Eugène Ionesco (1912-1994), "La Cantatrice chauve" (1950) - Samuel Beckett (1906-1989), "En attendant Godot" (1953), "Fin de partie" (1957) - ... 

Last update : 11/11/2016


A partir de 1950, un théâtre nouveau apparaît, au même moment que le "nouveau roman" : "la cantatrice chauve", d'Eugène Ionesco, "la grande et la petite manoeuvre" d'Arthur Adamov, puis en 1953, "en attendant Godot" de Samuel Beckett. Les controverses sont alors passionnées mais les enthousiasmes réels. Les grands maîtres cités en référence sont Antonin Artaud - qui, dans "le théâtre et son double" (1938), avait proclamé la nécessité d'un retour à la scène comme lieu physique, et Pirandello, le créateur du "théâtre dans le théâtre" (Six personnages en quête d'auteur). 

Dans un article de 1958 (Nouvelle Revue de France), Ionesco révèle sa conception et sa technique théâtrales, dresse un bilan, semblant ainsi libérer le théâtre de toute littérature : 

REVENIR A L'INSOUTENABLE DE L'EXISTENCE AUQUEL CHACUN ACCEPTE DE CONTRIBUER, CONSCIEMMENT OU NON ... - Des pièces, d'un esprit nouveau, ont conquis en quelques années un public étendu, non seulement en France, mais dans le monde entier. Art nouveau par ses situations cocasses ou absurdement tragiques, ses personnages étranges et misérables, son style souvent insolite, ce théâtre rejoint en fait la tradition universelle d'un comique fondé sur la sottise et la folie des hommes, qui n'est peut-être qu'un aspect de l'absurdité de la vie; tandis que sa veine tragique naît de l'horreur lucide de l'homme devant sa déchéance progressive et le caractère inexorable de son destin. Trois écrivains" étrangers" installés en France - et sans immigration que serions-nous? - ont tenu une place essentielle dans ce mouvement, Samuel Beckett, Eugène Ionesco, Arthur Adamov. Dans un article paru au rnois de février 1958, dans la Nouvelle Revue Française, Eugène Ionesco, en nous révélant sa conception et sa technique théâtrales, semble dresser le bilan de toutes les expériences tentées récemment pour recréer un art proprement "dramatique", autonome, libéré de toute littérature...

"Pousser le théâtre au-delà de cette zone intermédiaire qui n'est ni théâtre, ni littérature, c'est le restituer à son cadre propre, à ses limites naturelles. Il fallait non pas cacher les ficelles, mais les rendre plus visibles encore, délibérément évidentes, aller à fond dans le grotesque, la caricature, au-delà de la pâle ironie des spirituelles comédies de salon. Pas de comédies de salon, mais la farce, la charge parodique extrême. Humour, oui, mais avec les moyens du burlesque. Un comique dur, sans finesse, excessif. Pas de comédies dramatiques, non plus. Mais revenir à l'insoutenable. Pousser tout au paroxysme, là où sont les sources du tragique. Faire un théâtre de violence : violemment comique, violemment dramatique.

Éviter la psychologie ou plutôt lui donner une dimension métaphysique. Le théâtre est dans l'exagération extrême des sentiments, exagération qui disloque le réel. Dislocation aussi, désarticulation du langage.

Si d'autre part, les comédiens me gênaient parce qu'ils me paraissaient trop peu naturels, c'est peut-être parce qu'eux aussi étaient ou voulaient être trop naturels : en renonçant à l'être, ils le redeviendront peut-être d 'une autre manière. Il faut qu'ils n 'aient pas peur de ne pas être naturels.

Pour s'arracher au quotidien, à l'habitude, à la paresse mentale qui nous cache l'étrangeté du réel, il faut recevoir comme un véritable coup de matraque. Sans une virginité nouvelle de l'esprit, sans une nouvelle prise de conscience, purifée, de la réalité existentielle, il n'y a pas de théâtre, il n'y a pas d'art non plus; il faut réaliser une sorte de dislocation du réel, qui doit précéder sa réintégration.

A cet effet, on peut employer parfois un procédé : jouer contre le texte. Sur un texte insensé, absurde, comique, on peut greffer une mise en scène, une interprétation grave, solennelle, cérémonieuse. Par contre, pour éviter le ridicule des larmes faciles, de la sensiblerie, on peut, sur un texte dramatique, greffer une interprétation clownesque, souligner, par la farce, le sens tragique d'une pièce. La lumière rend l'ombre plus obscure, l'ombre accentue la lumière. Je n'ai jamais compris, pour ma part, la différence que l'on fait entre comique et tragique. Le comique étant intuition de l'absurde, il me semble plus désespérant que le tragique. Le comique n'offre pas d'issue. Je dis : "désespérant", mais, en réalité, il est au-delà ou en deçà du désespoir ou de l'espoir.

Pour certains, le tragique peut paraître, en un sens, réconfortant car, s 'il veut exprimer l'impuissance de l'homme vaincu, brisé par la fatalité; par exemple, le tragique reconnaît par là même, la réalité d 'une fatalité, d 'un destin, de lois régissant l'Univers, incompréhensibles parfois, mais objectives. Et cette impuissance humaine, cette inutilité de nos efforts peut aussi, en un sens, paraître comique.

J'ai intitulé mes comédies "anti-pièces", "drames comiques", et mes drames : "pseudo drames", ou "farces tragiques", car, me semble-t-il, le comique est tragique, et la tragédie de l'homme, dérisoire. Pour l'esprit critique moderne, rien ne peut être pris tout à fait au sérieux, rien tout à fait à la légère."


Eugène Ionesco (1912-1994)

L'écrivain et dramaturge Eugène Ionesco est né en Roumanie d'un père roumain et d'une mère française. Il vit en France de 1913 à 1925 puis en Roumanie jusqu'en 1938. Ses études de littérature française à l'université de Bucarest terminées, il devient professeur de français. Puis critique littéraire. Il revient en France pour faire une thèse, qu'il ne finira jamais. C’est en prenant conscience du caractère automatique des expressions utilisées dans les méthodes d’apprentissage de langue que Ionesco écrit sa première pièce.

 

La" Cantatrice chauve" est ainsi traversée de phrases courtes, décousues, de clichés, le tout donnant un dialogue totalement loufoque. Le point de départ de la pièce est «un couple qui n'a plus rien à se dire après vingt années de mariage, un autre qui ne se reconnaît plus.» Propos futiles, saugrenus, incohérents sont échangés. Elle est présentée pour la première fois dans une petite salle du quartier latin, au Théâtre des Noctambules, le 11 mai 1950 à 18h. Très mal accueillie par le public et la critique, la pièce est arrêtée après vingt-cinq représentations. Elle connaîtra dix ans plus tard un succès sans précédent.

 

Ionesco refuse de distinguer comique et tragique, et entend rendre visible l'absurde. Dès lors, les êtres et les objets nous agressent, nous envahissent, acquièrent démesure et inepties, mais cet apparent trop-plein de l'espace ne laisse en fait que vide et mort. Quant aux personnages, ils sont totalement déshumanisés, ne s'expriment qu'avec des formules toutes faites, ivres de banalités et de querelles insignifiantes. La scène est le champ clos de querelles qui, en fait, ne portent sur rien, car rien d'essentiel n'est en fait en jeu...

La Cantatrice chauve, Scène IV

Mme et M. Martin s'assoient l'un en face de l'autre, sans se parler. Ils se sourient, avec timidité.

M. Martin, d'une voix traînante, monotone, un peu chantante, nullement nuancée. - Mes excuses, Madame, mais il me semble, si je ne me trompe, que je vous ai déjà rencontrée quelque part.

Mme Martin - A moi aussi, Monsieur, il me semble que je vous ai déjà rencontré quelque part.

M. Martin - Ne vous aurais-je pas déjà aperçue, Madame, à Manchester, par hasard ?

Mme Martin - C'est très possible ! Moi, je suis originaire de la ville de Manchester ! Mais je ne me souviens pas très bien, Monsieur, je ne pourrais pas dire si je vous y ai aperçu ou non !

M. Martin - Mon Dieu, comme c'est curieux ! Moi aussi je suis originaire de la ville de Manchester, Madame !

Mme Martin - Comme c'est curieux !

M. Martin - Comme c'est curieux !... Seulement moi, Madame, j'ai quitté la ville de Manchester il y a cinq semaines environ.

Mme Martin - Comme c'est curieux ! Quelle bizarre coïncidence ! Moi aussi, Monsieur, j'ai quitté la ville de Manchester il y a cinq semaines environ.

M. Martin - J'ai pris le train d'une demie après huit le matin, qui arrive à Londres un quart avant cinq, Madame.

Mme Martin - Comme c'est curieux ! Comme c'est bizarre! et quelle coïncidence ! J'ai pris le même train, Monsieur, moi aussi !

M. Martin - Mon Dieu, comme c'est curieux! Peut-être bien alors, Madame, que je vous ai vue dans le train?

Mme Martin - C'est bien possible, ce n'est pas exclu, c'est plausible et, après tout, pourquoi pas ! Mais je n'en ai aucun souvenir, Monsieur.

M. Martin - Je voyageais en deuxième classe, Madame. Il n'y a pas de deuxième classe en Angleterre, mais je voyage quand même en deuxième classe.

Mme Martin - Comme c'est bizarre! Que c'est curieux! et quelle coïncidence! Moi aussi, Monsieur, je voyageais en deuxième classe.

M. Martin - Comme c'est curieux! Nous nous sommes peut-être bien rencontrés en deuxième classe, chère Madame.

Mme Martin - La chose est bien possible et ce n'est pas du tout exclu. Mais je ne m'en souviens pas très bien, cher Monsieur !

M. Martin - Ma place était dans le wagon numéro huit, sixième compartiment, Madame !

Mme Martin - Comme c'est curieux! ma place aussi était dans le wagon numéro huit, sixième compartiment, cher Monsieur !

M. Martin - Comme c'est curieux et quelle coïncidence bizarre ! Peut-être nous sommes-nous rencontrés dans le sixième compartiment, chère Madame ?

Mme Martin - C'est bien possible, mais je ne m'en souviens pas, cher Monsieur !

M. Martin - A vrai dire, chère Madame, moi non plus je ne m'en souviens pas, mais il est possible que nous nous soyons aperçus là, et si j'y pense bien, la chose me semble même très possible.

Mme Martin - Oh ! Vraiment, bien sûr, vraiment, Monsieur !

M. Martin - Comme c'est curieux !... J'avais la place numéro trois, près de la fenêtre, chère Madame.

Mme Martin - Oh, mon Dieu, comme c'est curieux et comme c'est bizarre, j'avais la place numéro six, près de la fenêtre en face de vous, cher Monsieur.

M. Martin - Oh, mon Dieu, comme c'est curieux et quelle coïncidence !... Nous étions donc vis-à-vis, chère Madame ! C'est là que nous avons dû nous voir !

Mme Martin - Comme c'est curieux ! C'est possible mais je ne m'en souviens pas, Monsieur !

M. Martin - A vrai dire, chère Madame, moi non plus je ne m'en souviens pas. Cependant, il est très possible que nous nous soyons vus à cette occasion.

Mme Martin - C'est vrai, mais je n'en suis pas sûre du tout, Monsieur.

M. Martin - Ce n'était pas vous, chère Madame, la dame qui m'avait prié de mettre sa valise dans le filet et qui ensuite m'a remercié et m'a permis de fumer ?

Mme Martin - Mais si, ça devait être moi, Monsieur! Comme c'est curieux, comme c'est curieux, et quelle coïncidence !

M. Martin - Comme c'est curieux, comme c'est bizarre, quelle coïncidence ! Eh bien alors, alors, nous nous sommes peut-être connus à ce moment-là, Madame ?

Mme Martin - Comme c'est curieux et quelle coïncidence ! C'est bien possible, cher Monsieur! Cependant, je ne crois pas m'en souvenir.

M. Martin - Moi non plus, Madame.

Un moment de silence. La pendule sonne 2-1.

M. Martin - Depuis que je suis arrivé à Londres, j'habite rue Bromfield, chère Madame.

Mme Martin - Comme c'est curieux, comme c'est bizarre ! moi aussi, depuis mon arrivée à Londres j'habite rue Bromfield, cher Monsieur.

M. Martin - Comme c'est curieux, mais alors, mais alors, nous nous sommes peut-être rencontrés rue Bromfield, chère Madame.

Mme Martin - Comme c'est curieux, comme c'est bizarre ! C'est bien possible après tout ! Mais je ne m'en souviens pas, cher Monsieur.

M. Martin - Je demeure au numéro dix-neuf, chère Madame.

Mme Martin - Comme c'est curieux, moi aussi j'habite au numéro dix-neuf, cher Monsieur.

M. Martin - Mais alors, mais alors, mais alors, mais alors, mais alors, nous nous sommes peut-être vus dans cette maison, chère Madame ?

Mme Martin - C'est bien possible, mais je ne m'en souviens pas, cher Monsieur.

M. Martin - Mon appartement est au cinquième étage, c'est le numéro huit, chère Madame.

Mme Martin - Comme c'est curieux, mon Dieu, comme c'est bizarre ! et quelle coïncidence! moi aussi j'habite au cinquième étage, dans l'appartement numéro huit, cher Monsieur.

M. Martin - Comme c'est curieux, comme c'est curieux, comme c'est curieux et quelle coïncidence ! Vous savez, dans ma chambre à coucher j'ai un lit. Mon lit est couvert d'un édredon vert. Cette chambre, avec ce lit et son édredon vert, se trouve au fond du corridor, entre les water et la bibliothèque, chère Madame !

Mme Martin - Quelle coïncidence, ah mon Dieu, quelle coïncidence ! Ma chambre à coucher a elle aussi un lit avec un édredon vert et se trouve au fond du corridor, entre les water, cher Monsieur, et la bibliothèque !

M. Martin - Comme c'est bizarre, curieux, étrange! alors, Madame, nous habitons dans la même chambre et nous dormons dans le même lit, chère Madame. C'est peut-être là que nous nous sommes rencontrés !

Mme Martin - Comme c'est curieux et quelle coïncidence! C'est bien possible que nous nous y soyons rencontrés, et peut-être même la nuit dernière. Mais je ne m'en souviens pas, cher Monsieur.

M. Martin - J'ai une petite fille, ma petite fille, elle habite avec moi, chère Madame. Elle a deux ans, elle est blonde, elle a un oeil blanc et un oeil rouge, elle est très jolie, elle s'appelle Alice, chère Madame.

Mme Martin - Quelle bizarre coïncidence! Moi aussi j'ai une petite fille, elle a deux ans, un oeil blanc et un oeil rouge, elle est très jolie et s'appelle aussi Alice, cher Monsieur!

M. Martin, même voix traînante, monotone. - Comme c'est curieux et quelle coïncidence! et bizarre! C'est peut-être la même, chère Madame!

Mme Martin - Comme c'est curieux! C'est bien possible, cher Monsieur.

Un assez long moment de silence... La pendule sonne vingt-neuf fois.

M. Martin, après avoir longuement réfléchi, se lève lentement et, sans se presser, se dirige vers Mme Martin qui, surprise par l’air solennel de M. Martin, s'est levée, elle aussi, tout doucement; M. Martin a la même voix rare, monotone, vaguement chantante. - Alors, chère Madame, je crois qu'il n'y a pas de doute, nous nous sommes déjà vus et vous êtes ma propre épouse... Élisabeth, je t'ai retrouvée !

Mme Martin s'approche de M. Martin sans se presser. Ils s'embrassent sans expression. La pendule sonne une fois, très fort. Le coup de pendule doit être si fort qu'il doit faire sursauter les spectateurs. Les époux Martin ne l'entendent pas.

Mme Martin - Donald, c'est toi, darling !

Ils s'assoient dans le même fauteuil, se tiennent embrassés et s'endorment. La pendule sonne encore plusieurs fois. » 


La Cantatrice chauve, Scène VII et VIII

On entend sonner à la porte d'entrée.

M. Smith - Tiens, on sonne.

Mme Smith - Il doit y avoir quelqu'un. Je vais voir. (Elle va voir. Elle ouvre et revient.) Personne.

Elle se rassoit.

M. Martin - Je vais vous donner un autre exemple…

Sonnette.

M. Smith - Tiens, on sonne.

Mme Smith - Ça doit être quelqu'un. Je vais voir. (Elle va voir. Elle ouvre et revient.) Personne.

M. Martin, qui a oublié où il en est - Euh!…

Mme Martin - Tu disais que tu allais donner un autre exemple.

M. Martin - Ah oui…

Sonnette.

M. Smith - Tiens, on sonne.

Mme Smith - Je ne vais plus ouvrir.

M. Smith - Oui, mais il doit y avoir quelqu'un!

Mme Smith - La première fois, il n'y avait personne. La deuxième fois, non plus. Pourquoi crois-tu qu'il y aura quelqu'un maintenant?

M. Smith - Parce qu'on a sonné!

Mme Martin - Ce n'est pas une raison.

M. Martin - Comment? Quand on entend quelqu'un sonner à la porte, c'est qu'il y a quelqu'un à la porte, qui sonne pour qu'on lui ouvre la porte.

Mme Martin - Pas toujours. Vous avez vu tout à l'heure!

M. Martin - La plupart du temps, si. 

M. Smith - Moi, quand je vais chez quelqu'un, je sonne pour entrer. Je pense que tout le monde fait pareil et que chaque fois qu'on sonne c'est qu'il y a quelqu'un.

Mme Smith - Cela est vrai en théorie. Mais dans la réalité les choses se passent autrement. Tu as bien vu tout à l'heure.

Mme Martin - Votre femme a raison.

M. Martin - Oh! Vous les femmes, vous vous défendez toujours l'une l'autre.

Mme Smith - Eh bien, je vais aller voir. Tu ne diras pas que je suis entêtée, mais tu verras qu'il n'y a personne! (Elle va voir. Elle ouvre la porte et la referme.) Tu vois, il n'y a personne.

Elle revient à sa place.

Mme Smith - Ah! Ces hommes qui veulent toujours avoir raison et qui ont toujours tort!

On entend de nouveau sonner.

M. Smith - Tiens, on sonne, il doit y avoir quelqu'un.

Mme Smith, qui fait une crise de colère. - Ne m'envoie plus ouvrir la porte. Tu as vu que c'était inutile. L'expérience nous apprend que lorsqu'on entend sonner à la porte, c'est qu'il n'y a jamais personne.

Mme Martin - Jamais.

M. Martin - Ce n'est pas sûr.

M. Smith - C'est même faux. La plupart du temps, quand on entend sonner à la porte, c'est qu'il y a quelqu'un.

Mme Smith - Il ne veut pas en démordre.

Mme Martin - Mon mari aussi est très têtu.

M. Martin - Ce n'est pas impossible.

M. Smith - Il y a quelqu'un.

Mme Smith, à son mari. - Non.

M. Smith - Si.

Mme Smith - Je te dis que non. En tout cas, tu ne me dérangeras plus pour rien. Si tu veux aller voir, vas-y toi-même!

M. Smith - J'y vais.

Mme Smith hausse les épaules. Mme Martin hoche la tête.

M. Smith va ouvrir - Ah! How do you do! (il jette un regard à Mme Smith et aux époux Martin qui sont tous surpris.) C'est le Capitaine des Pompiers!

[…]

M. Smith - Monsieur le Capitaine, laissez-moi vous poser, à mon tour, quelques questions.

Le Pompier - Allez-y.

M. Smith - Quand j'ai ouvert et que je vous ai vu, c'était bien vous qui aviez sonné?

Le Pompier - Oui, c'était moi.

M. Martin - Vous étiez à la porte, vous sonniez pour entrer?

Le Pompier - Je ne le nie pas.

M. Smith, à sa femme, victorieusement. - Tu vois? J'avais raison. Quand on entend sonner, c'est que quelqu'un sonne. Tu ne peux pas dire que le Capitaine n'est pas quelqu'un.

Mme Smith - Certainement pas. Je te répète que je te parle seulement des trois premières fois puisque la quatrième ne compte pas.

Mme Martin - Et quand on a sonné la première fois, c'était vous?

Le Pompier - Non, ce n'était pas moi.

Mme Martin - Vous voyez? On sonnait et il n'y avait personne.

M. Martin - C'était peut-être quelqu'un d'autre?

M. Smith - Il y avait longtemps que vous étiez à la porte?

Le Pompier - Trois quarts d'heure.

M. Smith - Et vous n'avez vu personne?

Le Pompier - Personne, j'en suis sûr.

Mme Martin - Est-ce que vous avez entendu sonner la deuxième fois?

Le Pompier - Oui, ce n'était pas moi non plus. Et il n'y avait toujours personne.

Mme Smith - Victoire! J'ai eu raison.

M. Smith, à sa femme. - Pas si vite. (Au pompier.) Et qu'est-ce que vous faisiez à la porte?

Le Pompier - Rien, je restais là. Je pensais à des tas de choses.

M. Martin, au pompier. - Mais la troisième fois, ce n'est pas vous qui aviez sonné?

Le Pompier - Si, c'était moi.

M. Smith - Mais quand on a ouvert, on ne vous a pas vu.

Le Pompier - C'est parce que je me suis caché… pour rire.

Mme Smith - Ne riez pas, Monsieur le Capitaine, l'affaire est trop triste.

M. Martin - En somme, nous ne savons toujours pas si, lorsqu'on sonne à la porte, il y a quelqu'un ou non!

Mme Smith - Jamais personne.

M. Smith - Toujours quelqu'un.

Le Pompier - Je vais vous mettre d'accord. Vous avez un peu raison tous les deux. Lorsqu'on sonne à la porte, des fois il y a quelqu'un, d'autres fois il n'y a personne.

M. Martin - Ça me paraît logique.

Mme Martin - Je le crois aussi.

Le Pompier - Les choses sont simples, en réalité. (Aux époux Smith.) Embrassez-vous.

Mme Smith - On s'est déjà embrassé tout à l'heure.

M. Martin - Ils s'embrasseront demain. Ils ont tout le temps.

Mme Smith - Monsieur le Capitaine, puisque vous nous avez aidés à mettre tout cela au clair, mettez-vous à l'aise, enlevez votre casque et asseyez-vous un instant.

Le Pompier - Excusez-moi, mais je ne peux pas rester longtemps. Je veux bien enlever mon casque, mais je n'ai pas le temps de m'asseoir. (Il s'assoit, sans enlever son casque.) Je vous avoue que je suis venu chez vous pour tout à fait autre chose. Je suis en mission de service.

Mme Smith - Et qu'est-ce qu'il y a pour votre service, Monsieur le Capitaine?

Le Pompier - Je vais vous prier de bien vouloir excuser mon indiscrétion (très embarrassé); euh (Il montre du doigt les époux Martin)… puis-je… devant eux…

Mme Martin - Ne vous gênez pas.

M. Martin - Nous sommes de vieux amis. Ils nous racontent tout.

M. Smith - Dites.

Le Pompier - Eh bien, voilà. Est-ce qu'il y a le feu chez vous?

Mme Smith - Pourquoi nous demandez-vous ça?

Le Pompier - C'est parce que… excusez-moi, j'ai l'ordre d'éteindre tous les incendies dans la ville.

Mme Martin - Tous?

Le Pompier - Oui, tous.

Mme Smith, confuse. - Je ne sais pas… je ne crois pas. Voulez-vous que j'aille voir?

M. Smith, reniflant. - Il ne doit rien y avoir. Ça ne sent pas le roussi.

Le Pompier, désolé. - Rien du tout? Vous n'auriez pas un petit feu de cheminée, quelque chose qui brûle dans le grenier ou dans la cave? Un petit début d'incendie, au moins?

Mme Smith - Ecoutez, je ne veux pas vous faire de la peine mais je pense qu'il n'y a rien chez nous pour le moment. Je vous promets de vous avertir dès qu'il y aura quelque chose.

Le Pompier - N'y manquez pas, vous me rendriez service.

Mme Smith - C'est promis.

Le Pompier, aux époux Martin. - Et chez vous, ça ne brûle pas non plus?

Mme Martin - Non, malheureusement.

M. Martin, au pompier. - Les affaires vont plutôt mal en ce moment!

 

Dans la "Leçon" (1951), les deux personnages face à face – un professeur et son élève – semblent appartenir à deux mondes différents : l’un, dominateur, violent, s’obstine à enseigner une matière incompréhensible à l’autre, dominée, qui ne désire pas écouter, totalement centrée sur sa propre personne. Cette tentative de "possession" de l’autre par l’autorité du langage et du savoir aboutit à une fin aussi tragique qu’absurde: le maître tue son étudiante .

 

 

Dans "Les chaises" (1952), un groupe de chaises occupe le centre de la scène: censées accueillir un public venu écouter le discours de deux "vieux" désirant délivrer un message avant leur mort, les chaises restent vides, et les orateurs demeurent incapables de formuler leur discours. C'est le raz-de-marée des illusions mortes et des rêves avortés, et notre vie quotidienne  n'est plus guère qu'un peuplement d'accessoires sans usage..

 

 

"Rhinocéros" (1959) met en scène une étrange épidémie, la "rhinocérite", par laquelle des villageois, coupables d’égoïsme, de violence, de vanité, d’hypocrisie, d’ambition, de discours vides etc., se métamorphosent en rhinocéros. Cette métamorphose, qui rappelle un peu l’univers de Kafka, n’est en fait rien d’autre que la figure métaphorique de la fièvre fasciste qui a parcouru l’Europe des années trente.


Samuel Beckett (1906-1989)

D’origine irlandaise, mais ayant écrit une grande partie de son oeuvre en français, Beckett tient sa gloire mondiale de sa pièce principale, "En attendant Godot" (1953), dans laquelle, par le biais d'une prose émaillée de bouffonneries, il a su exprimer l'absurdité de l'activité humaine. Le temps qui passe réduit les personnages à l'immobilité ; on ne peut que meubler le temps de paroles dont l'écho ne sert à rien. Samuel Beckett fréquenta une école protestante du nord de l'Irlande avant d'entrer à Trinity College (Dublin), où il obtint sa licence de langues romanes en 1927, puis sa maîtrise en 1931. Entre les deux diplômes, il enseigna à Paris, tout en poursuivant ses études sur l'œuvre et la vie du philosophe français René Descartes. C'est également à cette époque qu'il écrivit un essai critique intitulé Proust (1931) et qu'il se lia d'amitié avec un compatriote, le poète et romancier James Joyce. De 1932 à 1937, Beckett écrivit, voyagea sans répit et occupa divers emplois, avant de s'installer définitivement à Paris. En 1942, il entra dans la Résistance et dut s'enfuir pour échapper à la Gestapo. Réfugié en zone libre, il rédigea un roman, Watt, qui ne fut publié qu'en 1953.

Après la guerre, de retour à Paris, Beckett publia trois romans, "Molloy" (1951), "Malone meurt" (1951) et "l'Innommable" (1953). Beckett retrouve au théâtre les composantes de son propre univers : l'homme est forcé d'être là, d'attendre, de parler. La représentation théâtrale, en temps réel, fait prendre conscience au spectateur qu'il s'agit, au fond, de « faire passer le temps » qui d'ailleurs serait « passé sans ça ». Le temps et la parole, voilà toute la condition humaine : et le rire permet de faire passer l'angoisse. La folie devient une norme : « Nous naissons tous fous, quelques-uns le demeurent », pour citer Godot. 

 

Les personnages principaux de "En attendant Godot" sont deux clochards, Vladimir et Estragon. Sous un arbre qui constitue le seul élément du décor, ils attendent la venue improbable de Godot (God?), qui doit apporter une réponse à tous leurs espoirs. Celui-ci n’arrivant pas, ils se mettent à parler, comme pour occuper le temps, pour combler le vide et le silence qui surviendraient si la parole n’était pas présente. Au lieu de Godot, qui envoie chaque soir un messager pour annoncer qu’il viendra le lendemain, deux nouveaux personnages apparaissent, Pozzo et Lucky, le second étant, comme un chien, tenu en laisse par le premier. Pozzo représente le pouvoir, l’autorité, le despotisme, alors que Lucky incarne la soumission de l’esclave. Ces deux personnages semblent résumer la situation cruelle et tragique du monde, tandis que les deux clochards symbolisent l’espoir – jamais satisfait – de s’en sortir. Dans ces conditions d’extrême pessimisme et d’absolue absurdité, il n’existe qu’un remède, la mort, ce que Vladimir et Estragon vont tenter, par le suicide. Mais même la corde avec laquelle ils voulaient se pendre se casse. 

 

Avec "Fin de partie" (1957), Beckett explore les limites de la dégénérescence des hommes et de leur situation. Dans un décor nu et gris, d’une claustration étouffante, quatre personnages sont confrontés : Hamm, un aveugle paralysé dans son fauteuil, Clov, son fils adoptif et serviteur, puis Nagg et Nell, les parents de Hamm, placés dans des poubelles. Leurs gestes et paroles sont dérisoires (Clov: "Si je ne tue pas ce rat, il va mourir"), et n’expriment finalement rien d’autre qu’un rythme vocal qui empêche le silence, repousse la fin. La pièce s’ouvre avec ces mots de Clov: "Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir."

 

Hamm, avec élan. - Allons-nous-en tous les deux, vers le Sud! Sur la mer! Tu nous feras un radeau. Les courants nous emporteront, loin, vers d 'autres... mammifères!

Clov. - Parle pas de malheur.

Hamm. - Seul, je m'embarquerai seul! Prépare-moi ce radeau immédiatement. Demain, je serai loin.

Clov, se précipitant vers la porte. - Je m'y mets tout de suite.

Hamm. - Attends. (Clov s'arrête.) Tu crois qu'il y aura des squales?

Clov. - Des squales? Je ne sais pas. S'il y en a, il y en aura. (Il va vers la porte.)

Hamm. - Attends! (Clov s'arrête.) Comment vont tes yeux?

Clov. - Mal.

Hamm. - Mais tu vois.

Clov. - Suffisarnment.

Hamm. - Comment vont tes jambes?

Clov. - Mal.

Hamm. -- Mais tu marches.

Clov. - je vais, je viens.

Hamm. -  Dans ma maison. (Un temps. Prophétique et avec volupté.) Un jour, tu seras aveugle. Comme moi. Tu seras assis quelque

part, petit plein perdu dans le vide, pour toujours, dans le noir. Comme moi. (Un temps.) Un jour, tu te diras: Je suis fatigué, je vais m'asseoir, et tu iras t'asseoir. Puis tu diras: J 'ai faim, je vais me lever et me faire à manger mais tu ne te lèveras pas. Tu te diras : j'ai eu tort de m'asseoir, mais puisque je me suis assis, je vais rester assis encore un peu, puis je me lèverai et je me ferai à manger. Mais tu ne te lèveras pas et tu ne te feras pas à manger. (Un temps). Tu regarderas le mur un peu, puis tu te diras: Je vais fermer les yeux, peut-être dormir un peu, après ça. ira mieux, et tu les fermeras. Et quand tu les rouvriras, il n 'y aura plus de mur. (Un temps.) L'infini du vide sera autour de toi, tous les morts de tous les temps ressuscités ne le combleraient pas, tu y seras comme un petit gravier au milieu de la steppe -  (Un temps.) Oui, un jour, tu sauras ce que c'est, tu seras comme moi, sauf que toi, tu n 'auras personne, parce que tu n'auras eu pitié de personne et qu 'il n'y aura plus personne de qui avoir pitié.

(Un temps.)

Clov. - Ce n'est pas dit. (Un temps.) Et puis tu oublies une chose.

Hamm. - Ah!

Clov. - Je ne peux pas m'asseoir.

Hamm, impatient. - Eh bien, tu te coucheras, tu parles d 'une affaire. Ou tu t'arrêteras, tout simplement, tu resteras debout, comme maintenant. Un jour, tu te diras, je suis fatigué. Je vais m'arrêter. Qu 'importe la posture."

 

 

En 1961 se monte à New York "Happy Days", ou "Oh les beaux jours" dans sa traduction française ; le langage est plus déstructuré que jamais : une femme enterrée jusqu'à la taille puis jusqu'au coup dans un tas de sable, monologue comme si de rien n'était pendant toute la durée de la pièce..

 

Samuel Beckett fut, dit-on, le premier surpris du succès de ses pièces. Ce qu'il poursuit en effet n'a pas de nom, c'est le néant, le rien. Lorsque ses personnages tentent de s'exprimer, les mots leur font défaut, le bafouillage, puis le silence s'installent, remplis de bâillements, de redites. Et les quelques mots qui parviennent à être énoncés se disloquent dans le vide. Le pessimisme est absolu, nos êtres de chair se décomposent irrémédiablement dès nos premiers pas dans l'existence, et comme le monde entier nous nous enlisons subrepticement dans un délabrement généralisé.


"En attendant Godot" (1953)

Route à la campagne, avec arbre. Soir. Estragon, assis sur une pierre, essaie d’enlever sa chaussure. Il s’y acharne des deux mains, en ahanant. Il s’arrête, à bout de forces, se repose en haletant, recommence. Même jeu. Entre Vladimir. 

ESTRAGON (renonçant à nouveau). – Rien à faire. 

VLADIMIR (s’approchant à petits pas raides, les jambes écartées). – Je commence à le croire. (Il s’immobilise.) J’ai longtemps résisté à cette pensée, en me disant, Vladimir, sois raisonnable. Tu n’as pas encore tout essayé. Et je reprenais le combat. (Il se recueille, songeant au combat. A Estragon.) – Alors, te revoilà, toi. 

ESTRAGON. – Tu crois ? 

VLADIMIR. – Je suis content de te revoir. Je te croyais parti pour toujours. 

ESTRAGON. – Moi aussi. 

VLADIMIR. – Que faire pour fêter cette réunion ? 

(Il réfléchit.) Lève-toi que je t’embrasse. (Il tend la main à Estragon.) 

ESTRAGON (avec irritation). – Tout à l’heure, tout à l’heure. Silence. 

VLADIMIR (froissé, froidement). – Peut-on savoir où monsieur a passé la nuit ? 

ESTRAGON. – Dans un fossé. 

VLADIMIR (épaté). – Un fossé ! Où ça ? 

ESTRAGON (sans geste). – Par là. 

VLADIMIR. – Et on ne t’a pas battu ? 

ESTRAGON. – Si... Pas trop. 

VLADIMIR. – Toujours les mêmes ? 

ESTRAGON. – Les mêmes ? Je ne sais pas. Silence. 

VLADIMIR. – Quand j’y pense... depuis le temps... je me demande... ce que tu serais devenu... sans moi... (Avec décision.) Tu ne serais plus qu’un petit tas d’ossements à l’heure qu’il est, pas d’erreur. 

ESTRAGON (piqué au vif). – Et après ? 

VLADIMIR (accablé). – C’est trop pour un seul homme. (Un temps. Avec vivacité.) D’un autre côté, à quoi bon se décourager à présent, voilà ce que je me dis. Il fallait y penser il y a une éternité, vers 1900. 

ESTRAGON. – Assez. Aide-moi à enlever cette saloperie. 

VLADIMIR. – La main dans la main on se serait jeté en bas de la tour Eiffel, parmi les premiers. On portait beau alors. Maintenant il est trop tard. On ne nous laisserait même pas monter. (Estragon s’acharne sur sa chaussure.) Qu’est-ce que tu fais ? 

ESTRAGON. – Je me déchausse. Ça ne t’est jamais arrivé, à toi ? 

VLADIMIR. – Depuis le temps que je te dis qu’il faut les enlever tous les jours. Tu ferais mieux de m’écouter. 

ESTRAGON (faiblement). – Aide-moi ! 

VLADIMIR. – Tu as mal ? 

ESTRAGON. – Mal ! Il me demande si j’ai mal ! 

VLADIMIR (avec emportement). – Il n’y a jamais que toi qui souffres ! Moi je ne compte pas. Je voudrais pourtant te voir à ma place. Tu m’en dirais des nouvelles. 

ESTRAGON. – Tu as eu mal ? 

VLADIMIR. – Mal ! Il me demande si j’ai eu mal ! 

ESTRAGON (pointant l’index). – Ce n’est pas une raison pour ne pas te boutonner. 

VLADIMIR (se penchant). – C’est vrai. (Il se boutonne.) Pas de laisser-aller dans les petites choses. 

ESTRAGON. – Qu’est-ce que tu veux que je te dise, tu attends toujours le dernier moment. 

VLADIMIR (rêveusement). – Le dernier moment... (Il médite.) C’est long, mais ce sera bon. Qui disait ça ? 

ESTRAGON. – Tu ne veux pas m’aider ? 

VLADIMIR. – Des fois je me dis que ça vient quand même. Alors je me sens tout drôle. (Il ôte son chapeau, regarde dedans, y promène sa main, le secoue, le remet.) Comment dire ? Soulagé et en même temps... (il cherche) ...épouvanté. (Avec emphase.) E-POU-VAN-TÉ. (Il ôte à nouveau son chapeau, regarde dedans.) Ça alors ! (Il tape dessus comme pour en faire tomber quelque chose, regarde à nouveau dedans, le remet.) Enfin... (Estragon, au prix d’un suprême effort, parvient à enlever sa chaussure. Il regarde dedans, y promène sa main, la retourne, la secoue, cherche par terre s’il n’en est pas tombé quelque chose, ne trouve rien, passe sa main à nouveau dans sa chaussure, les yeux vagues.) – Alors ? 

ESTRAGON. – Rien. 

VLADIMIR. – Fais voir. 

ESTRAGON. – Il n’y a rien à voir. 

VLADIMIR. – Essaie de la remettre. 

ESTRAGON (ayant examiné son pied). – Je vais le laisser respirer un peu. 

VLADIMIR. – Voilà l’homme tout entier, s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable. (Il enlève encore une fois son chapeau, regarde dedans, y passe la main, le secoue, tape dessus, souffle dedans, le remet.) Ça devient inquiétant. (Silence. Estragon agite son pied, en faisant jouer les orteils, afin que l’air y circule mieux.) Un des larrons fut sauvé. (Un temps.) C’est un pourcentage honnête. (Un temps.) Gogo... 

ESTRAGON. – Quoi ? 

VLADIMIR. – Si on se repentait ? 

ESTRAGON. – De quoi ? 

VLADIMIR. – Eh bien... (Il cherche.) On n’aurait pas besoin d’entrer dans les détails. 

ESTRAGON. – D’être né ?

Vladimir part d’un bon rire qu’il réprime aussitôt, en portant sa main au pubis, le visage crispé.

VLADIMIR. – On n’ose même plus rire.

ESTRAGON. – Tu parles d’une privation.

VLADIMIR. – Seulement sourire. (Son visage se fend dans un sourire maximum qui se fige, dure un bon moment, puis subitement s’éteint.) Ce n’est pas la même chose. Enfin... (Un temps.) Gogo...

ESTRAGON (agacé). – Qu’est-ce qu’il y a ?

VLADIMIR. – Tu as lu la Bible ?

ESTRAGON. – La Bible... (Il réfléchit.) J’ai dû y jeter un coup d’œil.

VLADIMIR (étonné). – A l’école sans Dieu ?

ESTRAGON. – Sais pas si elle était sans ou avec.

VLADIMIR. – Tu dois confondre avec la Roquette.

ESTRAGON. – Possible. Je me rappelle les cartes de la Terre sainte. En couleur. Très jolies. La mer Morte était bleu pâle. J’avais soif rien qu’en la regardant. Je me disais, c’est là que nous irons passer notre lune de miel. Nous nagerons. Nous serons heureux.

VLADIMIR. – Tu aurais dû être poète.

ESTRAGON. – Je l’ai été. (Geste vers ses haillons.) Ça ne se voit pas ?

Silence.

VLADIMIR. – Qu’est-ce que je disais... Comment va ton pied ?

ESTRAGON. – Il enfle.

VLADIMIR. – Ah oui, j’y suis, cette histoire de larrons. Tu t’en souviens ?