Henrik Ibsen (1828-1906), "Une Maison de poupée" (Dukkehjem,1879), "Rosmersholm" (1886) - Bjørnstjerne Bjørnson (1832-1910) - Georg Brandes (1842-1927) - ......

Last Update : 12/11/2016

Les pays scandinaves ou "pays nordiques", connaissent une vie intellectuelle particulièrement brillante à la fin du XIXe siècle: Knut Hamsun, Henrik Ibsen, Sigrid Unset (Norvège), August Strinberg, Selma Lagerlöf (Suède) en sont quelques exemples dans le domaine littéraire. Ecrire, dans ce monde nordique, ne semble pas alors chose aisée : on y préfère le silence au scandale, la résignation à l'action, et sous des apparences collectivistes, les mentalités se rétractent en de farouches individualités qu'il n'est pas aisé de percer à jour. Au plan de son histoire, la Scandinavie vivra au rythme des luttes de la Suède et du Danemark, qui se disputent l'hégémonie pour la maîtrise de la Baltique. La Norvège, quant à elle,  sera assujettie pendant plus de quatre siècles au Danemark (de 1380 à 1814), puis sera unie quatre-vingt-onze ans à la Suède, tout en demeurant sous sa tutelle :  la Norvège n’accédera véritablement à l’indépendance qu’en 1905. Entre-temps, une vague d'émigration scandinave emporte près d'un tiers de la population vers les Etats-Unis de 1860 à 1880, notamment en Norvège et au Danemark, alors que la Suède s'industrialise et s'urbanise rapidement, portant au devant la scène politique et littéraire les questions de moralité. Mais en fond, joue la beauté de paysages nordiques, abritant sur d’immenses étendues fjords et lacs, montagnes et plaines …

(Christian Krohg (1852–1925), 17th of May 1893)

 

L'un des plus importants promoteurs des mouvements réaliste et du naturaliste en Scandinavie fut l'intellectuel danois Georg Brandes (1842-1927), dont les écrits critiques jouèrent un rôle capital dans la pensée culturelle à partir des années 1870. Brandes fut celui qui attira l'attention des écrivains scandinaves sur les oeuvres d'auteurs étrangers, de Victor Hugo à Nietzsche (et même Disraeli). En outre, sa réputation d'intellectuel à l'étranger était telle que ses études sur les écrivains scandinaves initièrent les lecteurs étrangers à l'évolution de la littérature nordique. Un grand nombre d'écrivains et d'artistes quittèrent alors la Scandinavie pour s'établir en colonies à Paris, Berlin et Rome, dont lbsen lui-même qui passa vingt-sept ans à l'étranger, la majeure partie du temps en Allemagne et en Italie. C'est ainsi que les techniques, préoccupations et styles littéraires continentaux se mêlèrent au cadre et à la campagne scandinave et stimulèrent les littératures nationales nordiques.

 

En Norvège, "Les Quatre Grands" écrivains - Bjørnstjerne Bjørnson (1832-1910), Henrik lbsen (1828-1906), Alexander Kielland (1849-1906) et Jonas Lie (1833-1908) - sont souvent considérés comme les quatre plus éminents représentants de la littérature de cette époque. 

 

Le romancier, poète, dramaturge et journaliste Bjørnstjerne Bjørnson (1832-1920) est  certainement, après lbsen, l'auteur le plus lu aujourd'hui encore. De son vivant, ses convictions politiques nationalistes et indépendantistes vis-à-vis de la Suède firent de lui un porte-parole très populaire de la langue norvégienne. ll fut politiquement actif toute sa vie et milita pour la

 

justice sociale, l'égalité des sexes et le droit de vote universel. Ses premiers romans les plus connus, "Synnøve Solbakken" (1857) et "En glad Gut" (Un garçon heureux, 1860) sont des descriptions dans un langage simple et quotidien de la vie des paysans dans le nouveau mode réaliste. Il est également l'auteur de "En Fallit" (Une faillite) qui est considérée comme la première pièce réaliste norvégienne ou "An Admission of Failure" (1875). Il obtint le prix Noble de littérature sept ans avant sa mort en 1910.


Georg Brandes (1842-1927), né à Copenhague, est considéré comme le grand intercesseur de l'évolution littéraire scandinave : son intérêt pour la réalité quotidienne fera place, progressivement, à la fascination pour les êtres d'exception. Critique littéraire, il a tracé dans un premier cycle de conférences, à partir de 1871 (Principaux courants de la littérature européenne du XIXe siècle), un programme d'action naturaliste dans les domaines philosophiques et littéraires. Et vingt ans plus tard, il fait de l'homme exceptionnel le centre de sa pensée et de son esthétique. Entre-temps, il s'ait familiarisé avec la pensée française lors d'un séjour à Paris, en 1867. Il y découvrir Taine et Sainte-Beuve au contact desquels il se débarrasse du discours universitaire pour s'adresser directement au public. Sainte-Beuve lui enseigne à chercher l'homme derrière l'œuvre, et la psychologie dans l'homme. Taine le convertit à la célèbre théorie de la race, du milieu et du moment. Brandes exerça à partir des années 1890 une influence décisive non seulement au Danemark, mais aussi en Suède et en Norvège. Traducteur de l'ouvrage de Stuart Mill sur l'oppression de la femme, il soutenait qu'on ne pouvait réprimer l'instinct sexuel sans amoindrir l'homme. L'évolution de Brandes le rapprocha de Nietzsche (Radicalisme aristocratique, 1889 ; la Bête dans l'homme, 1890), tant dans sa dénonciation du judéo-christianisme, auquel il opposait l'esprit de la Grèce, alors que d'autres générations chercheront le salut dans le passé germanique, que dans sa condamnation de l'incompréhension des masses, qui empêchent le développement du génie artistique.

 

(Painting from 1890 - by Edvard Petersen describing the many Danish emigrants at Larsen's Plads leaving for America) - Paul-Gustave Fischer - the lady in red...

 

Peu d'œuvres auront été aussi mal comprises que celles du norvégien Henrik Ibsen. Au-delà d'une dénonciation très vive du conformisme social, Ibsen donne au drame une profondeur psychologique rarement égalée."Je ne peux plus me contenter de ce que les gens disent ni de ce qu’il y a dans les livres. Je dois penser par moi-même et tâcher d’y voir clair » dit Nora dans "Maison de poupée", avant de rompre avec la mascarade de sa vie conjugale. Les pièces d'Ibsen sont "des œuvres littéraires sur des êtres humains et des destinées humaines". Ses personnages vont jusqu'au bout du chemin, d'un chemin où la vie n'apparaît au bout du compte qu'un domaine de non-sens, de médiocrité de compromis. La lumière qui pourrait éclairer le difficile chemin de la réalisation de soi est tout intérieure...

 

Avant l'avènement du réalisme, le théâtre du XIXe siècle consistait principalement en mélodrames et en farces, chacun de ces genres ayant une palette limitée de personnages types. On considère souvent que le théâtre réaliste commença avec les œuvres d'Henrik lbsen (1828-1906), mais ce serait oublier l'influence de la tradition russe du théâtre réaliste psychologique, incarnée par les pièces d'Alexandre Ostrovsky (1823-1886), Aleksey Pisemsky (1821-1881), Tolstoï (1828-1910) et Ivan Tourgueniev (1818-1883). Le metteur en scène et théoricien Constantin Stanislavsky (1863-1938) joua également un rôle majeur dans l'évolution et la diffusion des nouvelles idées et techniques. 

Le théâtre réaliste entendait remplacer l'ancien répertoire stylisé et souvent sentimental par des portraits de vie avec lesquels les spectateurs pourraient s'identifier. Le mouvement fidèle à la convention du "quatrième mur" (une expression inventée par Denis Diderot, 1713-1784, pour exprimer la frontière entre les acteurs et le public) insistait sur la vraisemblance et l'absence de recours aux artifices. ll était formellement interdit à un acteur de montrer qu'il avait conscience de la présence du public ("rupture du quatrième mur"), que ce soit à travers des apartés et des soliloques, ou en ôtant le masque de son personnage. Les décors réalistes et le langage quotidien des pièces devaient renforcer chez le spectateur le sentiment qu'il observait son propre reflet. 

Les pièces tournaient autour de thèmes hautement psychologiques, révélaient des émotions ou des mœurs que l'on montrait rarement en public, tout en les plaçant dans leur contexte social et physique. Les pièces d'lbsen évoluèrent à leur manière dans le contexte du théâtre réaliste. L'une de ses premières pièces philosophique en vers, "Brand" (Brand, 1866), dans laquelle un prêtre se bat contre l'inertie alors qu'il doit adopter la bonne conduite, trahit l'influence du philosophe et théologien danois Soren Kierkegaard (1813-1855). Fort de ce succès, lbsen écrivit ensuite "Peer Gynt" (Peer Gynt, 1867) où un jeune homme est en complet désaccord avec les normes de vie bourgeoises. Cette pièce - elle aussi en vers -, remplie de symbolisme, s'inspire énormément des légendes traditionnelles scandinaves et allemandes. Toutes deux sont visiblement tributaires du Romantisme dans leur vision poétique du héros solitaire en quête de la vérité.

Sous l'influence de Georg Brand, lbsen connut un second souffle dans sa carrière. Brand lui inspira de faire évoluer son œuvre vers le Réalisme et le naturalisme et de mettre ses pièces en prose, et non en vers. La première pièce sociale et politique d'lbsen fut "Samfundets Støtter" (Les Piliers de la société, 1877) qui augura l'apogée de son auteur. lbsen enchaîna avec des œuvres comme "Et Dukkehjem" (La Maison de poupée, 1879), "Gengangere" (Les Revenants, 1881), "EEn folkefiende" (Un ennemi du peuple, 1882) et "Vildanden (Le Canard sauvage,1884). Un grand nombre des pièces de cette époque traite du rôle traditionnel de l'homme et de la femme à la fin du XIXe siècle. "La Maison de poupée", notamment, fit scandale, avec le portrait de cette mère de trois enfants qui abandonne mari et progéniture dans le seul but de se réaliser.

Vers la fin de sa carrière, Ibsen écrivit "Hedda Gabler" (Hedda Gabler, 1890) et "Bygmester Solness" (Solness le constructeur, 1892) dans lesquels le thème principal de la pièce n'est plus la critique des conventions de la société, mais l'étude des conflits psychologiques internes de ses personnages. Ses dernières pièces, et notamment "Når vi døde vågner" (Quand nous nous réveillerons d'entre les morts, 1899), trahit ce même glissement vers le naturalisme, et même l'expressionnisme, peut-être sous I 'influence d'August Strindberg....

 

Henrik Ibsen  (1828-1906)
Henrik Ibsen naquit à Skien, petite ville de la côte norvégienne près d'Oslo et vécut une enfance solitaire, repliée sur elle-même, nourrie d'un certain ressentiment à l'encontre de la bourgeoisie de la petite ville de province il débute dans la vie comme commis de pharmacien. En 1850, il part pour Christiania, passe son baccalauréat.  A Bergen, il devient metteur  en  scène suppléant, voyage en Allemagne, au Danemark, découvre Shakespeare, Kierkegaard et Hermann Hettner (Das moderne Drama, 1852) : il apprend ainsi que le ressort d'une tragédiequi lui apprend que la dynamique d'une tragédie est de nature psychologique. En 1858, il épouse Susannah Thoresen, qui se révèlera femme autoritaire et dominatrice, et est  nommé  directeur  artistique  du  nouveau  théâtre national de Bergen. Mais il étouffe dans cette Norvège trop conformiste et décide de s'exiler en 1864 : il ne regagnera la Norvège qu'en 1891. C'est en Italie qu'il prend conscience de sa vocation, de "ce qu'il a  à dire" .

Le poème dramatique "Brand" (1866), considéré comme son premier chef d'oeuvre, traduit alors, confusément et non sans contradiction, son sentiment d'idéalisme absolu et sa vocation dramatique : tirer de leur torpeur ses compatriotes,  les pousser à rejeter cet esprit de compromission qui le blesse si profondément. Le pasteur Brand veut régénérer l'humanité et pose l'exigence d'un choix total : l'homme ne peut qu'être tout entier à Dieu ou au Diable. Le refus du compromis sème la mort autour de lui, il sacrifie son enfant et sa femme et fait l'union du peuple contre lui et en meurt. Un second poème dramatique, "Peer Gynt" (1867), met en scène un personnage très différent, un paysan rusé, affabulateur et bon à rien, qui s'emploie à contourner son destin. Ici, le compromis évite le choix. Mais lorsque, à la fin, il doit prouver qu'il a été, il ne le peut pas : "Nous sommes les pensées que tu aurais dû penser, les larmes que tu aurais dû pleurer." Mais si Peer est condamné, c'est l'amour de Solveig qui le sauve, elle a été au bout du compte le sens de sa vie. Ainsi dans les drames d'Ibsen, la vérité de l'individu se fonde sur des valeurs contradictoires selon les situations.
Les drames qui suivent vont refléter cette lutte qui l'habite, celle de l'individu contre le poids des conventions imposées par la société; et c'est de son époque même qu'il va en tirer les sujets: "Cette surface fardée et dorée que présentent les grandes sociétés, que cache-t-elle au juste ? vide et pourriture, si j'ose dire. Aucun fondement moral à la base. En un mot, des sépulcres blanchis, ces grandes sociétés d'aujourd'hui."  Après "les Piliers de la société" (1877), "Maison de poupée" (Dukkehjem,1879) part d'un fait divers, l'histoire de Laura Kieler, femme d'un professeur, qui a secrètement emprunté de l'argent pour sauver son mari malade et se le verra reprocher ensuite. Dans cette pièce, qui une  dénonciation du mariage et de l'inégalité des époux, l'héroïne découvre la véritable nature de sa relation maritale et en conclut qu’il est vital pour elle de quitter son mari afin de se "trouver" elle-même. La pièce qui suit, "Les Revenants" (1881), attaque également le mariage conventionnel sans amour, mais se révèle plus encore la tragédie d'une mère qui entend trouver un sens à sa vie. Les pièces d'Ibsen soulèvent une tempête d'indignation que les pièces suivantes tentent de désamorcer : "Un ennemi du peuple" (1882), "le Canard sauvage" (1884). Ibsen confirme ici sa technique dramatique : l’intrigue tourne autour d’un passé successivement dévoilé, et dans "Le Canard sauvage", le passé devient un poids impossible à rejeter. Parce qu'il exige la justice et la vérité à tout prix, le héros, Greger, provoque un drame familial et entraîne une innocente à se suicider.
Suivent "Rosmersholm" (1886), "La Dame de la mer" (1888), "Hedda Gabler" (1890). En 1891, Ibsen quitte l'Allemagne, après s'être familiarisé avec l'œuvre de Nietzsche. "Solness le Constructeur" (1892), "John Gabriel Borkman" (1896) , "Quand nous nous réveillerons d'entre les morts" (1899) constituent ses dernières oeuvres. Henrik Ibsen meurt le 23 mai 1906.

 

Une Maison de poupée (Dukkehjem,1879)
Dans les pièces de tendance réaliste, les personnages principaux sont des âmes emprisonnées, leur mal peut venir du passé ou de leur propre caractère (défaut ou péché), ou encore l'individu peut souffrir de la corruption sociale. Dans" Maison de poupée", Nora, mariée depuis huit ans à Torvald Helmer, un directeur de la banque avec lequel elle a eu trois enfants, souffre du mal de ne pas être une personne à part entière, et le drame naît lorsqu'il devient clair que son mari ne veut ou ne peut pas la considérer d'égal à égal. "Maison de poupée" est un des drames les plus célèbres de la seconde moitié du XIXe siècle et un des rares d'Ibsen qui soit représenté encore avec succès... 

 

NORA. — Il me faut être seule pour prendre conscience de moi-même et de tout ce qui m'entoure. Aussi je ne peux pas rester avec toi.

HELMER. — Nora ! Nora !

NORA. — Je veux m'en aller tout de suite. Je trouverai bien un abri chez Kristine cette nuit...

HELMER. — Tu perds l'esprit ! Tu n'as pas le droit de t'en aller. Je te le défends.

NORA. — Tu ne peux rien me défendre désormais. J'emporte tout ce qui est à moi. De toi je ne veux rien tenir, ni maintenant ni jamais.

HELMER. — Que veut dire cette folie ?

NORA. — Demain je partirai chez moi ; je parle de mon pays d'origine... J'y trouverai plus facilement de quoi vivre.

HELMER. — Aveugle que tu es, pauvre être sans expérience !

NORA. — L'expérience, ça s'acquiert, Torvald.

HELMER. — Abandonner ton foyer, ton mari, tes enfants ! Tu ne songes pas à ce qu'on en dira ?

NORA. — Je ne peux m'arrêter à cela. Je sais seulement que, pour moi, c'est indispensable.

HELMER. — Ah ! c'est révoltant ! Ainsi tu trahirais tes devoirs les plus sacrés ?

NORA. — Que considères-tu comme mes devoirs les plus sacrés ?

HELMER. — Ai-je besoin de te le dire ? Tes devoirs envers ton mari et tes enfants, n'est-ce pas ?

NORA. — J'en ai d'autres tout aussi sacrés.

HELMER. — Tu n'en as pas. Quels seraient ces devoirs ?

NORA. — Mes devoirs envers moi-même.

HELMER. — Avant tout, tu es épouse et mère.

NORA. — Je n'y crois plus... Je crois qu'avant tout je suis un être humain, au même titre que toi... ou au moins que je dois essayer de le devenir. Je sais que la plupart des hommes te donneront raison, Torvald, et que ces idées-là sont imprimées dans les livres. Mais ce que disent les hommes et ce qu'on imprime dans les livres ne me suffit plus. Il faut que je me fasse moi-même des idées là-dessus, et que j'essaie de me rendre compte de tout.

HELMER. — Quoi ! tu ne te rendrais pas compte de ta place au foyer ? N'as-tu pas dans ces questions un guide infaillible ? N'as-tu pas la religion ?

NORA. — Hélas ! Torvald ! La religion, je ne sais pas au juste ce que c'est.

HELMER. — Tu ne sais pas ce que c'est ?

NORA. — Là-dessus je ne sais que ce que m'en a dit le pasteur Hansen en me préparant à la confirmation. La religion, c'est ceci, c'est cela. Quand je serai seule et affranchie, je vais examiner cette question comme les autres. Je verrai si le pasteur disait vrai, ou du moins si ce qu'il m'a dit était vrai pour moi.

HELMER. — Ah ! voilà qui est inouï de la part d'une si jeune femme ! Mais si la religion ne peut pas te guider, laisse-moi du moins sonder ta conscience. Car je suppose que tu possèdes du moins un sens moral ? Ou peut-être en es-tu dépourvue : réponds-moi.

NORA. — Vois-tu, Torvald, il m'est difficile de répondre. Je n'en sais rien. Je ne peux pas me retrouver dans tout cela. Je ne sais qu'une chose : c'est que mes idées diffèrent entièrement des tiennes. J'apprends aussi que les lois ne sont pas ce que je croyais ; mais que ces lois soient justes, c'est ce qui ne peut m'entrer dans la tête. Une femme n'aurait pas le droit d'épargner un souci à son vieux père mourant ou de sauver la vie à son mari ! Cela ne se peut pas.

HELMER. — Tu parles comme un enfant : tu ne comprends rien à la société dont tu fais partie.

NORA. — Non, je n'y comprends rien. Mais je veux y arriver et savoir qui des deux a raison, la société ou moi.

HELMER. — Tu es malade, Nora, tu as la fièvre : je croirais presque que tu n'es pas dans ton bon sens.

NORA. — Je me sens cette nuit plus lucide et plus sûre de moi que je ne l'ai jamais été.

HELMER. — Et c'est avec cette assurance et en toute lucidité que tu abandonnes ton mari et tes enfants ?

NORA. — Oui.

HELMER. — Il n'y a qu'une explication possible…

NORA. — Laquelle.

HELMER. — Tu ne m'aimes plus.

NORA. — C'est bien cela ; voilà en effet le nœud de tout.

HELMER. — Nora !... Et c'est ainsi que tu le dis.

NORA. — Cela me fait tant de peine, Torvald ; car tu as toujours été si bon envers moi. Mais je n'y puis rien : je ne t'aime plus.

HELMER,s'efforçant de garder contenance. — Cela aussi, n'est-ce pas, tu en es parfaitement convaincue ?

NORA. — Absolument. Et voilà pourquoi je ne veux plus vivre ici.

HELMER. — Et peux-tu m'expliquer comment j'ai perdu ton amour ?

NORA. — Certainement. C'est ce soir, quand je n'ai pas vu s'accomplir le prodige espéré. J'ai vu alors que tu n'étais pas l'homme que je croyais.

HELMER. — Explique-toi : je ne comprends pas.

NORA. — Pendant huit années j'ai patiemment attendu. Je savais bien, mon Dieu, que les prodiges ne s'accomplissent pas tous les jours. Enfin vint cette heure d'angoisse. Je pensai alors avec certitude : voici venir le prodige. Pendant que la lettre de Krogstad était là dans la boîte, je n'ai pas songé un instant que tu pouvais te plier aux conditions de cet homme. Je croyais si fermement que tu lui dirais : Allez, et publiez tout. Et quand cela aurait eu lieu...

HELMER. — Eh bien oui !... quand j'aurais livré ma femme à la honte et au mépris?...

NORA. — Quand cela aurait eu lieu, et j'étais entièrement sûre que tu allais paraître, prendre tout sur toi et dire : Je suis coupable.

HELMER. — Nora !...

NORA. — Tu vas dire que je n'aurais pas accepté un tel sacrifice. Sans doute. Mais qu'auraient signifié mes affirmations à côté des tiennes ?... Eh bien ! c'était là le prodige que j'espérais avec terreur. Et c'est pour empêcher cela que je voulais mourir.

HELMER. — C'est avec bonheur, Nora, que j'aurais travaillé pour toi nuit et jour. J'aurais tout supporté, soucis et privations. Mais il n'y a personne qui offre son honneur pour l'être qu'il aime.

NORA. — Des milliers de femmes l'ont fait.

HELMER. — Eh ! tu penses comme un enfant, et tu parles de même.

NORA. — Admettons. Mais tu ne penses pas, toi, et tu ne parles pas comme l'homme qu'il me serait possible de suivre. Une fois rassuré, non sur le danger qui me menaçait, mais sur celui que tu courais toi-même... tu as tout oublié. Je suis redevenue ton petit oiseau chanteur, ta poupée que

tu étais tout prêt à porter sur tes bras comme avant, avec d'autant plus de précautions que tu l'avais vue plus fragile. (Se levant.) Ecoute, Torvald ; en ce moment-là, il m'est apparu que j'avais vécu huit années dans cette maison avec un étranger et que j'avais eu trois enfants... Ah ! je ne peux même pas y penser ! J'ai envie de me déchirer moi-même en mille morceaux.

HELMER,sourdement. — Je le vois, hélas, je le vois bien. Un abîme s'est creusé entre nous. Mais dis-moi, Nora, s'il ne peut pas être comblé.

NORA. — Telle que je suis maintenant, je ne peux être ta femme.

HELMER. — J'ai la force de me transformer.

NORA. — Peut-être... si on t'enlève ta poupée.

HELMER. — Me séparer... me séparer de toi ! Non, non, Nora, je ne peux accepter cette idée.

NORA,se dirigeant vers la porte de droite. — Raison de plus pour en finir.

(Elle sort et revient avec son manteau, son chapeau et un petit sac de voyage qu'elle pose sur une chaise près de la table.)

HELMER. — Pas encore, Nora, pas encore ! Attends demain.

NORA, mettant son manteau. — Je ne peux passer la nuit sous le toit d'un étranger. 

HELMER, Mais ne pouvons-nous continuer à vivre ensemble comme frère et sœur ?

NORA, attachant son chapeau. — Tu sais bien que cela ne durerait pas longtemps. (Jetant son châle sur les épaules.) Adieu, Torvald. Je ne veux pas voir les enfants. Je sais qu'ils sont dans de meilleures mains que les miennes. Telle que je suis maintenant... je ne peux pas être une mère pour eux."

 

Nora est donc la femme de l'avocat Helmer, qui la chérit comme une poupée. Créature ardente et gaie, elle semble se complaire aux marques d'affection de son mari, mais elle a un secret qui lui donne quel qu'orgueil. Pour assurer à son mari le traitement qui pouvait le sauver, elle n'a pas hésité à emprunter une grosse somme en falsifiant la signature de son père. Elle est convaincue d`avoir accompli un devoir, d'avoir fait ce que tant d'autres femmes à sa place auraient fait sans hésiter. Mais elle n'a pas réussi à payer entièrement sa dette, bien qu'elle ait travaillé pendant des années en dérobant des heures à son repos et à ses distractions. La nomination de son mari comme directeur de banque la remplit de joie, parce qu`elle lui donne la certitude de pouvoir disposer de beaucoup d`argent et de pouvoir par-là se libérer de sa dette. Mais dans cette banque est employé Krogstad, l`homme qui lui a prêté l'argent. Celui-ci menace de dévoiler le secret du prêt et de la fausse signature, si Nora n`incite pas son mari à lui donner un meilleur

poste dans la banque. Nora ne réussit pas à persuader Helmer, qui est déjà décidé à renvoyer Krogstad. L'approche du moment fatal, où son secret sera révélé à son mari, provoque en elle une terreur anxieuse. Son angoisse est due à des motifs dont elle-même n'a pas une conscience très claire. Certes, elle est à peu près sûre que son mari ne peut pas ne pas assumer la responsabilité de son erreur ; mais en elle, obscurément mûrit, la certitude opposée que la générosité de son mari est une illusion de sa part. 

En réalité quand Helmer, ayant lu la lettre de chantage de Krogstad, s'emporte contre elle, inquiet seulement de son renom et de sa carrière, Nora ne montre pas le plus petit signe de surprise. Elle se replie sur elle-même, le laisse épancher sa fureur et révéler pleinement son âme mesquine. L'arrivée inopinée d'une seconde lettre de Krogstad, qui renonce au chantage et enlève ainsi toute crainte à Helmer, ne la détourne pas de la décision qu'elle a prise, en sentant dans son mari un étranger : elle abandonnera sa maison et ses enfants pour s'isoler et tenter de devenir une créature consciente de son être et de son destin.

 

Acte III, la fameuse lettre...

NORA . - Torvald, que vas-tu faire?

HELMER - Je veux vider la boîte aux lettres : elle est toute pleine; il n'y aura pas de place pour les journaux demain matin... 

NORA - Tu veux travailler cette nuit?

HELMER - Tu sais bien que non... Qu'est-ce à dire? On a touché à la serrure.

NORA - A la serrure?... 

HELMER - Il n'y a pas de doute. Qu'est-ce que cela peut signifier? Je ne puis croire que les bonnes?... Voici un bout d'épingle à cheveux. Nora, c'est une de tes épingles.

NORA, vivement. - Ce sont peut-être les enfants...

HELMER - Tu devrais vraiment leur ôter cette habitude. Hm, hm... allons, la voici ouverte tout de même. (Il prend le contenu de la boîte et appelle.) Hélène?... Hélène! éteignez la lampe de l'entrée.

Il rentre et ferme la porte de l'antichambre.

HELMER, tenant les lettres. - Regarde : comme il y en a. (Il examine les enveloppes.) Qu'est-ce que c'est que cela? 

NORA, à la fenêtre. - Cette lettre! Non, non, Torvald!

HELMER - Deux cartes de visite... de Rank.

NORA - Du docteur? 

HELMER. les regardant. - Rank, docteur en médecine. Elles étaient sur les lettres... il les aura jetées en sortant. 

NORA - Y a-t-il quelque chose d'écrit?

HELMER - Il y a une grande croix au-dessus du nom. Regarde. Quelle vilaine plaisanterie! C'est comme s'il faisait part de sa propre mort. 

NORA - C'est ce qu'il fait en réalité.

HELMER - Quoi? Que sais-tu? T'aurait-il dit quelque chose?

NORA - Oui. Les cartes signifient qu'il a pris congé de nous pour toujours. Il veut s'enfermer et mourir.

HELMER - Mon pauvre ami! Je savais que je ne le garderais pas longtemps. Mais si tôt que cela. Et il va se cacher, comme un animal blessé.

NORA - Si cela doit se faire, il vaut mieux que cela se fasse sans une parole. N'est-ce pas, Torvald?

HELMER, arpentant la chambre. - Il était devenu de la famille. Je ne puis me le représenter parti. Avec ses souffrances, avec son humeur solitaire, il constituait comme un fond d'ombre au tableau ensoleillé de notre bonheur... Allons, cela vaut peut-être mieux. Du moins pour

lui. (Il s'arrête.) Et peut-être aussi pour nous, Nora. Maintenant, nous voici exclusivement voués l'un à l'autre. (Il la prend dans ses bras.) Ah! ma bien-aimée, ma femme; je ne te serrerai jamais assez étroitement. Tu sais, Nora... souvent je te voudrais menacée d'un danger, pour pouvoir exposer ma vie, donner mon sang, risquer tout, tout pour te protéger.

NORA, se dégageant, d'une voix ferme et résolue. - Maintenant, lis tes lettres, Torvald.

HELMER - Non, non, pas cette nuit... Je veux rester avec toi, ma chère petite femme.

NORA - Avec l'idée de ce mort, de ton ami?...

HELMER - Tu as raison. Cela nous a remués tous les deux. Quelque chose de laid s'est glissé entre nous : l'idée de la mort et de la dissolution. Il faut que nous cherchions à nous en affranchir. Jusque-là... Nous allons nous retirer chacun chez soi. 

NORA, se jetant à son cou. - Bonsoir, Torvald... bonsoir! 

HELMER, la baisant au front. - Bonsoir, mon petit oiseau chanteur. Dors en paix, Nora. Je vais parcourir les lettres. 

Il passe dans sa chambre, emportant les lettres et referme la porte derrière lui.

NORA, tâtonnant autour d'elle, les yeux hagards, saisit le domino de Helmer et s'en enveloppe, en disant d'une voix brève, râlante, saccadée. - Plus jamais le revoir. Jamais, jamais, jamais. (Elle met son châle sur la tête.) Et les enfants : ne plus les revoir, eux non plus. Oh! cette eau glacée, noire. Oh! cette chose... cette chose sans fond... Ah! si c'était passé seulement! Maintenant il la prend, il la lit. Non, non, pas encore. Adieu, Torval , toi et les enfants. 

Elle se précipite vers la porte d'entrée. Au même moment Helmer ouvre violemment celle de sa chambre et paraît, une lettre dépliée à la main.

HELMER - Nora!

NORA, jetant un cri perçant. - Ah! 

HELMER - Que veut dire?... Sais-tu ce que contient cette lettre? 

NORA - Oui, je le sais. Laisse-moi partir! Laisse-moi m'en aller! 

HELMER, la retenant. - Où vas-tu?

NORA, essayant de se dégager. - Tu ne me sauveras pas, Torvald.

HELMER, se reculant. - C'est donc vrai! Cette lettre dit vrai? Horreur! Non, non, c'est impossible, cela ne se peut pas.

NORA - C'est la vérité. Je t'ai aimé plus que tout au monde.

HELMER - Ah! trêve de niaiseries!

NORA, faisant un pas vers lui. - Torvald!... 

HELMER - Malheureuse! qu'as-tu osé faire?

NORA - Laisse-moi partir. Tu ne porteras pas le poids de ma faute, tu ne répondras pas pour moi.

HELMER - Pas de comédies! (Il ferme la porte de l'antichambre.) Tu resteras là, et tu me rendras compte de tes actes. Comprends-tu ce que tu as fait? Dis, le comprends-tu? 

NORA le regarde avec une raideur croissante dans l'expression et dit d'une voix mate. - Oui, maintenant je commence à comprendre le fond des choses.

HELMER, marchant, agité, à travers la chambre. - Oh! le terrible réveil! Huit années durant... elle, ma joie et mon orgueil... une hypocrite, une menteuse... pire que cela, une criminelle! Quel abîme de laideur que tout cela! Fi, l'horreur!

NORA, muette, continue à le regarder fixement.

HELMER, s'arrêtant devant elle. - J'aurais dû pressentir qu'il arriverait quelque chose de ce genre. J'aurais dû prévoir cela. Avec la légèreté des principes de ton père... et ces principes tu en as hérité. Absence de religion, absence de morale, absence de tout sentiment de devoir... Oh! que je suis puni d'avoir jeté un voile sur sa conduite. C'est pour toi que je l'ai fait. Et voilà comment tu me récompenses. 

NORA - Oui, voilà.

HELMER - Maintenant tu as détruit mon bonheur, tu as anéanti tout mon avenir. Je ne puis y penser sans frémir. Me voici dans les mains d'un homme sans scrupules : il peut faire avec moi tout ce qu'il veut, me demander quoi que ce soit, commander, ordonner à sa guise, sans que j'ose souffler mot. Ainsi je puis être réduit à rien, coulé à fond par la légèreté d'une femme. 

NORA - Quand j'aurai quitté ce monde, tu seras libre.

HELMER - Ah! pas de grands mots. Ton père aussi en avait toute une provision. A quoi cela me servirait-il, si tu quittais ce monde, comme tu dis? A rien. Il pourrait ébruiter la chose malgré cela, et, en ce cas, on me soupçonnerait peut-être d'avoir été complice de ta criminelle action. On pourrait croire que j`en ai été l'instigateur, que c'est moi qui t'ai poussée. Et c'est à toi que je dois cela, à toi que j'ai portée sur les bras à travers toute notre vie commune. Comprends-tu maintenant ce que tu as fait? 

NORA. calme et froide. - Oui.

HELMER - Tout cela est si incroyable que je ne m'y retrouve pas. Mais il faut aviser. Ote ce châle. Ote-le, te dis-je! Il faut que je le contente d'une façon ou d`une autre. Il s'agit d'étouffer l'affaire à tout prix. Et, en ce qui concerne notre intérieur, rien ne doit sembler

changé entre nous. Il ne s'agit, bien entendu, que des apparences. Tu continueras donc à demeurer ici : cela va sans dire. Mais il te sera interdit d'élever les enfants... je n'ose pas te les confier. Ah! devoir parler ainsi à celle que j'ai tant aimée et qui encore...! Allons, tout cela est passé, il le faut. Dorénavant il ne s'agit plus de bonheur. Mais uniquement de sauver des restes, des débris, des apparences...

On sonne à la porte d'entrée.

HELMER, tressaillant. - Qu'est-ce que c'est? Si tard! Horreur! Serait-ce déjà?... Aurait-il?... Cache-toi, Nora! Dis-toi malade.

Nora ne bouge pas. Helmer va ouvrir la porte.

LA BONNE, à moitié dévêtue, dans l'antichambre. - Une lettre pour madame. 

HELMER. - Donnez-la-moi. (Il saisit la lettre et ferme la porte.). Oui, elle est bien de lui. Tu ne l'auras pas. Je veux la lire moi-même.

NORA - Lis.

HELMER, s'approchant de la lampe. - J'en ai à peine le courage. Peut-être sommes-nous pris l'un et l'autre. Non, il faut que je sache. (Il ouvre vivement la lettre, parcourt quelques lignes, examine un papier inclus dans l'enveloppe et pousse un cri de joie.) Nora!

NORA., l'interrogeant du regard.

HELMER - Nora!... Non, relisons encore!... C'est bien cela! Je suis sauvé! Nora, je suis sauvé!

NORA - Et moi?

HELMER - Toi aussi, bien entendu. Nous sommes sauvés l'un et l'autre. Regarde. Il te restitue ton reçu. Il regrette, dit-il, il se repent... un heureux événement venant à changer son existence... ah! peu importe ce qu'il écrit. Nous sommes sauvés, Nora! Personne ne peut plus te nuire. Ah! Nora, Nora... non, détruisons d'abord toutes ces horreurs. Laisse-moi voir... (Il jette un coup d'oeil sur le reçu.) Non, je ne veux plus rien voir; j'aurai fait un mauvais rêve : voilà tout. (Il déchire les deux lettres et le reçu, jette le tout dans la cheminée et regarde brûler le papier.) Tiens! tout a disparu. Il t'écrivait que, depuis la veille de Noël, tu... Oh! ces trois jours, quelle épreuve cela a dû être pour toi, Nora!

NORA - J'ai soutenu une lutte violente durant ces trois jours. .

HELMER - Et tu t'es désespérée; tu ne voyais pas d'autre issue que... Non, nous ne garderons plus aucun souvenir de tous ces dégoûts. Nous allons fêter notre délivrance en répétant sans cesse : C'est fini. Ecoute-moi donc, Nora; tu ne parais pas comprendre : c'est fini. Mais que veut dire cette raideur? Oh! ma pauvre petite Nora, je comprends : Tu sembles ne pas croire que je t'ai pardonné. C'est pourtant vrai, Nora; je te le jure : tout est pardonné. Je sais bien que ce que tu as fait, tu l'as fait par amour pour moi.

NORA - C'est vrai.

HELMER - Tu m'as aimé comme une femme doit aimer son mari. Seulement, le choix des moyens c'est ce qui t'échappait. Mais crois-tu que tu me sois moins chère, parce que tu ne peux pas te guider toi-même? Non, non, appuie-toi sur moi : tu trouveras aide et direction. Je ne serais pas un homme si ton incapacité de femme ne te rendait pas doublement séduisante à mes yeux. Oublie les dures paroles que je t'ai dites dans les premiers moments d'effroi, quand je croyais que tout allait s'écrouler sur moi. Je t'ai pardonné, Nora, je te jure que je t'ai pardonné.

NORA - Je te remercie de ton pardon.

Elle sort par la porte de droite.

HELMER - Non, reste ici... (Il la suit des yeux.) Pourquoi te diriges-tu vers la chambre?

NORA, dans sa chambre. - Pour ôter ce costume de mascarade.

HELMER, près de la porte restée ouverte. - Bien; repose-toi, essaie de calmer ton esprit, de te remettre de cette alerte, petit oiseau effarouché. Repose en paix, j'ai de larges ailes pour te protéger. (Marchant, sans s'éloigner de la porte.) Oh! que nous avons un calme et charmant intérieur, Nora. Ici tu es à l'abri : je te garderai comme une colombe que j'aurais recueillie, après l'avoir retirée saine et sauve des griffes du vautour. Je saurai apaiser ton pauvre cœur qui palpite. Peu à peu j'y réussirai, crois-moi, Nora. Demain, tout cela t'apparaîtra sous un autre jour. Tout redeviendra comme par le passé. Je n'aurai pas besoin de t'affirmer sans cesse que je t'ai pardonné. Tu le sentiras toi-même. Comment peux-tu croire que j'aille te repousser ou même te faire des reproches? Ah! tu ne sais pas ce que c'est qu'un vrai cœur d'homme, Nora. Il y a pour un homme une telle douceur, un si grand contentement dans la conscience d'avoir pardonné vraiment, du fond du cœur. C'est comme une seconde possession, comme une création nouvelle; ce n'est plus sa femme seulement qu'on voit dans l'être pardonné, c'est aussi son enfant. C'est ainsi que tu me paraîtras à l'avenir, petite créature effarée, sans boussole. Ne t'inquiète de rien, Nora; sois seulement franche envers moi, et je te tiendrai lieu de volonté et de conscience. Qu'est-ce à dire? Tu n'es pas couchée? Tu t'es rhabillée?

NORA, qui a remis sa robe de tous les jours. - Oui, Torvald, je me suis rhabillée.

HELMER - Pourquoi cela, à cette heure?

NORA - Cette nuit je ne compte pas dormir!

HELMER - Mais, ma chère Nora...

NORA, regardant sa montre. - Il n'est pas si tard encore. Assieds-toi, Torvald. Nous avons à causer. 

HELMER - Nora... qu'est-ce que cela signifie? Cet air de raideur... 

NORA - Assieds-toi. L'entretien sera long. Nous avons beaucoup à nous dire. "

(...)

 

Hedda Gabler (Hedda Gabler, 1890)

Pièce en quatre actes qui relate le destin tragique d'une femme qui n'a pas su donner un sens à son existence.

Hedda Gabler est une femme frustrée, violente et entière, méprisant le quotidien, tendant à l'héroïsme, à l'acte chargé de sens.  Elle méprise son mari et son travail. Elle rencontre Løvborg, brûle son manuscrit par jalousie et le pousse à accomplir une grande action. Mais Løvborg échoue à mettre la grandeur dans sa vie, et la seule action significative qui lui reste est le suicide. Effrayée par le scandale, dégoûtée par la médiocrité environnante, Hedda se tue de la façon qui lui semble la plus belle : d'une balle dans la tempe.

 

La Dame de la mer (Fruen fra Havet, 1888)
On a déjà noté que la mer joue un rôle important dans les pièces d'Ibsen et possède un pouvoir singulier sur l'esprit. Dans "la Dame de la mer", pièce en cinq actes, Ellida éprouve une étrange attirance envers la mer. Précédemment fiancée à un marin, elle est hantée par son souvenir. Elle le croit mort en mer, mais elle avait juré de lui appartenir pour toujours. Ellida a peur, car, mort ou vivant, le marin la réclamera. Celui-ci revient ; son image est à la fois associée à l'assassinat qu'il a commis, à l'idée de noyade, aux apparitions surnaturelles et à la mer, mais, en fin de compte, il représente la mort. Il réclame Ellida, qui sent l'étau se refermer sur elle, mais il la veut de son plein gré. Wangel, le mari d'Ellida, lui donne la possibilité de choisir. Cette liberté nouvelle permet d'échapper à l'emprise de l'homme venu de la mer.

 

"Rosmersholm" (1886)

 Chef-d'œuvre de Henrik lbsen et l'un des plus grands ouvrages du théâtre moderne, conçu par l`auteur aussitôt après "Le Canard sauvage" (1884), sous le titre "Les Chevaux blancs", et publié en 1886. Ibsen s'est en effet libéré, depuis "Le Canard sauvage", de toute intention polémique ou didactique, a renoncé à l'éducation des peuples, et s'affirme désormais comme un dramaturge d'une grande puissance lyrique. Les passions dévorantes, l'exaltation de la sensualité dans l'amour, la conscience de la faute et le besoin d'expiation poussé jusqu'à l'anéantissement, cet élan vers la seule parcelle d'absolu offerte à l'être humain dans un monde sans Dieu, tout cela résume la vie d'lbsen et son tourment, s'exprimera dans "Rosmersholm", et surtout dans le dernier acte ...

La femme du pasteur Johannes Rosmer - dernier descendant d'une famille dont l'austérité était proverbiale - est morte en tombant dans le bief d'un moulin. Libre désormais de la crainte de lui faire de la peine, Rosmer brûle de professer les idées qui ont longtemps mûri en lui. ll se sent un autre homme, il a renié la religion de ses ancêtres, il voit dans le bonheur le but de la vie, il est animé par le désir de travailler pour le peuple, affranchissant les esprits et purifiant les volontés. ll est d`ailleurs incité à rompre tout lien avec le passé et à se jeter dans l'action par Rebecca West, sauvage créature, qui a assisté Mme Rosmer dans ses dernières années et qui a eu une grande influence sur la soudaine transformation du pasteur. Mais au moment même où Rosmer se croit à l'entrée d'une nouvelle vie, la blessure, comme dans tant d'autres drames d'lbsen, le mal secret, se manifeste qui bouleversera son existence. 

ll a cru, jusqu'alors, que sa femme s'était tuée dans une crise de folie et qu'il n'était pour rien dans cette mort. Mais le frère de Beate, indigné par l'apostasie de Rosmer, insinue dans son âme un doute, qui déjà l`accuse : pourquoi Beate est-elle devenue folle? Alors commence une impitoyable enquête psychologique qui mettra face à face Rosmer et Rebecca, dans un crescendo d'émotion qui atteindra son paroxysme dans la confession de la femme et dans la "catharsis" ou purification finale.

Rebecca, dès son entrée dans la maison de Rosmer, a ressenti pour lui une violente passion; créature faite toute d'instincts et dépourvue de scrupules, elle n'a reculé devant rien pour le conquérir. Elle a fait croire à Beate qu'elle-même était aimée de Rosmer, et Beate, qui souffrait déjà d'une obsession qui lui faisait considérer sa stérilité comme une faute, a glissé vers la folie; c'est pourquoi finalement elle s`est tuée, croyant qu'il était de son devoir de libérer ceux qu'elle croyait être déjà amants. 

Rosmer regarde alors avec horreur celle dont il avait fait la pure compagne de son nouvel idéal. La femme qu'il a devant lui n'est pourtant déjà plus la Rebecca impitoyable et perfide qui a conduit Beate au suicide. A mesure qu`elle brisait les obstacles qui la séparaient de Rosmer, la noblesse de ce dernier, l'atmosphère de cette maison où elle vivait l'ont inconsciemment domptée et purifiée. C'est pour cette raison qu'elle avait déjà refusé à Rosmer de devenir sa femme. Et au moment même où Rosmer, désormais avili, se sent incapable d'enseigner les hommes, toute la personne de Rebecca, comme transfigurée, lui donne la preuve vivante que son pouvoir sur l'être le plus déchu n'est pas une illusion. Rosmer ne demande qu`à la croire, mais quelle preuve pourra-t-elle jamais lui donner, qui effacera tous les mensonges passés? Beate, en se jetant dans le bief, lui a en effet donné, sans qu'il le sache, la suprême preuve d'amour ; Rebecca pourrait-elle refaire le chemin de Beate ? 

Rebecca s'y déclare prête, avec un enthousiasme qui fascine Rosmer : il ira donc avec elle sur le pont qui franchit le bief. Qui de nous suit l'autre ? demande Rebecca. Nous ne le saurons jamais, répond Rosmer, car maintenant nous ne faisons qu`un. Et tous deux, se tenant par la main, s'éloignent vers l'acte suprême qui consommera leurs noces spirituelles, sûrs de conquérir dans "le grand amour qui renonce" la pureté de la conscience, unique source de joie. La grande conciliation entre le bonheur et le devoir survient, comme une ascension solennelle et inattendue, au seuil de la mort. 

 

"Quand nous nous réveillerons d'entre les morts" (1899, Når vi døde vågner)

 Dernier drame d'Ibsen, à soixante et onze ans, dernière et désespérée confession d'un poète qui, après tant d'années et de gloire, scrute encore sa propre conscience d`un œil sans pitié, sans que les clameurs unanimes des foules l'incitent à une reposante indulgence. La faute qui a rongé intérieurement tant de héros d'Ibsen ne peut être ici expiée, elle est mortelle...

Le sculpteur Arnold Rubek rentre en Norvège avec sa jeune femme, après avoir acquis à l'étranger honneurs et richesse. Il se plaît à rappeler à sa femme la prospérité dans laquelle ils vivent et les hommages qu'ils reçoivent de partout; mais il ne réussit pas à cacher l'étrange inquiétude qui depuis longtemps l`opprime. La célébrité ne le satisfait pas, parce qu'il sent que l`essence de son œuvre demeure incomprise; de plus l'inspiration lui manque pour créer des œuvres nouvelles qui ne soient pas seulement des portraits bien rétribués, tels que ceux à propos desquels il s'est offert la joie maligne de donner à ses semblables des ressemblances avec les animaux. Dans l'hôtel où ils sont descendus se trouve aussi Irène, la femme qui lui servit de modèle pour le tableau qui I'a rendu célèbre. Rigide dans ses vêtements blancs, toujours suivie à distance par une diaconesse, qui épie chacun de ses gestes, elle offre quelque chose de spectral. En proie à un calme délire, elle proclame partout qu'elle n'est plus en vie, qu`elle a tué les deux hommes qu'elle a épousés successivement, qu'elle a tué aussi ses enfants : manie homicide qui a peut-être été sur le point de se convertir réellement en acte. Si elle se considère ainsi comme morte, la faute en est à Rubek. En face de ce corps nu et intact, il n'a pensé qu'à son œuvre. Il ne s'est pas aperçu que non seulement elle offrait son corps à la contemplation de l`artiste, mais qu'à l`homme qu'il était-elle donnait toute son âme. Rubek sait qu'Irène fut pour lui plus qu'un modèle, la source même de son inspiration. Ainsi augmente en lui le sens de sa faute, non seulement envers elle, mais aussi et surtout envers lui-même. Il a renoncé à la vie pour l'art; il s'est servi de la vie pour créer des formes inanimées : il ne l`a pas accueillie en lui, il ne s'en est pas enivré et nourri. Lui aussi est mort, et Irène n'a même pas besoin de le percer avec le stylet qu'elle porte toujours sur elle. Mais Rubek nie être mort : il brûle plus que jamais de cet amour dont parle Irène, "fruit de la vie terrestre, cette vie terrestre faite de beauté, de merveilles, de mystère". Ils peuvent encore vivre "leur" vie, fût-ce un seul jour. Dans un élan passionné, Irène le suit au sommet de la montagne où, dans la splendeur du soleil, doivent être célébrées leurs noces. Mais une avalanche les engloutit, et la diaconesse trace au-dessus de l`abîme où ils sont ensevelis le signe de la croix, puis prononce ce dernier souhait, "Pax vobiscum".