Pierre Bourdieu (1930-2002) - Raymond Boudon (1934-2013) - Michel Crozier (1922-2013) - Alain Touraine (1925) - François Bourricaud (1922-1991) ..

Last update : 11/11/2016

Tout être humain biologique s'inscrit, existence, corps et activité, sur la planète Terre, au sein d'une société, et plus encore à une place singulière au sein de celle-ci, une "inscription" dont il n'a pas la moindre conscience si ce n'est le sentiment diffus d'être ou de ne pas être à sa "place". Il faut monter d'un cran pour que cet être humain puisse acquérir une réalité sociale conceptualisable, et notamment sociologiquement, et c'est ici qu'intervient une bien singulière et paradoxale appartenance dont chacun fait l'expérience, l'appartenance à un système de subordination, structure de classe ou différenciation de statut ...

 

Classe et hégémonie de classe - Dans les décennies 1960-1970, le concept d'hégémonie traverse les réflexions de l'Europe intellectuelle et participe aux discussions autour de l'avenir du marxisme. C'est dans le contexte de l'entre-deux-guerres, alors que la Révolution d'Octobre a échoué dans sa volonté d'essaimage sur les terres du capitalisme occidental, qu'Antonio Gramsci avait posé le problème du consentement obtenu par les classes dirigeantes : l'hégémonie d'une classe se fonde sur "une combinaison de la force et du consentement". Dans le siècle qui suit, notre XXIe, cette préoccupation est, semble-t-il, totalement tombée en désuétude, ou ne s'exprime plus en ces termes, faute de mise en pratique possible ou d'acteurs d'envergure...

Pour peu que l'on reconnaisse l'existence d'une société structurée en classes, les sociologues, de Karl Marx à Emile Durkheim ou de Max Weber à Talcott Parsons, se sont toujours attachés à comprendre comment ce système  des classes sociales se reproduit et se perpétue, en partant du principe que ce système s'apparenterait à une hiérarchie économique et serait déterminé par des questions de propriété et d'actifs financiers. C'est dans ce cadre qu'intervient la pensée de Bourdieu : dans "La Distinction" (1979), notre sociologue-philosophe montre que la classe sociale ne se définit pas uniquement par une position dans les rapports de production, mais aussi "par l'habitude de classe qui est normalement associé à cette position ....

 

Dans les décennies qui nous préoccupent, un Louis Althusser reprend à sa manière la problématique de Gramsci et dénonce la persistance toujours présente d'attitudes idéologiques portées par le mode de production capitaliste, un ensemble de représentations sociales (bourgeois) qui occulte les rapports effectifs des individus à leurs conditions concrètes d'existence. Mais plus pernicieusement encore, cette idéologie des dominants, qui ne se donne pas comme idéologie, assure non seulement un rôle de conditionnement social et culturel, mais joue aussi comme facteur de cohésion de l'édifice social...

 

L' Habitus - Les travaux sociologiques de Pierre Bourdieu et de son école vont prolonger cette problématique avec un concept célèbre, l' "habitus", sorte de "matrice de perceptions, d'appréciations et d'actions" fabriquée par les conditions concrètes d'existence de groupes sociaux dominants : cet "habitus" est ainsi inculqué à des couches sociales dominées au nom d'une légitimité qui dissimule en fait un rapport de force et une violence symboliques dont on ne peut, paradoxalement,  se dépendre sans risquer de perdre son identité... 

Non loin de là, Jean Baudrillard clame à quel point la masse qui s'embourgeoise, pour parler à ciel ouvert, risque de se transformer en un troupeau, chatoyant certes, mais de consommateurs décérébrés..

 

(Le Charme discret de la bourgeoisie de Luis Buñuel 1972)

 

Nicolas Philibert et Gérard Mordillat réalisent en 1977 "La Voix de son maître",  un documentaire en 16 mm, en noir et blanc, et en plan fixe, qui donne la parole à douze patrons de très grandes entreprises françaises tel François Dalle, de L’Oréal, qui demandera la déprogrammation du film en novembre 1978. Une nouvelle époque s'impose subrepticement, celle d'un capitalisme libéral qui s'assume sans complexe, les patrons se vivent en "managers conquérants de la modernité" et l'un d'entre eux n'hésitent pas à se livrer : "J’ai remarqué un travers des gens à tous les niveaux de l’entreprise : ils veulent êtres aimés. C’est idiot, ils ne sont pas là pour être aimés." En cette fin des années 70, les grandes luttes politiques et le cinéma militant disparaissent progressivement : c'est en 1967 qu'est réalisé ce qui est considéré comme le premier film du cinéma militant, "Loin du Vietnam" (regroupant les signatures prestigieuses d'Agnès Varda, Jean-Luc Godard, Alain Resnais, Jean Rouch..), et  les Groupes Medvedkine (du nom du cinéaste russe Alexandre Medvedkine (1900-1989), créateur du "documentaire pamphlet") produisent entre cette date et 1974 nombre de documentaires qui tentent une appropriation du cinéma par les travailleurs comme moyen d'échapper à l'instrumentalisation dite bourgeoise, à l'exploitation du travail humain qui se poursuit dans la vie quotidienne, quadrillée par l'entreprise capitaliste, de la naissance à la mort ("A bientôt j’espère", Chris Marker et Mario Marret, 1967-1968; "Classe de lutte", 1968; "Avec le sang des autres", Bruno Muel, 1974) : "Le cinéma n’est pas une magie, mais une technique et une science, une technique née d’une science et mise au service d’une volonté : la volonté qu’ont les travailleurs de se libérer." 

Certes, des cinéastes persévèrent à suivre les luttes ouvrières, les luttes féministes, les mouvements de soutien aux immigrés, aux homosexuels, aux prostituées ( Richard Copans, "A pas lentes", 1977; Carole Roussopoulos, "Y a qu'à pas baiser" et "Monique" Piton, 1973; "La grève des ouvriers de Margoline", 1973, et "Petites têtes, grandes surfaces - Anatomie d'un supermarché" , 1974, collectif Cinélutte; "Le Ghetto expérimental", Jean-Michel Carré, Adam Schmede, 1975.. ), certes le Centre universitaire expérimental de Vincennes s'ouvre à une parole dite libérée avec François Châtelet, Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard, Michel Foucault, Robert Castel, certes le conflit à l’usine d'horlogerie Lip de Besançon, le mouvement de désobéissance civile contre l'extension d'un camp militaire sur le causse du Larzac constituent autant d'emblématiques conflits des années 19710, mais la vision politique a disparu au profit de la dénonciation sociale : lorsque Pierre Rosanvallon (1948) écrit en 1976 "L’Âge de l’autogestion", celle-ci a déjà épuisé tout son potentiel mobilisateur. 

 

"Tout va bien", Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin, 1972

 

"Une bonne partie de ceux qui se désignent comme sociologues ou économistes sont des ingénieurs sociaux qui ont pour fonction de fournir les recettes aux dirigeants des entreprises privées et des administrations. Les gouvernants ont aujourd’hui besoin d’une science capable de légitimer la domination et de renforcer les mécanismes qui l’assurent.Ils offrent une rationalisation de la connaissance pratique ou demi-savante que les membres de la classe dominante ont du monde social. Les gouvernants ont aujourd’hui besoin d’une science capable de rationaliser, au double sens, la domination, capable à la fois de renforcer les mécanismes qui l’assurent et de la légitimer. Il va de soi que cette science trouve ses limites dans ses fonctions pratiques : aussi bien chez les ingénieurs sociaux que chez les dirigeants de l’économie, elle ne peut jamais opérer de mise en question radicale. Par exemple, la science du PDG de la Compagnie bancaire, qui est grande, bien supérieure par certains côtés à celle de beaucoup de sociologues ou d’économistes, trouve sa limite dans le fait qu’elle a pour fin unique et indiscutée la maximisation des profits de cette institution. Exemples de cette « science » partielle, la sociologie des organisations ou la « science politique », telles qu’elles s’enseignent à l’Institut Auguste Comte ou à « Sciences Po », avec leurs instruments de prédilection, comme le sondage.."

(Entretiens, Pierre Bourdieu)

 

Pierre Bourdieu (1930-2002)

Né à Denguin (Hautes-Pyérénées), d'origine modeste, confronté dès son plus jeune âge à cette culture de la bourgeoisie et ce parisianisme intellectuel qui lui inspire un fort ressentiment, Pierre Bourdieu entre à l'Ecole normale (1951), décroche une agrégation de philosophie (1955), enseigne à Alger - se convertit à la sociologie - ,  puis à Lille (1961), à l'EHESS (1964), fonde la collection Le sens commun aux éditions de Minuit, intègre le Centre de sociologie européenne fondé notamment par Raymond Aron; dont il se sépare en 1968 pour créer le Centre de sociologie de l'éducation et de la culture,  et lancer en 1975 sa propre revue, Actes de la recherche en sciences sociales.

En 1979, son ouvrage, "La Distinction", paradoxalement, emporte une sévère critique des croyances académiques et des prétentions aristocratiques des classes dominantes, et lui ouvre la notoriété et la chaire de sociologie au Collège de France. Dans les années 1990, son statut médiatique et sa notoriété internationale aidant, il dirige un ouvrage collectif, "La Misère du monde" (1993), entend faire émerger "l'expérience" de ce monde social qui occupe "une position inférieure et obscure à l'intérieur d'un univers prestigieux et privilégié", et s'engage sur le terrain politique pour lutter contre la globalisation économique.

Auteur de plus d'une quarantaine d'ouvrages, soupçonné d'incarner en sociologie une démarche fortement structuraliste, il parcourt successivement de nombreux "champs", celui de l'enquête sur la société kabyle et la crise de la société algérienne, qui font de lui un sociologue,  des travaux sur l'éducation et la culture, puis, au fil des enquêtes empiriques, de nouveaux objets pris dans cette "économie des biens symboliques" pour la description de laquelle il tente d'élaborer sans fin de nouveaux outils de pensée. 

 

Pierre Bourdieu, "Les Héritiers, Les étudiants et la culture" (1966)

"Si l’école aime à proclamer sa fonction d’instrument démocratique de la mobilité sociale, elle a aussi pour fonction de légitimer – et donc, dans une certaine mesure, de perpétuer – les inégalités de chances devant la culture en transmuant par les critères de jugement qu’elle emploie, les privilèges socialement conditionnés en mérites ou en “ dons ” personnels. À partir des statistiques qui mesurent l’inégalité des chances d’accès à l’enseignement supérieur selon l’origine sociale et le sexe et en s’appuyant sur l’étude empirique des attitudes des étudiants et de professeurs ainsi que sur l’analyse des règles – souvent non écrites – du jeu universitaire, on peut mettre en évidence, par-delà l’influence des inégalités économiques, le rôle de l’héritage culturel, capital subtil fait de savoirs, de savoir-faire et de savoir-dire, que les enfants des classes favorisées doivent à leur milieu familial et qui constitue un patrimoine d’autant plus rentable que professeurs et étudiants répugnent à le percevoir comme un produit social." (Editions de Minuit)

 

Pierre Bourdieu, "La Reproduction, Éléments d’une théorie du système d’enseignement" (1970)

"Cet ouvrage présente la synthèse théorique de recherches dont le livre Les Héritiers, en 1964, marquait la première étape. À partir de travaux empiriques sur le rapport pédagogique, sur l’usage lettré ou mondain de la langue et de la culture universitaires et sur les effets économiques et symboliques de l’examen et du diplôme, se construit une théorie générale des actions de violence symbolique et des conditions sociales de la dissimulation de cette violence. En explicitant les conditions sociales du rapport d’imposition symbolique, cette théorie définit les limites méthodologiques des analyses qui, sous l’influence cumulée de la linguistique, de la cybernétique et de la psychanalyse, tendent à réduire les rapports sociaux à de purs rapports symboliques.

L’École produit des illusions dont les effets sont loin d’être illusoires : ainsi, l’illusion de l’indépendance et de la neutralité scolaires est au principe de la contribution la plus spécifique que l’École apporte à la reproduction de l’ordre établi. Par suite, essayer de mettre au jour les lois selon lesquelles elle reproduit la structure de la distribution du capital culturel, c’est non seulement se donner le moyen de comprendre complètement les contradictions qui affectent aujourd’hui les systèmes d’enseignement, mais encore contribuer à une théorie de la pratique qui, constituant les agents comme produits des structures, reproducteurs des structures, échappe aussi bien au subjectivisme de la liberté créatrice qu’à l’objectivisme pan-structuraliste." (Editions de Minuit)

"Toute action pédagogique (AP) est objectivement une violence symbolique en tant qu'imposition, par un pouvoir arbitraire, d'un arbitraire culturel.

L'AP est objectivement une violence symbolique, en un premier sens, en tant que les rapports de force entre les groupes ou les classes constitutifs d'une formation sociale sont au fondement du pouvoir arbitraire qui est la condition de l'instauration d'un rapport de communication pédagogique, i.e. de l'imposition et de l'inculcation d'un arbitraire culturel selon un mode arbitraire d'imposition et d'inculcation (éducation).

1.1.1. En tant que pouvoir symbolique qui ne se réduit jamais par définition à l'imposition de la force, l'AP ne peut produire son effet propre, i.e. proprement symbolique, que pour autant qu'elle s'exerce dans un rapport de communication.

1.1.2. En tant que violence symbolique, l'AP ne peut produire son effet propre, i.e. proprement pédagogique, que lorsque sont données les conditions sociales de l'imposition et de l'inculcation, i.e. les rapports de force qui ne sont pas impliqués dans une définition formelle de la commu­nication.

1.1.3. Dans une formation sociale déterminée, l'AP que les rapports de force entre les groupes ou les classes constitutifs de cette formation sociale mettent en position dominante dans le système des AP est celle qui, tant par son mode d'imposition que par la délimitation de ce qu'elle impose et de ceux à qui elle l'impose, correspond le plus complètement, quoique toujours de manière médiate, aux intérêts objectifs (matériels, symboliques et, sous le rapport considéré ici, pédagogiques) des groupes ou classes domi­nants.

L'AP est objectivement une violence symbolique, en un second sens, en tant que la délimitation objectivement impliquée dans le fait d'imposer et d'inculquer certaines significations, traitées, par la sélection et l'exclusion qui en est corrélative, comme dignes d'être reproduites par une AP, re-produit (au double sens du terme) la sélection arbitraire qu'un groupe ou une classe opère objectivement dans et par son arbitraire culturel.

1.2.1. La sélection de significations qui définit objectivement la culture d'un groupe ou d'une classe comme système symbolique est arbitraire en tant que la structure et les fonctions de cette culture ne peuvent être déduites d'aucun principe universel, physique, biologique ou spirituel, n'étant unies par aucune espèce de relation interne à la « nature des choses» ou à une « nature humaine ».

1.2.2. La sélection de significations qui définit objectivement la culture d'un groupe ou d'une classe comme système symbolique est socio-Iogiquement nécessaire en tant que cette culture doit son existence aux conditions sociales dont elle est le produit et son intelligibilité à la cohérence et aux fonctions de la structure des relations signifiantes qui la constituent.

1.2.3. Dans une formation sociale déterminée, l'arbitraire culturel que les rapports de force entre les groupes ou classes constitutifs de cette formation sociale mettent en position dominante dans le système des arbitraires culturels est celui qui exprime le plus complètement, quoique toujours de manière médiate, les intérêts objectifs (matériels et symboliques) des groupes ou classes dominants.

1.3. Le degré objectif d'arbitraire (au sens de la prop. 1.1.) du pouvoir d'imposition d'une AP est d'autant plus élevé que le degré d'arbitraire (au sens de la prop. 1.2.) de la culture imposée est lui-même plus élevé.

1.3.1. L'AP dont le pouvoir arbitraire d'imposer un arbitraire culturel repose en dernière analyse sur les rapports de force entre les groupes ou classes constitutifs de la formation sociale où elle s'exerce (par 1.1. et 1.2.) contribue, en reproduisant l'arbitraire culturel qu'elle inculque, à reproduire les rapports de .force qui fondent son pouvoir d'imposition arbitraire (fonction de reproduction sociale de la reproduction culturelle).

1.3.2. Dans une formation sociale déterminée, les différentes AP, qui ne peuvent jamais être définies indépen­damment de leur appartenance à un système des AP soumis à l'effet de domination de l'AP dominante, tendent à repro­duire le système des arbitraires culturels caractéristique de cette formation sociale, i.e. la domination de l'arbitraire culturel dominant, contribuant par là à la reproduction des rapports de force qui mettent cet arbitraire culturel en position dominante."

 

"L'habitus, c'est la société inscrite dans le corps, dans l'individu biologique" : Pierre Bourdieu montre que la classe sociale ne se définit pas seulement par une position dans les rapports de pruction, mais aussi "par l'habitus de classe qui est normalement associé à cette position. L'habitus est un ensemble de dispositions intériorisées qui façonnent toutes les perceptions et les actions d'un individu; cet habitus est façonné par l'interaction entre l'individu et son entourage, social, culture, institutionnel; si la mise en oeuvre, la pratique, de ces dispositions renforcent l'habitus de l'individu, celui-ci se reproduit et peut évoluer dans le temps. Dans "Les formes de capital" (1986), Pierre Bourdieu approfondira l'idée que l'individu ne possède pas et n'hérite pas seulement d'un capital matériel, mais aussi d'autres éléments tout aussi importants dont il peut tirer des avantages matériels ou symboliques. Il distingue, en plus du capital économique, le capital culturel (ensemble des ressources culturelles dont dispose un individu) et capital social (ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’inter-connaissance et d’inter-reconnaissance).

Si, pour Bourdieu, l'habitus "n'est pas un destin", s'il ne génère que des "tendances" à certaines conduites, s'il est ce qui permet aux individus de s'adapter à des situations inédites, le sociologue semble être relativement pessimiste quant aux possibilités de mobilités sociales...

 

Pierre Bourdieu, "La Distinction, Critique sociale du jugement" (1979)

“ Pour distinguer si une chose est belle ou ne l’est pas, nous n’en rapportons pas la représentation à son objet au moyen de l’entendement et en vue d’une connaissance, mais au sujet et au sentiment de plaisir ou de déplaisir. (…) Le jugement de goût (…) est donc esthétique. ” Ainsi commence la Critique du jugement dans laquelle Kant se livre à une “ critique du goût ” pour arriver à une définition du beau comme une “ finalité sans fin ”. D’après lui, quand nous disons c’est beau, nous ne voulons pas dire simplement c’est agréable, nous prétendons à une certaine objectivité, à une certaine nécessité, à une universalité. En faisant de "La Distinction" une critique sociale du jugement, Pierre Bourdieu bouleverse d’emblée des catégories sur le Beau, l’art et la culture, qui n’avaient jamais été remises en question. Non seulement le beau n’est pas un concept a priori, mais, au contraire, “ les gens ont le goût de leur diplôme ” et, les catégories de la distinction dépendent de la position que l’on a dans le tableau des classes sociales. Ainsi, selon que l’on a fait des études supérieures ou que l’on a passé le B.E.P.C., que l’on est issu de la bourgeoisie ou d’une classe populaire on aime le Clavecin bien tempéré, la Rhapsodie in blue ou le Beau Danube bleu.

Mais, dit Bourdieu, à l’intérieur de la classe dominante, le capital économique ne correspond pas toujours au capital culturel et un tableau montre comment, dans la classe dominante, selon que l’on a un niveau inférieur au baccalauréat ou que l’on a passé une agrégation, on achète plus facilement ses meubles chez un antiquaire qu’aux Puces ou dans un magasin spécialisé.

En s’interrogeant donc sur les causes des préférences esthétiques, Pierre Bourdieu étudie ce qui les détermine, c’est-à-dire d’une part “ le capital culturel ” autrement dit le niveau d’instruction, et, d’autre part, “ le capital économique ”, soit la situation sociale. Et, en analysant ensuite les transformations du rapport entre les différentes classes sociales et le système d’enseignement, il distingue, à l’intérieur de chaque classe, des principes généraux de conduite que l’on retrouve dans chaque domaine et qui permettent d’établir un “ système ” des styles de vie. Ainsi, de la même façon que l’on aime tel peintre, on a telle attitude politique et, selon que l’on a fait telles études, on pratique tel sport, on consomme tels aliments et l’on s’habille de telle façon. En fait, quand on parle de culture, on parle, sans le savoir, de classe sociale, et la politique ne fait pas exception aux lois de la culture et du goût.

Au terme de cet ouvrage, on constate que la critique de la culture, et les usages que l’on en fait comme moyen de domination, font de La Distinction un document d’un intérêt tout à fait nouveau : non seulement pour la sociologie – au niveau de la précision de l’enquête (chaque questionnaire comporte une question par domaine : musique, peinture, vêtements, etc.), mais, également, au niveau politique, où l’on s’aperçoit, au travers des schémas et de l’unification toutes les questions, qu’il s’agit, pour la première fois, de donner plusieurs chances de comprendre la même chose : la cohérence de la conduite de chaque classe et l’usage qu’en font, consciemment ou pas, les partis politiques." (Editions de Minuit)

 

Pierre Bourdieu, "Le Sens pratique" (1980)

"Pierre Bourdieu veut montrer que l’anthropologie ne peut s’accomplir comme science qu’à condition de prendre aussi pour objet les actes et les instruments de la pratique scientifique et, plus précisément, le rapport que le chercheur entretient avec son objet. C’est ce qu’il montre très concrètement en rappelant l’itinéraire qui l’a conduit à des recherches dites ethnologiques sur la civilisation Kabyle aux recherches dites sociologiques sur les aspects les plus divers de notre société, en passant par différentes études sur la société béarnaise dont il est originaire. 

Ce que nous appelons pensée “ primitive ”, “ prélogique ” ou “ sauvage ”, n’est autre chose que la logique pratique à la fois commode et tournée vers l’action, à laquelle nous avons recours chaque jour, dans nos actions et nos jugements sur les autres et le monde. Parce que la logique logique, qui s’est construite contre les logiques pratiques, est un peu notre point d’honneur intellectuel, nous nous refusons à voir ce qu’est la logique réelle de notre action, jamais complètement logique, jamais complètement illogique. Il suffit de décrire cette logique, de l’objectiver, de la mettre sur le papier, pour apercevoir que le primitif, c’est nous ; que nous n’agissons pas autrement lorsque nous classons des hommes politiques, ou des mobiliers, ou des peintres, que les “ primitifs ”, lorsque pour mettre de l’ordre dans leur monde, ils mettent en œuvre des principes classificatoires comme masculin et féminin, sec et humide, haut et bas ou est et ouest.

Nous supportons avec beaucoup d’impatience les analyses des sociologues lorsqu’ils décrivent nos conduites dans le langage de la règle (en France, lorsqu’on est reçu à dîner, il faut apporter des fleurs en nombre impair) ou du rituel (en France, les femmes se marient en robe blanche, symbole de pureté). Pourtant nous ne voyons rien à redire lorsque les ethnologues emploient ce langage pour parler des peuples dits primitifs : et cela, tout particulièrement, lorsqu’il s’agit de mariage ou de rituel. C’est cette discordance que Pierre Bourdieu interroge, demandant pourquoi nous sommes spontanément objectivistes lorsqu’il s’agit des autres et pourquoi nous revendiquons pour nous-mêmes et nous seuls le privilège de la liberté et de la subjectivité. Les Béarnais (d’autrefois) ou les Kabyles, lorsqu’ils choisissent leur conjoint, n’obéissent pas plus à une règle que les Parisiens d’aujourd’hui. Et Pierre Bourdieu se moque de ceux qui, à force de parler de “ mariage préférentiel ” avec la cousine croisée ou la cousine parallèle, finiront un jour par démontrer, de préférence mathématiquement, que deux cousines parallèles à une même troisième sont parallèles entre elles.

Critiquer la notion de règle ou de coutume ou de droit et toutes les notions équivalentes, qui n’expliquent jamais rien, puisqu’il faut encore expliquer pourquoi on obéit à la règle, à la coutume ou au droit plutôt que de lui désobéir, ce n’est pas abandonner les pratiques à l’inexplicable. Il suffit de se placer au point de vue de la pratique, qui est celui des acteurs, pour savoir que les pratiques ont pour principe, non des règles, mais des stratégies ; et que ces stratégies ne sont pas livrées au hasard. Comme aux cartes, elles dépendent – on le voit bien dans le cas du mariage – de la donne (capital possédé, nombre d’enfants à marier, etc.) et de l’art de jouer. La même chose est vraie dans le cas des pratiques rituelles qui ne sont ni des séquences insensées d’actes sans queue ni tête, ni les actes inspirés d’une liturgie mystique, ni les opérations logiques d’une sorte d’inconscient calculateur (comme chez Lévi-Strauss), mais des séquences pratiques d’actes orientés par un sens analogique, un “démon de l’analogie” comme dit Mallarmé, qui est caractéristique d’une société déterminée et qui nous fait par exemple apercevoir une affinité immédiate entre la femme et la lune. Le mouvement qui conduit de la règle à la stratégie est le même qui mène de la pensée “ prélogique ” ou “ sauvage ” au corps géomètre, “ corps conducteur ” tout entier traversé par la nécessité du monde social. – “ Je crois que j’ai fait une découverte théologique ”, dit Charlie Brown, le héros de la bande dessinée de Schulz. – “ Laquelle ? ” – “ Si on tient les mains tournées vers le bas, upside down, on obtient le contraire de ce pour quoi on prie. ” La pratique rituelle, comme la plupart des pratiques, est une gymnastique symbolique, dans laquelle le corps pense pour nous.

Une véritable compréhension des pratiques autres ou propres suppose un double travail : il s’agit d’objectiver les structures objectives ou incorporées, ce qui suppose une mise à distance, fondée sur l’emploi de techniques d’objectivation. Une science sociale vraiment rigoureuse suppose ce double mouvement, qui conduit au-delà de l’objectivisme, moment inévitable (symbolisé en ethnologie par l’œuvre de Lévi-Strauss) et du subjectivisme (représenté sous une forme limite par la phénoménologie “ sartrienne ”) : objectiver les structures objectives (par exemple, les régularités statistiques des pratiques) ou incorporées (par exemple, les catégories sociales de perception, comme brillant / terne, distingué / vulgaire, etc.) mais aussi objectiver l’objectivation, c’est-à-dire les opérations qui rendent possible l’accès à cette “ vérité objective ” et le point de vue à partir duquel elles s’opèrent. Et découvrir ainsi qu’il y a une objectivité du subjectif, que la représentation que les acteurs se font de leur pratique et que le chercheur, armé de ses instruments d’objectivation (statistique, observation, etc.) doit détruire pour saisir les structures objectives, fait encore partie de l’objectivité. Les illusions collectives ne sont pas illusoires et les mécanismes les plus fondamentaux tels ceux de l’économie, ne pourraient fonctionner sans le soutien de la croyance qui est au principe de l’adhésion accordée aux jeux sociaux et à leurs enjeux.

Pierre Bourdieu nous donne ici une théorie de l’action qui n’est pas à elle-même sa fin mais qui est la condition d’une interprétation adéquate des pratiques : et cela aussi bien de celles que privilégie d’ordinaire l’ethnologie, comme le mariage et le rituel, que de celles qui retiennent plutôt l’attention du sociologue, comme les conduites économiques ou les pratiques culturelles. Ce qui revient à réintégrer les disciplines séparées dans l’unité d’une anthropologie." (Editions de Minuit)

 

"Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d'existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c'est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement «réglées» et «régulières» sans être en rien le produit de l'obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l'action organisatrice d'un chef d'orchestre.

S'il n'est aucunement exclu que les réponses de l'habitus s'accompagnent d'un calcul stratégique tendant à réaliser sur le mode conscient l'opération que l'habitus réalise sur un autre mode, à savoir une estimation des chances supposant la transformation de l'effet passé en objectif escompté, il reste qu'elles se définissent d'abord, en dehors de tout calcul, par rapport à des potentialités objectives, immédiatement inscrites dans le présent, choses à faire ou à ne pas faire, à dire ou à ne pas dire, par rapport à un à venir probable qui, à l'opposé du futur comme «possibilité absolue» (…), projetée par le projet pur d'une «liberté négative», se propose avec une urgence et une prétention à exister excluant la délibération. (…)

Si l'on observe régulièrement une corrélation très étroite entre les probabilités objectives scientifiquement construites (par exemple, les chances d'accès à tel ou tel bien) et les espérances subjectives (les «motivations» et les « besoins»), ce n'est pas que les agents ajustent consciemment leurs aspirations à une évaluation exacte de leurs chances de réussite, à la façon d'un joueur qui réglerait son jeu en fonction d'une information parfaite sur ses chances de gain. En réalité, du fait que les dispositions durablement inculquées par les possibilités et les impossibilités, les libertés et les nécessités, les facilités et les interdits qui sont inscrits dans les conditions objectives (et que la science appréhende à travers des régularités statistiques comme les probabilités objectivement attachées à un groupe ou à une classe) engendrent des dispositions objectivement compatibles avec ces conditions et en quelque sorte pré-adaptées à leurs exigences, les pratiques les plus improbables se trouvent exclues, avant tout examen, au titre d'impensable, par cette sorte de soumission immédiate à l'ordre qui incline à faire de nécessité vertu, c’est-à-dire à refuser le refusé et à vouloir l'inévitable. Les conditions mêmes de la production de l'habitus, nécessité faite vertu, font que les anticipations qu'il engendre tendent à ignorer la restriction à laquelle est subordonnée la validité de tout calcul des probabilités, à savoir que les conditions de l'expérience n'aient pas été modifiées: à la différence des estimations savantes qui se corrigent après chaque expérience selon des règles rigoureuses de calcul, les anticipations de l'habitus, sortes d'hypothèses pratiques fondées sur l'expérience passée, confèrent un poids démesuré aux premières expériences (…)

 

Produit de l'histoire, l'habitus produit des pratiques, individuelles et collectives, donc de l'histoire, conformément aux schèmes engendrés par l'histoire; il assure la présence active des expériences passées qui, déposées en chaque organisme sous la forme de schèmes de perception, de pensée et d'action, tendent, plus sûrement que toutes les règles formelles et toutes les normes explicites, à garantir la conformité des pratiques et leur constance à travers le temps. Passé qui survit dans l'actuel et qui tend à se perpétuer dans l'avenir en s'actualisant dans des pratiques structurées selon ses principes, loi intérieure à travers laquelle s'exerce continûment la loi de nécessités externes irréductibles aux contraintes immédiates de la conjoncture, le système des dispositions est au principe de la continuité et de la régularité que l'objectivisme accorde aux pratiques sociales sans pouvoir en rendre raison et aussi des transformations réglées dont ne peuvent rendre compte ni les déterminismes extrinsèques et instantanés d'un sociologisme mécaniste ni la détermination purement intérieure mais également ponctuelle du subjectivisme spontanéiste. Échappant à l'alternative des forces inscrites dans l'état antérieur du système, à l'extérieur des corps, et des forces intérieures, motivations surgies, dans l'instant, de la décision libre, les dispositions intérieures, intériorisation de l'extériorité, permettent aux forces extérieures de s'exercer, mais selon la logique spécifique des organismes dans lesquels elles sont incorporées, c'est-à-dire de manière durable, systématique et non mécanique: système acquis de schèmes générateurs, l'habitus rend possible la production libre de toutes les pensées, toutes les perceptions et toutes les actions inscrites dans les limites inhérentes aux conditions particulières de sa production, et de celles-là seulement. A travers lui, la structure dont il est le produit gouverne la pratique, non selon les voies d'un déterminisme mécanique, mais au travers des contraintes et des limites originairement assignées à ses inventions.

 

[…] Bref, étant le produit d'une classe déterminée de régularités objectives, l'habitus tend à engendrer toutes les conduites «raisonnables», de «sens commun», qui sont possibles dans les limites de ces régularités, et celles-là seulement, et qui ont toutes les chances d'être positivement sanctionnées parce qu'elles sont objectivement ajustées à la logique caractéristique d'un champ déterminé, dont elles anticipent l'avenir objectif ; il tend du même coup à exclure «sans violence, sans art, sans argument», toutes les « folies» («ce n'est pas pour nous»), c'est-à-dire toutes les conduites vouées à être négativement sanctionnées parce qu'incompatibles avec les conditions objectives.

Parce qu'elles tendent à reproduire les régularités immanentes aux conditions dans lesquelles a été produit leur principe générateur tout en s'ajustant aux exigences inscrites à titre de potentialité objective dans la situation telle que la définissent les structures cognitives et motivatrices qui sont constitutives de l'habitus, les pratiques ne se laissent déduire ni des conditions présentes qui peuvent paraître les avoir suscitées ni des conditions passées qui ont produit l'habitus, principe durable de leur production. On ne peut donc en rendre raison qu'à condition de mettre en rapport les conditions sociales dans lesquelles s'est constitué l'habitus qui les a engendrées et les conditions sociales dans lesquelles il est mis en œuvre, c'est-à-dire à condition d'opérer par le travail scientifique la mise en relation de ces deux états du monde social que l'habitus effectue, en l'occultant, dans et par la pratique. (…)

Histoire incorporée, faite nature, et par là oubliée en tant que telle, l'habitus est la présence agissante de tout le passé dont il est le produit: partant, il est ce qui confère aux pratiques leur indépendance relative par rapport aux déterminations extérieures du présent immédiat. Cette autonomie est celle du passé agi et agissant qui, fonctionnant comme capital accumulé, produit de l'histoire à partir de l'histoire et assure ainsi la permanence dans le changement qui fait l'agent individuel comme monde dans le monde. Spontanéité sans conscience ni volonté, l'habitus ne s'oppose pas moins à la nécessité mécanique qu'à la liberté réflexive, aux choses sans histoire des théories mécanistes qu'aux sujets «sans inertie» des théories rationalistes.

[…] Principe générateur durablement monté d'improvisations réglées, l'habitus comme sens pratique opère la réactivation du sens objectivé dans les institutions: produit du travail d'inculcation et d'appropriation qui est nécessaire pour que ces produits de l'histoire collective que sont les structures objectives parviennent à se reproduire sous la forme des dis-positions durables et ajustées qui sont la condition de leur fonctionnement, l'habitus, qui se constitue au cours d'une histoire particulière, imposant sa logique particulière à l'incorporation, et par qui les agents participent de l'histoire objectivée dans les institutions, est ce qui permet d'habiter les institutions, de se les approprier pratiquement, et par là de les maintenir en activité, en vie, en vigueur, de les arracher continûment à l'état de lettre morte, de langue morte, de faire revivre le sens qui s'y trouve déposé, mais en leur imposant les révisions et les transformations qui sont la contrepartie et la condition de la réactivation, Mieux, il est ce par quoi l'institution trouve sa pleine réalisation: la vertu de l'incorporation, qui exploite la capacité du corps à prendre au sérieux la magie perfomative du social, est ce qui fait que le roi, le banquier, le prêtre sont la monarchie héréditaire, le capitalisme financier ou l'Église faits homme. La propriété s'approprie son propriétaire, en s'incarnant sous la forme d'une structure génératrice de pratiques parfaitement conformes à sa logique et à ses exigences.

[…]La sociologie traite comme identiques tous les individus biologiques qui, étant le produit des mêmes conditions objectives, sont dotés des mêmes habitus: classe de conditions d'existence et de conditionnements identiques ou semblables, la classe sociale (en soi) est inséparablement une classe d'individus biologiques dotés du même habitus, comme système de dispositions commun à tous les produits des mêmes conditionnements. S'il est exclu que tous les membres de la même classe (ou même deux d'entre eux) aient fait les mêmes expériences et dans le même ordre, il est certain que tout membre de la même classe a des chances plus grandes que n'importe quel membre d'une autre classe de s'être trouvé affronté aux situations les plus fréquentes pour les membres de cette classe: les structures objectives que la science appréhende sous la forme de probabilités d'accès à des biens, des services et des pouvoirs, inculquent, à travers les expériences toujours convergentes qui confèrent sa physionomie à un environne-ment social, avec ses carrières «fermées», ses «places» inaccessibles ou ses «horizons bouchés», cette sorte d'«art d'estimer les vérisimilitudes», comme disait Leibniz, c’est-à-dire d'anticiper l'avenir objectif, sens de la réalité ou des réalités qui est sans doute le principe le mieux caché de leur efficacité.

[…] Le poids particulier des expériences primitives résulte en effet pour l'essentiel du fait que l'habitus tend à assurer sa propre constance et sa propre défense contre le changement à travers la sélection qu'il opère entre les informations nouvelles, en rejetant, en cas d'exposition fortuite ou forcée, les informations capables de mettre en question l'information accumulée et surtout en défavorisant l'exposition à de telles informations: que l'on pense par exemple à l'homogamie comme paradigme de tous les «choix» par lesquels l'habitus tend à favoriser les expériences propres à le renforcer (comme le fait empiriquement attesté que l'on tend à parler de politique avec des personnes de même opinion). Par le «choix» systématique qu'il opère entre les lieux, les événements, les personnes susceptibles d'être fréquentés, l'habitus tend à se mettre à l'abri des crises et des mises en question critiques en s'assurant un milieu auquel il est aussi pré-adapté que possible, c'est-à-dire un univers relativement constant de situations propres à renforcer ses dispositions en offrant le marché le plus favorable à ses produits."

 

Pierre Bourdieu, "Homo Academicus" (1984)

"Le sociologue peut-il comprendre objectivement le monde dans lequel il est pris ? Épreuve redoutable, à laquelle se soumet l’auteur de ce livre sur le monde universitaire français. Pour échapper aux objectivations partielles de la polémique, il faut appréhender le monde universitaire comme un champ dans lequel s’affrontent plusieurs pouvoirs spécifiques, correspondant à des trajectoires sociales et scolaires et aussi à des productions culturelles irréductibles, sinon incompatibles. Et mettre toutes les techniques d’objectivation disponibles au service de la construction de l’espace des positions universitaires – et des “ espèces ” correspondantes de l’homo academicus. Cet espace, c’est-à-dire la structure de la distribution des différentes espèces de pouvoir, est en effet au principe des prises de position intellectuelles ou politiques des universitaires aussi bien en période d’équilibre qu’en temps de crise, et notamment en mai 1968." (Editions de Minuit)

 

Pierre Bourdieu, "Choses dites" (1987)

"À travers de très longs entretiens avec des chercheurs français et surtout étrangers, et des confrontations scientifiques avec des groupes de spécialistes, ethnologues, économistes et sociologues – de l’art, de la religion, de la littérature, etc. –, Pierre Bourdieu, dont l’œuvre a fait l’objet, au cours des dernières années, de nombreuses interpellations, s’explique : il éclaire certains aspects mal compris de son travail, explicite les présupposés philosophiques de ses recherches, évoque la logique concrète de ses investigations, en même temps qu’il discute ou réfute les objections qui lui sont le plus souvent opposées. La vivacité du discours improvisé permet de voir à l’œuvre un mode de pensée qui, comme le montrent bien certaines interventions, peut être aussi un instrument, libérateur, de socio-analyse. En s’appliquant à lui-même la méthode d’analyse des œuvres culturelles qu’il défend, ce qui le conduit à évoquer l’espace des possibles théoriques tel qu’il se présentait à différents moments de son itinéraire intellectuel, Pierre Bourdieu offre les moyens de se donner une connaissance à la fois objective et compréhensive de son travail. Et du même coup, c’est tout le débat entre les sciences de l’homme et la philosophie qui, échappant aux insinuations obscures de la dénonciation sournoise ou aux faux éclats de la polémique publique, se trouve placé sur son véritable terrain, celui de la confrontation rigoureuse et loyale." (Editions de Minuit)

 

Pierre Bourdieu, "La Noblesse d’État, Grandes écoles et esprit de corps" (1989)

"Pour parler aujourd’hui non des puissants, comme certaine histoire, ou du pouvoir, comme certaine philosophie, mais des jeux sociaux, les champs, où se produisent les différents enjeux de pouvoir et les différents atouts, les capitaux, nécessaires pour y triompher, il faut mobiliser toutes les ressources de la statistique, de la théorie anthropologique et de l’histoire sociale. Comment s’est constituée la configuration singulière de pouvoirs, intellectuels, politiques, bureaucratiques, économiques, qui domine les sociétés contemporaines ? Comment ces pouvoirs, notamment ceux qui s’autorisent de l’autorité conférée par l’École, obtiennent-ils notre reconnaissance ? Qu’est-ce que la compétence dont se réclament les technocraties ? Le travail de consécration qu’accomplit l’institution scolaire, notamment à travers les grandes écoles, s’observe dans l’histoire, à des variantes près, toutes les fois qu’il s’agit de produire une noblesse ; et les groupes socialement reconnus, en particulier les grands corps, qui en sont le produit, fonctionnent selon une logique tout à fait semblable à celle des divisions d’Ancien Régime, nobles et roturiers, grande et petite noblesse. La noblesse d’État qui dispose d’une panoplie sans précédent de pouvoirs, économiques, bureaucratiques et même intellectuels, et de titres propres à justifier son privilège, titre d’écoles, titres de propriété et titres de noblesse, est l’héritière structurale – et parfois généalogique – de la noblesse de robe qui, pour se construire comme telle, contre d’autres espèces de pouvoirs, a dû construire l’État moderne, et tous les mythes républicains, méritocratie, école libératrice, service public.

Grâce à une écriture qui alterne l’humour de la distance avec la rigueur du raisonnement statistique ou de la construction théorique, Pierre Bourdieu propose une réalisation accomplie d’une anthropologie totale, capable de surmonter l’opposition entre l’art et la science, l’évocation et l’explication, la description qui fait voir et le modèle qui fait comprendre. Déchirant l’écran des évidences qui protègent le monde familier contre la connaissance, il dévoile les secrets de la magie sociale qui se cache dans les opérations les plus ordinaires de l’existence quotidienne, comme l’octroi d’un titre scolaire ou d’un certificat médical, la nomination d’un fonctionnaire ou l’institution d’une grille des salaires." (Editions de Minuit)

 


Raymond Boudon (1934-2013)

En 1982, Raymond Boudon, - ancien élève de l'Ecole normale supérieure, agrégé de philosophie - et François Bourricaud publient un "Dictionnaire critique de la sociologie" qui entend rejeter toutes les théories générales qui ne parviennent pas - et sont fondamentalement dans l'incapacité de - rendre compte de la complexité du social. Le structuralisme, le fonctionnalisme, le culturalisme sont des cadres de pensée à partir desquels ont pu certes se développer des recherches fécondes, mais ne peuvent échapper au fait qu'elles constituent aussi une "représentation idéologique des sociétés" ("A quoi sert la notion de Structure ? Essai sur la signification de la notion de structure dans les sciences humaines, 1968). Boudon a toujours cru en la sociologie comme discipline scientifique à part entière et pour se faire usera de l'analyse statistique pour formaliser son approche : "L'Analyse mathématique des faits sociaux" (1967),  "L'Inégalité des chances" (1973) , "Le juste et le vrai : études sur l'objectivité des valeurs et de la connaissance" (1995).

Mais a contrario de Pierre Bourdieu, le tenant emblématique pour Boudon du "structuralisme pur et dur", c'est à l'héritage de Max Weber et d'Alexis de Tocqueville qu'il fait appel pour proposer son fameux paradigme de "l'individualisme méthodologique" : "pour expliquer un phénomène social quelconque, il est indispensable de reconstruire les motivations des individus concernés, et d'appréhender ce phénomène comme le résultat de l'agrégation des comportements individuels dictés par ces motivations". Boudon rejette ainsi ces théories globales selon lesquelles l'individu, et son histoire, ne peuvent échapper au déterminisme des structures sociales dans lesquelles ils se trouvent, impuissants et spectateurs, plongés. De Max Weber, Georg Simmel, à Alexis de Tocqueville, tous ces grands fondateurs de la sociologie ont montré que c'est en analysant les actions individuelles que nous pouvons tenter de comprendre les phénomènes collectifs, et non l'inverse. Fondamentalement, les conduites individuelles "sont libres de contraintes purement structurelles". Rejetant tous les "sociologismes", Boudon poussera par la suite son analyse vers "une théorie générale de la rationalité" (l'individu est "naturellement" rationnel) et la nécessité de mettre en oeuvre un libéralisme politique et économique, seul en capacité d'offrir un espace à cette rationalité. Mais, ainsi que nombre de ses détracteurs l'ont exprimé, "l'acteur rationnel selon Boudon est-il réellement un être social?". 

 

Effets pervers et ordre social (1977) 

"Ma thèse est en d’autres termes qu’un paradigme ne peut être jugé sur un plan ontologique, mais seulement sur un plan méthodologique. La psychologie rationnelle est à l’évidence insuffisante pour expliquer la névrose, mais elle est largement suffisante pour expliquer bien des comportements quotidiens : ceux qui intéressent le plus fréquemment le sociologue. Les contraintes structurelles peuvent être d’une grande complexité. Mais dans bien des cas, on peut se contenter de descriptions simples (les classes sociales chez Marx, les Noirs et les Blancs chez Merton). Il est irréaliste de supporter que les individus ont toujours une représentation exacte des options qui leur sont offertes, des avantages et inconvénients attachés à chacune d’elles. Mais on peut souvent faire l’hypothèse qu’en moyenne lorsqu’une option O1 est préférable à une option O1, ce fait sera perçu. Bref, un paradigme ne peut être dit vrai ou faux, réaliste ou irréaliste. Mais il peut être plus ou moins adapté au phénomène qu’on désire analyser. " (Boudon, PUF)

 

La logique du social (1979)

"Pour Raymond Boudon, ce sont bien les individus qui agissent, mais les conséquences de leurs actions leur échappent : l’agrégation de nos actions individuelles aboutit à des résultats collectifs non prévus et non voulus. Telle est la question qui constitue l’objet de la sociologie. Ce livre, manifeste de ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’«individualisme méthodologique » en sociologie, est devenu un classique" (Hachette)

 

La Place du désordre. Critique des théories du changement social (1984) 

"Ce livre illustre l'intérêt de la perspective qualifiée d'individualisme méthodologique, selon laquelle les causes ultimes de tout phénomène social résident dans des actes, des croyances ou des attitudes individuelles. Cette méthode, actuellement largement pratiquée, a dû s'imposer contre les mouvements de pensée qui ont exercé une influence considérable sur les sciences sociales, tels le marxisme et le structuralisme. " (PUF)

 

Le Juste et le Vrai : études sur l'objectivité des valeurs et de la connaissance (Fayard, 1995)

"Cet ouvrage est d'abord une critique du relativisme régnant s'agissant des valeurs morales et aussi de la connaissance. La morale serait affaire de mode ou de convention. La connaissance scientifique ne nous proposerait pas une représentation du monde plus fiable que les mythes archaïques. Ces thèmes relativistes jouissent aux Etats-Unis comme en Europe du statut d'idées établies. Pourtant, ces théories relativistes contredisent les observations les plus irrécusables. Aujourd'hui comme hier, les individus passent le plus clair de leur temps à porter avec conviction des appréciations morales. Toute décision gouvernementale est soupesée, jugée, approuvée ou condamnée avec parfois un bel ensemble. On observe donc une discordance notoire entre le discours de nombre de philosophes et de sociologues sur la morale, et l'existence de sentiments moraux forts et souvent consensuels. Pourquoi ce relativisme? Il résulte de mouvements de pensée (marxisme, nietzschéisme, freudisme, durkheimisme) qui proposent de voir dans les valeurs des illusions. Leur influence, associée à celle de l'empirisme et du positivisme qui introduisent un gouffre béant entre l'être et le devoir-être, confirme l'idée que les valeurs ne sauraient être fondées de façon objective. La certitude morale ne serait qu'une illusion produite par des forces sociales ou psychiques agissant à l'insu des individus. Ce relativisme normatif représente-t-il un horizon indépassable? Certainement pas. D'autres courants des sciences humaines, tels le contractualisme, l'utilitarisme et la théorie de l'action le rejettent. S'appuyant sur une critique constructive de ces travaux, la théorie cognitiviste développée ici tente de les généraliser, de les synthétiser, de les dépasser et de proposer une explication de l'origine des sentiments moraux et des jugements de valeur. De son côté, le relativisme cognitif est, lui aussi, résistible. Les voies de la connaissance ordinaire comme celles de la connaissance scientifique sont complexes. Mais cela n'impose pas de renoncer aux notions de vérité et d'objectivité. Comme le juste, le vrai existe." (Fayard) 

 

Renouveler la démocratie. Eloge du sens commun  (2006)

"Comment sortir du « tout se vaut » qui fait le lit du n’importe quoi ? Comment renouer avec l’idée qu’il existe une rationalité commune à tous, par-delà les clivages individuels et culturels ? C’est le fondement même de la vraie démocratie. Pour Raymond Boudon, le relativisme ambiant fournit un terreau favorable à une conception cynique des relations sociales et politiques, à la réapparition des fondamentalismes. Il nourrit le désarroi. Il légitime les confusions entre la morale et la politique, la foi et la raison, le privé et le public. La démocratie n’est plus alors qu’un système dominé par les conflits d’intérêts et la raison du plus fort. Face à cette perte de repères, on comprend que les élites semblent comme égarées et se laissent surtout guider par les minorités actives et par l’opinion". (Odile Jacob)

 


Michel Crozier (1922-2013) 

Né en 1922 à Sainte-Menehould (Marne), Michel Crozier, professeur de sociologie à Nanterre et professeur à l'Institut d'études politiques de Paris (1975), fondateur du Centre de Sociologie des Organisations, poursuit successivement ses travaux sur  l'histoire du mouvement ouvrier et à l'action des syndicats, puis en 1952 sur le rôle des employés et des petits fonctionnaires dans la structure sociale française, enfin dans les années 1970 il parvient à proposer une théorisation de cette sociologie de l'action organisée qu'il poursuit depuis tant d'années pour léguer à la sociologie une nouvelle approche, "l'analyse stratégique".

Deux ouvrages marquent son apport à cette nouvelle sociologie des organisations, sous le thème global du changement et de la résistance au changement, "Le Phénomène bureaucratique" (1964), "L'Acteur et le Système" (1977). La "bureaucratie" n'est pas une entité abstraite, cette organisation rationnelle décrite par Max Weber, par exemple,  mais elle est constituée d'hommes et de femmes qui participent directement à son élaboration et donc à l'expression des routines et des rigidités qui caractérisent ce type d'organisation. Plus encore, l'individu lui-même révèle ici à la fois un comportement rationnel au travers de ses choix mais aussi une sorte d'irréductibilité quant aux impératifs des appareils bureaucratiques : Crozier met en ainsi en évidence dans les pesanteurs ou dysfonctionnements organisationnels le rôle des stratégies des différents acteurs. Au sein des appareils bureaucratiques, il existe ainsi des "zones d'incertitudes"  - une part de liberté - autour desquelles les différents acteurs vont tenter de consolider leurs positions stratégiques. Constamment ces acteurs élaborent des mécanismes d'adaptation pour anticiper ou surmonter les éventuels rapports conflictuels. L'analyse stratégique vient par suite compléter la réflexion de Crozier, méthode d'analyse et méthode d'intervention : comment fonctionnent, comment agir sur les relations de pouvoir entre acteurs et les effets des stratégies des acteurs dans une organisation donnée.

Crozier n'entend pas faire de la théorie pour la théorie, mais proposer aux différents acteurs, notamment organisationnels, de mieux appréhender leur situation et de s'ouvrir à la nécessité du changement et de l'évolution. Pourtant, si le jeu des acteurs est bien pris en compte, cette analyse stratégique semble privilégier l'organisation plus que l'individu, celui-ci peut certes conquérir un surplus de capacité d'expression, mais autant que peut tolérer et supporter l'organisation elle-même. Suivront "On ne change pas la société par décret" (Fayard, 1979), "État moderne, État modeste. Stratégies pour un autre changement" (Fayard, 1986). 

 

Le discours s'infléchit à la fin des années 1970 : "la connaissance fait peur. L'intelligence et le talent sont vénérés, mais pas la connaissance. C'est que celle-ci comporte le risque du changement; elle s'impose à l'homme sans tenir compte ni de ses désirs ni de l'image qu'il a de ses besoins; elle bouleverse le monde intellectuel et social en place. Promesse de développement certes, elle est aussi et d'abord épreuve de réalité.." (On ne change pas la société par décret, 1979)

Lors de la publication de son ouvrage, "La Crise de l'intelligence" (1995), Crozier n'entend plus décrire mais véritablement faire bouger les "choses" : "Se contenter de reprendre l'analyse de la société bloquée serait se faire le complice de l'immobilisme ou du y a qu'à . Ce serait fournir des arguments aux dirigeants qui mettent en avant les rigidités et le prétendu conservatisme des Français pour justifier leur impuissance ou leurs échecs - alors que leurs propres responsabilités sont prépondérantes... Les élites françaises se crispent, elles supportent de moins en moins la critique, elles constituent un système toujours plus fermé. Non seulement elles ne remplissent pas leur rôle, qui est d'aider la société à changer, mais elles sont contre-productives..."

 

Stanley Hoffmann, "Sur la France" (1976)

Fondateur du Centre d’études européennes de Harvard, Stanley Hoffmann (1928-2015), préfacier du livre de Robert O. Paxton, "La France de Vichy" (Seuil, 1973), fut l’un des meilleurs experts américains de la vie politique française. Dans le premier essai de son livre, "Paradoxes de la communauté politique française", écrit en 1963, il offre une étude de "la transformation de la France en tant que communauté politique", des années 1930 aux années 1960, qui livre le visage d'un pays qui a connu "des changements violents et massifs" tel que le système politique français n'a pu "s'adapter à son époque". Bien des commentateurs de l'époque iront puiser dans ces essais des jeux d'interprétation sur les rapports de la société, la nation et l'Etat.

 

Michel Crozier, "Le Phénomène bureaucratique" (1964)

"Nous rejetons trop facilement nos difficultés sur des épouvantails abstraits comme le progrès, la technique, la bureaucratie. Ce ne sont pas les techniques ou les formes d’organisation qui sont coupables. Ce sont les hommes qui, consciemment ou inconsciemment, participent à leur élaboration." Crozier souligne la réalité d'un modèle culturel bien français de bureaucratie et se penche ainsi sur les rouages organisationnels de deux entités publiques, l'Agence parisienne des chèques postaux et la Seita, jugées emblématiques d'une résistance à toute évolution.  "Dans ce classique de la sociologie des organisations, Michel Crozier démonte les mécanismes de centralisation et de multiplication des règles qui débouchent sur la formation de cercles vicieux bureaucratiques. Élargissant sa grille d’analyse au système éducatif, aux organisations syndicales et aux rouages politico-administratifs de la société française dans son ensemble, il dévoile les rigidités et la résistance au changement qui continuent d’apparaître comme l’un de ses traits culturels les plus saillants." (Seuil)

 

Michel Crozier, "La Société bloquée" (1967)

Ces essais écrits en 1966 et mai 1968 reprennent un terme imaginé par Stanley Hoffman en 1963, "A la recherche de la France" pour poser le problème du changement social en France, au travers de notions comme le pouvoir, l'innovation, l'informatisation, la participation. La crise de mai 1968 apparaît ici comme la traduction même de cette société bloquée, un monde bureaucratique trop rigide et une université mal adaptées aux exigences du monde moderne constituant les deux piliers d'une analyse qui débouche par suite sur des propositions de "déblocage". 

"Si l'on veut faire bouger cette société bloquée qu'est devenue la société française, il faut absolument secouer le carcan que fait peser sur elle la passion de commandement, de contrôle et de logique simpliste qui anime les grands commis, les patrons, les techniciens et mandarins divers qui nous gouvernent, tous trop brillants, trop compétents et trop également dépassés par les exigences de développement économique et social...

Que la société puisse devenir consciente des forces qui la gouvernent et soit ainsi poussée à se manipuler elle-même, est après tout un phénomène effrayant. Notre équilibre antérieur était fait d'ignorance et d'impuissance. Une connaissance meilleure de la réalité et de nos propres possibilités est en train de nous forcer à agir. Mais au nom de quoi pouvons-nous le faire? Quelles fins supérieures peuvent autoriser une intervention, alors justement que les fins traditionnelles apparaissent dévalorisées? Pouvons-nous pourtant refuser d'intervenir, alors que nous sommes mis quotidiennement en face des scandales que constituent les conséquences visibles d'actes humains? ..

Face à ces illusions faciles et à cette régression panique, les sociologues peuvent-ils effectivement répondre aux problèmes que pose le changement?  Certainement non, s'ils continuent à vouloir maintenir l'attitude dogmatique et pontifiante qu'ils ont héritée de leur passé d'idéologue. Oui, peut-être, dans la mesure où ils sont capables d'accepter le statut plus modeste des sciences expérimentales ..."

 

Michel Crozier, "L'Acteur et le Système, Les contraintes de l'action collective" (1977, avec  Erhard Friedberg)

"Synthèse théorique de l’« analyse stratégique » développée par les auteurs, cet ouvrage s’est imposé comme une référence dans la littérature sociologique comme auprès des professionnels du management. Nourri de nombreuses études de cas, il étudie les relations de pouvoir et les stratégies qu’élaborent les acteurs au sein des organisations pour en saisir les logiques sous-jacentes et en délimiter les zones d’incertitude – ces interstices où les enjeux interpersonnels prennent le pas sur la rationalité du système. Au-delà du monde des entreprises et des administrations, c’est à une réflexion plus générale sur les problèmes de l’action collective que nous invite ce livre." (Seuil)

 

"A quelles conditions et au prix de quelles contraintes, l'action collective, c'est-à-dire l'action organisée, des hommes est-elle possible? C'est la question centrale de ce livre. Car, si l'action collective constitue un problème si décisif pour nos sociétés, c'est d'abord et avant tout parce que ce n'est pas un phénomène naturel. C'est d'abord un construit social dont l'existence pose problème et dont il reste à expliquer les conditions d'émergence et de maintien.

Contrairement à l'idée que nous en avons couramment, en effet, contrairement aussi à la façon dont psychologues, sociologues et analystes divers ont pu poser - et posent encore et toujours - les problèmes d'organisation, nos modes d'action collective ne sont pas des données "naturelles" qui surgiraient en quelque sorte spontanément et dont l'existence irait de soi. Ils ne sont pas le résultat automatique du développement des interactions humaines, d'une sorte de dynamique spontanée qui porteraient les hommes en tant qu' "êtres sociaux" à s'unir, à se grouper, à s' "organiser". Ils ne sont pas davantage la conséquence logique et déterminée d'avance de la "structure objective" des problèmes à résoudre, c'est-à-dire de la somme des déterminations extérieures que l' "état des forces productives", le "stade de développement technique et économique" feraient peser sur les hommes. ils ne constituent rien d'autre que des solutions toujours spécifiques, que des acteurs relativement autonomes, avec leurs ressources et capacités particulières, ont créées, inventées, instituées pour résoudre les problèmes posés par l'action collective et, notamment, le plus fondamental de ceux-ci, celui de leur coopération en vue de l'accomplissement d'objectifs communs, malgré leurs orientations divergentes.

Et en cette matière, il n'y a ni fatalité ni déterminisme simple. Ces solutions ne sont ni les seules possibles, ni les meilleures, ni même les meilleures relativement à un "contexte" déterminé. Ce sont toujours des solutions contingentes au sens radical du terme, c'est-à-dire largement indéterminées et donc arbitraires. Mais elles n'en sont pas moins contraignantes. En tant que modes d'articulation et d'intégration de comportements divergents et contradictoires, elles supposent et instituent à la fois une structuration humaine, c'est-à-dire un minimum d' "organisation", des champs de l'action sociale. Cette structuration peut être relativement formalisée et consciente, ou elle peut avoir été "naturalisée" par l'histoire, la coutume, les croyances, au point de paraître évidente. Elle n'en reste pas moins toujours et fondamentalement un artefact humain qui - en orientant les comportements des acteurs et en circonscrivant leur liberté et leurs capacités d'action - rend possible le développement des entreprises collectives des hommes, mais conditionne en même temps profondément leurs résultats ..."

 


Alain Touraine (1925)

Né à Hermanville-sur-Mer (Calvados), normalien agrégé d'histoire et diplômé de l'E.H.E.S.S., Alain Touraine entre en sociologie au moment où la France s'engageait dans la  modernisation industrielle et où deux conceptions de la réflexion sociale s'opposent, le fonctionnalisme américain d'un Talcott Parsons, et un marxisme dominé par le Parti communiste. La lecture de Georges Friedmann ("Les problèmes humains du machinisme industriel", 1946) et son expérience de la vie de mineur (1947-1948) l'orientent très tôt vers la sociologie du travail. Dans les années 1960, il soutient sa thèse de doctorat autour de deux thématiques, la "Sociologie de l'action", "La conscience ouvrière", puis publie en 1973 l'un des ses ouvrages fondateurs de sa démarche, "La Production de la société". Il entend élaborer un nouveau mode d'analyse de la société centrée sur les "mouvements sociaux", ces mouvements qui "luttent pour imposer leur projet, le modèle de société auxquels ils aspirent" (étudiants, féministes, régionalistes, écologistes..), et qui sont emblématiques d'une question centrale,  alors que par ailleurs force est de constater le déclin des mouvements ouvriers : comment les sociétés se produisent elles-mêmes à travers leurs conflits, leurs modes de négociation et d'organisation, comment des luttes sociales parviennent à remettre en cause des modes de domination et à instaurer de nouveaux types de société.

 

"Le privilège des mouvements sociaux liés à une société industrielle vient seulement de ce que leur orientation manifeste les principes qui sont ceux de l'analyse actionnaliste, c'est-à-dire se veulent rationalisateurs, organisateurs, fondés sur le développement matériel et la liberté humaine; ils ne se présentent plus comme serviteurs des dieux, de principes philosophiques ou de lois économiques, mais comme étant leur propre fin : travail au service du travail, libération de la liberté.

Il est vain de rechercher la vraie nature d'une société passée comme si en écartant les voiles de la fausse conscience on atteignait une vraie conscience. C.Lefort l'a rappelé et ses conclusions ne font que rejoindre la pratique des historiens ou des sociologues : la religion ou les idéologies philosophiques ou économiques ne se superposent pas à une société dont elles donneraient une image inversée; elles sont partie intégrante de cette société, au même titre que sa culture matérielle. Il faut donc les considérer sociologiquement comme unies, c'est-à-dire comme rationnellement liées à une expérience sociale. Ceci ne signifie pas qu'on doive les considérer comme scientifiquement vraies, puisqu'elles ne répondent pas aux critères habituels d'une démonstration positive. Mais ceci n'entraîne pas non plus un relativisme sans limites; au contraire, en écartant l'idée d'une histoire naturelle des sociétés, ce raisonnement porte à fonder la théorie de l'action historique sur la problématique du sujet historique et non sur le devenir de la réalité historique..

L'histoire n'oppose pas ceux qui vont consciemment dans le sens de l'histoire et ceux qui s'y opposent. L'analyse sociologique n'a de sens que si elle rend compte de l'ensemble des mouvements sociaux, si elle relie chacun d'eux, par des voies dialectiques, à un moment, à une situation du sujet historique. .. c'est à l'analyse de la conscience collective et des rôles sociaux qu'il faut faire d'abord appel ..." (Alain Touraine, Sociologie de l'action, Seuil, 1965).