Die Klassik - Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) - "Faust" (1790-1808) - "Die Wahlverwandschaften" (1809) - ...

Last update 10/10/2021

"Qui nomme Goethe, dit Faust" - Dès 1808, le monde s'empare d'une oeuvre et d'un personnage devenus depuis mythe littéraire planétaire, la démultiplication de l'oeuvre se fait très tôt, les peintres s'en emparent, Julius Schnorr, Eugène Delacroix, Moritz Retzsch, Ary Scheffer, Friedrich August von Kaulbach, Henry Leys, puis les compositeurs, Robert Schumann, Louis Spohr, Berlioz, Liszt, Rubinstein, Gounod, Arrigo Boïto, peut-être Beethoven, à écouter Richard Wagner, les poètes Byron et son Manfred, Shelley et toute une pléiade de lyriques russes et polonais. Le drame de Goethe sera peut-être encore plus prolifique que "Hamlet" ou "Don Juan" , tous les trois ont forgé notre mythologie planétaire ... Et dès 1818-1824 débutent en Allemagne les études critiques des Schubarth, Gôschel, Daub, Hinrichs, en France Mme de Staël, en Angleterre Carlyle. Mais pour certains, Faust n'est ni un poème, ni un roman, ni un drame, c'est une autobiographie en action, celle de Goethe, et Faust traversera toutes les œuvres du poète, les imprégnant, pour ainsi dire, de son invisible présence..

(Heinrich Christoph Kolbe (1771-1836), Portrait of Johann Wolfgang Goethe (1822, 1826)..

Le 17 mars 1832, cinq jours avent sa mort, Goethe écrit la lettre suivante à Guillaume de Humboldt, le prince de la critique allemande en ce temps là, un philologue, un savant, un poète, l'homme par qui Schiller et Goethe sont allés jusqu'au bout de leur style: « Les anciens, écrit-il, prétendaient que les animaux sont instruits par leurs organes ; j'estime, moi, que le précepte s'applique également aux hommes, lesquels ont en outre cette supériorité de pouvoir à leur tour instruire leurs organes. Toute faculté d'agir et, par conséquent, tout talent implique une force instinctive agissant dans l'inconscience et dans l'ignorance des règles dont le principe est pourtant en elle. Plus tôt un homme s'instruit, plus tôt il apprend qu'il y a un métier, un art qui va lui fournir les moyens d'atteindre au développement régulier de ses facultés naturelles et plus cet homme est heureux. Ce qui lui vient du dehors, ce qu'il acquiert, ne saurait jamais nuire en quoi que ce soit à son individualité originelle. Le génie par excellence est celui qui s'assimile tout, qui sait tout s'approprier sans préjudice pour son caractère inné. Ici se présentent les divers rapports entre la conscience et l'inconscience. Les organes de l'homme, par un travail d'exercice, d'apprentissage, de réflexion persistante et continue, par les résultats obtenus, - heureux ou malheureux, - les mouvements rétroactifs d'appel et de résistance, nos organes amalgament, combinent inconsciemment ce qui est instinct et ce qui est acquis, et de cet amalgame, de cette combinaison, de cette chimie, à la fois inconsciente et consciente, il résulte finalement un ensemble harmonique dont le monde s'émerveille. Voici tantôt plus de soixante ans que la conception de FAUST m'est venue en pleine jeunesse, parfaitement nette, distincte, toutes les scènes se déroulant devant mes yeux dans leur ordre de succession ; le plan depuis ce jour ne m'a plus quitté et, vivant avec cette idée, je la reprenais en détail et j'en composais tour à tour les morceaux qui dans le moment m'intéressaient davantage, de telle sorte que quand cet intérêt m'a fait défaut, il en est résulté des lacunes comme dans la seconde partie. La difficulté était là d'obtenir par force de volonté ce qui ne s'obtient à vrai dire que par acte spontané de la nature. Mais ce serait bien tel dommage, si toute une longue existence d'activité et de réflexion ne devait point aider au succès d'une pareille opération. Pour moi. je n'éprouve aucune crainte à ce sujet, et c'est avec une entière confiance que j'aborde la postérité, comptant bien que ceux qui me liront alors ne sauront pas faire de distinction entre l'ancien et le nouveau, entre ce qui fut l'inspiration, l'élément des premiers jours et ce qui fut le produit du travail et de la volonté. »

Ainsi, Faust fut en effet dans l'œuvre de Gœthe comme dans sa vie, le fait capital, et ce poème, sujet et terme d'une des plus grandes vocations intellectuelles qu'il y ait eu, doit être envisagé globalement, l'auteur condamnant d'avance toute espèce de critique par fractionnement et classification chronologique... 

 

1772 -1832, Goethe avait vingt-trois ans et venait de recevoir le doctorat lorsque la conception de Faust lui apparut à Strasbourg et qu'il en mesura toute l'architecture. On connaît la célèbre phrase de madame de Staël à propos de Faust, «Il fait réfléchir sur tout et sur quelque chose de plus que tout»... Goethe déversa en effet dans ce poème tout ce qui s`était accumulé en lui et avait germé dans son esprit au cours de sa longue existence. On connaît les grands thèmes autour desquels l'œuvre se coordonne : le problème de l`homme en soi et de ses rapports avec Dieu, le problème du rôle de l'homme dans la nature, celui de l'individu dans ses rapports avec la société. le problème de l`âme moderne dans ses rapports avec le monde antique, le problème des limites de la puissance humaine, et enfin, la solution, la sienne, de tous les problèmes de la vie au moyen d'une activité concrète, qui trouve sa récompense en elle-même et dans la conscience d'appartenir à un "ordre général" dont elle est partie.

On ne peut alors rechercher son unité dans le «développement serré, linéaire, d`une unité d`action psychologiquement bien enchaînée", et encore moins dans une unité schématique et abstraite. L'oeuvre est essentiellement intérieure, lyrique, se manifestant par une empreinte particulière, à travers la richesse de ses sensations et de ses formes poétiques, sans perdre une cohérence globale, celle de la réalité humaine et de la vie universelle...

 

1808 - Goethe, "Faust"

Faust, tragédie. Le mythe de Faust est parvenu à Goethe par deux voies, d'une part par la tradition populaire (théâtre de marionnettes) violemment combattue par les tenants des Lumières (Gottsched), de l'autre par la tentative de Lessing de « sauver » Faust en en faisant un héros de la recherche de la vérité (fragment de 1759). 

L'œuvre de Goethe a connu une gestation difficile, par étapes successives : une première version en 1774 (Ur-faust), découverte en 1887 ; puis "Faust, ein Fragment" (1790), "Faust I", en 1808, et enfin "Faust II", terminé en 1831 et publié après la mort de Goethe en 1832. 

(Fritz Roeber (1851-1924), Walpurgisnacht, 1910)

Globalement, Faust est une pièce notoirement complexe à monter, raison pour laquelle nombre de compagnies lui préfèrent Ur-Faust, nettement plus simple. La première partie ne fut montée qu'en 1829, et la seconde en 1854. Ces deux parties furent présentées pour la première fois ensemble en 1876, à Weimar, puis, plus tard, par Max Reinhardt (en 1909) et Gustaf Gründgens (en 1932). Bien que la plupart des œuvres de Goethe aient été traduites en anglais, on n'en joua la version longue que rarement en Grande-Bretagne, dont la remarquable mise en scène au Bristol Old Vic, en 1963, et, à Londres.

Faust aura donc occupé toute la vie créatrice du poète, pressentie dès 1772, et l'occupant toujours à cinq jours de sa mort en 1832. D'innombrables problèmes esthétiques ont surgi de ce sujet considéré par l'auteur lui-même comme un « spectre nordique » échappant à toutes les règles dramatiques. Au début, il y a conjonction de deux thèmes chers au Sturm und Drang : la nouvelle pensée prométhéenne incarnée par Faust et le thème à la mode de la fille-mère infanticide. Le seul lien entre la tragédie du savant et la tragédie de Marguerite est Méphistophélès, l'entremetteur par excellence. Intermédiaire ironique, le diable le sera jusqu'au bout. Une fausse traduction de la Bible (« Au commencement était l'action ») poussera le savant, à l'instigation du diable, à quitter sa tour d'ivoire pour se saisir du « monde ». 

Riemer et Eckermann font remonter les origines du drame à 1769, époque d'incubation et de production, où Goethe se livrait à toute sorte d'études théosophiques sans lesquelles un tel ouvrage n'aurait pu être écrit. Ses lettres du moment ne parlent que de pierre philosophale, de mandragores et de sorcellerie. Ce qu'on sait, c'est que, dès l'automne de 1774, il en lisait déjà diverses scènes à ses amis. « J'ai passé la journée tout entière avec Goethe, son Docteur Faust est presque achevé et me semble être ce qu'il a produit de plus grand et de plus original » (Lettre de Boïe, 15 octobre 1774). Vers le même temps, le célèbre médecin hanovrien Zimmermann écrivait à un libraire de Leipzig : « Pour peu que vous soyez sorcier, usez de votre sorcellerie pour soutirer à Goethe son Docteur Faust, l'Allemagne n'a encore rien vu de pareil, et je vous conseille de l'imprimer. » Plus tard, lorsqu'en 1786, Goethe fit le voyage d'Italie, il emporta son manuscrit de Faust, dix ans s'étaient écoulés sans que les fragments n'aient été beaucoup complétés. 

 

Une première version en 1774 (Ur-faust), découverte en 1887...

La première partie de l'œuvre se termine sur le drame et la mort de Marguerite. Goethe va créer Marguerite à l'image de Frédérique Brion, fille du pasteur de Sessenheim qu'il connut et abandonna pendant la dernière période du séjour à Strasbourg. Il racontera son idylle dans son volume de Poésie et Vérité. 

 

"Faust, ein Fragment" (1790)..

L'édition de 1790 ne contenait à peine la moitié de ce que nous appelons aujourd'hui le premier Faust, l'épisode seule de Marguerite s'y dessinait dans son ensemble ; encore y manquait-il, avec la scène de la prison, la scène au puits, et celle de la prière à la Mater dolo- rosa. Mince était le volume, l'effet produit fut en proportion. Il est vrai qu'en 1790 ce qui se passait en France absorbait partout l'attention. 

 

"Faust I", en 1808,...

Faust parût immédiatement avant les "Affinités électives" et la "Théorie des couleurs". Cette édition de 1808, qui fut pour le public du temps une révélation, ne contenait elle-même aux yeux de Goehe que des fragments. 

 

... et enfin "Faust II", terminé en 1831 et publié après la mort de Goethe en 1832

 

C'est entre 1797 et 1801, après la composition des Années d 'apprentissage de Wilhelm Meister, et sous l`effet direct des considérations critiques de Schiller, que furent écrits la "Dédicace", le "Prologue sur le théâtre", le "Prologue dans le ciel", le second Monologue avec les Chœurs de Pâques. la Promenade "devant la porte de la ville" (Faust I) jusqu'à la première apparition de Méphistophélès. ainsi que la "Nuit de Valpurgis romantique" et les premiers deux cent soixante-cinq vers du "retour d`Hélène" (Faust II). 

 

(Anton Kaulbach (1864-1934), "Faust und Mephisto")

FAUST I - PROLOGUE DANS LE CIEL

LE SEIGNEUR, les Milices célestes, puis MÉPHISTOPHÉLÈS.

Les trois archanges s'avancent.

RAPHAËL. - Le soleil résonne sur le mode antique dans le chœur harmonieux des sphères ; et sa course ordonnée s'accomplit avec la rapidité de la foudre. Son aspect donne la force aux anges, quoiqu'ils ne puissent le pénétrer. Les merveilles de la Création sont inexplicables et magnifiques comme à son premier jour.

GABRIEL. - La terre, parée, tourne sur elle-même avec une incroyable vitesse. Elle passe tour à tour du jour pur de l'Éden aux ténèbres effrayantes de la nuit. La mer écumante bat de ses larges ondes le pied des rochers , et rochers et mers sont emportés dans le cercle éternel des mondes.

MICHEL. La tempête s'élance de la terre aux mers et des mers à la terre, et les ceint d'une chaîne aux secousses furieuses; l'éclair trace devant la foudre un lumineux sentier. Mais, plus haut, tes messagers, Seigneur, adorent l'éclat paisible de ton jour.

TOUS TROIS. - Son aspect, etc.

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Maître, puisqu'une fois tu te rapproches de nous, puisque tu veux connaître comment les choses vont en bas, et que, d'ordinaire, tu te plais à mon entretien, je viens vers toi dans cette foule. Pardonne si je m'exprime avec moins de solennité ; je crains bien de me faire huer par la compagnie; mais le pathos dans ma bouche te ferait rire assurément, si depuis longtemps tu n'en avais perdu l'habitude. Je n'ai rien à dire du soleil et des sphères , mais je vois seulement combien les hommes se tourmentent. Le petit dieu du monde est encore de la même trempe et bizarre comme au premier jour. Il vivrait, je pense, plus convenablement, si tu ne lui avais frappé le cerveau d'un rayon de la céleste lumière. Il a nommé cela raison, et ne l'emploie qu'à se gouverner plus bêtement que les bêtes. Il ressemble (si Ta Seigneurie le permet) à ces cigales aux longues jambes, qui s'en vont sautant et voletant dans l'herbe, en chantant leur vieille chanson. Et s'il restait toujours dans l'herbe ! mais non , il faut qu'il aille encore donner du nez contre tous les tas de fumier.

LE SEIGNEUR. - N'as-tu rien de plus à nous dire? ne viendras-tu jamais que pour te plaindre? et n'y a-t-il, selon toi, rien de bon sur la terre?

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Rien , Seigneur : tout y va parfaitement mal , comme toujours ; les hommes me font pitié dans leurs jours de misère , au point que je me fais conscience de tourmenter cette pauvre espèce.

LE SEIGNEUR. - Connais-tu Faust?

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Le docteur ?

LE SEIGNEUR. - Mon serviteur.

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Sans doute. Celui-là vous sert d'une manière étrange. Chez ce fou, rien de terrestre, pas même le boire et le manger. Toujours son esprit chevauche dans les espaces, et lui-même se rend compte à moitié de sa folie. Il demande au ciel ses plus belles étoiles et à la terre ses joies les plus sublimes ; mais rien, de loin ni de près, ne suffit à calmer la tempête de ses désirs.

LE SEIGNEUR. - Il me cherche ardemment dans l'obscurité , et je veux bientôt le conduire à la lumière. Dans l'arbuste qui verdit, le jardinier distingue déjà les fleurs et les fruits qui se développeront dans la saison suivante.

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Voulez-vous gager que celui-là, vous le perdrez encore ? Mais laissez-moi le choix des moyens pour l'entraîner doucement dans mes voies.

LE SEIGNEUR. - Aussi longtemps qu'il vivra sur la terre, il t'est permis de l'induire en tentation. Tout homme qui marche peut s'égarer.

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Je Vous remercie. J'aime avoir affaire aux vivants. J'aime les joues pleines et fraîches. Je suis comme le chat, qui ne se soucie guère des souris mortes.

LE SEIGNEUR. - C'cst bien , je le permets. Écarte cet esprit de sa source , et conduis-le dans ton chemin, si tu peux; mais sois confondu, s'il te faut reconnaître qu'un homme de bien, dans la tendance confuse de sa raison, sait distinguer et suivre la voie étroite du Seigneur.

MÉPHISTOPHELÈS. - Il ne la suivra pas longtemps, et ma gageure n'a rien à craindre. Si je réussis, vous me permettrez bien d'en triompher à loisir. Je veux qu'il mange la poussière avec délices , comme le serpent mon cousin.

LE SEIGNEUR. - Tu pourras toujours te présenter ici librement. Je n'ai jamais haï tes pareils. Entre les esprits qui nient, l'esprit de ruse et de malice me déplaît le moins de tous. L'activité de l'homme se relâche trop souvent; il est enclin à la paresse, et j'aime à lui voir un compagnon actif, inquiet, et qui même peut créer au besoin comme le diable. Mais vous , les vrais enfants du ciel, réjouissez-vous dans la beauté vivante où vous nagez; que la puissance qui vit et opère éternellement vous retienne dans les douces barrières de l'amour, et sachez affermir dans vos pensées durables les tableaux vagues et changeants de la création.

(Le ciel se ferme, les archanges se séparent).

MÉPHISTOPHÉLÈS. - J'aime à visiter de temps en temps le vieux Seigneur, et je me garde de rompre avec lui. C'est fort bien de la part d'un aussi grand personnage, parler de lui-même au diable avec tant de bonhomie."

 

Après 1804 seulement, en vue de la future et nouvelle édition des œuvres, la scène de la signature du pacte prit sa forme actuelle. Mais ce ne fut que le 13 avril 1806 que la "Première partie", avec les derniers remaniements et les ultimes retouches fut terminée. Elle parut sous le titre : "Faust. Une tragédie" (Faust Eine Tragädie), dans le huitième volume des Oeuvres. en 1808. Les paroles "d'en haut" sur lesquelles elle s`achève (Faust I) : "Elle est sauvée!" (Sie ist gerettet !) témoignent, avec l'annonce solennelle de la rédemption de Marguerite, du long chemin parcouru par le poète depuis le Fragment. La "grande bénédiction de la vie", déjà insérée par Goethe dans l'invocation de Faust à l'esprit de la terre. est devenue le climat spirituel dans lequel le drame tout entier se déroule. Mêlée à la mélancolie et à la résignation, on décèle en effet une douceur infinie dans les mots par lesquels Faust prend conscience du destin terrestre de l`homme : "Mes plaisirs jaillissent de cette terre, et ce soleil éclaire mes peines." Certes, l' "homme erre tant qu`il s'efforce et cherche" et la vie, qui est erreur, est aussi possibilité de faute et de péché, de souffrance et de drame; mais. dans son instinct, l'homme bon est toujours conscient du droit chemin...

Les deux âmes qui habitent Faust, celle qui tend à prendre son essor vers les "plages hautes et lointaines" et celle qui. au contraire. s`agrippe à la terre et au monde dans une "avide étreinte d'amour', s'opposent sans trêve. Mais cette lutte incessante est un effort d'élévation qui confère à la vie sa valeur intrinsèque et suprême. La vie humaine apparaît ainsi comme une harmonie qui se brise pour se recomposer douloureusement à travers l'expérience de la réalité; et le fait que Faust ne puisse jamais dire à l' "instant qui fuit", selon les termes de son pacte avec Méphistophélès, "Arrête-toi l Tu es si beau !" (Verweile doch ! Du bist so schön !), est le signe certain de l'harmonie finale dans laquelle le drame est appelé à se défaire et se résoudre. 

Ainsi, au-dessus de la terre où Faust avance péniblement, apparaît, parmi les chœurs angéliques, le visage même de Dieu....

 

FAUST I - Le docteur Faust, représentant type du génie humain, connaissant toute science et ayant pensé toute idée, n'ayant plus rien à apprendre ni à voir sur la terre, n'aspire plus qu'à la connaissance des choses surnaturelles, et ne peut plus vivre dans le cercle borné des désirs humains. 

 

"La nuit, dans une chambre à voûte élevée, étroite, gothique. Faust, inquiet, est assis devant son pupitre.

FAUST, seul. - Philosophie, hélas! jurisprudence, médecine, et toi aussi, triste théologie !... je vous ai donc étudiées à fond avec ardeur et patience : et maintenant me voici là, pauvre fou, tout aussi sage que devant. Je m'intitule, il est vrai, maître, docteur, et, depuis dix ans, je promène çà et là mes élèves par le nez. — Et je vois bien que nous ne pouvons rien connaître !... Voilà ce qui me brûle le sang! J'en sais plus, il est vrai, que tout ce qu'il y a de sots, de docteurs, de maîtres, d'écrivains et de moines au monde! Ni scrupule, ni doute ne me tourmentent plus! Je ne crains rien du diable, ni de l'enfer; mais aussi toute joie m'est enlevée. Je ne crois pas savoir rien de bon en effet, ni pouvoir rien enseigner aux hommes pour les améliorer et les convertir. Aussi n'ai-je ni bien, ni argent, ni honneur, ni domination dans le monde : un chien ne voudrait pas de la vie à ce prix ! Il ne me reste désormais qu'à me jeter dans la magie. Oh! si la force de l'esprit et de la parole me dévoilait les secrets que j'ignore, et si je n'étais plus obligé de dire péniblement ce que je ne sais pas; si enfin je pouvais connaître tout ce que le monde cache en lui-même, et, sans m'attacher davantage à des mots inutiles, voir ce que la nature contient de secrète énergie et de semences éternelles ! Astre à la lumière argentée, lune silencieuse, daigne pour la dernière fois jeter un regard sur ma peine!... j'ai si souvent, la nuit, veillé près de ce pupitre ! C'est alors que tu m'apparaissais sur un amas de livres et de papiers, mélancolique amie! Ah ! que ne puis-je, à ta douce clarté, gravir les hautes montagnes, errer dans les cavernes avec les esprits, danser sur le gazon pâle des prairies, oublier toutes les misères de la science, et me baigner rajeuni dans la fraîcheur de ta rosée!

Hélas ! et je languis encore dans mon cachot! Misérable trou de muraille, où la douce lumière du ciel ne peut pénétrer qu'avec peine à travers ces vitrages peints, à travers cet amas de livres poudreux et vermoulus, et de papiers entassés jusqu'à la voûte. Je n'aperçois autour de moi que verres, boîtes, instruments, meubles pourris, héritage de mes ancêtres... Et c'est là ton monde, et cela s'appelle un monde !

Et tu demandes encore pourquoi ton cœur se serre dans ta poitrine avec inquiétude, pourquoi une douleur secrète entrave en toi tous les mouvements de la vie ! Tu le demandes!... Et au lieu de la nature vivante dans laquelle Dieu t'a créé, tu n'es environné que de fumée et de moisissure, dépouilles d'animaux et ossements de morts !

Délivre-toi ! Lance-toi dans l'espace ! Ce livre mystérieux, tout écrit de la main de Nostradamus, ne suffit-il pas pour le conduire? Tu pourras connaître alors le cours des astres; alors, si la nature daigne l'instruire, l'énergie de l'âme te sera communiquée comme un esprit à un autre esprit. C'est en vain que, par un sens aride, tu voudrais ici l'expliquer les signes divins... Esprits qui nagez près de moi, répondez-moi, si vous m'entendez !

Ah ! quelle extase à cette vue s'empare de tout mon être! Je crois sentir une vie nouvelle, sainte et bouillante, circuler dans mes nerfs et dans mes veines. Sont-ils tracés par la main d'un dieu, ces caractères qui apaisent les douleurs de mon âme, enivrent de joie mon pauvre cœur, et dévoilent autour de moi les forces mystérieuses de la nature? Suis- je moi-même un dieu? Tout me devient si clair! Dans ces simples traits, le monde révèle à mon âme tout le mouvement de sa vie, toute l'énergie de sa création. Déjà je reconnais la vérité des paroles du sage : « Le monde des esprits n'est point fermé; ton sens est assoupi, ton cœur est mort. Lève-toi, disciple, et va baigner infatigablement ton sein mortel dans les rayons pourprés de l'aurore ! » (il regarde le signe.) Comme tout se meut dans l'univers ! Comme tout, l'un dans l'autre, agit et vit de la même existence! Comme les puissances célestes montent et descendent en se passant de mains en mains les seaux d'or ! Du ciel à la terre, elles répandent une rosée qui rafraîchit le sol aride; et l'agitation de leurs ailes remplit les espaces sonores d'une ineffable harmonie.

Quel spectacle ! Mais, hélas ! ce n'est qu'un spectacle ! Où te saisir, nature infinie? (Wo faß’ ich dich, unendliche Natur?) Ne pourrai-je donc aussi presser les mamelles, où le ciel et la terre demeurent suspendus? Je voudrais m'abreuver de ce lait intarissable... mais il coule partout, il inonde tout, et, moi, je languis vainement après lui!

 (ll frappe le livre avec dépit, et considère le signe de l'Esprit de la terre.) 

Comme ce signe opère différemment sur moi ! Esprit de la terre, tu te rapproches ; déjà je sens mes forces s'accroître ; déjà je pétille comme une liqueur nouvelle : je me sens le courage de me risquer dans le monde, d'en supporter les peines et les prospérités ; de lutter contre l'orage, et de ne point pâlir des craquements de mon vaisseau. Des nuages s'entassent au- dessus de moi! — La lune cache sa lumière... la lampe s'éteint ! elle fume!... Des rayons ardents se meuvent autour de ma tête. Il tombe de la voûte un frisson qui me saisit et m'oppresse. Je sens que tu t'agites autour de moi. Esprit que j'ai invoqué ! Ah ! comme mon sein se déchire ! mes sens s'ouvrent à des impressions nouvelles ! Tout mon cœur s'abandonne à toi !... Parais! parais! m'en coûtât-il la vie! (Du mußt! du mußt! und kostet’ es mein Leben!)

(Il saisit le livre, et prononce les signes mystérieux de l'Esprit. Il s'allume une flamme rouge, l'Esprit apparaît dans la flamme)

L'ESPRIT. - Qui m'appelle? (Wer ruft mir?)

FAUST. - Effroyable vision! (Schreckliches Gesicht!)

L'ESPRIT.  - Tu m'as évoqué. Ton souffle agissait sur ma sphère et m'en tirait avec violence. Et maintenant... (Du hast mich mächtig angezogen, An meiner Sphäre lang’ gesogen, Und nun..)

FAUST. - Ah! je ne puis soutenir ta vue ! (Weh! ich ertrag’ dich nicht!)

L'ESPRIT. - Tu aspirais si fortement vers moi ! Tu voulais me voir et m'entendre. Je cède au désir de ton cœur. — Me voici (Da bin ich!).Quel misérable effroi saisit ta nature surhumaine ! Qu'as-tu fait de ce haut désir, de ce cœur qui créait un monde en soi-même, qui le portait et le fécondait, n'ayant pas assez de l'autre, et ne tendant qu'à nous égaler, nous autres esprits? Faust, où es-tu ? Toi qui m'attirais ici de toute ta force et de toute ta voix, est-ce bien toi-même que l'effroi glace jusque dans les sources de la vie et prosterne devant moi comme un lâche insecte qui rampe?

FAUST. - Pourquoi te céderais-je, fantôme de flamme? Je suis Faust, je suis ton égal.

L'ESPRIT. - Dans l'océan de la vie, et dans la tempête de l'action, je monte et je descends, je vais et je viens! Naissance et tombe ! Mer éternelle, trame changeante, vie énergique, dont j'ourdis, au métier bourdonnant du temps, les tissus impérissables, vêtements animés de Dieu!

FAUST. - Esprit créateur, qui ondoies autour du vaste univers, combien je me sens petit près de toi ! (Der du die weite Welt umschweifst, Geschäftiger Geist, wie nah fühl’ ich mich dir!)

L'ESPRIT. - Tu es l'égal de l'esprit que tu conçois, mais tu n'es pas égal à moi. (Du gleichst dem Geist, den du begreifst, Nicht mir!)

(Il disparaît).

 

La première pensée de Faust est donc de se donner la mort; mais les cloches et les chants de Pâques lui font renoncer et Dieu ayant défendu le suicide, le voici se résignant à vivre. 

Triste et pensif, il se promène avec son serviteur Wagner, le soir de Pâques, au milieu d'une foule bruyante, puis dans la solitude de la campagne déserte, aux approches du soir. C'est là qu'il en vient à parler des deux âmes qui habitent en lui, "et chacune d'elles veut se séparer de l'autre : l'une, ardente d'amour, s'attache au monde par le moyen des organes du corps; un mouvement surnaturel entraîne l'autre loin des ténèbres, vers les hautes demeures de nos aïeux! Oh ! si dans l'air il y a des esprits qui planent entre la terre et le ciel, qu'ils descendent de leurs nuages dorés, et me conduisent à une vie plus nouvelle et plus variée! Oui, si je possédais un manteau magique, et qu'il pût me transporter vers des régions étrangères, je ne m'en déferais point pour les habits les plus précieux, pas même pour le manteau d'un roi..."

Ce moment suprême de tristesse et de rêverie est choisi par le diable pour le tenter. Il se glisse sur ses pas sous la forme d'un chien, s'introduit dans sa chambre d'étude, et le distrait de la lecture de la Bible, où le docteur veut puiser encore des consolations.

Se révélant bientôt sous une autre forme et jouant de la curiosité de Faust, Méphistophélès lui offre de s'attacher à son service, d'obéir sans fin ni cesse à son moindre signe, "mais, quand nous nous reverrons là-dessous, tu devras me rendre la pareille." Cette perspective séduit le vieux docteur, trop certain de lui-même pour supposer quelque danger à pactiser avec le démon. Celui dont l'intelligence peut égaler celle de Dieu saura bien se tirer plus tard des pièges de l'esprit malin. Il accepte donc le pacte que lui accorde le secours des esprits et toutes les jouissances de la vie matérielle, jusqu'à ce que lui-même s'en soit lassé. Il consent ainsi à signer ce marché de son sang. 

Le diable lui- même pourrait être embarrassé par un être humain tant impatient et agité qui veut atteindre le plus rapidement possible par son esprit ce que le monde a de plus secret, "je veux entasser sur mon coeur tout le bien et tout le mal qu'elle contient, et, me gonflant comme elle, me briser aussi de même" ... Mais heureusement pour lui, le vieux savant, enfermé toute sa vie dans son cabinet, ne sait rien des joies du monde et de l'existence humaine, et ne les connaît que par l'étude, et non par l'expérience. Son cœur ignore tout de l'amour comme de la douleur. Il ne sera sans doute pas difficile de l'amener bien vite au désespoir en agitant ses passions assoupies. Tel paraît être le plan de Méphistophélès, qui commence par rajeunir Faust au moyen d'un philtre , "Avec cette boisson dans le corps, tu verras, dans chaque femme, une Hélène..."

 

FAUST. - Où devons-nous aller maintenant ?

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Où il te plaira. Nous pouvons voir le grand et le petit monde : quel plaisir, quelle utilité seront le fruit de ta course !

FAUST. - Mais par ma longue barbe, je n'ai pas le plus léger savoir-vivre; ma recherche n'aura point de succès, car je n'ai jamais su me produire dans le monde ; je me sens si petit en présence des autres ! je serais embarrassé à tout moment.

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Mon bon ami, tout cela se donne ; aie confiance en toi-même , et tu sauras vivre.

FAUST. - Comment sortirons-nous d'ici? Où auras-tu des chevaux , des valets et un équipage ?

MÉPHISTOPHELÈS. - Etends donc ce manteau, il nous portera à travers les airs : pour une course aussi hardie, tu ne prends pas un lourd paquet avec toi ; un peu d'air inflammable que je vais préparer nous enlèvera bientôt de terre, et, si nous sommes légers, cela ira vite. Je te félicite du nouveau genre de vie que tu viens d'embrasser.

 

En effet, en sortant de chez la sorcière qui a préparé le philtre, Faust devient amoureux d'une jeune fille nommée Marguerite, qu'il rencontre dans la rue, elle est innocente, de condition modeste. 

 

UNE RUE. FAUST, MARGUERITE passant.

FAUST. - Ma belle, noble demoiselle, oserais-je vous offrir mon bras et vous

reconduire chez vous? (Mein schönes Fräulein, darf ich wagen, Meinen Arm und Geleit Ihr anzutragen?)

MARGUERITE. - Je ne suis ni belle, ni noble demoiselle, et pour rentrer chez moi je

n'ai besoin du bras de personne. (Bin weder Fräulein, weder schön, Kann ungeleitet nach Hause gehn.)

(Elle se débarrasse et s'enfuit.)

FAUST. - Par Dieu, voilà une belle enfant! Je n'ai jamais rien vu de si charmant; il y a en elle tant de modestie et de décence, et en même temps quelque chose de dédaigneux... la rougeur de ses lèvres, l'éclat de ses joues. je ne l'oublierai de ma vie! Ses regards baissés vers la terre se sont gravés profondément dans mon cœur, et sa brusque répartie... C'est à ravir!

"Beym Himmel, dieses Kind ist schön!

So etwas hab’ ich nie gesehn.

Sie ist so sitt- und tugendreich,

Und etwas schnippisch doch zugleich.

Der Lippe Roth, der Wange Licht,

Die Tage der Welt vergess’ ich’s nicht!

Wie sie die Augen niederschlägt,

Hat tief sich in mein Herz geprägt;

Wie sie kurz angebunden war,

Das ist nun zum Entzücken gar!"

 

(MÉPHISTOPHÉLÈS s'approche.)

FAUST. - Écoute ici. Il faut que tu me procures cette jeune fille. (Hör, du mußt mir die Dirne schaffen!)

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Laquelle? (Nun, welche?)

FAUST. - Celle qui vient de passer. (Sie ging just vorbey.)

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Celle-là, dites-vous? Elle venait de chez un prêtre, qui lui a donné

l'absolution de tous ses péchés; je m'étais glissé tout près du confessionnal: c'est l'innocence même, elle allait à confesse pour un rien. Je n'ai aucun pouvoir sur elle.

 

"Da die? Sie kam von ihrem Pfaffen,

Der sprach sie aller Sünden frey;

Ich schlich mich hart am Stuhl vorbey,

Es ist ein gar unschuldig Ding,

Das eben für nichts zur Beichte ging;

Ueber die hab’ ich keine Gewalt!"

 

FAUST. -Elle a pourtant plus de quatorze ans. (Ist über vierzehn Jahr doch alt.)

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Tu t'exprimes comme Roger Bontemps, qui veut que toutes les jolies

fleurs soient pour lui, et s'imagine qu'honneurs et faveurs, tout est à la portée de sa main mais il n'en va pas toujours ainsi.

 

'Du sprichst ja wie Hans Liederlich,

Der begehrt jede liebe Blum’ für sich,

Und dünkelt ihm, es wär’ kein’ Ehr’

Und Gunst, die nicht zu pflücken wär’;

Geht aber doch nicht immer an."

 

FAUST. - Monsieur le magister, trêve de vos sentences! Je ne dis plus qu'un mot si cette charmante fille n'est pas ce soir même dans mes bras, à minuit nous nous séparons.

 

Mein Herr Magister Lobesan,

Laß er mich mit dem Gesetz in Frieden!

Und das sag’ ich ihm kurz und gut,

Wenn nicht das süße junge Blut

Heut’ Nacht in meinen Armen ruht;

So sind wir um Mitternacht geschieden.

 

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Demandez quelque chose de faisable, de possible. Seulement pour épier l'occasion, il me faudrait déjà au moins quinze jours.

 

Bedenkt was gehn und stehen mag!

Ich brauche wenigstens vierzehn Tag’

Nur die Gelegenheit auszuspüren.

 

FAUST. - Et moi, si j'avais seulement sept heures devant moi, je n'aurais pas besoin du Diable pour séduire une petite créature pareille.

 

Hätt’ ich nur sieben Stunden Ruh,

Brauchte den Teufel nicht dazu,

So ein Geschöpfchen zu verführen.

 

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Voilà que vous parlez comme un Français! Ne soyez pas si pressé, je

vous en conjure: que sert-il de brusquer la jouissance? Loin d'y gagner, votre plaisir sera beaucoup moins vif que si, avant d'en venir là, vous aviez couru, fureté, fourré la main dans mille brimborions, pétri et ajusté vous-même la poupée. C'est ce que nous apprend plus

d'un conte gaulois.

 

Ihr sprecht schon fast wie ein Franzos;

Doch bitt’ ich, laßt’s euch nicht verdrießen:

Was hilft’s nur g’rade zu genießen?

Die Freud’ ist lange nicht so groß,

Als wenn ihr erst herauf, herum,

Durch allerley Brimborium,

Das Püppchen geknetet und zugericht’t,

Wie’s lehret manche welsche Geschicht’.

 

FAUST. - J'ai de l'appétit sans tout cela. (Hab’ Appetit auch ohne das.)

MÉPHISTOPHÉLÈS. - À présent, injures et plaisanteries à part, je vous dis et vous répète

qu'auprès de cette belle enfant on ne saurait aller si vite en besogne. Il n'y a rien là à entreprendre de force, il faut se résoudre à ruser.

 

Jetzt ohne Schimpf und ohne Spaß.

Ich sag’ euch, mit dem schönen Kind

Geht’s ein- für allemal nicht geschwind.

Mit Sturm ist da nichts einzunehmen;

Wir müssen uns zur List bequemen.

 

FAUST. - Mais procure-moi quelque chose qui appartienne à cet ange, conduis-moi

dans la chambre où elle dort, trouve-moi un fichu qui ait couvert son sein, une jarretière... enfin un objet quelconque, qui serve à nourrir mon amour.

 

Schaff’ mir etwas vom Engelsschatz!

Führ’ mich an ihren Ruheplatz!

Schaff’ mir ein Halstuch von ihrer Brust,

Ein Strumpfband meiner Liebeslust!

 

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Eh bien, pour vous prouver que je compatis à vos peines, et que je veux

y apporter remède, nous ne perdrons pas un moment; je vous conduirai dès aujourd'hui dans sa chambre.

 

Damit ihr seht, daß ich eurer Pein

Will förderlich und dienstlich seyn;

Wollen wir keinen Augenblick verlieren,

Will euch noch heut’ in ihr Zimmer führen.

 

FAUST. - Et je la verrai? Je la posséderai?  (Und soll sie sehn? sie haben?)

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Non pas! Elle sera chez une voisine; et pendant ce temps-là, vous

pourrez vous livrer tout seul à la douce espérance des joies à venir, vous enivrer à votre aise de l'atmosphère qu'elle respire.

 

Nein!

Sie wird bey einer Nachbarinn seyn.

Indessen könnt ihr ganz allein

An aller Hoffnung künft’ger Freuden

In ihrem Dunstkreis satt euch weiden.

 

FAUST. - Partons-nous? (Können wir hin?)

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Il est trop de bonne heure encore. (Es ist noch zu früh.)

FAUST. - Va donc me chercher un cadeau pour elle. (Sorg’ du mir für ein Geschenk für sie.)

(Il s'en va.)

 

 

Faust, tout à cette nouvelle passion, semble dès lors vouloir s'en contenter tant la force de l'amour est pour lui chose inconnue jusque-là, Méphistophélès n'entend pas en rester à cette première expérience et poussera Faust à poursuivre sa découverte du monde, quitte à la détruire...

 

BOIS, ROCHERS, CAVERNES. 

FAUST seul.

Erhabner Geist, du gabst mir, gabst mir alles,

Warum ich bat. Du hast mir nicht umsonst

Dein Angesicht im Feuer zugewendet.

Gabst mir die herrliche Natur zum Königreich,

Kraft, sie zu fühlen, zu genießen. Nicht

Kalt staunenden Besuch erlaubst du nur,

Vergönnest mir in ihre tiefe Brust,

Wie in den Busen eines Freund’s, zu schauen.

Du führst die Reihe der Lebendigen

Vor mir vorbey, und lehrst mich meine Brüder

Im stillen Busch, in Luft und Wasser kennen.

Und wenn der Sturm im Walde braus’t und knarrt,

Die Riesenfichte, stürzend, Nachbaräste

Und Nachbarstämme, quetschend, nieder streift,

Und ihrem Fall dumpf hohl der Hügel donnert;

Dann führst du mich zur sichern Höhle, zeigst

Mich dann mir selbst, und meiner eignen Brust

Geheime tiefe Wunder öffnen sich.

Und steigt vor meinem Blick der reine Mond

Besänftigend herüber; schweben mir

Von Felsenwänden, aus dem feuchten Busch,

Der Vorwelt silberne Gestalten auf,

Und lindern der Betrachtung strenge Lust.

    O daß dem Menschen nichts Vollkomm’nes wird,

Empfind’ ich nun. Du gabst zu dieser Wonne,

Die mich den Göttern nah’ und näher bringt,

Mir den Gefährten, den ich schon nicht mehr

Entbehren kann, wenn er gleich, kalt und frech,

Mich vor mir selbst erniedrigt, und zu Nichts,

Mit einem Worthauch, deine Gaben wandelt.

Er facht in meiner Brust ein wildes Feuer

Nach jenem schönen Bild geschäftig an.

So tauml’ ich von Begierde zu Genuß,

Und im Genuß verschmacht’ ich nach Begierde.

 

Esprit sublime, tu m'as accordé tout ce que je t'ai demandé. Tu n'as pas en vain tourné vers moi ton visage rayonnant de lumière: tu m'as donné la magnifique nature pour empire, et en même temps la force de la sentir, d'en jouir. Ce n'est pas seulement une froide, une stupide admiration que tu m'as permise; tu m'as fait lire dans ses profondeurs,

comme dans le sein d'un ami. Tu déroules devant moi la longue chaîne des vivants, tu m'instruis à reconnaître mes frères sous le buisson tranquille, clans l'air et sur les eaux.

Et quand l'orage gronde dans la forêt, quand il déracine ces pins énormes, qui heurtent si violemment leurs tiges entre elles, et dont la chute réveille comme un coup de tonnerre l'écho des montagnes; alors tu me conduis dans l'asile des cavernes, tu me révèles alors le secret de mon être, alors se dévoilent les merveilles cachées de mon propre cœur.

Puis je vois la lune, blanche et pure, monter lentement dans le ciel, et, le long des rochers, sur les haies humides, errer les ombres argentées des anciens jours, en m'adoucissant le plaisir austère de la méditation.

Oh! c'est maintenant que je sens que l'homme ne peut atteindre à rien de parfait.

En compensation de ces délices, qui me rapprochent des Dieux de plus en plus, tu m'as donné ce compagnon, dont je ne peux déjà plus me passer; bien que, froid et hautain, il me ravale à mes propres yeux, et que d'un mot il réduise à rien tous les dons que tu m'as faits. I

l a allumé dans mon sein un feu qui m'attire vers la beauté: je passe avec ivresse du désir à la jouissance; et, au sein de la jouissance, je m'enlise dans le le désir.

 


(MÉPHISTOPHÉLÈS s'approche.)

MÉPHISTOPHÉLÈS. - En aurez-vous bientôt assez, de la vie que vous menez? Comment

pouvez-vous vous plaire à cette lenteur? Il est bon d'essayer de ceci, mais pour passer aussitôt après à quelque chose de nouveau!

 

Habt ihr nun bald das Leben g’nug geführt?

Wie kann’s euch in die Länge freuen?

Es ist wohl gut, daß man’s einmal probirt;

Dann aber wieder zu was neuen!

 

FAUST. - Je souhaiterais que tu eusses mieux à faire, qu'à me venir tourmenter dans mes bons moments.

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Hé mais, je ne demande pas mieux que de te laisser en repos. Comment oses tu me dire cela sérieusement? Avec un être aussi disgracieux, aussi rechigné, aussi fou que toi, toute peine est en vérité perdue. Continuellement on a les mains pleines; et, sur ce qui convient à monsieur, sur ce qu'on doit faire pour lui, on n'en saurait tirer une parole.

FAUST. - Voilà bien de ses prétentions! Il veut encore un remerciement, pour m'avoir ennuyé.

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Et comment donc, pauvre enfant de la terre, aurais-tu passé ta vie sans moi? C'est moi qui t'ai guéri des égarements de ton imagination, sans moi tu serais déjà parti pour l'autre monde. Qu'as-tu à te morfondre ici, niché comme un hibou dans les cavernes et dans les fentes des rochers? Qu'as-tu à sucer la mousse pourrie, à lécher les pierres humides, à te nourrir de fange comme un crapaud? Joli passe-temps, occupation agréable!... Le Docteur est toujours ancré dans ton corps.

FAUST. - Comprends-tu seulement quelle force nouvelle m'a donnée cette course dans le désert?... Oui, si tu pouvais en avoir l'idée, tu serais assez Diable pour me priver de mon bonheur.

 

Verstehst du, was für neue Lebenskraft

Mir dieser Wandel in der Oede schafft?

Ja, würdest du es ahnden können,

Du wärest Teufel g’nug mein Glück mir nicht zu gönnen.

 

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Plaisir surhumain en vérité! Passer toute la nuit étendu sur cette montagne dans l'herbe trempée de rosée, embrasser mystiquement le ciel et la terre, s'enfler jusqu'à se croire un Dieu, pénétrer par la pensée dans la moelle de la terre, repasser en son âme les six jours de la création, se répandre avec délices au sein de la nature, dépouiller l'enveloppe mortelle, et conclure enfin toute cette belle contemplation... (Avec un geste.)... je n'ose dire comment.

FAUST. - Fi, misérable!

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Cela ne vous plaît point? Vous avez en ce cas le droit de prononcer l'honnête "fi" ; car on ne doit pas dire, devant des oreilles chastes, ce dont un cœur chaste ne saurait se passer: bref, je ne te refuse pas le plaisir de te mentir encore à toi-même de temps en temps; mais tu en perdras bientôt l'habitude. Voilà donc que ta folie te reprend: si elle durait, tu retomberais dans les angoisses et dans le délire, d'où je t'ai tiré... Mais laissons cela! Ta bonne amie est dans la ville, et tout lui est à charge, tout lui serre le cœur; tu ne lui sors pas de la mémoire, elle t'aime de passion. Ton amour était d'abord une rage, qui débordait comme un ruisseau à la fonte des neiges; tu la lui as versée dans le cœur, et maintenant chez toi le ruisseau est à sec. Il m'est avis qu'au lieu de régner sur les forêts, le grand homme ferait mieux de récompenser l'amour de cette pauvre fille. Le temps lui semble d'une longueur insupportable; elle se tient près de sa fenêtre, et regarde passer les nuages au-dessus du vieux mur de la ville. «Si j'étais un oiseau!» voilà son unique refrain toute la journée et la moitié de la nuit. Gaie par moments, la plupart du temps elle est triste; quelquefois même elle pleure; puis elle reprend du calme en apparence, mais toujours elle aime.

FAUST. - Serpent! Serpent!

MÉPHISTOPHÉLÈS à part. - Il saura t'enlacer.

FAUST. - Misérable, va-t'en! Va-t'en d'ici, et ne prononce pas le nom de cette aimable jeune fille! Ne jette plus sa beauté ravissante au-devant de mes sens à demi-séduits.

 

Verruchter! hebe dich von hinnen,

Und nenne nicht das schöne Weib!

Bring’ die Begier zu ihrem süßen Leib

Nicht wieder vor die halb verrückten Sinnen!

 

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Qu'arrivera-t-il de là? C'est qu'elle croira que tu l'as oubliée; et peu s'en faut effectivement que tu ne l'aies oubliée déjà.

FAUST. - Je suis près d'elle; mais en fussè-je à mille lieues, je ne pourrais jamais l'oublier, jamais la perdre. Oui, je porte envie au corps du Seigneur, quand ses lèvres le touchent.

 

Ich bin ihr nah’, und wär’ ich noch so fern,

Ich kann sie nie vergessen, nie verlieren;

Ja, ich beneide schon den Leib des Herrn,

Wenn ihre Lippen ihn indeß berühren.

 

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Très-bien, mon ami! Je vous ai, moi, souvent envié ces deux jumeaux, qui paissent parmi les lys et les roses.

FAUST. - Fuis, entremetteur!

MÉPHISTOPHÉLÈS. - À merveille! Vous croyez m'insulter, mais j'en ris; car le Dieu, qui créa l'homme et la femme n'exerça-t-il pas alors lui-même ce métier, le plus noble de tous?... Allons, partons. Il y a vraiment de quoi se désoler! Vous allez dans la chambre de votre maîtresse, et non à l'échafaud.

FAUST. - Eh! qu'importent les plaisirs qui m'attendent dans ses bras? Qu'elle me presse contre son cœur, en sentirai-je moins sa misère? Moi-même en serai-je moins un fugitif, un rejeté, un monstre sans but, asile, ni repos, qui, comme le torrent mugissant de roc en roc, s'en va rouler avec furie dans un gouffre... Elle, simple, ignorante, qui eût été si facilement heureuse, dont la vie eût coulé si doucement au sein des occupations domestiques; elle, qui se fût contentée d'une humble cabane dans une vallée des Alpes!... Et moi, l'ennemi de Dieu, il ne m'a point suffi de ruiner son bonheur présent; il faut encore que je détruise la

paix de tout son avenir! Il faut que l'enfer ait cette victime!... Hé bien, Démon, abrège les heures de l'angoisse; que ce qui doit se faire se fasse aujourd'hui même, que sa destinée s'écroule avec la mienne, qu'elle soit engloutie avec moi dans l'abîme!

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Comme de nouveau tu bouillonnes, tu t'enflammes! Allons, viens la consoler, fou que tu es. Là où ta pauvre tête ne voit pas d'issue, elle rêve que tout finit. Vive celui qui ne perd point courage! Tu es déjà passablement endiablé; songe donc qu'il n'y a rien au monde de plus dégoûtant, qu'un Diable qui se désespère.

 

Wie’s wieder siedet, wieder glüht!

Geh’ ein und tröste sie, du Thor!

Wo so ein Köpfchen keinen Ausgang sieht,

Stellt er sich gleich das Ende vor.

Es lebe wer sich tapfer hält!

Du bist doch sonst so ziemlich eingeteufelt.

Nichts abgeschmackters find’ ich auf der Welt,

Als einen Teufel der verzweifelt.

 

Pressé de réussir, Faust appellera Méphistophélès au secours de sa passion, et cet esprit, qui devait, une heure auparavant, l'aider dans de sublimes découvertes et lui dévoiler le tout et le plus que tout, devient pour quelque temps un entremetteur vulgaire, un Scapin de comédie, qui remet des bijoux, séduit Marthe, une vieille compagne de Marguerite, et tente d'écarter les fâcheux. 

 

ET Marguerite, se laisse entraînée, et lorsque seule à son rouet, dans sa chambre, n'a plus qu'une seule pensée tant sa passion grandit ... Cette tranquille paix  Que j'ai connue  Elle est perdue, Perdue à jamais. Sans lui l'existence N'est qu'un lourd fardeau Ce monde si beau N'est qu'un tombeau

Meine Ruh’ ist hin,

Mein Herz ist schwer,

Ich finde sie nimmer

Und nimmermehr.

Wo ich ihn nicht hab’

Ist mir das Grab,

Die ganze Welt

Ist mir vergällt.

 

Mein armer Kopf

Ist mir verrückt,

Mein armer Sinn

Ist mir zerstückt.

Meine Ruh’ ist hin,

Mein Herz ist schwer,

Ich finde sie nimmer

Und nimmermehr. 

 


Tandis que Marguerite fait plus ample connaissance avec Faust, l'interroge sur sa religion, l'instinct diabolique de Méphistophélès commence à se montrer non seulement dans la nature du breuvage qu'il remet à Faust pour endormir la mère de Marguerite, mais aussi par son intervention dans le duel de Faust avec Valentin, le frère de Marguerite, qui aboutit à la mort de ce dernier... Le drame se précipite...

 

C'est au moment où la jeune fille succombe sous la clameur publique, après ce tableau de sang et de larmes, que Méphistophélès enlève Faust et le transporte au milieu des merveilles fantastiques d'une nuit de sabbat, afin de lui faire oublier le danger que court sa maîtresse et ne pas le laisser s'appesantir sur sa première conquête...

 

Pendant ce temps, Marguerite se consume...

L'Eglise. MARGUERITE, parmi la foule, LE MAUVAIS ESPRIT, derrière elle.

LE MAUVAIS ESPRIT - Comme lu étais toute autre. Marguerite, lorsque, pleine d'innocence, tu montais à cet autel, en murmurant des prières dans ce petit livre usé, le cœur occupé moitié des jeux de l'enfance, et moitié de l'amour de Dieu! Marguerite, on est ta tête? Que de péchés dans ton cœur! Pries-tu pour l'âme de ta mère, que tu fis descendre au tombeau par de longs, de bien longs chagrins ? A qui le sang répandu sur le seuil de ta porte? - Et dans ton sein, ne s'agite-t-il pas, pour ton tourment et pour le sien, quelque chose dont l'arrivée sera d'un funeste présage ?

MARGUERITE. - Hélas ! hélas! puissé-je échapper aux pensées qui s'élèvent contre moi !

LE MAUVAIS ESPRIT. - Le courroux céleste t'accable ! La trompette sonne ! les tombeaux tremblent, et ton cœur, ranimé du trépas pour les flammes éternelles, tressaille encore !

MARGUERITE - Si j'étais loin d'ici! Il me semble que cet orgue m'étouffe ; ces chants déchirent profondément mon cœur.

Dans quelle angoisse je suis ! Ces piliers me pressent, cette voûte m'écrase. - De l'air!

LE MAUVAIS ESPRIT. Cache-toi ! Le crime et la honte ne peuvent se cacher ! De l'air!... de la lumière !... Malheur à toi !

 

Faust, entraîné dans une nuit de Sabbat (Walpurgisnachtstraum), mais une apparition non prévue par Méphistophélès réveille le souvenir dans l'esprit de Faust : il oblige le démon à venir avec lui au secours de Marguerite déjà condamnée et enfermée dans une prison.

Là se déroule cette scène déchirante et l'une des plus dramatiques du théâtre allemand, où la pauvre fille, privée de raison, mais illuminée au fond du coeur par un regard de la mère de Dieu qu'elle avait implorée, se refuse à ce secours de l'enfer, et repousse son amant, qu'elle voit par intuition abandonné aux artifices du diable...

 

FAUST, se jetant à ses pieds. - Ton amant est à tes pieds, il cherche à détacher tes chaînes douloureuses.

MARGUERITE, s'agenouillant aussi. - Oh ! oui, agenouillons-nous pour invoquer les saints ! Vois sous ces marches, au seuil de cette porte... c'est là que bouillonne l'enfer! et l'esprit du mal, avec ses grincements effroyables... Quel bruit il fait !

 

O laß uns knien die Heil’gen anzurufen!

Sieh! unter diesen Stufen,

Unter der Schwelle

Siedet die Hölle!

Der Böse,

Mit furchtbarem Grimme,

Macht ein Getöse!

 

FAUST, plus haut. - Marguerite ! Marguerite !

MARGUERITE, attentive. - C'était la voix de mon ami! (Elle s'élance, les chaînes tombent.)

OÙ est-il ? Je l'ai entendu m'appeler. Je suis libre ! personne ne peut me retenir, et je veux voler dans ses bras, reposer sur son coeur! Il a appelé Marguerite; il était là, sur le seuil. Au milieu des hurlements et du tumulte de l'enfer, à travers les grincements, les rires des démons, j'ai reconnu sa voix si douce, si chérie!

 

Wo ist er? ich hab’ ihn rufen hören.

Ich bin frey! mir soll niemand wehren.

An seinen Hals will ich fliegen,

An seinem Busen liegen!

Er rief Gretchen! Er stand auf der Schwelle.

Mitten durch’s Heulen und Klappen der Hölle,

Durch den grimmigen, teuflischen Hohn,

Erkannt’ ich den süßen, den liebenden Ton.

 

FAUST. - C'est moi-même !

MARGUERITE. - C'est toi! oh! redis-le encore! (Le pressant contre elle.) C'est lui ! lui! Où sont mes douleurs? où sont les angoisses de la prison? où sont les chaînes?... C'est bien toi! tu viens me sauver... Me voilà sauvée ! - La voici, la rue où je te vis pour la première fois ! voilà le jardin où, Marthe et moi, nous t'attendîmes.

 

     Du bist’s! O sag’ es noch einmal!

Er ist’s! Er ist’s! Wohin ist alle Qual?

Wohin die Angst des Kerkers? der Ketten?

Du bist’s! Kommst mich zu retten.

Ich bin gerettet! –

Schon ist die Straße wieder da,

Auf der ich dich zum erstenmale sah.

Und der heitere Garten,

Wo ich und Marthe deiner warten.

 

FAUST, s'efforçant de l'entraîner. - Viens ! viens avec moi ! (Komm mit! Komm mit!)

MARGUERITE. - Oh ! reste ! reste encore... J'aime tant à être où tu es !

(Elle l'embrasse)

FAUST. - Hâte-toi ! nous payerons cher un moment de retard.

MARGUERITE. -  Quoi ! tu ne peux plus m'embrasser ? Mon ami, depuis si peu de temps que tu m'as quittée, déjà tu as désappris à m'embrasser? Pourquoi dans tes bras suis-je si inquiète ?... quand naguère une de tes paroles, un de tes regards, m'ouvraient tout le ciel et que tu m'embrassais à m'étouffer ! Embrasse-moi donc, ou je t'embrasse moi- même ! (Elle l'embrasse.) Dieu ! tes lèvres sont froides, muettes. Ton amour, où l'as-tu laissé? qui me l'a ravi?

 

Wie? du kannst nicht mehr küssen?

Mein Freund, so kurz von mir entfernt,

Und hast’s Küssen verlernt?

Warum wird mir an deinem Halse so bang?

Wenn sonst von deinen Worten, deinen Blicken

Ein ganzer Himmel mich überdrang,

Und du mich küßtest als wolltest du mich ersticken.

Küsse mich!

Sonst küss’ ich dich!

O weh! deine Lippen sind kalt,

Sind stumm.

Wo ist dein Lieben

Geblieben?

Wer brachte mich drum?

(Elle se détourne de lui). 

 

FAUST. - Viens ! suis-moi! ma bien-aimée, du courage! Je brûle pour toi de mille feux ; mais suis-moi, c'est ma seule prière !

 

Komm! Folge mir! Liebchen fasse Muth!

Ich herze dich mit tausendfacher Glut,

Nur folge mir! Ich bitte dich nur dieß!

 

MARGUERITE, fixant les yeux sur lui. - Est-ce bien toi? es-tu bien sûr d'être toi?

Und bist du’s denn? Und bist du’s auch gewiß.

 

FAUST. - C'est moi ! viens donc !

Ich bin’s! Komm mit!

 

MARGUERITE. - Tu détaches mes chaînes, tu me reprends contre toi... Comment se fait-il que tu ne te détournes pas de moi avec horreur? Et sais-lu bien, mon ami, sais-tu bien qui tu délivres ?

 Tu défais les liens,

Tu me prends à nouveau dans ton giron.

Comment se fait-il que tu n'aies pas peur de moi ? -

Et sais-tu, mon ami, qui tu libères ?

 

FAUST. - Viens ! viens ! la nuit profonde commence à s'éclaircir.

Komm! komm! schon weicht die tiefe Nacht.

 

MARGUERITE. - J'ai tué ma mère ! Mon enfant, je l'ai noyé ! il te fut donné comme à moi ! oui, à toi aussi. - C'est donc toi?.. Je le crois à peine. Donne-moi ta main. - Non, ce n'est point un rêve. Ta main chérie!... .Ah ! mais elle est humide ! essuie-la donc ! il me semble qu'il y a du sang. Oh Dieu ! qu'as-tu fait? Cache cette épée, je t'en conjure!

 

Meine Mutter hab’ ich umgebracht,

Mein Kind hab’ ich ertränkt.

War es nicht dir und mir geschenkt?

Dir auch – Du bist’s! ich glaub’ es kaum.

Gieb deine Hand! Es ist kein Traum!

Deine liebe Hand! – Ach aber sie ist feucht!

Wische sie ab! Wie mich däucht

Ist Blut dran.

Ach Gott! was hast du gethan!

Stecke den Degen ein,

Ich bitte dich drum!

 

FAUST. - Laisse là le passé, qui est passé ! Tu me fais mourir.

Laß das Vergang’ne vergangen seyn,

Du bringst mich um.

 

MARGUERITE. - Non, tu dois me suivre ! Je vais te décrire les tombeaux que tu auras soin d'élever dès demain ; il faudra donner la meilleure place à ma mère ; que mon frère soit tout près d'elle; moi, un peu sur le côté, pas trop loin cependant, et le petit contre mon sein droit. Nul autre ne sera donc auprès de moi! - Reposer à tes côtés, c'eût été un bonheur bien doux, bien sensible ! mais il ne peut m'appartenir désormais. Dès que je veux m'approcher de toi, il me semble toujours que tu me repousses ! Et c'est bien toi pourtant, et ton regard a tant de bonté et de tendresse !

 

Nein, du mußt übrig bleiben!

Ich will dir die Gräber beschreiben,

Für die mußt du sorgen

Gleich morgen;

Der Mutter den besten Platz geben,

Meinen Bruder sogleich darneben,

Mich ein wenig bey Seit’,

Nur nicht gar zu weit!

Und das Kleine mir an die rechte Brust.

Niemand wird sonst bey mir liegen! –

Mich an deine Seite zu schmiegen

Das war ein süßes, ein holdes Glück!

Aber es will mir nicht mehr gelingen,

Mir ist’s als müßt’ ich mich zu dir zwingen,

Als stießest du mich von dir zurück.

Und doch bist du’s und blickst so gut, so fromm.

 

FAUST. - Puisque tu sens que je suis là, viens donc!  (Fühlst du daß ich es bin, so komm!)

MARGUERITE. - Dehors ?  (Dahinaus?)

FAUST. - A la liberté. (In’s Freye.)

MARGUERITE. - Dehors, c'est le tombeau ! c'est la mort qui me guette ! Viens!... d'ici dans la couche de l'éternel repos, et pas un pas plus loin. - Tu t'éloignes ! ô Henri ! si je pouvais te suivre !

 

 Ist das Grab drauß’,

Lauert der Tod; so komm!

Von hier in’s ewige Ruhebett

Und weiter keinen Schritt –

Du gehst nun fort? O Heinrich könnt’ ich mit!

 

FAUST. - Tu le peux ! veuille-le seulement, la porte est ouverte.

Du kannst! So wolle nur! die Thür steht offen.

 

MARGUERITE. - Je n'ose sortir, il ne me reste plus rien à espérer, et. pour moi, de quelle utilité serait la fuite ! Ils épient mon passage I Puis se voir réduite à mendier, c'est si misérable, et avec une mauvaise conscience encore ! C'est si misérable d'errer dans l'exil ! Et, d'ailleurs, ils sauraient bien me reprendre.

 

Ich darf nicht fort; für mich ist nichts zu hoffen.

Was hilft es fliehn? sie lauern doch mir auf.

Es ist so elend betteln zu müssen,

Und noch dazu mit bösem Gewissen!

Es ist so elend in der Fremde schweifen

Und sie werden mich doch ergreifen!

 

FAUST. - Je reste donc avec toi !

MARGUERITE. - Vite! vite! sauve ton pauvre enfant ! va, suis le chemin le long du ruisseau, dans le sentier, au fond de la forêt, à gauche, où est l'écluse, dans l'étang. Saisis-le vite, il s'élève à la surface, il se débat encore ! sauve-le ! sauve-le !

FAUST. - Reprends donc tes esprits; un pas encore, et tu es libre !

MARGUERITE. - Si nous avions seulement dépassé la montagne ! Ma mère est là, assise sur la pierre. Le froid me saisit à la nuque ! Ma mère est là, assise sur la pierre, et elle secoue la tête, sans me faire aucun signe, sans cligner de l'œil ; sa tète est si lourde! elle a dormi si longtemps!... Elle ne veille plus! elle dormait pendant nos plaisirs. C'étaient là d'heureux temps !

 

Wären wir nur den Berg vorbey!

Da sitzt meine Mutter auf einem Stein,

Es faßt mich kalt beym Schopfe!

Da sizt meine Mutter auf einem Stein

Und wackelt mit dem Kopfe;

Sie winkt nicht, sie nickt nicht, der Kopf ist ihr schwer,

Sie schlief so lange, sie wacht nicht mehr.

Sie schlief damit wir uns freuten.

Es waren glückliche Zeiten!

 

FAUST. - Puisque ni larmes ni paroles ne font rien sur toi, j'oserai t'entraîner loin d'ici.

MARGUERITE. - Laisse-moi! non, je ne supporterai aucune violence! Ne me saisis pas si violemment ! je n'ai que trop fait ce qui pouvait te plaire.

FAUST. - Le jour se montre!... Mon amie! ma bien-aimée!

MARGUERITE. - Le jour? Oui, c'est le jour! c'est le dernier des miens ; il devait être celui de mes noces ! Ne va dire à personne que Marguerite t'avait reçu si matin. Ahl ma couronne!... elle est bien aventurée!... Nous nous reverrons, mais ce ne sera pas à la danse. La foule se presse, on ne cesse de l'entendre; la place, les rues pourront-elles lui suffire?

La cloche m'appelle, la baguette de justice est brisée. Comme ils m'enchaînent! comme il me saisissent! Je suis déjà enlevée sur l'échafaud, déjà tombe sur le cou de chacun le tranchant jeté sur le mien. Voilà le monde entier muet comme le tombeau!

FAUST. - Oh ! que ne suis-je jamais né !

 

MÉPHISTOPHÉLES, se montrant au dehors. - Sortez, ou vous êtes perdus ! Que de paroles inutiles ! que de retards et d'incertitudes ! Mes chevaux s'agitent, et le jour commence à poindre.

 

Auf! oder ihr seyd verloren.

Unnützes Zagen! Zaudern und Plaudern!

Meine Pferde schaudern,

Der Morgen dämmert auf.

 

MARGUERITE. - Qui s'élève ainsi de la terre ? Lui ! lui ! chasse-le vite ; que vient-il faire dans le saint lieu?... C'est moi qu'il veut.

FAUST. - Il faut que tu vives !

MARGUERITE. - Justice de Dieu, je me suis livrée à toi !

MÉPHISTOPHÉLÈS, à Faust. - Viens! viens! ou je t'abandonne avec elle sous le couteau !

MARGUERITE. - Je t'appartiens, Père! sauve-moi! Anges, entourez-moi, protégez-moi de vos saintes armées!... Henri, tu me fais horreur!

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Elle est jugée !

VOIX, d'en haut. - Elle est sauvée !

MÉPHISTOPHÉLÈS, à Faust. - Ici, à moi !

Il disparaît avec Faust. VOIX, du fond qui s'affaiblit.

Henri ! Henri !

 

Au moment ou Faust veut l'entraîner de force, l'heure du supplice sonne; Marguerite invoque la justice du ciel, et les chants des anges risquent de faire impression sur Faust lui-même; mais la main de Méphistophélès l'arrête à ce douloureux spectacle et à cette divine tentation....

C'est ainsi que prend fin la première partie...


SECOND FAUST - Le pacte infernal signé entre Faust et Méphistophélès ne s'est ni accompli ni dénoué entièrement, l'âme de Faust n'est pas pour autant tomber au pouvoir du démon lorsque Marguerite s'élève au ciel. Comme le "drame de l`homme et de sa destinée" s'est ouvert dans la première partie avec le "Prologue dans le ciel" dans la forme plus vaste d`un "mystère cosmique", il est inévitable que l'on assiste dans la "Deuxième partie", à un renversement total des prémisses de l`œuvre et l'ampleur cosmique exige davantage et mène à cette fameuse tragédie de l'humanité née du divorce de la pensée et de l'action.

Ainsi quand commença effectivement en 1826 la rédaction de cette "Deuxième partie", apparut  clairement la nécessité de "porter la poésie, sur un nouveau plan" : "Que pouvais-je faire d`autre, dira Goethe dans une conversation avec Eckerman, à propos du “Prologue d`Ariel” - que de faire perdre conscience à mon héros et de le considérer comme anéanti, pour faire jaillir de cette mort apparente une vie nouvelle?" Mais pour décrire cette "nouvelle vie", il fallut cependant cinq années, au cours desquelles le Faust tint la plus grande place dans les laborieuses journées du vieillard solitaire. 

 

FAUST. - "Les pulsations de la vie battent avec une nouvelle ardeur, pour faire un riant accueil au crépuscule éthéré. Et toi, terre, tu dormais aussi cette nuit, et tu respires à mes pieds, nouvellement rafraîchie. Tu commences déjà à m'environner de délices , tu animes et encourages ma forte résolution d'aspirer désormais à l'Être suprême. Déjà le monde s'ouvre à demi dans les lueurs du crépuscule , la forêt retentit d'une existence à mille voix. Dans toutes les vallées, les nuages se fondent ; les clartés du ciel s'affaissent dans les profondeurs, et branchages et feuillages jaillissent de l'abîme parfumé, où ils dormaient jusqu'à présent. Les couleurs aussi se détachent du fond de verdure, où la fleur et la feuille égouttent la rosée tremblante. Un paradis se dévoile autour de moi.

Regardez ! Les cimes des montagnes lointaines jouissent d'avance de cette heure de fête ! Elles sont baignées déjà de l'éternelle lumière, qui, plus tard, viendra jusqu'à nous. Déjà la clarté naissante glisse au-devant de nous par les pentes verdies des hauteurs. Le soleil s'avance en vainqueur. Hélas ! voici déjà mes yeux blessés de ses flèches ardentes !

II. en est donc ainsi , lorsqu'un espoir longtemps cherché touche enfin aux portes ouvertes de l'accomplissement et du salut ! A voir les flammes s'élancer des profondeurs qui gisent au delà, l'homme s'épouvante et s'arrête. Nous ne voulions qu'allumer le flambeau de la vie, et c'est une mer de flammes qui se répand autour de nous ! Et quelles flammes ! Est-ce amour? est-ce haine? Enveloppés de ces replis brûlants, épouvantés d'une terrible alternative de douleurs et de joie , nous nous retournons bientôt vers la terre pour nous réfugier de nouveau sous l'humble voile de notre existence ignorante !..."

Des Lebens Pulse schlagen frisch lebendig,

  Ätherische Dämmerung milde zu begrüßen.

  Du, Erde, warst auch diese Nacht beständig

  Und atmest neu erquickt zu meinen Füßen,

  Beginnest schon mit Lust mich zu umgeben.

  Du regst und rührst ein kräftiges Beschließen,

  Zum höchsten Dasein immer fortzustreben.--

  In Dämmerschein liegt schon die Welt erschlossen,

  Der Wald ertönt von tausendstimmigem Leben,

  Tal aus Tal ein ist Nebelstreif ergossen;

  Doch senkt sich Himmelsklarheit in die Tiefen,

  Und Zweig' und Äste, frisch erquickt, entsprossen

  Dem duft'gen Abgrund, wo versenkt sie schliefen.

  Auch Färb' an Farbe klärt sich los vom Grunde,

  Wo Blunr und Blatt von Zitterperle triefen--

  Ein Paradies wird um mich her die Runde.

Hinaufgeschaut!--Der Berge Gipfelriesen

  Verkünden schon die feierlichste Stunde;

 

 

 

   Sie dürfen früh des ewigen Lichts genießen,

Das später sich zu uns hernieder wendet.

  Jetzt zu der Alpe grüngesenkten Wiesen

  Wird neuer Glanz und Deutlichkeit gespendet,

  Und stufenweis herab ist es gelungen--

  Sie tritt hervor!--und, leider schon geblendet,

  Kehr' ich mich weg, vom Augenschmerz durchdrungen.

  So ist es also, wenn ein sehnend Hoffen

  Dem höchsten Wunsch sich traulich zugerungen,

  Erfüllungspforten findet flügeloffen;

  Nun aber bricht aus jenen ewigen Gründen

  Ein Flammenübermaß--wir stehn betroffen.

  Des Lebens Fackel wollten wir entzünden,

  Ein Feuermeer umschlingt uns, welch ein Feuer!

  Ist's Lieb', ist's Haß, die glühend uns umwinden,

  Mit Schmerz-und Freuden wechselnd ungeheuer,

  So daß wir wieder nach der Erde blicken,

  Zu bergen uns in jugendlichstem Schleier?

 


En 1827, l`épisode d'Hélène, sans doute la partie la plus importante du second Faust, parut dans le quatrième volume des Oeuvres, sous le titre : "Hélène, Fantasmagorie classique et romantique" ([HeIena, Klassich-romantische Phantasmagorie); et, en 1828, dans le douzième volume, la première partie du premier acte et le premier groupe de scènes à la cour de l`Empereur. La "Nuit de Valpurgis classique" ainsi que la fin du premier acte furent en grande partie composés dans les premiers mois de 1830, tout comme le cinquième acte commencé à l'automne précédent. Plus laborieuse fut l`élaboration, effectuée à plusieurs reprises en 1827 et 1830-31. du quatrième acte. Enfin, les retouches et les nouveaux développements amorcés en janvier 1832 ne furent jamais achevés : le 2 mars, Goethe mourait, et, au cours de l`automne, paraissait le premier volume des Oeuvres posthumes (Nachgelassene Werke), avec le titre de "Faust. Deuxième partie de la tragédie en cinq actes" (Faust. Der Tragödie : weiter Teil in fünf Akten). 

 

Ici commence donc la seconde partie. Le désespoir d'amour n'a pas conduit Faust à rejeter l'existence, et la curiosité scientifique survit à la mort de Marguerite et de son cœur déchiré, mais la tâche de Méphistophélès devient plus difficile, et on l'entendra s'en plaindre souvent. Faust a rafraîchi son âme et calmé ses sens au sein de la nature vivante et des harmonies divines de la Création toujours si belle. Il se résout à vivre encore et à se replonger au milieu des hommes. 

Le voici s'introduisant à la cour de l'empereur comme un savant illustre, et Méphistophélès prend l'habit d'un fou de cour. Ces deux personnages s'entendent désormais sans qu'on puisse le soupçonner. La satire des folies humaines se manifeste ici sous deux aspects, l'un sévère et grand, l'autre trivial et caustique. Aristophane inspire à l'auteur l'intermède de Plutus; Eschyle et Homère se mêleront à celui d'Hélène. Faust n'a songé tout d'abord qu'à étonner l'empereur et sa cour par sa science et les prestiges de sa magie. L'empereur, toujours plus curieux à mesure qu'on lui montre davantage, demande au docteur s'il peut faire apparaître des ombres...

 

Finstere Galerie

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Pourquoi m'amènes-tu dans ce passage écarté? Il n'y a ici nul plaisir; il nous faut retourner dans cette foule bigarrée de la cour, où notre magie a tant de succès.

 

  Was ziehst du mich in diese düstern Gänge?

  Ist nicht da drinnen Lust genug,

  Im dichten, bunten Hofgedränge

  Gelegenheit zu Spaß und Trug?

 

FAUST. - Ne me parle pas ainsi; tu as dans tes vieux jours usé tout cela à tes semelles ; cependant, ta manière d'agir à présent ne tend qu'à me manquer de parole. Moi, au contraire, je suis tourmenté; le maréchal et le chambellan me poussent, l'empereur veut que cela se fasse sur-le-champ... Il veut voir Hélène et Paris, le modèle des hommes et celui des femmes; il veut les voir en figures humaines. Vite donc à l'œuvre, je ne saurais manquer à ma parole.

 

Sag mir das nicht, du hast's in alten Tagen

  Längst an den Sohlen abgetragen;

  Doch jetzt dein Hin- und Widergehn

  Ist nur, um mir nicht Wort zu stehn.

  Ich aber bin gequält zu tun:

  Der Marschalk und der Kämmrer treibt mich nun.

  Der Kaiser will, es muß sogleich geschehn,

  Will Helena und Paris vor sich sehn;

  Das Musterbild der Männer so der Frauen

  In deutlichen Gestalten will er schauen.

  Geschwind ans Werk!  ich darf mein Wort nicht brechen.

 

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Ta légèreté à promettre était imprudence.

FAUST. - Tu n'as pas, compagnon, réfléchi non plus jusqu'où ces artifices nous conduiront. Nous avons commencé par le rendre riche; maintenant, il veut que nous l'amusions.

 

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Tu crois que tout se fait si vite !... Nous touchons ici à des obstacles plus rudes : tu vas mettre la main sur un domaine étranger, et te faire inconsidérément de nouvelles obligations. Tu comptes évoquer aisément Hélène, comme le fantôme du papier-monnaie, avec des sorcelleries empruntées, avec des fantasmagories postiches... J'appelle aisément à mon service les sorcières, les nains et les monstres; mais de telles héroïnes ne servent point aux amourettes du diable.

 

  Du wähnst, es füge sich sogleich;

  Hier stehen wir vor steilern Stufen,

  Greifst in ein fremdestes Bereich,

  Machst frevelhaft am Ende neue Schulden,

  Denkst Helenen so leicht hervorzurufen

  Wie das Papiergespenst der Gulden.--

  Mit Hexen-Fexen, mit Gespenst-Gespinsten,

  Kielkröpfigen Zwergen steh' ich gleich zu Diensten;

  Doch Teufels-Liebchen, wenn auch nicht zu schelten,

  Sie können nicht für Heroinen gelten.

 

FAUST. - Voilà toujours ta vieille chanson. On est, avec toi, dans une incertitude continuelle; tu es le père des obstacles, et, pour chaque remède, tu demandes un salaire à part. Cependant, cela finit par se faire, avec un peu de murmure, je le sais, et à peine on a pensé à la chose, que lu l'apportes déjà.

 

  Da haben wir den alten Leierton!

  Bei dir gerät man stets ins Ungewisse.

  Der Vater bist du aller Hindernisse,

  Für jedes Mittel willst du neuen Lohn.

  Mit wenig Murmeln, weiß ich, ist's getan;

  Wie man sich umschaut, bringst du sie zur Stelle.

 

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Le peuple des ombres païennes est en dehors de ma sphère d'activité; il habite un enfer à lui. Pourtant il existe un moyen.

 

  Das Heidenvolk geht mich nichts an,

  Es haust in seiner eignen Hölle;

  Doch gibt's ein Mittel.

 

FAUST. - Parle, et sans retard.

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Je te découvre à regret un des plus grands mystères. Il est des déesses puissantes, qui trônent dans la solitude. Autour d'elles n'existent ni le lieu, ni moins encore le temps. On se sent ému rien que de parler d'elles. Ce sont LES MÈRES. 

 

  Ungern entdeck' ich höheres Geheimnis.

  Göttinnen thronen hehr in Einsamkeit,

  Um sie kein Ort, noch weniger eine Zeit;

  Von ihnen sprechen ist Verlegenheit.

  Die Mütter sind es! 

 

FAUST, effrayé. - Les Mères !

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Ce mot t'épouvante ?

FAUST. - Les Mères! les Mères! cela résonne d'une façon si étrange !

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Cela l'est aussi. Des déesses inconnues à vous mortels, et dont le nom nous est pénible à prononcer, à nous-mêmes. Il faut chercher leur demeure dans les profondeurs du vide. C'est par ta faute que nous avons besoin d'elles.

FAUST. - Où est le chemin?

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Il n'y en a pas. A travers des sentiers non foulés encore et qu'on ne peut fouler,. . un chemin vers l'inaccessible, vers l'impénétrable... Es-tu prêt? - Il n'y a ni serrures ni verrous à forcer; tu seras poussé parmi les solitudes. - As-tu une idée du vide et de la solitude?

FAUST. - De tels discours sont inutiles ; cela rappelle la caverne de la sorcière, cela reporte ma pensée vers un temps qui n'est plus! N'ai-je pas dû me frotter au monde, apprendre la définition du vide et la donner? - Si je parlais raisonnablement, selon ma pensée, la contradiction redoublait de violence. N'ai-je pas dû, contre ces absurdes résistances, chercher la solitude et le désert, et, pour pouvoir à mon gré vivre seul, sans être entièrement oublié, m'abandonner enfin à la compagnie du diable?

MEPHISTOPHÉLÈS. - Si tu traversais l'Océan, perdu dans son horizon sans rivages, tu verrais du moins la vague venir sur la vague, et même, quand tu serais saisi par l'épouvante de l'abîme, tu apercevrais encore quelque chose. Tu verrais les dauphins qui fendent les flots verts et silencieux, tu verrais les nuages qui filent, et le soleil, la lune et les étoiles qui tournent lentement. Mais, dans le vide éternel de ces profondeurs, tu ne verras plus rien, tu n'entendras point le mouvement de tes pieds, et tu ne trouveras rien de solide où te reposer par instants.

FAUST. - Tu parles comme le premier de tous les mystagogues qui ait jamais trompé de fervents néophytes. Mais c'est au rebours. Tu m'envoies dans le vide, afin que j'y accroisse mon art, ainsi que mes forces ; tu me traites comme ce chat auquel on faisait retirer du feu les châtaignes. N'importe ! je veux approfondir tout cela, et, dans ton néant, j'espère, moi, trouver le grand tout.

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Je te rends justice avant que tu t'éloignes de moi, et je vois bien que tu connais le diable. Prends celte clef.

FAUST. - Ce petit objet !

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Touche-la, tl tu apprécieras ce qu'elle vaut.

FAUST. - Elle croît dans ma main ! elle s'enflamme! elle éclaire!

MÉPHISTOPHÉLÈS. - T'aperçois-tu de ce qu'on possède en elle? Cette clef sentira pour toi la place que tu cherches. Laisse-toi guider par elle, et tu parviendras près des Mères.

FAUST, frémissant. - Des Mères! cela me frappe toujours comme une commotion électrique. Quel est donc ce mot que je ne puis entendre?

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Ton esprit est- il si borné qu'un mot nouveau te trouble? Veux-tu n'entendre rien toujours que ce que tu as entendu? Tu es maintenant assez accoutumé aux prodiges pour ne point t'étonner de ce que je puis dire au delà de ta portée.

FAUST. - Je ne cherche point à m'aider de l'indifférence ; la meilleure partie de l'homme est ce qui tressaille et vibre en lui. Si cher que le monde lui vende le droit de sentir, il a besoin de s'émouvoir et de sentir profondément l'immensité.

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Descends donc ! je pourrais dire aussi bien : monte; c'est la même chose. Echappe à ce qui est, en te lançant dans les vagues régions des images. Réjouis-toi au spectacle du monde qui depuis longtemps n'est plus. Le mouvement de la terre entraîne les nuages; agite la clef et tiens-la loin de ton corps.

FAUST, transporté. - Dieu! je trouve en la serrant de nouvelles forces, et pour cette grande entreprise déjà ma poitrine s'élargit.

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Un trépied ardent te fera reconnaître que tu es arrivé à la plus profonde des profondeurs. Aux lueurs qu'il projette, tu verras les Mères, les unes assises, les autres allant et venant, comme cela est. Forme, transformation, éternel entretien de l'esprit éternel, entouré des images de toutes choses créées. Elle ne te verront pas, car elles ne voient que les êtres qui ne sont pas nés. Là, point de faiblesse; car le danger sera grand. Va droit où tu verras le trépied et touche-le avec la clef. (Faust élève la clef avec l'attitude de la résolution.) C'est bien. Alors, le trépied s'y attache et te suit en esclave. Tu remontes tranquillement ; le bonheur t'élève, et, avant qu'elles t'aient vu, te voilà de retour avec lui; et, dès que tu l'auras posé sur le sol, tu pourras évoquer de la nuit éternelle héros et héroïnes, toi, le premier qui ait osé cette action. Elle sera accomplie, et par toi seul, et tu verras durant l'opération magique se transformer en dieu les vapeurs de l'encens.

FAUST. - Et que faut-il faire maintenant ?

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Maintenant, que tout ton être tende en bas ; trépigne pour descendre ; tu trépigneras pour remonter.

(Faust trépigne sur le sol et disparait). 

MÉPHISTOPHÉLÈS. - Puisse sa clef le mener à bonne fin ! Je suis curieux de savoir s'il reviendra.

 Wenn ihm der Schlüssel nur zum besten frommt!

  Neugierig bin ich, ob er wiederkommt.

 

Cette scène, empruntée à la chronique de Faust, conduit l'auteur à ce magnifique développement dans lequel, cherchant à créer une sorte de vraisemblance fantastique aux yeux mêmes de l'imagination, il met à contribution toutes les idées de la philosophie touchant l'immortalité des âmes. Le système des monades de Leibnitz se mêle ici aux phénomènes des visions magnétiques de Swedenborg. S'il est vrai, comme la religion nous l'enseigne, qu'une partie immortelle survive à l'être humain décomposé, si elle se conserve indépendante et distincte, et ne va pas se fondre au sein de l'âme universelle, il doit exister dans l'immensité des régions ou des planètes, où ces âmes conservent une forme perceptible aux regards des autres âmes, et de celles mêmes qui ne se dégagent des liens terrestres que pour un instant, par le rêve, par le magnétisme ou par la contemplation ascétique. 

Maintenant, serait-il possible d'attirer de nouveau ces âmes dans le domaine de la matière créée, ou du moins formulée par Dieu, théâtre éclatant où elles sont venues jouer chacune un rôle de quelques années, et ont donné des preuves de leur force et de leur amour? Serait-il possible de condenser dans leur moule immatériel et insaisissable quelques éléments purs de la matière, qui lui fassent reprendre une existence visible plus ou moins longue, se réunissant et s'éclairant tout à coup comme les atomes légers qui tourbillonnent dans un rayon de soleil? Voilà ce que les rêveurs ont cherché à expliquer, ce que des religions ont jugé possible, et ce qu'assurément le poète de Faust avait le droit de supposer.

Quand Faust expose à Méphistophélès sa résolution arrêtée, ce dernier recule lui-même. Il est maître des illusions et des prestiges ; mais il ne peut aller troubler les ombres qui ne sont point sous sa domination, et qui, chrétiennes ou païennes, mais non damnées, flottent au loin dans l'espace, protégées contre le néant par la puissance du souvenir. Le monde païen lui est non seulement interdit, mais inconnu. 

C'est donc Faust qui devra lui seul s'abandonner aux dangers de ce voyage, et le démon ne fera que lui donner les moyens de sortir de l'atmosphère de la terre et d'éclairer son vol dans l'immensité. En effet, Faust s'élance volontairement hors du solide hors du fini, on pourrait même dire hors du temps. Monte-t-il? Descend-il ? C'est la même chose, puisque notre terre est un globe. Va-t-il vers les figures du passé ou vers celles de l'avenir? Elles coexistent toutes, comme les personnages divers d'un drame qui ne s'est pas encore dénoué, et qui pourtant est accompli déjà dans la pensée de son auteur; ce sont les coulisses de la vie où Gœthe nous transporte ainsi. 

 

Méphistophélès retourne près de l'empereur, qui, dans une salle richement éclairée, attend le résultat de cette fantasmagorie. Le chambellan exprime à Méphistophélès l'impatience du souverain. Réduit à un rôle secondaire, le diable semble ici chargé d'amuser la galerie en attendant le retour de l'illustre magicien. On l'accable de questions, de prières ; on lui demande des secrets de physique, de médecine. Une jeune femme blonde se plaint des rougeurs qui tachent sa blanche peau dans la saison d'été. Méphistophélès lui donne la formule d'un onguent de frai de grenouilles et de langues de crapauds. Une brune expose piteusement son pied frappé d'un rhumatisme, qui ne peut ni danser ni courir. Le diable applique seulement son pied fourchu sur le pied de cette belle, qui s'enfuit en criant, mais guérie. Bientôt, ne sachant plus que répondre, le diable se dérobe à cette cohue. Dans la salle des chevaliers, l'empereur, assis, continue d'attendre...

 

FAUST

  Hab' ich noch Augen?  Zeigt sich tief im Sinn

  Der Schönheit Quelle reichlichstens ergossen?

  Mein Schreckensgang bringt seligsten Gewinn.

  Wie war die Welt mir nichtig, unerschlossen!

  Was ist sie nun seit meiner Priesterschaft?

  Erst wünschenswert, gegründet, dauerhaft!

  Verschwinde mir des Lebens Atemkraft,

  Wenn ich mich je von dir zurückgewöhne!--

  Die Wohlgestalt, die mich voreinst entzückte,

  In Zauberspiegelung beglückte,

  War nur ein Schaumbild solcher Schöne!--

  Du bist's, der ich die Regung aller Kraft,

  Den Inbegriff der Leidenschaft,

  Dir Neigung, Lieb', Anbetung, Wahnsinn zolle.

 

Hélène et Paris, les ombres que cherche Faust, sont quelque part errant dans le spectre immense que leur siècle a laissé dans l'espace; elles marchent sous les portiques splendides et sous les ombrages frais qu'elles rêvent encore, et se meuvent gravement, en ruminant leur vie passée. C'est ainsi que Faust les rencontre, et, par l'aspiration immense de son âme à demi dégagée de la terre, il parvient à les attirer hors de leur cercle d'existence et à les amener dans le sien. Maintenant, fait-il partager aux spectateurs son intuition merveilleuse, ou parvient-il à appeler dans le rayon de ces âmes quelques éléments de matière qui les rende perceptibles ? De là résulte, dans tous les cas, l'apparition décrite dans la scène... "La vapeur s'affaisse ; du sein de ses plus légers nuages, s'avance un beau jeune homme dont les mouvements sont réglés par l'harmonie. Ici s'arrête ma tâche, et je n'ai nul besoin de le nommer. Qui ne reconnaîtrait le gracieux Paris ?..."

Mais les spectateurs ne sont que des spectateurs, loin d'être à la hauteur de ce qu'on leur donne à voir...

 

FAUST:

  In eurem Namen, Mütter, die ihr thront

  Im Grenzenlosen, ewig einsam wohnt,

  Und doch gesellig.  Euer Haupt umschweben

  Des Lebens Bilder, regsam, ohne Leben.

  Was einmal war, in allem Glanz und Schein,

  Es regt sich dort; denn es will ewig sein.

  Und ihr verteilt es, allgewaltige Mächte,

  Zum Zelt des Tages, zum Gewölb der Nächte.

  Die einen faßt des Lebens holder Lauf,

  Die andern sucht der kühne Magier auf;

  In reicher Spende läßt er, voll Vertrauen,

  Was jeder wünscht, das Wunderwürdige schauen.

 

  ASTROLOG:

  Der glühnde Schlüssel rührt die Schale kaum,

  Ein dunstiger Nebel deckt sogleich den Raum;

  Er schleicht sich ein, er wogt nach Wolkenart,

  Gedehnt, geballt, verschränkt, geteilt, gepaart.

  Und nun erkennt ein Geister-Meisterstück!

  So wie sie wandeln, machen sie Musik.

  Aus luft'gen Tönen quillt ein Weißnichtwie,

  Indem sie ziehn, wird alles Melodie.

  Der Säulenschaft, auch die Triglyphe klingt,

  Ich glaube gar, der ganze Tempel singt.

  Das Dunstige senkt sich; aus dem leichten Flor

  Ein schöner Jüngling tritt im Takt hervor.

  Hier schweigt mein Amt, ich brauch' ihn nicht zu nennen,

  Wer sollte nicht den holden Paris kennen!

 

FAUST :

J'invoque votre nom, ô Mères qui régnez dans l'espace sans bornes, éternellement solitaires, sociables pourtant, la tête environnée des images de la vie active, mais sans vie.

Ce qui a une fois été se meut là-bas dans son apparence et dans son éclat, car toute chose créée se dérobe tant qu'elle peut au néant; et vous, forces toutes-puissantes, vous savez répartir toutes choses pour l'attente des jours ou la voûte des nuits.

Les unes sont emportées dans le cours heureux de la vie ; l'enchanteur hardi s'empare des autres, et, se confiant dans son art, il prodigue noblement les miracles à la foule émerveillée.

 

ASTROLOGUE :

La clef ardente touche à peine le vase du trépied, qu'une vapeur épaisse s'en exhale et remplit l'espace. Elle roule, partage, dissipe et ramasse tour à tour les flocons nébuleux.

Et maintenant, écoutez le sublime chœur des esprits ; leur marche répand l'harmonie autour d'eux, et quelque chose d'inexprimable s'exhale de ces sons aériens.

Les sons qui s'éloignent se déroulent en mélodies; la colonnade et le triglyphe résonnent, et il semble que le temple chante tout entier.

La vapeur s'affaisse ; du sein de ses plus légers nuages, s'avance un beau jeune homme dont les mouvements sont réglés par l'harmonie.

Ici s'arrête ma tâche, et je n'ai nul besoin de le nommer.

Qui ne reconnaîtrait le gracieux Paris ?

 


UNE DAME.- Oh! quel éclat de forte et brillante jeunesse !

O!  welch ein Glanz aufblühender Jugendkraft!

UNE AUTRE. - Frais et plein de sève comme une pêche nouvelle.

Wie eine Pfirsche frisch und voller Saft!

UNE AUTRE. - J'admire le doux contour de ses lèvres finement coupées.

Die fein gezognen, süß geschwollnen Lippen!

UNE AUTRE. - C'est une coupe à laquelle tu t'abreuverais volontiers.

 Du möchtest wohl an solchem Becher nippen?

UNE AUTRE. - Il est charmant; mais il a peu d'élégance.

Er ist gar hübsch, wenn auch nicht eben fein.

UNE AUTRE. - Ses membrcs n'ont pas toute la souplesse qu'il faut.

Ein bißchen könnt' er doch gewandter sein.

UN CHEVALIER. - C'est Ie pâtre qui se trahit dans toute sa personne. Rien de la dignité du prince ni des manières de la cour.  Den Schäferknecht glaub' ich allhier zu spüren,   Vom Prinzen nichts und nichts von Hofmanieren.

UN AUTRE. - Eh! c'est un beau jeune homme dans sa demi-nudité; mais je voudrais bien voir la figure qu'il ferait sous le harnois.  Eh nun!  halb nackt ist wohl der Junge schön,   Doch müßten wir ihn erst im Harnisch sehn!

UNE DAME. - Il s'assied à terre gracieusement.

Er setzt sich nieder, weichlich, angenehm.

UN CHEVALIER. Sur son sein... vous vous trouveriez bien, n'est-ce pas?

 Auf seinem Schoße wär' Euch wohl bequem?

UNE AUTRE. - II courbe son bras si gracieusement sur sa tête !

Er lehnt den Arm so zierlich übers Haupt.

LE CHAMBELLAN. - Un homme sans usage. J'en suis révolté...

Die Flegelei!  Das find' ich unerlaubt!

UNE DAME. - Vous autres seigneurs, vous trouvez à redire de tout.

 Ihr Herren wißt an allem was zu mäkeln.

LE CHAMBELLAN. - En présence de l'empereur, s'étendre ainsi !

In Kaisers Gegenwart sich hinzuräkeln!

LA DAME. - C'est une pose qu'il prend; il se croit seul.

Er stellt's nur vor!  Er glaubt sich ganz allein.

LE CHAMBELLAN. - L'acteur même doit ici suivre l'étiquette.

Das Schauspiel selbst, hier sollt' es höflich sein.

LA DAME. - L'aimable jeune homme est plongé dans un doux sommeil.

 Sanft hat der Schlaf den Holden übernommen.

LE CHAMBELLAN. - Le voilà qui ronfle à présent; c'est naturel! c'est parfait!

Er schnarcht nun gleich; natürlich ist's, vollkommen!

UNE JEUNE DAME, ravie. - Quel est ce parfum mêlé d'encens et de rose ...

 Zum Weihrauchsdampf was duftet so gemischt,

  Das mir das Herz zum innigsten erfrischt?

UNE AUTRE PLUS VIEILLE. - Il est vrai, un souffle divin répand dans l'air une odeur douce et pénétrante. C'est son haleine! 

Fürwahr!  Es dringt ein Hauch tief ins Gemüte,   Er kommt von ihm! 

UNE PLUS VIEILLE. - C'est Ie sang frais de la jeunesse... qui circule comme ambroisie par tout le corps...  Es ist des Wachstums Blüte,   Im Jüngling als Ambrosia bereitet   Und atmosphärisch ringsumher verbreitet.

 

MÉPHISTOPHELÈS. - C'est donc elle enfin!... Eh bien, je ne sens pas mon repos compromis. Elle est parfaite; mais sa beauté ne me dit rien !

 Das wär' sie denn!  Vor dieser hätt' ich Ruh';

  Hübsch ist sie wohl, doch sagt sie mir nicht zu.

 

L'ASTROLOGUE - Pour moi, je n'ai, cette fois, rien à faire davantage. Je l'avoue en honneur et le reconnais. La beauté vient là en personne; et, quand j'aurais une langue de flamme... On a beaucoup chanté de tout temps la beauté. Celui à qui elle apparaît se sent saisi, hors de lui-même. Celui à qui elle appartient possède le suprême bien!

 Für mich ist diesmal weiter nichts zu tun,

  Als Ehrenmann gesteh', bekenn' ich's nun.

  Die Schöne kommt, und hätt' ich Feuerzungen!--

  Von Schönheit ward von jeher viel gesungen--

  Wem sie erscheint, wird aus sich selbst entrückt,

  Wem sie gehörte, ward zu hoch beglückt.

 

FAUST. Ai-je encore mes yeux? Il semble qu'à travers mon âme s'épanche à flots la source de la beauté pure ! Ma course de terreur aura-t-elle cette heureuse récompense? Combien le monde m'était nul et fermé ! Qu'il me semble changé depuis mon sacerdoce ! Le voilà désirable enfin! solide, durable!... Meure le souffle de mon être si je vais jamais habiter loin de toi ! L'image adorée qui me charma jadis dans le miroir magique n'était que le reflet vague d'une telle beauté ! Tu deviens désormais le mobile de toute ma force, l'aliment de ma passion! A toi désir, amour, adoration, délire!...

 

 Hab' ich noch Augen?  Zeigt sich tief im Sinn

  Der Schönheit Quelle reichlichstens ergossen?

  Mein Schreckensgang bringt seligsten Gewinn.

  Wie war die Welt mir nichtig, unerschlossen!

  Was ist sie nun seit meiner Priesterschaft?

  Erst wünschenswert, gegründet, dauerhaft!

  Verschwinde mir des Lebens Atemkraft,

  Wenn ich mich je von dir zurückgewöhne!--

  Die Wohlgestalt, die mich voreinst entzückte,

  In Zauberspiegelung beglückte,

  War nur ein Schaumbild solcher Schöne!--

  Du bist's, der ich die Regung aller Kraft,

  Den Inbegriff der Leidenschaft,

  Dir Neigung, Lieb', Anbetung, Wahnsinn zolle.

 

MÉPHISTOPHÉLÈS - Contenez-vous ! Ne sortez pas de votre rôle.

So faßt Euch doch und fallt nicht aus der Rolle!

 

UNE VIEILLE DAME. - Grande, bien taillée; seulement, la tête est trop petite !

Groß, wohlgestaltet, nur der Kopf zu klein.

UNE PLUS JEUNE. - Regardez donc le pied... Comment ferait-il pour être plus lourd?

Seht nur den Fuß!  Wie könnt' er plumper sein!

UN DIPLOMATE. - J'ai vu des princesses de cette beauté. Des pieds à la tête, elle me paraît accomplie !  Fürstinnen hab' ich dieser Art gesehn, Mich deucht, sie ist vom Kopf zum Fuße schön.

UN COURTISAN. - Elle s'approche doucement du jeune homme endormi.

Sie nähert sich dem Schläfer listig mild.

UNE DAME. - Qu'elle est laide encore près de cette pure image de la jeunesse !

Wie häßlich neben jugendreinem Bild!

UN POETE. - II est éclairé de sa beauté.

Von ihrer Schönheit ist er angestrahlt.

UNE DAME. - Endymion et la Lune. C'est un vrai tableau !

 Endymion und Luna!  wie gemalt!

LE POETE. - C'est juste. La déesse semble descendre et se pencher sur lui pour boire son haleine. Sort digne d'envie !... Un baiser!... La mesure est pleine.

Ganz recht!  Die Göttin scheint herabzusinken,

  Sie neigt sich über, seinen Hauch zu trinken;

  Beneidenswert!--Ein Kuß!--Das Maß ist voll.

UNE DUÈGNE. - Quoi ! devaut tout le monde? C'est trop d'extravagance.

Vor allen Leuten!  Das ist doch zu toll!

 

FAUST. - Redoutable faveur pour le jeune homme!

Furchtbare Gunst dem Knaben!

MÉPHISTOPHÉLES. - Silence ! Laisse la créature accomplir sa volonté.

Ruhig!  still!  Laß das Gespenst doch machen was es will.

 

LE COURTISAN. - Elle s'éloigne en glissant légèrement. Il s'éveille.

Sie schleicht sich weg, leichtfüßig; er erwacht.

UNE DAME. - Elle regarde tout alentour. Je l'avais bien pensé.

Sie sieht sich um!  Das hab' ich wohl gedacht.

LE C0URTI5AN. - Et se retourne ! C'est un prodige que ce qui lui arrive

Sie sieht sich um!  Das hab' ich wohl gedacht.

LNE DAME. - Mais, pour elle, il n'y a là nul prodige, croyez-moi.

Er staunt!  Ein Wunder ist's, was ihm geschieht.

LE COURTISAN. - Elle revient vers lui avec une attitude pleine de pudeur.

Mit Anstand kehrt sie sich zu ihm herum.

UNE DAME. - Je remarque qu'elle semble lui apprendre quelque chose. En pareil cas, les hommes sont bien sots. Il croit vraiment qu'il est le premier...

 Ich merke schon, sie nimmt ihn in die Lehre;

  In solchem Fall sind alle Männer dumm,

  Er glaubt wohl auch, daß er der erste wäre.

UN CHEVALIER. - Laissez-moi l'admirer... Délicate avec majesté !

Laßt mir sie gelten!  Majestätisch fein!

UNE DAME. - L'impudique! Cela est de la dernière inconvenance.

Die Buhlerin!  Das nenn' ich doch gemein!

UN PAGE. - Je voudrais bien me trouver à sa place.

Ich möchte wohl an seiner Stelle sein!

UN COURTISAN. - Qui ne se prendrait en une telle nasse!

Wer würde nicht in solchem Netz gefangen?

UNE DAME. - C'est un bijou qui a passé par toutes les mains ! Aussi la dorure en est bien usée.

Das Kleinod ist durch manche Hand gegangen,

  Auch die Verguldung ziemlich abgebraucht.

UNE AUTRE DAME. - Depuis sa dixième année, elle ne vaut plus rien.

Vom zehnten Jahr an hat sie nichts getaugt.

UN CHEVALIER. - Chacun choisit ce qui lui plaît le mieux. Je me contenterais bien de ce beau reste. Gelegentlich nimmt jeder sich das Beste;   Ich hielte mich an diese schönen Reste.

 

UN SAVANT (GELAHRTER). - Je la vois clairement ici; cependant, j'avoue que je doute si c'est bien là véritablement Hélène; la réalité mène à l'absurde... Je me tiens avant tout à la lettre des textes. Je lis donc qu'elle a, en effet, séduit par sa beauté toutes les barbes grises de Troie. Et, comme il me semble, le fait s'accomplit même ici. Je ne suis pas jeune; et cependant elle me plaît.

Ich seh' sie deutlich, doch gesteh' ich frei:

  Zu zweiflen ist, ob sie die rechte sei.

  Die Gegenwart verführt ins übertriebne,

  Ich halte mich vor allem ans Geschriebne.

  Da les' ich denn, sie habe wirklich allen

  Graubärten Trojas sonderlich gefallen;

  Und wie mich dünkt, vollkommen paßt das hier:

  Ich bin nicht jung, und doch gefällt sie mir.

 

L'ASTROLOGUE - Ce n'est plus un jeune homme, c'est maintenant un hardi héros, qui la saisit sans lui laisser la force de se défendre; il la soulève de son bras puissant. Serait-ce qu'il veut l'enlever? 

Nicht Knabe mehr!  Ein kühner Heldenmann,

  Umfaßt er sie, die kaum sich wehren kann.

  Gestärkten Arms hebt er sie hoch empor,

  Entführt er sie wohl gar? 

 

FAUST, s'éiançant. - Fou ! téméraire! que fais-tu? Tu ne m'entends pas! Arrête ! c'est trop !

  Verwegner Tor!

  Du wagst!  Du hörst nicht!  halt!  das ist zu viel!

 

MÉPHISTOPHELÈS. - Cette fantasmagorie est cependant ton ouvrage.

Machst du's doch selbst, das Fratzengeisterspiel!

 

L'ASTROLOGUE - Un mot seulement. D'après tout ce que j'ai vu, j'appellerais cette scène : l'Enlèvement d'Hélène. 

  Nur noch ein Wort!  Nach allem, was geschah,

  Nenn' ich das Stück den Raub der Helena.

 

FAUST:

  Was Raub!  Bin ich für nichts an dieser Stelle!

  Ist dieser Schlüssel nicht in meiner Hand!

  Er führte mich, durch Graus und Wog' und Welle

  Der Einsamkeiten, her zum festen Strand.

  Hier fass' ich Fuß!  Hier sind es Wirklichkeiten,

  Von hier aus darf der Geist mit Geistern streiten,

  Das Doppelreich, das große, sich bereiten.

  So fern sie war, wie kann sie näher sein!

  Ich rette sie, und sie ist doppelt mein.

  Gewagt!  Ihr Mütter!  Mütter!  müßt's gewähren!

  Wer sie erkannt, der darf sie nicht entbehren.

  ASTROLOG:

  Was tust du, Fauste!  Fauste!--Mit Gewalt

  Faßt er sie an, schon trübt sich die Gestalt.

  Den Schlüssel kehrt er nach dem Jüngling zu,

  Berührt ihn!--Weh uns, Wehe!  Nu!  im Nu!

  MEPHISTOPHELES:

  Da habt ihr's nun!  mit Narren sich beladen,

  Das kommt zuletzt dem Teufel selbst zu Schaden.

 

FAUST:

Quel enlèvement? Suis-je pour rien à cette place? N'ai-je point dans la main cette clef? Elle m'a guidé à travers l'épouvante, et le flot et la vague des espaces solitaires, et m'a ramené sur ce terrain solide. Ici, je prends pied !

Ici est le domaine du réel, et, d'ici, l'Esprit peut lutter avec les esprits, et se promettre l'empire du double univers!...

Elle était si loin; comment la vois-je maintenant si près?

Je la sauve, et elle est doublement à moi.

Courage ! Mères! Mères, exaucez-moi ! Celui qui l'a connue ne peut plus se détacher d'elle!

L'ASTROLOGUE: 

Que fais-tu? Faust! Faust ! — De force il la saisit; déjà l'image s'est troublée. Il attaque le jeune homme avec la clef; il le touche. Malheur à nous! malheur!... Hélas! hélas!

MÉPHISTOPHELÈS:

Quelle tragique stupidité, c'est bien le diable qui en pâtira...

 

Explosion. Faust tombe à terre. Les Esprits disparaissent dans les nuées...

 


Certes, tout le monde admire ces deux belles figures, types perdus de l'antique beauté. Les deux ombres, insensibles à ce qui se passe autour d'elles, se parlent et s'aiment là comme dans leur sphère. Paris donne un baiser à Hélène...

.. mais Faust, émerveillé encore de ce qu'il vient de voir et de faire, mêlant tout à coup les idées du monde qu'il habite et de celui dont il sort, malgré les exhortations de Méphistophélès à plus de modération, s'est épris subitement de la beauté d'Hélène, qu'on ne pouvait voir sans l'aimer. Fantôme pour tout autre, elle existe en réalité pour cette grande intelligence....

Faust est jaloux de Paris, jaloux de Ménélas, jaloux du passé, qu'on ne peut pas plus anéantir moralement, que physiquement la matière ; il touche Paris avec la clef magique, et rompt le charme de cette double apparition....

 

Nous voici à nouveau transportés dans la chambre d'étude de Faust où Méphistophélès a couché sur son lit le docteur endormi. Et, pendant qu'il repose, le diable retrouve chaque objet à sa place, tel qu'ils l'ont laissé, jusqu'à la plume même qui a servi au pacte, et où brille encore le reste de la goutte de sang tirée aux veines du docteur.

La scène suivante se déroule au laboratoire de Wagner, qui, las de la chimie et de la physique expérimentale, a imaginé de dérober le secret de la création. A force de combiner les gaz, les fluides et les plus purs éléments de la matière, il est parvenu à concentrer dans une fiole le mélange précis où doit éclore le genre humain : au moment où Méphistophélès entre brusquement dans la pièce, un homonculus se dessine et se forme dans la liqueur épaisse et blanchâtre, et demande protection, pour vivre, au diable. Le voici sur le front de Faust, partageant son rêve de retrouver Hélène, entrainant Faust et Méphistophélès qui s'élancent hors de l'atmosphère terrestre, plus hardis cette fois, après une première épreuve : Faust, en proie à une pensée unique, celle d'Hélène; le diable, moins préoccupé, toujours froid, toujours railleur, mais curieux, lui, d'un monde où il n'est jamais entré

Tandis que le docteur, perdu dans l'univers antique, s'y reconnaît peu à peu avec le souvenir de ses savantes lectures ; qu'il demande Hélène au vieux centaure Chiron, à Manto la devineresse, et finit par apprendre qu'elle habite avec ses femmes l'antre de Perséphone, le mélancolique Hadès, situé dans une des cavernes de l'Olympe. Méphistophélès s'arrête de loin en loin dans ces régions fabuleuses ; il cause avec les vieux démons du Tartare, avec les sibylles et les parques, avec les sphinx plus anciens encore. Bientôt il prendra un rôle actif dans la comédie fantastique qui va se jouer autour du docteur, et revêt le costume et l'apparence symbolique de Phorkyas, la vieille intendante du palais de Ménélas...

 

Débute l'acte consacré à Hélène....

Tirée par le désir de Faust de sa demeure ténébreuse de l'Hadès, Helène se retrouve entourée de ses femmes devant le péristyle de son palais d'Argos, à l'instant même où elle vient de débarquer, ramenée par Ménélas de l'Egypte, où elle s'était enfuie après la chute de Troie. 

 

HELENE. - Beaucoup admirée et beaucoup blâmée, je suis Hélène; j'arrive du bord où nous venons de débarquer encore ivre du balancement animé des vagues, qui, venant des plaines phrygiennes, nous a portées sur leur dos haut voûté par la faveur de Poséidon et la force d'Euros, dans les côtes de mon père. Là en bas, le roi Ménélas se réjouit de son retour et de celui des plus vaillants de ses guerriers. Moi, je te salue, haute maison que Tyndare, mon père, à son retour, s'est fait élever près de la pente de la colline de Pallas; et, lorsque ici Je grandis fraternellement avec Clytemnestre, avec Castor et avec Pollux, compagnons de mes jeux, cette maison était ornée plus magnifiquement que toutes les autres maisons de Sparte..."

 

"  Bewundert viel und viel gescholten, Helena,

  Vom Strande komm' ich, wo wir erst gelandet sind,

  Noch immer trunken von des Gewoges regsamem

  Geschaukel, das vom phrygischen Blachgefild uns her

  Auf sträubig-hohem Rücken, durch Poseidons Gunst

  Und Euros' Kraft, in vaterländische Buchten trug.

  Dort unten freuet nun der König Menelas

  Der Rückkehr samt den tapfersten seiner Krieger sich.

  Du aber heiße mich willkommen, hohes Haus,

  Das Tyndareos, mein Vater, nah dem Hange sich

  Von Pallas' Hügel wiederkehrend aufgebaut

  Und, als ich hier mit Klytämnestren schwesterlich,

  Mit Kastor auch und Pollux fröhlich spielend wuchs,

  Vor allen Häusern Spartas herrlich ausgeschmückt.

  Gegrüßet seid mir, der ehrnen Pforte Flügel ihr!

  Durch euer gastlich ladendes Weit-Eröffnen einst

  Geschah's, daß mir, erwählt aus vielen, Menelas

  In Bräutigamsgestalt entgegenleuchtete.

  Eröffnet mir sie wieder, daß ich ein Eilgebot

  Des Königs treu erfülle, wie der Gattin ziemt.

  Laßt mich hinein!  und alles bleibe hinter mir,

  Was mich umstrürmte bis hieher, verhängnisvoll.

  Denn seit ich diese Schwelle sorgenlos verließ,

  Cytherens Tempel besuchend, heiliger Pflicht gemäß,

  Mich aber dort ein Räuber griff, der phrygische,

  Ist viel geschehen, was die Menschen weit und breit

  So gern erzählen, aber der nicht gerne hört,

  Von dem die Sage wachsend sich zum Märchen spann."

 

Est-ce le souvenir qui se refait présent ici ? ou les mêmes faits qui se sont passés se reproduisent-ils une seconde fois dans les mêmes détails? C'est une de ces hallucinations effrayantes du rêve et même de certains instants de la vie, où il semble qu'on refait une action déjà faite et qu'on redit des paroles déjà dites, prévoyant, à mesure, les choses qui vont se passer. Cet acte étrange se joue-t-il entre les deux âmes de Faust et d'Hélène, ou entre le docteur vivant et la belle Grecque?... 

C'est Méphistophélès qui, sous les traits de Phorkyas, guidera vers lui l'épouse de Ménélas, infidèle toujours, dans le temps et dans l'éternité. Le cercle d'un siècle vient donc de recommencer, l'action se fixe et se précise ; mais, à partir du débarquement d'Hélène, l'action s'accélère. A peine avons- nous écouté les douces plaintes des suivantes d'Hélène, ramenées captives dans leur patrie; les lamentations et les terreurs de la reine, qui rencontre au seuil de sa porte les ombres menaçantes de ses dieux offensés, que déjà elle apprend qu'elle est désignée pour servir de victime à un sacrifice sanglant en expiation des malheurs de la Grèce et des justes ressentiments de Ménélas. 

Mais Phorkyas lui vient annoncer qu'elle peut échapper à ce destin en se jetant, fille d'un âge qui s'éteint, dans les bras d'un âge qui vient de naître. L'époque grecque, représentée par Ménélas et par son armée, et victorieuse à peine de l'époque assyrienne, dont Troie fut le dernier rempart, est déjà menacée à son tour par un nouveau cycle historique qui se lève derrière elle, et se dégage peu à peu des doubles voiles de la barbarie primitive, et de l'avenir chargé d'idées nouvelles. Une race à demi sauvage, descendue des monts Cimmériens, gagne peu à peu du terrain sur la civilisation grecque, et bâtit déjà ses châteaux à la vue des palais et des monuments de l'Argolide. 

 

Le GARDIEN de la tour, LYNCEUS. - Laisse-moi m'agenouiller, - laisse-moi contempler, - laisse-moi mourir, laisse-moi vivre, - car déjà j'appartiens à cette femme venue des dieux. J'attendais l'éclat du matin; je guettais à l'orient le cours de l'aurore, lorsque soudain je vis, ô miracle ! je vis le soleil se lever du côté du midi. Je me tournai de son côté pour la contempler, elle, au lieu des gouffres, des hauteurs, au lieu des espaces de la terre et des cieux.

J'ai le regard du lynx au sommet de l'arbre ; mais à celle heure j'ai dû me débattre comme pour sortir d'un rêve profond. Savais-je seulement où j'en étais? plate-forme, tour, porte fermée? Des vapeurs flottent, se dissipent, et cette déesse en sort! L'œil et la poitrine vers elle, j'aspirais son doux éclat; cette extraordinaire beauté m'éblouit complètement, moi malheureux! J'oubliai les devoirs du gardien, et le cor, et mes serments. Va, menace de m'anéantir ; la beauté dompte toute colère.

HELENE. - Le mal que j'ai causé, je ne saurais le punir. Malheur à moi ! Quelle fatale destinée me poursuit, que je porte ainsi partout le trouble dans le sein des hommes, qui, dès lors, ne tiennent plus compte ni d'eux- mêmes ni de rien ! Par des rapts, par des séductions, par des combats, les demi-dieux, les héros, les dieux, oui, même les démons, m'ont égarée çà et là dans les ténèbres. Simple, j'ai troublé le monde; double, encore davantage; et maintenant, sous une triple et quadruple apparence, j'apporte fléaux sur fléaux. Qu'il s'éloigne, laisse-lui la liberté; qu'aucun opprobre n'accable l'homme ébloui par les dieux !

FAUST. - Je vois avec étonnement, ô reine! ici le vainqueur ensemble et le vaincu ; je vois l'un qui a lancé la flèche et blessé l'homme; les traits suivent les traits et m'atteignent, je les entends siffler tout à l'entour dans le château et dans l'espace. Que suis-je? Tu rends mes vassaux rebelles et mes murailles impuissantes; je crains déjà que mon armée n'obéisse à la femme triomphante, invincible. Que me reste-t-il à faire, si ce n'est de remettre en tes mains ma destinée et tous les biens que je croyais posséder? A tes pieds laisse-moi, libre et fidèle, te reconnaître pour souveraine, toi qui n'as fait qu'apparaître pour te rendre maîtresse du trône et du pays.

LYNCEUS, avec un coffre, conduisant des hommes qui portent des présents. - Tu me vois de retour, ô reine! Le riche mendie un regard, il te contemple, et soudain se sent pauvre comme un mendiant, et riche comme un prince. Qu'étais-je d'abord? que suis-je maintenant? Que faut-il vouloir? Que faut-il faire? L'éclair du regard s'émousse sur ton trône. ..."

 

C'est le germe du Moyen âge, qui grandit d'instants en instants. Hélène, l'antique beauté, représente un type éternel, toujours admirable et toujours reconnu de tous ; par conséquent, elle peut échapper, par une sorte d'abstraction subite, à la persécution de son époux, qui n'est, lui, qu'une individualité passagère et circonscrite dans un âge limité. Elle renie, pour ainsi dire, ses dieux et son temps, et tout à coup Phorkyas la transporte dans le château crénelé, qui protège encore l'époque féodale naissante. Là règne et commande Faust, l'homme du moyen âge, qui en porte dans son front tout le génie et toute la science, et dans son cœur tout l'amour et tout le courage.

 

Ménélas et ses vaines cohortes tentent d'assiéger le castel gothique ; mais ces ombres ennemies se dissipent bientôt en nuées, vaincues à la fois par le temps et par les clartés d'un jour nouveau. La victoire reste donc à Faust, qui, vêtu en chevalier, accepte Hélène pour sa dame et pour sa reine. La femme de l'époque antique, jusque-là toujours esclave ou sujette, vendue, enlevée, troquée souvent, s'habitue avec délices à ces respects et à ces honneurs nouveaux. Les murs du château féodal, désormais inutiles, s'abaissent et deviennent l'enceinte d'une demeure enchantée, aux édifices de marbre, aux jardins taillés en bocages et peuplés de statues riantes. C'est la transition du moyen âge vers la renaissance. C'est l'époque où l'homme vêtu de fer s'habille de soie et de velours, où la femme règne sans crainte, où l'art et l'amour déposent partout des germes nouveaux. L'union de Faust et d'Hélène n'a pas été stérile, et le chœur salue déjà la naissance d'Euphorion, l'enfant illustre du génie et de la beauté.

 

La mort d'Euphorion, puis celle d'Hélène - Mais sous l'allégorie d'Euphorion pointe la critique des temps modernes. Euphorion ne peut vivre en repos; à peine né, il s'élance de terre, gravit les plus hauts sommets, parcourt les plus rudes sentiers, veut tout embrasser, tout pénétrer, tout comprendre, et finit par éprouver le sort d'Icare en voulant conquérir l'empire des airs. L'auteur, sans s'expliquer davantage, dissout par cette mort le bonheur passager de Faust, et Hélène, mourante à son tour, est rappelée par son fils au séjour des ombres. Ici encore, l'imitation de la légende reparaît. Le peuple fantastique, qui avait repris l'existence au- tour des deux époux, se dissipe à son tour, rendant à la nature les divers éléments qui avaient servi à ces incarnations passagères. Sa fidèle suivante Panthalis est seule sauvée par la puissance de la fidélité et de l'amour. Les autres, vaines animations des forces magnétiques de la matière, sans perdre une sorte de vitalité commune et incapable de pensées, bruissent dans le vent, éclatent dans les lueurs, gémissent dans les ramées et pétillent joyeusement dans la liqueur nouvelle, qui créera aux hommes des idées fantasques et des rêves insensés. Tel est le dénouement de cet acte...

 

Faust, affaibli et brisé, mais toujours ardent à vivre, s'attache à la terre avec l'âpreté d'un vieillard, et, revenu de son mépris des hommes, tente d'accomplir en quelques années tous les progrès que la science et le génie rêvent encore pour la gloire des âges futurs...

 

"Après la mort, ou plutôt l'anéantissement du fantôme adoré d'Hélène, Faust se retrouve sur le sommet d'une montagne, encore ébloui des visions perdues, qui pour lui ont été réelles, et ont occupé quelque temps l'activité de son âme. Méphistophélès vient lui demander s'il n'est pas las encore de la vie, et s'il n'a pas tout épuisé, la science, la gloire, l'amour de cœur, l'amour d'intelligence, et n'est pas content encore d'avoir pu sonder vivant deux infinis : le temps et l'espace. Que peut-il vouloir encore? La richesse, le pouvoir, le plaisir des sens? Mais ce sont là des phases de l'existence, que Faust a traversées sans s'y arrêter,

— Je vois, dit Méphistophélës, qu'il nous faut passer à une autre sphère; celle-ci est épuisée, tordue comme une orange vide. C'est vers la lune que ton esprit aspire maintenant, je le vois bien.

— Tu te trompes, dit Faust, la terre est encore un théâtre assez vaste pour l'activité qui me reste. Je veux frapper d'admiration les races humaines. Je veux laisser des monuments de mon passage et pétrir enfin la nature au moule idéal de ma pensée. Assez de rêves : la gloire n'est rien, l'action est tout.

— Qu'il soit donc fait à ton gré! dit le diable, qui commence à désespérer de fatiguer une intelligence si robuste.

Et ils abaissent de nouveau leur vol sur le monde matériel, La vie humaine recommence à bruire autour d'eux. Combien de temps s'est-il passé depuis qu'ils ont quitté la cour de l'empereur ? Des années, des instants, peut-être. Mais l'empereur est encore vivant. La prospérité financière improvisée par Méphistophélès n'a pas été de longue durée. Le papier-monnaie est redevenu papier; les folles dissipations de la cour ont mis le comble à la misère publique. Une grande partie de l'empire s'est soulevée, et le souverain légitime joue sa couronne dans une dernière bataille. Faust ordonne à Méphistophélès de le secourir, et se dispose lui-même à prendre part au combat, revêtu d'une armure brillante. Trois personnages magiques deviennent les aides de camp du nouveau général, et Méphistophélès évoque de terre les fantômes innombrables des âmes disparues. L'empereur, placé entre ses deux amis, les questionne en tremblant sur ces effrayantes levées qui se déroulent en légions bizarres, tantôt représentant des forces à vaincre le monde, et tantôt d'innocents brouillards embrasés des feux du couchant. L'aide de ces fantômes n'empêche pas les véritables troupes de l'empereur d'être taillées en pièces, si bien qu'il ne restera plus un bras de chair et de sang pour protéger le sein de l'empereur contre les hardis révoltés. En effet, ceux-là n'ont pas tardé à s'apercevoir que les lances qui les menaçaient ne faisaient aucune blessure, et déjà les voilà qui gravissent les hauteurs. Ici, Méphistophélès fait appel aux esprits des sources souterraines , qui envoient à la surface de la terre une apparence d'inondation. Les troupes ennemies se croient au moment d'être noyées, ainsi que l'armée du pharaon, et se dispersent comme des troupeaux au milieu des brouillards qui égarent leurs yeux et leurs pensées. L'empereur, maître du champ de bataille, est bientôt rejoint par les siens. Il ne songe plus qu'à récompenser ceux qui lui sont restés fidèles. A ce moment, tout le monde l'a été, et chacun apporte ses preuves. L'archevêque seul vient faire entendre des paroles sévères et reprocher à l'empereur de n'avoir triomphé qu'à l'aide des puissances infernales. On l'apaise en lui promettant de bâtir une magnifique église sur le lieu même de la bataille, et en faisant au clergé de l'empire de riches dotations.

Quant à Faust, il demande la concession d'un vaste royaume où il puisse réaliser ses plans et ses découvertes : pour n'avoir pas à s'embarrasser dans les mille réseaux du droit, des souvenirs et de la propriété, il choisit un terrain vierge encore, qu'il se charge lui- même de gagner sur la mer..." 

Mais un esprit qui s'est séparé de Dieu ne peut rien pour le bonheur des hommes, et le malin esprit tourne contre lui toutes ses entreprisesAyant ainsi accompli toutes ses pensées, et n'ayant plus un seul désir, le vieux docteur entend sans effroi sonner sa dernière heure, et son aspiration suprême tend à Dieu, qu'il avait oublié si longtemps. Son âme échappe donc au diable, et l'auteur semble donner pour conclusion que le génie véritable, même séparé longtemps de la pensée du ciel, y revient toujours, comme au but inévitable de toute science et de toute activité.

  

FAUST, sur le balcon. - Les étoiles ont perdu leurs regards et leur clarté; la flamme tombe et s'amoindrit; un frisson d'air l'évente encore et porte jusqu'ici la vapeur et la fumée. Ordre vite donné et trop vite accompli ! Qui flotte là dans J'ombre?

QUATRE FEMMES GRISES s'avancent.

LA PREMIÈRE. Je m'appelle la Famine.

LA SECONDE. Je m'appelle la Dette.

LA TROISIÈME. Je m'appelle le Souci.

LA QUATRIÈME. Je m'appelle la Détresse.

TOUTES TROIS. La porte est close, nous ne pouvons entrer. C'est la maison d'un riche, nous n'y avons point affaire .

LA FAMINE. Là, je deviens ombre.

LA DETTE. Là je deviens rien.

LA DETRESSE. Là se détourne le visage déshabitué de moi.

LE SOUCI. Vous, mes sœurs, vous ne pouvez et n'osez rien ici. Le Souci peut se glisser seul par le trou de la serrure.

(Le Souci disparaît).

LA FAMINE. Vous, mes compagnes sombres, éloignez- vous.

LA DETTE. Je m'attache à toi seule et marche à ton côté.

LA DÉTRESSE. Et la Détresse marche sur vos talons.

TOUTES TROIS. Les nuages filent, les étoiles sont voilées. Là, derrière, derrière, de loin, de loin, le voilà qui vient, notre père le Trépas.

FAUST, dans le palais. - Quatre j'en vis venir, et trois seulement s'en vont. Je ne puis saisir le sens de leurs paroles. Cela résonnait comme détresse; puis une rime plus sombre : la mort. Cela sonnait creux et de la voix sourde de fantômes. Je n'ai pu m'affranchir encore de cette impression. Si je pouvais éloigner la magie de mon chemin et désapprendre tout à fait les formules cabalistiques! Si je pouvais, nature, être seulement un homme devant toi; alors, cela vaudrait bien la peine d'être homme !

Je l'étais jadis, avant que je cherchasse à pénétrer tes voiles, avant que j'eusse maudit avec des paroles criminelles le monde et moi-même. Maintenant, l'air est plein de tels fantômes, qu'on ne saurait comment leur échapper. Si le jour pur et clair vient sourire un seul instant, la nuit nous replonge aussitôt dans les voiles épais du rêve. Nous revenons gaiement des campagnes reverdies, tout à coup un oiseau crie ; que crie-t-il ? Malheur ! Le malheur ! il nous surprend, enveloppés jeunes et vieux des liens de la superstition. Il arrive, il s'annonce, il avertît, et nous nous trouvons seuls, épouvantés en sa présence... La porte grince, mais personne n'entre. (Avec terreur.) Y a-t-il quelqu'un ici?

LE SOUCI. - La réponse est dans la demande.

FAUST. - Et qui es-tu donc?

LE SOUCI. - Je suis là, voilà tout.

FAUST. - Éloigne-toi.

LE SOUCI. - Je suis où je dois être.

FAUST, d'abord en colère, puis s'apaisant peu à peu. - Alors ne prononce aucune parole magique... Prends garde à toi!

LE SOUCI. - L'oreille ne m'entendant pas. Je murmurerai dans le cœur. Sous diverses métamorphoses J'exerce mon pouvoir effrayant. Sur le sentier ou sur la vague, Éternel compagnon d'angoisse, Toujours trouvé, jamais cherché, Tantôt flatté, tantôt maudit! N'as-tu jamais connu le Souci ?

FAUST. - Je n'ai fait que courir par le monde, saisissant aux cheveux tout plaisir, négligeant ce qui ne pouvait me suffire, et laissant aller ce qui m'échappait. Je n'ai fait qu'accomplir et désirer encore, et j'ai ainsi précipité ma vie dans une éternelle action. D'abord grand et puissant, à présent, je marche avec sagesse et circonspection. Le cercle de la terre m'est suffisamment connu. La vue sur l'autre monde nous est fermée. Qu'il est insensé, celui qui dirige ses regards soucieux de ce côté, et qui s'imagine être au-dessus des nuages, au-dessus de ses semblables ! Qu'il se tienne ferme à cette terre ; le monde n'est pas muet pour l'homme qui vaut quelque chose. A quoi bon flotter dans l'éternité ? Tout ce que l'homme connaît, il peut le saisir. Qu'il poursuive donc son chemin, sans s'épouvanter des fantômes ; qu'il marche, il trouvera du malheur et du bonheur; lui qui est toujours mécontent de tout, du mal comme du bien. 

LE SOUCI. - Lorsqu'une fois je possède quelqu'un, Le monde entier ne lui vaut rien ; D'éternelles ténèbres le couvrent. Le soleil ne se lève ni ne se couche pour lui; Ses sens, si parfaits qu'ils soient. Sont couverts de voiles et de ténèbres. De tous les trésors, il ne sait rien posséder;

Bonheur, malheur deviennent des caprices, Il meurt de faim au sein de l'abondance. Que ce soient délices ou tourments, Il remet au lendemain. N'attend rien de l'avenir Et n'a plus jamais de présent.

FAUST. - Tais-toi ! je ne veux pas entendre un non-sens. Va-t'en! cette maudite litanie rendrait fou l'homme le plus sage.

LE SOUCI. - S'il doit aller, s'il doit venir, La résolution lui manque. Sur le milieu d'un chemin frayé. Il chancelle et marche à demi-pas. Il se perd de plus en plus, Regarde à travers toute chose, A charge à lui-même et à autrui; Respirant et étouffant tour à tour, Ni bien vivant, ni bien mort. Sans désespoir, sans résignation, Dans un roulement continuel. Regrettant ce qu'il fait, haïssant ce qu'il doit faire. Tantôt libre, tantôt prisonnier, Sans sommeil ni consolation , Il reste fixé à sa place Et tout préparé pour l'enfer.

  SORGE:

  Wen ich einmal besitze,

  Dem ist alle Welt nichts nütze;

  Ewiges Düstre steigt herunter,

  Sonne geht nicht auf noch unter,

  Bei vollkommnen äußern Sinnen

  Wohnen Finsternisse drinnen,

  Und er weiß von allen Schätzen

  Sich nicht in Besitz zu setzen.

  Glück und Unglück wird zur Grille,

  Er verhungert in der Fülle;

  Sei es Wonne, sei es Plage,

  Schieb er's zu dem andern Tage,

  Ist der Zukunft nur gewärtig,

  Und so wird er niemals fertig.

  FAUST:

  Hör auf!  so kommst du mir nicht bei!

  Ich mag nicht solchen Unsinn hören.

  Fahr hin!  die schlechte Litanei,

  Sie könnte selbst den klügsten Mann betören.

 

SORGE:

  Soll er gehen, soll er kommen?

  Der Entschluß ist ihm genommen;

  Auf gebahnten Weges Mitte

  Wankt er tastend halbe Schritte.

  Er verliert sich immer tiefer,

  Siehet alle Dinge schiefer,

  Sich und andre lästig drückend;

  Atemholend und erstickend;

  Nicht erstickt und ohne Leben,

  Nicht verzweiflend, nicht ergeben.

  So ein unaufhaltsam Rollen,

  Schmerzlich Lassen, widrig Sollen,

  Bald Befreien, bald Erdrücken,

  Halber Schlaf und schlecht Erquicken

  Heftet ihn an seine Stelle

  Und bereitet ihn zur Hölle.

 


FAUST. - Misérables fantômes! c'est ainsi que vous en agissez mille et mille fois avec la race humaine ; vous changez des jours indifférents en affreuses tortures. Je le sais, on se défait difficilement des esprits de ténèbres; mais ta puissance, Souci! rampant ou puissant, je ne la reconnaîtrai pas.

LE SOUCI. - Vois donc avec quelle rapidité Je pars en te jetant des imprécations! Les hommes sont aveugles toute leur vie; Eh bien, Faust, deviens-le à la fin de tes jours!

(Il lui souffle au visage).

FAUST, aveugle. - La nuit paraît être devenue plus profonde; mais à l'intérieur brille une lumière éclatante. Ce que j'ai résolu , je veux m'empresser de l'accomplir. La parole du Seigneur a seule de la puissance. O vous, mes serviteurs, levez-vous de vos couches les uns après les autres, et faites voir ce que j'ai si audacieusement médité; saisissez l'instrument, remuez la pelle et le pieu; il faut que cette œuvre désignée s'accomplisse ; l'ordre exact, l'application rapide sont toujours couronnés par le plus beau succès; qu'une œuvre des plus grandes s'achève, un seul esprit suffit pour mille mains !

 

ET MÉPHISTOPHÉLÈS de conclure alors que meurt Faust ...

"Aucune joie ne le rassasie, aucun bonheur ne lui suffit. Il s'élance ainsi toujours après des images qui changent. Le dernier instant, si vide et si méprisable qu'il fût, le malheureux eût voulu le saisir et l'arrêter. Le temps est resté le maître. Le vieillard gît là sur le sable. L heure s'arrête...

LE CHOEUR. Elle s'arrête; elle se tait comme minuit.

(L'aiguille tombe).

MÉPHISTOPHÉLÈS. Elle tombe ! Tout est accompli.

LE CHOEUR. Tout est passé !

MEPHISTOPHELÈS. Passé ! Un mot inepte. Pourquoi passé ? Ce qui est passé et le pur néant , n'est-ce pas la même chose ? Que nous veut donc cette éternelle création, si tout ce qui fut créé va s'engloutir dans le néant? « C'est passé ! » Que faut-il lire à ce texte? C'est comme si cela n'avait jamais été ! Et pourtant cela se meut encore dans une certaine région , comme si cela existait. Pourquoi?.... J'aimerais mieux simplement le vide éternel."

MEPHISTOPHELES:

  Ihn sättigt keine Lust, ihm gnügt kein Glück,

  So buhlt er fort nach wechselnden Gestalten;

  Den letzten, schlechten, leeren Augenblick,

  Der Arme wünscht ihn festzuhalten.

  Der mir so kräftig widerstand,

  Die Zeit wird Herr, der Greis hier liegt im Sand.

  Die Uhr steht still--

  CHOR:

  Steht still!  Sie schweigt wie Mitternacht.

  Der Zeiger fällt.  

 

MEPHISTOPHELES:

  Er fällt, es ist vollbracht.

  CHOR:

  Es ist vorbei.  

  MEPHISTOPHELES:

  Vorbei!  ein dummes Wort.

  Warum vorbei?

  Vorbei und reines Nicht, vollkommnes Einerlei!

  Was soll uns denn das ew'ge Schaffen!

  Geschaffenes zu nichts hinwegzuraffen!

  "Da ist's vorbei!"  Was ist daran zu lesen?

  Es ist so gut, als wär' es nicht gewesen,

  Und treibt sich doch im Kreis, als wenn es wäre.

  Ich liebte mir dafür das Ewig-Leere.

 



1809, Goethe, "Die Wahlverwandschaften" (Les Affinités électives)

L’une des nouvelles destinées aux Années de voyage devint un roman, ce sont "Les Affinités" qui se demandent s'il n'existe pas dans dans le monde moral, comme dans le monde physique, des attractions mystérieuses et impératives entre les êtres, et notamment entre hommes et femmes. Deux époux, Édouard et Charlotte, voient leur bonheur troublé par l’arrivée de deux personnes qu’ils admettent dans leur intimité, un capitaine, ami d’Édouard, et une nièce de Charlotte, nommée Ottilie. Le capitaine et Charlotte parviennent à résister à leurs attirances mutuelles tandis qu'Édouard et Ottilie mourront victimes de la passion aveugle qui les entraîne l'un vers l'autre.

La vie humaine se révèle un phénomène de la nature dont la force de destruction élémentaire peut briser l'ordre social, à moins que ne surgissent le renoncement et la mort. Tout le roman plonge dans une atmosphère mystérieuse dominée par les forces occultes de la nature. Et c'est de la lecture de Rousseau que Goethe tient cette religion du paysage, vivant sous la dépendance des saisons, consultant l'état du ciel, interrogeant les nuages, le vol des oiseaux, et que l'on retrouve dans Werther et dans les Affinités électives, les écrivains de l'âge précédent n'avait pas eu cette idée de mettre l'être humain en constante et directe communication avec les éléments...

 

"Chapitre XII ... La lune, à son déclin, se lève sur la forêt. La nuit tiède invite Édouard à sortir ; il se promène de tous côtés ; il est le plus agité et le plus heureux des hommes. Il parcourt les jardins ; il s'y trouve à l’étroit ; il court dans la campagne et il se sent trop éloigné. Il est ramené vers le château ; il se trouve sous les fenêtres d’Ottilie. Là il s'assied sur l’escalier d’une terrasse. « Des murs et des verrous nous séparent maintenant, se dit-il, mais nos cœurs ne sont pas séparés. Si elle était devant moi , elle tomberait dans mes bras , et moi dans les siens; et que me faut-il de plus que celte certitude? »

Tout était silencieux autour de lui; pas un souffle de vent; le calme était si profond, qu’il pouvait entendre sous terre le travail des animaux, mineurs infatigables, pour lesquels la nuit et le jour sont égaux. Plongé dans ses rêves heureux, il s'endormit enfin, et, lorsqu’il s’éveilla, le soleil reparaissait déjà dans sa magnificence et dissipait les vapeurs matinales.

Il se trouva le premier debout dans ses domaines..."

 

"Der abnehmende Mond steigt über den Wald hervor. Die warme Nacht lockt ins Freie; er schweift umher, er ist der unruhigste und der glücklichste aller Sterblichen. Er wandelt durch die Gärten; sie sind ihm zu enge; er eilt auf das Feld, und es wird ihm zu weit. Nach dem Schlosse zieht es ihn zurück; er findet sich unter Ottiliens Fenstern. Dort setzt er sich auf eine Terrassentreppe. ‘Mauern und Riegel’, sagt er zu sich selbst, ‘trennen uns jetzt, aber unsre Herzen sind nicht getrennt. Stünde sie vor mir, in meine Arme würde sie fallen, ich in die ihrigen, und was bedarf es weiter als diese Gewißheit!’ Alles war still um ihn her, kein Lüftchen regte sich; so still wars, daß er das wühlende Arbeiten emsiger Tiere unter der Erde vernehmen konnte, denen Tag und Nacht gleich sind. Er hing ganz seinen glücklichen Träumen nach, schlief endlich ein und erwachte nicht eher wieder, als bis die Sonne mit herrlichem Blick heraufstieg und die frühsten Nebel gewältigte."

 

Gœthe conviendra lui-même dans l'annonce qui précéda la publication de son roman, que ce mot d'Affinités Électives constitue un titre étrange. Mais nous sommes à une époque au début XIXe où une sorte de crise du mariage frappe dans les classes les plus élevées, Mme de Staël, que les mœurs françaises n'avaient pas habituée à un rigorisme excessif, le soulignera : « On ne saurait le nier, écrit-elle, la facilité du divorce dans les provinces protestantes porte atteinte à la sainteté du mariage. On y change aussi paisiblement d'époux que s'il s'agissait d'arranger les incidents d'un drame" et dans les milieux romantiques les exemples de divorce, suivi d'un second mariage, contracté selon les affinités du cœur, sont si fréquents, qu'on a pu dire qu'ils étaient la règle. Frédéric Schlegel épouse Dorothée, femme divorcée du banquier Veit. Clemens Brentano épouse Sophie Mereau, également une divorcée, et en secondes noces Auguste Bussmann dont il se voit bientôt contraint de divorcer à son tour. Schleiermacher, qui épouse plus tard la veuve d'un ami intime, est d'abord amoureux d'une femme mariée. Goethe a de même connu des cas de conflit aigu entre les affinités du cœur et les lois sociales et morales... 

Aucune des oeuvres de Goethe est aussi riche en demi-teintes, en nuances, en transitions légères et presque insensíbles. Ainsi, c'est dans une certaine indépendance mutuelle du corps et de l'âme qu'il nous faudra chercher l'explication de certains faits contradictoires : quand la correspondance entre l'âme et le corps est parfaite, Ottilie apparaît comme un être harmonieux, sa démarche est admirable, souple, silencieuse, aérienne, ses doigts sont habiles à la couture, quand il s'agit de coudre pour obéir à Charlotte; mais lorsque le corps devient un enjeu et que l'âme ne suit pas, Ottilie est gauche et malhabile ; ses mêmes doigts ont une peine infinie à tracer des lettres et à écrire rapidement. Tout ce qui est machinal et mécanique la heurte et elle ne peut s'y résoudre...

Plus tard Goethe dira à Eckermann, «Il y a là-dedans plus de choses qu'aucun lecteur n'est capable d'en saisir à première vue» ...

 

(Chapitre I)

"Un riche propriétaire, le baron Edouard de L***, venait de passer dans sa pépinière les plus belles heures d'une riante journée d'avril. Il était grand amateur de jardinage, et venait de greffer quelques arbustes. Le jardinier survint comme il rangeait ses outils.

«Tu n'as pas vu ma femme?» demanda le baron. Le jardinier répondit qu'il avait vu madame du côté des plantations nouvelles, auprès de l'ermitage qu'elle faisait construire. Cet ermitage, disait-il, plairait sans doute fort à M. le baron. La vue, de là- haut, était magnifique. L'église, le village, on dominait tout le pays, sans compter le château et le parc...."

 

Eduard - so nennen wir einen reichen Baron im besten Mannesalter - Eduard hatte in seiner Baumschule die schönste Stunde eines Aprilnachmittags zugebracht, um frisch erhaltene Pfropfreiser auf junge Stämme zu bringen. Sein Geschäft war eben vollendet; er legte die Gerätschaften in das Futteral zusammen und betrachtete seine Arbeit mit Vergnügen, als der Gärtner hinzutrat und sich an dem teilnehmenden Fleiße des Herrn ergetzte.

- "Hast du meine Frau nicht gesehen?“ fragte Eduard, indem er sich weiterzugehen anschickte.

- "Drüben in den neuen Anlagen“, versetzte der Gärtner. „Die Mooshütte wird heute fertig, die sie an der Felswand, dem Schlosse gegenüber, gebaut hat. Alles ist recht schön geworden und muß Euer Gnaden gefallen. Man hat einen vortrefflichen Anblick: unten das Dorf, ein wenig rechter Hand die Kirche, über deren Turmspitze man fast hinwegsieht, gegenüber das Schloß und die Gärten“.

- "Ganz recht“, versetzte Eduard; „einige Schritte von hier konnte ich die Leute arbeiten sehen“.

 

Les six premiers chapitres des Affinités Electives sont des chapitres d'exposition. Dès le premier chapitre des Affinités Électives se pose la question suivante : Edouard décidera-t-il sa femme Charlotte à lui permettre d'inviter son ami le Capitaine? Charlotte souffrira-t-elle qu'un étranger vienne troubler une existence qui s'écoule heureusement en tête-à-tête avec son mari? Au second chapitre la question est résolue. Au troisième le Capitaine est là; et nous voyons comment les trois habitants du château organisent leur vie. Nous apprenons également que Charlotte, de même qu'Edouard était très désireux d'avoir le Capitaine auprès de lui, souhaite très vivement faire sortir de pension sa nièce Ottilie pour la garder à ses côtés.

C'est à ce point précis que se place un long entretien sur les Affinités chimiques. Si l'on en arrive ainsi à parler physique et chimie, et qu'un soir, à haute voix, Edouard lise des passages d'un livre traitant de ces questions, c'est, en fin de compte, par un pur effet du hasard que le mot Affinité frappe l'esprit de Charlotte et qu'elle demande des explications. Et c'est le Capitaine qui en dira l'essentiel en partant de ce fait que les substances ont une affinité naturelle pour elles-mêmes, ainsi les gouttes d'eau s'unissent pour former un ruisseau; il expose ensuite l'Affinité des substances pour certaines autres substances, affinité en vertu de laquelle celles-ci s'entremêlent de façon intime, soit directement, comme l'eau et le vin, soit par l'intermédiaire d'une troisième substance, comme l'huile et l'eau avec l'aide de l'alcali. Cette affinité peut être si impérieuse qu'elle dissocie les corps composés et crée de nouveaux corps. Enfin le Capitaine explique un troisième cas d'affinité, l'affinité double ou croisée, et comme il ne veut pas multiplier les termes techniques, il se sert de lettres pour faire sa démonstration. Soit A et B, C et D, deux corps dont les éléments respectifs sont étroitement unis entre eux ; mis en présence, ils se dissocient et de telle façon que l'élément A du premier va s'unir à l'élément D du second, tandis que l'élément B s'unit à l'élément C.

Quelle est la portée de cette petite leçon de chimie assez inattendue ? Goethe l'indique très nettement par les réflexions dont Charlotte et Edouard accompagnent l'exposé de leur ami. A chaque instant ils l'interrompent pour faire ressortir l'analogie de ces phénomènes scientifiques avec ce qui se passe chez les êtres humains. L'huile et l'eau se mélangeant par l'entremise de l'alcali rappellent à Charlotte les classes de la société unies par des mœurs et des lois communes. Le gaz carbonique, abandonné par le calcaire, et qui s'évapore dans les nues, lui apparaît comme une pauvre âme trahie qui paie de son dernier souffle l'union égoïste de deux autres êtres. Edouard, à son tour, s'amuse à mettre des noms sous les lettres du dernier exemple. A et B, c'est lui et sa femme, C, c'est le Capitaine ; qui sera D ? Parbleu, c'est Ottilie, que sa femme projette depuis longtemps d'appeler au château. Et, de fait, à peine a-t-il prononcé ces mots que Charlotte annonce la prochaine arrivée d'Ottilie, qu'elle s'est décidée à faire venir. Ainsi l'analogie n'est pas plutôt exprimée qu'elle se réalise déjà partiellement.

Nul doute ; l'objet de ce chapitre placé tout au début du roman, dès que les principaux personnages nous ont été présentés, est de nous avertir d'une façon déguisée des événements auxquels nous allons assister. C'est une sorte de schéma symbolique du roman tout entier, qui apparaît dès lors comme le développement et l'application à la vie humaine d'une formule chimique...

 

Alors que Charlotte et Edouard sont déjà désunis moralement, bien qu'il suffise d'un fugitif trouble de leurs sens, provoqué par une occasion, pour les faire tomber dans les bras l'un de l'autre, toute la poésie des Affïnités électives, une poésie douce et triste faite de cet "aimer et souffrir" qui brûle les âmes et les fait se consumer, s'incarne dans la délicate Ottilie, avec ses grands yeux noirs, affectueux, pénétrants et profonds, elle est la créature de vérité qui éclaire tout le roman.

D'un côté donc la sainteté du lien matrimonial qui unit Charlotte et Edouard, de l'autre la force de la passion qui, après l`arrivée au château d'Ottilie et du Capitaine, surgit presque à l'improviste dans leurs cœurs et les pousse irrésistiblement : Edouard vers Ottilie et Charlotte vers le Capitaine. L'influence du Capitaine ne change que la vie extérieure de Charlotte et d'Edouard.

C'est avec l'arrivée d'Ottilie que commencent les révolutions intérieures qui sont l'objet même du roman. Aussi longtemps que la passion est à l'état latent et qu'elle se développe sans que les personnages s'en doutent, la vie en commun est une idylle simple et tranquille, une béatitude insouciante, presque comme s`ils vivaient "hors de ce monde". Mais peu à peu il leur devient impossible de ne pas ouvrir les yeux sur la réalité et de ne pas prendre conscience d'eux-mêmes. Alors le conflit se précise dans toute son irréductibilité, déterminant dans chaque détail le déroulement ultérieur du roman. 

 

La première partie des Affinités Electives commence au printemps et finit aux approches de l'automne ; elle occupe un espace d'environ cinq mois. Or, on y discerne à peu près autant de périodes. Pendant la première, l'amour s'éveille dans le cœur des personnages et s'y développe sans dépasser les limites d'une demi-conscience ; leurs sentiments ne se révèlent qu'au lecteur, par un certain nombre d'indices qui ne lui laissent aucun doute. Edouard et Ottilie sont touchés les premiers. Dès le lendemain de l'arrivée d'Ottilie, et bien qu'elle n'ait pas encore ouvert la bouche, Edouard remarque qu'elle parle agréablement. De son côté Ottilie pénètre en quelques jours les habitudes, les goûts et les manies d'Edouard. Une série de circonstances vont ainsi progressivement leur ouvrir les yeux...

 

CHAPITRE VII - Tandis que la baronne se rapprochait insensiblement du capitaine, le baron se rapprocha insensiblement d'Ottilie...

Indem nun Charlotte mit dem Hauptmann eine gemeinsame Beschäftigung fand, so war die Folge, daß sich Eduard mehr zu Ottilien gesellte. Für sie sprach ohnehin seit einiger Zeit eine stille, freundliche Neigung in seinem Herzen. Gegen jedermann war sie dienstfertig und zuvorkommend; daß sie es gegen ihn am meisten sei, das wollte seiner Selbstliebe scheinen. Nun war keine Frage: was für Speisen und wie er sie liebte, hatte sie schon genau bemerkt; wieviel er Zucker zum Tee zu nehmen pflegte und was dergleichen mehr ist, entging ihr nicht. Besonders war sie sorgfältig, alle Zugluft abzuwehren, gegen die er eine übertriebene Empfindlichkeit zeigte und deshalb mit seiner Frau, der es nicht luftig genug sein konnte, manchmal in Widerspruch geriet.

Ebenso wußte sie im Baum- und Blumengarten Bescheid. Was er wünschte, suchte sie zu befördern, was ihn ungeduldig machen konnte, zu verhüten, dergestalt daß sie in kurzem wie ein freundlicher Schutzgeist ihm unentbehrlich ward und er anfing, ihre Abwesenheit schon peinlich zu empfinden. Hiezu kam noch, daß sie gesprächtiger und offener schien, sobald sie sich allein trafen.

Eduard hatte bei zunehmenden Jahren immer etwas Kindliches behalten, das der Jugend Ottiliens besonders zusagte. Sie erinnerten sich gern früherer Zeiten, wo sie einander gesehen; es stiegen diese Erinnerungen bis in die ersten Epochen der Neigung Eduards zu Charlotten. Ottilie wollte sich der beiden noch als des schönsten Hofpaares erinnern; und wenn Eduard ihr ein solches Gedächtnis aus ganz früher Jugend absprach, so behauptete sie doch, besonders einen Fall noch vollkommen gegenwärtig zu haben, wie sie sich einmal bei seinem Hereintreten in Charlottens Schoß versteckt, nicht aus Furcht, sondern aus kindischer Überraschung. Sie hätte dazusetzen können: weil er so lebhaften Eindruck auf sie gemacht, weil er ihr gar so wohl gefallen.

 

La baronne se rapprochant insensiblement du capitaine, le baron se rapprocha insensiblement d'Ottilie. Un tendre penchant, peut-être un léger sentiment de fatuité venaient se mettre de la partie. Le baron se persuadait que la jeune fille, si prévenante pour tous, l'était plus particulièrement pour lui : elle connaissait ses mets préférés, et savait au juste ce qu'il lui fallait de sucre dans une tasse de thé. Il délestait les courants d'air, éternel sujet de discussion entre lui et sa femme. Ottilie, cependant, se chargeait de fermer les portes que la baronne laissait ouvertes ; de plus, elle était toujours au courant de ce qui se passait dans le verger, dans les jardins, capable de donner tous les renseignements possibles, bref, un bon génie toujours serviable, toujours prêt à lui éviter une contrariété, à deviner ses moindres souhaits. Le baron, flatté par ces attentions et gâté par ces services, ne sut bientôt plus se passer d'elle ; il la cherchait des yeux, quand elle n'était pas là. Une dernière circonstance acheva de le rendre amoureux: seule avec lui, la jeune fille devenait tout à coup plus communicative et s'épanchait, à son insu, en raille confidences charmantes. 

Le baron, quoique d'âge à être sérieux, était excessivement jeune de caractère; il séduisait Ottilie par des accès de gaîté enfantine qu'elle partageait de tout son cœur.

Dans d'autres moments, la jeune fille aimait à rappeler les circonstances où, pour la première fois, elle avait vu son oncle. Ces circonstances se rattachaient aux premières amours de la baronne et du baron.

Ottilie soutenait qu'au sortir de l'enfance elle avait admiré le brillant gentilhomme et la belle demoiselle d'honneur. Quand le baron essayait de la contredire, voulant lui prouver par dates l'impossibilité de ces souvenirs, elle se fâchait tout rouge, et lui rappelait un trait également logé dans sa mémoire et dans celle du baron.

 


Une mécanique donc se met en place, insensiblement... alors que les hommes semblent "rentrer en eux-mêmes" et "y trouver on ne sait quelle indifférence pour la marche du temps en particulier et le train des affaires en général" ...

 

"Indem so die Männer einigermaßen in ihrer Geschäftigkeit nachließen, wuchs vielmehr die Tätigkeit der Frauen - A mesure que l'activité des hommes déclinait, celle des femmes semblait s'accroître. Cette activité en quelque sorte fiévreuse provenait moins de l'abondance des occupations que de l'état des nerfs. Qu'une passion naissante ou contrariée vienne se mêler au train-train habituel de la vie de famille, et l'on y sentira poindre je ne sais quel travail de fermentation sourde, travail qui demeurera longtemps inaperçu et aura accompli son œuvre destructive le jour même où l'on remarquera l'étendue du désastre. Quant au présent, tout allait à merveille. La bonne humeur animait les visages, les cœurs s'épanouissaient et débordaient en sentiments bienveillants; bref, chacun de nos deux couples nageait dans une félicité parfaite et d'autant moins troublée par le remords qu'il la sentait partagée par le couple voisin.

L'âme s'élève à mesure que le cœur se dilate, et nos pensées placées sous l'empire d'une impulsion nouvelle se dirigent involontairement vers l'infini, vers l'immense. Nos trois amis devaient subir celte loi jusque dans ses circonstances les plus insignifiantes. Ils restèrent moins souvent au château, et poussèrent leurs promenades beaucoup plus loin qu'à l'ordinaire. Sous prétexte de préparer les voies et d'aller aux découvertes, le baron et la jeune fille prenaient généralement les devants. Le capitaine et Charlotte les suivaient sans défiance comme sans inquiétude, absorbés par la douceur d'un entretien calme et grave..."

 

Ein solcher Zustand erhebt den Geist, indem er das Herz erweitert, und alles, was man tut und vornimmt, hat eine Richtung gegen das Unermeßliche. So waren auch die Freunde nicht mehr in ihrer Wohnung befangen. Ihre Spaziergänge dehnten sich weiter aus, und wenn dabei Eduard mit Ottilien, die Pfade zu wählen, die Wege zu bahnen, vorauseilte, so folgte der Hauptmann mit Charlotten in bedeutender Unterhaltung, Teilnehmend an manchem neuentdeckten Plätzchen, an mancher unerwarteten Aussicht, geruhig der Spur jener rascheren Vorgänger.

 

Un certain jour, après avoir traversé la cour d'honneur, nos deux paires d'amis, prenant par le chemin qui mène à l'auberge, traversèrent le pont, puis côtoyèrent les étangs jusqu'à l'endroit où la roule s'arrête, désormais remplacée par un fouillis de rochers, et de verdure. Le baron, qui connaissait la contrée en sa qualité de chasseur, voulut aller plus loin, et s'engagea, suivi d'Ottilie, dans un fourré d'épines et de ronces. On devait, disait-il, être près d'un vieux moulin établi là depuis des siècles. Tout à coup ils se trouvèrent comme enfermés dans un enchevêtrement de feuillage et de roches, et commençaient à se croire égarés lorsque le clapotement de la machine leur révéla le voisinage du moulin. Ils pénétrèrent plus avant et parvinrent jusqu'à l'extrémité d'un roc d'où l'antique bâtisse parut à leurs regards nichée sous un fouillis d'arbres, à mi-côte d'un ravin à l'aspect sauvage. Le torrent rapide qui le traversait j entretenait une fraîcheur délicieuse.

Nos explorateurs n'hésitèrent pas à descendre vers cet abîme de verdure. Edouard ouvrait la marche, se retournant fréquemment vers la jeune fille qui marchait au-dessus de lui, le pied posé sur les rochers, tout à la lois gracieuse comme une fée et agile comme une chèvre. Aux endroits difficiles, cependant, elle consentait à prendre la main du baron. Parfois encore, et d'un geste involontaire, elle s'appuyait sur l'épaule d'Edouard, trouvant ainsi le moyen de conserver son équilibre sans accepter de l'aide.

Le baron se sentait vivement ému. Il aurait voulu la voir chanceler, trouver un prétexte pour l'attirer dans ses bras et sur son cœur. Du moins il le croyait ; mais au fond, la crainte de la lâcher, de la blesser, l'emportait plus, chez lui, que le trouble même des sens; il se fût, le cas échéant, abstenu de tout élan trop vif, et contenté du rôle de protecteur.

Ne nous hâtons pas trop de lui décerner le titre d'amoureux platonique. Arrivés dans l'enceinte qui précédait le moulin, le baron et Ottilie prirent place devant une table rustique ; de grands arbres maintenaient la fraîcheur dans cette retraite tranquille, où tout invitait au silence et aux épanchements intimes. Edouard envoya la meunière chercher du lait, ordonna au meunier d'aller au-devant de sa femme, puis, se sentant seul avec Ottilie, il laissa ses regards errer amoureusement sur le charmant visage de la jeune fille.

Après l'avoir silencieusement contemplée pendant quelques instants, il lui adressa la parole avec un trouble visible.

— «Chère Ottilie, lui dit-il, j'ai quelque chose à vous demander. Tout d'abord, garantissez-moi mon pardon si je suis indiscret. Voici ce dont il s'agit : vous portez sur votre poitrine une miniature de votre père, homme excellent que vous avez à peine connu et qui mérite, sans doute, une place sur votre cœur; mais le médaillon est si grand... je tremble quand vous faites sauter sur vos genoux un enfant, quand la voiture penche, quand vous marchez, comme tout à l'heure, sur un sentier glissant... si le verre venait à se briser... cette idée me torture sans cesse... Tenez, tout à l'heure, j'ai souffert horriblement en vous voyant descendre le long des rochers... entendez-moi bien, chère enfant ; je ne veux pas vous enlever ce portrait, je vous demande seulement de le séparer de votre personne. Mettez-le dans votre chambre, au-dessus de votre lit, partout où vous voudrez, pourvu qu'il ne puisse vous nuire. Oui, faites cela pour l'amour de moi. Ma crainte est peut-être exagérée, mais je n'en suis pas maître... »

Tandis qu'il parlait, la jeune fille regardait devant elle d'un air rêveur; puis, sans hésitation comme sans empressement, elle porta la main à son cou, détacha la chaîne qui retenait le médaillon, le pressa contre son front, et le tendit au baron. « Gardez-le, dit-elle, jusqu'à notre retour au château. Je ne saurais mieux vous prouver combien votre sollicitude me touche. »

 

Edouard n'osa point embrasser le médaillon, mais il saisit la main de la jeune fille et la serra doucement. Jamais le hasard n'avait uni deux plus belles mains. Le baron nageait dans une félicité parfaite. Il se sentait comme soulagé d'un grand poids, il lui semblait qu'une barrière venait de s'écrouler, celle-là même qui semblait devoir le séparer éternellement de la jeune fille...."

 

Chapitre XI, Iere partie.

Le récit connaît un moment charnière où tout bascule.

Le comte offre au Capitaine de lui procurer auprès d'un haut personnage de sa connaissance un emploi avantageux à tous les points de vue. Le Capitaine comprend qu'une telle occasionne se représentera peut-être plus, que, d'ailleurs, un plus long séjour au château lui deviendrait néfaste, et il accepte. Mais à l'idée qu'il va partir et qu'elle ne le verra bientôt plus, les yeux de Charlotte s'ouvrent soudain ; elle mesure tout d'un coup la profondeur du sentiment qui l'attache à cet homme ; son amour lui est révélé par la violence même de sa douleur : "Au moment de perdre pour toujours le capitaine, la pauvre femme apercevait ce qu'il avait été pour elle. Cette découverte la plongea dans un désespoir affreux, et elle alla se cacher à l'ombre du petit ermitage où, naguère, elle s'était opposée à l'arrivée du capitaine. Elle s'était crue incapable d'un sentiment aussi passionné et aussi vif. Son mari, d'autre part, avait conduit la baronne vers les étangs. L'adroite créature, savante dans l'art de faire parler les gens et de pénétrer leurs secrets, ne tarda pas à remarquer combien le baron aimait à s'étendre sur le compte d'Ottilie et à faire son éloge. Elle reconnut bientôt, grâce à sa sagacité ordinaire, qu'il ne s'agissait pas seulement ici d'un goût passager, mais d'une passion véritable..." (chapitre X).

 

Ainsi, nous en sommes arrivés au point où deux des personnages ont une conscience claire de leurs sentiments, et en aperçoivent le danger. Jusqu'ici, Charlotte et Edouard ont conservé l'illusion qu'il n'y avait rien de changé entre eux ; cette illusion, à son tour, va se dissiper avec cette fameuse scène du chapitre XI lorsque Edouard conduit le comte dans la chambre préparée pour lui et que, sur le chemin du retour, alors que son esprit, encore agité par la conversation où il a évoqué avec le comte des souvenirs de jeunesse, n'est rempli que de l'image d'Ottilie, aperçoit de la lumière dans la chambre de sa femme ; il va entrer, Charlotte, couchée, rêve du Capitaine...

 

(chapitre XI)

"... Le baron prit un bougeoir, et, marchant devant son ami, descendit un escalier dérobé, traversa le vestibule et monta ensuite un escalier tournant qui conduisait dans un long corridor. Là, il remit le bougeoir au comte, et lui indiqua du doigt une petite porte en tapisserie ; la porte s'ouvrit au premier signal, et se referma sur le baron qui resta seul, dans l'obscurité, et à quelques pas d'une autre porte donnant dans la chambre de sa femme. Le baron prêta l'oreille. La femme de chambre déshabillait sa maîtresse, qui lui demandait si Ottilie était couchée.

— Non, madame, répondit la femme de chambre, elle est encore occupée à écrire.

— C'est bien. Il est tard, allez la délacer. Je n'ai plus besoin de vous. Allumez seulement la veilleuse; je me charge d'éteindre la bougie.

— Elle travaille pour moi, se dit le baron; et cette pensée le combla de joie. Plongé dans les ténèbres, il se croyait chez Ottilie. Une sorte d'hallucination venait de s'emparer de lui et lui montrait la jeune fille penchée sur sa table à écrire ; il la voyait tressaillir au bruit de ses pas, pâlir à son approche, chanceler, faiblir. Cette image enivrante le rendit à moitié fou. Il voulut à tout prix la revoir à l'instant même, il éprouva un désir insensé et irrésistible de la presser sur son cœur. Mais comme il la croyait là, il se souvint qu'elle demeurait à l'entresol, dans un endroit écarté et presqu'inaccessible pour lui. D'autre part, il se sentait comme cloué devant la porte de sa femme. 

 

Un sentiment étrange, inexplicable, provoquait en quelque sorte chez lui la plus singulière des méprises physiques. L'esprit rempli d'Ottilie, il chercha à ouvrir la porte de sa femme ; le verrou était mis, il frappa.

Charlotte, fort agitée, se promenait dans une chambre voisine de la sienne ; elle n'entendit pas tout d'abord. Les mêmes pensées passaient et repassaient dans son esprit troublé par la proposition si soudaine du comte. Elle ne pouvait croire au départ du capitaine, se représenter sans lui la maison, le jardin et ce petit salon témoin de tant de bonnes causeries intimes. Privée de ses avis, de sa conversation, que deviendrait-elle ? Elle se disait tout cela, et bien d'autres choses encore. Même, comme il arrive souvent en pareil cas, elle anticipait sur le chagrin présent par la pensée de l'apaisement futur. Le temps, qui guérit toutes les blessures, guérira aussi la mienne, se disait-elle. Puis, caressant en quelque sorte sa douleur, elle s'en voulait de chercher à la chasser. Ces émotions si diverses avaient fini par ébranler ses nerfs; elle fondit en larmes, et se jeta toute épuisée sur un sofa.

 

... er suchte die Türe aufzudrehen, er fand sie verschlossen, er pochte leise an, Charlotte hörte nicht. Sie ging in dem größeren Nebenzimmer lebhaft auf und ab. Sie wiederholte sich aber und abermals, was sie seit jenem unerwarteten Vorschlag des Grafen oft genug bei sich um und um gewendet hatte. Der Hauptmann schien vor ihr zu stehen. Er füllte noch das Haus, er belebte noch die Spaziergänge, und er sollte fort, das alles sollte leer werden! Sie sagte sich alles, was man sich sagen kann, ja sie antizipierte, wie man gewöhnlich pflegt, den leidigen Trost, daß auch solche Schmerzen durch die Zeit gelindert werden. Sie verwünschte die Zeit, die es braucht, um sie zu lindern; sie verwünschte die totenhafte Zeit, wo sie würden gelindert sein.

Da war denn zuletzt die Zuflucht zu den Tränen um so willkommner, als sie bei ihr selten stattfand. Sie warf sich auf den Sofa und überließ sich ganz ihrem Schmerz.

 

Edouard, d'autre part, ne bougeait pas de devant la porte de sa femme. Déjà il avait frappé deux, trois, quatre fois, lorsque Charlotte enfin l'entendit. Elle tressaillit des pieds à la tête. « Serait-ce le capitaine, se demanda-t-elle. » Puis elle eut honte de cette pensée. Les coups redoublaient. Elle pensa que la baronne était peut-être souffrante, et se dirigea vivement vers la porte. «Qui est là? demanda-t-elle.

— C'est moi, répondit le baron, mais si doucement qu'elle ne reconnut point sa voix.

— Qui?, demanda t-elle de nouveau. Et l'image du capitaine était devant ses yeux, devant son âme. Son mari répondit d'une voix plus distincte : « C'est moi, c'est Edouard.»

Elle ouvrit la porte. Il plaisanta sur sa visite inattendue, et elle eut la force de répondre sur le même ton. - Tu veux savoir ce qui m'amène, dit-il enfin, eh bien, je vais te l'avouer. J'ai fait vœu, ce soir, de baiser ton soulier.

— Cette pensée-là ne t'est pas venue depuis bien longtemps.

— Tant pis, ou tant mieux.

 

Afin de ne point attirer l'attention de son mari sur son déshabillé, elle s'était blottie dans un fauteuil. Ce mouvement de pudeur produisit l'effet contraire. Edouard se prosterna devant elle, baisa son soulier, et pressa sur son cœur ce joli pied qui peu d'instants auparavant avait fait le sujet de sa conversation avec le comte.

Charlotte était de ces femmes qui, dans le rôle d'épouse, savent garder les séductions d'une maîtresse. Si elle ne provoquait ni ne prévenait jamais les désirs de son mari, elle ne leur opposait pas cependant une froideur blessante. En un mot, mariée deux fois, elle semblait encore la mariée de la veille qui rougit et se trouble devant l'amant prêt à réclamer ses droits d'époux.

Ce soir, l'image du capitaine planait devant ses yeux et semblait lui demander une fidélité impossible. L'agitation de la pauvre femme était visible, et ses yeux fatigués portaient des traces de larmes. Or, si les larmes ennuient et fatiguent chez les personnes faibles qui en répandent à tout propos, elles prêtent un nouvel attrait aux femmes naturellement fières et maîtresses d'elles-mêmes ; aussi le baron se montra- t-il plus aimable, plus empressé qu'à l'ordinaire. Plaisantant et suppliant tour à tour, il feignit de renverser la bougie par mégarde, et réussit à l'éteindre.

 

Sie hatte sich in einen Sessel gesetzt, um ihre leichte Nachtkleidung seinen Blicken zu entziehen. Er warf sich vor ihr nieder, und sie konnte sich nicht erwehren, daß er nicht ihren Schuh küßte, und daß, als dieser ihm in der Hand blieb, er den Fuß ergriff und ihn zärtlich an seine Brust drückte.

Charlotte war eine von den Frauen, die, von Natur mäßig, im Ehestande ohne Vorsatz und Anstrengung die Art und Weise der Liebhaberinnen fortführen. Niemals reizte sie den Mann, ja seinem Verlangen kam sie kaum entgegen; aber ohne Kälte und abstoßende Strenge glich sie immer einer liebevollen Braut, die selbst vor dem Erlaubten noch innige Scheu trägt. Und so fand sie Eduard diesen Abend in doppeltem Sinne. Wie sehnlich wünschte sie den Gatten weg; denn die Luftgestalt des Freundes schien ihr Vorwürfe zu machen. Aber das, was Eduarden hätte entfernen sollen, zog ihn nur mehr an. Eine gewisse Bewegung war an ihr sichtbar. Sie hatte geweint, und wenn weiche Personen dadurch meist an Anmut verlieren, so gewinnen diejenigen dadurch unendlich, die wir gewöhnlich als stark und gefaßt kennen. Eduard war so liebenswürdig, so freundlich, so dringend; er bat sie, bei ihr bleiben zu dürfen, er forderte nicht, bald ernst bald scherzhaft suchte er sie zu bereden, er dachte nicht daran, daß er Rechte habe, und löschte zuletzt mutwillig die Kerze aus.

 

A la faible clarté de la veilleuse, les penchants du cœur comme les attraits physiques reprirent leurs droits naturels. Edouard croyait embrasser Ottilie ; et l'âme de Charlotte se confondait avec celle du capitaine. Un singulier mélange d'illusion et de vérité s'opéra, unissant ainsi, et par le plus doux des liens, les absents à ceux qui se trouvaient ensemble.

Le présent sait toujours rentrer dans l'exercice plein et entier de son immense privilège. Les deux époux passèrent une partie de la nuit dans des conversations d'autant plus gracieuses que le cœur n'y entrait pour rien. Edouard se réveilla au point du jour, la tête appuyée contre l'épaule de sa femme. Les souvenirs de la veille se présentèrent devant son esprit. Il lui sembla que le soleil éclairait un crime, et il s'éloigna doucement. Quelle ne fut pas la surprise de Charlotte lorsqu'en se réveillant à son tour elle se trouva seule!"

 

In der Lampendämmerung sogleich behauptete die innre Neigung, behauptete die Einbildungskraft ihre Rechte über das Wirkliche: Eduard hielt nur Ottilien in seinen Armen, Charlotten schwebte der Hauptmann näher oder ferner vor der Seele, und so verwebten, wundersam genug, sich Abwesendes und Gegenwärtiges reizend und wonnevoll durcheinander.

Und doch läßt sich die Gegenwart ihr ungeheures Recht nicht rauben. Sie brachten einen Teil der Nacht unter allerlei Gesprächen und Scherzen zu, die um desto freier waren, als das Herz leider keinen Teil daran nahm. Aber als Eduard des andern Morgens an dem Busen seiner Frau erwachte, schien ihm der Tag ahnungsvoll hereinzublicken, die Sonne schien ihm ein Verbrechen zu beleuchten; er schlich sich leise von ihrer Seite, und sie fand sich, seltsam genug, allein, als sie erwachte.

 

L'esprit d'Edouard est obsédé par l'image d'Ottilie, il aperçoit de la lumière dans la chambre de sa femme, y entre, Charlotte, couchée, rêve du Capitaine, et dans les bras de sa femme Edouard croit posséder Ottilie... On accusa pour cette scène Goethe de libertinage et elle constitue l'un des arguments de ceux qui estiment que les Affinités sont un livre d'une dangereuse immoralité. Mais c'est aussi paradoxalement le moment où Edouard et Charlotte sentent confusément, sans aller jusqu'à l'avouer, qu'ils sont devenus étrangers l'un à l'autre. Certes, ils continueront à croire que cette existence à quatre peut se prolonger mais rien d'autre ne les avertira que leur mariage, miné par le souterrain travail de la passion, n'est plus désormais qu'un édifice fragile qui croulera sous la première poussée. 

Comment cette crise peut-elle désormais se résoudre ? Goethe va rester fidèle aux caractères de ses personnages. Charlotte et le Capitaine se ressaisissent aussitôt ; ils se rendent comptent de la gravité de l'aveu qu'ils ont échangé et aperçoivent du même coup la conduite qu'ils doivent tenir. Le Capitaine implore le pardon de Charlotte, il saura s'éloigner et renoncer. Charlotte le pressera de partir, elle qui pleurait en songeant qu'ils allaient être séparés ; dans la solitude de sa chambre elle tombe à genoux et renouvelle mentalement la promesse qu'elle a faite à son mari devant l'autel. Edouard, au contraire, et Ottilie, habitués tous deux à suivre les impulsions de leur cœur, se laissent aller à leurs sentiments. Edouard, enivré par la certitude d'aimer et d'être aimé, ne connaît plus de limites. « Tout son être le porte vers Ottilie ». L'activité et la décision du Capitaine et de Charlotte vont alors s'unir pour protéger Edouard et Ottilie contre eux-mêmes, remédier au mal et l'empêcher, coûte que coûte, de devenir irréparable...

 

Les Affinités électives, partie II...

"Nous voyons souvent dans la vie ordinaire ce que dans l'épopée on appelle un artifice de poète. Les figures principales s'éloignent, se voilent ou restent dans l'inaction, afin de laisser à celles que l'on avait à peine remarquées, le temps et la place d'agir et de mériter à leur tour la louange ou le blâme..."

La seconde partie des Affinités est d'un caractère très différent. L'action proprement dite n'y reparaît qu'au douzième chapitre. Le décor lui-même s'est modifié, nous ne suivons plus les allées du parc. Jusque-là nous ignorons le sort d'Edouard et du Capitaine, il n'en est même plus question. Au long des onze premiers chapitres de cette seconde partie, Gœthe nous y décrit la vie de Charlotte et d'Ottilie, restées seules pendant les mois d'hiver au château, Edouard est parti à la guerre; mais ce sont des personnages secondaires, jusqu'alors inconnus ou très peu connus de nous, qui occupent le centre cette partie.

Autour de trois personnages successifs, Goethe met en scène des tranches de vie, autour du jeune architecte, les premières atteintes du romantisme autour de la question de la restauration d'une chapelle; autour de Luciane, la fille de Charlotte, l'évocation de la vie mondaine qui emplit un temps le château; puis avec professeur, temps de pédagogie, un possible mariage de celui-ci avec Ottilie, possible salut d'Edouard et fin des souffrances de Charlotte. Lorsque le Professeur quitte le château, on peut croire un instant que l'action va reprendre. Le printemps est venu. Il y a juste un an que nous avons vu le drame commencer. C'est alors que Charlotte met au monde un garçon. Le jour du baptême nous est raconté en détails par Goethe, c'est un deuxième tournant : tandis que ses deux parrains le tiennent sur les fonts, le petit enfant ouvre les yeux. Ottilie s'aperçoit alors qu'il a son propre regard et ses propres yeux, et l'on est au même moment, frappé de sa ressemblance avec le Capitaine. Ainsi cet enfant destiné à apaiser le conflit qui sépare son père et sa mère porte sur ses traits la trace même de ce conflit.

Mais Gœthe prépare son dénouement. Enfin, notons que jusque-là le journal intime d'Ottilie, par différents passages, nourrit une certaine, mais très relative continuité. L'entr'acte se ferme, trop long, pour certains critiques, mais c'est avec lui que la nouvelle est devenue roman. Soudain Edouard et le Capitaine reparaissent ; les hôtes du château s'éloignent ; il n'y reste que ses deux silencieuses habitantes et l'action reprend à peu près au point où nous l'avions laissée.... 

 

XII - Au douzième chapitre de la seconde partie, l'auteur nous apprend qu'Edouard est revenu de la guerre où il a trouvé, au lieu de la mort, les honneurs et la gloire ; et aussitôt, avec autant de rapidité qu'il y a eu jusqu'ici de lenteur dans le récit, l'action reprend. Jusqu'à la fin du roman elle aura ce caractère de rapidité ; une sorte de hâte tragique, qui contraste de façon singulière, avec la lenteur épique de la première partie, précipite son cours. Goethe s'est appliqué à ce qu'il en fût ainsi, trois épisodes dont chacun se termine par une catastrophe.

Edouard, tel que nous le retrouvons, n'a pas changé, fermement décida à obtenir Ottilie, coûte que coûte, il examinait les moyens d'y parvenir. Il s'en ouvre au Capitaine qui soutient la thèse opposée, l'obligation de la loi morale, le respect dû à la famille et au mariage. Il est toutefois convenu que le Capitaine rencontre Charlotte et qu'Edouard restera à proximité du parc, jusqu'à ce qu'un signal lui fasse connaître le résultat de l'entrevue. Mais Edouard ne peut se tenir d'impatience ; le voisinage d'Ottilie lui enlève le souvenir de sa promesse ; il pénètre, par un sentier familier, dans son jardin, et, par hasard, il y rencontre Ottilie qui se promène auprès du lac avec le petit enfant sur ses bras. Il tombe aux pieds de la jeune fille et lui déclare son amour. Mais Goethe lui a donné dans la seconde partie du roman une toute autre attitude, elle berce dans ses bras un enfant, le fils d'Edouard et de Charlotte. 

Oui, Ottilie aime Edouard "comme on respire, voit, entend". Elle aime Edouard parce qu'il existe. Édouard peut se trouver devant elle ou être au loin, il peut s'abandonner aux impulsions de sa passion comme le veut son caractère, ou bien s'enfuir, cela ne change rien au sentiment qui continue à resplendir en elle de la même lumière, transparente et tranquille. Et quand la situation change de manière imprévue, c'est parce que brusquement, sous le coup d'une émotion violente et inattendue, l'autre grande force de la vie - la loi morale - devient également claire en elle, d'une manière foudroyante, avec le "caractère terrible et inévitable" qui est le propre de toutes les révélations. 

L'occasion, tragique, en est la mort de l'enfant né d'une "nuit d'égarement" de Charlotte et d'Édouard. Ottilie ne saura pas résister à la passion d'Edouard, et l'espérance s'empare à nouveau de son âme, mais, alors qu'elle s'apprête à monter en barque pour traverser le lac et rejoindre la maison, lorsque, dans sa hâte et son agitation, elle perd l'équilibre; l'enfant qu'elle tenait entre ses bras tombe à l'eau et se noie. C'est en vain qu'elle essaie de le rappeler à la vie; c'est en vain qu'agenouillée dans la barque elle élève vers le ciel le petit cadavre qu'elle tient dans ses bras pour demander de l'aide, en vain que, descendue à terre, elle a recours à la science du médecin. Tout est inutile. Alors il se fait en elle un grand silence...

 

(XIII)

"... La jeune fille avait profité de la beauté de l'après-midi pour faire faire une longue promenade à son cher bébé. Elle lisait en marchant, selon sa coutume, quand elle arriva sous les chênes qui ombrageaient le débarcadère et formaient le but de sa promenade favorite. Il faisait chaud, elle se sentait fatiguée et déposa l'enfant endormi sur le gazon. Cela fait, elle se replongea dans le livre dont la lecture l'intéressait fort. C'était un roman nouvellement publié, l'un de ces ouvrages qui possèdent le privilège de passionner les âmes sensibles. Les heures s'écoulèrent, et la jeune fille, tout à son livre, oublia la marche du temps. Elle était bien belle ainsi palpitante d'émotion et de curiosité, si belle que le feuillage légèrement agité autour d'elle paraissait ému. 

Le  baron parut devant elle comme les derniers rayons du soleil couchant l'enveloppaient dans une sorte de gloire rosée. Edouard avait réussi à s'avancer sur ses terres sans rencontrer personne. A force de marcher, il arriva jusqu'au massif qui, de ce côté, bordait l'eau, et se fraya un passage à travers l'épaisseur du feuillage. Le craquement des branches imprima un tressaillement à Ottilie. Elle releva la tête et crut rêver en apercevant le baron. Il se précipita à ses pieds et la regarda avec une expression de tendresse passionnée. 

— « J'ai envoyé, dit-il, le major auprès de Charlotte, et notre sort à tous se décide sans doute en ce moment. Jamais je n'ai douté de ton amour, tu as dû compter sur le mien ; ose me dire enfin que tu veux m'appartenir; consens à notre union. » — Elle hésita, il insista plus fortement, et, s'appuyant sur ses anciens droits voulut l'attirer dans ses bras.  Elle lui montra l'enfant endormi. 

 

Ottilie hatte diesen Nachmittag einen Spaziergang an den See gemacht. Sie trug das Kind und las im Gehen nach ihrer Gewohnheit. So gelangte sie zu den Eichen bei der überfahrt. Der Knabe war eingeschlafen; sie setzte sich, legte ihn neben sich nieder und fuhr zu lesen. Das Buch war eins von denen, die ein zartes Gemüt an sich ziehen und nicht wieder loslassen. Sie vergaß Zeit und Stunde und dachte nicht, daß sie zu Lande noch einen weiten Rückweg nach dem neuen Gebäude habe; aber sie saß versenkt in ihr Buch, in sich selbst, so liebenswürdig anzusehen, daß die Bäume, die Sträuche ringsumher hätten belebt, mit Augen begabt sein sollen, um sie zu bewundern und sich an ihr zu erfreuen. Und eben fiel ein rötliches Streiflicht der sinkenden Sonne hinter ihr her und vergoldete Wange und Schulter.

Eduard, dem es bisher gelungen war, unbemerkt so weit vorzudringen, der seinen Park leer; die Gegend einsam fand, wagte sich immer weiter. Endlich bricht er durch das Gebüsch bei den Eichen, er sieht Ottilien, sie ihn; er fliegt auf sie zu und liegt zu ihren Füßen. Nach einer langen, stummen Pause, in der sich beide zu fassen suchen, erklärt er ihr mit wenig Worten, warum und wie er hieher gekommen. Er habe den Major an Charlotten abgesendet, ihr gemeinsames Schicksal werde vielleicht in diesem Augenblick entschieden. Nie habe er an ihrer Liebe gezweifelt, sie gewiß auch nie an der seinigen. Er bitte sie um ihre Einwilligung. Sie zauderte, er beschwur sie; er wollte seine alten Rechte geltend machen und sie in seine Arme schließen; sie deutete auf das Kind hin.

 

Édouard jeta un cri de surprise. — « Grand Dieu, s'écria-t-il, si je pouvais douter de ma femme, de mon ami, quelle preuve terrible ne trouverais- je pas écrite sur la figure de cet enfant? C'est le vivant portrait du major. » — Ottilie essaya de le nier. — Non, non, dit-elle, c'est à moi qu'il ressemble. — Au même instant l'enfant ouvrit de grands yeux noirs, profonds, animés et tendres. Il semblait regarder les choses avec intelligence et amour, et reconnaître les personnes qui se trouvaient devant lui. Edouard, fasciné par ce regard, se prosterna devant l'enfant comme il venait de le faire devant sa bien-aimée. — « C'est toi, s'écria-t-il, ce sont tes yeux célestes. Qu'importe , je ne veux voir que les tiens, je veux jeter un voile sur l'instant funeste qui donna le jour à cette créature. Pourquoi troubler ton âme chaste par des images malsaines, t'apprendre que le caprice peut encore, par moments, rapprocher deux êtres que d'ailleurs tout sépare? Mais puisque je touche au terme de mes souffrances, puisque mes liens avec Charlotte vont être rompus puisque tu vas enfin m'appartenir, pourquoi ne te dirais-je pas tout? 

Cet enfant est le fruit d'un double adultère moral. Au lieu de resserrer les liens qui m'attachaient à ma femme, et ma femme à moi, il les brise pour toujours. Que cet enfant témoigne contre moi, que m'importe, pourvu que ses yeux célestes disent aux tiens que je t'appartenais dans les bras d'une autre, pourvu que tu puisses comprendre et sentir que cette faute, ce crime, je ne saurais l'expier que sur ton cœur. »

Les paroles s'échappaient ainsi par torrents de ses lèvres frémissantes, quand on entendit retentir un coup de fusil. Edouard poussa un cri de joie, s'imaginant que c'était un signal. Mais il s'aperçut bientôt que le bruit provenait de plus loin, et prêta de nouveau l'oreille.

Cependant le jour baissait, les derniers reflets du couchant allaient disparaître. Seules , les fenêtres de la maison d'été étincelaient encore dans l'espace tout à l'heure vivement coloré. La jeune fille, devant l'approche de la nuit, supplia le baron de s'éloigner. « Séparons-nous pour ce soir, lui dit- elle, n'anticipons pas sur un avenir que Charlotte seule a le droit de régler. Je suis à toi si elle le permet ; si elle lient à conserver ses droits, je me résignerai. Tu crois toucher au moment décisif : sachons donc patienter. Retourne pour le moment à ton auberge. Le major t'attend peut-être, et ne peut s'expliquer ton absence. Je sais qu'il n'a point trouvé ma tante chez elle ; il est sans doute allé à sa rencontre et de là au hameau où tu dois passer la nuit. Qui sait s'il n'a pas quelque grave communication à te faire? Va donc, n'hésite point, Charlotte ne peut tarder à rentrer, elle m'attend là-haut à la maison d'été, moi et surtout son enfant. »

 

Ottilie parlait d'une voix entrecoupée, et ses phrases pressées trahissaient le désordre de son esprit ; elle aurait voulu ne point se séparer d'Edouard, et cependant elle comprenait la nécessité de l'éloigner. «Je t'en conjure, mon bien-aimé, retourne au hameau, va attendre le major. - Je t'obéirai,» dit le baron, puis, l'enveloppant d'un regard passionné, il l'attira dans ses bras, et la serra étroitement contre lui. Elle n'eut pas le courage de se dégager et s'abandonna un moment à l'enivrante sensation d'une volupté divine. 

En ce moment les deux amants ne doutaient plus ni du présent ni de l'avenir, et croyaient déjà s'appartenir. L'illusion dura deux secondes, le temps qu'il faut pour regarder filer une étoile. Quand Ottilie se retrouva seule, d'odorantes vapeurs s'élevaient sur les rives du lac déjà assombri par l'approche du crépuscule. La jeune fille, tremblante et confuse, porta ses regards vers la maison d'été, et crut voir flotter la robe blanche de Charlotte sur le balcon. «Elle est rentrée et se meurt d'inquiétude pour son enfant,» pensa-t-elle. 

Tout d'abord, elle songea à prendre le chemin qui tourne autour du lac, puis, la longueur de la route l'effrayant, elle fut tentée de traverser l'eau pour abréger. La défense de Charlotte se présenta pourtant à son esprit, et des scrupules lui vinrent. Elle hésita un moment, et sentit ses jambes fléchir. La maison d'été, en ce moment, lui semblait extrêmement éloignée. «Je n'aurai jamais la force, pensa-t-elle, de porter l'enfant jusque-là.» D'autre part les platanes qui se balançaient sur la rive opposée semblaient l'inviter à risquer le trajet. Déjà ses regards et sa pensée avaient traversé le flot et ses scrupules commençaient à céder devant la crainte d'être en retard. Elle prit l'enfant, et, courant avec lui vers la barque, ne remarqua point qu'elle manquait du sang-froid nécessaire pour la diriger.

 

Nähe und fühlte, daß sie ihn jetzt entfernen müsse. „Ich bitte, ich beschwöre dich, Geliebter!“ rief sie aus, „kehre zurück und erwarte den Major!“—„Ich gehorche deinen Befehlen“, rief Eduard, indem er sie erst leidenschaftlich anblickte und sie dann fest in seine Arme schloß. Sie umschlang ihn mit den ihrigen und drückte ihn auf das zärtlichste an ihre Brust. Die Hoffnung fuhr wie ein Stern, der vom Himmel fällt, über ihre Häupter weg. Sie wähnten, sie glaubten einander anzugehören; sie wechselten zum erstenmal entschiedene, freie Küsse und trennten sich gewaltsam und schmerzlich.

Die Sonne war untergegangen, und es dämmerte schon und duftete feucht um den See. Ottilie stand verwirrt und bewegt; sie sah nach dem Berghause hinüber und glaubte Charlottens weißes Kleid auf dem Altan zu sehen. Der Umweg war groß am See hin; sie kannte Charlottens ungeduldiges Haaren nach dem Kinde. Die Platanen sieht sie gegen sich über, nur ein Wasserraum trennt sie von dem Pfade, der sogleich zu dem Gebäude hinaufführt. Mit Gedanken ist sie schon drüben wie mit den Augen. Die Bedenklichkeit, mit dem Kinde sich aufs Wasser zu wagen, verschwindet in diesem Drange. Sie eilt nach dem Kahn, sie fühlt nicht, daß ihr Herz pocht, daß ihre Füße schwanken, daß ihr die Sinne zu vergehen drohn.

 

D'un bond, elle s'élance vers la nacelle et saisit la rame. Pour mettre à flot la légère embarcation, elle a besoin de toutes ses forces. La nacelle s'ébranle et glisse en avant. La rame dans la main droite, l'enfant et le livre serrés contre sa gauche, la jeune fille ne tarde pas à perdre l'équilibre, elle chancelle et tombe au fond de la barque. La rame lui échappe, et, tout en cherchant à la retenir, elle laisse glisser l'enfant et le livre. Déjà l'enfant va disparaître quand, d'un mouvement rapide, elle parvient à saisir un pan de la robe. Elle s'y accroche, essaie de se relever; malheureusement ces efforts réclament du temps, et des forces supérieures. Elle déploie l'énergie du désespoir, et parvient enfin à retirer le petit corps. Hélas ! il est raide et glacé. Les yeux sont fermés, le cœur ne bat plus. «C'est un évanouissement,» se dit Ottilie, et elle regarde vainement autour d'elle pour implorer du secours. 

 

Mais ses regards se perdent dans le vide et elle est seule avec l'enfant au milieu du lac. Sa présence d'esprit renaît avec le danger et elle cherche à se rappeler tous les moyens en usage pour ranimer les noyés. Tout d'abord, elle déchire un pan de sa robe et l'enroule autour de l'enfant qu'elle vient de déshabiller. Pour mieux réchauffer le pauvre petit, elle le presse contre son sein et le couvre de baisers. Le contact de ce corps glacé la pénètre jusqu'au fond du cœur. Enfin les larmes brûlantes dont elle inonde les membres roidis de l'enfant, lui prêtent quelque apparence de vie. Elle sourit, elle croit l'avoir sauvé, l'entoure de son châle, le réchauffe de son haleine, le caresse, l'embrasse, bref, lui prodigue les seuls secours que la situation permette de lui prodiguer. Vains efforts ! l'enfant reste immobile dans les bras de la jeune fille, et la barque demeure comme ensablée au milieu de l'étang. Que faire? L'idée de Dieu, souverain refuge des belles âmes, n'abandonne point Ottilie dans celte situation critique, et, agenouillée dans la barque, elle lève vers le ciel le petit cadavre. Les yeux noyés de larmes, elle regarde le firmament étoile et implore la miséricorde divine. Les étoiles scintillent et semblent la regarder avec des yeux compatissants. Une légère brise soudain s'élève et pousse doucement la nacelle vers les platanes."

 

Von allem abgesondert, schwebt sie auf dem treulosen, unzugänglichen Elemente. Sie sucht Hülfe bei sich selbst. So oft hatte sie von Rettung der Ertrunkenen gehört. Noch am Abend ihres Geburtstags hatte sie es erlebt. Sie entkleidet das Kind und trocknets mit ihrem Musselingewand. Sie reißt ihren Busen auf und zeigt ihn zum erstenmal dem freien Himmel; zum erstenmal drückt sie ein Lebendiges an ihre reine nackte Brust, ach! Und kein Lebendiges. Die kalten Glieder des unglücklichen Geschöpfs verkälten ihren Busen bis ins innerste Herz. Unendliche Tränen entquellen ihren Augen und erteilen der Oberfläche des Erstarrten einen Schein von Wärme und Leben. Sie läßt nicht nach, sie überhüllt es mit ihrem Schal, und durch Streicheln, Andrücken, Anhauchen, Küssen, Tränen glaubt sie jene Hülfsmittel zu ersetzen, die ihr in dieser Abgeschnittenheit versagt sind.

Alles vergebens! Ohne Bewegung liegt das Kind in ihren Armen, ohne Bewegung steht der Kahn auf der Wasserfläche; aber auch hier läßt ihr schönes Gemüt sie nicht hülflos. Sie wendet sich nach oben. Knieend sinkt sie in dem Kahne nieder und hebt das erstarrte Kind mit beiden Armen über ihre unschuldige Brust, die an Weiße und leider auch an Kälte dem Marmor gleicht. Mit feuchtem Blick sieht sie empor und ruft Hülfe von daher, wo ein zartes Herz die größte Fülle zu finden hofft, wenn es überall mangelt.

Auch wendet sie sich nicht vergebens zu den Sternen, die schon einzeln hervorzublinken anfangen. Ein sanfter Wind erhebt sich und treibt den Kahn nach dem Platanen.

 

Avec un singulière sérénité, Charlotte mesure toute l'étendue de son malheur et s'en attribue toute la responsabilité ; elle y voit un avertissement du ciel pour la punir d'avoir contrarié, par égard pour cet enfant, l'union d'Edouard et d'Ottilie. Elle cherche à prévenir de nouvelles calamités et quand le Capitaine se présente devant elle, elle lui déclare qu'elle consent au divorce et regrette de ne s'y être pas décidée plus tôt.

Ainsi Charlotte, à ce moment s'incline, elle aussi, devant la volonté du destin. Mais un revirement subit modifie encore le destin. Ottilie se relève, un calme étrange empreint son visage, elle a entendu les paroles de Charlotte au Capitaine et déclare à son tour à Charlotte qu'elle se refuse à jamais d'être la femme d'Edouard. Dieu lui a ouvert les yeux...

 

"Un sentiment funeste m'a détournée de la voie que je devais suivre : j'ai tout oublié, tout méconnu jusqu'au moment terrible où Dieu, dans son courroux, m'a frappée. Et c'est dans cette situation incomparablement cruelle que votre voix, une fois encore, se fait entendre à moi pour m'éclairer et me guider. Elle me parvenait, pareille à une voix de l'autre monde, à travers les pesanteurs de mon sommeil léthargique, m'éclairant sur l'étendue de mon crime, m'indiquant ce qu'il faut faire pour l'expier. Oui, je suis décidée, irrévocablement décidée ; jamais je ne lui appartiendrai. Mes yeux enfin se sont ouverts, et Dieu m'a fait comprendre la grandeur de ma faute. Que personne n'essaie de me soustraire à la punition ni de m'arracher à la pénitence. J'ai péché, je veux acquérir le droit d'être pardonnée. C'est là, chère tante, ce dont je voulais vous instruire. Abandonnez-moi maintenant à mon sort, ne faites aucune tentative pour m'ébranler. Tout au contraire, écrivez au major, apprenez-lui promptement qu'il ne saurait être question de divorce. Comme j'ai souffert pendant votre entretien avec lui ! Je maudissais mon immobilité fatale, j'aurais voulu pouvoir vous interrompre et m'écrier : Ne lui donnez point d'aussi sacrilèges espérances. La baronne avait l'âme trop élevée pour ne pas comprendre l'étendue de ce remords et la grandeur du sentiment qui poussait Ottilie à vouloir l'expier. Elle n'en prononça pas moins quelques paroles de conciliation et de pardon. Le temps, disait-elle, calmait bien des douleurs, et modifiait les résolutions les plus graves. - Jamais la mienne, s'écria Ottilie avec une violence extraordinaire. Ne cherchez point à me tromper, à m'émouvoir. L'annonce de votre divorce deviendrait mon arrêt de mort, et j'irais moi- même l'exécuter au fond de ce lac où votre fils a péri...» (chap. XIV). 

 

Toute fuite est inutile, car personne ne peut se fuir soi-même. Une seule chose est en son pouvoir : se détacher intérieurement du monde au milieu duquel elle est égarée, n'y prendre part que mécaniquement, de sorte que la pureté intérieure de son sentiment ne puisse plus, à l'avenír, être troublée et assombrie.

Edouard conjure Ottilie de lui pardonner et de lire sa dernière lettre. Elle la lit, la pose sur la table, et ne prononce pas un mot; mais elle se tourne vers Edouard, et lui jette un regard suppliant, en élevant ses deux mains jointes, qu'elle ramène vers sa poitrine. C'est le geste par lequel elle a coutume d'exprimer, qu'on lui demande une chose impossible. Edouard, désespéré, quitte la chambre, et toute la nuit demeure en larmes sur le seuil. Le lendemain il se présente à nouveau devant Ottilie. Celle-ci paraît anéantie et elle s'enferme dans un mutisme obstiné. Edouard lui demande où il doit la faire conduire, à la pension ? elle fait signe que non, au château? elle acquiesce...

chap.XVI

"... Les rideaux blancs, une jolie toilette garnie de tentures fraîches donnaient quelque chose de virginal à ce réduit fort ordinaire sans doute, mais qui à cette heure lui paraissait délicieux. « C'est sur ce lit, pensait-il, qu'elle va reposer. » Du lit il allait à la fenêtre pour voir s'il n'apercevrait pas, au loin, le tourbillonnement de poussière soulevé par le passage d'une voiture. Tout en interrogeant l'espace, il se demandait s'il fallait surprendre la jeune fille ou la préparer à l'entrevue. Il s'arrêta à ce dernier parti et écrivit le billet suivant...

 

Eduard an Ottilien

„Indem du diesen Brief liesest, Geliebteste, bin ich in deiner Nähe. Du mußt nicht erschrecken, dich nicht entsetzen; du hast von mir nichts zu befürchten. Ich werde mich nicht zu dir drängen. Du siehst mich nicht eher, als du es erlaubst.

Bedenke vorher deine Lage, die meinige. Wie sehr danke ich dir, daß du keinen entscheidenden Schritt zu tun vorhast; aber bedeutend genug ist er. Tu ihn nicht! Hier, auf einer Art von Scheideweg, überlege nochmals: kannst du mein sein, willst du mein sein? O du erzeigst uns allen eine große Wohltat und mir eine überschwengliche.

Laß mich dich wiedersehen, dich mit Freuden wiedersehen. Laß mich die schöne Frage mündlich tun und beantworte sie mir mit deinem schönen Selbst. An meine Brust, Ottilie! Hieher, wo du manchmal geruht hast und wo du immer hingehörst!

Indem er schrieb, ergriff ihn das Gefühl, sein Höchstersehntes nahe sich, es werde nun gleich gegenwärtig sein. Zu dieser Türe wird sie hereintreten, diesen Brief wird sie lesen, wirklich wird sie wie sonst vor mir dastehen, deren Erscheinung ich mir so oft herbeisehnte. Wird sie noch dieselbe sein? Hat sich ihre Gestalt, haben sich ihre Gesinnungen verändert? Er hielt die Feder noch in der Hand, er wollte schreiben, wie er dachte; aber der Wagen rollte in den Hof. Mit flüchtiger Feder setzte er noch hinzu:“ ich höre dich kommen. Auf einen Augenblick leb wohl!“

 

"Je serai là, tout près de toi, ma bien-aimée, pendant que tu liras ce billet. Ne t'en effraie point; que pourrais-tu craindre de ton ami? Non, je ne te contraindrai point à me recevoir, et ne me présenterai devant toi que si tu me le permets. Songe toutefois à ta position, à la mienne, avant de me refuser la grâce que je sollicite. Je te remercie de t'être abstenue jusqu'ici de toute démarche extrême, et te supplie de bien peser la valeur de celle-ci. Un retour à la pension, sais- tu bien ce que cela signifie pour moi dans les circonstances actuelles? Je t'en conjure, reviens sur tes pas, car tu marches vers un but où nos routes doivent forcément se séparer. Réfléchis bien, avant d'en arriver là. Consulte-toi une dernière fois, cherche s'il est juste, s'il est sage de refuser le bonheur. Tout au moins souffre que je te revoie, que, prosterné devant toi, je puisse entendre moi-même l'arrêt qui me rendra le plus heureux ou le plus malheureux des hommes. »

Une sorte de pressentiment s'empara de lui tandis qu'il achevait d'écrire ces lignes. Elle va venir, elle est Ià. Il murmurait à son oreille une voix secrète dont le bourdonnement agitait tout son corps. Il s'arrêta, regarda la porte par laquelle elle allait entier. Il y avait près d'un an qu'il ne l'avait vue. M'aimera-t-elle toujours? Ses traits charmants auront-ils conservé leur expression divine?, se demandait- il. Il allait tracer deux mots encore quand il entendit le bruit d'une voiture. Il s'empressa de plier sa lettre, et de mettre l'adresse. N'ayant plus le temps de la cacheter, il se contenta de la laisser sur la table et se dépêcha de sortir. 

 

Er faltete den Brief, überschrieb ihn; zum Siegeln war es zu spät. Er sprang in die Kammer, durch die er nachher auf den Gang zu gelangen wußte, und augenblicks fiel ihm ein, daß er die Uhr mit dem Petschaft noch auf dem Tisch gelassen. Sie sollte diese nicht zuerst sehen; er sprang zurück und holte sie glücklich weg. Vom Vorsaal her vernahm er schon die Wirtin, die auf das Zimmer losging, um es dem Gast anzuweisen. Er eilte gegen die Kammertür, aber sie war zugefahren. Den Schlüssel hatte er beim Hineinspringen heruntergeworfen, der lag inwendig; das Schloß war zugeschnappt, und er stund gebannt. Heftig drängte er an der Türe; sie gab nicht nach. O wie hätte er gewünscht, als ein Geist durch die Spalten zu schlüpfen! Vergebens! Er verbarg sein Gesicht an den Türpfosten. Ottilie trat herein, die Wirtin, als sie ihn erblickte, zurück. Auch Ottilien konnte er nicht einen Augenblick verborgen bleiben. Er wendete sich gegen sie, und so standen die Liebenden abermals auf die seltsamste Weise gegeneinander. Sie sah ihn ruhig und ernsthaft an, ohne vor- oder zurückzugehen, und als er eine Bewegung machte, sich ihr zu nähern, trat sie einige Schritte zurück bis an den Tisch. Auch er trat wieder zurück. „Ottilie“, rief er aus, „laß mich das furchtbare Schweigen brechen! Sind wir nur Schatten, die einander gegenüberstehen? Aber vor allen Dingen höre! Es ist ein Zufall, daß du mich gleich jetzt hier findest. Neben dir liegt ein Brief, der dich vorbereiten sollte. Lies, ich bitte dich, lies ihn! Und dann beschließe, was du kannst“.

 

Mais à peine hors de la chambre il s'aperçut qu'il y avait laissé sa montre et le cachet dont il avait coutume de se servir. « Tout est perdu si elle voit ces objets avant de lire ma lettre, » pensa-t-il, et il retourna immédiatement sur ses pas pour les emporter. Tout à coup il entendit la voix de l'hôtesse qui précédait la jeune fille. Dans sa précipitation il voulut se sauver par le cabinet de toilette donnant sur le corridor. Malheureusement un courant d'air ferma violemment la porte dont la clef était restée en dehors. Il secoua la porte avec violence , mais elle ne céda point. Terrifié, éperdu, il renonça à fuir et se cacha le visage contre le chambranle de la porte. 

Au même moment Ottilie entra, suivie de l'hôtesse. Celle-ci recula, et Ottilie demeura comme clouée au sol. L'hôtesse n'était plus là quand Edouard se retourna. « Pardon, pardon, » dit-il et il voulut s'élancer pour embrasser ses genoux. Elle l'arrêta du geste et lui fit signe de ne point avancer. — « Ottilie, ma bien-aimée, s'écria-t-il, pourquoi ce silence terrible? Le chagrin nous a-t-il tués, sommes-nous déjà des ombres errantes et malheureuses? » — Et comme elle continuait à se taire : « Oh ! parle, parle, je t'en conjure, ne me laisse pas ainsi livré aux angoisses les plus cruelles. J'ai déjà tant souffert, si tu savais. Tu t'imagines peut-être que j'ai été amené ici par une pensée coupable. Détrompe-toi, ma bien-aimée, le hasard seul m'a retenu ici dans cette chambre. Lis ce billet que je viens d'écrire, tu verras combien je te respecte, combien je t'aime. Lis, je t'en conjure, et puis décide, prononce toi- même. »

 

Sie blickte herab auf den Brief, und nach einigem Besinnen nahm sie ihn auf, erbrach und las ihn. Ohne die Miene zu verändern, hatte sie ihn gelesen, und so legte sie ihn leise weg; dann drückte sie die flachen, in die Höhe gehobenen Hände zusammen, führte sie gegen die Brust, indem sie sich nur wenig vorwärts neigte, und sah den dringend Fordernden mit einem solchen Blick an, daß er von allem abzustehen genötigt war, was er verlangen oder wünschen mochte. Diese Bewegung zerriß ihm das Herz. Er konnte den Anblick, er konnte die Stellung Ottiliens nicht ertragen. Es sah völlig aus, als würde sie in die Kniee sinken, wenn er beharrte. Er eilte verzweifelnd zur Tür hinaus und schickte die Wirtin zu der Einsamen.

Er ging auf dem Vorsaal auf und ab. Es war Nacht geworden, im Zimmer blieb es stille. Endlich trat die Wirtin heraus und zog den Schlüssel ab. Die gute Frau war gerührt, war verlegen, sie wußte nicht, was sie tun sollte. Zuletzt im Weggehen bot sie den Schlüssel Eduarden an, der ihn ablehnte. Sie ließ das Licht stehen und entfernte sich.

Eduard im tiefsten Kummer warf sich auf Ottiliens Schwelle, die er mit seinen Tränen benetzte. Jammervoller brachten kaum jemals in solcher Nähe Liebende eine Nacht zu.

 

Elle vit la lettre, hésita, étendit la main pour la prendre. Puis ses yeux s'abaissèrent sur l'écriture, la parcoururent; d'ailleurs une immobilité de statue, des larmes silencieuses roulant comme deux étoiles sur l'azur des prunelles. Elle venait de lire la lettre, et de la reposer silencieusement sur le tapis de la table. « Eh bien, c'est tout, tu n'as rien à me dire?» s'écria le baron à demi fou de douleur. Elle ne répondit rien, mais son regard déchirant et son attitude suppliante eussent remué un cœur de pierre. Edouard comprit qu'il n'y avait plus rien à espérer. Un sanglot lui coupa la parole et il quitta la chambre d'Ottilie pour aller pleurer dans la sienne. Quelques instants après, il sonna l'hôtesse et la pria d'aller veiller sur la pauvre jeune fille. Ne sachant que devenir, il se promena à grands pas dans la chambre. La nuit était venue et le plus morne silence régnait chez Ottilie. L'hôtesse sortit enfin et ferma la porte. La pauvre femme était émue, embarrassée; après un instant d'hésitation elle s'avança vers le baron et lui offrit la clef de la chambre d'Ottilie ; il la refusa du geste. L'hôtesse posa le bougeoir sur la table et se retira. Edouard se jeta sur le seuil de la porte d'Ottilie et l'arrosa de ses larmes. Jamais deux amants ne passèrent une nuit aussi cruelle avec le bonheur à leur porte. 

 

Der Tag brach an; der Kutscher trieb, die Wirtin schloß auf und trat in das Zimmer. Sie fand Ottilien angekleidet eingeschlafen, sie ging zurück und winkte Eduarden mit einem teilnehmenden Lächeln. Beide traten vor die Schlafende; aber auch diesen Anblick vermochte Eduard nicht auszuhalten. Die Wirtin wagte nicht, das ruhende Kind zu wecken, sie setzte sich gegenüber. Endlich schlug Ottilie die schönen Augen auf und richtete sich auf ihre Füße. Sie lehnt das Frühstück ab, und nun tritt Eduard vor sie. Er bittet sie inständig, nur ein Wort zu reden, ihren Willen zu erklären. Er wolle allen ihren Willen, schwört er; aber sie schweigt. Nochmals fragt er sie liebevoll und dringend, ob sie ihm angehören wolle. Wie lieblich bewegt sie mit niedergeschlagenen Augen ihr Haupt zu einem sanften Nein! Er fragt, ob sie nach der Pension wolle. Gleichgültig verneint sie das. Aber als er fragt, ob er sie zu Charlotten zurückführen dürfe, bejaht sies mit einem getrosten Neigen des Hauptes. Er eilt ans Fenster, dem Kutscher Befehle zu geben; aber hinter ihm weg ist sie wie der Blitz zur Stube hinaus, die Treppe hinab in dem Wagen. Der Kutscher nimmt den Weg nach dem Schlosse zurück; Eduard folgt zu Pferde in einiger Entfernung.

 

Le jour parut enfin, le cocher se montrait pressé de partir. L'hôtesse vint ouvrir la chambre d'Ottilie qui dormait tout habillée sur le lit à peine défait. Le pâle visage de la jeune fille portait encore des traces de larmes. La femme eut un mouvement de pitié sincère et alla trouver le baron. Venez la voir endormie, lui dit-elle. Edouard suivit l'hôtesse qui écarta doucement les rideaux de la fenêtre. Il demeura un moment debout devant le lit, mais il lui fut impossible de soutenir la vue de la malheureuse jeune fille qui l'avait banni de sa présence. L'hôtesse, ne se sentant pas le courage de la réveiller, resta dans la chambre. 

Un quart d'heure s'écoula, après quoi la jeune fille poussa un soupir. Elle ouvrit des yeux effarés; on apporta le déjeuner auquel elle ne toucha point. Edouard parut comme elle rabattait la dentelle de son capuchon. Il la supplia de lui adresser la parole, de lui faire connaître son désir; mais sa bouche restait close, et elle continuait à se taire. Il lui demanda une dernière fois si elle voulait être à lui. Elle baissa les yeux et fit un signe de tête doux, mais négatif. Le baron lui jeta un regard désespéré. « Veux-tu le rendre où l'on voulait t'envoyer? » fit-il. Elle secoua la tête d'un air indifférent ; mais lorsqu'il lui demanda si elle voulait lui permettre de la ramener près de Charlotte, elle y consentit par un geste empreint d'une confiance touchante. Il ouvrit la fenêtre pour donner des ordres au cocher. Ottilie profila de cela pour se glisser derrière lui. Elle descendit promptement l'escalier et s'élança dans la voiture. Le cocher prit le chemin du château ; Edouard suivit la voiture à cheval, mais à une certaine distance."

 

C'est ainsi qu'au château se reconstitue en apparence la vie d'autrefois, et Ottilie elle-même semble y prendre part docilement, tranquillement comme toujours, alors qu'en réalité, au plus profond d'elle-même, elle va s'en éloigner chaque jour davantage. Elle aide Charlotte dans ses travaux quotidiens, elle s'occupe des fleurs et des plantes du jardin avec le Capitaine, elle accompagne au piano Edouard lorsqu'il joue de la flûte ou suit du regard sur son livre les lettres qu'il lit à haute voix; mais, de même qu'elle s'abstient de dire mot au cours de la conversation, de même elle se garde, dans la vie en commun, d`accomplir quoi que ce soit qui dépendrait de sa volonté. Elle se dispense même d'assíster aux repas, puis se passe de nourriture, sans en dire un mot à personne. C'est comme si, peu à peu, "elle mourait au monde". Même ses rapports avec Edouard participent de ce mode de non existence. « Entre eux, il n`est pas besoin d'un regard, d'un mot, d'un geste, d'un contact quelconque ››; il ne leur faut qu'une chose : être ensemble, mais cela leur suffit amplement, car alors ils ne forment plus deux personnes distinctes, mais une seule personne, plongée dans un état inconscient de parfait bien-être, contente d'elle-même et du monde, mais sans l'ivresse des sens, comme un reflet de béatitude supra-terrestre, une sorte de passage doux et léger vers la mort qui approche, et qui laisse les âmes en extase. Consumée par cette flamme, la vie d'Ottilie, à la fin, ne tient plus qu`à un souffle. Et une parole dure, prononcée imprudemment devant elle par un ami de la maison, Mittler, et relative au sixième commandement et à l'adultère, suffira à l'éteindre...

"...  quoique prévenu contre Ottilie, n'était point un méchant homme; jamais, de sang-froid, il n'eut songé à blesser la pauvre enfant. Mais la mauvaise habitude de parler à tort et à travers lui donnait souvent les apparences d'un homme indélicat et vindicatif. La baronne regarda sa nièce dont le visage s'était altéré. Elle eut pitié d'elle et se sentit vivement irritée contre Mitler. « Ne pourriez-vous me faire grâce du neuvième commandement ? » lui dit- elle avec un sourire un peu forcé.

 

Ottilie avait quitté le salon. Tout à coup on entendit la voix de Nanny qui poussait des cris terribles. La baronne courut chez sa nièce qu'elle trouvâtes yeux à demi fermés, presque sans souffle. On envoya chercher le médecin, on apporta de l'eau de la reine de Hongrie. En attendant, Nanny se chargea de raconter les événements qui avaient précédé la syncope. — «Mademoiselle venait de remonter et s'amusait à regarder le beau costume qu'elle voulait mettre demain. Je l'avais étalé sur une chaise, bien en vue. Il est joli, lui disais-je, une fiancée serait fière de le porter. Il n'y avait pas là de quoi lui faire de la peine; pourtant, comme je parlais, elle s'affaissa sur elle-même, et tomba.» Le médecin arriva, et tâta le pouls de la malade. «Pure faiblesse,» dit-il, et ordonna de faire monter un réconfortant. Ottilie rouvrit les yeux comme sa jeune femme de chambre essayait de lui en faire prendre une cuillerée. Elle repoussa la tasse et détourna la tête. Cependant elle pâlissait à vue d'œil. «Voilà qui est singulier,» fit le médecin, et il demanda à Nanny ce que sa maîtresse avait mangé à dîner. «Elle n'a pas dîné, » répondit elle un peu troublée. Le médecin l'attira dans un coin et lui demanda si Ottilie avait mangé la veille. Sa voix sévère et son regard pénétrant parurent déconcerter Nanny. On insista auprès de la jeune fille, qui se mit à pleurer et avoua que sa maîtresse jeûnait pour ainsi dire depuis longtemps. «Mademoiselle me faisait manger, ajouta-t-elle, ce que j'allais chercher à l'office. Je ne voulais pas d'abord, mais elle m'y forçait par signes, et semblait dire qu'elle me renverrait si je refusais de lui obéir. Au reste, je n'avais pas grand mérite à lui obéir : c'est si bon, la cuisine des maîtres

 

 

Le médecin s'en retourna auprès d'Ottilie qui, trop faible pour parler, n'avait pourtant pas perdu connaissance. Mitler et le major venaient d'entrer. Ils joignirent leurs prières à celles de Charlotte qui suppliait sa nièce de se laisser mettre au lit. Elle fit comprendre qu'elle n'en avait pas la force, et désigna du doigt le coffre qui contenait son trésor. On l'approcha; elle appuya ses pieds contre le couvercle et releva légèrement sa tête penchée. Un faible sourire se jouait autour de ses lèvres décolorées, et elle regardait alternativement sa tante, Miller, le major. «Pardonnez, ayez pitié de moi,» semblait-elle dire. Puis, son regard inquiet parcourut la chambre et elle parut chercher quelqu'un.

La porte alors s'ouvrit, et l'on vit accourir un homme au visage effaré et pâle. C'était le baron. Il vit qu'Ottilie était mourante et alla se jeter à ses pieds. Les sanglots l'étouffaient; il inondait de larmes les mains crispées et déjà froides de la jeune fille. «Oh ! parle, parle, s'écria-t-il. Toute une vie de douleurs, en échange d'un mot, d'un seul. Mais elle ne m'entend plus, non, elle ne m'entend plus. Ottilie, ma bien-aimée, regarde, fais un effort. Mais tu ne mourras pas, c'est impossible. Ou, si tu meurs, je t'accompagnerai, je te suivrai là-bas où les âmes sont libres.» L'accent déchirant de cette voix parut ranimer la mourante. Elle rassembla ses dernières forces, s'efforça de soulever sa main défaillante pour la placer dans celle de son bien-aimé. Puis, lui jetant un regard suppliant, elle essaya de parler, «Promets, promets-moi de vivre,» fit-elle épuisée par ce suprême effort. Sa tête retomba inanimée sur le coussin, et elle n'entendit plus le faible «Oui» que le baron venait de prononcer. Ses amis eurent peine à l'arracher du cadavre.

La nuit au château fut lugubre, peut-être plus lugubre que ne l'avait été celte autre nuit fatale où Charlotte s'était montrée miséricordieuse malgré son désespoir. Elle ne se montra pas moins miséricordieuse en présence du désespoir de son mari, et voulut s'occuper du soin de faire ensevelir dignement les restes de celle qu'il avait tant aimée. Le major et Mitler étaient demeurés au château sur sa prière. On déposa le corps d'Ottilie dans un petit salon écarté; comme on parlait de l'ensevelir, le baron entra dans une fureur épouvantable, et s'écria qu'Ottilie n'étant point morte,, il ne consentirait jamais à la laisser enterrer. Tout d'abord il s'opposait formellement à ce qu'on la transportât ailleurs et demanda d'autres médecins pour la soigner. On feignit de lui obéir, et cela fut d'autant plus facile qu'il ne demandait point à revoir le cadavre. Quant au reste, la baronne se lit un devoir de respecter le désir de son mari et ordonna que le corps d'Ottilie fût placé sous l'une des dalles de la chapelle.

Peu après, les habitants du château furent menacés d'une nouvelle catastrophe. Nanny, un peu imprudemment accusée par le médecin d'avoir, par sa légèreté, contribué à la mort de sa maîtresse, venait de disparaître. On la retrouva à demi folle dans un champ où, disait-elle, elle voulait se laisser mourir de faim. Ses parents la reprirent chez eux et durent l'enfermer après plusieurs nouvelles tentatives de fuite.

Edouard n'était guère plus raisonnable. Il était, il est vrai, sorti de l'espèce de torpeur où un événement aussi triste qu'inattendu l'avait plongé; mais il n'en était que plus malheureux, et faisait pitié. On profita d'un moment de calme pour tâcher de le décider à consentir à une inhumation devenue nécessaire, a Un moyen de la garder parmi nous, mon ami, serait de la mettre dans la petite chapelle si lumineuse et si calme qu'elle-même a pris plaisir à décorer,» insinua la baronne. Edouard se résigna, mais à la condition expresse que son corps soit déposé dans un cercueil dépourvu de couvercle, et simplement recouvert par une glace sans tain. Il demanda en outre la fondation d'une lampe qui brûlerait éternellement suspendue au plafond du sanctuaire..."

 

Et quelque temps après, Edouard, consumé lui aussi par la douleur et la nostalgie, la rejoignit : "Charlotte gab ihm seinen Platz neben Ottilien und verordnete, daß niemand weiter in diesem Gewölbe beigesetzt werde.... "

 


Le XIXe débutait tragiquement pour Goethe avec la disparition de Schiller en 1805. L'année suivante, 1806, voyait l'occupation de Weimar par les troupes napoléoniennes, son mariage avec Christiane Vulpius, .. et la fin du Saint Empire romain germanique. 1808, c'est l'entretien avec Napoléon au congrès des princes à Erfurt et la publication de Faust I. Celle des Affinités électives (Die Wahlverwandtschaften) suit en 1809,  La Théorie des couleurs (der Farbenlehre), en 1810, le début de son son autobiographie Poésie et vérité (Dichtung und Wahrheit, 1811-1814). En 1814-15, voyages de Goethe sur le Rhin et le Main, lecture de Hafis, rencontre passionnée avec Marianne von Willemer à Francfort.

La Saxe-Weimar devient grand-duché par décision du Congrès de Vienne et en 1816 Carl August donne une constitution à la Saxe-Weimar. C'est aussi en 1816 que disparaît sa femme, Christiane Vulpius...

En 1819, paraît "der West-östlichen Divan" alors que l'on célèbre avec éclat à Francfort l'anniversaire de Goethe. ..

 

1819 - Goethe, "Der West-östliche Divan" (Le Divan occidental-oriental)

Goethe restera un incorrigible amoureux, et ces amours de vieillard vont lui inspirer d'ultimes magnifiques poèmes. Goethe s'éprend en effet de Marianne von Willemer, une jeune femme cultivée de trente ans sa cadette. Elle devient Suleika, jeune femme jadis aimée du poète persan vieillissant Hafis, dans "Der West-östliche Divan" (1819).

En 1791, Goethe célébrait, dans une épigramme, un des joyaux de la littérature indienne, "Sakontala", dont Georges Forster lui avait envoyé une version allemande. En 1808, le roman du poète persan Dschami, "Medschnun et Leila", charma ses loisirs à Carlsbad; l'année suivante il lut avec plaisir le poème de Hammer, "Schirin", composé d'après des sources orientales. Quelques feuillets d'un manuscrit arabe du Coran, qu'un officier lui avait rapportés d'Espagne, en 1811, l'attirèrent par la beauté de la calligraphie et du dessin. Mais de toutes ces impressions, c'est la parution en 1812 et en 1813 des deux volumes du "Divan" de Hafiz, traduit en entier pour la première fois par Hammer qui le firent se décider à s'initier à la littérature orientale. Il poursuivait  sa logique de création poétique qui l'avait vu, après la découverte des poésies populaires, composer ses premiers lieder, après la vogue du recueil de Shelley, écrire ses plus belles ballades, suivre la lecture des odes de Pindare de grands morceaux lyriques, et poursuivre l'étude de Properce et de Martial par ses élégies et ses épigrammes. Fallait-il encore qu'il puisse habiter cette poésie orientale, il y parviendra cependant en découvrant combien "cette religion s'est fondée sur la toute- présence de Dieu dans ses œuvres du monde sensible...". 

Et plus encore Goethe trouvait dans Hafiz une peinture de l'amour bien plus riche, plus hardie, plus féconde en inventions que ne le sont nos descriptions occidentales, "j'ai vu l'éclair de la jouissance", écrit le poète persan.

Dans une lettre à Zeller, Goethe explique combien il a tenté, pour suivre son inspiration, de se déprendre de sa pensée occidentale : «chaque pièce est ainsi profondément pénétrée de l'esprit de l'ensemble, profondément orientale, et se rapporte tant aux moeurs, aux usages, qu'à la religion", et "doit être expliquée d'abord par une poésie précédente, si elle doit agir sur l'imagination ou sur le sentiment..."... Un tel travail méthodique, poussé aussi loin que possible, peut-être ou sans doute excessif, à tel point que pour chaque pièce, Goethe se sentira obligé de composer un commentaire détaillé...

Trop raffiné pour l'époque romantique, le Divan ne rencontra en son temps aucun écho...

 

HÉGIRE. - Le Nord , l’Ouest et le Sud éclatent , les trônes s’entr’ouvrent , les empires croulent, fuis , va respirer en Orient l’air pur des patriarches , et dans l’amour, l’ivresse et le chant , te retremper aux sources de Chisa !

Là-bas , dans un élément de pureté absolue, je veux remonter aux origines des races humaines, lorsqu’elles recevaient encore de Dieu les dogmes célestes dans les langues de la terre et en toute simplicité.., Je veux prendre plaisir à cette vaste croyance à pensée minimale, parole d'autant plus puissante qu’elle est parlée, je veux me mêler aux pasteurs, me rafraîchir à l’oasis, lorsque errant avec les caravanes,  je ferai le trafic des schalls, du café, de l’ambre,  je veux fouler chaque sentier du désert aux cités...

Que je monte ou descende les mauvais chemins rocailleux , Hafis , tes chants me consoleront, tes chants que, du haut de son mulet ,  le guide chante pour éveiller les étoiles et pour effrayer les brigands.

Je veux, dans les bains, dans les hôtelleries, penser à toi, divin Hafis, à toi, quand l’amante ouvre son voile et secoue les parfums de ses cheveux ambrés, et que l’amoureux chuchotement du poète enflamme le désir, de ses paroles qui nous entraînent aux portes du paradis et  nous font implorer l’immortalité...

HEGIRE

Nord und West und Süd zersplittern,

Throne bersten, Reiche zittern:

Flüchte du, im reinen Osten

Patriarchenluft zu kosten,

Unter Lieben, Trinken, Singen

Soll dich Chisers Quell verjüngen.

 

Dort im Reinen und im Rechten

Will ich menschlichen Geschlechten

In des Ursprungs Tiefe dringen,

Wo sie noch von Gott empfingen

Himmelslehr' in Erdesprachen

Und sich nicht den Kopf zerbrachen.

 

Wo sie Väter hoch verehrten,

Jeden fremden Dienst verwehrten;

Will mich freun der Jugendschranke:

Glaube weit, eng der Gedanke,

Wie das Wort so wichtig dort war,

Weil es ein gesprochen Wort war.

 

Will mich unter Hirten mischen,

An Oasen mich erfrischen,

Wenn mit Karawanen wandle,

Shawl, Kaffee und Moschus handle;

Jeden Pfad will ich betreten

 

Von der Wüste zu den Städten.

 

Bösen Felsweg auf und nieder

Trösten, Hafis, deine Lieder,

Wenn der Führer mit Entzücken

Von des Maultiers hohem Rücken

Singt, die Sterne zu erwecken

Und die Räuber zu erschrecken.

 

Will in Bädern und in Schenken,

Heilger Hafis, dein gedenken,

Wenn den Schleier Liebchen lüftet,

Schüttelnd Ambralocken düftet.

Ja, des Dichters Liebesflüstern

Mache selbst die Huris lüstern.

 

Wolltet ihr ihm dies beneiden

Oder etwa gar verleiden,

Wisset nur, daß Dichterworte

Um des Paradieses Pforte

Immer leise klopfend schweben,

 

Sich erbittend ewges Leben.

 


En 1820-1850, alors que le "Romantisme dit littéraire et artistique" s'affirme, autour de Byron, Chateaubriand, Lamartine, Vigny, Musset, Nerval, Heine, Turner, Friedrich, Delacroix, Géricault... Goethe publie en 1821 la première version des Années de voyage de Wilhelm Meister ("Wilhelm Meisters Wanderjahre", la seconde paraîtra en 1829). En 1823, alors que Eckermann s'installe à Weimar, c'est le dernier séjour de Goethe à Marienbad, marquée par sa dernière grande passion, Ulrike von Levetzow, une jeune fille de dix huit ans qui lui inspire "Marienbader Elegie" ("L'Elegie de Marienbad"). Le grand-duc lui refusera l'autorisation de l'épouser.

En 1827, la Préface de Victor Hugo à Cromwell marque les débuts du romantisme en France, en décalage avec le reste de l'Europe, le grand-duc Carl August disparaît en 1827, 1829 voit la parution de la deuxième version des Wanderjahre et la première représentation de Faust I. 1830 est un épisode douloureux, la mort de son fils August à Rome. En1831, ce sera la publication de Faust I et II. Goethe mourra à Weimar le 22 mars 1832....