Leibniz (1646-1716), "Discours de métaphysique" (1686), "Nouveaux Essais sur l'entendement" (1704), "Essai de théodicée" (1710), "La Monadologie" (1714), "Principe de la nature et de la grâce" (1714) - ...
Last update 10/10/2022
D'où vient qu'à un moment donné l'homme ne se contente plus de la réalité que ses sens lui présentent et refuse d'y enchaîner plus longtemps son entendement? D'où vient que, derrière le monde des objets matériels, qui parlent pourtant avec une si persuasive énergie à notre Imagination et à nos désirs, notre esprit conçoit invinciblement un autre monde que l'œil ne saurait voir ni la main toucher, et dont pourtant la vérité est seule capable de nous salisfaire? C'est que le monde des sens est une permanente contradiction pour notre raison, pour notre besoin de comprendre et d'expliquer les choses. A mesure que ce besoin se développe, ces contradictions s'accusent davantage. L'histoire des efforts de la raison philosophique n'est que la représentation en grand des conflits inaperçus qui se déroulent incessamment sur le théâtre étroit de la conscience individuelle ...
La philosophie allemande avant Kant - Pendant le XVIIe siècle, l'Allemagne avait reçu sa philosophie, comme sa littérature, de la France; c'était le cartésianisme qui s'enseignait dans les universités allemandes. Avec Leibniz, pour la première fois depuis la Renaissance, le mouvement philosophique semble débuter en Allemagne. Mais, Leibniz écrira en français et en latin, le double lien de cette époque entre les penseurs de tous les pays, même s'il ne méconnaissait pas les qualités de sa langue maternelle. Dans un traité qui parut d`abord dans les "Beyträge" de Gottsched (1697), et où il reprenait certaines idées de Justus Georg Schottel sur la grammaire et la versification, il est affirmé haut et fort que la langue allemande, comme langue populaire, n'est inférieure à aucune autre, mais que, comme langue de la conversation et de la discussion scientifique, elle était restée inculte, n'ayant jamais été maniée que par des courtisans qui parlaient plus volontiers les langues étrangères, ou par des érudits qui avaient plutôt l'habitude du latin.
Quant à la philosophie proprement dite de Leibniz, quoique les idées qu'il avait semées à profusion dans tous les domaines de la science fussent parfaitement enchaînées dans son esprit, il ne prit véritablement pas la peine de les coordonner et de les réduire en système. La plupart de ses écrits sont fort courts; ce sont parfois de simples fragments. Il aborde tantôt une question, tantôt une autre, mais ce sont toujours des questions parmi les plus spéculatives....
C'est dans son livre "La Monadologie" que Leibniz, aussi rationaliste que Descartes, - la connaissance découle plus de la raison que de l'expérience -, aussi mathématicien que lui, - il a conçu le calcul différentiel et intégral (que l'on retrouvera chez Newton) -, propose une alternative au philosophe français et à son dualisme radical : l'univers est formé d'un nombre infini de substance simples, les "monades", chacune contenant une représentation complète de celui-ci dans ses états passés, présents et futurs, et notre esprit renferme chaque fait imaginable quant à ce dernier.
Esprit universel, c'est en disciple de Descartes qu'il reprend les éléments de son rationalisme cartésien pour concevoir une critique de sa conception de la matière et tenir d'Aristote, le thème de la finalité, du finalisme. Et s'il critique l'empirisme de Locke (1632-1704), c'est en fait pour tenter de le compléter.
Profondément optimiste, Dieu est suprêmement parfait et notre monde en est la meilleure preuve possible. Il croit au progrès de la connaissance philosophique, tous les philosophes ont, à ses yeux, apporté une contribution positive à la pensée et il s'efforce donc de retenir la meilleure partie des systèmes de ses prédécesseurs, non sans y ajouter les fruits de sa recherche personnelle, d'où la réputation d'un système leibnizien qui n'en est pas un parfois profondément original. Leibniz, malgré les difficultés de son système, a été redécouvert, n'a-t-on pas relevé qu'il a décrit l'espace et le temps comme un système de relations et non comme des absolus, contrairement à la physique traditionnelle de Newton (et Kant donnera raison à Newton contre Leiniz), ou sa théorie des monades qui suggère des esprits "connectés" évoque étrangement la modélisation d'Internet...
Leibniz (1646-1716)
Né à Leipzig en 1646, Gottfried Wilhelm Leibniz, philosophe et mathématicien, linguiste et juriste, historien, diplomate et théologien, mourut, comblé d`honneurs, à Hanovre en 1716, pensionné par plusieurs cours (Pierre le Grand en Russie, Charles VI en Autriche, Sophie-Charlotte à Hanovre) et considéré comme le plus grand intellectuel européen de l'époque. En fait, singulièrement, sa pensée dépasse le penseur, l'homme est rapidement oublié, mais sa pensée, globale, se diffuse à toute l'Europe...
Leibniz était entré à l'université de Leipzig en 1661, avant ses quinze ans, avait obtenu son baccalauréat avec un mémoire resté célèbre sur le 'Principe d'individuation" (1663), - qu'est-ce qui individue les êtres du monde, êtres vivants et existants, et les distingue des entités logiques et mathématiques invariables -, avait étudie les mathématiques à Iéna, s'était initié à la jurisprudence, avait réclamé pour le droit la rigueur des démonstrations mathématiques et publié un traité sur l'art combinatoire (De arte combinatoria, 1666)....
Leibniz s'était pénétré de la logique aristotélicienne et convaincu de son insuffisance. L'idée lui vint, pour donner à la logique une véritable portée heuristique, de relier les procédés mathématiques aux problèmes de la logique. Dans les mathématiques, l'esprit a affaire à des êtres parfaitement intelligibles alors que les mots sont des composés qui reçoivent des sens différents selon les contextes. Sa "Dissertatio de arte combínatoria", publiée en 1666, alors qu'il avait à peine vingt ans, développe le projet de constitution d'une mathématique universelle, qui serait en fait l'application à la pensée des lois de la combinatoire. Il suffirait d'analyser les idées complexes comme on décompose un nombre en ses facteurs premiers afin de dénombrer les idées simples à partir desquelles toutes nos pensées sont composées. On développerait ensuite, à partir de cet Alphabet des pensées un calcul permettant de construire toutes les liaisons possibles entre les idées...
En 1669, Leibniz était devenu conseiller à la chancellerie de l'Electorat de Mayence et, pendant cinq ans, s'était consacré à l'écriture de plusieurs ouvrages politiques : dans son premier mémoire écrit en 1667 sur la succession de Pologne, il s'efforce déjà de démontrer que la Russie serait pour l'Allemagne un voisin dangereux. Leibniz devient ainsi le champion d'un renouveau patriotique de l'Allemagne et notamment, devant les ambitions de Louis XIV, tentera de restaurer la cohérence de l'Empire, dont les différents États seraient liés sur un mode fédéral, la prépondérance des protestants neutralisant les catholiques plus ou moins suspects de francophilie. Nous le verrons aussi détourner vers l'Égypte les visées expansionnistes de la France. Une mission liée à ce projet le conduisit à Paris en 1672. Mais la guerre que Louis XIV déclare alors à la Hollande anéantit tout espoir que le projet aboutisse...
"Quand il arriva à Paris en 1672, il était, en mathématiques, un autodidacte, qui ignorait ce qu'on avait fait en géométrie depuis Descartes. Lorsqu'il en partit quatre années plus tard, il avait découvert le calcul différentiel et infinitésimal" - Leibniz restera à Paris jusqu'en 1676, il y rencontrer diverses célébrités et surtout se perfectionne dans les mathématiques (Analysis situs, 1679) ; Nova Methodus pro maximis et minimis, 1684), à l'instigation de Christiaan Huygens, met au point le calcul infinitésimal, origine d'une célèbre querelle avec Newton, qui l'accusera de lui avoir volé cette découverte. Avec Arnauld et Bossuet, il tente de définir les conditions d'une négociation irénique qui aboutirait à la réunion des Églises. À ses ouvrages, il faudra ajouter d'importantes correspondances avec Spinoza, Hobbes, Antoine Arnauld, Bossuet, Bayle, Malebranche, Bernoulli ...
1672-1684, naissance de la "monadologie"? - "L'ancien ministre Christian de Beineburg, avec lequel il se lie à Nuremberg, lui fait obtenir un emploi à la cour de l'électeur de Mayence, Philippe de Schœnborn, Durant cinq années, de 1661 à 1672, Leibniz est mêlé aux affaires politiques de l'empire, où le prince électeur de Mayence tient le rang le plus considérable après l'empereur. Appelé à participer à la rédaction de projets politiques importants, revêtu de fonctions diplomatiques, et délégué successivement à Paris et à Londres; chargé, mais sans succès, de présenter et de faire adopter à Louis XIV le plan d'une expédition en Egypte, qui doit détourner sur la Turquie une ardeur de conquêtes dont l'Allemagne et la Hollande redoutent les effets : il sait mettre à profit ces missions diverses pour nouer de durables et fécondes relations avec les plus illustres savants de l'Europe.
En 1676, il passe au service du duc de Brunswick-Luneburg, Jean-Frédéric (1625-1679) , et trouve auprès de ce prince et de son successeur, auprès des princesses de la même maison, l'électrice Sophie et celle qui devait devenir reine de Prusse, Sophie-Charlotte, les emplois qui répondent le mieux à ses goûts et à ses aptitudes, celui de bibliothécaire de Hannovre et celui de conseiller écouté sur tous les grands intérêts de la politique, de la science, de l'industrie, de l'éducation publique et de la religion. La disparition de ses protecteurs condamne ses derniers jours à l'isolement; mais s'il meurt en 1716 au milieu de l'indifférence de la nouvelle cour et de l'hostilité des envieux et des dévots, le deuil de l'Europe savante proteste suffisamment contre l'ingratitude de ceux qui l'entourent.
Jusque-là on peut aisément se représenter cette diversité presque infinie de connaissances, pour l'époque, et de commerce incessant avec les diverses formes de la réalité et de la vie, de la nature et de la société, qui débouchèrent sur la notion de "monade"....
Cette doctrine, il est difficile de dire à quelle date précise elle fait son apparition dans la conscience de Leibniz. Il attendit longtemps avant de lui donner son expression complète et précise; et encore la "Monadologie", où nous la trouvons pour la première fois, n'est qu'un abrégé destiné à instruire, sans trop le fatiguer, l'esprit curieux, mais distrait d'un prince. Jusque-là, c'est dans des lettres, dans des revues savantes, que le philosophe, à l'occasion de discussions soit scientifiques, soit théologiques, ou interrogé sur les doctrines de ses contemporains et cédant à la sollicitation de hauts personnages et de gens du monde aussi bien que de savants et de philosophes, expose, par fragments, selon les besoins du moment et le degré de curiosité ou d'intelligence de ses correspondants, les principes particuliers, les conséquences diverses de sa doctrine, et se préoccupe surtout d'en dissiper les obscurités, d'en amoindrir les difficultés, de l'adapter enfin à la variété des problèmes et des esprits.
Cependant il semble bien, et c'est la commune opinion de Kuno Fischer, de Zeller et de Hartenstein, que, vers 1684, Leibniz est en pleine possession de sa monadologie...."
"Je te conseille, écrira plus tard Leibniz à Christian Wolff, tant que tu es dans la vigueur de l'âge, de t'appliquer à la physique et aux mathématiques plutôt qu'à la philosophie, étant donné surtout que les mathématiques sont le principal secours du philosophe, et que moi-même je n'aurais jamais découvert le système de l'harmonie, si je n'avais pas d'abord établi les lois du mouvement.". Et d'ajouter que c'est grâce à cette découverte qu'il a été en mesure de réfuter la théorie des causes occasionnelles de Malebranche, qui fait intervenir Dieu perpétuellement pour accorder l'âme et le corps, comme un ouvrier malhabile qui doit sans cesse réparer ses machines (la Recherche de la vérité fut publiée en 1675, alors que Leibniz était encore à Paris)....
Appelé donc en 1676 à Hanovre, où la place de bibliothécaire lui était offerte par le duc Jean Frédéric de Brunswick-Lunebourg, Leibniz restera jusqu'à sa mort au service de la cour de Hanovre, oeuvrant continuement en soutien de la politique étrangère de son maître.
Leibniz publie à ce titre de nombreux textes, entre autres "Consultation touchant la guerre ou l'accommodement avec la France" (1684), "Exhortation aux Allemands pour mieux cultiver leur raison et leur langue avec, y joint, une proposition d'une Société teutophile" (1696), en 1693, un "Codex juris gentium diplomaticus", au titre de ses travaux historiques, des "Meditationes de originibus gentium" (1710), sans parler de ses ouvrages philosophiques (Remarques générales sur les « Principes » de Descartes et De la réforme de la philosophie première… (1694) ; Système nouveau de la nature et de la communication des substances (1695) ; De rerum originatione radicali (1697) ; De ipsa natura… (1698) ; Considération sur la doctrine d'un esprit universel (1702) ...).
Leibniz se lie tout autant avec les deux Sophie, la comtesse palatine Sophie (Sophie de Hanovre, 1630-1714) et sa fille Sophie Charlotte (Sophie-Charlotte de Hanovre, 1668-1705), qui, devenue reine de Prusse en 1701 à la suite de son mariage avec le prince Frédéric de Brandebourg, l'aidera à fonder l'Académie des sciences de Berlin (1700, Frédéric II de Prusse en fera le centre de l’Aufklärung). À la demande du duc Ernest Auguste, il s'engage à écrire une histoire de la maison princière de Brunswick, dont les recherches généalogiques qu'elle demande l'entraîneront de 1687 à 1690 à Vienne, à Rome, mais, par la suite, tenu à l'écart des affaires sous George Louis (le futur George Ier d'Angleterre), il se tourne vers la Russie (Pierre le Grand le fait conseiller privé en 1712)...
La ferme croyance en l'accord de la raison et de la foi se retrouve partout dans les œuvres de Leibniz, sa principale préoccupation semble être de réfuter les systèmes qui dénaturent la notion de Dieu, spécialement le panthéisme de Spinoza et le scepticisme de Bayle, et l'on a pu ramener toute sa philosophie à quatre points principaux : 1) - La doctrine des monades (la matière est réunion de substances distinctes en nombre incalculable, il n'en existe pas deux qui soient parfaitement semblables et chacune d'elles représente l'univers entier); 2) - La loi de continuité (il y a simultanément dans l'Univers une infinité d'êtres, tous différents en perfection, et formant une série continue dont chaque terme l'emporte en perfection sur le précédent); 3) - L'Harmonie préétablie (les esprits sont capables d'entrer dans une "manière de société avec Dieu"); 4) - L'optimisme (Comment concilier le mal avec la souveraine bonté).
Pour Leibniz, tout est "force", tout est âme, les formes substantielles sont des "forces" qui ont quelque chose d'analogue à l'appétit, d'analogue à l'âme, tout est force, pensée et désir. Et ce monde est aussi le meilleur possible ; il n'est pas parfait, mais tend à la perfection, et Dieu ne saurait rien créer de plus parfait que ce qui tend à la perfection. Il y a donc un meilleur possible, et, s'il n'y en avait pas, Dieu n'aurait pas eu de raison suffisante pour créer le monde...
Depuis Descartes, le monde n'était plus que de "l'étendue" (le corps) et de la "pensée" (l'âme), mais ce monde n'étant pas quelque chose en lui-même, mais un attribut de quelque chose, Spinoza en tira la conséquence de l'existence d'une substance unique dont l'étendue et la pensée seraient les attributs; les corps ne sont que les modes de l'étendue divine, les esprits, les modes de la pensée divine. Pour Leibniz, et la dynamique, il y a dans les corps quelque chose de plus que l'étendue, une force, quelque chose qui résiste et agit, une substance donc, notre monde est ainsi composé d'une infinité de substances simples ou monades. Les monades qui n'entrent dans aucun composé sont les âmes; les monades dont l'agglomération forme un composé sont les éléments des corps, ce ne sont pas des points mathématiques, de simples abstractions, mais des forces, dont chacune est simple, et dont cependant la réunion forme l'étendue. Chaque composé renferme un nombre infini de monades, et par conséquent la matière est divisible à l'infini...
"Lorsque Descartes est venu dire, dans la première partie du XVIIe siècle, qu'il n'y a que deux sortes de choses ou de substances dans la nature, les substances étendues et les substances pensantes, les corps et les esprits ; que, dans le corps, tout se ramène à l'étendue, avec toutes ses modifications: figure, divisibilité, repos et mouvement; et, dans l'âme, à la pensée, avec tous ses modes : plaisir, douleur, jugement, raisonnement, volonté, etc. ; lorsqu'il a réduit enfin toute la nature à un vaste mécanisme, en dehors duquel il n'y a que l'âme, qui se manifeste à elle-même son existence et son indépendance dans la conscience de sa pensée, il a accompli la plus importante révolution de la philosophie moderne. Mais, pour en bien comprendre la grandeur, il faut se rendre compte de l'état où était la philosophie du temps.
La théorie qui régnait alors dans toutes les écoles était la théorie péripatéticienne, assez mal comprise, et altérée par le temps, des formes substantielles. Elle consistait à admettre dans chaque espèce de substances une sorte d'entité spéciale qui en constituait la réalité et la différence, indépendamment de la disposition des parties. Par exemple, suivant un péripatéticien du temps, « le feu diffère de l'eau, non seulement par la situation de ses parties, mais par une entité qui lui est propre, entièrement distincte de la matière. Quand un corps change d'état, il n y a pas de changement dans les parties, il y a une forme chassée par une autre forme ». Ainsi, lorsque l'eau devient glace, les péripatéticiens soutenaient qu'une forme nouvelle se substituait à la forme précédente, pour constituer un nouveau corps. Non seulement ils admettaient ainsi des entités premières ou formes substantielles pour expliquer la différence des substances; mais ils en admettaient aussi pour les moindres changements et pour toutes les qualités sensibles, qu'ils appelaient formes accidentelles ; ainsi, la dureté, la chaleur, la lumière, seraient des êtres tout différents des corps dans lesquels ils se trouvent.
Les abus de la théorie des formes substantielles, qualités occultes, vertus sympathiques , etc., avaient été tels que ce fut une véritable délivrance, lorsque Gassendi, d'une part, et, de l'autre Descartes, vinrent fonder une nouvelle physique sur ce principe, qu'il n'y a rien dans les corps qui ne soit contenu dans la notion même de corps, c'est-à-dire de chose étendue. Suivant ces nouveaux philosophes, tous les phénomènes des corps ne sont que des modifications de l'étendue, et doivent s'expliquer par les propriétés inhérentes à l'étendue, la figure, la situation et le mouvement. Dans ces principes, rien ne se passe dans les corps, dont l'entendement ne puisse se faire une idée claire et distincte.
Leibniz admettait certes comme Descartes les applications du mécanisme, mais se sépara de lui sur le principe; que si tout dans la nature est mécanique, géométrie, mathématique, les sources du mécanisme sont dans la métaphysique. Descartes expliquait tout géométriquement et mécaniquement, c'est-à-dire, comme l'avait fait autrefois Démocrite, par l'étendue, la figure et le mouvement ; mais il ne remontait pas au delà, et il voyait dans l'étendue l'essence même de la substance corporelle. Ce fut le trait de génie de Leibniz d'avoir vu que l'étendue ne suffisait pas à expliquer les phénomènes, et qu'elle avait besoin elle-même d'être expliquée. Nourri dans la philosophie scolastique et péripatéticienne, il était naturellement disposé par là à accorder plus de réalité à la substance corporelle..." (P.Janet, 1900)
"NOUVELLES DE LA RÉPUBLIQUE DES LETTRES" (1684)
Publiée en français à Paris, en 1684, est l'une des œuvres dans lesquelles Leibniz développe les idées qui l`amenèrent à créer le "calcul infinitésimal". A la base de ces idées se place le principe de continuité par lequel, lorsque les cas se rapprochent de façon illimitée, ils finissent par se confondre et les événements qui en découlent doivent nécessairement se confondre également. C'est ainsi que Leibniz observe qu`un corps au repos peut être considéré comme animé d'un mouvement dont la vitesse est réduite à une valeur inférieure à tout chiffre imaginable. c`est-à-dire infinitésimale; de la même façon. mais sous l`angle géométrique. une parabole n'est rien d'autre qu`une forme spéciale de l`ellipse portée à sa limite extrême. ll établit ainsi solidement les concepts d`infinitésimal et d'infini à travers une extension ininterrompue, c'est-à-dire "continue".
1685-1686 - Leibniz est donc sur tous les fronts. Quelle que soit la science à laquelle il s'applique, ce qui préoccupe Leibniz uniquement, c'est la connaissance des principes. En 1685-1686, le "Discours de métaphysique" voit Leibniz quittait la logique pour la physique, la nouvelle définition de la "substance" comme "agissante", douée d'une puissance d'agir réglée (De la réforme de la philosophie première et de la notion de substance, 1694). Leibniz aboutit au concept de "monade", substance individuelle dans le "Discours de Métaphysique" (1686), devenue par intégration de la vie et la nature, la "Monadologie" de 1704 : «toute substance est comme un monde entier et comme un miroir de Dieu ou bien de tout l'Univers, qu'elle exprime chacun à sa façon, à peu près comme une ville est diversement représentée selon les différentes situations de celui qui la regarde»....
Mais plus encore, Leibniz semble s'émerveiller de sa découverte, ou du moins de son hypothèse relative à une subtile harmonie de notre monde qui ne peut que déboucher sur la réalité d'un Dieu : «Dieu a créé l'âme d'abord de telle façon qu'elle doit se produire et se représenter par ordre ce qui se passe dans le corps , et le corps aussi de telle façon qu'il doit faire de soi-même ce que l'âme ordonne. De sorte que les lois qui lient les pensées de l'âme dans l'ordre des causes finales et suivant l'évolution des perceptions doivent produire des images qui se rencontrent avec les impressions des corps sur nos organes; et que les lois du mouvement dans le corps qui s'entre-suivent dans l'ordre des causes efficientes, se rencontrent aussi et s'accordent tellement avec les pensées de l'âme, que le corps est porté à agir dans le temps que l'âme le veut. ..»
"DISCOURS DE MÉTAPHYSIQUE" (1686)
Descartes avait tenté de séparer l'ordre de la foi de l'ordre de la science, et imposer à celle-ci un mécanisme strictement géométrique qui ne peut plus laisser de place à de quelconques principes métaphysiques : Leibniz va tenter "tout simplement" de réhabiliter la métaphysique en physique, et cette tentative de restauration porte avec elle une créativité de concepts inégalée jusque-là.
Le Discours de Métaphysique, ou Traité sur les perfections de Dieu, écrit en français en 1685-86, mais dont l'édition définitive et re constituée date de 1907, nous un Dieu comme l'être absolument parfait. ll est donc nécessaire de distinguer son action de celle de ses créatures et, pour cela, définir le concept de la substance individuelle. Dans toute proposition réelle, l'attribut est contenu explicitement (ou se trouve en puissance) dans le sujet; ce sujet, que l'on ne peut rapporter à aucun autre sujet en qualité d'attribut, et qui groupe tous les attributs, c est la "substance individuelle", que Leibniz appellera monade par la suite.
Toute substance est unique dans son espèce et forme un monde complet; reflet de Dieu et de l'Univers, que chacune représente à sa manière, elle incarne le présent, le passé et l`avenir. (Quand cette proposition fut connue du cartésien catholique Arnauld par un sommaire du Discours, il en résulta entre Leibniz et lui une longue polémique par correspondance; Leibniz fut amené à préciser que la substance contient tout son passé et son devenir si elle est vue en Dieu et non en elle-même; ainsi, le fait de "contenir" doit être compris dans le sens d'une possibilité de prévision divine et non d'une nécessité logico-métaphysique. Par la suite, ce système deviendra le point central de la philosophie de Leibniz.)
Dieu a créé les substances de la même façon que nous pensons ; en fait, ce sont des pensées de Dieu qui, ainsi que toute pensée divine, contiennent chacune tout l'Univers. Cette conclusion panthéiste, à laquelle l'auteur se défend toutefois d`arriver, apparait déjà dans le concept de la "substance individuelle" comprise à la manière de Spinoza "en soi et par soi" : bien que chacune soit complète et limitée, chacune est semblable à Dieu n'étant qu'un aspect de Dieu. Ce manque d'assurance de la pensée de Leibniz, panthéiste sans le vouloir, se retrouve dans la dernière partie du Discours : notre esprit, dit-il, en tant que substance individuelle ne cesse de penser mais avec plus ou moins de clarté; il ne peut recevoir des impressions extérieures, l`unique objet de notre pensée est Dieu. Mais alors Dieu seul est vraiment actif, conclusion inévitable à laquelle Leibniz tente vainement de se soustraire en faisant une distinction entre volonté "inclinée" et volonté "nécessitée" : Dieu incline notre pensée sans la nécessiter. Mais quel est le sens de tout cela si notre essence même est une pensée divine ?... Ces problèmes étant laissés en suspens, le Discours de Leibniz peut alors être considéré comme un programme de méditations futures plus que comme l'exposé d'une doctrine complète....
10. ‑ Que l’opinion des formes substantielles a quelque chose de solide, mais que ces formes ne changent rien dans les phénomènes et ne doivent point être employées pour expliquer les effets particuliers.
Il semble que les anciens aussi bien que tant d’habiles gens accoutumés aux méditations profondes, qui ont enseigné la théologie et la philosophie il y a quelques siècles, et dont quelques-uns sont recommandables pour leur sainteté, ont eu quelque connaissance de ce que nous venons de dire, et c’est ce qui les a fait introduire et maintenir les formes substantielles qui sont aujourd’hui si décriées. Mais ils ne sont pas si éloignés de la vérité, ni si ridicules que le vulgaire de nos nouveaux philosophes se l’imagine. Je demeure d’accord que la considération de ces formes ne sert de rien dans le détail de la physique, et ne doit point être employée à l’explication des phénomènes en particulier. Et c’est en quoi nos scolastiques ont manqué, et les médecins du temps passé à leur exemple, croyant de rendre raison des propriétés des corps en faisant mention des formes et des qualités, sans se mettre en peine d’examiner la manière de l’opération ; comme si on se voulait contenter de dire qu’une horloge a la qualité horodictique provenant de sa forme, sans considérer en quoi tout cela consiste. Ce qui peut suffire, en effet, à celui qui l’achète, pourvu qu’il en abandonne le soin à un autre.
Mais ce manquement et mauvais usage des formes ne doit pas nous faire rejeter une chose dont la connaissance est si nécessaire en métaphysique que sans cela je tiens qu’on ne saurait bien connaître les premiers principes ni élever assez l’esprit à la connaissance des natures incorporelles et des merveilles de Dieu. Cependant, comme un géomètre n’a pas besoin de s’embarrasser l’esprit du fameux labyrinthe de la composition du continu, et qu’aucun philosophe moral et encore moins un jurisconsulte ou politique n’a point besoin de se mettre en peine des grandes difficultés qui se trouvent dans la conciliation du libre arbitre et de la Providence de Dieu, puisque le géomètre peut achever toutes ses démonstrations, et le politique peut terminer toutes ses délibérations sans entrer dans ces discussions, qui ne laissent pas d’être nécessaires et importantes dans la philosophie et dans la théologie : de même un physicien peut rendre raison des expériences, se servant tantôt des expériences plus simples déjà faites, tantôt des démonstrations géométriques et mécaniques, sans avoir besoin des considérations générales qui sont d’une autre sphère ; et s’il y emploie le concours de Dieu ou bien quelque âme, archée, ou autre chose de cette nature, il extravague aussi bien que celui qui, dans une délibération importante de pratique, voudrait entrer dans les grands raisonnements sur la nature du destin et de notre liberté ; comme en effet les hommes font assez souvent cette faute sans y penser, lorsqu’ils s’embarrassent l’esprit par la considération de la fatalité, et même parfois sont détournés par là de quelque bonne résolution ou de quelque soin nécessaire.
11. ‑ Que les méditations des théologiens et des philosophes qu’on appelle scolastiques ne sont pas à mépriser entièrement.
Je sais que j’avance un grand paradoxe en prétendant de réhabiliter en quelque façon l’ancienne philosophie et de rappeler postliminio les formes substantielles presque bannies ; mais peut-être qu’on ne me condamnera pas légèrement, quand on saura que j’ai assez médité sur la philosophie moderne, que j’ai donné bien du temps aux expériences de physique et aux démonstrations de géométrie, et que j’ai été longtemps persuadé de la vanité de ces êtres, que j’ai été enfin obligé de reprendre malgré moi et comme par force, après avoir fait moi-même des recherches qui m’ont fait reconnaître que nos modernes ne rendent pas assez de justice à saint Thomas et à d’autres grands hommes de ce temps-là, et qu’il y a dans les sentiments des philosophes et théologiens scolastiques bien plus de solidité qu’on ne s’imagine, pourvu qu’on s’en serve à propos et en leur lieu. Je suis même persuadé que, si quelque esprit exact et méditatif prenait la peine d’éclaircir et de digérer leur pensée à la façon des géomètres analytiques, il y trouverait un trésor de quantité de vérités très importantes et tout à fait démonstratives.
12. ‑ Que les notions qui consistent dans l’étendue enferment quelque chose d’imaginaire et ne sauraient constituer la substance des corps.
Mais, pour reprendre le fil de nos considérations, je crois que celui qui méditera sur la nature de la substance, que j’ai expliquée ci-dessus, trouvera que toute la nature du corps ne consiste pas seulement dans l’étendue, c’est-à-dire dans la grandeur, figure et mouvement, mais qu’il faut nécessairement y reconnaître quelque chose qui ait du rapport aux âmes, et qu’on appelle communément forme substantielle, bien qu’elle ne change rien dans les phénomènes, non plus que l’âme des bêtes, si elles en ont. On peut même démontrer que la notion de la grandeur, de la figure et du mouvement n’est pas si distincte qu’on s’imagine et qu’elle enferme quelque chose d’imaginaire et de relatif à nos perceptions, comme le sont encore (quoique bien davantage) la couleur, la chaleur, et autres qualités semblables dont on peut douter si elles se trouvent véritablement dans la nature des choses hors de nous. C’est pourquoi ces sortes de qualités ne sauraient constituer aucune substance. Et s’il n’y a point d’autre principe d’identité dans les corps que ce que nous venons de dire, jamais un corps ne subsistera plus d’un moment. Cependant les âmes et les formes substantielles des autres corps sont bien différentes des âmes intelligentes, qui seules connaissent leurs actions, et qui non seulement ne périssent point naturellement, mais même gardent toujours le fondement de la connaissance de ce qu’elles sont ; ce qui les rend seules susceptibles de châtiment et de récompense, et les fait citoyens de la république de l’univers, dont Dieu est le monarque ; aussi s’ensuit-il que tout le reste des créatures leur doit servir, de quoi nous parlerons tantôt plus amplement.
13. ‑ Comme la notion individuelle de chaque personne renferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera jamais, on y voit les preuves a priori de la vérité de chaque événement, ou pourquoi l’un est arrivé plutôt que l’autre, mais ces vérités, quoique assurées, ne laissent pas d’être contingentes, étant fondées sur le libre arbitre de Dieu ou des créatures, dont le choix a toujours ses raisons qui inclinent sans nécessiter.
Mais avant que de passer plus loin, il faut tâcher de satisfaire à une grande difficulté qui peut naître des fondements que nous avons jetés ci-dessus. Nous avons dit que la notion d’une substance individuelle enferme une fois pour toutes tout ce qui lui peut jamais arriver, et qu’en considérant cette notion on y peut voir tout ce qui se pourra véritablement énoncer d’elle, comme nous pouvons voir dans la nature du cercle toutes les propriétés qu’on en peut déduire. Mais il semble que par là la différence des vérités contingentes et nécessaires sera détruite, que la liberté humaine n’aura plus aucun lieu, et qu’une fatalité absolue régnera sur toutes nos actions aussi bien que sur tout le reste des événements du monde. A quoi je réponds qu’il faut faire distinction entre ce qui est certain et ce qui est nécessaire : tout le monde demeure d’accord que les futurs contingents sont assurés, puisque Dieu les prévoit, mais on n’avoue pas, pour cela, qu’ils soient nécessaires. Mais (dira-t-on) si quelque conclusion se peut déduire infailliblement d’une définition ou notion, elle sera nécessaire. Or est-il que nous soutenons que tout ce qui doit arriver à quelque personne est déjà compris virtuellement dans sa nature ou notion, comme les propriétés le sont dans la définition du cercle, ainsi la difficulté subsiste encore. Pour y satisfaire solidement, je dis que la connexion ou consécution est de deux sortes : l’une est absolument nécessaire dont le contraire implique contradiction, et cette déduction a lieu dans les vérités éternelles, comme sont celles de géométrie ; l’autre n’est nécessaire qu’ex hypothesi et pour ainsi dire par accident, mais elle est contingente en elle-même, lorsque le contraire n’implique point. Et cette connexion est fondée, non pas sur les idées toutes pures et sur le simple entendement de Dieu, mais encore sur ses décrets libres, et sur la suite de l’univers.
Venons à un exemple : puisque Jules César deviendra dictateur perpétuel et maître de la république, et renversera la liberté des Romains, cette action est comprise dans sa notion, car nous supposons que c’est la nature d’une telle notion parfaite d’un sujet de tout comprendre, afin que le prédicat y soit enfermé, ut possit inesse subjecto. On pourrait dire que ce n’est pas en vertu de cette notion ou idée qu’il doit commettre cette action, puisqu’elle ne lui convient que parce que Dieu sait tout. Mais on insistera que sa nature ou forme répond à cette notion, et puisque Dieu lui a imposé ce personnage il lui est désormais nécessaire d’y satisfaire. J’y pourrais répondre par l’instance des futurs contingents, car ils n’ont rien encore de réel que dans l’entendement et volonté de Dieu, et puisque Dieu leur y a donné cette forme par avance, il faudra tout de même qu’ils y répondent. Mais j’aime mieux satisfaire aux difficultés que de les excuser par l’exemple de quelques autres difficultés semblables, et ce que je vais dire servira à éclaircir aussi bien l’une que l’autre.
C’est donc maintenant qu’il faut appliquer la distinction des connexions, et je dis que ce qui arrive conformément à ces avances est assuré, mais qu’il n’est pas nécessaire, et si quelqu’un faisait le contraire, il ne ferait rien d’impossible en soi-même, quoi qu’il soit impossible (ex hypothesi) que cela arrive. Car si quelque homme était capable d’achever toute la démonstration, en vertu de laquelle il pourrait prouver cette connexion du sujet qui est César et du prédicat qui est son entreprise heureuse ; il ferait voir, en effet, que la dictature future de César a son fondement dans sa notion ou nature, qu’on y voit une raison pourquoi il a plutôt résolu de passer le Rubicon que de s’y arrêter, et pourquoi il a plutôt gagné que perdu la journée de Pharsale, et qu’il était raisonnable et par conséquent assuré que cela arrivât, mais non pas qu’il est nécessaire en soi-même, ni que le contraire implique contradiction. A peu près comme il est raisonnable et assuré que Dieu fera toujours le meilleur, quoique ce qui est moins parfait n’implique point. Car on trouverait que cette démonstration de ce prédicat de César n’est pas aussi absolue que celles des nombres, ou de la géométrie, mais qu’elle suppose la suite des choses que Dieu a choisie librement, et qui est fondée sur le premier décret libre de Dieu, qui porte de faire toujours ce qui est le plus parfait, et sur le décret que Dieu a fait (en suite du premier) à l’égard de la nature humaine, qui est que l’homme fera toujours (quoique librement) ce qui paraîtra le meilleur. Or toute vérité qui est fondée sur ces sortes de décrets est contingente, quoiqu’elle soit certaine ; car ces décrets ne changent point la possibilité des choses, et comme j’ai déjà dit, quoique Dieu choisisse toujours le meilleur assurément, cela n’empêche pas que ce qui est moins parfait ne soit et demeure possible en lui-même, bien qu’il n’arrivera point, car ce n’est pas son impossibilité, mais son imperfection, qui le fait rejeter. Or rien n’est nécessaire dont l’opposé est possible.
On sera donc en état de satisfaire à ces sortes de difficultés, quelque grandes qu’elles paraissent (et en effet elles ne sont pas moins pressantes à l’égard de tous les autres qui ont jamais traité cette matière), pourvu qu’on considère bien que toutes les propositions contingentes ont des raisons pour être plutôt ainsi qu’autrement, ou bien (ce qui est la même chose) qu’elles ont des preuves a priori de leur vérité qui les rendent certaines, et qui montrent que la connexion du sujet et du prédicat de ces propositions a son fondement dans la nature de l’un et de l’autre ; mais qu’elles n’ont pas des démonstrations de nécessité, puisque ces raisons ne sont fondées que sur le principe de la contingence ou de l’existence des choses, c’est-à-dire sur ce qui est ou qui paraît le meilleur parmi plusieurs choses également possibles ; au lieu que les vérités nécessaires sont fondées sur le principe de contradiction et sur la possibilité ou impossibilité des essences mêmes, sans avoir égard en cela à la volonté libre de Dieu ou des créatures.
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26. ‑ Que nous avons en nous toutes les idées ; et de la réminiscence de Platon.
Pour bien concevoir ce que c’est qu’idée, il faut prévenir une équivocation, car plusieurs prennent l’idée pour la forme ou différence de nos pensées, et de cette manière nous n’avons l’idée dans l’esprit qu’en tant que nous y pensons, et toutes les fois que nous y pensons de nouveau, nous avons d’autres idées de la même chose, quoique semblables aux précédentes. Mais il semble que d’autres prennent l’idée pour un objet immédiat de la pensée ou pour quelque forme permanente qui demeure lorsque nous ne la contemplons point. Et, en effet, notre âme a toujours en elle la qualité de se représenter quelque nature ou forme que ce soit, quand l’occasion se présente d’y penser. Et je crois que cette qualité de notre âme en tant qu’elle exprime quelque nature, forme ou essence, est proprement l’idée de la chose, qui est en nous, et qui est toujours en nous, soit que nous y pensions ou non. Car notre âme exprime Dieu et l’univers, et toutes les essences aussi bien que toutes les existences.
Cela s’accorde avec mes principes, car naturellement rien ne nous entre dans l’esprit par le dehors, et c’est une mauvaise habitude que nous avons de penser comme si notre âme recevait quelques espèces messagères et comme si elle avait des portes et des fenêtres. Nous avons dans l’esprit toutes ces formes, et même de tout temps, parce que l’esprit exprime toujours toutes ses pensées futures, et pense déjà confusément à tout ce qu’il pensera jamais distinctement. Et rien ne nous saurait être appris, dont nous n’ayons déjà dans l’esprit l’idée qui est comme la matière dont cette pensée se forme. C’est ce que Platon a excellemment bien considéré, quand il a mis en avant sa réminiscence qui a beaucoup de solidité, pourvu qu’on la prenne bien, qu’on la purge de l’erreur de la préexistence, et qu’on ne s’imagine point que l’âme doit déjà avoir su et pensé distinctement autrefois ce qu’elle apprend et pense maintenant. Aussi a-t-il confirmé son sentiment par une belle expérience, introduisant un petit garçon qu’il mène insensiblement à des vérités très difficiles de la géométrie touchant les incommensurables, sans lui rien apprendre, en faisant seulement des demandes par ordre et à propos. Ce qui fait voir que notre âme sait tout cela virtuellement, et n’a besoin que d’animadversion pour connaître les vérités, et, par conséquent, qu’elle a au moins ses idées dont ces vérités dépendent. On peut même dire qu’elle possède déjà ces vérités, quand on les prend pour les rapports des idées.
27. ‑ Comment notre âme peut être comparée à des tablettes vides et comment nos notions viennent des sens.
Aristote a mieux aimé de comparer notre âme à des tablettes encore vides où il y a place pour écrire, et il a soutenu que rien n’est dans notre entendement qui ne vienne des sens. Cela s’accorde davantage avec les notions populaires, comme c’est la manière d’Aristote, au lieu que Platon va plus au fond. Cependant, ces sortes de doxologies ou practicologies peuvent passer dans l’usage ordinaire à peu près comme nous voyons que ceux qui suivent Copernic ne laissent pas de dire que le soleil se lève et se couche. Je trouve même souvent qu’on leur peut donner un bon sens, suivant lequel elles n’ont rien de faux, comme j’ai remarqué déjà de quelle façon on peut dire véritablement que les substances particulières agissent l’une sur l’autre, et dans ce même sens, on peut dire aussi que nous recevons de dehors des connaissances par le ministère des sens, parce que quelques choses extérieures contiennent ou expriment plus particulièrement les raisons qui déterminent notre âme à certaines pensées. Mais quand il s’agit de l’exactitude des vérités métaphysiques, il est important de reconnaître l’étendue et l’indépendance de notre âme qui va infiniment plus loin que le vulgaire ne pense, quoique dans l’usage ordinaire de la vie on ne lui attribue que ce dont on s’aperçoit plus manifestement, et ce qui nous appartient d’une manière particulière, car il n’y sert de rien d’aller plus avant. Il serait bon cependant de choisir des termes propres à l’un et à l’autre sens pour éviter l’équivocation. Ainsi ces expressions qui sont dans notre âme, soit qu’on les conçoive ou non, peuvent être appelées idées, mais celles qu’on conçoit ou forme, se peuvent dire notions, conceptus. Mais de quelque manière qu’on le prenne, il est toujours faux de dire que toutes nos notions viennent des sens qu’on appelle extérieurs, car celles que j’ai de moi et de mes pensées, et par conséquent de l’être, de la substance, de l’action, de l’identité, et de bien d’autres, viennent d’une expérience interne.
28. ‑ Dieu seul est l’objet immédiat de nos perceptions qui existe hors de nous, et lui seul est notre lumière.
Or, dans la rigueur de la vérité métaphysique, il n’y a point de cause externe qui agisse sur nous, excepté Dieu seul, et lui seul se communique à nous immédiatement en vertu de notre dépendance continuelle. D’où il s’ensuit qu’il n’y a point d’autre objet externe qui touche notre âme et qui excite immédiatement notre perception. Aussi n’avons-nous dans notre âme les idées de toutes choses, qu’en vertu de l’action continuelle de Dieu sur nous, c’est-à-dire parce que tout effet exprime sa cause, et qu’ainsi l’essence de notre âme est une certaine expression, imitation ou image de l’essence, pensée et volonté divine et de toutes les idées qui y sont comprises. On peut donc dire que Dieu seul est notre objet immédiat hors de nous, et que nous voyons toutes choses par lui ; par exemple, lorsque nous voyons le soleil et les astres, c’est Dieu qui nous en a donné et qui nous en conserve les idées, et qui nous détermine à y penser effectivement, par son concours ordinaire, dans le temps que nos sens sont disposés d’une certaine manière, suivant les lois qu’il a établies. Dieu est le soleil et la lumière des âmes, lumen illuminans omnem hominem venientem in hunc mundum ; et ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on est dans ce sentiment. Après la sainte Ecriture et les Pères, qui ont toujours été plutôt pour Platon que pour Aristote, je me souviens d’avoir remarqué autrefois que du temps des scolastiques, plusieurs ont cru que Dieu est la lumière de l’âme, et, selon leur manière de parler, intellectus agens animae rationalis. Les averroïstes l’ont tourné dans un mauvais sens, mais d’autres, parmi lesquels je crois que Guillaume de Saint-Amour s’est trouvé, et plusieurs théologiens mystiques, l’ont pris d’une manière digne de Dieu et capable d’élever l’âme à la connaissance de son bien.
29. ‑ Cependant nous pensons immédiatement par nos propres idées et non par celles de Dieu.
Cependant je ne suis pas dans le sentiment de quelques habiles philosophes, qui semblent soutenir que nos idées mêmes sont en Dieu, et nullement en nous. Cela vient à mon avis de ce qu’ils n’ont pas assez considéré encore ce que nous venons d’expliquer ici touchant les substances, ni toute l’étendue et indépendance de notre âme, qui fait qu’elle enferme tout ce qui lui arrive, et qu’elle exprime Dieu et avec lui tous les êtres possibles et actuels, comme un effet exprime sa cause. Aussi est-ce une chose inconcevable que je pense par les idées d’autrui. Il faut bien aussi que l’âme soit affectée effectivement d’une certaine manière, lorsqu’elle pense à quelque chose, et il faut qu’il y ait en elle par avance non seulement la puissance passive de pouvoir être affectée ainsi, laquelle est déjà toute déterminée, mais encore une puissance active, en vertu de laquelle il y a toujours eu dans sa nature des marques de la production future de cette pensée et des dispositions à la produire en son temps. Et tout ceci enveloppe déjà l’idée comprise dans cette pensée.
30. ‑ Comme Dieu incline notre âme sans la nécessiter ; qu’on n’a point le droit de se plaindre, et qu’il ne faut point demander pourquoi Judas pèche, mais seulement pourquoi Judas le pécheur est admis à l’existence préférablement à quelques autres personnes possibles. De l’imperfection originale avant le péché, et des degrés de la grâce.
Pour ce qui est de l’action de Dieu sur la volonté humaine, il y a quantité de considérations assez difficiles, qu’il serait long de poursuivre ici. Néanmoins, voici ce qu’on peut dire en gros. Dieu en concourant à nos actions ordinairement ne fait que suivre les lois qu’il a établies, c’est-à-dire il conserve et produit continuellement notre être, en sorte que les pensées nous arrivent spontanément ou librement dans l’ordre que la notion de notre substance individuelle porte, dans laquelle on pouvait les prévoir de toute éternité. De plus, en vertu du décret qu’il a fait que la volonté tendrait toujours au bien apparent, en exprimant ou imitant la volonté de Dieu sous des certains aspects particuliers, à l’égard desquels ce bien apparent a toujours quelque chose de véritable, il détermine la nôtre au choix de ce qui paraît le meilleur, sans la nécessiter néanmoins. Car, absolument parlant, elle est dans l’indifférence en tant qu’on l’oppose à la nécessité, et elle a le pouvoir de faire autrement ou de suspendre encore tout à fait son action, l’un et l’autre parti étant et demeurant possible. Il dépend donc de l’âme de se précautionner contre les surprises des apparences par une ferme volonté de faire des réflexions, et de ne point agir ni juger en certaines rencontres qu’après avoir bien mûrement délibéré. Il est vrai cependant et même il est assuré de toute éternité que quelque âme ne se servira pas de ce pouvoir dans une telle rencontre. Mais qui en peut mais ? et se peut-elle plaindre que d’elle-même ? Car toutes ces plaintes après le fait sont injustes, quand elles auraient été injustes avant le fait. Or, cette âme, un peu avant que de pécher, aurait-elle bonne grâce de se plaindre de Dieu comme s’il la déterminait au péché ?
Les déterminations de Dieu en ces matières étant des choses qu’on ne saurait prévoir, d’où sait-elle qu’elle est déterminée à pécher, sinon lorsqu’elle pèche déjà effectivement ? Il ne s’agit que de ne pas vouloir et Dieu ne saurait proposer une condition plus aisée et plus juste ; aussi tous les juges, sans chercher les raisons qui ont disposé un homme à avoir une mauvaise volonté, ne s’arrêtent qu’à considérer combien cette volonté est mauvaise. Mais peut-être qu’il est assuré de toute éternité que je pécherai ? Répondez-vous vous-même : peut-être que non ; et sans songer à ce que vous ne sauriez connaître, et qui ne vous peut donner aucune lumière, agissez suivant votre devoir que vous connaissez. Mais dira quelque autre, d’où vient que cet homme fera assurément ce péché ? La réponse est aisée, c’est qu’autrement ce ne serait pas cet homme. Car Dieu voit de tout temps qu’il y aura un certain Judas dont la notion ou idée que Dieu en a contient cette action future libre. Il ne reste donc que cette question, pourquoi un tel Judas, le traître, qui n’est que possible dans l’idée de Dieu, existe actuellement.
Mais à cette question il n’y a point de réponse à attendre ici-bas, si ce n’est qu’en général on doit dire que, puisque Dieu a trouvé bon qu’il existât, nonobstant le péché qu’il prévoyait, il faut que ce mal se récompense avec usure dans l’univers, que Dieu en tirera un plus grand bien, et qu’il se trouvera en somme que cette suite des choses dans laquelle l’existence de ce pécheur est comprise, est la plus parfaite parmi toutes les autres façons possibles. Mais d’expliquer toujours l’admirable économie de ce choix, cela ne se peut pendant que nous sommes voyageurs dans ce monde ; c’est assez de le savoir sans le comprendre. Et c’est ici qu’il est temps de reconnaître altitudinem divitiarum, la profondeur et l’abîme de la divine sagesse, sans chercher un détail qui enveloppe des considérations infinies.
On voit bien cependant que Dieu n’est pas la cause du mal. Car, non seulement après la perte de l’innocence des hommes le péché originel s’est emparé de l’âme, mais encore auparavant il y avait une limitation ou imperfection originale connaturelle à toutes les créatures, qui les rend peccables ou capables de manquer. Ainsi, il n’y a pas plus de difficulté à l’égard des supralapsaires qu’à l’égard des autres. Et c’est à quoi se doit réduire à mon avis le sentiment de saint Augustin et d’autres auteurs que la racine du mal est dans le néant, c’est-à-dire dans la privation ou limitation des créatures, à laquelle Dieu remédie gracieusement par le degré de perfection qu’il lui plaît de donner. Cette grâce de Dieu, soit ordinaire ou extraordinaire, a ses degrés et ses mesures, elle est toujours efficace en elle-même pour produire un certain effet proportionné, et de plus elle est toujours suffisante non seulement pour nous garantir du péché, mais même pour produire le salut, en supposant que l’homme s’y joigne par ce qui est de lui ; mais elle n’est pas toujours suffisante à surmonter les inclinations de l’homme, car autrement il ne tiendrait plus à rien, et cela est réservé à la seule grâce absolument efficace qui est toujours victorieuse, soit qu’elle le soit par elle-même, ou par la congruité des circonstances.
1690-1700 - C'est seulement par la traduction française de Coste de 1700 que Leibniz, qui possédait mal l'anglais, prit complètement connaissance de l'Essai sur l'entendement humain de Locke, ouvrage publié en 1690 et dont les éditions successives se multiplièrent rapidement. Il en comprit, nous dit-on, plus que jamais l'importance. Le philosophe anglais y abordait, en des livres distincts, les problèmes de l'origine des idées, de la certitude et de l'étendue de la connaissance, du fondement et des divers degrés de la croyance; il y soutenait l'empirisme contre le rationalisme classique. Leibniz vit toute l'étendue du danger couru par la philosophie qui lui était chère. Se trouvant, pendant l'été de 1703, en villégiature à Herrenhausen, près de Hanovre, en la compagnie du prince électeur et de sa mère, hors d'état de composer un travail suivi, il commença à écrire aux heures perdues, à bâtons rompus, les remarques que lui suggérait la lecture de l'ouvrage de Locke...
"NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT HUMAIN" (1703-1704)
La doctrine qu'expose Leibniz se présente d'abord, de 1690 à 1700, comme un nouveau système sur la "Communication des substances", un problème qui intéressait alors le plus vivement les philosophes du temps et que la doctrine des causes occasionnelles, comme le principe spinoziste de l'unité de la substance, avaient appelé sur la question l'attention de tous les disciples de Descartes. Mais le grand principe de la "monade" est déjà dans les écrits du philosophe, "Système nouveau de la communication et de la nature des substances" (1695). Puis il en vient à traiter de l'origine et de la vérité de nos connaissances ...
Leibniz se consacre donc dans les "Nouveaux Essais sur l'entendement", à la critique des idées exposées par Locke en 1690 dans son "Essai philosophique concernant l'entendement humain". L'ouvrage fut écrit en français en 1703-1704 et n'est d'un bout à l'autre que la réfutation du sensualisme au nom des principes de la monadologie. Comme Leibniz mourut entretemps, l`ouvrage resta inédit et ne parut qu'en 1765 avec les "Oeuvres philosophiques latines et françaises de feu M. Leibniz". Ces Nouveaux Essais se présentent sous forme de dialogue entre Philalèthe, qui expose la pensée de Locke en la résumant paragraphe par paragraphe, et Théophile, qui présente les critiques de Leibniz....
Critique de l'empirisme - Contre Locke, qui comparait l'esprit à une table rase où seule l'expérience peut inscrire quelque connaissance, Leibniz défend le rationalisme ou un équilibre entre rationalisme et empirisme : l'expérience ne saurait nous fournir aucune idée, néanmoins, elle est une sollicitation indispensable au développement de nos virtualités....
"Cette table rase, dont on parle tant, n`est à mon avis qu`une fiction, que la nature ne souffre point et qui n'est fondée que dans les notions incomplètes des philosophes, comme le vide, les atomes, et le repos, ou absolu ou respectif de deux parties d'un tout entre elles, ou comme la matière première qu'on conçoit sans aucune forme. Les choses uniformes et qui ne renferment aucune variété ne sont jamais que des abstractions, comme le temps, l'espace et les autres êtres des mathématiques pures. Il n'y a point de corps dont les parties soient en repos, et il n`y a point de substance qui n'ait de quoi se distinguer de toute autre. Les âmes humaines diffèrent non seulement des autres âmes, mais encore entre elles, quoique la différence ne soit pas de la nature de celles qu`on appelle spécifiques. Et selon les démonstrations que je crois avoir, toute chose substantielle, soit âme ou corps, a son rapport a chacune des autres, qui lui est propre; et l'une doit toujours différer de l'autre par des dénominations intrinsèques. Ceux qui parlent tant de cette table rase après lui avoir ôté les idées, ne sauraient dire ce qui lui reste, comme les philosophes de l'école, qui ne laissent rien à leur matière première. On me répondra peut-être que cette table rase des philosophes veut dire que l`âme n'a naturellement et originairement que des facultés nues. Mais les facultés sans quelque acte, en un mot les pures puissances de l`école, ne sont aussi que des fictions, que la nature ne connaît point, et qu`on n'obtient qu'en faisant des abstractions. Car où trouvera-t-on jamais, dans le monde, une faculté qui se renferme dans la seule puissance sans exercer aucun acte? ll y a toujours une disposition particulière à l'action et à une action plutôt qu'à l'autre.
Et outre la disposition il y a une tendance à l'action, dont même il y a toujours une infinité à la fois dans chaque sujet : et ces tendances ne sont jamais sans quelque effet. L'expérience est nécessaire, je l`avoue, afin que l'âme soit déterminée à telles ou telles pensées, et afin qu'elle prenne garde aux idées qui sont en nous: mais le moyen que l'expérience et les sens puissent donner des idées ? L'âme a-t-elle des fenêtres, ressemble-t-elle a des tablettes: est-elle comme de la cire? Il est visible que tous ceux qui pensent ainsi de l'âme, la rendent corporelle dans le fond.
On m'opposera cet axiome, reçu parmi les philosophes : que rien n'est dans l`âme qui ne vienne des sens. Mais il faut excepter l'âme même et ses affections. "Nihil est in intellectu, quod non fuerit in sensu, excipe : nisi ipse intellectus". Or l'âme renferme l`être, la substance, l'un, le même, la cause, la perception, le raisonnement, et quantités d'autres notions, que les sens ne sauraient donner. Cela s'accorde assez avec votre auteur de l'Essai, qui cherche une bonne partie des idées dans la réflexion de l'esprit sur sa propre nature..."
(Nouveaux Essais. II, 1.)
La Préface revêt une grande importance car l'auteur y explique minutieusement son interpretation psychologique des idées innées et de la "reminiscence" selon Platon : les idées innées sont de "petites perceptions", c`est-a-dire des perceptions dotées d`un degré infinitesimal de conscience, que l`attention développe et rend claires et distinctes. C'est ainsi que Leibniz devient l'un des premiers explorateurs du vaste domaine de l'inconscient : les cartésiens se sont trompés en n'accordant aucune importance aux perceptions non "conscientes". Notre esprit est ainsi perpétuellement soumis aux petites sollicitations imperceptibles ....
"En effet, quoique l'auteur de l'Essai dise mille belles choses que j'applaudis, nos systèmes diffèrent beaucoup. Le sien a plus de rapport à Aristote, et le mien à Platon, quoique nous nous éloignions en bien des choses l'un et l'autre de la doctrine de ces deux anciens. Il est plus populaire, et moi je suis forcé quelquefois d'être un peu plus acroamatique et plus abstrait ; ce qui n'est pas un avantage à moi, surtout écrivant dans une langue vivante. Je crois cependant qu'en faisant parler deux personnes, dont l'une expose les sentiments tirés de l'Essai de cet auteur, et l'autre y joint mes observations, le parallèle sera plus au gré du lecteur que ne le seraient des remarques toutes sèches dont la lecture aurait été interrompue à tout moment par la nécessité de recourir à son livre pour entendre le mien. Il sera bon de confronter encore quelquefois nos écrits et de ne juger de ses sentiments que par son propre ouvrage, quoique j'en aie conservé ordinairement les expressions. Il est vrai que la sujétion que donne le discours d'autrui, dont on doit suivre le fil en faisant des remarques, a fait que je n'ai pu songer à attraper les agréments dont le dialogue est susceptible ; mais j'espère que la matière réparera le défaut de la façon.
Nos différends sont sur des objets de quelque importance. Il s'agit de savoir si l'âme en elle-même est vide entièrement comme des tablettes où l'on n'a encore rien écrit {tabula rasa), selon Aristote et l'auteur de l'Essai, et si tout ce qui y est tracé vient uniquement des sens et de l'expérience, ou si l'âme contient originairement les principes de plusieurs notions et doctrines que les objets externes réveillent seulement dans les occasions, comme je le crois avec Platon et même avec l'école, et avec tous ceux qui prennent dans cette signification le passage de saint Paul (Rom., II, 13), où il marque que la loi de Dieu est écrite dans les cœurs. Les stoïciens appelaient ces principes notions communes, prolepses, c'est-à-dire des assomptions fondamentales, ou ce qu'on prend pour accordé par avance. Les mathématiciens les appellent notions communes. Les philosophes modernes leur donnent d'autres beaux noms, et Jules Scaliger particulièrement les nommait semina aeternitatis ; item Zopyra, comme voulant dire des feux vivants, des traits lumineux cachés au dedans de nous, que la rencontre des sens et des objets externes fait paraître comme des étincelles que le choc fait sortir du fusil ; et ce n'est pas sans raison qu'on croit que ces éclats marquent quelque chose de divin et d'éternel, qui paraît surtout dans les vérités nécessaires. D'où il naît une autre question, savoir : si il toutes les vérités dépendent de l'expérience, c'est-à-dire de l'induction et des exemples, ou s'il y en a qui ont encore un autre fondement. Car si quelques événements f peuvent être prévus avant toute épreuve qu'on en ait faite, il est manifeste que nous y contribuons en quelque chose de notre part. Les sens, quoique nécessaires pour toutes nos connaissances actuelles, ne sont point suffisants pour nous les donner toutes, puisque les sens ne donnent jamais que des exemple, c'est-à-dire des vérités particulières ou individuelles. Or, tous les exemples qui confirment une vérité générale, de quelque nombre qu'ils soient, ne suffisent pas pour établir la nécessité universelle de cette même vérité, car il ne suit pas que ce qui est arrivé arrivera toujours de même. Par exemple, les Grecs et les Romains et tous les autres peuples ont toujours remarqué qu'avant le décours de vingt-quatre heures le jour se change en nuit et la nuit en jour. Mais on se serait trompé si l'on avait cru que la même règle s'observe partout, puisqu'on a vu le contraire dans le séjour de Nova-Zembla. Et celui-là se tromperait encore qui croirait que c'est au moins, dans nos climats, une vérité nécessaire et éternelle, puisqu'on doit juger que la terre et le soleil même n'existent pas nécessairement, et qu'il y aura peut-être un temps où ce bel astre ne sera plus, avec tout son système, au moins en sa présente forme.
D'où il paraît que les vérités nécessaires, telles qu'on les trouve dans les mathématiques pures, et particulièrement dans l'arithmétique et dans la géométrie, doivent avoir des principes dont la preuve ne dépende point des exemples ni par conséquent du témoignage des sens, quoique sans les sens on ne se serait jamais avisé d'y penser. C'est ce qu'il faut bien distinguer, et c'est ce qu'Euclide a si bien compris en montrant par la raison ce qui se voit assez par l'expérience et par les images sensibles. La logique encore, avec la métaphysique et la morale, dont l'une forme la théologie et l'autre la jurisprudence, naturelles toutes deux, sont pleines de telles vérités, et par conséquent leur preuve ne peut venir que des principes internes, qu'on appelle innés. Il est vrai qu'il ne faut point s'imaginer qu'on puisse lire dans l'âme ces éternelles lois de la raison à livre ouvert, comme l'édit du préteur se lit sur son album, sans peine et sans recherche ; mais c'est assez qu'on les puisse découvrir en nous à force d'attention, à quoi les occasions sont fournies par les sens. Le succès des expériences sert de confirmation à la raison à peu près comme les épreuves servent dans l'arithmétique, pour mieux éviter l'erreur du calcul quand le raisonnement est long.
(...)
Peut-être que notre habile auteur ne s'éloignera pas entièrement de mon sentiment. Car, après avoir employé tout son premier livre à rejeter les lumières innées prises dans un certain sens, il avoue pourtant, au commencement du second et dans la suite, que les idées qui n'ont point leur origine dans la sensation viennent de la réflexion. Or la réflexion n'est autre chose qu'une attention à ce qui est en nous, et les sens ne nous donnent point ce que nous portons déjà avec nous. Cela étant, peut-on nier qu'il y ait beaucoup d'inné en notre esprit, puisque nous sommes innés à nous-mêmes, pour ainsi dire ; et qu'il y ait en nous être, unité, substance, durée, changement, action, perception, plaisir et mille autres objets de nos idées intellectuelles? Ces mêmes objets étant immédiats et toujours présents à notre entendement (quoiqu'ils ne sauraient être toujours aperçus, à cause de nos distractions et de nos besoins), pourquoi s'étonner que nous disions que ces idées nous sont innées, avec tout ce qui en dépend ? Je me suis servi aussi de la comparaison d'une pierre de marbre qui a des veines plutôt que d'une pierre de marbre tout unie ou de tablettes vides, c'est-à-dire de ce qui s'appelle tabula rasa chez les philosophes; car si l'âme ressemblait à ces tablettes vides, les vérités seraient en nous comme la figure d'Hercule est dans un marbre quand le marbre est tout à fait indifférent à recevoir ou cette figure ou quelque autre. Mais s'il y avait des veines dans la pierre qui marquassent la figure d'Hercule préférablement à d'autres figures, cette pierre y serait plus déterminée et Hercule y serait comme inné en quelque façon, quoiqu'il fallût du travail pour découvrir ces veines et pour les nettoyer par la polissure, en retranchant ce qui les empêche de paraître. C'est ainsi que les idées et les vérités nous sont innées, comme des inclinations, des dispositions, des habitudes ou des virtualités naturelles, et non pas comme des actions, quoique ces virtualités soient toujours accompagnées de quelques actions souvent insensibles qui y répondent.
Il semble que notre habile auteur prétende qu'il n'y ait rien de virtuel en nous, et même rien dont nous nous apercevions toujours actuellement. Mais il ne peut pas prendre cela à la rigueur ; autrement son sentiment serait trop paradoxe, puisque, encore que les habitudes acquises et les provisions de notre mémoire ne soient pas toujours aperçues et même ne viennent pas toujours à notre secours au besoin, nous nous les remettons souvent aisément dans l'esprit à quelque occasion légère qui nous en fait souvenir, comme il ne nous faut que le commencement d'une chanson pour nous faire ressouvenir du reste. Il limite aussi sa thèse en d'autres endroits, en disant qu'il n'y a rien en nous dont nous ne nous soyons au moins aperçus autrefois. Mais outre que personne ne peut assurer par la seule raison jusqu'où peuvent être allées nos aperceptions passées, que nous pouvons avoir oubliées, surtout suivant la réminiscence des platoniciens, qui, toute fabuleuse qu'elle est, n'a rien d'incompatible avec la raison toute nue ; outre cela, dis-je, pourquoi faut-il que tout nous soit acquis par les aperceptions des choses externes, et que rien ne puisse être déterré en nous-mêmes? Notre âme est-elle donc seule si vide, que, sans les images empruntées du dehors, elle ne soit rien ?
Ce n'est pas là, je m'assure, un sentiment que notre judicieux auteur puisse approuver. Et où trouvera-t-on des tablettes qui ne soient quelque chose de varié par elles-mêmes ? Verra- t-on jamais un plan parfaitement uni et uniforme ? Pourquoi donc ne pourrions-nous pas fournir aussi à nous- mêmes quelque objet de pensée de notre propre fonds, lorsque nous y voudrons creuser ? Ainsi je suis porté à croire que, dans le fond, son sentiment sur ce point n'est pas différent du mien, ou plutôt du sentiment commun, d'autant qu'il reconnaît deux sources de nos connaissances, les sens et la réflexion.
Je ne sais s'il sera si aisé d'accorder cet auteur avec nous et avec les cartésiens, lorsqu'il soutient que l'esprit ne pense pas toujours, et particulièrement qu'il est sans perception quand on dort sans avoir des songes. Il dit que puisque les corps peuvent être sans mouvement, les âmes pourront bien être aussi sans pensée.
Mais ici je réponds un peu autrement qu'on n'a coutume de faire. Car je soutiens que naturellement une substance ne saurait être sans action, et qu'il n'y a même jamais de corps sans mouvement. L'expérience me favorise déjà, et on n'a qu'à consulter le livre de l'illustre M. Boyle contre le repos absolu, pour en être persuadé. Mais je crois que la raison y est encore, et c'est une des preuves que j'ai pour détruire les atomes."
Des perceptions sans réflexion : il y a bien en nous des perceptions trop confuses pour qu'on en ait conscience...
"D'ailleurs il y a mille marques qui font juger qu'il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperception et sans réflexion, c'est-à-dire des changements dans l'âme même, dont nous ne nous apercevons pas, parce que ces impressions sont ou trop petites et en trop grand nombre, ou trop unies, en sorte qu'elles n'ont rien d'assez distinguant à part, mais, jointes à d`autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir dans l'assemblage, au moins confusément. C'est ainsi que la coutume fait que nous ne prenons pas garde au mouvement d'un moulin ou à une chute d'eau, quand nous avons habité tout auprès depuis quelque temps. Ce n'est pas que ce mouvement ne frappe toujours nos organes et qu'il ne se passe pas encore quelque chose dans l`âme qui y réponde, à cause de l`harmonie de l`âme et du corps; mais les impressions qui sont dans l`âme et dans le corps, destituées des attraits de la nouveauté, ne sont pas assez fortes pour s'attirer notre attention et notre mémoire, qui ne s'attachent qu'à des objets plus occupants. Toute attention demande de la mémoire et quand nous ne sommes point avertis, pour ainsi dire, de prendre garde à quelques-unes de nos propres perceptions présentes, nous les laissons passer sans réflexion et même sans les remarquer; mais si quelqu'un nous en avertit incontinent et nous fait remarquer, par exemple, quelque bruit qu'on vient d'entendre, nous nous en souvenons et nous nous apercevons d'en avoir eu tantôt quelque sentiment. Ainsi c'étaient des perceptions dont nous ne nous étions pas aperçus incontinent, l'aperception ne venant, dans ce cas, que de l'avertissement, après quelque intervalle, tout petit qu'il soit."
Les "petites perceptions", Leibniz montre que la conscience claire n'est qu'un degré, qu'un passage, dans un processus plus global, "le bruit de la mer est l'assemblage des petits bruits des vagues"...
"Pour juger encore mieux des petites perceptions que nous ne saurions distinguer dans la foule, j`ai coutume de me servir de l`exemple du mugissement ou du bruit de la mer dont on est frappé quand on est au rivage. Pour entendre ce bruit, comme on le fait, il faut bien qu`on entende les parties qui composent ce tout, c'est-à-dire le bruit de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l'assemblage confus de tous les autres ensemble, et qu'il ne se remarquerait pas si cette vague qui le fait était seule. Car il faut qu`on soit affecté un peu par le mouvement de cette vague et qu'on ait quelque perception de chacun de ces bruits, quelque petits qu'ils soient; autrement on n'aurait pas celle de cent mille vagues, puisque cent mille riens ne sauraient faire quelque chose.
D'ailleurs on ne dort jamais si profondément qu'on n'ait quelque sentiment faible et confus; et on ne serait jamais éveillé par le plus grand bruit du monde, si on n`avait quelque perception de son commencement, qui est petit; comme on ne romprait jamais une corde par le plus grand effort du monde, si elle n'était tendue et allongée un peu par de moindres efforts, quoique cette petite extension qu'ils font ne paraisse pas.
Ces petites perceptions sont de plus grande efficacité qu'on ne pense. Ce sont elles qui forment ce je ne sais quoi, ces goûts, ces images des qualités des sens, claires dans l'assemblage, mais confuses dans les parties; ces impressions que les corps qui nous environnent font sur nous et qui enveloppent l`infini; cette liaison que chaque être a avec le reste de l'univers. On peut même dire qu`en conséquence de ces petites perceptions le présent est plein de l`avenir et chargé du passé, que tout est conspirant et que dans la moindre des substances, des yeux aussi perçants que ceux de Dieu pourraient lire toute la suite des choses de l'univers : "Quae sint, quae fuerint, quae mox ventura trahuntur".
Ces perceptions insensibles marquent encore et constituent le même individu, qui est caractérisé par les traces qu'elles conservent des états précédents de cet individu, en faisant la connexion avec son état présent; et elles se peuvent connaître par un esprit supérieur, quand même cet individu ne les sentirait pas, c'est-à-dire lorsque le souvenir exprès n'y serait plus. Elles donnent même le moyen de retrouver le souvenir, au besoin, par des développements périodiques, qui peuvent arriver un jour. C'est pour cela que la mort ne saurait être qu'un sommeil, et même ne saurait en demeurer un, les perceptions cessant seulement d'être assez distinguées et se réduisant à un état de confusion, dans les animaux, qui suspend l'aperception, mais qui ne saurait durer toujours.
C'est aussi par les perceptions insensibles que j'explique cette admirable harmonie préétablie de l'âme et du corps, et même de toutes les monades ou substances simples, qui supplée à l'influence insoutenable des unes sur les autres, et qui, au jugement de l'auteur du plus beau des Dictionnaires, exalte la grandeur des perfections divines au delà de ce qu'on en a jamais conçu. Après cela, je dois encore ajouter que ce sont ces petites perceptions qui nous déterminent en bien des rencontres sans qu'on y pense, et qui trompent le vulgaire par l'apparence d'une indifférence d'équilibre, comme si nous étions indifférents à tourner, par exemple, à droite ou à gauche. Il n'est pas nécessaire que je fasse aussi remarquer ici, comme j'ai fait dans le livre même, qu'elles causent cette inquiétude, que je montre consister en quelque chose qui ne diffère de la douleur que comme le petit diffère du grand, et qui fait pourtant souvent notre désir et même notre plaisir, en lui donnant comme un sel qui pique. Ce sont les mêmes parties insensibles de nos perceptions sensibles qui font qu'il y a un rapport entre ces perceptions des couleurs, des chaleurs, et autres qualités sensibles, et entre les mouvements dans les corps, qui y répondent; au lieu que les cartésiens, avec notre auteur, tout pénétrant qu'il est, conçoivent les perceptions que nous avons de ces qualités comme arbitraires, c'est-à-dire comme si Dieu les avait données à l'âme suivant son bon plaisir, sans avoir égard à aucun rapport essentiel entre les perceptions et leurs objets; sentiment qui me surprend, et qui me paraît peu digne de la sagesse de l'auteur des choses, qui ne fait rien sans harmonie et sans raison.
En un mot, les perceptions insensibles sont d'un aussi grand usage dans la pneumatique que les corpuscules dans la physique; et il est également déraisonnable de rejeter les unes et les autres, sous prétexte qu'elles sont hors de la portée de nos sens. Rien ne se fait tout d'un coup, et c'est une de mes grandes maximes et des plus vérifiées, que la nature ne fait jamais de sauts. J'appelais cela la loi de la continuité, lorsque j'en parlais autrefois dans les Nouvelles de la république des lettres; et l'usage de cette loi est très considérable dans la physique. Elle porte qu'on passe toujours du petit au grand, et à rebours, par le médiocre, dans les degrés comme dans les parties ; et que jamais un mouvement ne naît immédiatement du repos, ni ne s'y réduit que par un mouvement plus petit, comme on n'achève jamais de parcourir aucune ligne ou longueur avant que d'avoir achevé une ligne plus petite, quoique jusqu'ici ceux qui ont donné les lois du mouvement n'aient point observé cette loi, croyant qu'un corps peut recevoir en un moment un mouvement contraire au précédent.
Tout cela fait bien juger que les perceptions remarquables viennent par degrés de celles qui sont trop petites pour être remarquées. En juger autrement, c'est peu connaître l'immense subtilité des choses, qui enveloppe toujours et partout un infini actuel. J'ai aussi remarqué qu'en vertu des variations insensibles, deux choses individuelles ne sauraient être parfaitement semblables, et qu'elles doivent toujours différer plus que numéro, ce qui détruit les tablettes vides de l'âme, une âme sans pensée, une substance sans action, le vide de l'espace, les atomes et même des parcelles non actuellement divisées dans la matière ; l'uniformité entière dans une partie du temps, du lieu, ou de la matière; les globes parfaits du second élément, nés des cubes parfaits originaires, et mille autres fictions des philosophes, qui viennent de leurs notions incomplètes, que la nature des choses ne souffre point, et que notre ignorance et le peu d'attention que nous avons à l'insensible fait passer, mais qu'on ne saurait rendre tolérables, à moins qu'on ne les borne à des abstractions de l'esprit, qui proteste de ne point nier ce qu'il met à quartier et qu'il juge ne devoir point entrer en quelque considération présente...."
Nouveaux Essais sur l'entendement - Le premier Livre traite des Idées ; à la théorie psychogénétique de Locke, Leibniz oppose sa logique a priori, démontrant que les connaissances empiriques ne donnent lieu, tout au plus, qu`à des associations d`idées, à des généralisations dépourvues de l`universalité requise. Cette universalité qui caractérise les connaissances rationnelles de la science ne découle que de l'entendement, de sa "forme" même, c`est-à-dire de la façon par laquelle il recueille et rassemble les données de la connaissance sensible. Aussi, à la formule des péripatéticiens et de Locke : "nihil est in intellectu quod prius non fuerit in sensu", Leibniz ajoutera, "excipe nisi intellectus ipse", ce qui signifie en d`autres termes : l`entendement est inné en soi-même et sa forme logique ne dérive pas de l'expérience; bien plus, elle conditionne la transformation de la connaissance empirique en vérité scientifique. Toutes les "vérités de raison" (par exemple les théorèmes des mathématiques et de la logique) sont des vérités a priori. Il reste à expliquer cependant pourquoi elles sont si difficiles à connaître et exigent un degré de développement personnel et historique si avancé pour être comprises. Ce problème psychologique est résolu grâce à la théorie des "petites perceptions", largement exposée dans la Préface. Ainsi, tandis qu`il dépasse et concilie d`une part l`antithèse entre idées empiriques et idées innées, Leibniz pose d'autre part le problème de l`a priori en tant que fonction logique ; à ce problème, le nom de Kant restera attaché ...
Nouveaux Essais sur l'entendement - Les livres II et lll ("Des idées" et "Des mots") reprennent. sans fournir aucun élément particulièrement neuf, les pensées déjà formulées. Au contraire, du livre IV, "La connaissance", qui est ici capital par son originalité profonde ...
Pour Leibniz, tout le problème de la vie spirituelle se déroule au sein de I'esprit individuel, si bien que l`on ne saurait attendre, de sa part, une gnoséologie proprement dite. mais bien plutôt une simple théorie de la vérité. En règle générale. la "Connaissance" est une représentation sensible et intellectuelle des idées ; dans un sens plus étroit, celui de "connaissance pure", c`est la perception du rapport existant entre deux idées ou propositions. Les vérités se divisent en vérités "primitives" ou "immédiates", c`est-à-dire intuitives, et en vérités "dérivées", tirées de l'expérience des sens et déduites des premières au moyen de passages intermédiaires également immédiats. Les unes et les autres peuvent être "de raison" ou "de fait". Les premières sont celles où la notion exprimée dans le prédicat est déjà contenue dans le sujet (par exemple. A est A). c`est-a-dire des vérités identiques originelles ou dérivées qui peuvent se réduire à d`autres semblables, les ramenant. comme dans les démonstrations mathématiques, à des axiomes et à des définitions. Les autres sont celles dans lesquelles la connexion nécessaire entre le sujet et le prédicat ne se distingue pas. Parmi ces dernières, figure l'intuition de l`existence individuelle. Et Leibniz place les opinions, ou probabilités, à côté des vérités ; il reproche ainsi à la logique traditionnelle de négliger le calcul des probabilités dont il fut l`un des promoteurs, ayant poursuivi en cette matière les travaux de Pascal et de Fermat.
Livre IV, chapitre IX.
De la connaissance que nous avons de notre existence.
§ 1. Philalèthe. Nous n'avons considéré jusqu'ici que les essences des choses; et comme notre esprit ne les connaît que par abstraction, en les détachant de toute existence particulière autre que celle qui est dans notre entendement, elles ne nous donnent absolument point de connaissance d'aucune existence réelle : et les propositions universelles, dont nous pourrons avoir une connaissance certaine, ne se rapportent point à l'existence. Et d'ailleurs, toutes les fois qu'on attribue quelque chose à un individu d'un genre ou d'une espèce par une proposition qui ne serait point certaine, si le même était attribué au genre ou à l'espèce en général, la proposition n'appartient qu'à l'existence, et ne fait connaître qu'une liaison accidentelle dans ces choses existantes en particulier, comme lorsqu'on dit qu'un tel homme est docte.
Théophile. Fort bien, et c'est dans ce sens que les philosophes aussi, distinguant si souvent entre ce qui est de l'essence et ce qui est de l'existence, rapportent à l'existence tout ce qui est accidentel ou contingent. Bien souvent on ne sait pas même si les propositions universelles, que nous ne savons que par expérience, ne sont pas peut-être accidentelles aussi, parce que notre expérience est bornée; comme, dans les pays où l'eau n'est point glacée, cette proposition qu'on y formera, que l'eau est toujours dans un état fluide, n'est pas essentielle, et on le connaît en venant dans des pays plus froids. Cependant on peut prendre l'accidentel d'une manière plus rétrécie, en sorte qu'il y a comme un milieu entre lui et l'essentiel; et ce milieu est le naturel, c'est-à-dire ce qui n'appartient pas à la chose nécessairement, mais qui cependant lui convient de soi si rien ne l'empêche. Ainsi, quelqu'un pourrait soutenir qu'à la vérité il n'est pas essentiel à l'eau, mais qu'il lui est naturel au moins d'être fluide. On le pourrait soutenir, dis-je; mais ce n'est pas pourtant une chose démontrée : et peut-être que les habitants de la lune, s'il y en avait, auraient sujet de ne se pas croire moins fondés de dire qu'il est naturel à l'eau d'être glacée. Cependant il y a d'autres cas où le naturel est moins douteux. Par exemple, un rayon de lumière va toujours droit dans le même milieu, à moins que par accident il ne rencontre quelque surface qui le réfléchisse. Au reste, Arislote a coutume de rapporter à la matière la source des choses accidentelles; mais alors il faut entendre la matière seconde, c'est-à-dire le tas ou la masse des corps.
§ 2. Philalèthe. J'ai remarqué déjà, suivant l'excellent auteur anglais qui a écrit l'Essai concernant l'entendement, que nous connaissons notre existence par l'intuition, celle de Dieu par démonstration, et celle des autres par sensation. § 3. Or, cette intuition qui fait connaître notre existence à nous-mêmes, fait que nous la connaissons avec une évidence entière, qui n'est point capable d'être prouvée et n'en a point besoin; tellement que, lors même que j'entreprends de douter de toutes choses, ce doute même ne me permet pas de douter de mon existence. Enfin nous avons là-dessus le plus haut degré de certitude qu'on puisse imaginer.
Théophile. Je suis entièrement d'accord de tout ceci. Et j'ajoute que l'aperception immédiate de notre existence et de nos pensées nous fournit les premières vérités a posteriori ou de fait, c'est-à-dire les premières expériences; comme les propositions identiques contiennent les premières vérités a priori, ou de raison, c'est-à-dire les premières lumières. Les unes et les autres sont incapables d'être prouvées, et peuvent être appelées immédiates : celles-là, parce qu'il y a immédiation entre l'entendement et son objet; celles-ci, parce qu'il y a immédiation entre le sujet et le prédicat.
CHAPITRE X
De la connaissance que nous avons de l'existence de Dieu.
§ 1. Philalèthe. Dieu avant donné à notre âme les facultés dont elle est ornée, il ne s'est point laisse sans témoignage; car les sens, l'intelligence et la raison nous fournissent des preuves manifestes de son existence.
Théophile. Dieu n'a pas seulement donné à l'âme des facultés propres à le reconnaître, mais il lui a aussi imprimé des caractères qui le marquent, quoiqu'elle ait besoin des facultés pour s'apercevoir de ces caractères. Mais je ne veux point répéter ce qui a été discuté entre nous sur les idées et les vérités innées, parmi lesquelles je compte l'idée de Dieu et la vérité de son existence. Venons plutôt au fait.
Philalèthe. Or, encore que l'existence de Dieu soit la vérité la plus aisée à prouver par la raison, et que son évidence égale, si je ne me trompe, celle des démonstrations mathématiques, elle demande pourtant de l'attention. Il n'est besoin d'abord que de faire réflexion sur nous- mêmes et sur notre propre existence indubitable. Ainsi, je suppose que chacun connaît qu'il est quelque chose qui existe actuellement, et qu'ainsi il y a un être réel. S'il y a quelqu'un qui puisse douter de sa propre existence, je déclare que ce n'est pas à lui que je parle. § 3. Nous savons encore par une connaissance de simple vue que le pur néant ne peut point produire un être réel. D'où il s'ensuit d'une évidence mathématique que quelque chose a existé de toute éternité, puisque tout ce qui a un commencement doit avoir été produit par quelque autre chose. § 4. Or, tout être qui tire son existence d'un autre, tire aussi de lui tout ce qu'il a et toutes ses facultés. Donc la source éternelle de tous les êtres est aussi le principe de toutes leurs puissances, de sorte que cet être éternel doit être aussi tout-puissant. § 5. De plus, l'homme trouve en lui-même de la connaissance. Donc il y a un être intelligent. Or il est impossible qu'une chose absolument destituée de connaissance et de perception produise un être intelligent; et il est contraire à l'idée de la matière, privée de sentiment, de s'en produire à elle-même. Donc la source des choses est intelligente, et il y a eu un être intelligent de toute éternité. § 6. Un être éternel, très puissant et très intelligent, est ce qu'on appelle Dieu. Que s'il se trouvait quelqu'un assez déraisonnable pour supposer que l'homme est le seul être qui ait de la connaissance et de la sagesse, mais que néanmoins il a été formé par le pur hasard, et que c'est ce même principe, aveugle et sans connaissance, qui conduit tout le reste de l'univers, je l'avertirai d'examiner à loisir la censure tout à fait solide et pleine d'emphase de Cicéron (De legibus, lib. 2). Certainement, dit-il, personne ne devrait être si sottement orgueilleux que de s'imaginer qu'il y a au dedans de lui un entendement et de la raison, et que cependant il n'y a aucune intelligence qui gouverne tout ce vaste univers. De ce que je viens de dire, il s'ensuit clairement que nous avons une connaissance plus certaine de Dieu que de quelque autre chose que ce soit hors de nous.
Théophile. Je vous assure, monsieur, avec une parfaite sincérité que je suis extrêmement fâché d'être obligé de dire quelque chose contre cette démonstration : mais je le fais seulement afin de vous donner occasion d'en remplir le vide. C'est principalement à l'endroit où vous concluez (§ 3) que quelque chose a existé de toute éternité. J'y trouve de l'ambiguïté si cela veut dire qu'ii n'y a jamais eu aucun temps où rien n'existât. J'en demeure d'accord, et cela suit véritablement des précédentes propositions par une conséquence toute mathématique Car si jamais il y avait eu rien, il y aurait toujours eu rien, le rien ne pouvant point produire un être; donc nous-mêmes ne serions pas, ce qui est contre le première vérité d'expérience. Mais la suite fait voir d'abord que, disant que quelque chose a existé de toute éternité, vous entendez une chose éternelle. Cependant il ne s'ensuit point, en vertu de ce que vous avez avancé jusqu'ici, que s'il y a toujours eu quelque chose, il y a toujours eu une certaine chose, c'est-à-dire qu'il y a un être éternel; car quelques adversaires diront que moi j'ai été produit par d'autres choses, et ces choses encore par d'autres. De plus, si quelques-uns admettent des êtres éternels (comme les épicuriens leurs atomes), ils ne se croiront pas être obligés pour cela d'accorder un Etre éternel qui soit seul la source de tous les autres. Car quand ils reconnaîtraient que ce qui donne l'existence donne aussi les autres qualités et puissances de la chose, ils nieront qu'une seule chose donne l'existence aux autres, et ils diront même qu'à chaque chose plusieurs autres doivent concourir. Ainsi nous n'arriverons pas par cela seul à une source de toutes les puissances. Cependant il est très raisonnable de juger qu'il y en a une, et même que l'univers est gouverné avec sagesse. Mais quand on croit la matière susceptible de sentiment, on pourra être disposé à croire qu'il n'est point impossible qu'elle le puisse produire. Au moins, il sera difficile d'en apporter une preuve qui ne fasse voir en même temps qu'elle en est incapable oui à fait; et, supposé que notre pensée vienne d'un être pensant, peut- on prendre pour accordé, sans préjudice de la démonstration, que ce doit être Dieu?
§ 7 Philalèthe. Je ne doute point que l'excellent homme dont j'ai emprunté cette démonstration, ne soit capable de la perfectionner; et je tâcherai de l'y porter, puisqu'il ne saurait guère rendre un plus grand service au public. Vous-même le souhaitez. Cela me fait croire que vous ne croyez point que pour fermer la bouche aux athées on doive faire rouler tout sur l'existence de l'idée de Dieu en nous, comme font quelques-uns qui s'attachent trop fortement à cette découverte favorite jusqu'à rejeter toutes les autres démonstrations de l'existence de Dieu, ou du moins à tâcher de les affaiblir et à défendre de les employer comme si elles étaient faibles ou fausses : quoique dans le fond ce soient des preuves qui nous font voir si clairement, et d'une manière convaincante, l'existence de ce souverain Etre, par la considération de notre propre existence et des parties sensibles de l'univers, que je ne pense pas qu'un homme sage y doive résister.
Théophile. Quoique je sois pour les idées innées, et particulièrement pour celle de Dieu, je ne crois point que les démonstrations des cartésiens, tirées de l'idée de Dieu, soient parfaites. J'ai montré amplement ailleurs (dans les Actes de Leipsic et dans les Mémoires de Trévoux) que celle que M. Descartes a empruntée d'Anselme, archevêque de Cantorbéry, est très belle et très ingénieuse à la vérité, mais qu'il y a encore un vide à remplir...."
"ESSAIS DE THÉODICÉE" (1710)
SUR LA BONTE DE DIEU, LA LIBERTE DE L'HOMME ET L'ORIGINE DU MAL.
Dans ses "Essais de Théodicée" (1710), publiés en français à Amsterdam et dirigés contre Bayle, - le terme de "Théodícée" , littéralement Justice de Dieu, a été créé par Leibniz -, il cherche à concilier la liberté humaine et la prescience divine, la Providence et l'existence du mal, et il formule cette théorie de l'optimisme qui a tant prêté à rire à un certain Voltaire, mais qui n'est que l`expression de la suprême sérénité avec laquelle il considérait le monde.
Bayle avait critiqué l`optimisme leibnizien en lui opposant l`existence du mal: sur les instances de Sophie-Charlotte, reine de Prusse, l'auteur répliqua par cet ouvrage, le plus vaste et le plus important qu`il ait publié. ll renferme une "Préface", un "Discours sur la conformité de la foi et de la raison", les "Essais", un résumé de la controverse et divers appendices.
La Préface insiste sur le concept suivant lequel l`attitude religieuse est amour au même titre qu`intelligence : admirant dans le monde l`œuvre sublime du Créateur, l'intellect se trouve porté à l'aimer, atteignant le bonheur dans une mutuelle satisfaction de la raison et du sentiment.
Le Discours préliminaire développe le thème de l`accord nécessaire entre raison et révélation, dans la mesure où la première relève du divin et partant, constitue, à l`égal de la révélation, un don de Dieu. Ainsi Leibniz persistait dans son idéal d'unification des églises chrétiennes qu`il servit également en qualité de diplomate. Mais il jeta, à son insu, les bases de ce mouvement de libre pensée qui se développa par la suite en Allemagne, parallèlement à celui que d`analogues positions de Locke avaient suscité en Angleterre.
Les "Essais", longs et polémiques, développent, entre d'innombrables digressions, deux thèmes fondamentaux : celui de la liberté humaine et celui l'économie de l`architecture divine. L`action humaine est contingente; aussi pourrait-elle, sans contradiction, être différente de ce qu'elle est : la prescience qu`en a Dieu ne la rend pas nécessaire. Mais, en ce cas, cette liberté semble loin d`être sauve; en dernière analyse, l'action dépend de l`essence de la personnalité elle-même, et celle-ci ne peut être différente de ce qu`elle est. Leibniz ouvre ainsi la voie à une conception personnaliste de l'éthique, que développera plus tard Schelling. Judas ne trahit pas sous la contrainte d`un fait, mais parce qu`il est par essence un traître, avant même de trahir.
Mais pourquoi Dieu en aurait-il alors réalisé l`essence ? Pourquoi a-t-il concrétisé la simple possibilité d`êtres mauvais? C'est ici qu`apparaît le second thème : Dieu ne pouvait créer un autre monde, un monde absolument parfait; toute possibilité de monde renferme une imperfection; dans son infinie sagesse et son infinie bonté, Dieu a choisi un monde offrant la possibilité de réaliser le maximum de perfections compatibles entre elles : c'est donc la fameuse formule, ce monde est "LE MEILLEUR DES MONDES POSSIBLES".
Face à la perfection de ce plan divin, les faits particuliers perdent en valeur et en signification ; il ne reste au croyant, saisi d`admiration, qu`à courber la tête et à aimer à la fois en Dieu le savant Architecte et le bon Législateur. C 'est par cette vision de totale félicité harmonieuse que le XVIIe siècle met un terme à ses longues et pénibles recherches sur le problème religieux, laissant aux siècles suivants le soin de développer les richesses de ces conquêtes spéculatives....
(Préface) "Les anciennes erreurs de ceux qui ont accusé la divinité, ou qui en ont fait un principe mauvais, ont été renouvelées quelquefois de nos jours : on a eu recours à la puissance irrésistible de Dieu, quand il s'agissait plutôt de faire voir sa bonté suprême; et on a employé un pouvoir despotique, lorsqu'on devait concevoir une puissance réglée par la plus parfaite sagesse. J'ai remarqué que ces sentiments, capables de faire du tort, étaient appuyés particulièrement sur des notions embarrassées, qu'on s'était formées touchant la liberté, la nécessité et le destin; et j'ai pris la plume plus d'une fois dans les occasions, pour donner des éclaircissements sur ces matières importantes. Mais enfin j'ai été obligé de ramasser mes pensées sur tous ces sujets liés ensemble, et d'en faire part au public. C'est ce que j'ai entrepris dans les essais, que je donne ici, sur la bonté de Dieu, la liberté de l'homme et l'origine du mal.
Il y a deux labyrinthes fameux, où notre raison s'égare bien souvent : l'un regarde la grande question du "libre" et du "nécessaire", surtout dans la production et dans l'origine du mal ; l'autre consiste dans la discussion de la continuité et des indivisibles, qui en paraissent les éléments, et où doit entrer la considération de l'infini. Le premier embarrasse presque tout le genre humain, l'autre n'exerce que les philosophes. J'aurai peut-être une autre fois l'occasion de m'expliquer sur le second, et de faire remarquer que faute de bien concevoir la nature de la substance et de la matière, on a fait de fausses positons, qui mènent à des difficultés insurmontables, dont le véritable usage devrait être le renversement de ces positions mêmes. Mais si la connaissance de la continuité est importante pour la spéculation, celle de la nécessité ne l'est pas moins pour la pratique ; et ce sera l'objet de ce traité, avec les points qui y sont liés, savoir la liberté de l'homme et la justice de Dieu.
Les hommes presque de tout temps ont été troublés par un sophisme, que les anciens appelaient la raison paresseuse, parce qu'il allait à ne rien faire, ou du moins à n'avoir soin de rien, et à ne suivre que le penchant des plaisirs présents. Car, disait-on, si l'avenir est nécessaire, ce qui doit arriver arrivera, quoi que je puisse faire. Or l'avenir, disait-on, est nécessaire, — soit parce que la divinité prévoit tout, et le préétablit même, en gouvernant toutes les choses de l'univers ; — soit parce que tout arrive nécessairement, par l'enchaînement des causes. — soit enfin par la nature même de la vérité, qui est déterminée dans les énonciations qu'on peut former sur les événements futurs, comme elle l'est dans toutes les autres énonciations, puisque renonciation doit toujours être vraie ou fausse en elle-même, quoique nous ne connaissions pas toujours ce qui en est. Et toutes ces raisons de détermination, qui paraissent différentes, concourent enfin comme des lignes à un même centre ; car il y a une vérité dans l'événement futur, qui est prédéterrninée par les causes, et Dieu l'a préétablie en établissant ces causes ..."
Dans la première partie, Leibniz expose d'abord d'une manière sommaire les difficultés les plus générales (1-4). Puis il en donne la solution (6 jusqu'à la fin). « Les difficultés, dit-il, sont de deux sortes : les unes naissent de la liberté de l'homme, laquelle paraît incompatible avec la nature divine ; les autres regardent la conduite de Dieu, qui semble lui faire prendre trop de part à l'existence du mal. » ...
"Après avoir réglé les droits de la foi et de la raison, d'une manière qui fait servir la raison à la foi, bien loin de lui être contraire, nous verrons comment elles exercent ces droits pour maintenir et pour accorder ensemble ce que la lumière naturelle et la lumière révélée nous apprennent de Dieu et de l'homme par rapport au mal. L'on peut distinguer les difficultés en deux classes. Les unes naissent de la liberté de l'homme. laquelle paraît incompatible avec la nature divine; et cependant la liberté est jugée nécessaire, pour que l'homme puisse être jugé coupable et punissable. Les autres regardent la conduite de Dieu, qui semble lui faire prendre trop de part à l'existence du mal, quand même l'homme serait libre et y prendrait aussi sa part. Et cette conduite parait contraire à la bonté, à la sainteté et à la justice divine; puisque Dieu concourt au mal, tant physique que moral ; et qu'il concourt à l'un et à l'autre d'une manière morale, aussi bien que d'une manière physique, et qu'il semble que ces maux se font voir dans l'ordre de la nature aussi bien que dans celui de la grâce, et dans la vie future et éternelle, aussi bien et même plus que dans cette vie passagère."
"Difficultés contre la liberté". — A la liberté s'oppose la doctrine de «la détermination ou certitude des futurs contingents. » L'avenir semble en effet déterminé à l'avance : 1) par la prescience de Dieu qui est infaillible, et conformément à laquelle tout doit arriver; 2) par sa providence ou préordination, qui a tout réglé.
"Difficultés relatives au mal". — On prétend : 1) que Dieu est la Cause physique (naturelle) du mal, puisque tout ce qu'il y a de réel dans les actions humaines, « la substance de l'acte », comme on s'exprime, vient de Dieu; 2) il en est la cause morale, puisque sachant tout et agissant librement, il a dû vouloir l'acte même avec toutes ses conséquences ; 3) enfin, quand même Dieu ne serait pas l'auteur direct du mal, il suffit qu'il le permette pour en avoir la responsabilité.
"Tournons maintenant la médaille", comme s'exprime Leibniz, et voyons la réponse à ces objections. Leibniz répond d'abord aux difficultés relatives au mal, et expose le système de l'optimisme (7-33). Il répond ensuite aux objections relatives à la liberté, et expose son système du déterminisme (34-75).
"7. Dieu est la première raison des choses ; car celles qui sont bornées, comme tout ce que nous voyons et expérimentons, sont contingentes et n'ont rien en elles qui rende leur existence nécessaire ; étant manifeste que le temps, l'espace et la matière, unies et uniformes en elles- mêmes, et indifférentes à tout, pouvaient recevoir de tout autres mouvements et figures, et dans un autre ordre. Il faut donc chercher la raison de l'existence du monde, qui est l'assemblage entier des choses contingentes : et il faut la chercher dans la substance qui porte la raison de son existence avec elle, et laquelle par conséquent est nécessaire et éternelle. Il faut aussi que cette cause soit intelligente; car ce monde qui existe étant contingent, et une infinité d'autres mondes étant également possibles et également prétendants à l'existence, pour ainsi dire, aussi bien que lui, il faut que la cause du monde ait eu égard ou relation à tous ces mondes possibles, pour en déterminer un. Et cet égard ou rapport d'une substance existante à de simples possibilités, ne peut être autre chose que l'entendement qui en a les idées; et en déterminer une, ne peut être autre chose que l'acte de la volonté qui choisit. Et c'est la puissance de cette substance, qui en rend la volonté efficace. La puissance va à l'être, la sagesse ou l'entendement au vrai, et la volonté au bien. Et cette cause intelligente doit être infinie de toutes les manières, et absolument parfaite en puissance, en sagesse, en bonté, puisqu'elle va à tout ce qui est possible. Et comme tout est lié, il n'y a pas lieu d'en admettre plus d'une. Son entendement est la source des essences, et sa volonté est l'origine des existences. Voilà en peu de mots la preuve d'un Dieu unique avec ses perfections, et par lui l'origine des choses.
8. Or, cette suprême sagesse, jointe à une bonté qui n'est pas moins infinie qu'elle, n'a pu manquer de choisir le meilleur. Car comme un moindre mal est une espèce de bien, de même un moindre bien est une espèce de mal, s'il fait obstacle à un bien plus grand : et il y aurait quelque chose à corriger dans les actions de Dieu, s'il y avait moyen de mieux faire. Et comme dans les mathématiques, quand il n'y a point de maximum ni de minimum, rien enfin de distingué, tout se fait également; ou quand cela ne se peut, il ne se fait rien du tout : on peut dire de même en matière de parfaite sagesse, qui n'est pas moins réglée que les mathématiques, que s'il n'y avait pas le meilleur [optimum) parmi tous les mondes possibles, Dieu n'en aurait produit aucun.
J'appelle monde toute la suite et toute la collection de toutes les choses existantes, afin qu'on ne dise point que plusieurs mondes pouvaient exister en différents temps et en différents lieux. Car il faudrait les compter tous ensemble pour un monde, ou si vous voulez pour un univers. Et quand on remplirait tous les temps et tous les lieux, il demeure toujours vrai qu'on les aurait pu remplir d'une infinité de manières, et qu'il y a une infinité de mondes possibles, dont il faut que Dieu ait choisi le meilleur, puisqu'il ne fait rien sans agir suivant la suprême raison.
9. Quelque adversaire ne pouvant répondre à cet argument, répondra peut-être à la conclusion par un argument contraire, en disant que le monde aurait pu être sans le péché et sans les souffrances; mais je nie qu'alors il aurait été meilleur. Car il faut savoir que tout est lié dans chacun des mondes possibles : l'univers, quel qu'il puisse être, est tout d'une pièce, comme un Océan; le moindre mouvement y étend son effet à quelque distance que ce soit, quoique cet effet devienne moins sensible à proportion de la distance; de sorte que Dieu y a tout régie par avance une lois pour toutes, ayant prévu les prières, les bonnes et les mauvaises actions, et tout le reste; et chaque chose a contribué idéalement avant son existence à la résolution qui a été prise sur l'existence de toutes les choses. De sorte que rien ne peut être changé dans l'univers (non plus que dans un nombre) sauf son essence, ou si vous voulez, sauf son individualité numérique. Ainsi, si le moindre mal qui arrive dans le monde y manquait, ce ne serait plus ce monde qui, tout compté, tout rabattu, a été trouvé le meilleur par le créateur qui l'a choisi.
10. Il est vrai qu'on peut s'imaginer des mondes possibles, sans péché et sans malheur, et on en pourrait faire comme des romans, des utopies, des sévarambes; mais ces mêmes mondes seraient d'ailleurs fort inférieurs en bien au nôtre. Je ne saurais vous le faire voir en détail : car puis-je connaître, et puis-je vous représenter des infinis, et les comparer ensemble? Mais vous le devez juger avec moi "ab effectu", puisque Dieu a choisi ce monde tel qu'il est. Nous savons d'ailleurs que souvent un mal cause un bien, auquel on ne serait point arrivé sans ce mal. Souvent même deux maux ont fait un grand bien ..."
Théorie de l'optimisme. — « Dieu est la première raison des choses. » Il doit être absolument parfait « en puissance, en sagesse et en bonté . » Cette suprême sagesse, jointe à une bonté infinie « n'a pu manquer de choisir le meilleur. » Car, « s'il n'y avait pas le meilleur (optimum), parmi tous les mondes possibles, Dieu n'en aurait choisi aucun.... puisqu'il ne fait rien sans agir suivant la suprême raison.»
Tel est le système de l'optimisme. Il repose sur le célèbre principe de Leibniz : le principe de la raison suffisante. Dieu ne peut agir sans avoir une raison; et cette raison, puisqu'il est la perfection même, ne peut être que le choix du meilleur ; car « s'il avait choisi un moindre bien, il y aurait quelque chose à corriger dans son œuvre. »
L'optimisme est ainsi établi par Leibniz a, priori, et se tire de l'idée même de la perfection divine. Il ne peut donc pas être combattu par l'expérience. On objecte le mal, le péché, la douleur. Mais si on les supprimait, c'est alors que le monde ne serait plus le meilleur possible: car « tout est lié ». La conception d'un monde sans souffrance et sans mal, est un «roman, une utopie». Souvent un mal cause un bien, et « deux maux font un grand bien, comme deux liqueurs font un corps sec ». — On dit que le mal l'emporte sur le bien : c'est une erreur : « C'est le défaut d'attention qui diminue nos biens». — Quant à la prospérité du méchant dans le monde actuel, « le remède est tout prêt dans l'autre vie».
Leibniz passe ensuite aux difficultés plus spéculatives sur l'origine du mal. La cause primitive en est suivant lui dans les limites essentielles de la créature, c'est-à-dire « dans sa nature idéale, en tant que cette nature est renfermée dans les vérités éternelles qui sont dans l'entendement divin. » C'est dans ce sens qu'on peut dire avec Platon que l'origine du mal est « dans la matière, » pourvu que ce terme soit entendu des conditions inhérentes aux créatures, en tant qu'elles sont représentées d'avance dans l'entendement de Dieu. Le mal n'étant qu'une privation, n'a donc pas de cause efficiente mais seulement une cause déficiente.
Il y a trois espèces de mal : le mal métaphysique, qui consiste dans la simple imperfection ; le mal physique, dans la souffrance; le mal moral, dans le péché. Mais enfin, comment Dieu permet-il le mal? On peut distinguer en Dieu deux volontés, une volonté antécédente « qui regarde chaque bien à part, » et en vertu de laquelle, « Dieu tend à tout bien en tant que bien; » une volonté conséquente ou finale, qui comparant les biens entre eux, ne peut les vouloir qu'en tant qu'ils sont compatibles entre eux, et que, réunis, ils produisent le plus grand bien possible. Or le mal est précisément une des conditions de ce plus grand bien. En conséquence, « Dieu veut antécédemment le bien, et conséquemment le meilleur. »
Il faut distinguer ici le mal physique et le mal moral. — Dieu ne peut jamais vouloir, absolument parlant, ni l'un ni l'autre. Mais, pour ce qui est du mal physique, il peut le vouloir au moins relativement, « comme moyen, » tandis que pour le mal moral, ou le péché, il ne peut le vouloir ni absolument ni relativement ...
"LA MONADOLOGIE" (1714)
Dans la" Monadologie" (le manuscrit initial n'avait pas de titre), écrit en français en 1714, Leibniz résumait son système philosophique à l`intention du prince Eugène de Savoie. C'est aussi celui de ses ouvrages qui est resté le plus en accord avec la science moderne, Leibniz se séparant du dualisme de Descartes, qui avait fait deux parts de la création, l`une pour la pensée ou le monde des esprits, l'autre pour l`étendue ou le monde des corps. A la place de la substance pensante ou étendue, Leibniz met la "monade", ou la force primitive, simple et immatérielle, par conséquent indestructible, et qui, par ses diverses combinaisons, produit à la fois le monde des corps et le monde des esprits. Ici encore, c'est un besoin de conciliation, un besoin d'unité et d'harmonie qui guide Leibniz.
1. La Monade, dont nous parlerons ici, n’est autre chose qu’une substance simple, qui entre dans les composés ; simple, c’est-à-dire sans parties.
2. Et il faut qu’il y ait des substances simples, puisqu’il y a des composés ; car le composé n’est autre chose qu’un amas ou aggregatum des simples.
3. Or là, où il n’y a point de parties, il n’y a ni étendue, ni figure, ni divisibilité possible. Et ces Monades sont les véritables Atomes de la Nature et en un mot les éléments des choses.
4. Il n’y a aussi point de dissolution à craindre, et il n’y a aucune manière concevable par laquelle une substance simple puisse périr naturellement.
5. Par la même raison il n’y a en aucune par laquelle une substance simple puisse commencer naturellement, puisqu’elle ne saurait être formée par composition.
6. Ainsi on peut dire, que les Monades ne sauraient commencer, ni finir, que tout d’un coup, c’est-à-dire, elles ne sauraient commencer que par création et finir que par annihilation ; au lieu, que ce qui est composé, commence ou finit par parties.
7. Il n’y a pas moyen aussi d’expliquer, comment une Monade puisse être altérée ou changée dans son intérieur par quelque autre créature ; puisqu’on n’y saurait rien transposer, ni concevoir en elle aucun mouvement interne, qui puisse être excité, dirigé, augmenté ou diminué là dedans ; comme cela se peut dans les composés, où il y a des changements entre les parties. Les Monades n’ont point de fenêtres, par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir. Les accidents ne sauraient se détacher, ni se promener hors des substances, comme faisaient autrefois les espèces sensibles des Scolastiques. Ainsi ni substance, ni accident peut entrer de dehors dans une Monade.
8. Cependant il faut que les Monades aient quelques qualités, autrement ce ne seraient pas même des êtres. Et si les substances simples ne différaient point par leurs qualités ; il n’y aurait pas moyen de s’apercevoir d’aucun changement dans les choses ; puisque ce qui est dans le composé ne peut venir que des ingrédients simples ; et les Monades étant sans qualités, seraient indistinguables l’une de l’autre, puisque aussi bien elles ne diffèrent point en quantité : et par conséquent le plein étant supposé, chaque lieu ne recevrait toujours, dans le mouvement, que l’équivalent de ce qu’il avait eu, et un état des choses serait indiscernable de l’autre.
9. Il faut même, que chaque Monade soit différente de chaque autre. Car il n’y a jamais dans la nature deux êtres, qui soient parfaitement l’un comme l’autre et où il ne soit possible de trouver une différence interne, ou fondée sur une dénomination intrinsèque.
10. Je prends aussi pour accordé que tout être créé est sujet au changement, et par conséquent la Monade créée aussi, et même que ce changement est continuel dans chacune.
11. Il s’ensuit de ce que nous venons de dire, que les changements naturels des Monades viennent d’un principe interne, puisqu’une cause externe ne saurait influer dans son intérieur.
12. Mais il faut aussi qu’outre le principe du changement il y ait un détail de ce qui change, qui fasse pour ainsi dire la spécification et la variété des substances simples.
(...)
Le point de départ de la métaphysique de Leibniz, nous l'avons vu, tient tout entier dans le concept de "monade" : il s`agit d`une substance simple. autrement dit indivisible; non pas d'un atome physique. mais d`un centre d`énergie doté de capacités de perception et d'appétition. Ainsi conçue, la monade ne naît, ni ne meurt, ne pouvant être le résultat d`une composition et donc ne pouvant être détruite par décomposition. Cependant, elle ne pourrait être principe de changement et de devenir, si elle n`était conçue comme changeante en soi, de telle sorte que ses changements qualitatifs constituent également le principe d`individualisation de la monade elle-même. Cette transformation partielle et continue est la "perception"; l`ensemble du devenir cosmique est contenu dans la conscience perceptive des monades.
Semblable conscience peut être plus ou moins claire et précise : selon leur degré de clarté et de précision, les monades s`ordonnent hiérarchiquement et se rangent en trois groupes : "entéléchies", ou "monades premières", objets inorganiques dotées de perceptions obscures et confuses; "âmes", dotées de perceptions plus claires et de mémoire, laquelle permet cet embryon de raisonnement qu`est l`association d`idées; enfin "esprits", dotés d'aperception, autrement dit conscients des lois de leur transformation. Mais, chaque monade étant quantitativement l`ensemble de l`univers, la conscience de ses lois propres est également conscience des lois de l`univers, et partant, raison scientifique.
Les raisonnements dont les esprits sont capables relèvent de deux principes : celui de contradiction et celui de raison suffisante. Les vérités subordonnées à ces deux principes sont les "vérités de raison". Les "vérités contingentes" ou "de fait" sont celles auxquelles il est impossible d'appliquer le principe de contradiction. Or les vérités de raison concernant la pure possibilité, il faudra un Etre réel qui, en les pensant, les rende réelles; quant aux vérités contingentes, elles trouvent leur nécessité dans un esprit infini et nécessaire : c`est Dieu, "Monade des Monades", infinie, aux perceptions absolument claires et précises.
lci se présente une difficulté : Leibniz adopte cette conception qui sera à la base du naturalisme du XVIIIe siècle, - celui d'un Laplace, par exemple -, selon laquelle chaque événement de l'univers est déterminé et relié à tous les autres; mais, d`autre part, les monades. étant simples, ne peuvent se transformer qu`intérieurement et ne peuvent recevoir leurs impressions du dehors: chaque monade est donc un univers en soi, fermé sur lui-même ...
Comment pouvons-nous donc avoir un seul univers au lieu d`une infinité? Comment chaque monade peut-elle connaître, fût-ce à sa façon, la totalité du cosmos?
Leibniz semble résoudre le problème en postulant une "HARMONIE PREETABLIE" ; Dieu a créé les monades selon un plan, afin que chacune, sans sortir d`elle-même, répète en soi les événements de toutes les autres. Le monde est donc issu d`un calcul divin et, puisqu'il est la perfection même, Dieu fait en sorte que se réalise le maximum de bien possible, d'où un monde qui est le meilleur des mondes possibles. L'harmonie préétablie permettait d`expliquer les rapports entre âme et corps dont s`était tant préoccupée la pensée cartésienne au XVIIIe siècle.
Une monade est dite active à l`égard d`une autre quand elle se représente un de ses phénomènes avec plus de clarté et de précision. Le corps est un agrégat de monades douées de moindre conscience que l`esprit : c`est pourquoi ce dernier est en général plus actif par rapport au corps, mais aussi plus passif en certains cas. Dieu est toujours et essentiellement actif : en lui réside véritablement la raison suffisante de ce qui se produit. De la sorte, Leibniz, malgré tous ses efforts, retrouvait le déterminisme de Spinoza, auquel il tentait vainement de se soustraire. Son éthique peut en substance être aussi ramenée à la formule de Spinoza "umor Dei intellectualis" : l`esprit peut comprendre Dieu en se libérant de toute passivité et l'aimer en tant que souverainement bon et savant, architecte et législateur.
La pensée de Leibniz si riche d`aspects variés, de points de vue et de problèmes, est enserrée ici dans un cadre trop systématique qui lui enlève de sa souplesse : aussi le romantisme allemand, qui développa cependant de façon originale les thèmes principaux de la pensée du philosophe, devait-il méconnaître les réels mérites de ce grand prédécesseur....
Le dynamisme - Se séparant du mécanisme cartésien, Leibniz voit partout dans la nature des principes d'ordre spirituel ..
"Par où l`on voit qu`il y a un monde de créatures, de vivants, d`animaux, d'entéléchies, d'âmes dans la moindre partie de la matière.
Chaque portion de la matière peut être conçue comme un jardin plein de plantes, et comme un Etang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l`animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin, ou un tel étang.
Et quoique la terre et l'air interceptés entre les plantes du jardin, ou l`eau interceptée entre les poissons de l`étang. ne soit ni plante, ni poisson; ils en contiennent pourtant encore, mais le plus souvent d`une subtilité à nous imperceptible. Ainsi il n'y a rien d'inculte, de stérile, de mort dans l`univers, point de chaos, point de confusion qui en apparence, à peu près comme il en paraîtrait dans un étang à une distance dans laquelle on verrait un mouvement confus et grouillement, pour ainsi dire, de poissons de l'étang, sans discerner les poissons mêmes. (Monadologie. §§ 65-69)
Le monadisme - Faisant la critique de la notion cartésienne d'étendue, Leibniz en arrive à dire que toute substance est spirituelle (ídéalisme) ...
"Je crois qu'un carreau de marbre n'est peut-être que comme un tas de pierres, et ainsi ne saurait passer pour une seule substance, mais peut un assemblage de plusieurs. Car supposons qu`il y ait deux pierres, par exemple le diamant du Grand Duc et celui du Grand Mogol; on pourra mettre un même nom collectif en ligne de compte pour tous deux, et on pourra dire que c'est une paire de diamants quoiqu'ils se trouvent bien éloignés l`un de l'autre; mais on ne dira pas que ces deux diamants composent une substance. Or, le plus et le moins ne fait rien ici. Qu'on les approche donc davantage l'un de l'autre et qu'on les fasse toucher même, ils n'en seront pas plus substantiellement unis; et quand après l'attouchement on y joindrait quelque autre corps propre à empêcher leur séparation, par exemple si en les enchâssait dans un seul anneau, tout cela n'en fera que ce qu'on appelle un uni "per accídens". Car c'est comme par accident qu'ils sont obligés à un même mouvement. Je tiens donc qu'un carreau de marbre n'est pas une seule substance accomplie non plus que le serait l'eau d'un étang avec tous les poissons y compris, quand même toute l`eau avec tous ces poissons se trouverait glacée; ou bien un troupeau de moutons, quand même ces moutons seraient tellement liés qu`ils ne pussent marcher que d`un pas égal et que l'un ne pût être touché sans que tous les autres criassent. Il y a autant de différence entre une substance et entre un tel être qu`il y en a entre un homme et une communauté, comme peuple, armée, société ou collège, qui sont des êtres moraux où il y a quelque chose d'imaginaire et de dépendant de la fiction de notre esprit. L'unité substantielle demande un être accompli indivisible et naturellement indestructible, ce qu'on ne saurait trouver ni dans la figure ni dans le mouvement mais bien dans une âme ou forme substantielle ..."
(Lettres)
Le moi est ainsi une monade qui exprime un point de vue particulier sur l'univers, ensemble de monades ...
57. Et, comme une même ville regardée de différents côtés parait toute autre, et est comme multipliée perspectivement, il arrive de même que, par la multitude infinie des substances simples, il a comme autant de différents univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d'un seul selon les différents points de vue de chaque Monade.
62. Ainsi quoique chaque monade créée représente tout l’univers, elle représente plus distinctement le corps qui lui est affecté particulièrement et dont elle fait l’entéléchie : et comme ce corps exprime tout l’univers par la connexion de toute la matière dans le plein, l’âme représente aussi tout l’univers en représentant ce corps, qui lui appartient d’une manière particulière.
63. Le corps appartenant à une Monade, qui en est l’entéléchie ou l’Âme, constitue avec l’entéléchie ce qu’on peut appeler un vivant, et avec l’âme ce qu’on appelle un animal. Or ce corps d’un vivant ou d’un animal est toujours organique ; car toute Monade étant un miroir de l’univers à sa mode, et l’univers étant réglé dans un ordre parfait, il faut qu’il y ait aussi un ordre dans le représentant, c’est-à-dire dans les perceptions de l’âme, et par conséquent dans le corps, suivant lequel l’univers y est représenté.
(...)
28. Les hommes agissent comme les bêtes, en tant que les consécutions de leurs perceptions ne se font que par le principe de la mémoire ; ressemblant aux médecins empiriques, qui ont une simple pratique sans théorie ; et nous ne sommes qu’empiriques dans les trois quarts de nos actions. Par exemple, quand on s’attend qu’il y aura jour demain, on agit en empirique, parce que cela s’est toujours fait ainsi, jusqu’ici. Il n’y a que l’astronome qui le juge par raison.
29. Mais la connaissance des vérités nécessaires et éternelles est ce qui nous distingue des simples animaux et nous fait avoir la Raison et les sciences ; en nous élevant à la connaissance de nous-mêmes et de Dieu. Et c’est ce qu’on appelle en nous Âme raisonnable, ou Esprit.
30. C’est aussi par la connaissance des vérités nécessaires et par leurs abstractions que nous sommes élevés aux actes réflexifs, qui nous font penser à ce qui s’appelle moi et à considérer que ceci ou cela est en nous : et c’est ainsi qu’en pensant à nous, nous pensons à l’Être, à la Substance, au simple et au composé, à l’immatériel et à Dieu même ; en concevant que ce qui est borné en nous, est en lui sans bornes. Et ces actes réflexifs fournissent les objets principaux de nos raisonnements.
31. Nos raisonnements sont fondés sur deux grands principes, celui de la contradiction en vertu duquel nous jugeons faux ce qui en enveloppe, et vrai ce qui est opposé ou contradictoire au faux.
32. Et celui de la raison suffisante, en vertu duquel nous considérons qu’aucun fait ne saurait se trouver vrai, ou existant, aucune énonciation véritable, sans qu’il y ait une raison suffisante pourquoi il en soit ainsi et non pas autrement. Quoique ces raisons le plus souvent ne puissent point nous être connues.
Le grand principe sur lequel repose la philosophie de Leibníz sont comme du principe de l'analogie etle principe de la raison suffisante. La raison n'agit pas seulement en nous, mais partout autour de nous...
Principe de l'analogie - Ce n'est pas seulement parce que nous ne connaissons pas d'autre être que le nôtre que l'analogie s'impose à nous dans l'explication de la réalité universelle. Il ne doit y avoir que des substances semblables au moi, parce que toute autre forme de l'être est inférieure en dignité à l'esprit. Un monde d'esprits ou d'analogues de l'esprit est celui où se rencontre le plus d'harmonie et de beauté, celui où la plus grande diversité se concilie avec la plus grande simplicité. Or, il n'y a jamais de raison suffisante pour que le meilleur ne soit pas en toutes choses préféré par le Créateur. "Je crois, dit Leibniz, qu'il n'est conforme ni à l'ordre ni à la beauté ni à la raison des choses, que ce principe vital, ou qui agit immanément, ne soit que dans une petite partie de la matière, lorsqu'une plus grande perfection demande qu'il soit dans le tout; et que rien n'empêche que des âmes, ou du moins des formes analogues aux âmes ne soient partout, bien que les âmes dominantes et par cela même intelligentes comme les âmes humaines, ne puissent pas être en tout lieu" (Leibniz, De la nature en elle-même).
Le PRINCIPE DE LA RAISON SUFFISANTE, dont Leibniz tire de si importantes conséquences, n'exprime autre chose que la foi de la raison en elle-même, et la persuasion, indémontrable sans doute, mais qui est la source même de toute démonstration, que la raison n'agit pas seulement en nous, mais partout autour de nous. La nature entière n'est pas moins soumise à son empire que le petit monde de notre propre pensée; et les exigences qu'elle impose au logicien, au savant, à l'artiste, à l'homme de bien et au philosophe, dans la pensée et dans l'action, sont aussi les lois auxquelles l'univers tout entier est assujetti. Si l'intelligence humaine est trop étroite d'ordinaire pour embrasser toutes ces lois d'une vue d'ensemble, et sa volonté trop faible pour satisfaire à toutes à la fois, c'est la tâche généreuse et l'ambition légitime de l'âme philosophique de n'oublier dans l'explication et le gouvernement des choses aucune des exigences de la raison totale.
Ce principe, toutes les philosophies s'en sont inspirées; et dans une mesure d'autant plus large qu'elles ont voulu pénétrer plus avant dans le mystère de la nature.
Descartes, en faisant des idées claires, c'est- à-dire des idées à priori de la raison, le principe de toute certitude, et en réduisant la physique à n'être qu'une mathématique universelle, n'affirme-t-il pas que la nature se comporte comme la raison le demande? Sans doute, il s'arrête à une forme inférieure de la raison, la raison mathématique. L'œuvre de Leibniz est de montrer que la raison mathématique, avec le principe de contradiction auquel elle obéit, n'est pas toute la raison ; et que le besoin du beau et du bien n'est pas une loi moins essentielle de la raison que le besoin de l'unité logique et de l'ordre mathématique. Kant sera en cela bien plus près de Leibniz que de Descartes en faisant de la raison pratique la forme suprême de la raison, c'est-à-dire qu'il ne voit d'autre raison suffisante d'affirmer la certitude absolue des catégories ou des principes du mécanisme physique, et de croire à la vérité relative des règles du jugement ou des lois de la vie et de l'art, que la subordination de la raison scientifique et de la raison esthétique aux exigences supérieures et imprescriptibles de la raison pratique.
Le principe de contradiction n'exige pas moins impérieusement que les deux précédents qu'il y ait partout des analogues de l'esprit. Le corps ou l'étendue réelle doit avoir ses unités, sous peine d'aller se confondre avec l'étendue purement idéale: ce qui serait une première contradiction; sous peine encore d'être un composé sans parties : ce qui serait une seconde et plus grossière contradiction. Comment d'ailleurs identifier le corps et l'étendue, ainsi que le font maladroitement les cartésiens, sans se voir obligé de soutenir que les lieux changent avec les corps qui les occupent; sans introduire la plus intolérable confusion dans la notion de l'espace, lequel n'offre un sens à la raison qu'autant qu'il est conçu comme un tout dont les parties sont invariables? Ce n'est pas assez dire : que devient l'idée du mouvement.
36. Mais la raison suffisante se doit trouver aussi dans les vérités contingentes ou de fait, c’est-à-dire, dans la suite des choses répandues par l’univers des créatures ; où la résolution en raisons particulières pourrait aller à un détail sans bornes, à cause de la variété immense des choses de la Nature et de la division des corps à l’infini. Il y a une infinité de figures et de mouvements présents et passés qui entrent dans la cause efficiente de mon écriture présente ; et il y a une infinité de petites inclinations et dispositions de mon âme, présentes et passées, qui entrent dans la cause finale.
37. Et comme tout ce détail n’enveloppe que d’autres contingents antérieurs ou plus détaillés, dont chacun a encore besoin d’une analyse semblable pour en rendre raison, on n’en est pas plus avancé : et il faut que la raison suffisante ou dernière soit hors de la suite ou séries de ce détail des contingences, quelque infini qu’il pourrait être.
38. Et c’est ainsi que la dernière raison des choses doit être dans une substance nécessaire, dans laquelle le détail des changements ne soit qu’éminemment, comme dans la source : et c’est ce que nous appelons Dieu.
39. Or cette substance étant une raison suffisante de tout ce détail, lequel aussi est lié par tout ; il n’y a qu’un Dieu, et ce Dieu suffit.
C'est en vertu de ce principe qu'il faut admettre que Dieu est la source de toute existence ...
43. Il est vrai aussi qu’en Dieu est non seulement la source des existences, mais encore celles des essences, en tant que réelles, ou de ce qu’il y a de réel dans la possibilité. C’est parce que l’entendement de Dieu est la région des vérités éternelles, ou des idées dont elles dépendent, et que sans lui il n’y aurait rien de réel dans les possibilités, et non seulement rien d’existant, mais encore rien de possible.
De là résulte que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ..
53. Or, comme il y a une infinité d’univers possibles dans les Idées de Dieu et qu’il n’en peut exister qu’un seul, il faut qu’il y ait une raison suffisante du choix de Dieu, qui le détermine à l’un plutôt qu’à l’autre.
54. Et cette raison ne peut se trouver que dans la convenance, ou dans les degrés de perfection, que ces mondes contiennent ; chaque possible ayant droit de prétendre à l’existence à mesure de la perfection qu’il enveloppe.
55. Et c’est ce qui est la cause de l’existence du meilleur, que la sagesse fait connaître à Dieu, que sa bonté le fait choisir, et que sa puissance le fait produire.
56. Or cette liaison ou cet accommodement de toutes les choses créées à chacune et de chacune à toutes les autres, fait que chaque substance simple a des rapports qui expriment toutes les autres, et qu’elle est par conséquent un miroir vivant perpétuel de l’univers.
Puis vint Christian Wolff ...
Ce fut Christian Wolff (1679-1754) qui se chargea de systématiser la philosophie de Leibniz, tout en la ramenant un peu en arrière et en lui imprimant une légère déviation vers le cartésianisme. ll lui ôta ce qu`elle avait de spontané et presque de poétique; il lui coupa les ailes et l`emprisonna dans une formule. Il supprima la monade, qui était pour lui un être trop peu précis, et il revint à la substance étendue et à la substance pensante. Par certaines de ses idées sur la morale indépendante, sur la révélation et sur le miracle, il se rapprochait de Bayle. De ces éléments divers, où pourtant le Leibnizianisme dominait, il compose. un système, dont toutes les parties, comme il le dit lui-même, "étaient emboîtées l'une dans l'autre comme les membres du corps humain" (Ausfürhliche Nachrichten von meinem Schriftten, 1733). C`était la science des sciences, formée d'une ontologie, d'une psychologie, d'une cosmologie et d`une théologie rationnelles, qui s'enseigna désormais dans toutes les écoles allemandes.
Ce qui acheva le triomphe de Wolff, ce fut la haine du parti orthodoxe, qui le fit bannir de sa chaire à l'université de Halle. Frédéric-Guillaume Ier, le roi sergent, que l'on avait persuadé que, si certains de ses grenadiers s'enfuyaient, ils trouveraient une excuse dans la philosophie de Wolff, lui intima, en 1723, l'ordre de quitter la ville dans les quarante-huit heures, sous peine d'être pendu. Frédéric Il, qui avait étudié ses ouvrages avec Voltaire dans une traduction française, le rappela, l`année même de son avènement, en 1740 ("Ich bitte Ihn, sich um den Wolff Mühe zu geben. Ein Mensch, der die Wahrheit suchet, und sie liebet, muss unter aller menschlichen Gesellschaft werth gehalten werden, und glaube ich. dass Er eine Conquete im Lande der Wahrheit gemacht hat, wenn Er den Wolff hieher persuadiret"). Et il enseigna jusqu`à sa mort, en 1754...
Wolff, sans être un esprit original, rendit bien des services à la littérature, et l'on peut ajouter, en se se fondant sur le témoignage de Kant, à la philosophie même. Il eut d'abord le grand mérite d'écrire en allemand et créa pour tout dire la langue philosophique de l'Allemagne : bien des expressions qu'on attribue à Kant remontent jusqu'à lui. Son style manque de mouvement, comme sa pensée, mais il est ferme, clair et précis. Quant à sa valeur comme métaphysicien, personne ne l'a mieux reconnue que Kant lui-même, qui mit fin à son autorité : « Dans la construction d'un futur système de métaphysique, dit-il, il faudra suivre la méthode sévère de l'illustre Wolff, le plus grand de tous les philosophes dogmatiques. Wolff montra, le premier, par son exemple (et il créa par là cet esprit de profondeur qui n'est pas encore éteint en Allemagne), comment on peut, par la constatation sévère des principes, par la claire détermination des idées générales, par la rigueur éprouvée des démonstrations, par la liaison étroite des prémisses et des conséquences, faire marcher la science dans une voie sûre. Plus que tout autre, il aurait été capable de fonder une vraie science métaphysique, si l'idée lui était venue de préparer d'abord le terrain par la critique de l'instrument, c'est-à-dire par la critique de la raison pure. S`il ne l'a pas fait, la faute en est au dogmatisme de son temps, et, sous ce rapport, les philosophes ses contemporains n'avaient rien à reprocher à leurs prédécesseurs" (Kant, Critique de la Raison pire, préface 2e édition).
Du moment que l'on s'était trompé sur la valeur de l'instrument, c'est-à-dire sur la portée de l'esprit humain, tous les résultats acquis étaient problématiques, et l'édifice de la science était à reconstruire. Il fallait donc, après avoir fait table rase, se remettre à observer; il fallait revenir à la nature. Kant se rencontrait, dans cette dernière conclusion de sa critique, avec les écrivains de la période Sturm-und-Drang....