoles de philosophes), je ne pense pas errer en croyant qu’il est en notre âme un germe de raison, qui, réchauffé par les bons conseils et les bons exemples, produit en nous la vertu ; tandis qu’au contraire, étouffé par les vices qui trop souvent surviennent, ce même germe avorte. Mais ce qu’il y a de clair et d’évident pour tous, et que personne ne saurait nier, c’est que la nature, premier agent de Dieu, bienfaitrice des hommes, nous a tous créés de même et coulés, en quelque sorte au même moule, pour nous montrer que nous sommes tous égaux, ou plutôt tous frères. Et si, dans le partage qu’elle nous a fait de ses dons, elle a prodigué quelques avantages de corps ou d’esprit, aux uns plus qu’aux autres, toutefois elle n’a jamais pu vouloir nous mettre en ce monde comme en un champ clos, et n’a pas envoyé ici bas les plus forts et les plus adroits comme des brigands armés dans une forêt pour y traquer les plus faibles. Il faut croire plutôt, que faisant ainsi les parts, aux uns plus grandes, aux autres plus petites, elle a voulu faire naître en eux l’affection fraternelle et les mettre à même de la pratiquer ; les uns ayant puissance de porter des secours et les autres besoin d’en recevoir : ainsi donc, puisque cette bonne mère nous a donné à tous, toute la terre pour demeure, nous a tous logés sous le même grand toit, et nous a tous pétris de même pâte, afin que, comme en un miroir, chacun put se reconnaître dans son voisin ; si elle nous a fait, à tous, ce beau présent de la voix et de la parole pour nous aborder et fraterniser ensemble, et par la communication et l’échange de nos pensées nous ramener à la communauté d’idées et de volontés ; si elle a cherché, par toutes sortes de moyens à former et resserrer le nœud de notre alliance, les liens de notre société ; si enfin, elle a montré en toutes choses le désir que nous fussions, non seulement unis, mais qu’ensemble nous ne fissions, pour ainsi dire, qu’un seul être, dès lors, peut-on mettre un seul instant en doute que nous avons tous naturellement libres, puisque nous sommes tous égaux, et peut-il entrer dans l’esprit de personne que nous ayant mis tous en même compagnie, elle ait voulu que quelques-uns  y fussent en esclavage.

Mais en vérité est-ce bien la peine de discuter pour savoir si la liberté est naturelle, puisque nul être, sans qu’il en ressente un tort grave, ne peut être retenu en servitude et que rien au monde n’est plus contraire à la nature (pleine de raison) que l’injustice. Que dire encore ? Que la liberté est naturelle, et, qu’à mon avis, non seulement nous naissons avec notre liberté, mais aussi avec la volonté de la défendre. Et s’il s’en trouve par hasard qui en doute encore et soient tellement abâtardis qu’ils méconnaissent les biens et les affections innées qui leur sont propres, il faut que je leur fasse l’honneur qu’ils méritent et que je hisse, pour ainsi dire, les bêtes brutes en chaire pour leur enseigner et leur nature et leur condition. Les bêtes (Dieu me soit en aide !) si les hommes veulent les comprendre, leur crient : Vive la liberté ! plusieurs d’entre elles meurent sitôt qu’elles sont prises. Telles que le poisson qui perd la vie dès qu’on le retire de l’eau, elles se laissent mourir pour ne point survivre à leur liberté naturelle. (Si les animaux avaient entre eux des rangs et des prééminences, ils feraient, à mon avis, de la liberté leur noblesse.) D’autres, des plus grandes jusqu’aux plus petites, lorsqu’on les prend, font une si grande résistance des ongles, des cornes, des pieds et du bec qu’elles démontrent assez, par là, quel prix elles attachent au bien qu’on leur ravit. Puis, une fois prises, elles donnent tant de signes apparents du sentiment de leur malheur, qu’il est beau de les voir, dès lors, languir plutôt que vivre, ne pouvant jamais se plaire dans la servitude et gémissant continuellement de la privatisation de leur liberté. Que signifie, en effet, l’action de l’éléphant, qui, s’étant défendu jusqu’à la dernière extrémité, n’ayant plus d’espoir, sur le point d’être pris, heurte sa mâchoire et casse ses dents contre les arbres, si non, qu’inspiré par le grand désir de rester libre, comme il l’est par nature, il conçoit l’idée de marchander avec les chasseurs, de voir si, pour le prix de ses dents, il pourra se délivrer, et si, son ivoire, laissé pour rançon, rachètera sa liberté. Et le cheval ! dès qu’il est né, nous le dressons à l’obéissance ; et cependant, nos soins et nos caresses n’empêchent pas que, lorsqu’on veut le dompter, il ne morde son frein, qu’il ne rue quand on l’éperonne ; voulant naturellement indiquer par là (ce me semble) que s’il sert, ce n’est pas de bon gré, mais bien par contrainte. Que dirons-nous encore ?… Les bœufs eux-mêmes gémissent sous le joug, les oiseaux pleurent en cage. Comme je l’ai dit autrefois en rimant, dans mes instants de loisir.

Ainsi donc , puisque tout être, qui a le sentiment de son existence, sent le malheur de la sujétion et recherche la liberté : puisque les bêtes, celles-là même créées pour le service de l’homme, ne peuvent s’y soumettre qu’après avoir protesté d’un désir contraire ; quel malheureux vice a donc pu tellement dénaturer l’homme, seul vraiment né pour vivre libre, jusqu’à lui faire perdre la souvenance de son premier état et le désir même de le reprendre ?

Il y a trois sortes de tyrans. Je parle des mauvais Princes. Les uns possèdent le Royaume  par l’élection du peuple, les autres par la force des armes, et les autres par succession de race. Ceux qui l’ont acquis par le droit de la guerre, s’y comportent, on le sait trop bien et on le dit avec raison, comme en pays conquis. Ceux qui naissent rois, ne sont pas ordinairement meilleurs ; nés et nourris au sein de la tyrannie, ils sucent avec le lait naturel du tyran, ils regardent les peuples qui leur sont soumis comme leurs serfs héréditaires ; et, selon le penchant auquel ils sont le plus enclins, avares ou prodigues, ils usent du Royaume comme de leur propre héritage. Quant à celui qui tient son pouvoir du peuple, il semble qu’il devrait être plus supportable, et il serait, je crois, si dès qu’il se voit élevé en si haut lieu, au-dessus de tous les autres, flatté par je ne sais quoi, qu’on appelle grandeur, il ne prenait la ferme résolution de n’en plus descendre. Il considère presque toujours la puissance qui lui a été confiée par le peuple comme devant être transmise à ses enfants. Or, dès qu’eux et lui ont conçu cette funeste idée, il est vraiment étrange de voir de combien ils surpassent en toutes sortes de vices, et même en cruautés, tous les autres tyrans. Ils ne trouvent pas de meilleur moyen pour consolider leur nouvelle tyrannie que d’accroître la servitude et d’écarter tellement les idées de liberté de l’esprit de leurs sujets, que, pour si récent qu’en soit le souvenir, bientôt il s’efface entièrement de leur mémoire. Ainsi, pour dire vrai, je vois bien entre ces tyrans quelque différence, mais pas un choix à faire : car s’ils arrivent au trône par des routes diverses, leur manière de régner est toujours à peu près la même. Les élus du peuple, le traitent comme un taureau à dompter : les conquérants, comme une proie sur laquelle ils ont tous les droits : les successeurs, comme tout naturellement.

 

"Pour que les hommes, tant qu’il reste en eux vestige d’homme, se laissent assujettir, il faut de deux choses l’une : ou qu’ils soient contraints, ou qu’ils soient abusés..."

 

A ce propos, je demanderai : Si le hasard voulait qu’il naquît aujourd’hui quelques gens tout-à-fait neufs, n’étant ni accoutumés à la sujétion, ni affriandés à la liberté, ignorant jusqu’aux noms de l’une et de l’autre, et qu’on leur offrit l’option d’être sujets ou de vivre libre ; quel serait leur choix ? Nul doute qu’ils n’aimassent beaucoup mieux obéir à leur seule raison que de servir un homme, à moins qu’ils ne fussent comme ces juifs d’Israël, qui, sans motifs, ni contrainte aucune, se donnèrent un tyran , et, desquels, je ne lis jamais l’histoire sans éprouver un extrême dépit qui me porterait presque à être inhumain envers eux, jusqu’à me réjouir de tous les maux qui, par la suite, leur advinrent. Car pour que les hommes, tant qu’il reste en eux vestige d’homme, se laissent assujettir, il faut de deux choses l’une : ou qu’ils soient contraints, ou qu’ils soient abusés : contraints, soit par les armes étrangères, comme Sparte et Athènes le furent par Alexandre ; soit par les factions, comme lorsque, bien avant ce temps, le gouvernement d’Athènes tomba aux mains de Pisistrate . Abusés, ils perdent aussi leur liberté ; mais c’est alors moins souvent par la séduction d’autrui que par leur propre aveuglement. Ainsi, le peuple de Syracuse (jadis capitale de la Sicile), assailli de tous côtés par des ennemis, ne songeant qu’au danger du moment, et sans prévoyance de l’avenir élut Denys Ier, et lui donna le commandement général de l’armée. Ce peuple ne s’aperçût qu’il l’avait fait aussi puissant que lorsque ce fourbe adroit, rentrant victorieux dans la ville, comme s’il eût vaincu ses concitoyens plutôt que leurs ennemis, se fit d’abord capitaine roi   et ensuite roi tyran . On ne saurait s’imaginer jusqu’à quel point un peuple ainsi assujetti par la fourberie d’une traître, tombe dans l’avilissement, et même dans un tel profond oubli de tous ses droits, qu’il est presque impossible de le réveiller de sa torpeur pour les reconquérir, servant si bien et si volontiers qu’on dirait, à la voir, qu’il n’a pas perdu seulement sa liberté, mais encore sa propre servitude, pour s’engourdir dans le plus abrutissant esclavage . Il est vrai de dire, qu’au commencement, c’est bien malgré soi et par force que l’on sert ; mais ensuite on s’y fait et ceux qui viennent après, n’ayant jamais connu la liberté, ne sachant pas même ce que c’est, servent sans regret et font volontairement ce que leurs pères n’avaient fait que par la contrainte. Ainsi les hommes qui naissent sous le joug ; nourris et élevés dans le servage sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés, et ne pensant point avoir d’autres droits, ni d’autres biens que ceux qu’ils ont trouvés à leur entrée dans la vie, ils prennent pour leur état de nature, l’état même de leur naissance. Toutefois il n’est pas d’héritier, pour si prodigue ou nonchalant qu’il soit, qui ne porte un jour les yeux sur ses registres pour voir s’il jouit de tous les droits de sa succession, et vérifier si l’on n’a pas empiété sur les siens ou sur ceux de son prédécesseur. Cependant l’habitude qui, en toutes choses, exerce un si grand empire sur toutes nos actions, a surtout le pouvoir de nous apprendre à servir : c’est elle qui à la longue (comme on nous le raconte de Mithridate qui finit par s’habituer au poison) parvient à nous faire avaler, sans répugnance, l’amer venin de la servitude. Nul doute que ce ne soit la nature qui nous dirige d’abord suivant les penchants bons ou mauvais qu’elle nous adonnés ; mais aussi faut-il convenir qu’elle a encore moins de pouvoir sur nous que l’habitude ; car, pour si bon que soit la naturel, il se perd s’il n’est entretenu ; tandis que l’habitude nous façonne toujours à sa manière en dépit de nos penchants naturels. Les semences de bien que la nature met en nous sont si frêles et si minces, qu’elles ne peuvent résister au moindre choc des passions ni à l’influence d’une éducation qui les contrarie. Elles ne se conservent pas mieux, s’abâtardissent aussi facilement et même dégénèrent ; comme il arrive à ces arbres fruitiers qui ayant tous leur propre, la conservent tant qu’on les laisse venir naturellement ; mais la perdent, pour porter des fruits tout à fait différents, dès qu’on les a greffés. Les herbes ont aussi chacune leur propriété, leur naturel, leur singularité : mais cependant, le froid, le temps, le terrain ou la main du jardinier, détériorent ou améliorent toujours leur qualité ; la plante qu’on a vu dans un pays n’est souvent plus reconnaissable dans un autre. Celui qui verrait chez eux les Vénitiens , poignée de gens qui vivent si librement que le plus malheureux d’entre eux ne voudrait pas être roi et qui, tous aussi nés et nourris, ne connaissent d’autre ambition que celle d’aviser pour le mieux au maintien de leur liberté ; ainsi appris et formés dès le berceau, qu’ils n’échangeraient pas un brin de leur liberté pour toutes les autres félicités humaines : qui verrait, dis-je, ces hommes, et s’en irait ensuite, en les quittant, dans les domaines de celui que nous appelons le grand-seigneur, trouvant là des gens qui ne sont nés que pour le servir et qui dévouent leur vie entière au maintien de sa puissance, penserait-il que ces deux peuples sont de même nature ? ou plutôt ne croirait-il pas qu’une sortant d’une cité d’hommes, il est entré dans un parc de bêtes  ? On raconte que Lycurgue, législateur de Sparte, avait nourri deux chiens, tous deux frères, tous deux allaités du même lait , et les avait habitués, l’un au foyer domestique et l’autre à courir les champs, au son de la trompe et du cornet . Voulant montrer aux Lacédémoniens l’influence de l’éducation sur le naturel, il exposa les deux chiens sur la place publique et mit entre eux une soupe et un lièvre : l’un courut au plat et l’autre au lièvre. Voyez, dit-il, et pourtant, ils sont frères ! Ce législateur sut donner une si bonne éducation aux Lacédémoniens que chacun d’eux eut préféré souffrir mille morts, plutôt que de se soumettre à un maître ou de reconnaître d’autres institutions que celles de Sparte.

J’éprouve un certain plaisir à rappeler ici un mot des favoris de Xercès, le grand roi de Perse, au sujet des Spartiates : Lorsque Xercès faisait ses préparatifs de guerre pour soumettre la Grèce entière, il envoya, dans plusieurs villes de ce pays, ses ambassadeurs pour demander de l’eau et de la terre (formule symbolique qu’employaient les Perses pour sommer les villes de se rendre), mais il se garda bien d’en envoyer, ni à Sparte, ni à Athènes, parce que les Spartiates et les Athéniens, auxquels son père Darius en avait envoyés auparavant pour faire semblable demande, les avaient jetés, les uns dans les fossés, les autres dans un puits, en leur disant : « Prenez hardiment, là, de l’eau et de la terre, et portez-les à votre prince. » En effet, ces fiers républicains ne pouvaient souffrir que, même par la moindre parole, on attantât à leur liberté. Cependant, pour avoir agi de la sorte, les Spartiates reconnurent qu’ils avaient offensé leurs dieux et surtout Talthybie , dieu des hérauts. Ils résolurent donc, pour les apaiser, d’envoyer à Xercès deux de leurs concitoyens pour que disposant d’aux à son gré, il pût se venger sur leurs personnes du meurtre des ambassadeurs de son père. Deux Spartiates ; l’un nommé Sperthiès et l’autre Bulis s’offrirent pour victime volontaires. Ils partirent. Arrivés au palais d’un Perse, nommé Hydarnes, lieutenant du roi pour toutes les qui étaient sur les côtes de la mer, celui-ci les accueillit fort honorablement et après divers autres discours leur demanda pourquoi ils rejetaient si fièrement l’amitié du grand roi  ? « Voyez par mon exemple, leur ajouta-t-il, comment le Roi sait récompenser ceux qui méritent de l’être et croyez que si vous étiez à son service et qu’il vous eût connus, vous seriez tous deux gouverneurs de quelque ville grecque. » « En ceci, Hydarnes , tu ne pourrais nous donner un bon conseil, répondirent les Lacédémoniens ; car si tu as goûté le bonheur que tu nous promets, tu ignore entièrement celui dont nous jouissons. Tu as éprouvé la faveur d’un roi, mais tu ne sais pas combien est douce la liberté, tu ne connais rien de la félicité qu’elle procure. Oh ! si tu en avais seulement une idée, tu nous conseillerais de la défendre, non seulement avec la lance et le bouclier, mais avec les ongles et les dents. » Les Spartiates seuls disaient vrai ; mais chacun parlait ici selon l’éducation qu’il avait reçue. Car il était impossible au Persan de regretter la liberté dont il n’avait jamais joui ; et les Lacédémoniens au contraire, ayant savouré cette douce liberté, ne concevaient même pas qu’on pût vivre dans l’esclavage.

Caton d’Utique, encore enfant et sous la férule du maître, allait souvent voir Sylla le dictateur, chez lequel il avait ses entrées libres, tant à cause du rang de sa famille que des liens de parenté qui les unissaient. Dans ces visites, il était toujours accompagné de son précepteur, comme c’était l’usage à Rome pour les enfants des noble de ce temps-là. Un jour, il vit que dans l’hôtel même de Sylla, en sa présence, ou par son commandement, on emprisonnait les uns, on condamnait les autres ; l’un était banni, l’autre étranglé ; l’un proposait la confiscation des biens d’un citoyen, l’autre demandait sa tête. En somme, tout d’y passait, non comme chez un magistrat de la ville, mais comme chez un tyran du peuple ; et c’était bien moins le sanctuaire de la justice, qu’une caverne de tyrannie. Ce noble enfant dit à son percepteur : « Que ne me donnez-vous un poignard ? je le cacherai sous ma robe. J’entre souvent dans la chambre de Sylla avant qu’il soit levé… j’ai le bras assez fort pour en délivrer la république. » Voilà vraiment la pensée d’un Caton ; c’est bien là, le début d’une vie si digne de se mort. Et néanmoins, taisez le nom et le pays, racontez seulement le fait tel qu’il est ; il parle de lui-même, : ne dira-t-on pas aussitôt cet enfant était Romain et lorsqu’elle était libre. Pourquoi dis-je ceci ? je ne prétends certes pas que le pays et le sol perfectionnent rien, car partout et en tous lieux l’esclavage est odieux aux homme et la liberté leur est chère ; mais par ce qu’il me semble que l’on doit compatir à ceux qui, en naissant, se trouvent déjà sous le joug : qu’on doit les excuser ou leur pardonner, si, n’ayant pas encore vu l’ombre même de la liberté, et n’en ayant jamais entendu parler, ils ne ressentent pas le malheur d’être esclave. Si en effet (comme le dit Homère des Cimmériens  ), il est des pays où le Soleil se montre tout différemment qu’à nous et qu’après les avoir éclairés pendant six mois consécutifs, il les laisse dans l’obscurité durant les autres six mois, serait-il étonnant que ceux qui naîtraient pendant cette longue nuit, s’ils n’avaient point ouï parler de la clarté, ni jamais vu le jour, s’accoutumassent aux ténèbres fans lesquelles ils sont nés et ne désirassent point la lumière ? On ne regrette jamais ce qu’on n’a jamais eu ; le chagrin ne vient qu’après le plaisir et toujours, à la connaissance du bien, se joint le souvenir de quelque joie passée. Il est dans la nature de l’homme d’être libre et de vouloir l’être ; mais il prend très facilement un autre pli, lorsque l’éducation le lui donne.

 

"La première raison pour laquelle les hommes servent volontairement, c’est qu’ils naissent serfs et qu’ils sont élevés dans la servitude...."

 

Disons donc que, si toutes les choses auxquelles l’homme se fait et se façonne lui deviennent naturelles, cependant celui-là seul reste dans sa nature qui ne s’habitue qu’aux choses simples et non altérées : ainsi la première raison de la servitude volontaire, c’est l’habitude ; comme il arrive aux plus braves courtauds  qui d’abord mordent leur frein et puis après s’en jouent ; qui, regimbent naguère sous la selle, se présentent maintenant d’eux-mêmes, sous le brillant harnais, et, tout fiers, se rengorgent et se pavanent sous l’armure qui les couvre. Ils disent qu’ils ont toujours été sujets, que leurs pères ont ainsi vécu. Ils pensent qu’ils sont tenus d’endurer le mors, se le persuadent par des exemples et consolident eux-mêmes, par la durée, la possession de ceux qui les tyrannisent. Mais les années donnent-elles le droit de mal faire ? Et l’injure prolongée n’est-elle pas une plus grande injure ? Toujours en est-il certains qui, plus fiers et mieux inspirés que les autres, sentent le poids du joug et ne peuvent s’empêcher de le secouer ; que ne se soumettent jamais à la sujétion et qui, toujours et sans cesse (ainsi qu’Ulysse cherchant, par terre et par mer, à revoir la fumée de sa maison), n’ont garde d’oublier leurs droits naturels et s’empressent de les revendiquer en toute occasion. Ceux-là ayant l’entendement net et l’esprit clairvoyant, ne se contentent pas, comme les ignorants encroûtés, de voir ce qui est à leurs pieds, sans regarder ni derrière, ni devant ; ils rappellent au contraire les choses passées pour juger plus sainement le présent et prévoir l’avenir. Ce sont ceux qui ayant d’eux-mêmes l’esprit droit, l’ont encore rectifié par l’étude et le savoir. Ceux-là, quand la liberté serait entièrement perdue et bannie de ce monde, l’y ramènerait ; car la sentant vivement, l’ayant savourée et conservant son germe en leur esprit, la servitude ne pourrait jamais les séduire, pour si bien qu’on l’accoutrât.

Le grand Turc s’est bien aperçu que les livres et la saine doctrine inspirent plus que tout autre chose, aux hommes, le sentiment de leur dignité et la haine de la tyrannie. Aussi, ai-je lu que, dans le pays qu’il gouverne, il n’est guère plus de savants qu’il n’en veut. Et partout ailleurs, pour si grand que soit le nombre des fidèles à la liberté, leur zèle et l’affection qu’ils lui portent restent sans effet, parce qu’ils ne savent s’entendre. Les tyrans leur enlèvent toute liberté de faire, de parler et quasi de penser, et ils demeurent totalement isolés dans leur volonté pour le bien : c’est donc avec raison que Momus  trouvait à redire à l’homme forgé par Vulcain de ce qu’il n’avait pas une petite fenêtre au cœur par où l’on pût vois ses plus secrètes pensées. On a rapporté que, lors de leur entreprise pour la délivrance de Rome ou plutôt du monde entier, Brutus et Cassius ne voulurent point que Cicéron, ce grand et beau diseur, si jamais il en fut, y participât, jugeant son cœur trop faible pour un si haut fait. Ils croyaient bien à son bon vouloir, mais non à son courage. Et toutefois, qui voudra se rappeler les temps passés et compulser les anciennes annales, se convaincra que presque tous ceux qui, voyant leur pays mal mené et en mauvaises mains, formèrent le dessein de le délivrer, en vinrent facilement à bout, et que, pour son propre compte, la liberté vient toujours à leur aide ; ainsi : Harmodius et Dion , qui conçurent un si vertueux projet, l’exécutèrent heureusement. Pour tels exploits ; presque toujours le ferme vouloir garantit le succès. Cassius et Marcus Brutus réussirent en frappant César pour délivrer leur pays de la servitude ; ce fut lorsqu’ils tentèrent d’y ramener la liberté qu’ils périrent, il est vrai ; mais glorieusement, car, qui oserait trouver rien de blâmable, ni en leur vie, ni en leur mort ? Celle-ci fut au contraire un grand malheur et causa l’entière ruine de la république, qui, ce me semble, fut enterrée avec eux. Les autres tentatives essayées depuis contre les empereurs romains ne furent que des conjurations de quelques ambitieux dont l’irréussite et la mauvaise fin ne sont pas à regretter, étant évident qu’ils désiraient, non renverser le trône, mais avilir seulement la couronne  ne visant qu’à chasser le tyran et à retenir la tyrannie . Quant à ceux-là, je serais bien fâché qu’ils eussent réussi et je suis content qu’ils aient montré par leur exemple qu’il ne faut pas abuser du saint nom de la liberté pour accomplir un mauvais dessein .

Mais revenant à mon sujet que j’avais quasi perdu de vue ; la première raison pour laquelle les hommes servent volontairement, c’est qu’ils naissent serfs et qu’ils sont élevés dans la servitude. De celle-là découle naturellement cette autre : que, sous les tyrans, les hommes deviennent nécessairement lâches et efféminés, ainsi que l’a fort judicieusement, à mon avis, fait remarquer le grand Hippocrate, le père de la médecine, dans l’un de ses livres intitulé : Des maladies . Ce digne homme avait certes le cœur bon et le montra bien lorsque le roi de Perse voulut l’attirer près de lui à force d’offres et de grands présents ; car il lui répondit franchement  qu’il se ferait un cas de conscience de s’occuper à guérir les Barbares qui voulaient détruire les Grecs et de faire rien qui pût être utile à celui qui écrivit à ce sujet, se trouve parmi les autres œuvres, et témoignera toujours de son bon cœur et de son beau caractère. Il est donc certain qu’avec la liberté, on perd aussitôt la vaillance, les esclaves n’ont ni ardeur, ni constance dans le combat. Ils n’y vont que comme contraints, pour ainsi dire engourdis, et s’acquittant avec peine d’un devoir : ils ne sentent pas brûler dans leur cour le feu sacré de la liberté qui fait affronter tous les périls et désirer une belle et glorieuse mort qui nous honore à jamais auprès de nos semblables. Parmi les hommes libres, au contraire, c’est à l’envi, à qui mieux mieux, tous pour chacun et chacun pour tous : ils savent qu’ils recueilleront une égale part au malheur de la défaite ou au bonheur de la victoire ; mais les esclaves, entièrement dépourvus de courage et de vivacité, ont le cœur bas et mou et sont incapables de toute grande action. Les tyrans le savent bien : aussi font-ils tous leurs efforts pour les rendre toujours plus faibles et plus lâches.

L’historien Xénophon, l’un des plus dignes et des plus estimés parmi les Grecs, a fait un livre peu volumineux , dans lequel se trouve un dialogue entre Simonide et Hiéron, roi de Syracuse, sur les misères du tyran. Ce livre est plein de bonnes et graves remontrances, qui, selon moi, ont aussi une grâce infinie. Plût à Dieu que tous les tyrans, qui aient jamais été, l’eussent placé devant eux en guise de miroir. Ils y auraient certainement reconnu leurs propres vices et en auraient rougi de honte. Ce traité parle de la peine qu’éprouvent les tyrans, qui, nuisant à tous, sont obligés de craindre tout le monde. Il dit, entre autres choses, que les mauvais rois prennent à leur service des troupes étrangères, n’osant plus mettre les armes aux mains de leurs sujets qu’ils ont maltraités de mille manières. Quelques rois, en France même (plus encore autrefois qu’aujourd’hui), ont eu à leur solde des troupes étrangères, mais c’était plutôt pour épargner leurs propres sujets, ne regardant point, pour atteindre ce but, à la dépense que cet entretien nécessitait . Aussi, était-ce l’opinion de Scipion (du grand Africain, je pense), qui aimait mieux, disait-il, avoir sauvé la vie à un citoyen que d’avoir défait cent ennemis. Mais ce qu’il y a de bien positif, c’est que le tyran ne croit jamais sa puissance assurée, s’il n’est parvenu à ce point de n’avoir pour sujets que des hommes, sans valeur aucune. On pourrait lui dire à juste titre ce que, d’après Térence , Thrason disait au maître des éléphants : « Vous vous croyez brave, parce que vous avez dompté des bêtes ? »

 

"Pour se raffermir, les tyrans se sont continuellement efforcés d’habituer le peuple non seulement à l’obéissance et à la servitude, mais encore à une espèce de dévotion envers eux ..."

 

Mais cette ruse des tyrans d’abêtir leurs sujets, n’a jamais été plus évidente que dans la conduite de Cyrus envers les Lydiens, après qu’il se fut emparé de Sardes, capitale de Lydie et qu’il eût pris et emmené captif Crésus, ce tant riche roi, qui s’était rendu et remis à sa discrétion. On lui apporta la nouvelle que les habitants de Sardes s’étaient révoltés. Il les eût bientôt réduits à l’obéissance. Mais en voulant pas saccager une aussi belle ville, ni être toujours obligé d’y tenir une armée pour la maîtriser, il s’avisa d’un expédient extraordinaire pour s’en assurer la possession : il établit des maisons de débauches et de prostitution, des tavernes et des jeux publics et rendit une ordonnance qui engageait les citoyens à se livrer à tous ces vices. Il se trouva si bien de cette espèce de garnison, que, par la suite, il ne fût plus dans le cas de tirer l’épée contre les Lydiens. Ces misérables gens s’amusèrent à inventer toutes sortes de jeux, si bien, que de leur nom même les latins formèrent le mot par lequel ils désignaient ce que nous appelons passe-temps, qu’ils nommaient, eux, Lundi, par corruption de Lydie. Tous les tyrans n’ont pas déclaré aussi expressément qu’ils voulussent efféminer leurs sujets ; mais de fait ce que celui-là ordonna si formellement, la plupart d’entre eux l’ont fait occultement. A vrai dire, c’est assez le penchant naturel de la portion ignorante du peuple qui d’ordinaire, est plus nombreuse dans les villes. Elle est soupçonneuse envers celui qui l’aime et se dévoue pour elle, tandis qu’elle est confiante envers celui qui la trompe et la trahit. Ne croyez pas qu’il y ait nul oiseau qui se prenne mieux à la pipée, ni aucun poisson qui, pour la friandise, morde plus tôt et s’accroche plus vite à l’hameçon, que tous ces peuples qui se laissent promptement allécher et conduire à la servitude, pour la moindre douceur qu’on leur débite ou qu’on leur fasse goûter. C’est vraiment chose merveilleuse qu’ils se laissent aller si promptement, pour peu qu’on les chatouille. Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèces étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, la compensation de leur liberté ravie, les instruments de la tyrannie . Ce système, cette pratique, ces allèchements étaient les moyens qu’employaient les anciens tyrans pour endormir leurs sujets dans la servitude. Ainsi, les peuples abrutis, trouvant beau tous ces passe-temps, amusés d’un vain plaisir qui les éblouissait, s’habituaient à servir aussi niaisement mais plus mal encore que les petits enfants n’apprennent à lire avec des images enluminées. Les tyrans romains renchérirent encore sur ces moyens, en festoyant souvent les hommes des décuries  en gorgeant ces gens abrutis et les flattant par où ils étaient plus faciles à prendre, le plaisir de la bouche. Aussi le plus instruit d’entre eux n’eût pas quitté son écuelle de soupe pour recouvrer la liberté de la république de Platon . Les tyrans faisaient ample largesse du quart de blé, du septier de vin, du sesterce  ; et alors c’était vraiment pitié d’entendre crier vive le roi ! Les lourdauds ne s’apercevaient pas qu’en recevant toutes ces choses, ils ne faisaient que recouvrer une part de leur propre bien ; et que cette portion même qu’ils en recouvraient, le tyran n’aurait pu la leur donner, si, auparavant, il ne l’eût enlevée à eux-mêmes. Tel ramassait aujourd’hui le sesterce, tel se gorgeait, au festin public, en bénissant et Tibère et Néron de leur libéralité qui, le lendemain, était contraint d’abandonner ses biens à l’avarice, ses enfants à la luxure, son rang même à la cruauté de ces magnifiques empereurs, ne disait mot, pas plus qu’une pierre et ne se remuait pas plus qu’une souche. Le peuple ignorant et abruti a toujours été de même. Il est, au plaisir qu’il ne peut honnêtement recevoir, tout dispos et dissolu ; au tort et à la douleur qu’il ne peut raisonnablement supporter, tout à fait insensible. Je ne vois personne maintenant qui, entendant parler seulement de Néron, ne tremble au seul nom de cet exécrable monstre, de cette vilaine et sale bête féroce, et cependant, il faut le dire, après sa mort, aussi dégoûtante que sa vie, ce fameux peuple romain en éprouva tant de déplaisir (se rappelant ses jeux et ses festins) qu’il fut sur le point d’en porter le deuil. Ainsi du moins nous l’assure Cornélius Tacite, excellent auteur, historien des plus véridiques et qui mérite toute croyance . Et l’on trouvera point cela étrange, si l’on considère ce que ce même peuple avait fait à la mort de Jules César, qui foula aux pieds toutes les lois et asservit la liberté romaine. Ce qu’on exaltait surtout (ce me semble) dans ce personnage, c’était son humanité, qui, quoiqu’on l’ait tant prônée fut plus funeste à son pays que la plus grande cruauté du plus sauvage tyran qui ait jamais vécu ; parce qu’en effet ce fut cette fausse bonté, cette douceur empoisonnée qui emmiella le breuvage de la servitude pour le peuple romain. Aussi après sa mort ce peuple-là qui avait encore en la bouche le goût de ses banquets et à l’esprit la souvenance de ses prodigalités, amoncela  les bancs de la place publique pour lui en faire honorablement un grand bûcher et réduire son corps en cendres ; puis il lui éleva  une colonne comme Père de la patrie (ainsi portait le chapiteau), et enfin il lui rendit plus d’honneur, tout mort qu’il était, qu’il n’en aurait dû rendre à homme du monde, si ce n’est à ceux qui l’avaient tué. Les empereurs romains n’oubliaient pas surtout de prendre le titre de tribun du peuple, tant parce que cet office était considéré comme saint et sacré, que parce qu’il établi pour la défense et protection du peuple et qu’il était le plus en faveur dans l’état. Par ce moyen ils s’assuraient que ce peuple se fierait plus à eux, comme s’il lui suffisait d’ouïr le nom de cette magistrature, sans en ressentir les effets.

Mais ils ne font guère mieux ceux d’aujourd’hui, qui avant de commettre leurs crimes, même les plus révoltants les font toujours précéder de quelques jolis discours sur le bien général, l’ordre public et le soulagement des malheureux. Vous connaissez fort bien le formulaire dont ils ont fait si souvent et si perfidement usage . Et bien, dans certains d’entre eux, il n’y a même plus de place à la finesse tant et si grande est leur impudence. Les rois l’Assyrie, et, après eux, les rois Mèdes, ne paraissaient en public que le plus tard possible, pour faire supposer au peuple qu’il y avait en eux quelques chose de surhumain et laisser en cette rêverie les gens qui se montent l’imagination sur les choses qu’ils n’ont point encore vues. Ainsi tant de nations, qui furent assez longtemps sous l’empire de ces rois mystérieux, s’habituèrent à la servir, et les servaient d’autant plus volontiers qu’ils ignoraient quel était leur maître, ou même s’ils en avaient un ; de manière qu’ils vivaient ainsi dans la crainte d’un être que personne n’avait vu.

Le premiers rois d’Egypte ne se montraient guère sans porter, tantôt une branche, tantôt du feu sur la tête : ils se masquaient ainsi et se transformaient en bateleurs. Et pour cela pour inspirer, par ces formes étranges, respect et admiration à leurs sujets, qui, s’ils n’eussent pas été si stupide ou si avilis, n’auraient dû que s’en moquer et en rire. C’est vraiment pitoyable d’ouïr parler de tout ce que faisaient les tyrans du temps passé pour fonder leur tyrannie ; combien de petits moyens ils se servaient pour cela, trouvant toujours la multitude ignorante tellement disposée à leur gré, qu’ils n’avaient qu’à tendre un piège à sa crédulité pour qu’elle vint s’y prendre ; aussi n’ont-ils jamais eu plus de facilité à la tromper et ne l’ont jamais mieux asservie, que lorsqu’ils s’en moquaient le plus .

Que dirai-je d’une autre sornette que les peuples anciens prirent pour une vérité avérée. Ils crurent fermement que l’orteil de Pyrrhus, roi d’Epire, faisait des miracles et guérissait des maladies de la rate. Ils enjolivèrent encore mieux ce conte, en ajoutant : que lorsqu’on eût brûlé le cadavre de ce roi, cet orteil se trouva dans les cendres, intact et non atteint par le feu. Le peuple a toujours ainsi sottement fabriqué lui-même des contes mensongers, pour y ajouter ensuite une foi incroyable, Bon nombre d’auteurs les ont écrits et répétés, mais de telle façon qu’il est aisé de voir qu’ils les ont ramassés dans les rues et carrefours. Vespasien, revenant d’Assyrie, et passant par Alexandrie pour aller à Rome s’emparer de l’empire, fit, disent-ils, des choses miraculeuses . Il redressait les boiteux, rendait clairvoyants les aveugles, et mille autres choses qui ne pouvaient être crues, à mon avis, que par des imbéciles plus aveugles que ceux qu’on prétendait guérir . Les tyrans eux-mêmes trouvaient fort extraordinaire que les hommes souffrissent qu’un autre les maltraita. Ils se couvraient volontiers du manteau de la religion et s’affublaient quelquefois des attributs de la divinité pour donner plus d’autorité à leurs mauvaises actions. Entre autres, Salmonée , qui, pour s’être ainsi moqué du peuple auquel il voulut faire accroire qu’il était Jupiter, se trouve maintenant au fin fond de l’enfer où (selon la sibylle de Virgile qui l’y a vu) il expie son audace sacrilège :

Là des fils d’Aloüs gisent les corps énormes,

ceux qui, fendant les airs de leurs têtes difformes

osèrent attenter aux demeurent des Dieux,

et du trône éternel chasser le Roi des cieux,

Là, j’ai vu de ces Dieux le rival sacrilège,

pour arracher au peuple un criminel encens,

de quatre fiers coursiers aux pieds retentissants

attelant un vain char dans l’Elide tremblante,

une torche à la main y semaient l’épouvante :

insensé, qui, du ciel prétendu souverain

par le bruit de son char et de son pont d’airain

du tonnerre imitait le bruit inimitable !

mais Jupiter lança le foudre véritable,

et renversa, couvert d’un tourbillon de feu,

le char, et les coursiers, et la foudre et le Dieu :

son triomphe fut court, sa peine est éternelle.

(Traduction de l’Énéïde, par Delille, liv. 6.)

si celui qui n’était qu’un sot orgueilleux, se trouve là-bas si bien traité, je pense que ces misérables qui ont abusé de la religion pour faire le mal, y seront à plus juste titre punis selon leurs œuvres.

Nos tyrans à nous, semèrent aussi en France je ne sais trop quoi : des crapauds, des fleurs de lys, l’ampoule, l’oriflamme. Toutes choses que , pour ma part, et comme qu’il en soit, je ne veux pas encore croire n’être que de véritables balivernes, puisque nos ancêtres les croyaient et que de notre temps nous n’avons eu aucune occasion de les soupçonner telles, ayant eu quelques rois, si bons en la paix, si vaillants en la guerre, que, bien qu’ils soient nés rois, il semble que la nature ne les aient pas faits comme les autres et que Fieu les ait choisis avant même leur naissance pour leur confier le gouvernement et la garde de ce royaume . Encore quand ces exceptions ne seraient pas, je ne voudrais pas entrer en discussion pour débattre la vérité de nos histoires, ni les éplucher trop librement pour ne point ravir ce beau thème, où pourront si bien s’escrimer ceux de nos auteurs qui s’occupent de notre poésie française, non seulement améliorée, mais, pour ainsi dire, refaite à neuf par nos poètes Ronsard, Baïf et du Bellay, qui en cela font tellement progresser notre langue que bientôt, j’ose espérer, nous n’aurons rien à envier aux Grecs et aux Latins, sinon le droit d’aînesse. Et certes, je ferais grand tort à notre rythme (j’use volontiers de ce mot qui me plaît) car bien que plusieurs l’aient rendu purement mécanique, je vois toutefois assez d’auteurs capables de l’anoblir et de lui rendre son premier lustre : je lui ferais, dis-je, grand tort, de lui ravir ces beaux contes du roi Clovis, dans lesquels avec tant de charmes et d’aisance s’exerce ce me semble, la verve de notre Ronsard en sa Franciade. Je pressens sa portée, je connais son esprit fin et la grâce de son style. Il fera son affaire de l’oriflamme, aussi bien que les Romains de leurs ancilles et des boucliers précités du ciel  dont parle Virgile. Il tirera de notre ampoule un aussi bon parti que les Athéniens firent de leur corbeille d’Erisicthone . On parlera encore de nos armoiries dans la tour de Minerve. Et certes, je serais bien téméraire de démentir nos livres fabuleux et dessécher ainsi le terrain de nos poètes. Mais pour revenir à mon sujet, duquel je ne sais trop comment, je me suis éloigné, n’est-il pas évident que, pour se raffermir, les tyrans se sont continuellement efforcés d’habituer le peuple non seulement à l’obéissance et à la servitude, mais encore à une espèce de dévotion envers eux ? Tout ce que j’ai dit jusqu’ici sur les moyens employés par les tyrans pour asservir, n’est guères mis en usage par eux que sur la partie ignorante et grossière du peuple.

 

"Le tyran asservit les sujets les uns par les autres..."

 

"J’arrive maintenant à un point qui est, selon moi, le secret et le ressort de la domination, le soutien et le fondement de toute tyrannie. Celui qui penserait que les Hallebardes des gardes et l’établissement du guet garantissent les tyrans, se tromperait fort. Ils s’en servent plutôt, je crois, par forme et pour épouvantail, qu’ils ne s’y fient. Les archers barrent bien l’entrée des palais aux moins habiles, à ceux qui n’ont aucun moyen de nuire ; mais non aux audacieux et bien armés qui peuvent tenter quelque entreprise. Certes, il est aisé de compter que, parmi les empereurs romains il en est bien moins de ceux qui échappèrent au danger par le secours de leurs archers, qu’il y en eût de tués par leurs propres gardes. Ce ne sont pas les bandes de gens à cheval, les compagnies de gens à pied, en un mot ce ne sont pas les armes qui défendent un tyran, mais bien toujours (on aura quelque peine à le croire d’abord, quoique ce soit exactement vrai) quatre ou cinq hommes qui le soutiennent et qui lui assujettissent tout le pays. Il en a toujours été ainsi que cinq à six ont eu l’oreille du tyran et s’y sont approchés d’eux-mêmes ou bien y ont été appelés par lui pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les complaisants de ses sales voluptés et les co-partageants de ses rapines. Ces six dressent si bien leur chef, qu’il devient, envers la société, méchant, non seulement de ses propres méchancetés mais, encore des leurs. Ces six, en tiennent sous leur dépendance six mille qu’ils élèvent en dignité, auxquels ils font donner, ou le gouvernement des provinces, ou le maniement des deniers publics, afin qu’ils favorisent leur avarice ou leur cruauté, qu’ils les entretiennent ou les exécutent à point nommé et fassent d’ailleurs tant de mal, qu’ils ne puisent se maintenir que par leur propre tutelle, ni d’exempter des lois et de leurs peines que par leur protection . Grande est la série de ceux qui viennent après ceux-là. Et qui voudra en suivre la trace verra que non pas six mille, mais cent mille, des millions tiennent au tyran par cette filière et forment entre eux une chaîne non interrompue qui remonte jusqu’à lui. Comme Homère le fait dire à Jupiter qui se targue, en tirant une pareille chaîne, d’amener à lui tous les Dieux. De là venait l’accroissent du pouvoir du sénat sous Jules César ; l’établissement de nouvelles fonctions, l’élection à des offices, non certes et à bien prendre, pour réorganiser la justice, mais bien pour donner de nouveaux soutiens à la tyrannie. En somme, par les gains et parts de gains que l’on fait avec les tyrans, on arrive à ce point qu’enfin il se trouve presque un aussi grand nombre de ceux auxquels la tyrannie est profitable, que de ceux auxquels la liberté serait utile. C’est ainsi qu’au dire des médecins, bien qu’en notre corps rien ne paraisse gâté, dès qu’en un seul endroit quelque tumeur se manifeste, toutes les humeurs se portent vers cette partie véreuse : pareillement, dès qu’un roi s’est déclaré tyran, tout le mauvais, toute la lie du royaume, je ne dis pas un tas de petits friponneaux et de faquins perdus de réputation, qui ne peuvent faire mal ni bien dans un pays, mais ceux qui sont possédés d’une ardente ambition et d’une notable avarice se groupent autour de lui et le soutiennent pour avoir part au butin et être, sous le grand tyran, autant de petits tyranneaux. Ainsi sont les grands voleurs et les fameux corsaires : les uns découvrent le pays, les autres pourchassent les voyageurs ; les uns sont en embuscade, les autres au guet ; les uns massacrent, les autres dépouillent ; et bien qu’il y ait entre eux des rangs et des prééminences et que les uns ne soient que les valets et les autres les chefs de la bande, à la fin il n’y en a pas un qui ne profite, si non du principal butin, du moins du résultat de la fouille. Ne dit-on pas que non seulement les pirates Ciliciens  se rassemblèrent en si grand nombre qu’il fallut envoyer contre eux le grand Pompée ; mais qu’en outre ils attirèrent à leur alliance plusieurs belles villes et grandes cités dans les havres desquelles revenant de leurs courses, il se mettaient en sûreté, donnant en échange à ces villes une portion des pillages qu’elles avaient recélés.

C’est ainsi que le tyran asservit les sujets les uns par les autres. Il est gardé par ceux desquels il devrait se garder, s’ils n’étaient avilis : mais, comme on l’a fort bien dit pour fendre le bois, il se fait des coins de bois même. Tels sont ses archers, ses gardes, ses hallebardiers. Non que ceux-ci ne souffrent souvent eux-mêmes de son oppression ; mais ces misérables, maudits de Dieu et des hommes, se contentent d’endurer le mal, pour en faire, non à celui qui le leur fait, mais bien à ceux qui, comme eux, l’endurent et n’y peuvent rien. Et toutefois, quand je pense à ces gens-là, qui flattent bassement le tyran pour exploiter en même temps et sa tyrannie et la servitude du peuple, je suis presque aussi surpris de leur stupidité que de leur méchanceté . Car, à vrai dire, s’approcher du tyran, est-ce autre chose que s’éloigner de la liberté et, pour ainsi dire, embrasser et serrer à deux mains la servitude ? Qu’ils mettent un moment à part leur ambition, qu’ils se dégagent un peu de leur sordide avarice, et puis, qu’ils se regardent, qu’ils se considèrent en eux-mêmes : ils verront clairement que ces villageois, ces paysans qu’ils foulent aux pieds et qu’ils traitent comme des forçats ou des esclaves , ils verront, dis-je, que ceux-là, ainsi malmenés, sont plus heureux et en quelque sorte plus libres qu’eux. Le laboureur et l’artisan, pour tant asservis qu’ils soient, en sont quittes en obéissant ; mais le tyran voit ceux qui l’entourent, coquinant et mendiant sa faveur. Il ne faut pas seulement qu’ils fassent ce qu’il ordonne, mais aussi qu’ils pensent ce qu’il veut, et souvent même, pour le satisfaire, qu’ils préviennent aussi ses propres désirs. Ce n’est pas tout de lui obéir, il faut lui complaire, il faut qu’ils se rompent, se tourmentent, se tuent à traiter ses affaires et puisqu’ils ne se plaisent que de son plaisir, qu’ils sacrifient leur goût au sien, forcent leur tempérament et le dépouillement de leur naturel. Il faut qu’ils soient continuellement attentifs à ses paroles, à sa voix, à ses regards, à ses moindres gestes : que leurs yeux, leurs pieds, leurs mains soient continuellement occupés à suivre ou imiter tous ses mouvements, épier et deviner ses volontés et découvrir ses plus secrètes pensées. Est-ce là vivre heureusement ? Est-ce même vivre ? Est-il rien au monde de plus insupportable que cet état, je ne dis pas pour tout homme bien né, mais encore pour celui qui n’a que le gros bon sens, ou même figure d’homme ? Quelle condition est plus misérable que celle de vivre ainsi n’ayant rien à soi et tenant d’un autre son aise, sa liberté, son corps et sa vie !!

Mais ils veulent servir pour amasser des biens : comme s’ils pouvaient rien gagner qui fut à eux, puisqu’ils ne peuvent pas dire qu’ils sont à eux-mêmes. Et, comme si quelqu’un pouvait avoir quelque chose à soi sous un tyran, ils veulent pouvoir se dire possesseurs de biens, et ils oublient que ce sont eux qui lui donnent la force de ravir tout à tous, et de ne laisser rien qu’on puisse dire être à personne. Ils savent pourtant que ce sont les biens qui rendent les hommes plus dépendants de sa cruauté ; qu’il n’y a aucun crime envers lui et selon lui plus digne de mort, que l’indépendance, ou l’avoir de quoi ; qu’il n’aime que les richesses et s’attaque de préférence aux riches, qui viennent cependant se présenter à lui, comme les moutons devant un boucher, pleins et bien repus, comme pour exciter se voracité. Ces favoris ne devraient pas tant se souvenir de ceux qui ont gagné beaucoup de biens autour des tyrans, que de ceux qui s’y étant gorgés d’or pendant quelque temps, y ont perdu peu après et les biens et la vie. Il ne leur devrait pas venir tant à l’esprit combien d’autres y ont acquis des richesses, mais plutôt, combien peu de ceux-là les ont gardées. Qu’on parcoure toutes les anciennes histoires, que l’on considère et l’on verra parfaitement combien est grand le nombre de ceux qui, étant arrivés par d’indignes moyens jusqu’à l’oreille des princes, soit en flattant leurs mauvais penchants, soit en abusant de leur simplicité, ont fini par être écrasés par ces mêmes princes qui avaient mis autant de facilité à les élever qu’ils ont eu d’inconstance à les conserver. Certainement parmi le grand nombre de ceux qui se sont trouvés auprès des mauvais rois, il en est peu, ou presque point qui n’aient éprouvé quelques fois en eux-mêmes la cruauté du tyran qu’ils avaient auparavant attisée contre d’autres, et qui, s’étant le plus souvent enrichis, à l’ombre de sa faveur, des dépouilles d’autrui, n’aient eux-mêmes enrichi les autres de leur propre dépouille .

Les gens de bien même, si parfois il s’en trouve un seul aimé du tyran, pour si avant qu’ils soient dans sa bonne grâce, pour si brillantes que soient en eux la vertu et l’intégrité qui toujours vues de près, inspirent, même aux méchants, quelque respect ; ces gens de bien, dis-je, ne sauraient se soutenir auprès du tyran ; il faut qu’ils se ressentent aussi du mal commun, et qu’à leurs dépens ils éprouvent ce que c’est que la tyrannie. On peut en citer quelques-uns tels que : Sénèque, Burrhus, Trazéas , cette trinité de gens de bien, dont les deux premiers eurent le malheur de s’approcher d’un tyran qui leur confia le maniement de ses affaires : tous deux estimés et chéris par lui, dont l’un l’avait éduqué et tenait pour gage de son amitié les soins qu’il avait eus de son enfance ; mais ces trois-là seulement, dont la mort fut si cruelle, ne sont-ils pas des exemples suffisants du peu de confiance que l’on doit avoir dans de méchants maîtres. Et en vérité quelle amitié attendre de celui qui a le cœur assez dur pour haïr tout un royaume qui ne fait que lui obéir, et d’un être qui ne sachant aimer, s’appauvrit lui-même et détruit son propre empire  ?

Or si on veut dire que Sénèque, Burrhus et Trazéas n’ont éprouvé ce malheur que pour avoir été trop gens de bien, qu’on cherche hardiment autour de Néron lui-même et on verra que tous ceux qui furent en grâce auprès de lui et qui s’y maintinrent par leur méchanceté, ne firent pas meilleure fin. Qui jamais a ouï parler d’un amour si effréné, d’une affection si opiniâtre ; qui a jamais vu d’hommes aussi obstinément attaché à une femme que celui-là le fut à Poppée  ? Agrippine sa mère, n’avait-elle pas, pour le placer sur le trône, tué son propre mari Claude, tout entrepris pour le favoriser, et même commis toutes sortes de crimes ? et cependant son propre fils, son nourrisson, celui-là même qu’elle avait fait empereur de sa propre main , après l’avoir ravalée, lui ôta la vie ; personne ne nia qu’elle n’eût bien mérité cette punition à laquelle on eût généralement applaudi si elle avait été infligée par tout autre. Qui fut jamais plus aisé à manier, plus simple et, pour mieux dire, plus stupide que l’empereur Claude ? qui fut jamais plus coiffé d’une femme que lui de Messaline ? Il la livra pourtant au bourreau. Les tyrans bêtes, sont toujours bêtes quand il s’agit de faire le bien, mais je ne sais comment, à la fin, pour si peu qu’ils aient d’esprit, il se réveille en eux pour user de cruauté , même envers ceux qui leur tiennent de près. Il est assez connu le mot atroce de celui-là  qui voyait la gorge découverte de sa femme, de celle qu’il aimait le plus, sans laquelle il semblait qu’il ne put vivre, lui adressa ce joli compliment : « Ce beau cou sera coupé tout à l’heure, si je l’ordonne. » Voilà pourquoi la plupart des anciens tyrans ont presque tous été tués par leurs favoris qui ayant connu la nature de la tyrannie étaient peu rassurés sur la volonté du tyran et se défiaient continuellement de sa puissance. Ainsi Domitien fut tué par Stéphanus , Commode par une de ses maîtresses  ; Caracalla par le centurion Martial  excité par Macrin, et de même presque tous les autres .

 

"D’ordinaire, ce n’est pas le tyran que le peuple accuse du mal qu’il souffre, mais bien ceux qui gouvernent ce tyran..."

 

Certainement le tyran n’aime jamais et jamais n’est aimé. L’amitié, c’est un nom sacré, c’est une chose sainte : elle ne peut exister qu’entre gens de bien, elle naît d’une mutuelle estime, et s’entretient non tant par les bienfaits que par bonne vie et mœurs. Ce qui rend un ami assuré de l’autre, c’est la connaissance de son intégrité. Il a, pour garants, son bon naturel, sa foi, sa constance ; il ne peut y avoir d’amitié où se trouvent la cruauté, la déloyauté, l’injustice. Entre méchants, lorsqu’ils s’assemblent, c’est un complot et non une société. Ils ne s’entretiennent pas, mais s’entrecraignent. Ils ne sont pas amis, mais complices.

Or, quand bien même cet empêchement n’existerait pas, il serait difficile de trouver en un tyran une amitiés solide, parce qu’étant au-dessus de tous et n’ayant point de pair, il se trouve déjà au-delà des bornes de l’amitié, dont le siège n’est que dans la plus parfaite équité, dont la marche est toujours égale et où rien ne cloche. Voilà pourquoi il y a bien, dit-on, une espèce de bonne foi parmi les voleurs lors du partage du butin, parce qu’ils sont tous pairs et compagnons, et s’ils ne s’aiment, du moins, ils se craignent entre eux et ne veulent pas, en se désunissant, amoindrir leur force. Mais les favoris d’un tyran ne peuvent jamais se garantir de son oppression parce qu’ils lui ont eux-mêmes appris qu’il peut tout, qu’il n’y a, ni droit, ni devoir qui l’oblige, qu’il est habitué de n’avoir pour raison que sa volonté, qu’il n’a point d’égal et qu’il est maître de tous. N’est-il pas extrêmement déplorable que malgré tant d’exemples éclatants et un danger si réel, personne ne veuille profiter de ces tristes expériences et que tant de gens s’approchent encore si volontiers des tyrans et qu’il ne s’en trouve pas un qui ait le courage et la hardiesse de lui dire ce que dit (dans la fable) le renard au lion qui contrefaisait le malade : « J’irais bien te voir de bon cœur dans ta tanière ; mais je vois assez de traces de bêtes qui vont en avant vers toi, mais de celles qui reviennent en arrière, je n’en vois pas une . »

Ces misérables voient reluire les trésors du tyran ; ils admirent tout étonnés l’éclat de sa magnificence, et, alléchés par cette splendeur, ils s’approchent, sans s’apercevoir qu’ils se jettent dans la flamme, qui ne peut manquer de les dévorer. Ainsi l’indiscret satyre, comme le dit la fable, voyant briller le feu ravi par le sage Prométhée, le trouva si beau qu’il alla le baiser et se brûla . Ainsi le papillon qui, espérant jouir de quelque plaisir se jette sur la lumière parce qu’il la voit briller, éprouve bientôt, comme dit Lucain, qu’elle a aussi la vertu de brûler. Mais supposons encore que ces mignons échappent des mains de celui qu’ils servent, ils ne se sauvent jamais de celles du roi qui lui succède. S’il est bon, il faut rendre compte et se soumettre à la raison ; s’il est mauvais et pareil à leur ancien maître, il ne peut manquer d’avoir aussi des favoris, qui d’ordinaire, non contents d’enlever la place des autres, leur arrachent encore et leurs biens et leur vie. Comment se peut-il donc qu’il se trouve quelqu’un qui, à l’aspect de si grands dangers et avec si peu de garantie, veuille prendre une position si difficile, si malheureuse et servir avec tant de périls un si dangereux maître ? Quelle peine, quel martyre, est-ce grand Dieu ! être nuit et jour occupé de plaire à un homme, et néanmoins se méfier de lui plus que de tout autre au monde : avoir toujours l’œil au guet, l’oreille aux écoutes, pour épier d’où viendra le coup, pour découvrir les embûches, pour éventer la mine de ses concurrents, pour dénoncer qui trahit le maître ; rire à chacun, d’entre craindre toujours, n’avoir ni ennemi reconnu, ni ami assuré ; montrer toujours un visage riant et avoir le cœur transi : ne pouvoir être joyeux et ne pas oser être triste .

Mais il est vraiment curieux de considérer ce qui leur revient de tout ce grand tourment et le bien qu’ils peuvent attendre de leur peine et de cette misérable vie. D’ordinaire, ce n’est pas le tyran que le peuple accuse du mal qu’il souffre, mais bien ceux qui gouvernent ce tyran. Ceux-là, le peuple, les nations, tout le monde à l’envi, jusques aux paysans, aux laboureurs, savent leurs noms, découvrent leurs vices, amassent sur eux mille outrages, mille injures, mille malédictions. Toutes les imprécations, tous les vœux sont tournés contre eux. Tous les malheurs, toutes les pestes, toutes les famines, ceux qu’ils appellent sujets les leur imputent ; et si, quelquefois, ils leur rendent en apparence quelques hommages, alors même ils les maudissent au fond de l’âme et les ont en plus grande horreur que les bêtes féroces. Voilà la gloire, voilà l’honneur qu’ils recueillent de leur service, aux yeux de ces gens qui, s’ils pouvaient avoir chacun un morceau de leur corps, ne seraient pas encore (ce me semble) satisfaits ni même à demi-consolés de leurs souffrance. Et, lors même que ces tyrans ne sont plus, les écrivains qui viennent après eux, ne manquent pas de noircir, de mille manières, la mémoire de ces mange-peuple . Leur réputation est déchirée dans mille livres, leurs os même sont, pour ainsi dire, traînés dans la boue par la postérité, et tout cela, comme pour les punir encore après leur mort, de leur méchante vie.

Apprenons donc enfin, apprenons à bien faire. Levons les yeux vers le ciel, et pour notre honneur, pour l’amour même de la vertu, adressons-nous à Dieu tout puissant, témoin de tous nos actes et juge de nos fautes. Pour moi, je pense bien, et ne crois point me tromper, que puisque rien n’est plus contraire à Dieu, souverainement juste et bon, que la tyrannie ; il réserve sans doute au fond de l’enfer, pour les tyrans et leurs complices, un terrible châtiment." (Rédigé en 1549 à l’âge de 19 ans, première publication en 1576, transcription par Charles TESTE, 1836).