Political Notes - Realities

Last update: 11/11/2016

The Sense of Reality in Politics - "Tout fait connu et établi peut être nié", prendre conscience de cette réalité invite à s'interroger constamment, sur son propre cheminement culturel et social, sur l'offre sociale et politique qui nous est faite, sur la légitimité et les demandes d'acquiescement qui nous sont sans cesse réitérées au cours de notre existence, le risque constant que doit endiguer tout esprit critique n'est pas seulement de se laisser gagner par une image qui flatterait la réalité, mais qui se substituerait totalement à celle-ci.. Mais la "réalité" est-elle pour cela affaire d'opinion? Sommes-nous condamnés un monde irrémédiablement relativiste? But is "reality" a matter of opinion for this reason? Are we doomed to a world that is irremediably relativistic?  - Pero, ¿es la "realidad" una cuestión de opinión por esta razón? ¿Estamos condenados a un mundo irremediablemente relativista? 

"Le pouvoir, par sa nature même, ne peut jamais produire un substitut pour la stabilité assurée de la réalité factuelle, qui, parce qu'elle est passée, a grandi jusqu'à une dimension hors de notre portée. Les faits s'affirment eux-mêmes par leur obstination, et leur fragilité est étrangement combinée avec une grande résistance à la torsion – cette même irréversibilité qui est le cachet de toute action humaine. Dans leur opiniâtreté, les faits sont supérieurs au pouvoir ; ils sont moins passagers que les formations du pouvoir, qui adviennent quand des hommes s'assemblent pour un but, mais disparaissent dès que le but est atteint ou manqué. Ce caractère transitoire fait du pouvoir un instrument hautement incertain pour mener à bien une permanence d'aucune sorte, et, par conséquent, non seulement la vérité et les faits ne sont pas en sécurité entre ses mains, mais aussi bien la non-vérité et les non-faits.." (Hannah Arendt, Between Past and Future, 1961)

 

Notre monde est un océan d'événements, devenus faits historiques pour certains, et par le biais desquels s'impose pour chacun d'entre nous une "vérité" de l'existence, de notre existence, de nos existences partagées. Or cette vérité peut faire l'objet de déformations, pour réécrire l'histoire, justifier une action, accélérer ou optimiser une intervention, repositionner un pouvoir ou une légitimité, semer le trouble et accroître les déséquilibres ou renoncements. Hannah Arendt (Between Past and Future, 1961, "Truth and Politics") montre que non seulement la manipulation des faits et de l'opinion est constitutive de tous les systèmes totalitaires, mais que cette tentation de manipulation gagne toutes les démocraties libérales. Il ne s'agit plus "simplement" de travestir ou de dissimuler les secrets ou les interventions d'un pouvoir, économique, social ou politique, mais de s'attaquer potentiellement à toutes les "vérités" historiques pour les réduire à un  statut d' "opinion". La justification des crimes commis par le régime nazi ou les interventions armées à l'encontre de tel ou tel pays sont des exemples emblématiques de cette tentation constante. Vérité et mythe ont depuis longtemps coexisté : Ernest Renan, dès les années 1880, soulignait à quel point toute identité nationale dépend d'une mémoire sélective et déformée des évènements du passé; un Hans-Georg Gadamer montre l'importance, dans les années 1960 de la création collective de la vérité. Avec un certain cynisme, on a toujours souligné combien les mythes constituaient des éléments sociaux d'intégration malgré leur manque de véracité. Cette tendance à vouloir construire, pour servir de multiples intérêts, une réalité sociale et historique "alternative" remonte donc à la nuit des temps, mais aujourd'hui cette tendance semble désormais en passe d'être non seulement généralisée mais acceptée : et enrichir la panoplie des outils politiques à disposition de toutes les ambitions..

Il n'y a pas de politique ni même de société possibles sans cette "pragmatique du langage" que décrit Jürgen Habermas ("Wahrheit und Rechtfertigung. Philosophische Aufsätze", 1999) et qui porte les principes, les valeurs, les rôles, les catégories mentales et conceptuelles qui rendent possible l'entente rationnelle avec autrui à propos de la vérité des faits, de la justesse des actes et des normes. Nous sentons bien pourtant qu'il n'y a pas une parfaite adéquation entre  la contingence du développement historique et naturel de nos possibilités d'existence et cette normativité qui nous fait sujet parlant et agissant dans un monde déjà constitué et orienté par un vivre ensemble qui semble implicite. Nous semblons en effet partager une même vision fondamentale de la réalité sociale que nous partageons et pourtant nous n'accédons pas à cette "réalité nue" qui se dévoile parfois lorsqu'apparaissent des dysfonctionnements, des incohérences, des incompréhensions, des tensions, des innovations, qui viennent affecter l'entente rationnelle dans laquelle nous sommes ce que nous sommes. Des distorsions de sens apparaissent ainsi et fragilisent tant nos existences que notre compréhension du monde. La pensée politique est bien le théâtre par excellence de tous ses risques de distorsions de sens susceptibles de remettre en cause tant l'entente rationnelle et que notre propre effort de rationalité. 

Dans l'histoire comme dans la philosophie de l'histoire, l'interprétation est inévitable, en premier lieu via le choix des faits qui sont soumis à interprétation (on connaît la remarque de Bergson qui écrivait que les historiens ne sélectionnent dans les faits que ceux qui lui permettront d'expliquer son propre présent); puis via le récit et la perspective que l'on entend donner à cette interprétation (donner un sens à des événements qui n'en ont peut être pas crée d'autres faits qui peuvent se subsituer aux faits primitifs, bruts). Toute histoire n'est pas pour autant impossible, au fond toute science humaine porte en elle les mêmes hésitations quant à l'objectivité qui peut en être inférée. Si chaque génération est amenée à recomposer son histoire, mais aussi sa représentation du monde, de la société et de soi, il y a quand même un fond de réalité et une matière historique que ne peuvent être remodelée à souhait ou simplement effacée de nos mémoires. 

"Est-ce qu'il existe aucun fait qui soit indépendant de l'opinion et de l'interprétation ? Des générations d'historiens et de philosophes de l'histoire n'ont-elles pas démontré l'impossibilité de constater des faits sans les interpréter, puisque ceux-ci doivent d'abord être extraits d'un chaos de purs événements (et les principes du choix ne sont assurément pas des données de fait), puis être arrangés en une histoire qui ne peut être racontée que dans une certaine perspective, qui n'a rien à voir avec ce qui a eu lieu à l'origine ? Il ne fait pas de doute que ces difficultés, et bien d'autres encore, inhérentes aux sciences historiques, soient réelles, mais elles ne constituent pas une preuve contre l'existence de la matière factuelle, pas plus qu'elles ne peuvent servir de justification à l'effacement des lignes de démarcation entre le fait, l'opinion et l'interprétation, ni d'excuse à l'historien pour manipuler les faits comme il lui plaît. Même si nous admettons que chaque génération ait le droit d'écrire sa propre histoire, nous refusons d'admettre qu'elle ait le droit de remanier les faits en harmonie avec sa perspective propre ; nous n'admettons pas le droit de porter atteinte à la matière factuelle elle-même. Pour illustrer ce point, et nous excuser de ne pas pousser la question plus loin : durant les années vingt, peu avant sa mort, se trouvait engagé dans une conversation amicale avec un représentant de la République de Weimar au sujet des responsabilités quant au déclenchement de la Première Guerre mondiale. On demanda à  : « À votre avis, qu’est-ce que les historiens futurs penseront de ce problème embarrassant et controversé ? » Il répondit : « Ça, je n’en sais rien, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’ils ne diront pas que la Belgique a envahi l’Allemagne..." (Hannah Arendt ).