L'Hôtel de Rambouillet - Préciosité - Catherine de Vivonne (1588-1665) - Vincent Voiture (1597-1648) - Honoré d’Urfé (1567-1625), "L'Astrée" (1607-1630) - Madeleine de Scudéry (1607-1701), "Le Grand Cyrus" (1649-1653) - Jean Chapelain (1595-1674) - Claude de Maleville (1597-1647) - Martin le Roy, Sieur de Gomberville (1600-1674) - Jean-François Sarrasin (1615-1654) - Gilles Ménage (1613-1692) - Isaac Bensérade (1612-1691) - Anne-Geneviève de Bourbon, duchesse de Longueville (1619-1679) - Angélique Paulet (1592-1651) - ...

Last update 10/10/2021

La littérature de Salon, non pas penser pour penser, mais uniquement pour être entendu de "ceux qui ont des clartés au-dessus du vulgaire", et apprendre à "parler raisonnablement" pour donner quelque "prix" à sa personnes, à ses sentiments, à son langage. Voiture, fin connaisseur de Marot et de la poésie italienne et espagnole, n'a d'autre ambition que de suggérer pour faire naître l'émotion ou le sourire par la pointe finale, et préfère à l'expression directe des sentiments un jeu spirituel qui s'amuse des moindres circonstances de la vie mondaine...

On a pu opposer la raison du classicisme à l'extravagance de la préciosité, une préciosité tant raillée par Boileau et Molière mais qui continuera à fleurir, - l'hôtel de Rambouillet brillant de tout son éclat jusqu'en 1645 -, en ce milieu du siècle, dans la profusion des petits poèmes de Malleville, Voiture (mort en 1648), Godeau, Ménage, Cotin, Sarasin, Benserade, et surtout dans d'innombrables romans : on en a cité plus de 1 200 au cours du siècle. Les romans de Gomberville : "Polexandre", publié de 1619 à 1651, et ceux de Madeleine de Scudéry : "Artamène ou le Grand Cyrus", publié de 1649 à 1653, et "Clélie", publié de 1654, à 1660, sont parmi les plus appréciés. Plus invraisemblables, moins fraîchement poétiques que l'Astrée, plus touffus et souvent insipides, ils constituent de véritables codes de politesse mondaine, des guides précis des convenances et du langage amoureux à l`usage de la meilleure société. Leurs salons ont adouci les mœurs, favorisé la bienséance et contribué à créer l'idéal de "l'honnête homme". 

Mais les auteurs classiques leur sont redevables au moins de deux aspects : ce sont les précieux qui ont ouvert la voie à la psychologie classique, par leur goût de l'analyse nuancée et de la peinture de l'amour, ce sont eux qui développent le style dit figuré, recherche d'ingéniosité dans le langage, de surprise, d'hyperbole, d'abstraction, et vouent un véritable culte à la perfection formelle, et la langue classique leur doit en partie sa précision et sa pureté.

Mais le langage n'est pas conçu pour penser, mais pour se distinguer : "les précieuses, écrira Somaize", sont fortement persuadées qu'une pensée ne vaut rien lorsqu'elle est entendue de tout le monde, et c'est une de leurs maximes de dire qu il faut nécessairement qu'une précieuse parle autrement que le peuple, afin que ses pensées ne soient entendues que de ceux qui ont des clartés au-dessus du vulgaire.."

La préciosité n'est pas seulement un genre littéraire, le plus souvent poétique, mais en France un phénomène social, une petite société précieuse s'y développe au début du XVIIe siècle, à Paris, le faubourg Saint-Germain, le Louvre,  l'Ile Notre-Dame, la Place Royale, mais aussi dans toute la France, Bordeaux, Arles, Poitiers, Aix, Toulouse, le Dictionnaire de Somaize en fait foi. 

D'après la définition de l'abbé de Pure (La Précieuse ou le mystère des ruelles, 1656), « la Précieuse mérite d'être appelée un animal d'une espèce aussi bizarre qu'inconnue. Les  naturalistes n'en disent rien, et nos plus anciens historiens ni même nos modernes n'en ont encore point fait de mention. Comme on découvre tous les jours des astres au ciel et des pays inhabités sur la terre, la Précieuse fut introduite à peu près en vogue la même année qu'on eut déclaré permis de prendre la macreuse pour poisson et en manger tout le carême. On fut surpris, à l'abord, d'une chose de si belle apparence, et on reçut avec toute l'estime que notre nation a pour toutes les choses nouvelles. Chacun tâcha de s'en fournir ou du moins d'en voir. On dit qu'elles ne se formaient que d'une vapeur toute spirituelle qui, se tenant par les douces agitations qui se font dans une docte ruelle, se forme enfin en corps et compose la Précieuse. Je m'en vais vous dire comment je l'ai conçu. La Précieuse n'est point la fille de son père, ni de sa mère : elle n'a ni l'une ni l'autre; elle n'est pas, non plus, l'ouvrage de la nature sensible et matérielle, elle est un précis d'esprit, un résidu de raison.

« Comme la perle vient de l'Orient, ainsi la Précieuse se forme dans la ruelle... Il est impossible de savoir comment la chose s'est rendue si commune. Il n'est plus de femme qui n'affecte d'avoir une Précieuse, ou pour se mettre en réputation, ou pour avoir le droit de censurer autrui, pour se tirer de la juridiction des connaisseux et des raisonnables...."

C'est en 1610 que la marquise de Rambouillet, pour échapper à la vulgarité de la Cour sous Henri IV, décide d’organiser en son hôtel particulier de la rue Saint-Thomas du Louvre, entre le Carrousel et le Palais Cardinal, des rencontres régulières entre "gens de qualité". Une enfilade de grandes pièces (salles ou salons) lui permet d’accueillir de nombreuses personnes, mais peu à peu l’activité se concentre dans des endroits plus petits et plus intimes : cabinets, alcôves et ruelles, qui permettent plus aisément la conversation, occupation majeure de ces assemblées. Le salon de Rambouillet devient une institution majeure qui domine le milieu culturel jusqu’en 1648. Les Salons vont par la suite se multiplier vers 1650, et c'est à ce moment qu'apparaît la "préciosité" proprement dite.... 

(La Duchesse de Longueville, atelier de Charles et Henri Beaubrun)

 

Catherine de Vivonne  (1588-1665) & l'Hôtel de Rambouillet - "Jamais l'œil du soleil Ne vit rien de pareil Ni si plein de délices Rien si digne d'amour" (Voiture) - L'incomparable Arthénice (un anagramme de Malherbe), Catherine de Vivonne épouse en 1600 (elle n'avait que douze ans) Charles d'Angennes, futur marquis de Rambouillet, et lui donne sept enfants. De santé précaire, ne pouvant supporter les fatigues de la cour, elle attire chez elle une société choisie et s'efforce de retrouver la brillance qu'elle avait connue dans sa patrie, l'Italie. C'est donc vers 1604 qu'elle a fait construire, rue Saint-Thomas-du-Louvre, le fameux Hôtel de Rambouillet. C'est à l'âge de vingt ans, en 1608, que la jeune marquise, rentrée dans son hôtel, va s'attacher à former son esprit par l'étude, et rechercher les savants et les littérateurs de son temps. Chez elle se rendit ainsi toute une génération nouvellement venue, fatiguée d'une longue corruption, fatiguée des divisions qu'avait enfantées un demi-siècle des guerres civiles. Elle reçoit ses intimes dans la célèbre Chambre bleue, bientôt assistée de ses deux filles, Juile d'Angennes (Mélanide), puis Angélique. La chambre bleue, nous apprend Sauvai, «était parée d'un ameublement de velours bleu rehaussé d'or et d'argent. C'était le lieu où Arthénice recevait ses visites. Les fenêtres sans appui qui règnent de haut en bas, depuis son plafond jusqu'à son parterre, la rendent très gaie et laissent jouir sans obstacle de l'air, de la vue et du plaisir du jardin... ». Et La marquise de Rambouillet, qui sera l'Arthénice de la Chambre bleue, sera la Rozelinde, du "Dictionnaire des Précieuses", de Somaize (1660), la Cléomire, du "Grand Cyrus", de Mlle de Scudery et la Rodanthe de Malherbe. "je n'ai jamais pu approcher de Cléomire sans sentir dans mon cœur je ne sais quelle crainte respectueuse qui m'a obligé de songer plus à moi, étant auprès d'elle, qu'en nul autre lieu du monde où j'aie jamais été", écrit Tallemant à la fin de son Historiette.. "L'hôtel de Rambouillet était le théâtre de tous les divertissements, le rendez-vous de tout ce qu'il y avait de plus galant à la cour, et de plus poli parmi les beaux esprits du siècle...", écrira Mlle de Scudéry.

Dans une première période, de 1620 à 1625, ses hôtes de marque seront Richelieu, évêque de Luçon, Villars, Guiche, la princesse de Conti, Mme de Sablé, Mme de Clermont, Mlle Paulet ("la Lionne", qui fit tant rêver Voiture), le cardinal de La Valette, la duchesse de La Trémoille, des écrivains tels que Malherbe, des Yveteaux, Gombauld,, le cavalier Marin, Racan, Vaugelas, Conrart, Segrais, Chapelain.  Ceux qui s'y trouvent à l'aise, ce sont des poètes, non pas des poètes de génie mais de bonne facture, Georges de Scudéry, Godeau, Ménage, Chapelain, Ogier de Gombaud, Benserade, Montreuil, Maleville, Sarrasin, Segrais, Vincent Voiture. Tous de très minces personnages, et qui ne survivront que par trop peu de vers.  

 

Jean Chapelain (1595-1674), savant lettré mais poète peu doué, fut pendant trente années, non seulement l'oracle de l'Hôtel de Rambouillet, mais celui de toute la littérature. Pensionné par le duc de Longueville, sa bibliothèque comptait 5000 volumes, lui-même possédait les langues et les littératures de l'Antiquité, et participe à l'élaboration de la doctrine classique (Préface de l'Adone, 1629 ; Lettre sur les vingt-quatre heures, 1630). Il est nommé conseiller d'État en 1645 et Richelieu l'utilise lors de la fondation de l'Académie et le charge de rédiger les Sentiments de l'Académie sur le Cid (1637). Dans les années 1650, avec ses amis Conrart et Balzac, il régente le monde littéraire et entre en correspondance avec toute l'Europe lettrée. Jusqu'à ce qu'il publie enfin l'oeuvre de sa vie, les douze premiers chants de sa "Pucelle" (1656). Il sera sauvé du ridicule par Colbert qui le choisira pour orchestrer, de 1661 à 1664, l'entreprise de glorification royale  à laquelle se doivent de participer tous les littérateurs du royaume. C'était sans compter la puissance des satiristes de l'époque, Boileau en tête, Ménage, Marolles, Costar, et il finira bien tristement.

 

"Ode au Cardinal de Richelieu" (Jean Chapelain)

GRAND Richelieu, de qui la gloire,

Par tant de rayons éclatants,

De la nuit de ces derniers temps

Eclaircit l'ombre la plus noire ;

Puissant esprit, dont les travaux

Ont borné le cours de nos maux,

Accompli nos souhaits, passé notre espérance,

Tes célestes vertus, tes faits prodigieux,

Font revoir en nos jours, pour le bien de la France,

La force des héros et la bonté des dieux.

Le long des rives du Permesse,

La troupe de ses nourrissons

Médite pour toi des chansons

Dignes de l'ardeur qui les presse ;

Ils sentent ranimer leurs voix

A l'aspect de tes grands exploits,

Et font de ta louange un concert magnifique ;

La gravité s'y mule avecque les douceurs,

Apollon y préside, et, d'un ton héroïque.

Fait soutenir leur chant par celui des Neuf Sœurs.

Ils chantent quel fut ton mérite.

Quand, au gré de nos matelots,

Tu vainquis les vents et les flots.

Et domptas l'orgueil d'Amphitrite ;

 Quand notre commerce affaibli,

Par toi puissamment rétabli,

Dans nos havres déserts ramena l'abondance;

Et que, sur cent vaisseaux maîtrisant les dangers,

Ton nom seul aux Français redonna l'assurance

Et fit naître la crainte au cœur des étrangers.

Ils chantent l'effroyable foudre

Qui, d'un mouvement si soudain,

Partit de ta puissante main

Pour mettre Pignerol en poudre ;

Ils disent que tes bataillons,

Comme autant d'épais tourbillons.

Ébranlèrent ce roc jusque dans ses racines.

Que même le vaincu t'eut pour libérateur,

Et que tu lui bâtis, sur ses propres ruines,

Un rempart éternel contre l'usurpateur.

Ils chantent nos courses guerrières,

Qui, plus rapides que le vent.

Nous ont acquis, en te suivant,

La Meuse et le Rhin pour frontières ;

Ils disent qu'au bruit de tes faits.

Le Danube crut désormais

N'être pas, en son antre, assuré de nos armes ;

Qu'il redouta le joug, frémit dans ses roseaux.

Pleura de nos succès, et, grossi de ses larmes,

Plus vite vers l'Euxin précipita ses eaux.

Ils chantent tes conseils utiles.

Par qui, malgré l'art des méchants,

La paix refleurit dans nos champs.

Et la justice dans nos villes ;

Ils disent que les Immortels

De leur culte et de leurs autels

Ne doivent qu'à tes soins la pompe renaissante ;

Et que ta prévoyance et ton autorité

Sont les deux forts appuis dont l'Europe tremblante

Soutient et raffermit sa faible liberté.

Je pourrais parler de ta race

Et de ce long ordre d'aïeux

De qui les beaux noms, dans les cieux,

Tiennent une si belle place;

Dire les rares qualités

Par qui ces guerriers indomptés

Ajoutent tant de lustre à nos vieilles histoires,

Et montrer aux mortels, de leur gloire étonnés.

Quel nombre de combats, d'assauts et de victoires

Les rend dignes des rois qui nous les ont donnés.

De quelque insupportable injure

Que ton renom soit attaqué.

Il ne saurait être offusqué :

La lumière en est toujours pure.

Dans un paisible mouvement,

Tu t'élèves au firmament.

Et laisses contre toi murmurer sur la terre.

Ainsi, le haut Olympe, à son pied sablonneux

Laisse fumer la foudre et gronder le tonnerre,

Et garde son sommet tranquille et lumineux.

 

 

Quant à Mathieu de Montreuil (1620-1691), il papillonnait, dit-on, autour des dames et les harcelait de petits vers....


Mais la période suivant, 1625-1648, est considérée comme la plus brillante ne serait-ce que parce qu'elle bénéficie d'un animateur considéré comme un inépuisable amuseur, le poète Vincent Voiture (surnommé Valère). En 1625, Voiture entre à l'Hôtel de Rambouillet à une époque où cette petite société de lettres avait besoin de se renouveler. Les influences qui s'exerçaient alors sur l'Hôtel étaient diverses : elles iront de Malherbe, à d'Urfé et à Marino. 

Avec l`entrée de Voiture, le cercle s'élargit; l'attrait qu'il va exercer, le rôle qu'il va jouer vont devenir de plus en plus marquants. Parmi les hôtes de cette nouvelle période, signalons le duc d'Enghien (qui devait devenir le Grand Condé), et sa sœur Mlle de Bourbon, La Rochefoucauld, le duc de Montausier, qui épousera Julie d'Angennes, Mlle de Scudéry, Ménage, Benserade, Cotin, Rotrou, Scarron, le petit abbé Godeau, académicien et évêque de Grasse; Corneille, Bossuet (tout jeune alors) y paraissent. Le roi du cénacle, le centre de ce cercle, c'est incontestablement Voiture. On y joue la Sophonisbe de Mairet (1636), on y écoute une lecture de Polyeucte par Corneille, on y élabore des énigmes en vers (Cotin, 1638), on y pratique la "métamorphose" (La Métamorphose de Julie en diamant, Voiture) et les hôtes de Mme de Rambouillet écrivent eux-mêmes des lettres et pratiquent tous les genres à la mode tel que le  recueil collectif et galant de la Guirlande de Julie (1641) célébrant les qualités de la jeune fille, oeuvre de Malleville, de Montausier (La Tulipe) et de Scudéry (Le Pavot)..

 

La Tulipe flamboyante (Montausier)

"Permettez-moi, belle Julie,

De mêler mes vives couleurs

A celle de ces rares fleurs

Dont votre tête est embellie :

Je porte le nom glorieux

Qu`on doit donner à vos beaux yeux."

 

La Couronne impériale (Malleville)

"Bien que de la Rose et du Lis

Deux rois d'éternelle mémoire

Fassent voir leurs front embellis,

Ces fleurs sont moindres que ta gloire

Il faut un plus riche ornement

Pour récompenser dignement

Une vertu plus que royale;

Et si l'on se veut acquitter

On ne peut moins te présenter

Qu'une couronne impériale."

 

 L'Angélique (Malleville)

"Quand toutes les fleurs prennent place

Sur l'ivoire de votre front,

Il faut par raison que je fasse

Ce que par audace elles font;

Et certes si la voix publique

Me nomme partout Angélique

Et me donne tant de renom,

Je réponds mal à ses louanges

Et ne mérite plus mon nom

Si je ne couronne les anges."

 

Le Pavot (Scudéry)

"Accordez-moi le privilège

D'approcher de ce front de neige,

Et si je suis placé (comme il est à propos)

Auprès de ces soleils que le soleil seconde,

Je leur donnerai le repos

Qu'ils dérobent å tout le monde."

 

Mais le mariage de Julie (1645) et la mort de Pisani, fils de la marquise, celle de Voiture (1648), puis la Fronde précipitent le déclin de l'Hôtel. Quelques controverses littéraires animent encore la société, ainsi la guerre des "Matineuses", qui, vers 1645, oppose Vincent Voiture à Claude de Malleville, un thème qui inspira jadis Du Bellay...

 

La belle matineuse..

"Des portes du matin l'amante de Céphale

Ses roses épandait dans le milieu des airs,

Et jetait sur les cieux nouvellement ouverts

Ces traits d'or et d'azur qu'en naissant elle étale,

Quand la Nymphe divine, à mon repos fatale,

Apparut, et brilla de tant d'attraits divers

Qu'il semblait qu'elle seule éclairait l'univers

Et remplissait de feux la rive orientale.

Le soleil se hâtant pour la gloire des Cieux

Vint opposer sa flamme à l'éclat de ses yeux 

Et prit tous les rayons dont l'Olympe se dore.

L'onde, la terre et l'air s'allumaient à l'entour,

Mais auprès de Philis on le prit pour l'Aurore,

Et l'on crut que Philis était l'astre du Jour".

Voiture.

 

Claude de Maleville (1597-1647), secrétaire du Maréchal de Bassompierre, puis du Cardinal de Bérulle, et enfin du Roi, donna son sonnet le plus connu, La Belle Matineuse, à l'occasion d'une joute poétique avec Vincent Voiture qu'il remporta....

 

"Le silence régnait sur la terre et sur l'onde,

L'air devenait serein et l'Olympe vermeil,

Et l'amoureux Zéphyre, affranchi du sommeil,

Ressuscitait les fleurs d'une haleine féconde;

L'Aurore déployait l'or de sa tresse blonde,

Et semait de rubis le chemin du soleil ;

Enfin ce Dieu venait au plus grand appareil

Qu'il soit jamais venu pour éclairer le monde,

Quand la jeune Philis au visage riant,

Sortant de son palais plus clair que l'Orient,

Fit voir une lumière et plus vive et plus belle

Sacré flambeau du jour, n en soyez point jaloux

Vous parûtes alors aussi peu devant elle

Que les feux de la nuit avaient fait devant vous"

 

A la veille de la Fronde, la "guerre des sonnets", avec pour sujet, la souffrance de l'amant éconduit  - "Deux sonnets partagent la ville, Deux sonnets partagent la cour", écrit Corneille, vers 1648-1650, alors que Benserade (1613-1691) brigue la succession de Vincent Voiture qui vient de mourir, deux partis s'opposèrent, les Uranistes, menés par Mme de Longueville, et les Jobelins, par le prince de Conti, avec la participation active de  Sarasin, Georges et Madeleine de Scudéry, Chapelain, Desmarets de Saint-Sorlin, Balzac et Corneille...

 

le "sonnet d’Uranie" (1620) 

"Il faut finir mes jours en l'amour d'Uranie!

L'absence ni le temps ne m'en sauraient guérir,

Et je ne vois plus rien qui me pût secourir,

Ni qui sût rappeler ma liberté bannie.

Dès longtemps je connais sa rigueur infinie!

Mais, pensant aux beautés pour qui je dois périr,

Le bénis mon martyre et, content de mourir,

Je n'ose murmurer contre sa tyrannie.

Quelquefois ma raison, par de faibles discours,

M'invite à la révolte et me promet secours.

Mais, lorsqu'à mon besoin je me veux servir d'elle,

Après beaucoup de peine et d'efforts impuissants,

Elle dit qu'Uranie est seule aimable et belle,

Et m'y rengage plus que ne font tous mes sens."

Voiture.

 

Le "sonnet de Job" (1647)

"Job, de mille tourments atteint,

Vous rendra sa douleur connue,

Et raisonnablement il craint

Que vous n'en soyez point émue.

Vous verrez sa misère nue :

Il s'est lui-même ici dépeint.

Accoutumez-vous à la vue

D'un homme qui souffre et se plaint.

Bien qu'il 'eût d'extrêmes souffrances

On voit aller des patiences

Plus loin que la sienne n'alla.

S'il souffrit des maux incroyables,

Il s'en plaignit, il en parla;

J'en connais de plus misérables."

Benserade.

 

Corneille départagea les rivaux en quelques vers célèbres : " Deux sonnets partagent la Ville, Deux sonnets partagent la Cour, Et semblent vouloir tour à tour Rallumer la guerre civile. Le plus sot et le plus habile En mettent leur avis au jour, Et ce qu'on a pour eux d'amour A plus d'un échauffe la bile. Chacun en parle hautement Suivant son petit jugement. Et s'il y faut mêler le nôtre, L'un est sans doute mieux rêvé, Mieux conduit, et mieux achevé, Mais je voudrais avoir fait l'autre."...

 

Quant à Isaac Bensérade (1612-1691), venu de Normandie chercher fortune à Paris et devenu immédiatement l'un des préférés de Richelieu, on le vit s'intéresse d'abord au théâtre (et à une comédienne, la Bellerose) et fait jouer sans grand succès cinq pièces, dont Cléopâtre. Puis à la mort de Richelieu, gagner la faveur de Mazarin et de la reine, ce qui lui vaut de belles pensions. La Bruyère le peignit sous les traits de Théobalde, peu de savoir mais beaucoup d'esprit, poète galant rimant dans tous les petits genres à la mode et coqueluche de certaines femmes, détenant avec Lulli le monopole des ballets de la Cour...

 

Mlle de Scudéry fera dans son roman-fleuve, "Le Grand Cyrus", un portrait élogieux de la marquise de RAMBOUILLET (Cléomire)...

"Cléomire est grande et bien faite; tous les traits de son visage sont admirables ; la délicatesse de son teint ne se peut exprimer; la majesté de toute sa personne est digne d'admiration et il sort je ne sais quel éclat de ses yeux qui imprime le respect dans l'âme de tous ceux qui la regardent... Sa physionomie est la plus belle et la plus noble que je vis jamais, et il paraît une tranquillité sur son visage qui fait voir clairement qu'elle est celle de son âme. On voit même en la voyant seulement que toutes ses passions sont soumises à raison et ne font point de guerre intestine dans son cœur; en effet je ne pense pas que l'incarnat qu'on voit sur ses joues ait jamais passé ses limites et se soit épanché sur tout son visage, si ce n'a été par la chaleur de l'été ou par la pudeur, mais jamais par la colère ni par aucun dérèglement de l'âme ; ainsi Cléomire étant toujours également tranquille, est toujours également belle...

Au reste, l'esprit et l'âme de cette merveilleuse personne surpassent de beaucoup sa beauté; le premier n'a pas de bornes dans son étendue et l'autre n'a point d'égale en générosité, en constance, en bonté, en justice et en pureté. L'esprit de Cléomire n'est pas un de ces esprits qui n'ont de lumière que celle que la nature leur donne, car elle l'a cultivé soigneusement, et je pense pouvoir dire qu'il n'est point de belles connaissances qu'elle n'ait acquises. Elle sait diverses langues et n'ignore presque rien de tout ce qui mérite d'être su, mais elle le sait sans faire semblant de le savoir et on dirait à l'entendre parler, tant elle est modeste, qu'elle ne parle de toutes choses admirablement comme elle fait, que par le simple sens commun et par le seul usage du monde. Cependant elle se connaît à tout; les sciences les plus élevées ne passent point sa connaissance; les arts les plus diffciles sont connus d'elle parfaitement; elle s'est fait faire un palais de son dessin, qui est un des mieux entendus du monde, et elle a trouvé l'art de faire en une place de médiocre grandeur un palais d'une vaste étendue. L'ordre, la régularité et la propreté sont dans tous ses appartements et à tous ses meubles; tout est magnifique chez elle et même particulier ; les lampes y sont différentes des autres lieux; ses cabinets sont pleins de mille raretés qui font voir le jugement de celle qui les a choisies; l'air est toujours parfumé dans son palais; diverses corbeilles magnifiques, pleines de fleurs, font un printemps continuel dans sa chambre, et le lieu où on la voit d'ordinaire est si agréable et si bien imaginé, qu'on croit être dans un enchantement, lorsqu'on y est auprès d'elle. Au reste personne n'a eu une connaissance si délicate qu'elle pour les beaux ouvrages de prose ni pour les vers elle en juge pourtant avec une modération merveilleuse, ne quittant jamais la bienséance de son sexe, quoiqu'elle en soit,-beaucoup au-dessus." (Le Grand Cyrus)

 

Martin le Roy, Sieur de Gomberville (1600-1674)

Gomberville inaugure à sa manière le roman d'héroïsme, d'aventures et d'amour. Il publia en effet à dix-neuf ans "L'Exil de Polexandre et d'Ériclée" (1619), première version de ce qui sera son œuvre majeure, et deux ans plus tard un second roman, "La Carithée". Puis successivement, en 1629, puis en 1632, il s'emploie à des refontes de son premier roman qui porte désormais le titre de "Polexandre", plus de 4000 pages d'intrigues décousues, d'exploits les plus divers mêlant exotisme et fantastique, qui vont enchanter tant les précieuses que des auteurs aguerris tels que La Fontaine : le roman ne fut éclipsé que par le Grand Cyrus. Chevalier errant, Polexandre atteint une île mystérieuse près des Canaries, et tombe amoureux d'Alcidiane, beauté précieuse qui impose à ses amants une extrême soumission. Mais un corsaire portugais enlève celle-ci et Polexandre va donc s'élancer à sa recherche, courant les océans et rencontrant les habitants de toutes les contrées de la Terre, du Mexique au Danemark. Gomberville fut un grand lecteur et traducteur de livres de voyages, ainsi  sa "Relation de la riviere des Amazones", traduite de l'espagnol du jésuite Christophle d'Acuña. En 1646, Gomberville publie "La doctrine des moeurs, tirée de la philosophie des stoïques, représentée en cent tableaux et expliquée en cent discours pour l'instruction de la jeunesse". L'écrivain se fit janséniste à la fin de sa vie, regrettant les excès de son imagination....

 

(Gomberville au Cardinal de Richelieu)

PAR tes hautes vertus et tes faits héroïques

Tu changes le destin, les hommes et le temps ;

Et, malgré la rigueur des astres inconstants,

Tu détournes le cours des misères publiques.

Tu détruis l'espérance et les desseins tragiques

Dont l'Espagne nourrit ses orgueilleux Titans,

Tu fais par tes conseils vaincre nos combattants.

Et porte notre empire à ses bornes antiques.

Je l'avais bien pensé, que ces fameux mortels,

A qui le siècle d'or consacra des autels.

Dans nos siècles de fer n'auraient point de semblables ;

Mais, ô l'œil de la France et l'âme de ton roi,

Comparant à leurs faits tes faits inimitables,

Je vois que le temps seul les a mis devant toi.

 

Vincent Voiture (1597-1648)

Poète et épistolier français dont l'œuvre, caractérisée par sa préciosité, est celle du plus infatigable et du plus ingénieux des faiseurs de rondeaux, de chansons et de ballades. Il fut à l'origine de débats littéraires, dont la frivole et fameuse guerre des Uranins et des Jobelins. Fils d'un riche marchand de vin d'Amiens, il reçut une solide éducation dans les meilleurs collèges. Lié au duc de Bellegarde et au comte d'Avaux, il fréquenta le salon de Mme des Loges, et rencontra Mme de Rambouillet en 1625. Attaché cependant au service du frère du roi Louis XIII, Gaston d'Orléans, il le suivit dans sa rébellion et ses exils, mais ne perdit pas pour autant l'estime de Richelieu, et entra à l'Académie française en 1634. Dès 1626, il est donc l'homme le plus en vue de l'hôtel de Rambouillet. il mit au point tout un art de la conversation, de la lettre familière et spirituelle (rivale des Lettres éloquentes de Guez de Balzac et annonçant certaines de celles de Mme de Sévigné), de la poésie à la fois savante par la forme et mondaine par l'esprit (épîtres, sonnets, stances, madrigaux, épigrammes et rondeaux). Sans exclure totalement la sincérité, il s'agit surtout de jeux virtuoses, étroitement liés au monde qui les voit naître et non destinés à la publication (d'ailleurs, Voiture ne publia rien de son vivant). Son goût pour les archaïsmes, les jeux de mots, l'allusion, le sous-entendu et la métaphore coquine ou ironique, comme dans la célèbre Lettre de la carpe au brochet (éloge adressé à Condé après sa traversée du Rhin), le rapproche du badinage et du "burlesque". Voiture porta à la perfection l'art épistolaire, donnant un caractère spontané à des textes très travaillés....

(Philippe de Champaigne  (1620–1674), Portrait de Vincent Voiture, Musée d'Art Roger-Quilliot, Clermont-Ferrand)

 

 

"Stances sur une dame dont la jupe se releva lorsqu'elle tomba d'un carrosse dans la campagne"

 

Philis, je suis dessous vos loix,

Et sans remede à cette fois,

Mon ame est vostre prisonniere :

Mais sans justice et sans raison,

Vous m’avez pris par le derriere,

N’est-ce pas une trahison ?

Je m’estois gardé de vos yeux

Et ce visage gracieux,

Qui peut faire paslir le nostre ;

Contre moy n’ayant point d’appas,

Vous m’en avez fait voir un autre,

De quoy je ne me gardois pas.

D’abord il se fit mon vainqueur,

Ses attraits percerent mon coeur,

Ma liberté se vit ravie,

Et le méchant en cet estat,

S’estoit caché toute sa vie,

Pour faire cet assassinat.

Il est vray que je fus surpris,

Le feu passa dans mes espris :

Et mon coeur autresfois superbe,

Humble se rendit à l’Amour,

Quand il vit vostre cu sur l’herbe,

Faire honte aux rayons du jour.

Le Soleil confus dans les Cieux,

En le voyant si radieux,

Pensa retourner en arriere,

Son feu ne servant plus de rien ;

Mais ayant veu vostre derriere,

Il n’osa plus montrer le sien.

En découvrant tant de beautez,

 

Les Sylvains furent enchantez,

Et Zephyre voyant encore

D’autres appas que vous avez ;

Mesme en la presence de Flore,

Vous baisa ce que vous sçavez.

La Rose la Reine des fleurs,

Perdit ses plus vives couleurs,

 

De crainte l’oeillet devint blesme ;

Et Narcisse alors convaincu,

Oublia l’amour de soy-mesme,

Pour se mirer en vostre cu.

Aussi rien n’est si precieux,

Et la clarté de vos beaux yeux,

Vostre teint qui jamais ne change,

Et le reste de vos appas,

Ne meritent point de loüange,

Qu’alors qu’il ne se montre pas.

On m’a dit qu’il a des defaux

Qui me causeront mille maux,

Car il est farouche à merveilles

Il est dur comme un diamant,

Il est sans yeux et sans oreilles,

Et ne parle que rarement.

Mais je l’aime, et veux que mes vers,

Par tous les coins de l’Univers,

En facent vivre la memoire ;

Et ne veux penser desormais

Qu’à chanter dignement la gloire

Du plus beau Cu qui fut jamais.

Philis, cachez bien ses appas,

Les mortels ne dureroient pas,

Si ces beautez estoient sans voiles ;

Les Dieux qui regnent dessus nous,

Assis là haut sur les Estoilles,

 

Ont un moins beau siege que vous.


 

 

 

"Stances pour une jeune fille qui avait les manches de sa chemise retroussées et salies"

Vous qui tenez incessamment

Cent amants dedans votre manche,

Tenez-les au moins proprement,

Et faites qu’elle soit plus blanche.

Vous pouvez avecque raison,

Usant des droits de la victoire,

Mettre vos galants en prison ;

Mais qu’elle ne soit pas si noire !

Mon coeur qui vous est si dévot,

Et que vous réduisez en cendre,

Vous le tenez dans un cachot,

Comme un prisonnier qu’on va pendre.

Est-ce que brûlant nuit et jour,

Je remplis ce lieu de fumée,

Et que le feu de mon amour

En a fait une cheminée ?

 

Les demoiselles de ce temps

Les demoiselles de ce temps

Ont depuis peu beaucoup d’amants;

On dit qu’il n’en manque à personne,

L’année est bonne.

Nous avons vu les ans passés

Que les galants étaient glacés;

Mais maintenant tant en foisonne,

L’année est bonne.

Le temps n’est pas bien loin encor

Qu’ils se vendaient au poids de l’or,

Et pour le présent on les donne,

L’année est bonne.

Le soleil de nous rapproché

Rend le monde plus échauffé;

L’amour règne, le sang bouillonne,

L’année est bonne.

 

La chanson "Notre aurore vermeille" dont la première strophe vaut plus qu'un détour..

Nostre Aurore vermeille

Sommeille,

Qu’on se taise à l’entour,

Et qu’on ne la resveille

Que pour donner le jour.

Vostre beauté divine,

Assassine

Nos coeurs par ses beaux yeux,

C’est la belle Lucine,

Le chef-d’oeuvre des Cieux.

En vous, belle Julie,

S’allie

La Grace et la bonté,

Et la Vertu remplie

D’attraits et de beauté.

Vous estes accomplie,

Julie,

Plus belle que le jour,

Et chacun vous publie

L’ornement de la Cour.

La beauté d’Angelique

Est unique,

Et ses yeux nos vainqueurs,

Ont un secret magique

Pour gagner tous les coeurs.

 

L' "Epître à Monseigneur le Prince sur son retour d'Allemagne" (1645-1648), à la fois noble et familière, dans laquelle le poète s'adresse au duc d'Enghien (le futur Grand Condé) pour le supplier de ne plus s`exposer dans ses campagnes et fait un parallèle entre la mort glorieuse sur les champs de bataille et la mort laide. tremblante et froide, qui vous surprend dans votre lit...

 

 

Soyez, Seigneur, bien revenu

De tous vos combats d’Allemagne,

Et du mal qui vous a tenu

Sur la fin de cette campagne,

Et qui fit penser à l’Espagne

Qu’enfin, le ciel, pour son secours,

Était prêt de borner vos jours

Et cette valeur accomplie

Dont elle redoute le cours.

Mais, dites-nous, je vous supplie :

La mort, qui, dans le champ de Mars,

Parmi les cris et les alarmes,

Les feux, les glaives, et les dards.

Le bruit et la fureur des armes,

Vous parut avoir quelques charmes,

Et vous sembla belle autrefois,

A cheval, et sous le harnois ;

N’a-t-elle pas une autre mine,

Lorsqu’à pas lents elle chemine

Vers un malade qui languit ?

Et semble-t-elle pas bien loide,

Quand elle vient, tremblante et froide,

Prendre un homme dedans son lit ?

Lorsque l’on se voit assaillir

Par un secret venin qui tue.

Et que l’on se sent défaillir

Les forces, l’esprit, et la vue ;

Quand on voit que les médecins

Se trompent dans tous leurs desseins,

Et qu’avec un visage blême,

On oit quelqu’un qui dit tout bas :

Mourra-t-il ? ne mourra-t-il pas ?

Ira-t-il jusqu’au quatorzième ?

Monseigneur, en ce triste état,

Confessez que le cœur vous bat,

Comme il fait à tant que nous sommes ;

Et que vous autres, demi-dieux,

Quand la mort ferme ainsi vos yeux,

Avez peur comme d’autres hommes.

Tout cet appareil des mourants,

Un confesseur qui nous exhorte,

Un ami qui se déconforte,

Des valets tristes et pleurants,

Nous font voir la mort plus horrible.

Et crois qu’elle était moins terrible

Et marchait avec moins d’effroi,

Quand vous la vîtes aux montagnes

De Fribourg, et dans les campagnes

Ou de Nordlingue, ou de Rocroi.

Vous semblait-il pas bien injuste,

Que, sous l’ombrage des lauriers

Qui mettent votre front auguste

Sur celui de tant de guerriers,

Sous cette feuille verdoyante

Que l’ire du ciel foudroyante

Respecte et n’oserait toucher,

La fièvre chagrine et peureuse,

Triste, défaite et langoureuse.

Eût le cœur de vous approcher,

Qu’elle arrêtât votre courage,

Qu’elle changeât votre visage,

Qu’elle fît trembler vos genoux ?

Ce que Rellone détruisante,

Dans le fer, les feux et les coups,

Ni Mars au fort de son courroux ,

Ni la mort tant de fois présente,

N’avaient jamais pu dessus vous.

Voyant qu’un trépas ennuyeux

Vous allait mener en ces lieux

Que nous appelions l’onde noire,

Autrement manoir Stygieux,

Vous consoliez-vous sur la gloire

De vivre longtemps dans l’histoire ?

Ou sur cette immortalité,

Que nous avons, malgré les âges,

La Sucie et moi, projeté

De vous donner dans nos ouvrages ?

De vos faits il eût fait un livre

Bien plus durable que le cuivre ;

Et moi, si j’ose m’en vanter.

Je mérite assez de le suivre ;

Mais nous eussions eu beau chanter,

Avant que vous faire revivre.

Les neuf filles de Jupiter,

Qui savent tant d’autres merveilles,

 

 

 

 

Avecque leurs voix nonpareilles

N’ont pas l’art de ressusciter.

La mort ne les peut écouter,

Car la cruelle est sans oreilles.

Dès le vieux temps qu’Orphée harpa

Si doucement qu’il l’attrapa,

Et qu’il lui fit rendre Eurydice,

Le noir Pluton les lui coupa,

Et les conduits en étoupa.

« Ce fut une grande injustice. »

Depuis on a beau la prier,

Beau se plaindre, hurler, et crier,

Blâmer la rigueur de ses armes,

 

Tout ce bruit n’est point entendu.

Pour nos plaintes et pour nos larmes,

Pour nos cris et pour nos vacarmes,

On ne voit rien qu’elle ait rendu.

Nous autres faiseurs de chansons,

De Phébus sacrés nourrissons,

« Peu prisés au siècle où nous sommes, »

Saurions bien mieux vendre nos sons,

S’ils faisaient revivre les hommes

Comme ils font revivre les noms.

Nous eussions appris votre gloire

A toute la postérité,

Et consacré votre mémoire

Au temple de l’éternité.

Mais de nos œuvres magnifiques,

 

De nos airs et de nos cantiques.

Seigneur, vous n’eussiez rien ouï,

L’air et le ciel, la terre et l’onde,

Et tout ce qui se fait au monde

Était pour vous évanoui.

Commencez doncques à songer

Qu’il importe d’être et de vivre,

Pensez mieux à vous ménager ;

Quel charme a pour vous le danger.

Que vous aimiez tant à le suivre ?

Si vous aviez dans les combats

D’Amadis l’armure enchantée,

Comme vous en avez le bras

Et la vaillance tant vantée ;

De votre ardeur précipitée ,

Seigneur, je ne me plaindrais pas.

Mais en nos siècles où les charmes

Ne font pas de pareilles armes.

Qu’on voit que le plus noble sang,

Fût-il d’Hector ou d’Alexandre,

Est aussi facile à répandre

 

Que l’est celui du plus bas rang ;

Que, d’une force sans seconde,

La mort sait ses traits élancer,

Et qu’un peu de plomb peut casser

La plus belle tête du monde ;

Qui l’a bonne y doit regarder.

Mais une telle que la vôtre

Ne se doit jamais hasarder :

Pour votre bien et pour le nôtre,

Seigneur, il vous la faut garder.

C’est injustement que la vie

Fait le plus petit de vos soins ;

Dès qu’elle vous sera ravie,

Vous en vaudrez de moitié moins.

Soit roi, soit prince, ou conquérant,

On déchet bien fort en mourant ;

Ce respect, cette déférence.

Cette foule qui suit vos pas,

Toute cette vaine apparence

Au tombeau ne vous suivront pas.

Quoi que votre esprit se propose,

Quand votre course sera close,

On vous abandonnera fort,

Et, seigneur, c’est fort peu de chose

Qu’un demi-dieu, quand il est mort.

Du moment que la fière Parque

Nous a fait entrer dans la barque

Où l’on ne reçoit point les corps.

Et la gloire et la renommée

Ne sont que songes et fumée,

Et ne vont point jusques aux morts.

Au delà des bords du Cocyte

Il n’est plus parlé de mérite,

Ni de vaillance, ni de sang :

L’ombre d’Achille ou de Thersite,

La plus grande et la plus petite,

Vont toutes en un même rang.

 

 

..............


Voiture, lettre à Mlle Paulet, 1633

Au service de Monsieur, Gaston d'Orléans, frère de Louis XIII et éternel factieux, dont les exils forcés ou volontaires fournirent à Vincent Voiture l'occasion de voyager en Belgique, en Espagne et même au Maroc, et d'écrire à l'Hôtel de Rambouillet des lettres pleines de fantaisie. Ainsi celle datée de Ceuta, du 7 août 1633, adressée à Mlle Paulet, la "Lionne" à la chevelure rousse à laquelle le poète fit longtemps la cour, à la mode précieuse...

"Mademoiselle, enfin, je suis sorti de l'Europe, et j'ai passé ce détroit qui lui sert de bornes. Mais la mer qui est entre vous et moi ne peut rien éteindre de la passion que j'ai pour vous, et quoique tous les esclaves de la chrétienté se trouvent libres en abordant cette côte, je ne suis pas moins à vous pour cela. Ne vous étonnez pas de m'ouïr dire des galanteries si ouvertement. L'air de ce pays m'a déjà donné je ne sais quoi de félon qui fait que je vous crains moins, et quand je traiterai désormais avec vous, faites état que c'est de Turc à More.

Il ne vous doit pas pourtant déplaire que je vous parle d'amour de si loin, et quand ce ne serait que par curiosité, vous devez être bien aise de voir des poulets de Barbarie. Il manquait à vos aventures d'avoir un amant au-delà de l'Océan, et, comme vous en avez dans toutes les conditions, il faut que vous en ayez dans toutes les parties du monde. Je gravai hier vos chiffres sur une montagne qui n'est guère plus basse que les étoiles et de laquelle on découvre sept royaumes, et j'envoie demain des cartelsaux Mores de Maroc et de Fez, où je m'offre à soutenir que l'Afrique n'a jamais rien produit de plus rare, ni de plus cruel que vous. Après cela, je n'aurai plus rien à faire ici que d'aller voir vos parents, à qui je veux parler de ce mariage qui a fait autrefois tant de bruit, et tâcher d'avoir leur consentement, afin que personne ne s'y oppose plus. A ce que j'entends ce sont gens peu accostables. J'aurai de la peine à les trouver. On m'a dit qu'ils doivent être au fond de la Libye, et que les lions de cette côte sont moins nobles et moins grands. On en vend ici de jeunes qui sont extrêmement gentils. J'ai résolu de vous en envoyer une demi-douzaine, au lieu de gants d'Espagne : car je sais que vous les estimerez davantage, et ils sont à meilleur marché. Tout de bon, on en donne ici pour trois écus, qui sont les plus jolis du monde : en se jouant, ils emportent un bras ou une main à une personne, et après vous, je n'ai jamais rien vu de plus agréable. Disposez, s'il vous plaît, à s'accommoder avec eux et à leur donner la place de Dorinthe. Je vous les enverrai par le premier vaisseau qui partira et plût à Dieu que je pusse aller avec eux me mettre à vos pieds! Ce sera là, Mademoiselle, qu'ils auront sujet d'être les plus fiers animaux de la terre, et de s'estimer les rois de tous les autres".

 

Voiture, La Lettre de la Carpe au Brochet

Toute la préciosité dans cette lettre au duc d'Enghien, le Grand Condé, qui venait de passer le Rhin à la tête de ses troupes (1643) et qui, avant de quitter Paris, avait sans doute pris part à un divertissement masqué où il figurait le "brochet" et Voiture la "carpe". A vouloir montrer trop d'esprit, le risque demeure de sombrer parfois dans l'outrance et le ridicule..

"Hé! bonjour, mon compère le Brochet! bonjour, mon compère le Brochet! Je m'étais toujours bien doutée que les eaux du Rhin ne vous arrêteraient pas ; et connaissant votre force et combien vous aimez à nager en grande eau , j'avais bien cru que celles-là ne vous feraient point de peur, et que vous les passeriez aussi glorieusement que vous avez achevé tant d'autres aventures. Je me réjouis pourtant de ce que cela s'est fait plus heureusement encore que nous ne l'avions espéré, et que, sans que vous ni les vôtres y aient perdu une seule écaille, le seul bruit de votre nom ait dissipé tout ce qui se devait opposer à vous. Quoique vous ayez été excellent jusqu'ici à toutes les sauces où l'on vous a mis,- il faut avouer que la sauce d'Allemagne vous donne un grand goût et que les lauriers qui y entrent vous relèvent merveilleusement. Les gens de l'Empereur qui vous pensaient frire et vous manger avec un grain de sel en sont venus à bout comme j'ai le dos, et il y a du plaisir de voir que ceux qui se vantaient de défendre les bords du Rhin ne sont pas à cette heure assurés de ceux du Danube. Tête d'un poisson, comme vous y allez! Il n'y a point d'eau si trouble, si creuse, ni si rapide où vous ne vous jetiez à corps perdu. En vérité, mon Compère, vous faites bien mentir le proverbe qui dit : jeune chair et vieux poisson. Car, n'étant qu'un jeune Brochet comme vous êtes, vous avez une fermeté que les plus vieux Esturgeons n'ont pas, et vous achevez des choses qu'ils n'oseraient avoir commencées. Aussi vous ne sauriez vous imaginer jusques où s'étend votre réputation. Il n'y a point d'étangs, de fontaines, de ruisseaux, de rivières, ni de mers, où vos victoires ne soient célébrées ; point d'eau dormante où l'on ne songe à vous; point d'eau bruyante où il ne soit bruit de vous ..."

 

Amateur de "vers en vieux langage", Voiture, pour s'amuser, remet à la mode le rondeau que Du Bellay avait sévèrement condamné. Ce "genre d'écrire qui est propre à la raillerie" fit aussitôt fureur et, en 1639, parut un recueil de cent soixante-dix-neuf rondeaux dont vingt-six étaient de Voiture...

Pour vos beaux yeux autheurs de mon trespas,

Hier dans le Ciel se firent maints combats,

L'Amour ayant dit tout haut à sa mere,

Qu'ils surpassoient en douceur et lumière

Ceux de là haut, comme ceux d'icy bas.

Mars avoüa qu'ils avoient plus d'appas,

Saturne mesme alors hastant le pas,

Vint l'approuver, et parut moins severe

Pour vos beaux yeux.

La belle Iris, et la fiere Pallas,

Quoy qu'on en dist, n'y consentirent pas,

Venus pensa s'étrangler de colere,

Tout est brouïllé dans la dixième Sphere,

Et tout le Ciel est remply de debats

Pour vos beaux yeux.

 

Pour vos beaux yeux et vostre beau visage,

Et la douceur de ce divin langage

Dont vous tenez tout le monde enchanté,

Cloris, on doit souffrir vostre fierté,

Et prés de vous avoir moins de courage.

Il est donc vray, que je ne fus pas sage,

De ne pouvoir endurer un outrage,

Moy que l'Amour tient si bien arresté

Pour vos beaux yeux.

A tout souffrir desormais je m'engage,

Et dans les fers d'un eternel servage,

Et les rigueurs de vostre cruauté,

Je chanteray vostre extrême beauté,

Et je ferois mille fois davantage

 

Pour vos beaux yeux.


Ce soir que vous ayant seulette rencontrée,

Pour guérir mon esprit et le remettre en paix

J'eus de vous, sans effort, belle et divine Astrée,

La première faveur que j'en reçus jamais.

Que d'attraits, que d'appas vous rendaient adorable !

Que de traits, que de feux me vinrent enflammer !

Je ne verrai jamais rien qui soit tant aimable,

Ni vous rien désormais qui puisse tant aimer.

Les charmes que l'Amour en vos beautés recèle,

Etaient plus que jamais puissants et dangereux ;

Ô Dieux ! qu'en ce moment mes yeux vous virent belle,

Et que vos yeux aussi me virent amoureux !

La rose ne luit point d'une grâce pareille,

Lors que pleine d'amour elle rit au Soleil,

Et l'Orient n'a pas, quand l'Aube se réveille,

La face si brillante, et le teint si vermeil.

Cet objet qui pouvait émouvoir une souche,

Jetant par tant d'appâts le feu dans mon esprit,

Me fit prendre un baiser sur vôtre belle bouche,

Mais las ce fut plutôt le baiser qui me prit.

Car il brûle en mes os, et va de veine en veine,

Portant le feu vengeur qui me va consumant,

Jamais rien ne m'a fait endurer tant de peine,

Ni causé dans mon coeur tant de contentement.

Mon âme sur ma lèvre était lors toute entière,

Pour savourer le miel qui sur la vôtre était ;

Mais en me retirant, elle resta derrière,

Tant de ce doux plaisir l'amorce l'arrêtait.

S'égarant de ma bouche, elle entra dans la vôtre,

Ivre de ce Nectar qui charmait ma raison,

Et sans doute, elle prit une porte pour l'autre,

Et ne lui souvint plus quelle était sa maison.

Mes pleurs n'ont pu depuis fléchir cette infidèle,

A quitter un séjour qu'elle trouva si doux :

Et je suis en langueur sans repos, et sans elle,

Et sans moi-même aussi lors que je suis sans vous.

Elle ne peut laisser ce lieu tant désirable,

Ce beau Temple où l'Amour est de tous adoré,

Pour entrer derechef en l'Enfer misérable,

Où le Ciel a voulu qu'elle ait tant enduré.

Mais vous, de ses désirs unique et belle Reine,

Où cette âme se plaît comme en son Paradis,

Faites qu'elle retourne, et que je la reprenne

Sur ces mêmes oeillets, où lors je la perdis.

Je confesse ma faute, au lieu de la défendre,

Et triste et repentant d'avoir trop entrepris,

Le baiser que je pris, je suis prêt de le rendre,

Et me rendez aussi ce que vous m'avez pris.

Mais non, puisque ce Dieu dont l'amorce m'enflamme,

Veut bien que vous l'ayez, ne me la rendez point ;

Mais souffrez que mon corps se rejoigne à mon âme,

Et ne séparez pas ce que Nature a joint.

 

Dedans ces prés herbus et spacieux,

Où mille fleurs semblent sourire aux Cieux,

Je viens blessé d'une atteinte mortelle

Pour soulager le mal qui me martèle,

Et divertir mon esprit par mes yeux.

Mais contre moi mon coeur séditieux

Me donne plus de pensers soucieux

Que l'on ne voit de brins d'herbe nouvelle

Dedans ces prés.

De ces tapis le pourpre précieux,

De ces ruisseaux le bruit délicieux,

De ces vallons la grâce naturelle,

Blesse mes sens, me gêne et me bourelle,

Ne voyant pas ce que j'aime le mieux

Dedans ces prés.

 

Je me meurs tous les jours en adorant Sylvie,

Mais dans les maux dont je me sens perir,

Je suis si content de mourir,

Que ce plaisir me redonne la vie.

Quand je songe aux beautez, par qui je suis la proye

De tant d'ennuis qui me vont tourmentant,

Ma tristesse me rend content,

Et fait en moy les effets de la joye.

Les plus beaux yeux du monde ont jetté dans mon ame,

Le feu divin qui me rend bien-heureux,

Que je vive ou meure pour eux,

J'aime à brusler d'une si belle flame.

Que si dans cet estat quelque doute m'agite,

C'est de penser que dans tous mes tourmens,

J'ay de si grands contentemens,

Que cela seul m'en oste le merite.

Ceux qui font en aimant des plaintes éternelles,

Ne doivent pas estre bien amoureux,

Amour rend tous les siens heureux,

Et dans les maux couronne ses fidelles.

Tandis qu'un feu secret me brusle et me devore,

J'ay des plaisirs à qui rien n'est égal,

Et je vois au fort de mon mal

Les Cieux ouverts dans les yeux que j'adore.

Une divinité de mille attraits pourveuë,

Depuis longtemps tient mon coeur en ses fers,

Mais tous les maux que j'ay souffers,

N'esgalent point le bien de l'avoir veuë.

 

Jean-François Sarrasin (1615-1654)

Tenu pour l'un des plus brillants représentants de la poésie précieuse, doué de beaucoup d'esprit et de beaucoup de facilité, Jean-François Sarrasin introduit la lettre mêlée de vers et de prose (la Pompe funèbre en l’honneur de Voiture), l'épître en vers irréguliers, le poème héroï-comique (le Dulot vaincu, 1649), excelle dans les sonnets, ballades, chansons, épigrammes, mais tout autant dans la prose (Relation du siège de Dunkerque, 1649, La Conspiration de Walstein, 1651). Il fut au service de plusieurs grands, Chavigny, puis le cardinal de Retz, entre dans la maison de Conti, et suit le prince et Mme de Longueville dans toutes leurs pérégrinations. Mais il meurt prématurément, empoisonné, sans avoir pu donner la mesure de son talent. 

Ode à Monseigneur le Duc d'Enghïen

 

GRAND duc, qui d'Amour et de Mars

Portes le cœur et le visage.

Digne qu'au trône des Césars

T'élève ton noble courage ;

Enghien, délices de la cour.

Sur ton chet éclatant de gloire

Viens mêler le myrte d'amour

A la palme de la victoire.

Ayant fait triompher les Lis

Et dompté l'orgueil d'Allemagne,

Viens commencer, pour ta Phiiis,

Une autre sorte de campagne.

Ne crains point de montrer au jour

L'excès de l'ardeur qui te brûle ;

Ne sais-tu pas bien que l'amour

A fait un des travaux d'Hercule ?

Toujours les héros et les dieux

Ont eu quelques amours en tête;

Et Jupiter, en mille lieux,

En a fait plaisamment la bête.

Achille, beau comme le jour,

Et vaillant comme son épée,

Pleura neuf mois pour son amour,

Comme un enfant pour sa poupée.

O Dieux ! que Renaud me plaisait !

Dieux ! qu'Armide avait bonne grâce !

 

Le Tasse s'en scandalisait,

Mais je suis serviteur au Tasse.

Et nos seigneurs les Amadis,

Dont la cour fut si triomphante

Et qui tant joutèrent jadis.

Furent-ils jamais sans infante?

Grand duc, il n'y va rien du leur,

Et, je le dis sans flatterie,

Tu les surpasses en valeur.

Passe-les en galanterie.

Viens donc hardiment attaquer

Philis, comme tu fis Bavière ;

Tu la prendras sans y manquer.

Fût-elle mille fois plus fière.

Nous t'en verrons le possesseur,

Pour le moins selon l'apparence,

Car je crois que ton confesseur

Sera seul de ta confidence.

Cependant fais qu'en de beaux vers

La plus galante renommée

Débite, par tout l'univers,

Les grâces de ta bien-aimée.

Choisis quelque excellente main

Pour une si belle aventure :

Prends la lyre de Chapelain

Oa la guitare de Voiture.

A chanter ces fameux exploits,

J'emploierais volontiers ma vie;

Mais je n'ai qu'un filet de voix,

Et ne chante que pour Sylvie.

 


Gilles Ménage (1613-1692)

C'est un abbé fort galant, qui entrera dans la maison du cardinal de Retz en 1643 et en sortira en 1652, qui aura pour élèves la future Mme de Sévigné et la future Mme de La Fayette, renommé pour son érudition et redouté pour son esprit, mais dont Molière en fera le personnage de Vadius des "Femmes savantes" aux prises avec Trissotin-Cotin. Il est avec le recul l'auteur en 1650 des "Origines de la langue françoise", un recueil, "Miscellanea" (1652) et en 1672, ses 1280 pages d'"Observations sur langue française", réponse aux "Remarques sur la langue française" de Vaugelas qui connurent un grand succès dans les salons. « Ménandre (Ménage) est un des plus grands ministres des Précieuses; il est des plus galants d'Athènes (de Paris), et dans l'empire des lettres on parle de lui comme d'un homme universel; aussi, fait-il des vers en toutes sortes de langues; il est des plus considéré dans les ruelles, et quoiqu'il ait une mine judicieuse, un port grave, et une grande doctrine, on ne laisse pas de voir qu'il est né pour la galanterie. Il est dans l'amitié de Sophie (Mlle de Scudéry), qu'il visite souvent et, tout ce qu'il y a de femmes spirituelles en font estime. Aussi, est-il considérable pour bien des raisons; car, outre qu'il fait autant de pièces nouvelles et galantes que pas un autre, il est encore, pour ainsi dire, le juge de ce que les autres font, et tient une Académie en sa maison, fréquentée par les plus beaux esprits", à en croire Somaize... 

 


1605, retour au début du siècle, lorsque surgit un singulier récit, L'Astrée ...

Une génération naquit donc avec L'Astrée - 1605-1630 - L'Astrée marque un tournant non seulement dans l'histoire de littérature française mais aussi dans l'évolution de la petite fraction sociale dominante de son royaume. La société française, telle qu'Honoré d'Urfé la trouve aux environs de 1605, était encore, en son ensemble, brutale de ton, "fascheuse et rustique", corrompue de mœurs, peu différente de ce que l'avait faite le cauchemar des guerres civiles. Survient L'Astrée, fixant des aspirations confuses vers une conception plus raffinée des relations sociales et des conversations, utilisant une langue et des thématiques comportant sans doute des excès de subtilités qui prêteront plus tard à sourire, mais la langue est simple, élégante, limpide. Et pour l'heure, on lit L'Astrée, on en parle, on l'écrit, partout, à la cour, à l'hôtel de Rambouillet, chez Mlle de Montpensier et de ses amis au château de Saint-Fargeau, dans les ruelles des Précieuses, chez Mme de La Fayette et Mme de Sévigné, dans les villes de province et dans les châteaux, dans les collèges ou chez le cardinal de Retz, et quand on dit "lire", c'est en fait "vivre", de grandes dames revêtaient des costumes de bergères et des jeunes filles se travestissaient en nymphes, à l'Académie des Parfaits amants, on prenait les noms et quelquefois les habits des héros de l'Astrée...

Et sans doute restons-nous à la surface du commerce relationnel et la jugeons nous en parcourant la littérature de son temps : l'influence de l'Astrée est alors considérable. La période qui va de 1625 à 1635 marque l'apogée de L'Astrée sur la scène théâtrale : après Rotrou, après les premières comédies de Corneille et le Cid, elle n'exerce plus une influence aussi marquée sur la littérature dramatique. Quant à la production romanesque du dix-septième siècle, avant et après L'Astrée, si considérable par son ampleur et sa variété, il suffit de citer La Fontaine, Corneille ou Racine, tous des lecteurs du Roman, et  Mlle de Scudéry qui exprime toute son admiration pour un tel modèle et écrit dans sa préface d' "Ibrahim , ou l'Illustre Bassa" (1641) : "Je ne propose pour exemple que le grand et l'incomparable Urfé. Certainement il faut advoûer qu'il a mérité sa réputation, que l'amour que toute la terre a pour luy est juste, et que tant de nations qui ont traduit son livre en leurs langues ont eu raison de le faire. Pour moy, je confesse hautement que je suis son adorateur; il y a vingt ans que je le connoy, et c'est à dire qu'il y a vingt ans que je l'aime. En effect, il est admirable partout : il est fécond en inventions, et en inventions raisonnables. Tout y est beau, et ce qui est le plus important, tout y est naturel et vray semblable. Mais entre tant de rares choses, celle que j'estime le plus, est qu'il sçait toucher si délicatement les passions, qu'on peut l'appeler le peintre de l'âme. Il va chercher dans le fonds des cœurs les plus secrets sentimens; et dans la diversité des naturels qu'il représente, chacun trouve son portrait. Enfin si parmi les mortels, Quelqu'un mérite des autels, Urfé seul a droit d'y prétendre."

Et parmi les romans qui puisent le plus directement de l'Astrée, on peut citer le recueil des "Histoires tragiques" de François de Rosset (1619), "La Carithée", de Le Roy deGomberville (1621), dédiée "aux belles et vertueuses bergères et aux généreux et parfaits bergers", la "Polyxène" de François de Molière (1623). En 1659, dans sa "Relation de l'Isle Imaginaire", écrit avec Segrais, la Grande Mademoiselle (les documents littéraires abondent), désabusée des folies de la Fronde et fatiguée d'intrigues,  trouve son bonheur dans un conte pastoral qui voit un chasseur, battant les fourrés de la forêt de Livri et rencontrer une bergère: "" Je voudrois qu'on allât garder les troupeaux de moutons dans nos belles prairies, qu'on eût des houlettes et des cappelines, qu'on dînât sur l'herbe verte de mets rustiques et convenables aux bergers, et qu'on imitât quelquefois ce qu'on a lu dans L'Astrée, sans toutefois faire l'amour; car cela ne me plaît point, en quelque habit que ce soit...".  Et le 30 novembre 1658 (Mémoires), pendant le séjour de la cour à Lyon, Mademoiselle trace le portrait de Mme de Thianges : elle pense descendre de Rosanire, fille de Polycandre, roi des Pietés, qui parfois avait la fantaisie de s'habiller en bergère avec Galathée, et de se mêler aux ébats des pastourelles du Forez. Avec cette demi-préciosité pour lors à la mode, et qui est si apparente dans les "Mémoires de Fléchier sur les GrandsJours d'Auvergne", Segrais a décrit les divertissements de la princesse Aurélie en son château des Six-Tours (Les Nouvelles françoises, ou les Divertissemens de la Princesse Aurélie, 1657) :  Aurélie, c'est Mlle de Montpensier; le château des Six-Tours, c'est Saint- Fargeau. La princesse est visitée par des dames de beaucoup de mérite, " l'agréable Gélonide, l'aymable Aplanice, la spirituelle Silérite et l'incomparable Uralie"...  Le bal, la comédie, la promenade, la conversation, la lecture remplissent honnêtement les journées! 

Il faut attendre 1666 et le "Roman bourgeois" de Furetière pour voir s'achever la période du sentimentalisme raffiné et invraisemblable, du roman héroïque, tandis qu'un Segrais écrit encore une dernière fois une petite Astrée en vers, "Athis"...

 

Honoré d’Urfé (1567-1625)

Honoré d'Urfé naquit en pleine guerre de religion, mais passa sa jeunesse fort paisiblement dans le cadre Renaissance du château de La Bastie, sur les bords du Lignon, en Forez, au sud-est du Massif central. Il parcourt les bois et les prés de ce pays qui servira de cadre à son roman, L'Astrée. Il sera plus attiré par la vie campagnarde que par celle de la cour. Mais la guerre civile ravage la France. Il est bien difficile de ne pas prendre parti. Après des études accomplies au collège de Tournon, ville située au sud de la vallée du Rhône, Honoré d'Urfé, fervent catholique, s'engage dans le conflit. En 1590, il rejoint la Ligue. Sous la direction du duc de Guise, cette confédération réunit les catholiques qui s'opposent au roi Henri III, auquel ils reprochent d'avoir pactisé avec les protestants. De 1590 à 1600, il mène une dangereuse vie d'aventures. A deux reprises, il est fait prisonnier par les troupes royales, puis relâché, et finit par se mettre au service du duc de Savoie, adversaire résolu du roi de France. C'est en 1600 qu'il épouse enfin la dame de ses rêves, sa belle-soeur, - le mariage ayant été annulé -, Diane de Chateaumorand.  La réconciliation de la France et de la Savoie va le rapprocher d'Henri IV. Il entreprend la publication de l'Astrée, première partie en 1607, deuxième partie en 1610. Vers 1613, les deux époux, en désaccord, se séparent à l'amiable, dans son roman pastoral, les bergères et les bergers, les princes et les princesses connaissent, eux aussi, les difficultés et les revirements de la passion. D'Urfé se retire en Savoie, voyage à Rome, à Paris, à Turin, à Venise, guerroie pour le duc de Savoie, écrit la suite de l'Astrée (IIIe partie en 1619; IVe partie en 1624). Il commandait un régiment contre les Espagnols, dans la région de Gênes, quand il fut emporté par une pneumonie (1625); Diane mourut quelques mois plus tard. L'Astrée frémira du fracas des combats qui marquèrent sa vie...

 

L'Astrée (1607, 1610, 1619, 1624)

Le roman pastoral, des bergers et bergères raffinés, en réalité des gentilhommes campagnards et des princesses, qui passent leurs journées à se conter des histoires galantes et à discuter de problèmes sentimentaux, connut ses plus grandes heures au XVIe siècle avec, en Italie, l' "Arcadia" de Sannazar (1502), en Espagne, la "Diana" de Montemayor (1558) et la "Galetea" de Cervantès (1585)...

 

"De fortune, ce jour l'amoureux berger s'étant levé fort matin pour entretenir ses pensées, laissant paître l'herbe moins foulée à ses troupeaux, alla s'asseoir sur le bord de la tortueuse rivière de Lignon, attendant la venue de sa belle bergère qui ne tarda guères après lui; car, éveillée d'un soupçon trop cuisant, elle n'avait pu clore l'œil de toute la nuit. A peine le soleil commençait de dorer le haut des montagnes d'Isoure et de Marcilly, quand le berger aperçut de loin un troupeau qu'il reconnut bientôt pour celui d'Astrée. Car outre que Mélampe, chien tant aimé de sa bergère, aussitôt qu'il le vit, le vint folâtrement caresser, encore remarqua-t-il la brebis plus chérie de sa maîtresse, quoi qu'elle ne portât ce matin les rubans de diverses couleurs, qu'elle soulait avoir à la tête en façon de guirlande, parce que la bergère atteinte de trop de déplaisir ne s'était pas donné le loisir de l'agencer comme de coutume. Elle venait après, assez lentement, et, comme on pouvait juger à ses façons, elle avait quelque chose en l'âme qui l'affligeait beaucoup et la ravissait tellement en ses pensées que, fût par mégarde ou autrement, passant assez près du berger, elle ne tourna pas seulement les yeux vers le lieu où il était, et alla s'asseoir assez loin de là sur le bord de la rivière. 

Céladon, sans y prendre garde, croyant qu'elle ne l'eût pas vu, et qu'elle l'allât chercher là ou il avait accoutumé de l'attendre, rassemblant ses brebis avec sa houlette, les chassa après elle qui déjà s'étant assise contre un vieux tronc, le coude appuyé sur le genou, la joue sur la main, se soutenait la tête et demeurait tellement pensive, que, si Céladon n'eût été plus qu'aveugle en son malheur, il eût bien aisément vu que cette tristesse ne lui pouvait procéder que de l'opinion du changement de son amitié, tout autre déplaisir n`ayant pas assez de pouvoir pour lui causer de si tristes et profondes pensées..."

(Honoré d'Urfé. L'Astrée, I, I.) `

 

L'Astrée? Cinq tomes, en comptant le tome V que rédigea le secrétaire d'Honoré d'Urfé après sa mort, et plus de cinq mille pages. Une œuvre colossale, un roman-fleuve dont la lecture demande des dizaines d'heures. Mais sa dimension ne découragea pas les lecteurs de l'époque pour une oeuvre dont la publication s'étala sur plus de vingt ans. Ils se plongèrent avec semble-t-il délectation, dans un récit romanesque assez complexe, fait à la fois de combats et d'intrigues amoureuses, plein de cruautés et de sentiments. Sous les bergères et bergers, se dissimulent les gens de la cour, avides de subtilités amoureuses, attirés par une conception de l'amour qui repose sur le mérite, sur les valeurs morales, sur ce précepte cornélien avant la lettre...

"Elle feint de m'aimer, pleine de mignardise, Soupirant après moi, me voyant soupirer,

Et par de feintes pleurs témoigne d'endurer L'ardeur que dans mon âme elle connaît éprise.

Le plus accort amant, lorsqu'elle se déguise, De ses trompeurs attraits ne se peut retirer :

Il faut être sans coeur pour ne point désirer D'être si doucement déçu par sa feintise.

Je me trompe moi-même au faux bien que je vois, Et mes contentements conspirent contre moi.

Traîtres miroirs du coeur, lumières infidèles, Je vous reconnais bien et vos trompeurs appas :

Mais que me sert cela, puisqu'Amour ne veut pas, Voyant vos trahisons, que je me garde d'elles ?"

 

Sur les bords du Lignon, petite rivière qui arrose les prairies les plus fertiles de la province de Forez, vivait, dans le IVe siècle, une nombreuse population de bergers, uniquement occupée de la culture des terres et du soin des troupeaux. Tranquilles au milieu des guerres qui désolaient les pays d'alentour, ces bergers auraient continué à vivre aussi heureux que dans l'âge d'or, si l'Amour, le cruel Amour, n'était venu changer leur bonheur en amertume, et leur paisible quiétude en trouble et en alarmes. La bergère Astrée et le berger Céladon s'aiment. Mais leurs familles, qui se haïssent, s'opposent à leur amour. Pour brouiller les pistes, Céladon fait semblant d'aimer Aminthe. Sémire, épris d'Astrée, exploite la situation en faisant croire à la jeune bergère que Céladon lui est réellement infidèle. Devant les reproches d'Astrée, Céladon, désespéré, se jette dans la rivière....

(I) "... Or sur les bords de ces delectables rivieres on a veu de tout temps quantité de bergers, qui pour la bonté de l’air, la fertilité du rivage et leur douceur naturelle, vivent avec autant de bonne fortune, qu’ils recognoissent peu la fortune. Et quoi qu’ils n’eussent deu envier le contentement du premier siecle, si Amour leur eust aussi bien permis de conserver leur felicité, que le Ciel leur en avoit esté veritablement prodigue. Mais endormis en leur repos ils se sousmirent à ce flatteur, qui tost apres changea son authorité en tyrannie. 

Celadon fut un de ceux qui plus vivement la ressentirent, tellement espris des perfections d’Astrée, que la haine de leurs parents ne peut l’empescher de se perdre entierement en elle. Il est vray que si en la perte de soy mesme on peut faire quelque acquisition, dont on se doive contenter, il se peut dire heureux de s’estre perdu si à propos, pour gaigner la bonne volonte de la belle Astrée, qui asseurée de son amitié, ne voulut que l’ingratitude en fust le paiemens, mais plustost une reciproque affection avec laquelle elle recevoit son amitié et ses services. De sorte que si l’on veit depuis quelques changements entr’eux, il faut croire que le Ciel le permit, seulement pour faire paroistre que rien n’est constant que l’inconstance, durable mesme en son changement. Car ayant vescu bienheureux l’espace de trois ans, lors que moins ils craignoient le fascheux accident qui leur arriva, ils se virent poussez par la trahison de Semyre, aux plus profondes infortunes de l’amour ; d’autant que Celadon desireux de cacher son affection pour decevoir l’importunité de leurs parents, qui d’une haine entr’eux vieille interrompoient par toutes sortes d’artifices leurs desseins amoureux, s’efforçoit de monstrer que la recherche qu’il faisoit de ceste bergere estoit plustost commune que particuliere. 

Ruse vrayement assez bonne, si Semyre ne l’eust point malicieusement desguisée, fondant sur ceste dissimulation la trahison dont il deceut Astrée, et qu’elle paya despuis avec tant d’ennuis, de regrets et de larmes.

De fortune, ce jour l’amoureux berger s’estant leve fort matin pour entretenir ses pensées, laissant paistre l’herbe moins foulée à ses troupeaux, s’alla asseoir sur le bord de la tortueuse riviere de Lignon, attendant la venue de sa belle bergere, qui ne tarda guere apres luy, car esveillée d’un soupçon trop cuisant, elle n’avait peu clorre l’œil de toute la nuict. A peine le Soleil commençoit de dorer le hauct des montaignes d’Isoure et de Marcilly, quand le berger aperceut de loing un troupeau qu’il recogneut bien tost pour celuy d’Astrée....

Elle venoit apres assez lentement, et comme on pouvoit juger à ses façons, elle avoit quelque chose en l’ame qui l’affligeoit beaucoup, et la ravissoit tellement en ses pensées, que fust par megarde ou autrement, passant assez pres du berger, elle ne tourna pas seulement les yeux vers le lieu où il estoit, et s’alla asseoir assez loing de là sur le bord de la riviere. Celadon sans y prendre garde, croyant qu’elle ne l’eust veu, et qu’elle l’allast chercher où il avoit accoustumé de l’attendre, r’assemblant ses brebis avec sa houlette, les chassa apres elle, qui desjà s’estant assise contre un vieux tronc, le coude appuyé sur le genouil, la joue sur la main, se soustenoit la teste et, demeuroit tellement pensive, que si Celadon n’eust este plus qu’aveugle en son mal-heur, il eust bien aisement veu que cette tristesse ne luy pouvoit proceder que de l’opinion du changement de son amitié, tout autre desplaisir n’ayant assez de pouvoir pour luy causer de si tristes et profonds pensers. Mais d’autant qu’un malheur inesperé est beaucoup plus malaise à supporter, je croy que la fortune, pour luy oster toute sorte de resistance, le voulut ainsi assaillir inopinement.

Ignorant donc son prochain malheur, apres avoir choisi pour ses brebis le lieu plus commode pres de celles de sa bergere, il luy vint donner le bon-jour, plein de contentement de l’avoir rencontrée, à quoy elle respondit et de visage et de parolle si froidement, que l’hyver ne porte point tant de froideurs ny de glaçons. Le berger qui n’avoit pas accoustumé de la voir telle, se trouva d’abord fort estonné, et quoy qu’il ne se figurast la grandeur de sa disgrace telle qu’il l’esprouva peu apres, si est-ce que la doute d’avoir offense ce qu’il aimoit, le remplit de si grands ennuis, que le moindre estoit capable de luy oster la vie. Si la bergere eust daigné le regarder, ou que son jaloux soupçon luy eust permis de considerer quel soudain changement la froideur de sa responce avoit causé en son visage, pour certain la cognoissance de tel effet lui eust fait perdre entierement ses mesfiances ; mais il ne falloit pas que Celadon fust le Phœnix du bonheur, comme il l’estoit de l’amour, ny que la fortune luy fist plus de faveur qu’au reste des hommes, qu’elle ne laisse jamais asseurez en leur contentement. Ayant donc ainsi, demeuré longuement pensif, il revint à soy, et tournant la veue sur sa bergere, rencontra par hazard qu’elle le regardoit, mais d’un œil si triste, qu’il ne laissa aucune sorte de joye en son ame, si la doute où il estoit y en avoit oublié quelqu’une. Ils estoient si proches de Lignon, que le berger y pouvoit aisement atteindre du bout de sa houlette, et le dégel avoit si fort grossi son cours, que tout glorieux et chargé des despouilles de ses bords, il descendoit impetueusement dans Loire. Le lieu où ils assoient assis, estoit un tertre un peu relevé, contre lequel la fureur de l’onde en vain s’alloit rompant, soustenu par en bas d’un rocher tout nud, couvert au dessus seulement d’un peu de mousse. De ce lieu le berger frappoit dans la riviere du bout de sa houlette, dont il ne touchoit point tant de gouttes d’eau, que de divers pensers le venoient assaillir, qui flottants comme l’onde, n’estoient point si tost arrivez, qu’ils en estoient chassez par d’autres plus violents..."

 

Évidemment, il ne se noie pas. Il est recueilli par trois nymphes qui tombent amoureuses de lui. 

Aidé par le druide Adamas, il parvient à leur échapper et se réfugie dans la forêt. Astrée lui a en effet défendu de revenir auprès d'elle sans son ordre et il se soumet à cette volonté, en amant obéissant. La situation semble donc sans issue. 

Adamas va trouver une solution. Céladon, déguisé en jeune fllle, rejoint Astrée. Ils se lient d'amitié et deviennent bientôt inséparables. Mais Céladon est bien résolu à ne pas révéler sa véritable identité, tant qu'Astrée n'aura pas décidé de le rappeler. C'est dans cette position inconfortable qu'Honoré d'Urfé laisse ses deux héros....

Le secrétaire d'Honoré d'Urfé, Baro, achève bienheureusement le roman. Astrée se décide à appeler le fantôme de Céladon, qu'elle croit mort. C'est Céladon en chair et en os qu'elle aperçoit alors, stupéfaite. Mais, au lieu de tomber dans ses bras , elle le chasse à nouveau. Ils se retrouveront enfin, définitivement unis, devant la miraculeuse fontaine de la vérité d'Amour.

 

Le succès de L'Astrée fut immense en France et en Europe, un roman pastoral, mais précieux, autour des amours d'Astrée et de Céladon, exprimant toutes les nuances possibles de l'amour, de la passion naissante, à la jalousie, à la perfidie, à la ruse, là la rivalité, chacune de ces nuances étant incarnée par des personnages, des histoires secondaires et des formes littéraires particulières, récit, lettres, stances, sonnets : histoires de Hylas, incarnation de l'inconstance, de Galathée et Lindamor, de Léonide, de Celion et Bellinde, de Ligdamon, de Damon et de Fortune, de Lydias et de Melandre,...

 

Histoire de Hylas (L’Astrée, IIIe partie)

"Vous voulez donc, belle maistresse de la mienne, et vous, gentil Paris, que je vous die les fortunes qui me sont advenues, depuis que j’ay commencé d’aimer ? Ne croyez pas que le refus que j’en ay fait, vienne de ne sçavoir que dire, car j’ay trop aimé pour avoir faute de suject, mais plustost de ce que je vois trop peu de jour pour avoir le loisir, non pas de les vous dire toutes (cela seroit trop long), mais bien d’en commencer une seulement. Toutesfois, puis que pour obeir, il faut que je satisfasse à vos volontez, je vous prie, en m’escoutant, de vous ressouvenir, que toute chose est sujette à quelque puissance superieure, qui la force presque aux actions qu’il luy plaist. Et celle à quoy la mienne m’incline ainsi violemment, c’est l’amour : car autrement vous vous estonneriez peut-estre, de m’y voir tellement porté, qu’il n’y a point de chaisne assez forte, soit du devoir, soit de l’obligation, qui m’en puisse retirer. Et j’adovue librement, que s’il faut que chacun ait quelque inclination de la nature, que la mienne est d’inconstance, de laquelle je ne dois point estre blasmé. puis que le Ciel me l’ordonne ainsi. Ayez ceste consideration devant les yeux, cependant que vous escouterez le discours que je vay vous faire.

Entre les principales contrées que le Rhosne en son cours impetueux va visitant, apres avoir receu l’Arar, l’Isere, la Durance, et plusieurs autres rivieres, il vient frapper contre les anciens murs de la ville d’Arles, chef de son pays, et des plus peuplées et riches de la province des Romains. Aupres de ceste belle ville se vint camper, il y a fort long temps, à ce que j’ay ouy dire à nos druydes, un grand Capitaine nommé Caius Marius, devant la remarquable victoire qu’il obtint contre les Cimbres, Cimmeriens, et Celtoscythes, aux pieds des Alpes, qui estans partis du profond de l’Océan Scythique, avec leurs femmes et enfans, en intention de saccager Rome, furent tellement deffaits par ce grand capitaine, qu’il n’en resta un seul en vie. Et si les armes Romaines en avoient espargné quelqu’un, la barbare fureur qui estoit dans leur courage leur fit tourner leurs propres mains contre eux-mesmes, et de rage se tuer, pour ne pouvoir vivre, ayans esté vaincus. Or l’armée Romaine, pour r’asseurer les alliez, et amis de leur Republique, venant camper, comme je vous disois, pres de ceste ville, et selon la coustume de leur nation ceignant leur camp de profondes tranchées, il advint qu’estans fort pres :du Rhosne, ce fleuve qui est tres-impetueux, et qui mine et ronge incessamment ses bords, peu à peu vint avec le temps à rencontrer ces larges et profondes fosses, et entrant avec impetuosité dans ce canal, qu’il trouva tout fait, courut d’une si grande furie, qu’il continua les tranchées jusques dans la mer, où il se va desgorgeant, par ce moyen, par deux voyes : car l’ancien cours a tousjours suivy son chemin ordinaire, et ce nouveau s’est tellement agrandy, qu’il esgale les plus grandes rivieres, faisant entre-deux une Isle tres delectable, et tres fertile. Et à cause que ce sont les tranchées de Caius Marius, le peuple par un mot corrompu, l’appelle de son nom Camargue, et depuis, parce que le lieu se trouva tout entouré d’eau, à sçavoir de ces deux bras du Rhosne et de la mer Mediterranée, ils la nommerent l’isle de Camargue.

Je ne vous eusse pas dit tant au long l’origine de ce lieu, n’eust esté que c’est la contrée où j’ay pris naissance, et où ceux dont je suis venu, se sont de long temps logez ; car à cause de la fertilité du lieu, et qu’il est comme destaché du reste de la terre, il y a quantité de bergers qui s’y sont venus retirer, lesquels à cause de l’abondance des pasturages on appela pastres. Et mes peres y ont tousjours esté tenus en quelque consideration parmy les principaux, soit pour avoir esté estimez gens de bien et vertueux, soit pour avoir eu honnestement et selon leur condition, des biens de fortune ; aussi me laisserent-ils assez accommodé, lorsqu’ils moururent, qui fut sans doute trop tost pour moy, car mon pere mourut le jour mesme que je nasquis, et ma mere qui m’esleva avec toute sorte de mignardise, en enfant unique, ou plustost enfant gasté, ne me dura que jusques à ma douziesme année. Jugez quel maistre de maison je de vois estre ! Entre les autres imperfections de ce jeune aage, je ne peus eviter celle de la presomption, me semblant qu’il n’y avoit pastre en toute Camargue, qui ne me deust respecter. Mais quand je fus un peu plus advancé, et que l’amour commença de se mesler avec ceste presomption, il me sembloit que toutes les bergeres estoient amoureuses de moy, et qu’il n’y en avoit une seule qui ne receust mon amitié avec obligation. Et ce qui me fortifia en ceste opinion, fut qu’une belle et sage bergere, ma voisine, nommée Carlis, me faisoit toutes les honnestes caresses, à quoy le voisinage la pouvoit convier. J’estois si jeune encores, que nulles des incommoditez qu’amour a de coustume de r’apporter aux amants par ses transports violents, ne me pouvoyent atteindre, de sorte que je n’en ressentois que la douceur. 

 

Histoire de Celion et Bellinde...

"Il est tout certain, belle nymphe, que la vertu despouillé de tout autre agencement, ne laisse pas d’estre d’elle-mesme agreable, ayant des aymants tant attirans, qu’aussi tost qu’une ame en est touchée, il faut qu’elle l’aime et la suive. Mais quand ceste vertu se rencontre en un corps qui est beau, elle n’est pas seulement agreable, mais admirable, d’autant que les yeux et l’esprit demeurent ravis en la contemplation et en la vision du beau. Ce qui se cognoistra clairement par le discours que je pretens vous faire de Bellinde.

Sçachez donc qu’assez pres d’icy, le long de la riviere de Lignon, il y eut un tres-honneste pasteur nommé Philemon, qui apres avoir demeuré long temps marié eut une fille qu’il nomma Bellinde, et qui, venant à croistre, fit autant paroistre de beauté en l’esprit que l’on luy en voyoit au corps.

Assez pres de sa maison logeoit un autre berger nommé Leon, avec qui le voisinage l’avoit lié d’un tres estroit lien d’amitié, et la fortune ne voulant pas en cela advantager l’un sur l’autre, luy donna aussi en mesme temps une fille, de qui la jeunesse promettoit beaucoup de sa future beauté : elle fut nommé Amaranthe. L’amitié des peres fit naistre par la frequentation celles des filles, car elles furent dés le berceau nourries ensemble, et depuis, quand l’aage le leur permit, elles conduisoient de mesme leurs troupeaux, et le soir les ramenoient de compagnie en leurs loges. Mais parce que comme le corps alloit augmentant, leur beauté aussi croissoit presque à veue d’œil, il y eut plusieurs bergers qui rechercherent leur amité, dont les services et l’affection ne peurent obtenir d’elle rien de plus avantageux que d’estre receus avec courtoisie.

Il advint que Celion, jeune berger de ces quartiers, ayant esgaré une brebis, la vint retrouver dans le trouppeau de Bellinde où elle s’estoit retirée. Elle la luy rendit avec tant de courtoisie, que le recouvrement de sa brebis fut le commencement de sa propre perte, et dés lors il commença de sentir de quelle force deux beaux yeux sçavent offenser, car auparavant il en estoit si ignorant que la pensée seulement ne luy en estoit point encor entrée en l’ame. Mais quelque ignorance qui fust en luy, si se conduisit-il de sorte qu’il fit par ses recherches recognoistre quel estoit son mal au seul medecin dont il pouvoit attendre la guerison. De sorte que Bellinde par ces actions le sceut presque aussi tost que luy-mesme, car luy pour le commencement n’eust sceu dire quel estoit son dessein, mais son affection qui croissoit avec l’aage vint à une telle grandeur qu’il en ressentit l’incommodité à bon escient, et dés lors, la recognoissant, il fut contraint de changer ses passetemps d’enfance en une fort curieuse recherche.

Et Bellinde d’autre costé, encores qu’elles fust servie de plusieurs, recevoit son affection mieux que tout autre, mais toutesfois non point autrement que s’il eust esté son frere, ce qu’elle luy fit bien paroistre un jour qu’il croyoit avoir trouvé la commodité de luy declarer sa volonté. Elle gardoit son troupeau le long de la riviere de Lignon, et contemploit sa beauté dans l’onde. Sur quoy le berger prenant occasion, luy dit en luy mettant d’une façon toute amoureuse la main devant les yeux : Prenez garde à vous, belle bergere, retirez les yeux de ceste onde ; ne craignez-vous point le danger que d’autres ont couru en une semblable action ? – Et pourquoy me dites-vous cela ? respondit Bellinde qui ne l’entendoit point encore. – Ah ! dit alors le berger, belle et dissimulée bergere, vous representez dans ceste riviere bien-heureuse plus de beauté que Narcisse dans la fontaine.

A ces mots, Bellinde rougit, et ce ne fit qu’augmenter sa beauté d’avantage, toutesfois elle respondit : Et depuis quand, Celion, est-ce que vous m’en voulez ? Sans mentir, il est bon de vous. – Pour vous vouloir du bien, dit le berger, il y a long temps que je vous en veux et vous devez croire que ceste volonté ne sera limitée d’autre terme que celuy de ma vie.

Alors la bergere, baissant la teste de son costé, luy dit : Je ne fay point de doute de vostre amitié, la recevant de la mesme volonté que je vous offre la mienne. A quoy Celion incontinent respondit : Que je baise ceste belle main pour remerciement d’un si grand bien et pour arrhes de la fidele servitude que Celion vous veut rendre le reste de sa vie. Bellinde recogneut, tant à l’ardeur dont il proferoit ces paroles, qu’aux baisers qu’il imprimoit sur sa main, qu’il se figuroit son amité d’autre qualité qu’elle ne l’entendoit pas. Et parce qu’elle ne vouloit pas qu’il vesquist en ceste erreur : Celion, luy dit-elle, vous estes fort esloigné de ce que vous pensez ; vous ne pouvez mieux me bannir de vostre compagnie que par ce moyen. Si vous desirez que je continue l’amitié que je vous ay promise, continuez aussi la vostre avec la mesme honnesteté que vostre vertu me promet ; autrement, dés icy, je romps toute familiarité avec vous, et vous proteste de ne nous aymer jamais. Je pourrois, comme c’est la coustume de celles qui sont aymées, vous rabrouer, mais j’en use point ainsi, parce que franchement je veux que vous sachiez que si vous vivez autrement que vous devez, vous ne devez jamais avoir esperance en mon amitié.

Elle adjousta encor quelques autres paroles, qui estonnerent de sorte Celion qu’il ne sceut que luy respondre ; seulement il se jetta à genoux, et sans autre discours avec ceste soumission, luy demanda pardon, et puis luy protesta que son amitié procedoit d’elle, et qu’elle la pouvoit regler comme ce qu’elle faisoit naistre. Si vous en usez ainsi, reprit alors Bellinde, vous m’obligerez à vous aymer ; autrement, vous me contraindrez au contraire. – Belle bergere, luy repliqua-t’il, mon affection est née, et telle qu’elle est, il faut qu’elle vive, car elle ne peut mourir qu’avec moy, si bien que je ne puis remedier à cela qu’avec le temps. Mais de vous promettre que je m’estudieray à la rendre telle que vous me commanderez, je le vous jure, et cependant je veux bien n’estre jamais honnoré de vos bonnes graces si en toute ma vie vous cognoissez action qui pour la qualité de mon affection vous puisse desplaire. En fin la bergere consentit à estre aymée, à condition qu’elle ne recogneust rien en luy qui peust offenser son honnesteté.

Ainsi ces amants commencerent une amitié qui continua fort longuement, avec tant de satisfaction pour l’un et pour l’autre, qu’ils avoient de quoy se louer en cela de leur fortune. Quelquefois si le jeune berger estoit empesché, il envoyoit son frere Diamis vers elle, qui sous couverture de quelques fruits luy donnoit des lettres de son frere. Elle bien souvent luy faisoit reponse avec tant de bonne volonté qu’il avoit dequoy se contenter, et ceste affection fut conduite avec tant de prudence que peu de personnes s’en apperceurent.

Amaranthe mesme, quoy qu’elle fust d’ordinaire avec eux, l’eust tousjours ignoré, n’eust esté que par hazard elle trouva une lettre que sa compagne avoit perdue. Et voyez, je vous supplie, quel fut son effect et combien c’est chose dangereuse d’approcher ces feux d’une jeune ame. Jusques à ce temps ceste bergere n’avoit jamais eu non seulement le moindre ressentiment d’amour, mais non pas mesme aucune pensée de vouloir estre aymée. Et aussi tost qu’elle vit ceste lettre, ou fust qu’elle portast quelque envie à sa compagne qu’elle n’estimoit pas plus belle, et toutesfois elle voyoit recherchée de cet honneste berger, ou bien qu’elle fust en l’aage, qui est si propre à brusler, qu’on ne sçauroit si tost en approcher le feu qu’il ne s’esprenne, ou bien que ceste lettre avoit des ardeurs si vives qu’il n’y avoit glace qui luy peust resister. Tant y a qu’elle prit un certain desir non pas d’aymer, car amour ne la vouloit peut-estre attaquer à l’abord à toute outrance, mais bien d’estre aymée et servie de quelque berger qui eust du merite. Et en ce poinct elle releut la lettre plusieurs fois qui estoit telle...."

 


1650 - Mlle de Scudéry et le roman précieux...

A la suite de l'Astrée, de nombreux et interminables romans vont conquérir le public des salons.  Madeleine de Scudéry va ainsi suivre la voie ouverte par d'Urfé qui, au début du siècle, raconte dans l'Astrée ses longues amours avec la belle Diane de Châteaumorand...

On peut distinguer, avec la Critique, dans les romans du XVIIe siècle trois catégories principales: 

1) Le roman précieux, qu'il mette en scène des bergers ou des rois à qui il prête d'extraordinaires aventures, toujours caractérisé par les sentiments alambiqués et factices des personnages, les romans de d'Urfé, de La Galprenède, de Mlle de Scudéry.

2) Le roman réaliste qui s'appIique à peindre la réalité la plus terre à terre, quitte à l'accentuer, les romans de Scarron, de Sorel et de Furetière.

3) Le roman psychologique qui étudie et peint l'âme humaine, oeuvre de prédilection de Mme de La Fayette.

La Fronde ayant pris fin, les salons vont se multiplier, Mme de Sablé et Mlle de Montpensier, Mesdames de Sully, de Choisy, de La Suze, ou de Mme Scarron, la future Mme de Maintenon. En 1639, Mlle de Scudéry gagne Paris et fait son entrée dans le monde des lettres parisiennes en fréquentant l'hôtel de Rambouillet. En 1652, elle ouvre son salon du Marais, moins aristocratique, moins mondain, plus littéraire que ses équivalents, réunissant sous la houlette du poète Sarasin, Conrart, Pellisson, Ménage, Godeau, Chapelain, d'Aubignac. Le rôle de Mlle de Scudéry est d'autant plus important que c'est elle qui va produire et régner sur les romans de galanterie.

Tous les ans, les habitués de son salon vont en effet se reconnaître dans ses romans-fleuves, Le Vassal généreux (1636), Le Prince Déguisé (1636), Eudoxe (1641), Arminius ou Les frères ennemis (1643), Célinte (1661), mais surtout "Artamène ou le Grand Cyrus" (10 volumes, 1649-1653), puis "Clélie" (10 volumes, 1654-1661), où figure la célèbre Carte de Tendre. Les voici devenus personnages de roman affublés de surnoms ou de noms "persans", - le Grand Condé (Cyrus), sa sœur la duchesse de Longeville (Mandane), Mme de Rambouillet (Cléomire), Julie d'Angennes (Philonide), Voiture (Callicrate), Pellisson (Acante) et Mlle de Scudéry elle-même (Sapho) -,  avec une intrigue alimentée tant par les évènements du temps que par leurs histoires et leurs conversations. Négligeant toute vraisemblance historique, Mlle de Scudéry va ainsi transporter dans une antiquité refondée à sa convenance toute la vie de son salon et se féliciter de ce qui fait le prix de ses romans, son aptitude à l'analyse de son petit monde : Sapho "exprime si délicatement les sentiments les plus difficiles â exprimer et elle sait si bien faire l'anatomie d'un cœur amoureux, s'il est permis de parler ainsi, qu'elle en sait décrire exactement toutes les jalousies, toutes les inquiétudes, toutes les impatiences, toutes les joies, tous les dégoûts, tous les murmures, tous les désespoirs, toutes les espérances, toutes les révoltes et tous ces sentiments tumultueux qui ne sont jamais bien connus que de ceux qui les sentent ou qui les ont sentis. Au reste, l'admirable Sapho ne connaît pas seulement tout ce qui dépend de l'amour, car elle ne connaît pas moins bien. tout ce qui appartient â la générosité, et elle sait enfin si parfaitement écrire et parler de toutes choses qu'il n'est rien qui ne tombe dans sa connaissance."

 

Mlle de Scudéry (1607-1701)

Née au Havre, orpheline, Madeleine de Scudéry reçoit une éducation d'une solidité rare pour une femme, à l'époque, nous dit-on, auquel s'ajoute un goût prononcé pour la lecture des romans. Elle se fixe à Paris où elle rejoint son frère, George de Scudéry (1601-1667), qui a quitté une carrière militaire pour celle de poète et de dramaturge. Dès 1630, il avait fait représenter sa première pièce, "Ligdamon et Lidias", tragédie tirée de L'Astrée; suivront une dizaine de tragi-comédies et c'est lui qui lancera la fameuse querelle du Cid avec ses Observations sur le Cid, dans lesquelles il discute la pièce de Corneille à coups de citations d'Aristote. "Déjà presque vieille fille, sans beauté, mais «de très-bonne mine» suivant Titon du Tillet, qui avait dû la voir, Madeleine est introduite par son frère à l'hôtel de Rambouillet, longtemps avant que le nom de Précieuse fût en usage, et alors qu'on pouvait rencontrer en ce lieu Corneille et Bossuet à côté de Voiture et de l'abbé Cotin". Son esprit et sa culture lui permettent de se lier avec tous ces beaux esprits qu'étaient alors Angélique Paulet, Charles de Sainte-Maure, marquis de Montausier, Chapelain, Valentin Conrart, Gilles Ménage, Antoine Godeau.

En 1642, alors que par l'intermédiaire de Philippe de Gospéau, évêque de Lisieux, la marquise de Rambouillet obtient pour Scudéry le gouvernement de Notre- Dame-de-la-Garde de Marseille, Madeleine commence sa carrière de romancière, sous la signature de son frère, en transposant dans l’Antiquité la vie de la société mondaine de son temps, la Turquie avec "Ibrahim ou l’Illustre Bassa" (quatre volumes, 1642), la Perse antique avec "Artamène ou le Grand Cyrus" (1649-1653), le plus long roman de la littérature française (dix volumes, 13095 pages), "Clélie", histoire romaine (dix volumes, 1654-1660, plus de 7000 pages), "Almahide ou l’esclave reine" (huit volumes, 1660, plus de 6000 pages), "Mathilde d’Aguilar", histoire espagnole (1667).  Tout la petite société, à commencer par les intéressés eux-mêmes, reconnurent, sous des noms persans, mèdes, assyriens, le vainqueur de Rocroy et de Lens dans Cyrus; sa sœur dans la blonde Mandane, douce et fière à la fois; les lieutenants du prince dans les guerriers d'Asie qui accompagnaient le héros persan; les beautés célèbres de la cour d'Anne d'Autriche dans les belles dames des cours d'Ecbatane, de Sardes, de Babylone; l'hôtel de Rambouillet dans le palais de Cléomire , enfin dans Sapho , cette fille savante, aimable et sage de Mytilène, « dont la beauté n'étoit pas sans défauts, ni le teint de la dernière blancheur, mais généreuse, désintéressée, fidèle dans ses amitiés, à la conversation si naturelle, si aisée et si galante»,  M"" de Scudéry elle-même qui, entre les divers noms sous lesquels ses contemporains la désignèrent, - Philoclée dans le Royaume de coquetterie de l'abbé d'Aubignac, Polymathie dans le Roman bourgeois, la bergère Acacie dans des vers de Conrart, Artélice dans L'Eurymédon, Daphné dans Mme de la Suze, la docte Sophie dans Somaize, etc., etc., - choisit et adopta définitivement celui de Sapho qui lui est resté....

 

Le déclin de Rambouillet aidant, en 1652, devenue «Sapho», c'est le nom qu'elle se donne à elle-même dans Le Grand Cyrus, Madeleine de Scudéry recevra chez elle, dans le Marais, à Paris, rue du Temple, Mmes de La Fayette, de Sévigné, Mme Scarron, devenue plus tard Mme de Maintenon, MM. de La Rochefoucauld, Sarasin, Simon Arnauld de Pomponne, des bourgeoises précieuses comme Mme Aragonnais, Mlle Robineau, et Paul Pellisson (1624-1693), introduit par Conrart, deviendra pour cinquante ans son plus tendre ami: "Lorsque l'amitié devient amour dans le cœur d'un amant, ou, pour mieux dire, lorsque cet amour se mêle à l'amitié, sans la détruire, il n'y a rien de si doux que cette espèce d'amour; car, tout violent qu'il est, il est pourtant toujours un peu plus réglé que l'amour ordinaire; il est plus durable, plus tendre, plus respectueux, et même plus ardent, quoiqu'il ne soit pas sujet à tant de caprices tumultueux que l'amour qui naît sans amitié. On peut dire, en un mot, que l'amour et l'amitié se mêlent comme deux fleuves dont le plus célèbre fait perdre le nom à l'autre." 

Lorsqu'une nouvelle génération de littérateurs vient à s'imposer avec Boileau et Molière, Mme de Scudéry abandonne sa carrière de romancière pour devenir ce qu'elle était en fait par nature, une moraliste; ses "Conversations sur divers sujets" (1680) suivies des "Conversations nouvelles sur divers sujets" (1684) eurent une audience considérable. Mme de Maintenon lui demanda d'en écrire de nouvelles qui devaient fournir des thèmes aux maîtresses de Saint-Cyr, ce sont les "Conversations morales" (1686) et les "Nouvelles conversations morales (1688)". On y trouve des aperçus psychologiques qui traduisent toute la finesse de l'approche de l'auteur. Madeleine de Scudéry mourut à quatre-vingt-quatorze ans.

 

Madeleine de Scudéry, "Artamène ou le Grand Cyrus" (1649-1653, 10 volumes)

La première édition fut publiée sous le nom de Georges de Scudéry, frère de l'auteur, qui y avait d'ailleurs probablement participé. L'ouvrage connut une vogue extraordinaire pendant toute la seconde moitié du XVIIe siècle, non seulement pour son caractère romanesque et sentimental, mais plus encore pour l'identification de ses héros avec les personnages considérables de ce temps. Chateaubriand raconte, dans ses Mémoires d' Outre-tombe, que sa mère, fille d'une élève de Saint-Cyr, savait par cœur tout Cyrus. En Angleterre, ces romans français du dix-septième siècle, traduits, porte souvent le titre, «par des personnes de qualité» se lisaient encore longtemps après que leur vogue était passée en France. La sérieuse lady Russell qualifiait la Clélie de livre très-profitable, «a most improving book, » et la jeune Mary Wortley, depuis lady Montagu, dévorait le Grand Cyrus dans sa chambre de petite fille...

Dans l'ancienne Perse, la ville de Sinope, capitale de la Cappadoce, a commis le crime de lèse-majesté envers le roi Cyaxare et ses habitants méritent un châtiment. Le valeureux Artamène accourt à la tête de ses troupes, mais son premier geste est de sauver de l`incendie qui réduit en cendres Sinope, son aimée, Mandane, fille du roi des Mèdes, qui avait été enlevée par le prince d'un Etat voisin, de passage à Sinope. Cyaxare, prenant Artamène pour un traître, le fait emprisonner. Ses confidents lui révèlent alors la véritable identité du prisonnier qui n`est autre que Cyrus, le fils de Cambyse, roi des Perses, qui s'est enfui et se fait passer pour Artamène, à seule fin d'éviter d'être mis à mort par Astyax, roi des Mèdes. Artamène, incarnation du héros galant, combat, non pour  conquérir un empire, mais uniquement pour rejoindre Mandane qui le fuit sans cesse, et entre les combats s'abandonne à la la mélancolie. Victor Cousin, qui s`est attaché à l'étude de la société française au début du Xv1I° siècle, a retrouvé les principales identifications du roman, qui tous se reconnurent : le Grand Cyrus est le Grand Conde, Mandane, la duchesse de Longueville, Philonide, Julie d`Angennes, Elise, Angélique Paulet. Et si l'on trouve par ailleurs dans ce roman, qui traîne nos protagonistes au long d'aventures inépuisables, une description très exacte de la bataille de Rocroi, la guerre n'est pas le sujet principal, comme l'on s'en doute, mais d'interminables conversations pleines d'esprit sur des sujets les plus divers, la mort, l'éducation des femmes, la politesse, les lettres. On se doute que ce type de roman emporta les sarcasmes d'un Boileau...

 

Dans ce roman, sous le nom de Mandane, c'est donc la belle duchesse de Longueville qui occupe la première place, Anne-Geneviève de Bourbon (1619-1679), duchesse de Longueville ( 28 août 1619 - 15 avril 1679 ), fille d' Henri II de Bourbon, prince de Condé, et de son épouse Charlotte-Marguerite de Montmorency, sœur du Grand Condé et du prince de Conti, et qui joua un rôle important parmi les frondeurs durant la minorité de Louis XIV et opposante déterminée à Mazarin. Figure essentielle de salon de l'hôtel de Rambouillet, on l'a dit partagée entre influence mystique et plaisirs mondains et épousera la cause des Jansénistes dans la 2e moitié du XVIIe siècle. Sa description est ici un véritable hymne à sa beauté: " Le voile de gaze d argent que la princesse Maudane avoit sur la tête n'empêchoit pas que l'on ne vit mille anneaux d'or que faisoient ses beaux cheveux qui etuient du plus beau blond, ayant tout ce qu'il faut pour donner de l'éclat , sans ôter rien de la vivacité qui est une des parties nécessaires à la beauté parfaite. Elle étoit d'une taille très-noble et très-élégante, et elle marcboit avec une majesté si modeste qu'elle entraînoit après elle les cœurs de tous ceux qui la voyoient. Sa gorge étoit blanche, pleine et bien taillée. Elle avoit les yeux bleus, mais si doux, si brillants et si remplis de pudeur et de charme qu'il étoit  impossible de les voir sans respect et sans admiration. Elle avoit la bouche si incarnate, les dents si blanches, si égales et si bien rangées, le teint si éclatant, si lustré, si uni et si vermeil, que la fralcheur et la beauté des plus rares fleurs du printemps ne sauroient donner qu'une idée imparfaite de ce que je vis et de ce que cette princesse possédoit. Elle avoit les plus belles mains et les plus beaux bras qu'il étoit possible de voir... De toutes ces beautés, il résultoit un agrément en toutes ses actions si merveilleux que , soit qu'elle marchât ou qu'elle s'arrêtât, qu'elle parlât ou qu'elle se tut, qu'elle sourît ou qu'elle rêvât, elle étoit toujours charmante et toujours admirable..."

Madeleine de Scudéry débute son roman par une peinture de l'état de la France le royaume de Phénicie), de Paris (Tyr) et de la cour sous Henri IV, pour mieux faire comprendre l'histoire qu'elle va raconter...

" Malgré tant de traverses de la fortune, le royaume de Phénicie a depuis quelque temps recouvré sa première splendeur... Comme il n'y a rien qui contribue tant à perfectionner les arts que la richesse , ni qui attire plus promptement tous les étrangers excellents en quelque chose que l'abondance, on peut dire qu'on trouve la Grèce en Phénicie, car il y a des ouvriers de toutes les villes célèbres; de sorte que par ce moyen les palais sont non seulement superbes à Tyr, mais régulièrement bâtis. Les peintres y sont bons, les sculpteurs excellents, et la musique presque aussi charmante que celle de Lydie. Les dames n'y sont pas seulement belles, mais magnifiques, propres et adroites à tout ce qu'elles veulent entreprendre , n'y ayant pas même une femme parmi le peuple de Phénicie qui ne sache faire quelque ouvrage excellent , soit pour les ornements des femmes  de qualité ou pour celui des temples. Pour ce qui est de la cour, je puis dire, sans croire dire trop, qu'elle est une des plus polies du monde. La forme de vie qu'on y mène est sans doute assez agréable parce que le mérite y donne plus de rang que la qualité. La conversation des dames y est permise, mais c'est avec une honnête liberté qui est également loin de la cérémonie et de l'incivilité. Le bal, la promenade, les jeux de prix et la musique sont les divertissements ordinaires de cette cour; la conversation est la principale occupation de ceux qui ont quelque esprit, et principalement la conversation des dames chez qui ils se rencontrent tous les jours, et qui semblent être les dispensatrices de la gloire et de la réputation des honnêtes gens : étant certain que quiconque n'a point l'approbation de quatre ou cinq dames, qui sont l'ornement de leur sexe comme de cette cour, ne peut prétendre à cette estime universelle que ceux qui sont possédés d'une ambition désintéressée désirent avec tant d'ardeur et que si peu de personnes méritent. Pour les hommes, on peut dire qu'il y en a de toutes les manières dont il y en peut avoir. En effet, on y voit des gens de grande qualité dont le mérite est infiniment au-dessus de leur condition , et l'on y en voit aussi qui n'ont rien de recommandable que leur qualité. Il y en a qui font consister la gloire en la magnificence de leur train et de leurs habillements; il y en a qui ne la mettent qu'en leur propre vertu. On y voit sans doute comme ailleurs des gens qui ont une fausse galanterie insupportable; mais, à  parler généralement, il y a je ne sais quel esprit de politesse qui règne dans cette cour qui la rend fort agréable, et qui fait qu'on y trouve un nombre incroyable d'hommes accomplis. Et ce qui les rend tels est que les gens de qualité de Phénicie ne font pas profession d'être dans une ignorance grossière de toute sorte de sciences, comme on en voit eu quelques autres cours, où on s'imagine qu'un homme qui sait se servir d'une épée doit ignorer toutes les autres choses; au contraire, il n'y a presque pas un homme de condition à notre cour qui ne sache juger assez délicatement des beaux ouvrages, et qui ne cherche du moins à se faire honneur en honorant ceux qui savent plus que lui. Voilà quelle étoit la cour de Phénicie, lorsque l'admirable fille dont j'ai à vous parier vint au monde , et voilà quelle elle est encore présentement..."

Et au milieu de cette cour brille le roi Henri IV : "Le feu roi de Phénicie étoit un prince qui, comme vous savez, a mérité de porter le nom de grand et de conquérant, s'étant signalé en cent occasions mémorables et ayant acquis une réputation de valeur extraordinaire. Mais il étoit né sous une constellations si amoureuse que jamais homme de sa condition ne l'a tant été; aussi peut-on dire qu'il a toujours eu plus de joie des conquêtes qu'il a faites en amour que de celles qu'il a faites à la guerre. Il avoit une civilité universelle pour tout le sexe qui faisoit qu'il en étoit généralement aimé, et qui, ayant passé de son esprit dans celui de sa cour, fait encore que  tous les hommes qui ont vécu sous son règne ont une extrême vénération pour toutes les dames, et je pense pouvoir assurer que les dieux ne pouvoient jamais faire naitre la personne dont j'ai à vous entretenir dans un siècle où il y eut plus de disposition à adorer sa beauté, à admirer son esprit et à révérer sa vertu..."

 

Madeleine de Scudéry, "Clélie" (10 volumes, 1654-1661)

"Enfin, Acanthe, il faut se rendre, Votre esprit a charmé le mien, Je vous fais citoyen de Tendre,

Mais de grâce n'en dites rien" - Ouvrage de référence de l'aristocratie en matière de préciosité, inspiré de Tite-Live et de sa légendaire héroïne, Clélie, jeune romaine aimée par Aronce, fils du roi Porsenna, et par Horatius Cocies, avec pour prétexte historique la guerre de Tarquin contre Rome. A la différence du Grand Cyrus, la grande épopée n'est plus le fil conducteur du roman, la psychologie des personnages paraît plus nuancée, et la "femme" s'y révèle plus qu'en toute oeuvre précédente. Le contexte social lui-même a évolué. La pacification de 1652, et la rentrée de la Cour à Paris (21 octobre) ont multiplié toutes les coteries, et, entre autres, celle des Précieuses dont le nom, encore peu répandu, ne se prit en mauvaise part que plusieurs années après. L'esprit romanesque triomphe alors en littérature comme en politique. « Tandis que l'amour du bruit, la galanterie, le goût des aventures et des grands coups d'épée armaient contre l'autorité royale les jeunes seigneurs, les héroïnes coquettes, les vieux magistrats et les masses populaires, les éditions multipliées de la Clélie et du Cyrus enivraient les lecteurs par leurs longs récits de guerre, de politique et d'amour".  Clélie est conçue dans le même système pseudo historique exposé dès la préface de l'Illustre Bassa, largement appliqué dans Cyrus et repris avec des développements dans le chapitre des premières Conversations, intitulé "De la manière d'inventer une fable"....

C'est dans "Clélie" que se trouve la "carte du Tendre", cette représentation topographique et allégorique du pays de l'amour, une "bagatelle qui n'étoit faite que pour être vue de cinq ou six personnes" et dont l'histoire littéraire s'empara. Une carte où l'amant doit trouver le chemin du cœur de sa dame entre maints périls et maintes épreuves. Cette carte définit une sorte d'idéal du comportement amoureux, fait d'attentions et de respect en même temps que de dévotion, de persévérance et de mesure en même temps que d'ardeur, loin des mariages d'intérêt et de convenance, règle de l'époque. 

Cette « Carte du Tendre ››, forgée dans le cadre du salon précieux et liée à l'histoire de la tendre amitié de Madeleine de Scudéry et de Pellisson, témoigne de la recherche d'un équilibre des rapports amoureux entre hommes et femmes. On part de la ville Amitié Nouvelle, et l'on visite trois autres villes, chacune située sur une rivière : Tendre-sur-Estime, Tendre-sur-Reconnaissance et Tendre-sur-Inclination. On rejoint la première par une voie qui traverse les villages de Jolis Vers, Billets Galants, Générosité..., en prenant garde d'éviter Négligence, Légèreté et Oubli, qui mèneraient au lac d'Indifférence. On atteint la deuxième en passant par Complaisance, Soumission, Sensibilité, Obéissance, en évitant Perfidie, Orgueil, et Médisance... et enfin la Mer d`Inimitié. On parvient directement à la troisième en suivant le fleuve d`Inclination où l'on risque pourtant d'atteindre la Mer Dangereuse vers les Terres lnconnues... 

"Afin que vous compreniez mieux le dessein de Clélie, vous verrez qu 'elle a imaginé qu'on peut avoir de la tendresse par trois causes différentes : ou par une grande estime, ou par reconnaissance, ou par inclination; et c'est ce qui l'a obligée d'établir ces trois villes de Tendre sur trois rivières qui portent ces trois noms, et de faire aussi trois routes d'Ionie, et Cumes sur la mer Tyrrhène, elle fait qu'on dit Tendre sur Inclination, Tendre sur Estime, Tendre sur Reconnaissance. Cependant comme elle a présupposé que la tendresse qui naît par Inclination, a besoin de rien d'autre chose pour être ce qu'elle est, Clélie, comme vous le voyez, Madame, n'a mis nul village le long des bords de cette rivière qui va si vite, qu'on n'a que faire de logement le long de ses rives pour aller de Nouvelle Amitié à Tendre. Mais pour aller à Tendre sur Estime, il n'en est pas de même; car Clélie a ingénieusement mis autant de villages qu'il y a de petites et de grandes choses qui peuvent contribuer à faire naître par estime cette tendresse dont elle entend parler. En effet vous voyez que de Nouvelle Amitié on passe à un lieu qu'elle appelle Grand Esprit, parce que c'est ce qui commence ordinairement l'estime; ensuite vous voyez ces agréables villages de Jolis Vers, de Billet Galant, de Billet Doux, qui sont les opérations les plus ordinaires du grand esprit dans les commencements d'une amitié. Ensuite pour faire un plus grand progrès dans cette route, vous voyez Sincérité, Grand Cœur, Probité, Générosité, Respect, Exactitude et Bonté, qui est tout contre Tendre, pour faire connaître qu'il ne peut y avoir de véritable estime sans bonté, et qu'on ne peut arriver à Tendre de ce côté-là sans avoir cette précieuse qualité. Après cela, Madame, il faut s'il vous plaît retourner à Nouvelle Amitié pour voir par quelle route on va de là à Tendre sur Reconnaissance. Voyez donc, je vous en prie, comment il faut aller d'abord de Nouvelle Amitié à Complaisance; ensuite à ce petit village qui se nomme Soumission, et qui en touche un autre fort agréable, qui s 'appelle Petits Soins. Voyez, dis-je, que de là, il faut passer par Assiduité, pour faire entendre que ce n'est pas assez d 'avoir durant quelques jours tous ces petits soins obligeants, qui donnent tant de reconnaissance, si on ne les a assidûment. Ensuite vous voyez qu'il faut passer à un autre village qui s'appelle Empressement, et ne faire pas comme certaines gens tranquilles, qui ne se hâtent pas d'un moment, quelque prière qu'on leur fasse, et qui sont incapables d'avoir cet empressement qui oblige quelquefois si fort.

Après cela vous voyez qu'il faut passer à Grands Services, et que pour marquer qu'il y a peu de gens qui en rendent de tels, ce village est plus petit que les autres. Ensuite, il faut passer à Sensibilité, pour faire connaître qu'il faut sentir jusqu'aux plus petites douleurs de ceux qu'on aime. Après, il faut pour arriver à Tendre, passer par Tendresse, car l'amitié attire l'amitié.

Ensuite il faut aller à Obéissance, n'y ayant presque rien qui engage plus le cœur de ceux à qui on obéit que de le faire aveuglément, et pour arriver enfin où l'on veut aller, il faut passer à Constante Amitié, qui est sans doute le chemin le plus sûr pour arriver à Tendre sur Reconnaissance. Mais, Madame, comme il n'y a point de chemins où l'on ne se puisse égarer, Clélie a fait, comme vous le pouvez voir, que si ceux qui sont à Nouvelle Amitié prenaient un peu plus à droite ou un peu plus à gauche, ils s'égareraient aussi; car si au partir de Grand Esprit, on allait à Négligence, que vous voyez tout contre sur cette carte, qu'ensuite continuant cet égarement, on allât à Inégalité, de là. à Tiédeur, à Légèreté, et à Oubli, au lieu de se trouver à Tendre sur Estime, on se trouverait au Lac d'Indifférence que vous voyez marqué sur cette carte et qui par ses eaux tranquilles représente sans doute fort juste la chose dont il porte le nom en cet endroit.

De l'autre côté, si au partir de Nouvelle Amitié, on prenait un peu trop à gauche, et qu'on allât à Indiscrétion, à Perfidie, à Orgueil, à Médisance ou à Méchanceté, au lieu de se trouver à Tendre sur Reconnaissance, on se trouverait à la mer d'Inimitié, où tous les vaisseaux font naufrage...."

 

"La morale du monde ou Conversations" (1680-1692)  

A l'époque des romans succède celle des Conversations morales qui parurent de 1680 à 1692, une morale séculière "tirée de l'expérience de la meilleure compagnie", le bréviaire des honnêtes gens appelés à vivre dans le grand monde, un caractère que n'hésitaient pas à leur reconnaître des femmes telles que Mmes de Sévigné et de Maintenon. Mais aussi un genre de littérature à la mode, depuis que l'hôtel de Rambouillet et les Précieuses, grâce aux progrès du confort et au rapprochement régulier des deux sexes, avaient créé ce nouvel élément de la vie sociale, inconnu au siècle précédent : "il y a je ne sais quoi, que je ne sais comment exprimer, qui fait qu'un honnête homme réjouit et divertit plus une compagnie de dames, que la plus aimable femme de la terre ne sauroit le faire" (Scudéry, De la Conversation). L'abbé Michel de Pure (1620-1680), l'auteur du "Roman de la précieuse, ou les Mystères de la ruelle", dit préférer sans hésiter la conversation de Mlle de Scudéry à ses ouvrages. « Elle est capable de ternir toutes ses belles productions par sa seule conversation, car elle y est si bonne et si aimable qu'on aime encor mieux la voir que la lire : ce n'est que bonté, que douceur ; l'esprit n'éclate qu'avec tant de modestie, les sentiments n'en sortent qu'avec tant de retenue, elle ne parle qu'avec tant de discrétion, et tout ce qu'elle dit est si à propos et si raisonnable, qu'on ne peut s'empêcher de l'admirer et de l'aimer tout ensemble. » (La Précieuse). 

 

"Qui lit aujourd'hui le Grand Cyrus de Mlle de Scudéry? Qui le lisait au XVIIIe siècle, même dans les dernières années de Louis XIV ? Le public en avait entièrement perdu la mémoire, et quand, en 1713, on s'avisa de mettre au jour les Héros de roman, avec un Discours préliminaire où Boileau se moquait du Cyrus,  on ne fit aucune attention à ces plaisanteries surannées : personne ne savait plus de quoi voulait parler le vieux satirique. Cependant le Cyrus est le chef-d'œuvre d'une des lemmes les plus célèbres du grand siècle". Et Victor Cousin de s'interroger : "Comment expliquer un si soudain et si étrange changement? Il y en a bien des causes; nous nous bornerons à en marquer une seule, mais qui dispense d'en rechercher d'autres : en son temps le Cyras était parfaitement compris des lecteurs d'élite auxquels il s'adressait de préférence, tandis qu'aujourd'hui et depuis très-longtemps il est absolument inintelligible. En effet le Cyrus n'est pas autre chose qu'un roman allégorique dont nous avons perdu la clef..."