Empirisme - David Hume (1711-1776), "An Enquiry Concerning Human Understanding" (1748), "An Enquiry Concerning the Principles of Morals" (1751) - ...

Last update 10/10/2022


"Nous ne sommes pas seulement nous-mêmes les êtres qui raisonnons, mais aussi l'un des objets sur lesquels nous raisonnons..." - David Hume naquit à un tournant de la philosophie européenne : l'époque était à débattre de la nature de la connaissance. Descartes avait posé les principes fondamentaux de son rationalisme (Discours de la méthode, 1637), John Locke lui avait opposé son empirisme (Essai sur l'entendement humain, 1690), George Berkeley avait élaboré un empirisme plus radical encore, le monde n'existait qu'en tant qu'il était perçu. Mais c'est Hume qui apporta un coup décisif au rationalisme d'alors ...

David Hume s'est davantage intéressé à la nature de la connaissance (épistémologie) qu'à la nature de l'univers (métaphysique), et c'est en ce sens que dans "Enquête sur l'entendement humain" (1748) il en vient à se demander comment la psychologie humaine peut déterminer ce que nous pouvons savoir et ne pas savoir, - comme John Locke avant lui, il pense que la connaissance découlait principalement de l'expérience -, mais plus encore ce que nous pouvons savoir, et ne pas savoir, avec certitude. Si nous prenons les mathématiques, nombre de propositions tels que les axiomes, sont déduites par le seul raisonnement et ne peuvent être niées, mais les vérités de ce type ne sont que des relations entre des idées, elles ne nous disent rien quant à la connaissance du monde, ce sont pour Hume des "relations d'idées". 

C'est ici qu'intervient l'expérience, que nous faisons des suppositions sur ce monde, principalement lorsqu'il nous paraît uniforme et prévisible, mais tout ce que nous percevons, c'est une conjonction constantes d'évènements, non les causes. Ce sont, selon Hume, des "relations de faits". Soit deux types de vérités, à ne pas confondre avec La Vérité, et pour chacun d'entre eux un degré de certitude à prendre en compte dans la conduite de notre vie. La fameuse "Hume's fork" répartit ainsi tout énoncé sur le monde en démonstratif ou probable, sachant que sur le monde en tant que tel tout énoncé, toute proposition, est en fait susceptible d'être prouvée ou non. Ce qui n'est ni démontré ni prouvé ne peut être dit "vrai" ou "faux"...

Enfin Hume, en appliquant son approche au "raisonnement inductif" (formuler des énoncés généraux fondés sur un nombre limités de cas particuliers, alors que rien ne permet d'affirmer que par exemple la nature est immuable et qu'un phénomène qui se répète aujourd'hui se répètera à l'identique dans le futur) et aux rapports de causalité (il n'existe pas de fondement rationnel entre cause et effet), sape toutes les certitudes rationalistes et rend capitale l'importance de la croyance et de la coutume dans notre existence.

C'est ainsi que l'accoutumance devient le grand guide de la vie humaine : dans nos raisonnements à propos des faits, il y a tous les degrés imaginables de certitude, par conséquent un être humain avisé adopte sa croyance à la preuve ....

(Portraits de David Hume, par Allan Ramsay, 1754, 1776, Scottish National Portrait Gallery)

 

Un véritable champs de ruine, c'est une interprétation plausible de ce que Hume nous laisse en philosophie au milieu du XVIIIe siècle. David Hume, à vingt-six ans, vient achever l'oeuvre de "destruction" entamée par Berkeley, celui-ci avait détruit la matière, Hume, à sa façon, va détruire l'âme et l'esprit, nous ne percevrons jamais une entité telle que l'esprit, mais très simplement des idées distinctes, des souvenirs, des sentiments, il n'y a pas d'âme observable derrière les processus de la pensée, et  nous ne percevons ni causes ni lois, mais des événements et des séquences d'évènements à partir desquels nous déduisons causalité et nécessité, l'orthodoxie religieuse perd tout espoir d'espérer un relais dans la connaissance de la nature, de ses sources et de sa validité. Ce fut pour Kant, en 1755, une révélation, comment sauver du scepticisme l'essentiel de la religion et les bases de la science?

 

David Hume (1711-1776)

Né à Edimbourg, en Ecosse, en 1711, Hume entre à l'université à douze ans. Vers 1729, il s'attache à trouver par quel critère la vérité peut être établie. En 1734, souffrant de crises d'exaltation, il gagne Bristol avant de voyager en France pendant près de trois ans. Il séjourne tout d'abord à Reims, puis de 1735 à 1737, à La Flèche, où il achève de rédiger son "Traité de la nature humaine". Publié en 1739, l'ouvrage passe pratiquement inaperçu et ce fut en effet son "Histoire de l'Angleterre", et non son oeuvre philosophique, qui de son vivant lui assura une certaine notoriété. Après un bref séjour à Londres, il regagne l'Écosse en 1739, puis de nouveau la France en 1763 pour tenir un poste de secrétaire à l'ambassade  d'Angleterre. Il regagne l'Angleterre en 1766 en compagnie de Jean-Jacques Rousseau, avec lequel il va se brouiller. Il passe les dernières années de sa vie à la rédaction des "Dialogues sur la religion naturelle", publiés en 1779, trois ans après sa mort. 

Dès le Traité, Hume va s'engager dans une sorte de scepticisme qui va devenir rapidement l`attitude caractéristique de toute sa philosophie et la marque de ses écrits. C`est cette critique radicale, surtout celle de la causalité, qui éveilla Kant de son "sommeil dogmatique". L'Entendement que Hume avait écrit pour oublier le Traité fut alors abandonné au profit de ce dernier. Hume exercera une profonde influence sur les philosophes allemands du XIXe siècle, et jusqu'aux positivistes logiques du XXe pour qui un énoncé n'a de signification que s'il est vérifiable par l'expérience. Quant au fameux problème de l'induction, on le retrouvera dans le travail de Karl Popper....

 

IL EXISTE BIEN UNE "NATURE HUMAINE". D'une part, Hume fonde la science de l'homme et la morale sur une nature universelle de l'être humain, - "Les esprits de tous les hommes sont semblables parleurs sentiments et leurs opérations ; aucun d'eux ne peut ressentir une affection dont tous les autres seraient incapables" -, et d'autre part c'est bien dans l'observation et l'expérience qu'une analyse de la nature humaine est possible, d'autant que la source de toutes nos idées ne provient que de nos sens et que nous allons jusqu'à prendre pour lois de la nature des relations nécessaires, de cause à effet, observées entre phénomènes...

Hume prend donc acte de la condition imparfaite des sciences de son époque, - "même la multitude, à l'extérieur des portes, peut, à partir du tapage et des cris, juger que tout ne va pas bien à l'intérieur. Il n'est rien qui ne soit sujet de débat, ni sur quoi les hommes instruits ne soient d'opinions contraires" -, et qu'en fin de compte il n'est de possibilités de science qu'en nous tournant vers celle de la "NATURE HUMAINE",  - "même les mathématiques, même la philosophie naturelle et la religion naturelle dépendent dans une certaine  mesure de la science de l'HOMME, car elles tombent sous la connaissance des hommes et sont jugées par leurs pouvoirs et leurs facultés. Il est impossible de dire quels changements et quelles améliorations nous pourrions faire dans ces sciences si nous connaissions entièrement l'étendue et la force de l'entendement humain, et si nous étions capables d'expliquer la nature des idées que nous employons et des opérations que nous effectuons dans nos raisonnements" -....

"Si donc les sciences mathématiques, la philosophie naturelle et la religion naturelle ont une telle dépendance à l'égard de la connaissance de l'homme, que peut-on attendre des autres sciences dont la connexion avec la nature humaine est plus étroite et plus intime? La seule fin de la logique est d'expliquer les principes et les opérations de notre faculté de raisonner, et la nature de nos idées; la morale et l'esthétique considèrent nos goûts et nos sentiments, et la politique envisage les hommes comme réunis en société et comme dépendant les uns des autres. Dans ces quatre sciences, la logique, la morale, l'esthétique et la politique, est presque contenu tout ce qu'il peut, d'une façon ou d'une autre, nous importer de connaître, ou tout ce qui peut tendre soit à l'amélioration, soit à l'ornement de l'esprit humain. 

Voici donc le seul moyen dont nous puissions espérer le succès dans nos recherches philosophiques : abandonner la fastidieuse et lente méthode que nous avons suivie jusqu’ici, et au lieu de prendre çà et là un château ou un village à la frontière, marcher directement sur la capitale, le centre de ces sciences, sur la nature humaine elle-même ; et une fois que nous en serons maîtres, nous pouvons espérer partout ailleurs une facile victoire. A partir de cette position, nous pouvons étendre nos conquêtes à toutes ces sciences qui concernent plus intimement la vie humaine, et pouvons ensuite procéder à loisir à la découverte de celles qui sont des objets de pure curiosité. Il n’est pas de question importante dont la solution ne soit comprise dans la science de l’homme, et aucune ne peut être résolue avec tant soit peu de certitude avant que nous ne connaissions cette science. Par conséquent, en prétendant expliquer les principes de la nature humaine, nous proposons en fait un système complet des sciences bâti sur un fondement presque entièrement nouveau, le seul sur lequel elles puissent s’établir avec quelque sécurité.

De même que la science de l’homme est la seule fondation solide pour les autres sciences, de même la seule fondation solide que nous puissions donner à cette science elle-même doit reposer sur l’expérience et l’observation. Ce n’est pas une réflexion étonnante que de considérer que l’application de la philosophie expérimentale aux sujets moraux vienne après son application aux sujets naturels, à une distance de plus d’un siècle entier, puisque nous nous apercevons qu’en fait, il y eut environ le même intervalle entre les origines de ces sciences, et qu’en comptant de THALES à SOCRATE, l’intervalle de temps est presque égal à celui [que l’on trouve] entre Lord BACON et certains philosophes anglais récents qui ont commencé à mettre la science de l’homme sur un nouveau pied, qui ont attiré l’attention et ont excité la curiosité du public. Tant il est vrai que, quoique d’autres nations puissent rivaliser avec nous en poésie, et nous surpasser en certains autres arts d’agrément, les progrès de la raison et de la philosophie ne peuvent être dus qu’à une terre de tolérance et de liberté..."

 

TRAITE SUR LA NATURE HUMAINE

(Treatíse of Human Nature, 1739-1740)

Le Traité, plus tard corrigé et entièrement refondu en traités séparés, se divise en trois livres, L`Entendement, Les Passions, Morale. Le plus important est le premier alors que le thème du troisième se retrouve dans les "Recherches sur les principes de la morale". Le Traité de la nature humaine est l'ouvrage philosophique le plus important de Hume. Cependant, à sa parution, il ne rencontra guère de succès. Hume attribua cet échec relatif à la forme trop difficile de l'essai : il écrira désormais, dans une langue facile, des essais, des dialogues, des enquêtes, qui compléteront le Traité, et connaîtront, parfois, un grand succès.

Hume ne croit donc qu'à l'expérience mais plus encore considère que le matériel de notre pensée est constitué de perceptions successives, impressions et idées, l'identité de notre esprit est donc bien illusoire ...

 

(De l'Entendement, de l'origine de nos idées) "Toutes les perceptions de l’esprit humain se répartissent en deux genres distincts, que j’appellerai IMPRESSIONS et IDEES. La différence entre ces perceptions consiste dans les degrés de force et de vivacité avec lesquels elles frappent l’esprit et font leur chemin dans notre pensée ou conscience. Les perceptions qui entrent avec le plus  de force et de violence, nous pouvons les nommer impressions ; et sous ce terme, je comprends toutes nos sensations, passions et émotions, telles qu’elles font leur première apparition dans l’âme. Par idées, j’entends les images affaiblies des impressions dans la pensée et le raisonnement. Telles sont, par exemple, toutes les perceptions excitées par le présent discours, à l’exception seulement de celles qui proviennent de la vue et du toucher, et à l’exception du plaisir immédiat ou du désagrément qu’il peut occasionner. Je crois qu’il ne sera pas très nécessaire d’employer beaucoup de mots pour expliquer cette distinction. Chacun, de lui-même, percevra facilement la différence entre sentir et penser. Les degrés courants de ces types de perceptions sont aisés à distinguer, quoiqu’il ne soit pas impossible, qu’en des cas particuliers, ils puissent se rapprocher très près l’un de l’autre. Ainsi, dans le sommeil, dans une fièvre, dans la folie, ou dans toute émotion très violente de l’âme, nos idées peuvent se rapprocher de nos impressions ; comme, d’autre part, il arrive parfois que nos impressions soient si faibles et si réduites que nous ne pouvons les distinguer de nos idées. Mais malgré cette étroite ressemblance dans une minorité de cas, ces perceptions sont en général si différentes que personne ne peut hésiter à les ranger sous des chefs distincts, et à leur assigner à chacune un nom particulier pour signaler la différence ..."

 

L`Entendement - Le premier livre du Traité est surtout important par sa critique des concepts de "substance" et de "cause" : il nous met en présence d`un monde multiforme d'impressions sensibles., unies par des liens d'association, liens dont le plus important est celui de causalité, symbole d`un ordre dont nous ignorons l`essence. Et cet esprit humain qui associe les données sensibles parvient, grâce à l'imagination, à établir des relations entre les idées pures qui, si elles sont susceptibles d`une analyse rigoureuse, sont soumises aux mêmes lois que les objets.

 

Dans la première partie, Hume divise donc toutes les perceptions de l'esprit en deux espèces, les impressions, qui naissent de "causes ignorées", et les idées qui se  distinguent des impressions par leur moindre degré de "force et vivacité ". Toute idée simple correspond à une impression simple qui lui ressemble : c`est une image affaiblie de l`impression. Les idées de la mémoire sont plus vives et plus fortes ; celles de l`imagination sont plus faibles. Tout le contenu mental provient des impressions des sens: celles-ci sont des données absolument élémentaires que l'esprit ne peut transcender dans la vaine recherche d'une réalité en soi: les idées n`en sont que le reflet, c`est-à-dire la représentation ou la copie. Toute l`activité de l`esprit se réduit donc à associer et à généraliser les données de cette expérience. A la différence de Hobbes, Hume ne reconnaît aucune réalité extérieure, mais seulement des impressions et des idées dont nous avons la conscience immédiate. Les idées abstraités naissent du lien qui s`établit entre les idées particulières d`une part, les seules que nous ayons,  et d`autre part un nom général de manière à étendre leur signification à des objets semblables. L`idée de substance n'est qu`un nom qui symbolise une collection d'idées particulières associées par l`imagination. 

 

Dans la seconde partie, l`auteur étend son analyse aux idées d'espace et de temps. Nous ne percevons pas un espace pur et absolu, mais seulement des points colorés et disposés dans un certain ordre. L`idée d` "espace" naît du fait qu`on les associe sous un nom général et il en va de même pour le "temps". Même la géométrie est une science empirique : seules l`arithmétique et l`algèbre sont démontrables. Cette réduction de la réalité à la pure expérience s`applique aussi à la réalité spirituelle, au "moi"; en effet, comme il n`existe pas une impression spéciale du "moi" à laquelle ramener une idée du "moi" invariable durant toute notre existence, nous nous percevons comme pensants seulement dans l`acte de la pensée. 

 

La troisième partie est une critique du concept de causalité. Il n`y a pas de raison a priori ni inductive ni déductive, pour que, un phénomène étant donné, on doive en conclure à l`existence d'un autre phénomène qui, comme par enchantement, le contiendrait ou le causerait. L'expérience ne connaît que des successions de phénomènes : ce que nous appelons des enchaînements de causes et d`effets ne sont en réalité que des groupes d`impressions de qualités sensibles que nous associons par suite d'une habitude subjective. "Les idées de cause et d'effet proviennent de l'expérience qui nous informe que tels objets particuliers, dans tous les cas passés, ont été constamment conjoints les uns aux autres". L`habitude, et l`habitude seulement, nous donne l`idée d`une liaison nécessaire ; elle nous permet de fonder les sciences expérimentales, qui n`ont toutefois d'autre base que psychologique. "Quand nous passons de l'impression d'un objet à l'idée d'un autre ou à la croyance d'un autre, nous sommes déterminés non par la raison, mais par l'accoutumance ou par un principe d'association". La croyance, produite par la coutume, possède ici une force déterminante...

 

"J'établirais volontiers comme maxime générale de la science de la nature humaine, que lorsqu'une impression nous devient présente, non seulement elle conduit l'esprit aux idées qui lui sont liées, mais encore elle communique à celles-ci une partie de sa force et de sa vivacité. Toutes les opérations de l'esprit dépendent dans une grande mesure de la disposition où il se trouve quand il les accomplit; et selon qu'il a plus ou moins d'ardeur, que son attention se fixe plus ou moins, l'action aura toujours plus ou moins de vigueur et de vivacité. Quand donc se présente un objet qui exalte et avive la pensée, toute action à laquelle s'applique l'esprit, sera plus forte et plus vive tant que durera cette disposition. Or, évidemment, la persistance de cette disposition dépend entièrement des objets sur lesquels s'emploie l'esprit; tout objet nouveau donne naturellement une nouvelle orientation à son activité et modifie sa disposition ; mais au contraire quand l'esprit se fixe avec constance sur le même objet ou qu'il passe avec aisance et à son insu sur une suite d'objets liés, sa disposition persiste beaucoup plus longtemps. Il en résulte qu'une fois que l'esprit est avivé par une impression présente, il continue de former une idée plus vive des objets qui y sont liés par un passage naturel de la disposition d'un objet à l'autre. Le changement d'objet est si facile que l'esprit en a à peine conscience et qu'íl s'applique à concevoir l'idée liée avec toute la force et toute la vivacité qu'il a acquises sous l'effet de l'impression présente..."

 

La quatrième partie traite du scepticisme et des autres systèmes philosophiques. Pour Hume, "toute connaissance se résout en probabilité et devient en définitive de même nature que l'évidence utilisée dans la vie courante", d'où maintenant la nécessité ,d'examiner cette deuxième sorte de raisonnement et voir sur quelle base elle repose ...

 

"Dans tout jugement que nous pouvons former sur la probabilité, aussi bien que sur la connaissance, nous devons toujours corriger le premier jugement tiré de la nature de l'objet par un autre jugement tiré de la nature de l'entendement. Assurément un homme de solide bon sens et de longue expérience doit avoir, et il a habituellement, une plus grande assurance dans ses opinions qu'un sot et un ignorant et nos sentiments ont différents degrés d'autorité même pour nous, en proportion du degré de notre raison et de notre expérience. Pour l'homme du meilleur bon sens et de la plus longue expérience, cette autorité n'est jamais entière ; car même un tel homme doit avoir conscience de s'être souvent trompé dans le passé et il doit toujours redouter d'en faire autant dans l'avenir.

C'est alors que surgit une nouvelle espèce de probabilité pour corriger et régler la première et pour en déterminer la juste mesure et la proportion. De même que la démonstration est soumise au contrôle de la probabilité, de même la probabilité est soumise à une nouvelle correction par un acte réfléchi de l'esprit, où nous prenons pour objets la nature de notre entendement et notre raisonnement selon la première probabilité.

Nous trouvons donc ainsi dans toute probabilité, outre l'incertitude initiale inhérente au sujet, une nouvelle incertitude tirée de la faiblesse de la faculté qui juge ; une fois que nous avons combiné l'une à l'autre ces deux incertitudes, nous sommes obligés par notre raison d'ajouter un nouveau doute tiré de la possibilité d'une erreur dans l'appréciation que nous faisons de la vérité et de la fidélité de nos facultés. Il y a un doute qui se présente immédiatement à nous et que nous ne pouvons éviter de résoudre, si nous voulons poursuivre notre raisonnement de manière cohérente. Mais cette résolution, même si elle confirmait notre précédent jugement, doit affaiblir davantage encore notre première évidence, puisqu'elle s'appuie seulement sur une probabilité ; et elle est elle-même nécessairement affaiblie par un quatrième doute du même genre, et ainsi de suite à l'infini ; jusqu'au moment où, enfin, il ne reste rien de la probabilité initiale, aussi grande que nous puissions admettre qu'elle ait été et aussi petite que soit la diminution produite par chaque nouvelle incertitude. Nul objet fini ne peut subsister sous l'action d'un décroissement répété à l'infini ; même la quantité la plus énorme, qui puisse entrer dans l'imagination humaine, doit se réduire à rien de cette manière. Faites que notre première croyance soit aussi forte qu'elle puisse jamais être, elle doit infailliblement périr par son passage à travers tant de nouveaux examens dont chacun lui enlève quelque chose de sa force et de sa vigueur. Quand je réfléchis à la faillibilité naturelle de mon jugement, j'ai moins de confiance en mes opinions que lorsque je considère seulement les objets sur lesquels je raisonne ; et quand je pousse encore plus loin jusqu'à faire porter l'examen critique sur chacune des appréciations successives que je fais de mes facultés, toutes les règles de logique exigent une diminution continuelle et à la fin une suppression totale de la croyance et de l'évidence.

Si l'on me demandait ici si je donne un acquiescement sincère à cet argument sur lequel j'insiste en me donnant apparemment tant de mal, et si je suis réellement l'un de ces sceptiques qui soutiennent l'incertitude de toute chose et que notre jugement ne possède pour rien aucun critère de vérité ni d'erreur, je répliquerai que c'est là une question complètement superflue et que ni moi, ni aucun autre homme ne fut jamais sincèrement ni constamment de cet avis. La nature, par une nécessité absolue et incontrôlable, nous a déterminés à juger aussi bien qu'à respirer et à sentir; nous ne pouvons pas plus nous abstenir de voir certains objets sous un jour plus fort et plus complet en raison de leur connexion habituelle avec une impression présente que nous ne pouvons nous empêcher de penser tant que nous sommes éveillés, ou de voir les corps environnants quand nous tournons nos yeux vers eux en pleine clarté du jour. Quiconque a pris la peine de réfuter les arguties de ce scepticisme total a réellement discuté sans adversaire et tenté de légitimer par des arguments une faculté que la nature a auparavant implantée dans l'esprit et qu'elle a rendue inévitable.

Mon intention, en développant aussi soigneusement les arguments de cette secte extravagante, c'est donc seulement de faire sentir au lecteur la vérité de mon hypothèse, que tous nos raisonnements sur les causes et les effets ne dérivent de rien d'autre que de l'accoutumance ; et que la croyance est plus proprement un acte de la partie sentante que de la partie pensante de notre nature. J'ai prouvé ici que les mêmes principes exactement qui nous font formuler une décision sur un sujet et corriger cette décision par la considération de notre génie et de notre capacité, et de la situation de notre esprit quand nous avons examiné ce sujet ; j'ai prouvé, dis-je, que ces mêmes principes, quand on les pousse plus loin et qu'on les applique à chaque nouveau jugement réfléchi, doivent, par une continuelle diminution de l'évidence initiale, la réduire à la fin à rien et détruire complètement toute croyance et toute opinion. 

Si donc la croyance était simplement un acte de la pensée, sans aucune manière particulière de concevoir, ni addition de force et de vivacité, elle devrait immanquablement se détruire et, dans tous les cas, aboutir à une suspension totale du jugement. Or l'expérience convaincra suffisamment quiconque jugera que la tentative en vaut la peine : bien qu'il ne puisse trouver d'erreur dans les arguments précédents, il continuera pourtant encore à croire, à penser et à raisonner comme d'habitude. Aussi peut-il conclure en toute sûreté que son raisonnement et sa croyance sont des sensations, des manières particulières de concevoir que de pures idées et de pures réflexions ne peuvent détruire...."

 

C'est dans cette quatrième partie, que Hume s'attaque à la métaphysique, condamne la notion d'âme substantielle, étudie le problème de l'identité personnelle, et met en que les notions d'âme, de moi et de substance sont produites par la mémoire, lorsqu'elle utilise les relations de causalité et de ressemblance, en les appliquant aux idées. Hume concluera en se réclamant d'un scepticisme modéré ..

 

Livre I - Partie IV : Du système sceptique et des autres systèmes philosophiques - Section VI : De l’identité personnelle... Non seulement tous nos éléments psychiques proviennent de l'expérience, directement ou indirectement, mais le "moi", identique et simple, n'est en fait que le fruit de l'imagination des philosophes , que s'interrompent les perceptions et disparaît notre moi...

 

"Il y a certains philosophes qui imaginent que nous sommes à tout moment conscients de ce que nous appelons notre MOI, que nous sentons son existence et sa continuité d’existence, et que nous sommes certains, [d’une certitude qui va] au-delà de l’évidence de la démonstration, aussi bien de sa parfaite identité que de sa parfaite simplicité. 

La plus forte sensation [et] la plus violente passion, disent-ils, au lieu de nous distraire de cette vue, ne font que l’établir plus intensément, et  [elles] nous font considérer leur influence sur le moi, soit par leur  douleur, soit par leur plaisir. Tenter de le prouver davantage, ce serait en affaiblir l’évidence, puisqu’aucune preuve ne peut être tirée d’aucun fait dont nous soyons aussi intimement conscients, et il n’est rien dont nous puissions être certains si nous doutons de cela. 

Malheureusement, toutes ces assertions positives sont contraires à l’expérience même qu’on allègue en leur faveur ; et nous n’avons aucune idée du moi de la manière ici expliquée. En effet, de quelle impression cette idée pourrait-elle être tirée ? Il est impossible de répondre à cette question sans contradiction ni absurdités manifestes ; et pourtant, c’est une question à laquelle il faut nécessairement répondre si nous voulons que l’idée de moi passe pour claire et intelligible. Il faut [bien] qu’il y ait quelque impression qui donne naissance à toute idée réelle. Mais le moi, ou personne, n’est pas une impression, mais c’est ce à quoi sont supposées se rattacher nos différentes impressions et idées. Si une impression donne naissance à l’idée du moi, cette impression doit demeurer invariablement la même durant le cours entier de notre vie, puisque le moi est supposé exister de cette manière. Mais il n’existe aucune impression constante et invariable. Douleur et plaisir, chagrin et joie, passions et sensations se succèdent les uns aux autres, et ils n’existent jamais tous en même temps. Ce ne peut donc être d’aucune de ces impressions ni d’aucune autre que l’idée du moi est dérivée, et, par conséquent, une telle idée n’existe pas. 

Mais encore, que doit-il advenir de toutes nos perceptions particulières selon cette hypothèse ? Elles sont toutes différentes, discernables et séparables les unes des autres, elles peuvent être considérées séparément, et elles peuvent exister séparément et n’ont besoin de rien pour soutenir leur existence. De quelle manière appartiennent-elles donc au moi, et comment lui sont-elles connectées ? 

Pour ma part, quand j’entre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je bute toujours sur quelque perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais, à aucun moment, me saisir moi-même sans une perception, et jamais je ne puis observer autre chose que la perception. 

Quand mes perceptions sont supprimées pour un temps, comme par un sommeil profond, aussi longtemps que je suis sans conscience de moi-même, on peut vraiment dire que je n’existe pas. Et si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort, et que je ne puisse ni penser, ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, je serais entièrement annihilé, et je ne conçois pas ce qu’il faudrait de plus pour faire de moi une parfaite non-entité. 

Si quelqu’un, à partir d’une réflexion sérieuse et sans préjugé, pense qu’il a une notion différente de lui-même, je dois avouer que je ne puis raisonner plus longtemps avec lui. Tout ce que je peux lui accorder, c’est qu’il peut avoir raison aussi bien que moi, et que nous différons essentiellement sur ce point. Il peut peut-être percevoir quelque chose de simple et de continu, qu’il appelle lui-même, mais je suis certain qu’il n’existe pas un tel principe en moi."

 

Face à cet incessant défilé de perceptions, l'identité de l'esprit humain est bien une fiction, l'esprit n'est, pour Hume, qu'un théâtre de perceptions mobiles ...

 

"Mais en écartant certains métaphysiciens de ce genre, je peux m’aventurer à affirmer du reste des hommes qu’ils ne sont rien qu’un ensemble , une collection de différentes perceptions qui se succèdent les unes aux autres avec une inconcevable rapidité et qui sont dans un flux et un mouvement perpétuels. Nos yeux ne peuvent tourner dans leurs orbites sans faire varier nos perceptions. Notre pensée est encore plus variable que notre vue, et tous nos autres sens et toutes nos autres facultés contribuent à ce changement. Il n’est pas un seul pouvoir de l’âme qui demeure inaltérablement identique peut-être pour un seul moment. L’esprit est une sorte de théâtre où différentes perceptions font successivement leur apparition, passent, repassent, glissent et se mêlent en une infinie variété de positions et de situations. Il n’y a en lui proprement ni simplicité en un moment, ni identité en différents moments. La comparaison du théâtre ne doit pas nous induire en erreur. Ce sont seulement les perceptions successives qui constituent l’esprit. Nous n’avons pas la plus lointaine notion du lieu où ces scènes sont représentées ni des matériaux dont il se compose..."

 

Les Passions - Dans le second livre, Hume distingue passions directes, naissant immédiatement du bien et du mal, de la douleur ou du plaisir et passions indirectes, procédant par conjonction d'autres qualités. La question de la "sympathie" et de la bienveillance, présentes dans l`âme de chacun, offre un intérêt particulier: dans une psychologie aussi individualiste que celle de Hume, ces sentiments permettent de comprendre ceux du prochain et d`y participer. Non moins importante est la critique du préjugé philosophique et vulgaire qui veut qu`on puisse combattre les passions par la raison. alors qu`il est évident que la raison a elle seule "ne peut jamais être le mobile d`aucune action de la volonté". En conclusion "rien ne peut s`opposer à l`impulsion d`une passion. ou la retarder, si ce n`est une impulsion contraire... ; et une passion ne peut jamais être appelée déraisonnable", "il y a un cours général de la nature dans les actions humaines aussi bien que dans les opérations du soleil et du climat "...

 

Morale - Dans le troisième livre, Hume nie que les catégories morales, comme le bien ou le mal, aient leur source dans la raison et affirme l`existence d'un sentiment moral qui nous porte à désirer ce qui peut être utile à la fois à nous, - dépendant entièrement de certains sentiments particuliers de douleur ou de plaisir -, et à notre prochain, expression d`une "sympathie" humaine naturelle ; principes qu`il développera ultérieurement dans ses Recherches sur les principes de la morale. ...

 

Quel est donc l'intérêt de la vie en société, ce milieu des rapports réciproques dans lequel nous sommes élevés et dans lequel des règles de justice sont établies par l'artifice des êtres humains...

 

" De tous les animaux qui peuplent ce globe, il n’en est aucun envers lequel la nature semble, à première vue, s’être exercée plus cruellement qu’envers l’homme, avec les innombrables besoins et nécessités dont elle l’a accablé et les faibles moyens qu’elle lui offre pour y subvenir. 

Chez les autres créatures, ces points se compensent généralement l’un l’autre. Si notre considérons comme le lion est un animal vorace et carnivore, nous le découvrirons aisément comme très nécessiteux mais, si nous tournons notre regard vers sa constitution et son tempérament, son agilité, son courage, ses membres et sa force, nous trouverons que ses avantages sont proportionnés à ses besoins. Le mouton et le bœuf sont privés de tous ces avantages mais leur appétit est modéré et leur nourriture s’acquiert aisément. C’est chez l’homme seul que la conjonction de l’infirmité et de la nécessité est poussée au plus haut point. Non seulement la nourriture qui est nécessaire à sa subsistance s’enfuit quand il la recherche et l’approche, ou, du moins, requiert son travail pour être produite, mais il doit posséder des vêtements et une habitation pour se défendre contre les intempéries ; quoique, à le considérer en lui-même, il ne soit pourvu ni d’armes, ni de force, ni d’autres aptitudes naturelles qui puissent à quelque degré répondre à de si nombreux besoins.

 

C’est par la société seule qu’il est capable de suppléer à ses déficiences et de s’élever jusqu’à une égalité avec les autres créatures et même d’acquérir une supériorité sur elles. Par la société, toutes ses infirmités sont compensées et, quoique, dans cette situation, ses besoins se multiplient à tout moment, ses aptitudes, cependant, se développent toujours davantage et le rendent à cet égard plus satisfait et plus content qu’il ne pourrait jamais le devenir dans cet état sauvage et solitaire. 

Quand chaque individu travaille séparément et seulement pour lui-même, sa force est trop faible pour exécuter un ouvrage important et, sa peine étant employée à subvenir à tous ses différents besoins, il n’atteint jamais la perfection dans un art particulier ; et, comme sa force et sa réussite ne sont pas  tout le temps égales, le moindre défaut dans l’un ou l’autre de ces points s’accompagne d’une ruine et d’un malheur inévitables. 

La société fournit un remède à ces trois inconvénients. Par la conjonction des forces, notre pouvoir s’accroît, par la répartition des tâches, nos capacités se développent et, par l’aide réciproque, nous sommes moins exposés à la fortune et aux accidents. C’est par ce supplément de force, de capacité et de sécurité que la société devient avantageuse.

Pour former la société, il faut non seulement qu’elle soit avantageuse mais aussi que les hommes soient conscients de ces avantages et il est impossible que, dans leur état sauvage et sans culture, ils soient jamais capables, par l’étude et la réflexion seules, d’atteindre cette connaissance. C’est donc le plus heureusement [du monde] qu’il se joint à ces nécessités dont les remèdes sont lointains et obscurs une autre nécessité qui, ayant un remède présent et plus évident, peut justement être regardée comme le principe premier et originel de la société humaine. Cette nécessité n’est autre que l’appétit naturel entre les sexes qui les unit et conserve leur union jusqu’à ce qu’apparaisse un nouveau lien, le souci de leur progéniture commune. Ce nouveau souci devient aussi un principe d’union entre les parents et la progéniture et forme une société plus nombreuse où les parents gouvernent grâce à l’avantage de leur supériorité de force et de sagesse et où, en même temps, ils sont limités dans l’exercice de leur autorité par l’affection naturelle qu’ils portent à leurs enfants. En peu de temps, l’accoutumance et l’habitude, agissant sur l’esprit tendre des enfants, les rendent sensibles aux avantages qu’ils peuvent retirer de la société et les façonnent par degrés, érodant les rudes aspérités et les affections contraires qui empêchent leur coalition.

En effet, il faut avouer que, quoique les circonstances de la nature humaine puissent rendre nécessaire une union et que ces passions, le besoin sexuel et l’affection naturelle, puissent sembler la rendre inévitable, il y a cependant d’autres particularités dans notre tempérament naturel et dans les circonstances extérieures qui sont très incommodes et qui sont même contraires à l’union requise. Parmi les premières, nous pouvons justement estimer que l’égoïsme est la particularité la plus importante. Je suis conscient que, pour parler de façon générale, les représentations de cet attribut ont été poussées trop loin et que les descriptions que certains philosophes prennent plaisir à faire de l’humanité sur ce point sont aussi éloignées de la nature que le sont les histoires de monstres que nous rencontrons dans les fables et les romans. Si loin de penser que les hommes n’ont aucune affection pour ce qui est au-delà d’eux-mêmes, je suis d’opinion que, quoiqu’il soit rare de rencontrer quelqu’un qui aime une autre personne plus que lui-même, il est cependant aussi rare de rencontrer quelqu’un chez qui toutes les affections bienveillantes prises ensemble ne surpassent pas les affections égoïstes. Consultez l’expérience courante. ..."

 

ENQUÊTE SUR L'ENTENDEMENT HUMAIN

(Inquiry concerning the Human Understanding, 1748)

L'ouvrage constitue une refonte de la première partie de sa grande œuvre de jeunesse, "Traité sur la nature humaine" terminée en 1738 et qui sera répudiée par l'auteur. Si l`Enquête compte parmi les ouvrages les plus populaires de Hume. elle ne peut toutefois être séparée du Traité dont elle constitue, comme l`a dit Lévy-Bruhl, une réduction très libre et appauvrie, mais non pas infidèle.  

Alors que le "Traité" renferme un développement de la critique de l`existence du moi (qui manque dans l'Enquête) ainsi qu`une analyse séparée de l'espace et du temps (réduite dans l'Enquête à une courte digression), trois nouvelles doctrines sont ici introduites celle du libre arbitre. de la providence et de la vie future, et des miracles, attaquant ainsi plus ouvertement les idées des "bigots" qui n`avaient pas prêté attention au Traité. La quatrième partie du premier volume du Traité, sur le "Scepticisme", se trouve ici réduite à quelques pages. Tout tend, semble-t-il, à rendre la lecture de l'ouvrage plus aisée, à attirer l`attention, jusqu'à susciter un "succès de scandale". 

Mais Hume s`est abstenu de recourir ici, comme dans le Traité, à l'introspection psychologique; la critique de l`idée de substance n'est qu'effleurée. En revanche, la discussion ici introduite relativement à l'origine de l`idée de force physique, qui relève pour l'auteur d`une extension de l'impression interne d'effort physique et mental, revêt une particulière importance. La théorie de la liberté et de la nécessité est mise en rapport avec la théorie de la causalité : on y affirme qu`il s`agit d`une querelle de mots, tous les hommes étant, au fond, d`accord en la matière. La dixième section, "Des miracles", où l`auteur conclut contre leur réalité et celle des prophéties, et la onzième section sur "La Providence et l''Etat futur", où l`auteur se refuse a considérer un sujet situé complètement hors de portée de notre expérience, sont entièrement nouvelles. Le volume s`achève sur un rejet du scepticisme "excessif", réfuté par l'action, les occupations et les activités de la vie commune: et par l'adoption de ce scepticisme "mitigé", ou académique, qui circonscrit les recherches aux seuls objets se trouvant à portée de la capacité limitée de la raison humaine. ...

 

Toute la vie psychique se comprend par mise en relation et combinaison d'images et l'idée de CAUSALITE n'est rien d'autre qu'une banale association d'idées, non pas connue par la raison seule, mais bien habitude mentale. 

Cette analyse de la causalité est célèbre, non seulement pour elle-même, mais par l'influence qu'elle eut sur la réflexion de Kant. Empiriste, Hume montre qu'avant toute expérience, par la raison seule, nous ne pouvons espérer connaître une quelconque relation de cause à effet. La causalité est bien le fruit de l'habitude. C'est en lisant ces analyses que Kant sortira de son "sommeil dogmatique" et établira le caractère a priori de la relation de causalité ...

 

"Je hasarderai ici une proposition que je crois générale et qui n'admet pas d'exception, que la connaissance de cette relation n'est atteinte en aucun cas par des raisonnements a priori, mais provient entièrement de l'expérience, quand nous trouvons des objets particuliers en conjonction constante l'un avec l'autre. 

Présentons un objet à un homme dont la raison naturelle et les facultés sont aussi fortes que possible. Si cet objet est nouveau pour lui, il ne sera pas capable, avec l'examen le plus rigoureux de ses qualités sensibles, de découvrir l'une de ses causes ou l'un de ses effets. ADAM, même en supposant qu'il disposât dès le début de facultés rationnelles tout à fait parfaites, n'aurait pas pu inférer de la fluidité et de la transparence de l'eau qu'elle l'asphyxierait, ni de la lumière et de la chaleur du feu qu'il le consumerait. Un objet ne nous révèle jamais, par les qualités qui apparaissent aux sens, les causes qui l'ont produit et les effets qui en naîtront, et notre raison, sans l'aide de l'expérience, ne peut jamais tirer une inférence sur une existence réelle et une chose de fait.

La proposition "les causes et les effets sont découvertes non par la raison mais par l'expérience" sera facilement admise pour des objets qui, nous nous en souvenons, nous étaient avant totalement inconnus. Nous sommes en effet conscients que nous étions réduits à une totale incapacité de prédire leurs effets. 

Présentez deux morceaux de marbre poli à un homme n'ayant aucune teinture de  philosophie naturelle. Il ne découvrira jamais que ces deux morceaux adhèrent l'un à l'autre de manière telle qu'il faut une grande force pour les séparer en suivant une ligne perpendiculaire alors qu'ils n'offrent qu'une faible résistance à une pression latérale. Des phénomènes tels qu'ils ne possèdent que peu d'analogies avec le cours habituel de la nature ne sont connus, nous l'avouons entièrement, que par l'expérience, et aucun homme n'imagine que l'explosion de la poudre à canon et l'attraction de l'aimant aient jamais pu être découverts par des arguments a priori. De la même manière, quand on suppose qu'un effet dépend d'un mécanisme complexe ou d'une organisation secrète des parties, nous ne faisons aucune difficulté à attribuer toute notre connaissance à l'expérience. Qui soutiendra qu'il peut donner la raison dernière qui explique pourquoi le pain ou le lait convient à l'alimentation de l'homme, non à celle du lion et du tigre?

Mais cette vérité, à première vue, peut sembler ne pas avoir la même évidence pour les événements qui nous sont devenus familiers depuis la naissance, événements qui entretiennent une analogie étroite avec le cours entier de la nature et qui, suppose-t-on, dépendent des qualités sensibles de l'objet, sans dépendre de la structure secrète des parties. Nous avons tendance à penser que nous pourrions découvrir ces effets par la seule opération de notre raison, sans l'expérience. Nous nous figurons que, si nous avions été mis soudainement dans ce monde, nous pourrions d'emblée inférer qu'une boule de billard communique du mouvement à une autre par un choc, et que nous n'aurions pas besoin d'attendre l'événement pour nous prononcer sur lui avec certitude. Tel est l'empire de l'habitude que, là où elle est la plus forte, elle ne dissimule pas seulement notre ignorance naturelle mais aussi se cache elle-même, et semble ne jouer aucun rôle, tout bonnement parce qu'elle est constatée au plus haut degré.

Mais pour nous convaincre que toutes les lois de la nature, et toutes les opérations des corps, sans exception, sont connues uniquement par l'expérience, les réflexions qui suivent peuvent peut-être suffire. Si un objet nous est présenté, et si nous devons nous prononcer sur les effets qui en résultent, sans consulter les observations passées, de quelle manière, je vous prie, l'esprit devra-t-il procéder pour mener à bien cette opération? Il devra inventer ou imaginer un événement qu'il considérera comme l'effet de l'objet, et il est manifeste que cette invention sera entièrement arbitraire. Il est impossible que l'esprit découvre jamais, même par la recherche et l'examen les plus rigoureux, l'effet de la cause supposée; car l'effet est totalement différent de la cause, et il ne peut jamais par conséquent, être découvert en elle. Le mouvement de la seconde boule de billard est totalement différent du mouvement de la première boule, et il n'y a rien dans l'un qui suggère la plus petite explication sur l'autre.

Une pierre ou une pièce de monnaie laissée en l'air sans support tombe immédiatement. Mais à considérer le problème a priori, y a-t-il quelque chose que nous découvrons dans cette situation qui puisse faire naître l'idée d'un mouvement vers le haut plutôt que l'idée d'un mouvement vers le bas, ou l'idée de tout autre mouvement, dans la pierre ou le métal?

Et de même que la première imagination ou invention d'un effet particulier, dans les phénomènes naturels, est arbitraire si nous ne consultons pas l'expérience, de même nous devons considérer comme arbitraire le supposé lien, la supposée connexion qui relie la cause et l'effet et qui rend impossible qu'un autre effet puisse résulter de l'action de cette cause. Quand je vois, par exemple, une boule de billard qui se meut en ligne droite vers une autre boule, même en supposant que le mouvement de la seconde boule me vienne à l'esprit par accident, comme le résultat de leur contact ou impulsion, ne puis-je pas concevoir que cent événements différents pourraient aussi bien suivre de cette cause? Ces deux boules ne peuvent-elles pas demeurer dans un repos absolu? La première boule ne peut-elle pas revenir en ligne droite ou rebondir dans une autre direction, selon un trajet différent? Ces hypothèses sont cohérentes et concevables. Pourquoi alors donner la préférence à l'une, qui n'est pas plus cohérente et concevable que les autres? Tous nos raisonnements a priori ne seront jamais capables de nous indiquer le fondement de cette préférence. 

 En un mot, tout effet est ainsi un événement distinct de sa cause. Il ne peut donc être découvert dans la cause, et il est entièrement arbitraire de l'inventer ou de le concevoir dès l'abord. Et même après que l'effet nous a été suggéré, sa conjonction avec la cause doit apparaître également arbitraire; car il y a toujours de nombreux autres effets qui doivent paraître à la raison tout aussi cohérents et naturels. C'est donc en vain que nous prétendrions déterminer un seul événement, ou inférer une cause ou un effet, sans le secours de l'observation et de l'expérience.

Par suite, nous pouvons découvrir la raison pour laquelle aucun philosophe, du moins raisonnable et modeste, n'a jamais eu la prétention d'assigner la cause dernière d'un phénomène naturel, ou de montrer distinctement l'action de ce pouvoir qui produit un seul effet dans l'univers. On avoue que le but ultime des efforts de la raison humaine est de réduire les principes qui produisent les phénomènes naturels à une plus grande simplicité et de ramener les nombreux effets particuliers à un petit nombre de causes générales au moyen de raisonnements fondés sur l'analogie, l'expérience et l'observation. Mais les causes de ces causes générales, nous tenterions en vain de les découvrir et nous ne serons jamais capables d'une certitude sur ce sujet par une explication déterminée. Ces ressorts et ces principes derniers ne s'ouvriront jamais à la curiosité et à la recherche humaine. L'élasticité, la gravité, la cohésion des parties, la communication du mouvement par les chocs, ce sont les seuls principes et cause ultimes que nous puissions jamais découvrir dans la nature; et nous pouvons nous estimer suffisamment heureux si, par des recherches et des raisonnements rigoureux, nous pouvons remonter des phénomènes particuliers aux principes généraux, ou du moins nous en approcher. 

Dans cette sorte de philosophie qui traite des phénomènes naturels, la plus parfaite philosophie recule seulement un peu plus notre ignorance, pendant que, dans l'espèce qu'on appelle morale ou métaphysique, la plus parfaite sert uniquement à découvrir des portion plus larges de cette ignorance. Ainsi, l'observation de l'aveuglement humain et de la faiblesse de l'homme est le résultat de toute la philosophie, et nous la rencontrons à chaque détour, malgré nos tentatives pour l'éluder ou l'éviter..."

 

 Le philosophe, fort de ce résultat, ayant montré que "l'accoutumance est le grand guide de la vie humaine" - et non le raisonnement -, que c'est bien ce principe qui légitime toute expérience et qui donne la connaissance de "toute chose de fait au-delà de ce qui est immédiatement présent à la mémoire et aux sens", nous permet d' "ajuster les moyens aux fins", nous permet d'agir et de nourrir l'essentiel de notre réflexion, le philosophe donc pourrait aisément s'arrêter ici et se contenter de ce résultat. Mais Hume sait par expérience que le résultat obtenu par sa démonstration ne saurait satisfaire ses concitoyens tant nous sommes attirés par les sciences dites abstraites et tant nous aimons nous divertir dans les plus infimes spéculations. C'est donc, prévient-il, dans les limites de la simple curiosité, qu'il s'interroge, par exemple, sur la croyance et la différence de celle-ci avec la fiction, enfin sur l'imagination ...

 

"Rien n'est plus libre que l'imagination de l'homme; et bien qu'elle ne puisse aller au-delà de cette réserve originelle d'idées fournies par les sens externes et le sens interne, elle a un pouvoir illimité de mêler, de composer, de séparer et de diviser ces idées dans toutes les variétés de la fiction et de la vision. Elle peut feindre une suite d'événements, avec toute l'apparence de la réalité, leur attribuer un temps et un lieu particuliers, les concevoir comme existants, et se les dépeindre avec toutes les circonstances qui appartiennent à un fait historique auquel elle croit avec la plus grande certitude. En quoi consiste donc la différence entre une telle fiction et la croyance? Elle ne se trouve pas simplement dans une idée particulière, qui serait ajoutée à une conception de façon telle qu'elle commanderait notre assentiment, idée qui ferait défaut à toute fiction connue. Car, comme l'esprit a autorité sur toutes ses idées, il pourrait volontairement ajouter cette idée particulière à n'importe quelle fiction et, par conséquent, il pourrait croire tout ce qui lui plaît; contrairement à ce que nous trouvons par expérience quotidienne. Nous pouvons, dans notre représentation, unir la tête d'un homme et le corps d'un cheval, mais il n'est pas en notre pouvoir de croire qu'un tel animal ait jamais existé dans la réalité.

Il s'ensuit donc que la différence entre la fiction et la croyance se trouve dans quelque sentiment, dans quelque sensation qui s'ajoute à la dernière, non à la première, qui ne dépend pas de la volonté, et qui ne peut être commandé à plaisir. Il faut que ce sentiment, comme tous les autres, soit mis en mouvement par la nature, et il faut qu'il naisse de la situation particulière dans laquelle l'esprit est placé en chaque conjoncture particulière. Toutes les fois qu'un objet se présente à la mémoire ou aux sens, il porte immédiatement l'imagination, par la force de l'accoutumance, à concevoir l'objet qui est habituellement en connexion avec lui; et cette représentation s'accompagne d'une sensation, d'un sentiment différent des vagues rêveries de la fantaisie.

En cela consiste toute la nature de la croyance. Car comme il n'y a pas de chose de fait à laquelle nous croyons assez fermement pour ne pas concevoir le contraire, il n'y aurait pas de différence entre la représentation à laquelle nous donnons notre assentiment, et celle qui est rejetée s'il n'y avait pas quelque sentiment qui les distingue l'une de l'autre..."

 

RECHERCHES SUR LES PRINCIPES DE LA MORALE 

(An Inquiry concerning the Principles of Morals, 1751)

Oeuvre de vulgarisation de la seconde et de la troisième partie du fameux Traité de la nature humaine. Hume débute en mettant en évidence le caractère constitutif et spécifique de chaque action que l`on dit vertueuse : c`est d'être utile et agréable aux autres ou à nous-même. Il en conclut que le fondement du bien est l'utile, et, puisqu`il s'agit le plus souvent de l`agrément d'autrui, on peut en conclure que la morale de l`égoïsme est fausse.

Hume s`apparente à l`école de Shaftesbury et de Hutcheson, "Recherches sur l'origine de nos idées de beauté et de vertu" (1725) qui combattait Hobbes et Mandeville, grands négateurs d'une morale fixe et innée. Le bien est l'objet d'un goût plus que de la raison, et l'on se fonde ici, en dernière analyse, sur le sentiment. 

Mais pour autant que la raison entre dans les décisions morales, ce n`est pas elle qui produit le caractère blâmable ou louable de l'action; son rôle est simplement de distinguer le vrai du faux. Ce n`est pas de l`idée universelle de bien et de mal ni de l'examen des faits qu`on pourra jamais déduire une quelconque qualification du "bon" ou du "mauvais". Certes, ils découlent de la réaction du sujet, du sentiment de plaisir ou de douleur qu'une action produit. Mais tout plaisir n`est pas "bon" et toute douleur n`est pas "mauvaise". Nous disons morales des actions qui sont utiles, non à nous, mais à d`autres qui les accomplissent ou en profitent. Comment le plaisir et l'intérêt d`autrui peuvent-ils être agréables au spectateur, cela s`explique par la "sympathie", qui est un fait indéniable. Sans la sympathie, l'être humain resterait enfermé dans son propre intérêt, et il n`y aurait pas de morale. ...