Thomas Mann (1875-1955) - Heinrich Mann (1871-1950) - Lion Feuchtwanger (1884-1958) - Heimito von Doderer (1896-1966) Walter Ruttmann (1887-1941) -  ...

Last update: 12/31/2016


Thomas Mann fut I'un des plus importants romanciers germanophones de la première moitié du XXe siècle. Les événements qui ravagèrent son pays lui fournirent suffisamment de matériau pour traiter le thème récurrent de ses romans, histoires et essais, et son jugement de la culture européenne. Son premier roman important, "Buddenbrooks" (1901), présente une famille bourgeoise (qui pourrait être la sienne) et ses affaires sur quatre générations. Alors que les générations se succèdent, la vitalité et l'engagement pratique dans le monde des aïeux de la famille cèdent progressivement la place à des sensibilités plus artistiques. Mais ce qui aurait pu être un progrès sape les critères familiaux qui mettaient en avant le succès matériel. Un autre de ses célèbres romans, "Der Tod in Venedig" (La Mort à Venise, 1912) pousse plus avant le thème de la dégénérescence. Pour nombre, la Première Guerre mondiale sonna le glas de l'ère de la culture européenne. Chez Mann, elle stimula sa fibre patriotique et son sens de la responsabilité sociale de l'artiste. Au début, il tenta de justifier l'autoritarisme de l'époque dans "Considérations d'un apolitique (1918), mais il changea de cap au cours des années 1920. Son important roman suivant, "Der Zauberberg" (La Montagne magique, 1924). suggère le dilemme de son positionnement. ll y raconte l'histoire d'un jeune homme qui, à I'aube d'une carrière d'ingénieur, visite un sanatorium dans une contrée perdue des Alpes suisses. ll passe finalement sept ans parmi un groupe de patients représentatif d'une coupe transversale de la culture européenne d'avant la guerre. Le jeune homme se complaît dans une vie d'introspection, côtoyant les éventualités de l'amour et de la mort. À la fin, il rejette cet égoïsme et renoue avec le monde. Lorsqu'il quitte la cage dorée du sanatorium, il est incorporé dans l'armée.

La fin des années 1920 et le début des années 1930 virent l'émergence du nazisme en Allemagne. Mann réagit à cette situation avec son roman "Mario und der Zauberer" (Mario et le magicien, 1929), dans lequel le personnage du fascisme est incarné par le magicien, qui

représente lui-même le lien entre l'artiste et le charlatan. Cette œuvre, ainsi que d'autres essais et des conférences, obligea Mann et sa femme à fuir, pour la Suisse, l'arrlvée de Hitler au pouvoir, en 1933. En 1938, ils émigrèrent aux États-Unis où Mann ne cessa jamais d'écrire d'importants ouvrages. En 1933, il publia la première des quatre parties de "Joseph und seine Brüder" (Joseph et ses frères) qui reprend l'histoire de Joseph dans la Bible, en mettant particulièrement l'accent sur les thèmes du mythe et de l'histoire, de l'individu et de la tribu, ainsi que de l'émergence de la religion monothéiste. ll publia ensuite en 1939 "Lotte in Weimar" (Lotte à Weimar) en écho à "Die Leiden des jungen Werthers" (Les Souffrances du jeune Werther, 1774), de Goethe. L'évocation de la civilisation humaniste du Weimar de Goethe constitue un pendant poignant à l'extrémisme des nazis. "Doktor Faust" (Le docteur Faustus, 1947) propose un commentaire plus explicite sur les événements en Allemagne qui ont conduit à la Seconde Guerre mondiale. Cette histoire est celle d'un compositeur allemand qui conclut un pacte dans le but d'échanger le don d'amour contre vingt-quatre ans de don artistique. Les vingt-quatre années passées, il est affecté par la déchéance mentale, mais survivra ainsi dix années de plus avant de mourir, en 1940. Après la Seconde Guerre mondiale, Mann retourna régulièrement en Allemagne, mais n'y vécut pas....


Heimito von Doderer (1896-1966)
Romancier de la lignée des Musil, Broch, Roth et Canetti, Heimito von Doderer est issu de la bourgeoisie viennoise. En 1916, il participe à la campagne contre la Russie sur le front galicien et est fait prisonnier de guerre en Sibérie. En 1920, il retourne à Vienne, commence des études d'histoire et de psychologie, et en 1923, entre à l'Institut de Recherche Historique Autrichienne. Il fréquente la jeunesse dorée de l'entre-deux-guerres et adhère brièvement à l'idéologie nazie dont il se détourne avant l'Anschluss. "Toute son œuvre témoignera d'une fuite obstinée hors de toute idéologie et vers un espace qui serait purement humain". Doderer commence à publier dans les années 1930 (Ein Mord, den jeder begeht, 1938), mais c'est seulement en 1951 qu'il connut la célébrité avec le roman "Die Strudelhofstiege oder Melzer und die Tiefe der Jahre", vaste fresque de la société viennoise. Il défend une conception selon laquelle le bonheur réside dans l'acceptation passive de la réalité sociale. Le refus de cette acceptation entraîne une rupture par rapport à cette réalité avec, en corollaire, le risque de s'enfermer dans des mondes obsessionnels fermés (bureaucratique, sexuel). Le seul cheminement possible de la pensée à partir du prérequis de l'acceptation, prend le détour du passé, de l'enfance.

"L'Escalier du Strudlhof" (Die Strudlhofstiege, 1951)
Le titre se réfère à une très pittoresque ruelle à degrés de Vienne, qui apparaît ici comme un pont jeté sur deux mondes sociaux différents. L'action se déroule à Vienne en 1910-1911 et 1923-1925, et tente de décrire toutes les forces et contre-forces de cette époque, par le bais d'une multitude de personnages circulant dans près de 900 pages. Un  personnage central toutefois ordonne le récit, officier devenu "conseiller d'administration", qui peu à peu en se détachant des contraintes, et malgré le flux des autres destins, se lance à la recherche de sa qualité d'homme. Au bout du compte, Doderer entend surtout montrer une société viennoise figée dans sa décadence et en attente de sa destruction.

 

"Les Démons" (Die Dämonen, nach der Chronik des Sektionsrates Geyrenhoff, 1956)
Doderer a emprunté à Dostoïevski le titre de son roman et construit une fresque historique à un moment charnière, entre l'automne 1926 et le 15 juillet 1927, jour où les ouvriers sociaux-démocrates mirent le feu au Palais de justice de Vienne. On suit ainsi quelques deux cents personnages, au jour le jour, les faits et gestes de chacun d'entre eux voit les individus se grouper en constellations durables ou éphémères. Il montre ainsi le mépris de l'intelligence et le culte de la force physique de certains milieux, le relâchement des moeurs que le goût de la respectabilité masque sous de fausses apparences; certaines affinités entre l'obsession sexuelle et l'idéologie totalitaire. (Editions Gallimard)

 

"Un meurtre que tout le monde commet" (Ein Mord den jeder begeht, 1938)
"C'est le premier roman important de Heimito von Doderer.  Ce livre rassemble les éléments d'une enquête policière, ceux d'une éducation sentimentale et ceux, enfin, d'un roman d'initiation : parvenu à l'âge adulte, Conrad Castiletz ("Kokosch", l'anti-héros romantique du roman) qui mène dans l'Allemagne des années vingt, la vie ordinaire et sans histoire d'un fils d'industriel, s'efforce un jour de résoudre l'énigme de la mort de la soeur de sa femme, survenue plusieurs années auparavant.
L'extraordinaire construction de ce livre où ressurgissent, avec la force du leitmotiv, certaines images-clés, la densité poétique et souvent baroque du style, suggèrent une volonté d'élucider ces ellipses de la vie où Doderer perçoit non pas le déterminisme d'un hasard mais la magie d'un destin. Toute l'oeuvre de Doderer, du reste, s'articule autour de personnages égarés dans l'Histoire collective et que l'on voit chercher inlassablement la nature de leur identité. Telle est la fatalité de Conrad qui découvre avec stupeur que la seule chose à laquelle il ne peut échapper est son enfance." (éditions Rivages)

 

"...L'enfance, c'est comme un seau qu'on vous renverse sur la tête. Ce n'est qu'après que l'on découvre ce qu'il y avait dedans. Mais pendant toute une vie, ça vous dégouline dessus, quels que soient les vêtements ou même les costumes que l'on puisse mettre.
L'homme dont on doit rapporter ici la vie - son cas a excité quelque curiosité à l'intérieur des frontières allemandes et même au-delà, lorsque les choses furent ensuite mieux connues - pourrait presque fournir la preuve que l'on n'arrive jamais à se laver du contenu de ce fameux seau.."

 

"Les Fenêtres éclairées" ou L'Humanisation de l'inspecteur Julius Zihal (Die erleuchteten Fenster oder die Menschwerdung des Amtsrates Zihal, 1950)
 "On peut être un homme respecté, avoir mené une vie exemplaire, avoir fait carrière dans l'administration en gravissant tous les échelons du mérite, et se retrouver pourtant nu quand sonne l'heure de la retraite. Comme un ange déchu, l'inspecteur Julius Zihal «tomba d'abord dans un espace vide, une sorte de zone intermédiaire, un étrange no man's land intercalé entre une autorité mystique, ou du moins mystérieuse, et la vie». Pour se protéger de cette vie qui le désoriente mais dont il est curieux et qui l'attire comme ces silhouettes entraperçues le soir dans l'encadrement de fenêtres éclairées, il va peu à peu tisser autour de lui un cocon d'où n'émerge, à la lueur de la lune, que le tube oblique d'une lunette indiscrète. Occupé à cataloguer ces étoiles terrestres, enfermé dans un système astronomico-administratif patiemment élaboré nuit après nuit, il ne verra pas venir la chute. Elle aura des conséquences inattendues. On retrouve dans ce court roman aux apparences de tragi-comédie le thème central de l'univers de Doderer : la découverte de soi, la marche vers l'authenticité. L'analyse du cas Julius Zihal est conduite avec la précision, la jubilation et l'humour qui caractérisent cet auteur viennois que l'on n'a pas fini de découvrir." (éditions Rivages)


Thomas Mann (1875-1955)
Le "Bildungsroman" de Thomas Mann, "La Montagne magique" (1924), naquit dans un lieu spécifique, le Berghof, un sanatorium séparé du reste du monde et de ses événements, un lieu baigné d'un air limpide où le temps s"écoule différemment, où chacun voit en condensé le monde à sa façon, où sur un même plan s'expose la vie, la maladie, la mort. C'est à partir de ce lieu magique que se transforme le regard que l'on peut porter sur le monde et la société qui nous entoure : Mann comprend que cette prétendue civilisation, dans laquelle se déroule son existence, mène les hommes vers la mort et la destruction, et ce avec d'autant plus d'inéluctabilité que nulle conception du monde ne semble pouvoir apporter de réelles réponses...

Thomas Mann naît au sein d'une famille aisée de Lübeck et se fait remarquer à 26 ans par un premier chef d'oeuvre, "Les Buddenbrook", qui raconte le déclin d'une famille semblable à la sienne : la prospérité de sa famille s'éteignit avec la mort de son père. Le thème de la décadence de la bourgeoisie devient un fil conducteur de son oeuvre. En 1905, il épouse la fille d'un riche industriel, Katia Pringsheim.En 1912, Thomas Mann se rend au sanatorium Berghof (Davos, Suisse) où sa femme se rétablit d'une maladie pulmonaire et, lorsque éclate la Première Guerre mondiale, sa vision de la société se trouve radicalement transformée : elle va constituer la trame de son roman, "La Montagne magique", qu'il révisera des années durant et ne publiera qu'en 1924. 

En 1933, face à la montée en puissance des nazis, Thomas Mann quitte l'Allemagne pour la Suisse et, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, gagne les Etats-Unis, se fait naturalisé américain, s'installe en Californie et, lui qui a toujours pensé que l'écrivain devait être étranger à la politique, a du pendant un demi-siècle, prendre position publiquement et multiplier les "appels à la raison".

Thomas Mann retourne s'installer en Europe à la fin de sa vie, en 1952, mais refuse de choisir entre les deux Allemagnes, et s'établit près de Zurich. A sa mort, il est, de tous les écrivains de son pays, le plus connu dans le monde et le plus traduit. Mais au fond, Thomas Mann, le plus allemand parmi les écrivains de son temps, semble n'avoir jamais éprouvé l'impression que les hommes aient fait beaucoup de progrès depuis le XIXe siècle...
Parmi ses oeuvres, "Les Buddenbrook" (1901, Buddenbrooks), "La Mort à Venise" (Der Tod in Venedig, 1913), Considérations d'un apolitique (1918, Betrachtungen eines Unpolitischen), Confessions du chevalier d'industrie Félix Krull (Bekenntnisse des Hochstaplers Felix Krull, 1922), Tonio Kröger (nouvelle, 1903), La Montagne magique (Der Zauberberg, 1924), Joseph et ses frères (1933-1943,  Joseph und seine Brüder), Charlotte à Weimar (1939, Lotte in Weimar), Le Docteur Faustus (1945, Doktor Faustus), L'Élu (1951, Der Erwählte)...

 

"Les Buddenbrook" (1901, Buddenbrooks, Verfall einer Familie)
Nous savons que cette « histoire du déclin d'une famille » est celle des Mann. Ceux-ci étaient, comme ces Buddenbrook, négociants à Lübeck, dans la sphère hanséatique de l'Allemagne du Nord, depuis trois générations quand, à la mort du père de l'écrivain (1891), la firme dut être liquidée. Il y avait certes dans la génération de Thomas, son frère aîné Heinrich, ses sœurs et le cadet, Victor, mais tous "désertèrent", pour la littérature le plus souvent. "Les Buddenbrook" retracent donc le chemin qui a mené des débuts de la firme, vers 1830, à un point qui, dans le roman, indique l'inéluctable fin de la dynastie. La thèse qui sous-tend l'ouvrage a été déjà fortement discutée : Thomas Mann distingue bourgeois et artistes, la vie et l'esprit ont des exigences inconciliables, l'énergie vitale des hommes dépérit quand leur culture intellectuelle se développe. On retrouve ainsi les grands inspiarteurs de Thomas Mann, Schopenhauer, Nietzsche et Richard Wagner.

 

"La Mort à Venise" (Der Tod in Venedig, 1913)
Dans le cadre d'une Italie dont la lumière avive contrastes et déchirements, "La Mort à Venise" est le récit de la passion folle et fatale qui saisit un écrivain d’âge mûr à l’apparition d’un gracieux adolescent d’une extraordinaire beauté.

 

"Wohl möglich, daß Aschenbach es bei seiner halb zerstreuten, halb inquisitiven Musterung des Fremden an  Rücksicht hatte fehlen lassen; denn plötzlich ward er gewahr, daß jener seinen Blick erwiderte und zwar so kriegerisch, so gerade ins Auge hinein, so offenkundig gesonnen, die Sache aufs Äußerste zu  treiben und den Blick des andern zum Abzug zu zwingen, daß Aschenbach, peinlich berührt, sich abwandte und einen Gang die Zäune entlang begann, mit dem beiläufigen Entschluß, des Menschen nicht weiter achtzuhaben. Er hatte ihn in der nächsten Minute vergessen. Mochte nun aber das Wandererhafte in der Erscheinung des Fremden auf seine Einbildungskraft gewirkt haben oder sonst irgendein physischer oder see lischer Einfluß im Spiele sein: eine seltsame Ausweitung seines In nern ward ihm ganz überraschend bewußt, eine Art schweifender Unruhe, ein jugendlich durstiges Verlangen in die Ferne, ein Gefühl, so lebhaft, so neu oder doch so längst entwöhnt und verlernt, daß er, die Hände auf dem Rücken und den Blick am Boden, gefesselt stehen blieb, um die Empfindung auf Wesen und Ziel zu prüfen. Es war Reiselust, nichts weiter; aber wahrhaft als Anfall auftretend und ins Leidenschaftliche, ja bis zur Sinnestäuschung gesteigert..."

"..Peut-être Aschenbach avait-il mis de l’indiscrétion dans le regard mi-distrait, mi-inquisiteur, dont il avait examiné l’étranger ; soudain il s’aperçut que celui-ci, à son tour, le fixait, et à vrai dire de façon si agressive, avec un air si évidemment décidé à pousser la provocation et à forcer le regard de l’autre à se dérober, qu’Aschenbach, désagréablement touché, se détourna et se mit à marcher le long de la palissade, s’astreignant momentanément à ne plus faire attention à l’homme. L’instant d’après, il l’avait oublié. Soit qu’à l’apparition de l’étranger des visions de voyage eussent frappé son imagination, ou bien que quelque autre influence physique ou morale fût en jeu, à sa surprise il éprouva au-dedans de lui comme un étrange élargissement, une sorte d’inquiétude vagabonde, le juvénile désir d’un coeur altéré de lointain, un sentiment si vif, si nouveau, dès si longtemps oublié ou désappris que, les mains dans le dos et les yeux baissés, il s’arrêta, rivé au sol, pour examiner la nature et l’objet de son émotion. C’était l'envie de voyager, rien de plus ; mais à vrai dire une envie passionnée, le prenant en coup de foudre, et s’exaltant jusqu’à l’hallucination..."


"Son désir se faisait visionnaire, son imagination, qui n’avait point encore reposé depuis le travail du matin, inventait une illustration à chacune des mille merveilles, des mille horreurs de la terre, que d’un coup elle tâchait de se représenter : il voyait – il le voyait – un paysage, un marais des tropiques, sous un ciel lourd de vapeurs, moite, exubérant et monstrueux, une sorte de chaos primitif fait d’îles, de lagunes et de bras de rivière charriant du limon ; d’une profusion de fougères luxuriantes, d’un abîme végétal de plantes grasses, gonflées, épanouies en fantastiques floraisons, il voyait d’un bout à l’autre de l’horizon surgir des palmiers aux troncs velus ; il voyait des arbres aux difformités bizarres jeter en l’air des racines qui revenaient ensuite prendre terre, plonger dans l’ombre et l’éclat d’un océan aux flots glauques et figés, où, entre des fleurs flottant à la surface, blanches comme du lait et larges comme des jattes, des oiseaux exotiques au bec informe se tenaient sur les bas-fonds, le cou rentré dans les ailes, l’oeil de côté et le regard immobile ; il voyait étinceler les prunelles d’un tigre tapi entre les cannes noueuses d’un fourré de bambous – et il sentit son coeur battre plus fort, d’horreur et d’énigmatique désir. Puis la vision s’évanouit ; et, secouant la tête, Aschenbach reprit sa promenade au long de la palissade et des monuments funéraires.
Il n’avait, tout au moins depuis qu’il pouvait explorer le monde, en tirer profit et en jouir à sa guise, considéré les voyages que comme une mesure d’hygiène qu’il lui fallait çà et là prendre en se faisant violence. Trop occupé aux tâches que lui proposaient son Moi et le Moi européen, trop grevé par l’obligation de produire, trop peu enclin à se distraire pour goûter en dilettante le chatoiement du monde des apparences, il s’était jusque-là aisément contenté de l’image que chacun peut se faire de la surface du globe sans beaucoup bouger de son cercle, et la tentation ne lui était jamais venue de quitter le continent.
Et puis, sa vie lentement commençait à décliner ; une appréhension d’artiste de ne pas finir, le souci de penser que l’horloge pourrait s’arrêter avant qu’il se fût réalisé et pleinement donné – tout cela devenant plus qu’un papillon noir que l’on chasse de la main – il avait presque entièrement arrêté les limites sensibles de son existence à cette belle ville, devenue sa ville, et au coin de campagne rude où il s’était installé dans la montagne, et où il passait les pluvieux étés..."

 


"La Montagne magique" (1924, Der Zauberberg)
Après douze années de labeur, l’écrivain allemand Thomas Mann publie l’une des grandes œuvres allemandes du XXe siècle. Il y met en scène un jeune homme, Hans Castorp, qui débarque dans les Alpes suisses pour rendre visite à son cousin, Joachim, hospitalisé dans le sanatorium du Berghof. Mais Castorp manifeste les premiers symptômes de la tuberculose et décide de prolonger son séjour : il y reste sept longues années pendant lesquelles il va en quelque sorte recevoir une éducation en matière d'art, de philosophie, de politique, d'amour. Hans Castorp est en effet très réceptif à l'influence des différents personnages qui vont l'entourer, mais en fin de compte sans être en capacité de s'engager. Thomas Mann construit ainsi autour du héros des personnages représentatifs des différentes idées et croyances qui traversent alors l'Europe d'avant-guerre. Leo Naphta, un Juif devenu jésuite et marxiste, défend l'irrationalité et le fondamentalisme religieux. Ludovico Settembrini, humaniste italien, assume le rôle de représentant des valeurs rationnelles des Lumières. Mynheer Peerperkorn est un Hollandais qui personnifie l'hédonisme et la supériorité de l'émotion sur la raison. Joachim Ziemssen est le symbole du devoir, de l'engagement simple à la vie. Clawdia Chauchat, russe nonchalante aux yeux de "kirghize", incarne enfin le plaisir sensuel. Le "roman de formation" aboutit paradoxalement à montrer qu'il existe nombre de façons d'appréhender l'existence et qu'aucune d'entre elles ne semble en mesure de s'imposer.

"Zwei Reisetage entfernen den Menschen - und gar den jungen, im Leben noch wenig fest wurzelnden Menschen - seiner Alltagswelt, all dem, was er seine Pflichten, Interessen, Sorgen, Aussichten nannte, viel mehr, als er sich auf der Droschkenfahrt zum Bahnhof wohl träumen ließ. Der Raum, der sich drehend und fliehend zwischen ihn und seine Pflanzstätte wälzt, bewahrt Kräfte, die man gewöhnlich der Zeit vorbehalten glaubt; von Stunde zu Stunde stellt er innere Veränderungen her, die den von ihr bewirkten sehr ähnlich sind, aber sie in gewisser Weise übertreffen.

Gleich ihr erzeugt er Vergessen; er tut es aber, indem er die Person des Menschen aus ihren Beziehungen löst und ihn in einen freien und ursprünglichen Zustand versetzt, -ja, selbst aus dem Pedanten und Pfahlbürger macht er im Handumdrehen etwas wie einen Vagabunden. Zeit, sagt man, ist Lethe; aber auch Fernluft ist so ein Trank, und sollte sie weniger gründlich wirken, so tut sie es dafür desto rascher. "

"Deux journées de voyage éloignent l’homme – et à plus forte raison le jeune homme qui n’a encore plongé que peu de racines dans l’existence – de son univers quotidien, de tout ce qu’il regardait comme ses devoirs, ses intérêts, ses soucis, ses espérances ; elles l’en éloignent infiniment plus qu’il n’a pu l’imaginer dans le fiacre qui le conduisait à la gare. L’espace qui, tournant et fuyant, s’interpose entre lui et son lieu d’origine, développe des forces que l’on croit d’ordinaire réservées à la durée. D’heure en heure, l’espace détermine des transformations intérieures, très semblables à celles que provoque la durée, mais qui, en quelque manière, les surpassent.
À l’instar du temps, il amène l’oubli ; mais il le fait en dégageant la personne de l’homme de ses contingences, pour la transporter dans un état de liberté initiale ; il n’est pas jusqu’au pédant et au philistin dont il ne fasse en un tournemain quelque chose comme un vagabond. Le temps, dit-on, c’est le Léthé. Mais l’air du lointain est un breuvage tout pareil, et si son effet est moins radical, il n’en est que plus rapide."

 


"Dergleichen erfuhr auch Hans Castorp. Er hatte nicht beabsichtigt, diese Reise sonderlich wichtig zu nehmen, sich innerlich auf sie einzulassen. Seine Meinung vielmehr war gewesen, sie rasch abzutun, weil sie abgetan werden mußte, ganz als derselbe zurückzukehren, als der er abgefahren war, und sein Leben genau dort wieder aufzunehmen, wo er es für einen Augenblick hatte liegen lassen müssen. Noch gestern war er völlig in dem gewohnten Gedankenkreise befangen gewesen, hatte sich mit dem jüngst Zurückliegenden, seinem Examen, und dem unmittelbar Bevorstehenden, seinem Eintritt in die Praxis bei Tunder & Wilms (Schiffswerft, Maschinenfabrik und Kesselschmiede) beschäftigt und über die nächsten drei Wochen mit soviel Ungeduld hinweggeblickt, als seine Gemütsart nur immer zuließ. Jetzt aber war ihm doch, als ob die Umstände seine volle Aufmerksamkeit erforderten und als ob es nicht angehe, sie auf die leichte Achsel zu nehmen. Dieses Emporgehobenwerden in Regionen, wo er noch nie geatmet und wo, wie er wußte, völlig ungewohnte, eigentümlich dünne und spärliche Lebensbedingungen herrschten, - es fing an, ihn zu erregen, ihn mit einer gewissen Ängstlichkeit zu erfüllen. Heimat und Ordnung lagen nicht nur weit zurück, sie lagen hauptsächlich klaftertief unter ihm, und noch immer stieg er darüber hinaus. Schwebend zwischen ihnen und dem Unbekannten fragte er- sich, wie es ihm dort oben ergehen werde..."

"Cela, Hans Castorp allait, lui aussi, l’éprouver. Il n’avait pas l’intention de prendre ce voyage particulièrement au sérieux, d’y engager sa vie intérieure. Sa pensée avait été plutôt de s’en acquitter rapidement, parce qu’il fallait s’en acquitter, de rentrer chez lui tel qu’il était parti, et de reprendre sa vie exactement là où il avait dû, pour un instant, l’abandonner. Hier encore, il avait été absorbé entièrement par le cours ordinaire de ses pensées ; il s’était occupé du passé le plus récent, son examen, et de l’avenir immédiat, le début de son stage pratique chez Tunder et Wilms (Chantier de constructions, machines et chaudronnerie), et il avait jeté par delà les trois prochaines semaines un regard aussi impatient que l’admettait son caractère. Mais à présent, il lui semblait pourtant que les circonstances exigeaient sa pleine attention et qu’il n’était pas admissible de les prendre à la légère. Ce sentiment d’être enlevé vers des régions où il n’avait encore jamais respiré et où, comme il le savait, régnaient des conditions de vie absolument inaccoutumées, singulièrement amenuisées, réduites, commençait à l’agiter, à l’animer d’une certaine inquiétude. Pays natal et ordre étaient non seulement restés très loin en arrière, mais surtout combien de toises au-dessous de lui, et son ascension se poursuivait toujours et encore. Planant entre eux et l’inconnu, il se demandait ce qui, là-haut, adviendrait de lui..."


Peut-être était-ce imprudent et malsain de se laisser ainsi transporter dans ces régions extrêmes, pour lui qui était né et habitué à respirer quelques mètres à peine au-dessus du niveau de la mer, sans qu`il eût passé quelques jours dans un lieu intermédiaire? ll souhaitait d'être arrivé, car une fois parvenu en haut, pensait-il, on vivrait comme partout, et tout ne vous rappellerait pas, comme à présent, pendant la montée, dans quelles sphères impropres I'on se trouvait. Il regarda par la portière : le train serpentait, sinueux, dans l'étroit défilé; on voyait les premiers wagons, on voyait la machine cracher, en peinant. des masses de fumée brunes, vertes et noires qui se dissipaient. Des eaux murmuraient dans la profondeur à droite; à gauche. des pins foncés, entre des blocs de rocher, se dressaient vers un ciel gris pierre.

Des tunnels noirs comme fours survenaient, et lorsque le jour reparaissait, de vastes abîmes s`ouvraient, avec des bourgs dans leur profondeur. Ils se refermaient, de nouveaux défilés suivaient. avec des restes de neige dans leurs crevasses et leurs fentes. Il y avait. des arrêts devant de minables petites gares. des têtes de lignes que le train quittait en sens inverse, ce qui était d`un effet déroutant, car on ne savait plus dans quelle direction on allait, et on ne se souvenait plus des points cardinaux. De grandioses perspectives sur la fantasmagorie sacrée et l'amoncellement de l'univers alpestre où l'on pénétrait en s'élevant. s'ouvraient, puis échappaient de nouveau, par un détour de la voie, au regard admiratif. Hans Castorp se dit qu'il devait avoir laissé derrière lui la zone des arbres à feuilles, sans doute ainsi, sauf erreur, celle des oiseaux chanteurs et cette pensée de la cessation. de l'appauvrissement fit en sorte que saisi d'un vertige et d'une légère nausée, durant deux secondes il couvrit ses yeux de sa main. Déjà c'était passé. ll vit que l'ascension avait pris fin. Le point culminant du défilé était franchi. An milieu de la vallée plane, le train à présent roulait plus agréablement .."

 

Considérations d'un apolitique (1918, Betrachtungen eines Unpolitischen)
Thomas Mann a toujours rendu publiques ses opinions sur la situation politique de son pays, comme lors de la montée des nazis contre lesquels il lutta. Il défend ici une "certaine idée de l'Allemagne" mais non sans défendre parfois une attitude paradoxale. Il attaque les poncifs de la propagande Alliés, chantre de la démocratie, oppose la "culture", qui est propre à un pays et s'occupe de l'âme, à la "civilisation" qui est par nature internationale et se préoccupe plus des masses que de l'individu. Mais on y trouve aussi la génèse de certaines de ses oeuvres et des textes impressionnants sur Schopenhauer, Nietzsche, Wagner, Tolstoï, Dostoïevsky, Flaubert, Claudel, Romain Rolland. Reste qu'on a pu le considérer comme trop bourgeois, trop conservateur, trop classique, et lui préférer des auteurs tels que Brecht, Musil, Döblin..


Heinrich Mann (1871-1950)
Né à Lübeck, Heinrich Mann est de quatre ans l'aîné de son frère Thomas et publie son premier roman en 1894, "In einer Familie", date à partir de laquelle oeuvres narratives et essais vont s'enchaîner : "Im Schlaraffenland" (1900, Au pays de Cocagne), "Professor Unrat oder Das Ende eines Tyrannen" (1905, Professeur Unrat), "Die kleine Stadt" (1909, La petite ville), "Der Untertan" (1918, Le Sujet de l'Empereur), "Die Jugend des Königs Henri Quatre" (1935)... Le sarcastique "Professor Unrat" (1905) fonde sa notoriété. Heinrich Mann rompit beaucoup plus nettement que son frère avec son milieu d'origine, la bourgeoisie patricienne de Lübeck, et se mêla très tôt de la vie politique et sociale de son temps : animé par une révolte d'aristocrate d'esthète, il soutient autant qu'il le peut la république de Weimar, puis dénonce un Troisième Reich naissant dès 1933. Il doit s'exiler, en France puis aux Etats-Unis en 1940. Il meurt à Los Angeles en 1950 sans avoir pu regagner l'Allemagne.

 

"Professeur Unrat" (Professor Unrat oder Das Ende eines Tyrannen, 1905)
Le professeur Unrat (Rat pour "conseiller", Unrat pour "immondices") est un petit tyran représentatif de la société impériale allemande, frustré, sans âme, sans pitié, terrorisant ses élèves : sa rencontre avec la chanteuse Rosa Fröhlich va le précipiter dans une irrésistible déchéance. Le roman fut adapté, beaucoup détourné, pour le cinéma en 1930 par Josef von Sternberg sous le titre du célébrissime "L'Ange bleu" (Der blaue Engel) avec Emil Jannings et Marlène Dietrich. Heinrich Mann poursuivait une véritable dénonciation d'une réalité socio-politique, celle des bourgeois défendant les valeurs de l'ordre et de l'autorité et prêts à toutes les hypocrisies pour satisfaire leur soif de reconnaissance sociale.

 

"Der Untertan" (1918, Le Sujet de l'Empereur)
"L'Allemagne, avant 1914. Didier Hessling, citoyen soumis, ambitieux, antisémite, ne jure que par l'Empereur Guillaume II. Directeur d'usine, il méprise ses ouvriers. Ce parfait zélateur de l'Empereur ne recule cependant devant aucune bassesse, aucun compromis, avec notables et militaires, pour nuire à ses concurrents. Spéculateur névrosé, ce pantin est surtout marié avec l'argent. Cette fresque tragi-comique dresse un constat accablant, prophétique : avec de tels sujets, l'Allemagne, idolâtre et mystique, se prépare au pire..." (Editions Grasset) . "Der Untertan" est intégré dans une trilogie qui compte aussi "Die Armen" (1917), qui traite du prolétariat, et surtout "Die Kopf" (1925), magnifique anticipation, par sa critique de la bureaucratie dirigeante, de ce que sera le nationalisme allemand. "Der Untertan" est considéré comme le sommet de la critique sociale d'Heinrich Mann et a le mérite de démonter, d'une part les conformismes et autoritarismes exacerbés des grands propriétaires de la fin du XIXe siècle, d'autre part cette petite bourgeoisie tant effarée par les changements brutaux en cours. Le roman fut adapté pour le cinéma en 1951 par Wolfgang Staudte, avec Renate Fischer et un Werner Peters éblouissant.


Lion Feuchtwanger (1884-1958)
Lion Feuchtwanger est un des auteurs allemands les plus traduits et controversé. En 1925,  alors que Mussolini et Staline s'arrogent de nouveaux pouvoirs, qu'Adolf Hitler publie "Mein Kampf", paraissent "Le Procès" de Franz Kafka et "Jud Süß" de Lion Feuchtwanger. Ce dernier ouvrage, qui reprend la véritable histoire de Joseph Süss Oppenheimer, intermédiaire de talent des princes allemands du XVIIIe siècle,  pour tenter de déminer l'antisémitisme ambiant, connut un phénoménal succès dans le monde entier. On sait que le thème du juif Süss fut par la suite détourné à des fins de propagande antisémite par la propagande nazie (a contrario du film produit par Lothar Mendes en 1934 avec Conrad Veidt).

Né à Munich, Lion Feuchtwanger termine des études de philosophie, épouse Marta Loeffler en 1912, tente une carrière théâtrale non loin de Berthold Brecht : après la prise de pouvoir par Hitler, il devient l'un des 55 000 allemands qui trouvèrent refuge en France entre 1933 et 1939, puis aux Etats-Unis et aux quatre coins du monde encore libre après 1940. Son récit autobiographique, "Der Teufel in Frankreich", raconte son internement, et les humiliations subies, au camp des Milles, installé en toute hâte par les autorités françaises dans une tuilerie désaffectée proche d'Aix-en-Provence. C'est en 1940 qu'il publie "Exil", retraçant dans les années 1934-1935 la situation angoissante des exilés qui espèrent toujours un retour proche dans leur patrie. Au fil de son récit, Lion Feuchtwanger semble avoir évolué depuis les années 1920 où il prônait un pacifisme sans concession : désormais, face au national-socialisme, l'arme intellectuelle est insuffisante, le pacifisme ne peut que renforcer la violence ..