Boom latinoamericano - Julio Cortázar (1914-1984, Arg.), "Rayuela" (1963, Marelle), "Las Armas secretas" (1959), "Los premios" (1960), "Historia de cronopios y de fames" (1962), "62 Modelo para armar" (1968), "Todos los fuegos el fuego" (1966), "Libro de Manuel" (1973) - ...

Last update: 03/11/2017


Encontraria a la Maga? - "Je l’ai appelé un jour le Simón Bolivar du roman latino-américain", a dit Carlos Fuentes à propos de Julio Cortázar, "il nous a tous libérés avec un langage nouveau, aérien, humoristique et mystérieux, à la fois quotidien et mythique"...  Julio Cortázar n’est pas un philosophe, mais son personnage, Oliveira, dans "Rayuela" cherche tout simplement à s’épanouir en essayant sans succès de se secouer les habitudes de pensée et de vie qu’il avait acquises conformément à une tradition qui, comme par hasard, repose sur le bien connu dualisme de l'esprit et de la matière, un dualisme qui porte avec lui bien des erreurs d'interprétation comme autant de facteurs d'appauvrissement de la pensée, l’esprit était supérieur à la matière, la réalité à l’apparence, les idées aux objets sensibles, la raison à la perception. "Rayuela" part en quête d'un autre monde, dont la narration n'est désormais plus linéaire : il prend, pour ce faire, la forme d'un "antiroman" dont la caractéristique est de transgresser les conventions relatives  à l'intrigue, aux dialogues, à la structure du roman plus classique. "Rayuela" est ainsi précédé d'un mode d'emploi dans lequel l'auteur informe le lecteur qu' "à sa façon, ce livre est plusieurs livres mais en particulier deux livres", un livre qui se lit de façon habituelle, du chapitre 1 au chapitre 56, un second qui consiste pour le lecteur à intercaler 99 chapitres "non nécessaires" dans ces 56 chapitres. L'auteur nous laisse explorer le roman dans l'ordre que l'on souhaite et le fin est totalement ouverte.

Ainsi, si l'on choisit le mode le plus linéaire, l'intrigue se développe de manière irrégulière et fragmentée autour des déambulations du personnage principal, Horacio Oliveira ... 

Au début, celui-ci vit à Paris, dans les années 1950. C'est un intellectuel féru de jazz, genre musical aux rythmes syncopés, à structure non linéaire et à improvisations, qui a clairement influencé le style de Cortázar. Avec ses compagnons du Club du serpent, il prend part à de longues discussions, notamment au sujet du mystérieux écrivain Morelli, qu'ils admirent. On découvre aussi son amour pour une jeune femme, la Sibylle, et les rapports troublés qu'il entretient avec elle. Finalement, il part pour l'Argentine, où il trouve un emploi dans un hôpital psychiatrique.

Le second livre a pour cadre l'Argentine. Dans plusieurs chapitres dits "non nécessaires", Julio Cortázar suggère l'idée que le lecteur doit être conscient du mécanisme d'un roman en participant à son élaboration, ce qui finit par détruire le statut du texte en tant que roman. Cortázar décrit la dégradation morale, une interaction humaine déconnectée et aliénante, un voyage forcé à travers les pays, une structure narrative au travers de laquelle l'auteur parvient à attirer l'attention sur la construction du texte, ainsi que sur les attentes que tout lecteur a d'un roman ... 

"Bestiario" est le premier livre de nouvelles que Julio Cortázar publie sous son vrai nom, huit chefs-d’œuvre qui parlent d’objets et de faits quotidiens et versent soudainement dans une révélation, surprenante ou inconfortable, chaque possède ici une caractéristique très rare dans la littérature : ils nous regardent comme s’ils attendaient quelque chose de nous, se nos quedan mirando, como si esperaran algo de nosotros ...

 


Julio Cortázar (1914-1984)

Natif de Bruxelles, fils d'un diplomate argentin, quasi abandonné par son père et s'ennivrant très tôt de mots, le conteur et romancier Julio Cortázar arrive en Argentine en 1918, devient professeur d'enseignement secondaire,  renonce, par antipéronisme en 1945, à une chaire universitaire, puis s'installe à Paris en 1952, comme traducteur à l'Unesco : il voyage alors dans le monde entier pour dénoncer les dictatures d'extrême-droite qui sévissent dans de nombreux pays. Personnalité complexe, singulière, il pratique un humour ravageur, s'insurge contre tous les lieux communs, prend le risque de l'innovation formelle mais sans jamais perdre de vue une inquiétude ontologique fondamentale. "Bestiaire" (Bestiario), recueil de nouvelles paru  en 1951, marque ses débuts, éblouissants, évoquant dans un langage d'une superbe simplicité, un monde totalement hallucinant. "Las Armas secretas" (1959) montrent des personnages bien vivants, poursuivis par des obsessions, des remords, victimes de leur inconscient, et l'un de ses récits a servi de base au film de Michelangelo Antonioni "Blow-Up" (1966). "Tous les feux, le feu" (Todos los fuegos, el fuego) constitue en 1966 le dernier volume des contes de Cortázar. C'est enfin au cours de deux ouvrages qu'il livre toute la créativité multiforme de son écriture : "La vuelta al dia en ochenta mundos" (1967), "Ultimo round" (1969) et le bien connu "Historia de cronopios y de fames" (1962, Cronopes et fameux) qui illustrent les comportements singuliers de types humains...  Son talent de conteur a donc fait de lui un maître de la nouvelle, entre rêve et réel, il a expérimenté bien des combinatoires narratives. Il prendra part au combat politique en signant de nombreux articles sur le Salvador et le Nicaragua. Julio Cortázar est mort à Paris le 12 février 1984...


"Los premios" (1960, Les Gagnants)

Le sujet, une croisière de vacances que fait un groupe de personnages de Buenos Aires, car ils ont tiré des numéros gagnants à une loterie. ll y a là un riche industriel, un correcteur d`épreuves, Persio, et une famille de la petite bourgeoisie. Le croiseur sur lequel ils prennent place est un mystérieux bateau et, à mesure que l`heure du départ approche, les activités à bord deviennent de plus en plus étranges. Pour une raison inconnue, l`arrière du navire a été fermé et un règlement rigoureux en interdit l`accès. Les passagers ne savent pas ce qui se passe à l`intérieur et, d`ailleurs. ils n`ont aucune communication avec l'équipage. On soupçonne une possible mutinerie. Ou quelque trafic illégal. On ne comprend rien à la situation, mais elle est grave, apparemment. Le groupe est un cercle infernal, dirigé par un maître invisible et diabolique. Au fil des jours, les passagers se divisent en deux camps, ceux qui acceptent le système et ceux qui veulent franchir les limites de l`interdit. Après l`assassinat de l`un des leurs. tous regagnent Buenos Aires où chacun reprend sans difficulté sa vie quotidienne. 

Dans ce roman. Cortázar semble développer sa conception du "groupe". Selon lui, mise à part notre sort individuel. nous faisons tous partie sans nous en douter de destins plus grands, collectifs. unis par des liens « qui défient toute explication rationnelle et qui n`ont rien à voir avec les liens humains ordinaires qui unissent les gens". Persio, qui est le seul à avoir une vision totale et unificatrice des événements. incarne ici cette conception. (Trad. Fayard. 1961; Gallimard).

 


"Historia de cronopios y de fames" (1962, Cronopes et fameux)

Une collection étincelante de fictions fantaisistes, sortes de contes surréalistes, chargés de "plaisanteries sérieuses" dont l'auteur raffolait. Selon Cortázar, "l'idée de faire quelque chose uniquement pour s'amuser est pratiquement inexistante dans la littérature argentine", aussi a-t-il voulu y remédier. Un "Fameux" (fama), c'est un bourgeois qui enveloppe ses souvenirs dans un drap noir pour mieux les conserver. Un "Cronope" (cronopio), par contre, est un être touchant, farfelu, objet de toute la tendresse de son créateur car, s'il ne sait jamais consulter un horaire ni trouver une chambre d'hôtel, il excelle à lire l'heure en effeuillant un artichaut, jette des timbres-poste parce qu'il les trouve laids, dessine une hirondelle sur le dos d'une tortue, trempe un toast dans ses larmes naturelles et sait avoir peur "comme il faut". En Argentine, et d'une façon générale en Amérique latine, le terme a fait fortune, l'on est ou n'est pas "Cronope", et son inventeur est souvent mentionné dans la presse comme le "Grand Cronope". Cortázar s'est lui-même expliqué sur l'origine du vocable : "en 1951, l'année où j'arrivai à Paris, il y avait un soir un concert au Théâtre des Champs-Elysées. J'attendais, tranquillement assis, quand j'ai songé soudain à des personnages qu'on appellerait cronopios. C'étaient des créatures assez extravagantes que je ne voyais pas encore très distinctement, des sortes de microbes flottant dans l`air, d'informes petites taches verdâtres qui, peu à peu, prenaient des traits humains. Après cela, dans les cafés, les rues, le métro, je me suis mis à écrire sur les Cronopes et les Fameux" (Trad. Gallimard, 1977). Que vous soyez vous-même un "cronopio", un "fama" ou même une "esperanza" facile à vivre,  vous devez lire cette collection de courtes fictions, a dit-un jour Pablo Neruda. Pourquoi? Parce que "quiconque ne lit pas Cortázar est condamné. Ne pas le lire est une grave maladie invisible qui, avec le temps, peut avoir des conséquences terribles. Quelque chose de similaire à un homme qui n’a jamais goûté de pêches. Il deviendrait plus triste, plus pâle et, probablement, peu à peu, il perdrait ses cheveux.." Un avertissement fantastique qui donne le ton juste à propos d'une oeuvre particulièrement imaginative ...

On peut aussi en profiter pour lire ou relire Joaquim Maria Machado de Assis ou Jorge Luis Borges...

 

Le livre débute par une section intitulée « Le manuel d’instructions » (Manual de instrucciones) qui comprend des textes  sans équivoque comme « Instructions sur la façon de chanter », qui s’ouvre sur la directive surprenante « Commencez par briser tous les miroirs de la maison »...

 

" La tarea de ablandar el ladrillo todos los días, la tarea de abrirse paso en la masa pegajosa que se proclama mundo, cada mañana topar con el  paralelepípedo de nombre repugnante, con la satisfacción perruna de que todo esté en su sitio, la misma mujer al lado, los mismos zapatos, el mismo sabor de la misma pasta dentífrica, la misma tristeza de las casas de enfrente, del sucio tablero de ventanas de tiempo con su letrero «Hotel de  Belgique». 

Meter la cabeza como un toro desganado contra la masa transparente en cuyo centro tomamos café con leche y abrimos el diario para saber lo que ocurrió en cualquiera de los rincones del ladrillo de cristal. Negarse a que el acto delicado de girar el picaporte, ese acto por el cual todo podría transformarse, se cumpla con la fría eficacia de un reflejo cotidiano. Hasta luego, querida. Que te vaya bien. 

Apretar una cucharita entre los dedos y sentir su latido de metal, su advertencia sospechosa. Cómo duele negar una cucharita, negar una puerta, negar todo lo que el hábito lame hasta darle suavidad satisfactoria. Tanto más simple aceptar la fácil solicitud de la cuchara, emplearla para revolver el café.

 

La tâche de ramollir la brique chaque jour, la tâche de se frayer un chemin dans la masse collante qui se proclame le monde, de se heurter chaque matin au parallélépipède au nom dégoûtant, avec la satisfaction canine que tout est à sa place, la même femme à côté, les mêmes chaussures, le même goût du même dentifrice, la même tristesse des maisons d'en face, du tableau sale des fenêtres du temps avec leur enseigne "Hôtel de Belgique".  Coller sa tête comme un taureau apathique contre la masse transparente au centre de laquelle on boit un café au lait et on ouvre le journal pour savoir ce qui s'est passé dans n'importe quel coin de la brique de verre. Refuser que l'acte délicat de tourner la poignée de la porte, cet acte par lequel tout pourrait être transformé, s'accomplisse avec la froide efficacité d'un réflexe quotidien. Au revoir, ma chère. Adieu, ma chère.  Pressez une cuillère à café entre vos doigts et sentez son battement métallique, son avertissement suspicieux. Comme il est douloureux de refuser une cuillère à café, de refuser une porte, de refuser tout ce que l'habitude transforme en une douceur satisfaisante. Il est tellement plus simple d'accepter la demande facile de la cuillère, de l'utiliser pour remuer le café.

 

Y no que esté mal si las cosas nos encuentran otra vez cada día y son las mismas. Que a nuestro lado haya la misma mujer, el mismo reloj, y que la novela abierta sobre la mesa eche a andar otra vez en la bicicleta de nuestros anteojos, ¿por qué estaría mal? Pero como un toro triste hay que agachar la cabeza, del centro del ladrillo de cristal empujar hacia afuera, hacia lo otro tan cerca de nosotros, inasible como el picador tan cerca del toro. Castigarse los ojos mirando eso que anda por el cielo y acepta taimadamente su nombre de nube, su réplica catalogada en la memoria. No creas que el teléfono va a darte los números que buscas. ¿Por qué te los daría? Solamente vendrá lo que tienes preparado y resuelto, el triste reflejo de tu esperanza, ese mono que se rasca sobre una mesa y tiembla de frío. 

Rómpele la cabeza a ese mono, corre desde el centro de la pared y ábrete paso. ¡Oh, como cantan en el piso de arriba! Hay un piso de arriba en esta casa, con otras gentes. Hay un piso de arriba donde vive gente que no sospecha su piso de abajo, y estamos todos en el ladrillo de cristal. Y si de pronto una polilla se para al borde de un lápiz y late como un fuego ceniciento, mírala, yo la estoy mirando, estoy palpando su corazón pequeñísimo, y la oigo, esa polilla resuena en la pasta de cristal congelado, no todo está perdido. Cuando abra la puerta y me asome a la escalera, sabré que abajo empieza la calle; no el molde ya aceptado, no las casas ya sabidas, no el hotel de enfrente; la calle, la viva floresta donde cada instante puede arrojarse sobre mí como una magnolia, donde las caras van a nacer cuando las mire, cuando avance un poco más, cuando con los codos y las pestañas y las uñas me rompa minuciosamente contra la pasta del ladrillo de cristal, y juegue mi vida mientras avanzo paso a paso para ir a comprar el diario a la esquina.

 

Et non pas qu'il soit mauvais que les choses nous retrouvent chaque jour et soient les mêmes. Qu'à côté de nous il y ait la même femme, la même montre, et que le roman ouvert sur la table se remette à rouler sur le vélo de nos lunettes, pourquoi serait-ce mal ? Mais comme un taureau triste, nous devons baisser la tête, du centre de la brique de verre pour pousser vers l'extérieur, vers l'autre si proche de nous, insaisissable comme le picador si proche du taureau. Punir nos yeux en regardant ce qui marche dans le ciel et accepte son nom de nuage, sa réplique cataloguée dans notre mémoire. Ne croyez pas que le téléphone va vous donner les numéros que vous cherchez. Pourquoi vous les donnerait-il ? Seul ce que vous avez préparé et résolu viendra, triste reflet de votre espoir, ce singe qui se gratte sur une table et qui tremble de froid. Brisez cette tête de singe, courez du centre du mur et passez à travers. Oh, comme ils chantent à l'étage ! Il y a un étage dans cette maison, avec d'autres personnes. Il y a un étage où vivent des gens qui ne soupçonnent pas leur étage inférieur, et nous sommes tous dans la brique de verre. Et si soudain un papillon de nuit se tient sur le bord d'un crayon et bat comme un feu cendré, regardez-le, je le regarde, je sens son petit cœur, et je l'entends, ce papillon de nuit résonne dans la pâte de verre gelée, tout n'est pas perdu. Quand j'ouvrirai la porte et que je regarderai l'escalier, je saurai que la rue commence en bas ; pas le moule déjà accepté, pas les maisons déjà connues, pas l'hôtel d'en face ; la rue, la forêt vivante où chaque instant peut se jeter sur moi comme un magnolia, où des visages naîtront quand je les regarderai, quand j'avancerai un peu plus, quand avec mes coudes et mes cils et mes ongles je me briserai minutieusement contre la pâte de la brique de verre, et jouerai ma vie en avançant pas à pas pour aller acheter le journal au coin de la rue.

(..)

Les deuxième et troisième sections portent sur les « occupations inhabituelles » (Ocupaciones raras) et les « choses instables » (Material Plastico), tandis que la dernière section éponyme du livre donne un aperçu du paysage mythologique personnel de Cortázar. C’est là que vous rencontrerez les cronopios créatifs, les famas de type A et les esperanzas faciles à vivre, des types humains reconnaissables rendus emblématiques par l’ingéniosité de cet auteur singulier...

 

Viajes

Cuando los famas salen de viaje, sus costumbres al pernoctar en una ciudad son las siguientes: Un fama va al hotel y averigua cautelosamente los precios, la calidad de las sábanas y el color de las alfombras. El segundo se traslada a la comisaría y labra un acta declarando los muebles e inmuebles de los tres, así como el inventario del contenido de sus valijas. El tercer fama va al hospital y copia las listas de los médicos de guardia y sus especialidades. 

Terminadas estas diligencias, los viajeros se reúnen en la plaza mayor de la ciudad, se comunican sus observaciones, y entran en el café a beber un aperitivo. Pero antes se toman de las manos y danzan en ronda. Esta danza recibe el nombre de «Alegría de los famas». 

Cuando los cronopios van de viaje, encuentran los hoteles llenos, los trenes ya se han marchado, llueve a gritos, y los taxis no quieren llevarlos o les cobran precios altísimos. Los cronopios no se desaniman porque creen firmemente que estas cosas les ocurren a todos, y a la hora de dormir se dicen unos a otros: «La hermosa ciudad, la hermosísima ciudad.» Y sueñan toda la noche que en la ciudad hay grandes fiestas y que ellos están invitados. Al otro día se levantan contentísimos, y así es como viajan los cronopios. 

Las esperanzas, sedentarias, se dejan viajar por las cosas y los hombres, y son como las estatuas que hay que ir a ver porque ellas no se molestan.

 

Lorsque les famas partent en voyage, leurs habitudes pour passer la nuit dans une ville sont les suivantes : Un fama se rend à l'hôtel et vérifie prudemment les prix, la qualité des draps et la couleur des tapis. Le deuxième fama se rend au commissariat de police et dresse un procès-verbal déclarant les meubles et les biens des trois personnes, ainsi qu'un inventaire du contenu de leurs valises. Le troisième fama se rend à l'hôpital et copie les listes des médecins de garde et de leurs spécialités. 

Une fois ces formalités accomplies, les voyageurs se retrouvent sur la place principale de la ville, se font part de leurs observations et entrent au café pour prendre l'apéritif. Mais avant, ils se tiennent par la main et dansent en rond. Cette danse est appelée "Alegría de los famas". 

Lorsque les cronopios partent en voyage, ils trouvent les hôtels pleins, les trains sont déjà partis, il pleut à verse et les taxis ne veulent pas les prendre ou les font payer très cher. Les cronopios ne se découragent pas, car ils croient fermement que ces choses-là arrivent à tout le monde et, au moment de se coucher, ils se disent : "La belle ville, la plus belle ville". Et ils rêvent toute la nuit qu'il y a de grandes fêtes dans la ville et qu'ils y sont invités. Le lendemain, ils se réveillent fous de joie, et c'est ainsi que les cronopios voyagent. 

Les espoirs, sédentaires, se laissent voyager par les choses et les hommes, et sont comme des statues qu'il faut aller voir parce qu'elles ne se dérangent pas.

 

CONSERVACIÓN DE LOS RECUERDOS 

Los famas para conservar sus recuerdos proceden a embalsamarlos en la siguiente forma: Luego de fijado el recuerdo con pelos y señales, lo envuelven de pies a cabeza en una sábana negra y lo colocan parado contra la pared de la sala, con un cartelito que dice: «Excursión a Quilmes», o: «Frank Sinatra». 

Los cronopios, en cambio, esos seres desordenados y tibios, dejan los recuerdos sueltos por la casa, entre alegres gritos, y ellos andan por el medio y cuando pasa corriendo uno, lo acarician con suavidad y le dicen: 

«No vayas a lastimarte», y también: «Cuidado con los escalones.» Es por eso que las casas de los famas son ordenadas y silenciosas, mientras en las de los cronopios hay gran bulla y puertas que golpean. Los vecinos se quejan siempre de los cronopios, y los famas mueven la cabeza comprensivamente y van a ver si las etiquetas están todas en su sitio. 

 

LA CONSERVATION DES SOUVENIRS 

Afin de préserver leurs souvenirs, les famas procèdent à leur embaumement de la manière suivante : Après avoir fixé le souvenir avec des cheveux et des marques, ils l'enveloppent de la tête aux pieds dans un drap noir et le placent debout contre le mur du salon, avec une petite pancarte qui dit : "Excursion à Quilmes", ou : "Frank Sinatra". 

Les cronopios, en revanche, ces êtres désordonnés et tièdes, laissent libre cours à leurs souvenirs dans la maison, au milieu des cris de joie, et ils marchent au milieu et quand l'un d'entre eux passe, ils le caressent doucement et disent : "Ne va pas te blesser" et aussi "Attention aux marches". C'est pourquoi les maisons des famas sont ordonnées et calmes, alors que dans celles des cronopios, il y a beaucoup de bruit et des portes qui claquent. Les voisins se plaignent toujours des cronopios, et les famas secouent la tête avec sympathie et vont voir si les étiquettes sont bien en place. 

 (...)


"Rayuela" (1963, Marelle)
C'est l'oeuvre expérimentale par excellence que la littérature sud-américaine attendait au XXe siècle. «Marelle est une sorte de capitale, un de ces livres du XXe siècle auquel on retourne plus étonné encore que d'y être allé, comme à Venise. Ses personnages entre ciel et terre, exposés aux résonances des marées, ne labourent ni ne sèment ni ne vendangent : ils voyagent pour découvrir les extrémités du monde et ce monde étant notre vie c'est autour de nous qu'ils naviguent. Tout bouge dans son reflet romanesque, la fiction se change en quête, le roman en essai, un trait de sagesse zen en fou rire, le héros, Horacio Oliveira, en son double, Traveler, l'un à Paris, l'autre à Buenos Aires. Le jazz, les amis, l'amour fou - d'une femme, la Sibylle, en une autre, la même, Talita -, la poésie sauveront-ils Oliveira de l'échec du monde ? Peut-être... car Marelle offre plusieurs entrées et sorties. Un mode d'emploi nous suggère de choisir entre une lecture suivie, "rouleau chinois" qui se déroulera devant nous, et une seconde, active, où en sautant de case en case nous accomplirons une autre circumnavigation extraordinaire." (Editions Gallimard, rad. de l'espagnol (Argentine) par Laure Guille et Françoise Rosset). Et de fait, dans ce livre culte, Julio Cortázar tente d'exprimer "en termes de roman ce que d'autres, les philosophes, se sont posés en termes métaphysiques. C'est-à-dire les grandes interrogations... ". Horacio Oliveira, le personnage central, atteint, après une trajectoire bohème marquée par l'absurde et le pathétique, qui le mène de Paris à Buenos Aires, au bord de la folie et du suicide :  la vision d'une marelle, dans laquelle Oliveira croit trouver l'achèvement de son périple intérieur. Le second personnage, la Sibylle, maîtresse d'Oliveira, femme étrange et fantasque, dont le regard intérieur est constamment tourné vers un autre monde à vivre et à rêver...

""¿Encontraría a la Maga? Tantas veces me había bastado asomarme, viniendo por la rue de Seine, al arco que da al Quai de Conti, y apenas la luz de ceniza y olivo que flota sobre el río me dejaba distinguir las formas, ya su silueta delgada se inscribía en el Pont des Arts, a veces andando de un lado a otro, a veces detenida en el pretil de hierro, inclinada sobre el agua. Y era tan natural cruzar la calle, subir los peldaños del puente, entrar en su delgada cintura y acercarme a la Maga que sonreía sin  sorpresa, convencida como yo de que un encuentro casual era lo menos casual en nuestras vidas, y que la gente que se da citas precisas es la misma que necesita papel rayado para escribirse o que aprieta desde abajo el tubo de dentífrico. 

 

Allais-je rencontrer la Sibylle ? Il m'avait tant de fois suffi de déboucher sous la voûte qui donne quai Conti en venant de la rue de Seine pour voir, dès que la lumière cendre olive au-dessus du fleuve me permettait de distinguer les formes, sa mince silhouette s'inscrire sur le Pont des Arts, parfois allant et venant, parfois arrêtée contre la rampe de fer, penchée au-dessus de l'eau. Et c'était tout naturel de traverser la rue, de monter les marches du pont, d'entrer dans sa mince ceinture et de m'approcher de la Sibylle qui souriait sans surprise, persuadée comme moi qu'une rencontre fortuite était ce qu'il y avait de moins fortuit dans nos vies et que les gens qui se donnent des rendez-vous précis sont ceux qui écrivent sur du papier rayé et pressent leur tube de dentifrice par le fond. 

 

Pero ella no estaría ahora en el puente. Su fina cara de translúcida piel se asomaría a viejos portales en el ghetto del Marais, quizá estuviera charlando con una vendedora de papas fritas o comiendo una salchicha caliente en el boulevard de Sébastopol. De todas maneras subí hasta el puente, y la Maga no estaba. Ahora la Maga no estaba en mi camino, y aunque conocíamos nuestros domicilios, cada hueco de nuestras dos habitaciones de falsos estudiantes en París, cada tarjeta postal abriendo una ventanita Braque o Ghirlandaio o Max Ernst contra las molduras baratas y los papeles chillones, aun así no nos buscaríamos en nuestras casas. Preferíamos encontrarnos en el puente, en la terraza de un café, en un cine-club o agachados junto a un gato en cualquier patio del barrio latino. Andábamos sin buscarnos pero sabiendo que andábamos para encontrarnos. Oh Maga, en cada mujer parecida a vos se agolpaba como un silencio ensordecedor, una pausa filosa y cristalina que acababa por derrumbarse tristemente, como un paraguas mojado que se cierra. 

 

Mais elle ne serait pas sur le pont à présent. Son fin visage à la peau transparente devait se pencher sous de vieux portails dans le ghetto du Marais, ou peut-être bavardait-elle avec une marchande de frites si elle ne mangeait pas une saucisse chaude boulevard Sébastopol. De toute façon, je montais jusqu'au pont, et la Sibylle n'y était pas. Elle ne se trouvait plus sur mon chemin à présent et bien que nous connaissions nos domiciles, chaque recoin de nos deux chambres de faux étudiants à Paris, toutes les cartes postales qui ouvraient sur les tapisseries criardes ou les moulures bon marché, une petite fenêtre Braque, Ghirlandaio ou Max Ernst, nous n'irions sûrement pas nous chercher chez nous. Nous préférions nous rencontrer sur le pont, à la terrasse d'un café, dans un ciné-club ou penchés au-dessus d'un chat, dans une cour du Quartier latin. Nous nous promenions sans nous chercher mais en sachant que nous nous promenions pour nous retrouver. Ô Sibylle, sur chaque femme qui te ressemblait se précipitait comme un silence assourdissant, une pause aiguisée et cristalline qui finissait par retomber tristement comme un parapluie mouillé qui se referme!

 

Justamente un paraguas, Maga, te acordarías quizá de aquel paraguas viejo que sacrificamos en un barranco del Parc Montsouris, un atardecer helado de marzo. Lo tiramos porque lo habías encontrado en la Place de la Concorde, ya un poco roto, y lo usaste muchísimo, sobre todo para meterlo en las costillas de la gente en el metro y en los autobuses, siempre torpe y distraída y pensando en pájaros pintos o en un dibujito que hacían dos moscas en el techo del coche, y aquella tarde cayó un chaparrón y vos quisiste abrir orgullosa tu paraguas cuando entrábamos en el parque, y en tu mano se armó una catástrofe de relámpagos fríos y nubes negras, jirones de tela destrozada cayendo entre destellos de varillas desencajadas, y nos reíamos como locos mientras nos empapábamos, pensando que un paraguas encontrado en una plaza debía morir dignamente en un parque, no podía entrar en el ciclo innoble del tacho de basura o del cordón de la vereda; entonces yo lo arrollé lo mejor posible, lo llevamos hasta lo alto del parque, cerca del puentecito sobre el ferrocarril, y desde allí lo tiré con todas mis fuerzas al fondo de la barranca de césped mojado mientras vos proferías un grito donde vagamente creí reconocer una imprecación de walkyria. Y en el fondo del barranco se hundió como un barco que sucumbe al agua verde, al agua verde y procelosa, a la mer qui est plus félonesse en été qu’en hiver, a la ola pérfida, Maga, según enumeraciones que detallamos largo rato, enamorados de Joinville y del parque, abrazados y semejantes a árboles mojados o a actores de cine de alguna pésima película húngara. Y quedó entre el pasto, mínimo y negro, como un insecto pisoteado. Y no se movía, ninguno de sus resortes se estiraba como antes. 

 

Terminado. Se acabó. Oh Maga, y no estábamos contentos..."

 

Et à propos de parapluie, Sibylle, tu te rappelles le vieux pépin que nous avons jeté dans un ravin du parc Montsouris par une soirée glaciale de mars ? Nous l'avons jeté là parce que nous l'avions trouvé place de la Concorde, déjà un peu déchiré, et tu t'en étais beaucoup servie, surtout pour l'enfoncer dans les côtes des gens dans l'autobus ou dans le métro, toujours distraite et maladroite, bayant aux corneilles ou à ce petit dessin que faisaient deux mouches au plafond de la voiture, et cet après-midi-là il y eut un orage et tu voulus ouvrir fièrement ton parapluie quand nous sommes entrés dans le parc, alors ta main a déclenché un cataclysme d'éclairs glacés et de nuages noirs, de lambeaux d'étoffes déchirées et de tiges arrachées, et nous riions comme des fous en nous faisant tremper, puis nous avons pensé qu'un parapluie trouvé sur une place devait mourir dignement dans un parc, il ne pouvait entrer dans le cycle ignoble de la poubelle ou du ruisseau; alors je l'ai refermé de mon mieux, nous l'avons emporté jusqu'en haut du jardin près du petit pont sur le chemin de fer et je l'ai lancé de toutes mes forces au fond du ravin mouillé,

tandis que tu poussais une imprécation de Valkyrie. Et il s'est enfoncé dans le creux du ravin comme un bateau qui succombe à l'eau verte, à l'eau verte et orageuse, à la mer qui est plus félonesse en été qu'en hiver, à la vague perfide, selon des citations que nous poursuivîmes longuement, tous les deux amoureux de Joinville et du parc, enlacés et pareils à des arbres mouillés ou à des acteurs de cinéma d'un très mauvais film hongrois. Il reposait dans l'herbe, tout petit et noir, comme un insecte écrasé. Et il ne bougeait plus, aucun de ses ressorts ne s'étirait plus comme avant. Fichu. Fini. Ô Sibylle! et nous n'étions pas contents.

 

Que venia yo a hacer al Pont des Arts? Me parece que ese jueves de diciembre tenia pensado cruzar a la orilla derecha y beber vino en el cafecito de la rue des Lombards donde madame Leonie me mira la palma de la mano y me anuncia viajes y sorpresas. Nunca te lleve a que madame Leonie te mirara la palma de la mano, a lo mejor tuve miedo de que leyera en tu mano alguna verdad sobre mi, porque fuiste siempre un espejo terrible, una espantosa maquina de repeticiones, y lo que llamamos amarnos fue quiza que yo estaba de pie delante de vos, con una flor amarilla en la mano, y vos sostenias dos velas verdes y el tiempo soplaba contra nuestras caras una lenta lluvia de renuncias y despedidas y tickets de metro. De manera que nunca te lleve a que madame Leonie, Maga; y se, porque me lo dijiste, que a vos no te gustaba que yo te viese entrar en la pequeña libreria de la rue de Verneuil, donde un anciano agobiado hace miles de fichas y sabe todo lo que puede saberse sobre historiografia. Ibas alli a jugar con un gato, y el viejo te dejaba entrar y no te hacia preguntas, contento de que a veces le alcanzaras algun libro de los estantes mas altos. Y te calentabas en su estufa de gran caño negro y no te gustaba que yo supiera que ibas a ponerte al lado de esa estufa.

Pero todo esto habia que decirlo en su momento, solo que era dificil precisar el momento de una cosa, y aun ahora, acodado en el puente, viendo pasar una pinaza color borravino, hermosisima como una gran cucaracha reluciente de limpieza, con una mujer de delantal blanco que colgaba ropa en un alambre de la proa, mirando sus ventanillas pintadas de verde con cortinas Hansel y Gretel, aun ahora, Maga, me preguntaba si este rodeo tenia sentido, ya que para llegar a la rue des Lombards me hubiera convenido mas cruzar el Pont Saint-Michel y el Pont au Change. Pero si hubieras estado ahi esa noche, como tantas otras veces, yo habria sabido que el rodeo tenia un sentido, y ahora en cambio envilecia mi fracaso llamandolo rodeo. Era cuestion, despues de subirme el cuello de la canadiense, de seguir por los muelles hasta entrar en esa zona de grandes tiendas que se acaba en el Chatelet, pasar bajo la sombra violeta de la Tour Saint-Jacques y subir por mi calle pensando en que no te habia encontrado y en madame Leonie.

 

Ou'allais-je faire Pont des Arts ce jour-là ? Je crois que j'avais décidé, ce jeudi de décembre, de passer sur la rive droite et d'aller boire un verre dans le petit café de la rue des Lombards où Mme Léonie regarde les lignes de ma main et me prédit des voyages et des surprises. Je ne t'ai jamais emmenée te faire lire dans les lignes de la main par Mme Léonie, car j'ai eu peur sans doute qu'elle n'y vît quelque vérité sur moi, tu as toujours été un terrible miroir, une effroyable machine à répéter les choses, et ce que nous appelons nous aimer ce fut peut-être cette image, moi debout devant toi, une fleur jaune à la main, lundis que le temps nous soufflait au visage une lente pluie de départs, d'abandons et de tickets de métro. Quoi qu'il en soit, Sibylle, je ne t'ai jamais emmenée voir Mme Léonie. Et tu n'aimais pas, je le sais parce que tu me l'as dit, que je te voie entrer dans la petite librairie de la rue de Verneuil où un vieil homme voûté faisait des milliers de fiches et savait tout ce qu'on peut savoir en historiographie. Tu allais y jouer avec un chat, et le vieux te laissait entrer sans rien te demander, s'estimant heureux si parfois tu lui descendais un livre des plus hautes étagères. Et tu te chauffais à son poêle au grand tuyau noir et tu n'aimais pas que je te sache près de ce poêle.

Mais tout cela, il aurait fallu le dire au moment voulu (évidemment ce n'était pas facile de déterminer le moment d'une chose) et même alors, accoudé au parapet et regardant passer une péniche couleur lie-de-vin, belle comme un cafard luisant de propreté, avec une femme en tablier blanc qui étendait du linge sur une corde à l'avant, regardant les petites fenêtres peintes en vert avec ses rideaux Hansel et Gretel, et même alors, Sibylle, je me demandais si ce détour avait un sens car, pour aller rue des Lombards, j'aurais mieux fait de passer par le Pont Saint-Michel et le Pont au Change. Mais si tu avais été sur le Pont des Arts ce soir-là comme tant d'autres fois, j'aurais su que mon détour avait un sens, tandis que j'avilissais mon échec en l'appelant détour..."

(...)

En fin, en fin. Nada de tomarlo a lo trágico; otro coñac, la novela empezada, bajar a comer algo al bistró de León. Las mujeres serán siempre las mismas, en Enghien o en París, jóvenes o maduras. Su teoría de los casos excepcionales empieza a venirse al suelo, la ratita retrocede antes de entrar en la ratonera. Pero ¿qué ratonera? Un día u otro, antes o después... La ha estado esperando desde las cinco, aunque ella debía llegar a las seis; ha alisado especialmente para ella el cobertor azul, se ha trepado como un idiota a una silla, plumero en mano, para desprender una insignificante tela de araña que no hacía mal a nadie. Y sería tan natural que en ese mismo momento ella bajara del autobús en Saint–Sulpice y se acercara a su casa, deteniéndose ante las vitrinas o mirando las palomas de la plaza. No hay ninguna razón para que no quiera subir a su cuarto. Claro que tampoco hay ninguna razón para pensar en una escopeta de doble caño, o decidir que en este momento Michaux sería mejor lectura que Graham Greene. La elección instantánea preocupa siempre a Pierre. No puede ser que todo sea gratuito, que un mero azar decida Greene contra Michaux, Michaux contra Enghien, es decir, contra Greene. Incluso confundir una localidad como Enghien con un escritor como Greene... «No puede ser que todo sea tan absurdo», piensa Pierre tirando el cigarrillo. «Y si no viene es porque le ha pasado algo; no tiene nada que ver con nosotros dos». 

 

De toute façon, de toute façon. Fini le tragique, un autre cognac, le roman commencé, une bouchée au bistrot de Léon. Les femmes seront toujours les mêmes, à Enghien ou à Paris, jeunes ou vieilles. Sa théorie des cas exceptionnels commence à s'effondrer, le petit rat recule avant d'entrer dans la souricière. Mais quelle souricière ? Un jour ou l'autre, tôt ou tard... Il l'attend depuis cinq heures, alors qu'elle devait arriver à six heures ; il a lissé la couverture bleue spécialement pour elle, il est monté comme un idiot sur une chaise, plumeau à la main, pour enlever une insignifiante toile d'araignée qui n'a fait de mal à personne. Et il serait si naturel qu'elle descende du bus à Saint-Sulpice à ce moment précis et qu'elle se dirige vers sa maison, en s'arrêtant devant les vitrines des magasins ou en regardant les pigeons sur la place. Il n'y a aucune raison pour qu'elle ne veuille pas monter dans sa chambre. Aucune raison non plus, bien sûr, de penser à un fusil de chasse à double canon, ou de décider qu'à cet instant, Michaux serait une meilleure lecture que Graham Greene. Le choix instantané inquiète toujours Pierre. Il ne faut pas que tout soit gratuit, que le hasard décide de Greene contre Michaux, de Michaux contre Enghien, c'est-à-dire contre Greene. Même en confondant un lieu comme Enghien avec un écrivain comme Greene... "Ce n'est pas possible que tout cela soit si absurde", pense Pierre en jetant sa cigarette. "Et s'il ne vient pas, c'est qu'il lui est arrivé quelque chose, ça n'a rien à voir avec nous deux. 

(...)


 "Las armas secretas" (Les armes secrètes)

"Une jeune femme est incapable de se confier à l’homme qu’elle aime car, petite fille, elle a été agressée par un soldat. Quand elle le regarde, elle croit reconnaître le visage de celui qui a abusé d’elle… Une histoire tristement banale qui fait basculer le quotidien dans un univers d’angoisse." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Argentine) par Laure Bataillon). Cinq nouvelles composent ce recueil : "Cartas de Mama" (Lettres de Maman), "Los buenos servicios" (Bons et loyaux services), "Las babas del diablo" (Les fils de la vierge), "El perseguidor" (L'homme à l'affût), et "Las armas secretas" (Les armes secrètes).

 

Las armas secretas

"Curioso que la gente crea que tender una cama es exactamente lo mismo que tender una cama, que dar la mano es siempre lo mismo que dar la mano, que abrir una lata de sardinas es abrir al infinito la misma lata de sardinas. «Pero si todo es excepcional», piensa Pierre alisando torpemente el gastado cobertor azul. «Ayer llovía, hoy hubo sol, ayer estaba triste, hoy va a venir Michèle. Lo único invariable es que jamás conseguiré que esta cama tenga un aspecto presentable». No importa, a las mujeres les gusta el desorden de un cuarto de soltero, pueden sonreír (la madre asoma en todos sus dientes) y arreglar las cortinas, cambiar de sitio un florero o una silla, decir sólo a ti se te podía ocurrir poner esa mesa donde no hay luz. Michèle dirá probablemente cosas así, andará tocando y moviendo libros y lámparas, y él la dejará hacer mirándola todo el tiempo, tirado en la cama o hundido en el viejo sofá, mirándola a través del humo de una Gauloise y deseándola.

«Las seis, la hora grave», piensa Pierre. La hora dorada en que todo el barrio de Saint– Sulpice empieza a cambiar, a prepararse para la noche. Pronto saldrán las chicas del estudio del notario, el marido de madame Lenótre arrastrará su pierna por las escaleras, se oirán las voces de las hermanas del sexto piso, inseparables a la hora de comprar el pan y el diario. Michèle ya no puede tardar, a menos que se pierda o se vaya demorando por la calle, con su especial aptitud para detenerse en cualquier parte y echar a viajar por los pequeños mundos particulares de las vitrinas. Después le contará: un oso de cuerda, un disco de Couperin, una cadena de bronce con una piedra azul, las obras completas de Stendhal, la moda de verano. Razones tan comprensibles para llegar un poco tarde. Otra Gauloise, entonces, otro trago de coñac. Le dan ganas de escuchar unas canciones de Mac–Orlan, busca sin mucho esfuerzo entre montones de papeles y cuadernos. Seguro que Roland o Babette se han llevado el disco; bien podrían avisarle cuando se llevan algo suyo. ¿Por qué no llega Michèle? Se sienta al borde de la cama, arrugando el cobertor. Ya está, ahora tendrá que tirar de un lado y de otro, reaparecerá el maldito borde de la almohada. Huele terriblemente a tabaco, Michèle va a fruncir la nariz y a decirle que huele terriblemente a tabaco.

Cientos y cientos de Gauloises fumadas en cientos y cientos de días: una tesis, algunas amigas, dos crisis hepáticas, novelas, aburrimiento. ¿Cientos y cientos de Gauloises? Siempre le sorprende descubrirse inclinado sobre lo nimio, dándole importancia a los detalles. Se acuerda de viejas corbatas que ha tirado a la basura hace diez años, del color de una estampilla del Congo Belga, orgullo de una infancia filatélica. Como si en el fondo de la memoria supiera exactamente cuántos cigarrillos ha fumado en su vida, qué gusto tenía cada uno, en qué momento lo encendió, dónde tiró la colilla. A lo mejor las cifras absurdas que a veces aparecen en sus sueños son asomos de esa implacable contabilidad. «Pero entonces Dios existe», piensa Pierre. El espejo del armario le devuelve su sonrisa, obligándolo como siempre a recomponer el rostro, a echar hacia atrás el mechón de pelo negro que Michèle amenaza cortarle. ¿Por qué no llega Michèle? «Porque no quiere entrar en mi cuarto», piensa Pierre. Pero para poder cortarle un día el mechón de la frente tendrá que entrar en su cuarto y acostarse en su cama. Alto precio paga Dalila, no se llega sin más al pelo de un hombre. Pierre se dice que es un estúpido por haber pensado que Michèle no quiere subir a su cuarto.

Lo ha pensado sordamente, como desde lejos. A veces el pensamiento parece tener que abrirse camino por incontables barreras, hasta proponerse y ser escuchado. Es idiota haber pensado que Michèle no quiere subir a su cuarto. Si no viene es porque está absorta delante de la vitrina de una ferretería o una tienda, encantada con la visión de una pequeña foca de porcelana o una litografía de Zao–Wu–Ki. Le parece verla, y a la vez se da cuenta de que está imaginando una escopeta de doble caño, justamente cuando traga el humo del cigarrillo y se siente como perdonado de su tontería.

Una escopeta de doble caño no tiene nada de raro, pero qué puede hacer a esa hora y en su pieza la idea de una escopeta de doble caño, y esa sensación como de extrañamiento. No le gusta esa hora en que todo vira al lila, al gris. Estira indolentemente el brazo para encender la lámpara de la mesa. ¿Por qué no llega Michèle? Ya no vendrá, es inútil seguir esperando. Habrá que pensar que realmente no quiere venir a su cuarto...."

 

Les armes secrètes

"C'est drôle, les gens croient que faire un lit, c'est toujours faire un lit; que donner la main, c'est toujours donner la main; qu'ouvrir une boîte de sardines, c'est ouvrir indéfiniment la même boîte de sardines. « Tout est exceptionnel au contraire ››, pense Pierre en tirant maladroitement sur le vieux couvre-lit bleu. "Hier il pleuvait, aujourd'hui il fait soleil; hier j'étais triste, aujourd'hui Michèle vient; La seule chose qui ne change pas, c'est que je n'arriverai jamais à donner à ce lit un aspect présentable." Mais cela ne fait rien, les femmes aiment le désordre d'une chambre de garçon, elles peuvent sourire - la mère en elles montre alors toutes ses dents - et arranger les rideaux, changer de place un vase ou une chaise, dire: Il n'y a que toi pour avoir l'idée de mettre cette table là, dans un coin sans lumière. Michèle dira des choses de ce genre, prendra des livres, déplacera les lampes, et lui, étendu sur le lit ou enfoncé dans le vieux fauteuil, il la laissera faire sans la quitter des yeux, la regardant à travers la fumée d'une gauloise et la désirant.

"Six heures, l'heure grave", pense Pierre. L'heure dorée où tout le quartier Saint-Sulpice commence à changer, à se préparer pour la nuit. Les dactylos vont bientôt sortir de l'étude du notaire, le mari de Mme Lenôtre traînera sa jambe dans l'escalier, on entendra la voix des sœurs du sixième étage, bruits inséparables de l'heure où l'on achète le pain et le journal. Michèle ne va pas tarder maintenant, à moins qu'elle ne se soit perdue, ou qu'elle ne flâne dans les rues, avec sa manie de s'arrêter net devant n'importe quelle vitrine et de se mettre à voyager dans ces mondes en miniature. Après elle lui racontera: un petit ours mécanique, un disque de Couperin, une chaîne de bronze avec une pierre bleue, les œuvres complètes de Stendhal, la mode d'été. Raisons on ne peut plus valables pour arriver en retard. Une autre gauloise alors, un autre verre de cognac. Il a envie d'écouter des chansons de Mac Orlan, il cherche d'une main distraite dans des piles de revues et de cahiers. C'est Roland et Babette qui ont dû emporter ce disque ; ils pourraient tout de même prévenir quand ils emportent quelque chose. Pourquoi Michèle n'arrive-t-elle pas? Il s'assied sur le bord du lit; ça y est, le couvre-pied est froissé ; il va encore falloir le tirer d'un côté et de l'autre et le bord de ce maudit traversin va obstinément reparaître. Ça sent terriblement le tabac et Michèle va froncer le nez et dire que ça sent terriblement le tabac. Des centaines et des centaines de gauloises fumées au long de centaines et de centaines de jours, un diplôme, quelques amies, deux crises de foie, des romans, l'ennui. Des centaines et des centaines de gauloises. Ça l'étonne toujours de se surprendre penché sur les petites choses, tellement attaché aux détails. Il se rappelle les vieilles cravates qu'il a jetées il y a dix ans, la couleur d'un timbre du Congo belge, orgueil d'une enfance philatéliste.

Comme si au fond de sa mémoire il savait exactement le nombre de cigarettes qu'il a fumées dans sa vie, le goût de chacune d'elles, le moment où il les a allumées, l'endroit où il a jeté leur mégot. Les chiffres absurdes qui apparaissent parfois dans ses rêves sont peut-être un reflet de cette implacable comptabilité. "Mais alors, Dieu existe", pense Pierre. La glace de l'armoire lui renvoie son sourire et l'oblige une fois de plus à se recomposer un visage, à rejeter en arrière la mèche de cheveux noirs que Michèle menace de couper. Pourquoi Michèle n'arrive-t-elle pas? "Parce qu'elle ne veut pas venir dans ma chambre", pense Pierre. Il faudra bien qu'elle vienne dans sa chambre et qu'elle couche avec lui si elle veut couper - un jour cette mèche de cheveux. Dalila a payé le prix fort, on ne touche pas à moins aux cheveux d'un homme. Pierre se dit qu'il est stupide de penser que Michèle ne veut pas monter chez lui. Il l'a pensé sourdement, comme de loin. Il lui semble parfois que sa pensée doit se frayer un chemin à travers d'innombrables barrières avant d'arriver à lui et d'être écoutée. 

C'est idiot de penser que Michèle ne veut pas monter chez lui. Si elle n'arrive pas c'est qu'elle est absorbée dans la contemplation d'une vitrine de quincaillerie, ou qu'un petit phoque de porcelaine ou une lithographie de Zao Wou-Ki l'enthousiasme. Il lui semble la voir, et au même moment il s'aperçoit qu'il est en train de penser à un fusil de chasse, à l'instant même où il avale la fumée de sa cigarette et se sent comme pardonné de sa sottise. Un fusil de chasse cela n'a rien d'étrange en soi, mais que peut bien faire l'image d'un fusil de chasse dans sa chambre en ce moment, et cette sensation d'étrangeté qu'il a. Il n'aime pas cette heure où tout vire au mauve, au gris. Il étend paresseusement le bras pour allumer la lampe de la table. Pourquoi Michèle n'arrive-t-elle pas? Elle ne viendra plus maintenant, ce n'est plus la peine d'attendre. Il va lui falloir admettre qu'elle ne veut vraiment pas venir dans sa chambre..."

(..)

 

Dans ce recueil, comme dans ceux qui le précèdent (Bestiario, 1951 ; Final de juego, 1956), Cortázar illustre par des fictions sa conception de la nouvelle fantastique : défier la logique, les catégories établies du temps et de l'espace, les constructions rationnelles chères à la civilisation occidentale, abolir les frontières entre le conscient et l'inconscient, et "créer une autre réalité peut-être plus proche de la réalité". Partant le plus souvent d'expériences personnelles, de petits faits de la vie quotidienne, de sensations, de rêves ou de cauchemars, de phobies, d'impulsions, l'auteur laisse une imagination peu commune porter au paroxysme Faction et les sentiments qu'il prête à ses protagonistes. Ainsi, dans "N'accusez personne", un pull-over à col roulé très étroit dans lequel on enfonce maladroitement la tête provoque une panique à perdre l'esprit. Dans "Axolotl", la

contemplation d'une larve de ce nom dans un aquarium du Jardin des Plantes pousse le narrateur à se métamorphoser en axolotl. Ainsi se précise ici un thème cher à Julio Cortázar, celui du dédoublement de la personnalité. Dans "La Lointaine", Alina Reyes a l'intuition que son double vit à Budapest et qu'elle reçoit ses impressions; les deux femmes finissent par se rencontrer sur un pont de la capitale hongroise souvent rêvé et, en s'embrassant, troquent effectivement leur propre personne. Dans "La Nuit face au ciel", le motocycliste accidenté qui attend d'être opéré se confond dans la fièvre qui le fait délirer avec un guerrier motèque poursuivi et capturé par les Aztèques qui le conduisent au bûcher du sacrifice. Dans "Les Armes secrètes", Michèle, violée sept ans plus tôt par un Allemand, repousse Pierre, pourtant très épris, car il est devenu dans son esprit à la fois le fiancé qui l'attire et le violeur qui la hante et qu'elle hait. Dans "Circé", une jeune femme d'aujourd'hui, Délia, réincarne la magicienne empoisonneuse de la mythologie en fabriquant avec un art diabolique des bonbons maléfiques constitués par des cafards enrobés de chocolat. 

Dans "L'Homme à l'affût", pièce maîtresse des "Armes secrètes", le fanatique, sans perdre ses droits, se clarifie au profit de l'humain à travers le personnage de Johnny Carter, joueur de saxophone, qui échappe par son art à sa détresse physique et morale sans pouvoir renoncer à ses hallucinations qui ne sont d'ailleurs pas étrangères à son génie. 


 "El otro cielo"

"Me ocurría a veces que todo se dejaba andar, se ablandaba y cedía terreno, aceptando sin resistencia que se pudiera ir así de una cosa a otra. Digo que me ocurría, aunque una estúpida esperanza quisiera creer que acaso ha de ocurrirme todavía. Y por eso, si echarse a caminar una y otra vez por la ciudad parece un escándalo cuando se tiene una familia y un trabajo, hay ratos en que vuelvo a decirme que ya sería tiempo de retornar a mi barrio preferido, olvidarme de mis ocupaciones (soy corredor de bolsa) y con un poco de suerte encontrar a Josiane y quedarme con ella hasta la mañana siguiente.

Quién sabe cuánto hace que me repito todo esto, y es penoso porque hubo una época en que las cosas me sucedían cuando menos pensaba en ellas, empujando apenas con el hombro cualquier rincón del aire. En todo caso bastaba ingresar en la deriva placentera del ciudadano que se deja llevar por sus preferencias callejeras, y casi siempre mi paseo terminaba en el barrio de las galerías cubiertas, quizá porque los pasajes y las galerías han sido mi patria secreta desde siempre.

(...)

Il m'est arrivé que tout se laisse aller, s'assouplisse et cède, acceptant sans résistance que l'on passe ainsi d'une chose à l'autre. Je dis que cela m'est arrivé, même si un espoir stupide voudrait croire que cela pourrait encore m'arriver. Et c'est pourquoi, même si arpenter la ville encore et encore semble un scandale quand on a une famille et un travail, il y a des moments où je me dis qu'il serait temps de retourner dans mon quartier préféré, d'oublier mon travail (je suis agent de change) et avec un peu de chance de retrouver Josiane et de rester avec elle jusqu'au lendemain matin.

Qui sait depuis combien de temps je me répète tout cela, et c'est douloureux parce qu'il fut un temps où les choses m'arrivaient au moment où j'y pensais le moins, en poussant mon épaule dans n'importe quel coin de l'air. En tout cas, il suffisait d'entrer dans l'agréable dérive du citoyen qui se laisse porter par ses préférences de rue, et presque toujours ma promenade se terminait dans le quartier des galeries couvertes, peut-être parce que les passages et les galeries ont toujours été ma patrie secrète.

(...)


"Todos los fuegos el fuego" (1966, Tous les feux le feu)
"Qui de nous ne s'est jamais trouvé pris dans un embouteillage ? Qui n'a tenté de tuer le temps en observant les passagers des voitures voisines, en essayant de gagner quelques mètres sur eux et en échangeant des pronostics, bons ou mauvais, sur le développement de la situation ? L'aliénation de l'homme dans la civilisation occidentale contemporaine constitue ainsi un autre thème de prédilection, notamment dans plusieurs nouvelles de "Tous les feux le feu" (1966). La plus réussie par les ressources de l'imaginaire est probablement "L'Autoroute du Sud", où l'on voit les automobilistes migrateurs du dimanche aux prises avec un monstrueux embouteillage sur la route du retour, entre Fontainebleau et Paris. Les heures passent, mais aussi les jours, les nuits, les mois, les saisons, et les voitures n'ont avancé que de quelques mètres. Dans cette situation insolite, et sans que personne cherche à savoir avec certitude la cause du mal, la vie s'organise, avec ses débrouillards, le marché noir, un suicide, un mort qu'on enterre dans le coffre de son véhicule, des idylles, l'annonce d'une naissance imminente. Quand, brusquement, un soir de printemps, tout aussi mystérieusement qu'elles se sont immobilisées, les files repartent, dissociant ce minimonde accidentel, le lecteur vient de vivre la plus désopilante satire de la société moderne dite « de consommation" ...

 

LA AUTOPISTA DEL SUR

Al principio la muchacha del Dauphine había insistido en llevar la cuenta del tiempo, aunque al ingeniero del Peugeot 404 le daba ya lo mismo. Cualquiera podía mirar su reloj pero era como si ese tiempo atado a la muñeca derecha o el bip bip de la radio midieran otra cosa, fuera el tiempo de los que no han hecho la estupidez de querer regresar a París por la autopista del sur un domingo de tarde y, apenas salidos de Fontainebleau, han tenido que ponerse al paso, detenerse, seis filas a cada lado (ya se sabe que los domingos la autopista está íntegramente reservada a los que regresan a la capital), poner en marcha el motor, avanzar tres metros, detenerse, charlar con las dos monjas del 2HP a la derecha, con la muchacha del Dauphine a la izquierda, mirar por el retrovisor al hombre pálido que conduce un Caravelle, envidiar irónicamente la felicidad avícola del matrimonio del Peugeot 203 (detrás del Dauphine de la muchacha) que juega con su niñita y hace bromas y come queso, o sufrir de a ratos los desbordes exasperados de los dos jovencitos del Simca que precede al Peugeot 404, y hasta bajarse de los altos y explorar sin alejarse mucho (porque nunca se sabe en qué momento los autos de más adelante reanudarán la marcha y habrá que correr para que los de atrás no inicien la guerra de las bocinas y los insultos), y así llegar a la altura de un Taunus delante del Dauphine de la muchacha que mira a cada momento la hora, y cambiar unas frases descorazonadas o burlonas con los dos hombres que viajan con el niño rubio cuya inmensa diversión en esas precisas circunstancias consiste en hacer correr libremente su autito de juguete sobre los asientos y el reborde posterior del Taunus, o atreverse y avanzar todavía un poco más, puesto que no parece que los autos de adelante vayan a reanudar la marcha, y contemplar con alguna lástima al matrimonio de ancianos en el ID Citroën que parece una gigantesca bañadera violeta donde sobrenadan los dos viejitos, él descansando los antebrazos en el volante con un aire de paciente fatiga, ella mordisqueando una manzana con más aplicación que ganas.

 

Au début, la fille de la Dauphine avait insisté pour avoir l'heure, mais l'ingénieur de la Peugeot 404 s'en moquait. Tout le monde pouvait regarder sa montre mais c'était comme si l'heure attachée à son poignet droit ou le bip bip de la radio mesuraient autre chose, c'était l'heure de ceux qui n'avaient pas fait la bêtise de vouloir rentrer à Paris par l'autoroute du sud un dimanche après-midi et qui, dès la sortie de Fontainebleau, avaient dû se mettre au pas, s'arrêter, six rangs derrière l'un et l'autre, ont dû se garer, s'arrêter, six rangs de chaque côté (on sait que le dimanche l'autoroute est entièrement réservée à ceux qui rentrent dans la capitale), démarrer le moteur, avancer de trois mètres, s'arrêter, bavarder avec les deux religieuses de la 2HP à droite, avec la fille de la Dauphine à gauche, regarder dans le rétroviseur l'homme de la 2HP à droite, la fille de la Dauphine à gauche, regarder dans le rétroviseur l'homme pâle au volant d'une Caravelle, envier ironiquement le bonheur avicole du couple de la Peugeot 203 (derrière la Dauphine de la fille) qui joue avec sa petite fille et fait des blagues et mange du fromage, ou subir de temps en temps les crises d'exaspération des deux jeunes de la Simca devant la Peugeot 404, et même descendre des arrêts et explorer sans trop s'éloigner (car on ne sait jamais quand les voitures qui nous précèdent vont redémarrer et qu'il faudra courir pour empêcher celles qui nous suivent d'entamer la guerre des klaxons et des insultes), et arriver ainsi à la hauteur d'une Taunus devant la Dauphine de la fille qui ne cesse de regarder l'heure, et échanger quelques phrases découragées ou moqueuses avec les deux hommes voyageant avec le garçon blond dont l'immense amusement en ces circonstances précises consiste à faire rouler librement sa petite voiture-jouet sur les sièges et le rebord arrière de la Taunus, ou à oser aller un peu plus loin, puisqu'il ne semble pas que les voitures de devant vont redémarrer, et contempler avec un peu de pitié le vieux couple dans la Citroën ID qui ressemble à une gigantesque baignoire violette où sont allongés les deux vieillards, lui posant ses avant-bras sur le volant d'un air de fatigue patiente, elle grignotant une pomme avec plus d'application que d'envie.

 

A la cuarta vez de encontrarse con todo eso, de hacer todo eso, el ingeniero había decidido no salir más de su coche, a la espera de que la policía disolviese de alguna manera el embotellamiento. El calor de agosto se sumaba a ese tiempo a ras de neumáticos para que la inmovilidad fuese cada vez más enervante. Todo era olor a gasolina, gritos destemplados de los jovencitos del Simca, brillo del sol rebotando en los cristales y en los bordes cromados, y para colmo la sensación contradictoria del encierro en plena selva de máquinas pensadas para correr. El 404 del ingeniero ocupaba el segundo lugar de la pista de la derecha contando desde la franja divisoria de las dos pistas, con lo cual tenía otros cuatro autos a su derecha y siete a su izquierda, aunque de hecho sólo pudiera ver distintamente los ocho coches que lo rodeaban y sus ocupantes que ya había detallado hasta cansarse. Había charlado con todos, salvo con los muchachos del Simca que le caían antipáticos; entre trecho y trecho se había discutido la situación en sus menores detalles, y la impresión general era que hasta Corbeil-Essones se avanzaría al paso o poco menos, pero que entre Corbeil y Juvisy el ritmo iría acelerándose una vez que los helicópteros y los motociclistas lograran quebrar lo peor del embotellamiento. A nadie le cabía duda de que algúnaccidente muy grave debía haberse producido en la zona, única explicación de una lentitud tan increíble. Y con eso el gobierno, el calor, los impuestos, la vialidad, un tópico tras otro, tres metros, otro lugar común, cinco metros, una frase sentenciosa o una maldición contenida.

 

À la quatrième fois qu'il rencontrait tout cela, qu'il faisait tout cela, l'ingénieur avait décidé de ne plus sortir de sa voiture et d'attendre que les forces de l'ordre parviennent, d'une manière ou d'une autre, à briser l'embouteillage. La chaleur du mois d'août s'ajoutait aux pneus pour rendre l'immobilité de plus en plus angoissante. Il y a l'odeur de l'essence, les cris intempestifs des jeunes Simca, les reflets du soleil sur les vitres et les jantes chromées, et pour couronner le tout, la sensation contradictoire d'être enfermé dans une jungle de machines conçues pour la course. La 404 de l'ingénieur était en deuxième position sur le côté droit de la piste, en comptant à partir de la bande de séparation des deux pistes, il avait donc quatre autres voitures à sa droite et sept à sa gauche, bien qu'en fait il ne voyait distinctement que les huit voitures autour de lui et leurs occupants, qu'il avait déjà détaillés ad nauseam. Il avait bavardé avec tout le monde, sauf avec les gars de Simca, qu'il n'aimait pas ; entre les tronçons, la situation avait été discutée dans les moindres détails, et l'impression générale était que jusqu'à Corbeil-Essones, le rythme serait égal ou juste inférieur à celui de la route, mais qu'entre Corbeil et Juvisy, le rythme s'accélérerait une fois que les hélicoptères et les motocyclistes auraient éliminé le plus gros de l'embouteillage. Personne ne doutait qu'un accident très grave avait dû se produire dans la région, seule explication à cette incroyable lenteur. Et puis le gouvernement, la chaleur, les impôts, les routes, un cliché après l'autre, trois mètres, un autre lieu commun, cinq mètres, une phrase sentencieuse ou un juron retenu.

(...)

En décrivant les rapports de solidarité et de peur, de tendresse et de hargne qui s'établissent entre les victimes de cet «état de siège» moderne, c'est toute une nouvelle sociologie – tantôt drôle ou tendre, tantôt tragique – qu'il invente au cours des péripéties. Ainsi, dans l'admirable Autre ciel, l'on voit le protagoniste circuler avec la plus grande aisance entre le passage Güemès à Buenos Aires, où il laisse sa fiancée Irma à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et la galerie Vivienne à Paris, où il retrouve la prostituée Josiane à la fin de la guerre de 70... Dans la nouvelle qui donne son titre à l'ouvrage, le parallélisme de deux séries temporelles nettement distinctes brise résolument la succession linéaire du temps, comme la structure euclidienne de l'espace, pour atteindre à une vérité plus humaine... Pour Julio Cortázar, rien, en effet, n'est plus inquiétant que la plus banale des réalités, et la trame du quotidien est tissée de signes insolites, pour qui sait les lire." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Argentine) par Laure Guille-Bataillon).


"Final del juego" (1956, Fin d'un jeu)
Lorsque la banalité du quotidien prend soudain une dimension aussi inattendue qu'inquiétante.. Recueil de nouvelles incluant dans une première version "Los venenos", "El móvil", "La noche boca arriba", "Las Ménades", "Torito", "La banda", "Axolotl", "Final del juego" et "La puerta condenada" : cette dernière nouvelle conte, dans un vieil hôtel de Montevideo, comment un certain Petrone est réveillé toutes les nuits par les pleurs d'un enfant qu'il entend à travers la porte qui communiquait jadis avec la chambre voisine et dont le gérant lui assure qu'il n'y a pas d'enfant à l'étage, ni même dans l'hôtel..." Et dans l'édition suivante, "Continuidad de los parques", "No se culpe a nadie", "El río", "El ídolo de las Cícladas", "Una flor amarilla", "Sobremesa", "Los amigos", "Relato con un fondo de agua y Después del almuerzo"..

 

No se culpe a nadie

"El frío complica siempre las cosas, en verano se está tan cerca del mundo, tan piel contra piel, pero ahora a las seis y media su mujer lo espera en una tienda para elegir un regalo de casamiento, ya es tarde y se da cuenta de que hace fresco, hay que ponerse el pulóver azul, cualquier cosa que vaya bien con el traje gris, el otoño es un ponerse y sacarse pulóveres, irse encerrando, alejando. Sin ganas silba un tango mientras se aparta de la ventana abierta, busca el pulóver en el armario y empieza a ponérselo delante del espejo. No es fácil, a lo mejor por culpa de la camisa que se adhiere a la lana del pulóver, pero le cuesta hacer pasar el brazo, poco a poco va avanzando la mano hasta que al fin asoma un dedo fuera del puño de lana azul, pero a la luz del atardecer el dedo tiene un aire como de arrugado y metido para adentro, con una uña negra terminada en punta. De un tirón se arranca la manga del pulóver y se mira la mano como si no fuese suya, pero ahora que está fuera del pulóver se ve que es su mano de siempre y él la deja caer al extremo del brazo flojo y se le ocurre que lo mejor será meter el otro brazo en la otra manga a ver si así resulta más sencillo. Parecería que no lo es porque apenas la lana del pulóver se ha pegado otra vez a la tela de la camisa, la falta de costumbre de empezar por la otra manga dificulta todavía más la operación, y aunque se ha puesto a silbar de nuevo para distraerse, siente que la mano avanza apenas y que sin alguna maniobra complementaria no conseguirá hacerla llegar nunca a la salida.

Mejor todo al mismo tiempo, agachar la cabeza para calzarla a la altura del cuello del pulóver a la vez que mete el brazo libre en la otra manga enderezándola y tirando simultáneamente con los dos brazos y el cuello. 

 

 N’accusez personne

Le froid complique toujours les choses, en été on est tellement près du monde, tellement peau contre peau, mais à présent sa femme l’attend à six heures et demie dans un magasin pour choisir un cadeau de mariage, il est en retard mais il constate qu’il fait froid, il lui faut mettre un pull-over, le bleu marine parce qu’il ira bien avec son costume gris, l’automne c’est mettre et enlever des pull-overs, c’est peu à peu s’enfermer, s’éloigner. Il s’éloigne de la fenêtre grande ouverte, tout en sifflant sans entrain un tango, va chercher son pull-over dans l’armoire et se met à l’enfiler devant la glace. Ce n’est pas facile, sans doute à cause de la chemise qui colle à la laine du pull-over, il a du mal à faire passer le bras, la main avance peu à peu et réussit à sortir un doigt hors du poignet de laine bleue, mais à la lumière du soir le doigt semble tout ridé et crochu avec un ongle noir et pointu. Il tire brutalement sur la manche du pull et regarde sa main comme si elle n’était pas à lui, mais non, maintenant qu’elle est hors du pull, c’est bien sa main de tous les jours et il la laisse retomber au bout de son bras détendu en se disant que le mieux serait d’enfiler l’autre bras dans l’autre manche pour voir si c’est plus facile ainsi. Apparemment non, car la laine du pull-over se recolle aussitôt au tissu de la chemise et comme il n’a pas l’habitude de commencer par ce bras-là, ça complique encore l’opération, il se remet à siffler pour se donner du courage mais la main n’avance pour ainsi dire pas et il sent bien que sans quelque manœuvre complémentaire, il ne parviendra jamais à la conduire jusqu’à la sortie. Il vaut mieux tout enfiler à la fois, baisser la tête pour la placer à l’endroit du col tandis qu’on engage le bras libre dans l’autre manche en la relevant et en tirant simultanément avec les deux bras et le cou. 

 

En la repentina penumbra azul que lo envuelve parece absurdo seguir silbando, empieza a sentir como un calor en la cara, aunque parte de la cabeza ya debería estar afuera, pero la frente y toda la cara siguen cubiertas y las manos andan apenas por la mitad de las mangas, por más que tira nada sale  afuera y ahora se le ocurre pensar que a lo mejor se ha equivocado en esa especie de cólera irónica con que reanudó la tarea, y que ha hecho la tontería de meter la cabeza en una de las mangas y una mano en el cuello del pulóver. Si fuese así su mano tendría que salir fácilmente, pero aunque tira con todas sus fuerzas no logra hacer avanzar ninguna de las dos manos, aunque en cambio parecería que la cabeza está a punto de abrirse paso porque la lana azul le aprieta ahora con una fuerza casi irritante la nariz y la boca, lo sofoca más de lo que hubiera podido imaginarse, obligándolo a respirar profundamente mientras la lana se va humedeciendo contra la boca, probablemente desteñirá y le manchará la cara de azul.  

Por suerte en ese mismo momento su mano derecha asoma al aire, al frío de afuera, por lo menos ya hay una afuera aunque la otra siga apresada en la manga, quizá era cierto que su mano derecha estaba metida en el cuello del pulóver, por eso lo que él creía el cuello le está apretando de esa manera la cara, sofocándolo cada vez más, y en cambio la mano ha podido salir fácilmente.

De todos modos y para estar seguro lo único que puede hacer es seguir abriéndose paso, respirando a fondo y dejando escapar el aire poco a poco, aunque sea absurdo porque nada le impide respirar perfectamente salvo que el aire que traga está mezclado con pelusas de lana del cuello o de la manga del pulóver, y además hay el gusto del pulóver, ese gusto azul de la lana que le debe estar manchando la cara ahora que la humedad del aliento se mezcla cada vez más con la lana, y aunque no puede verlo porque si abre los ojos las pestañas tropiezan dolorosamente con la lana, está seguro de que el azul le va envolviendo la boca mojada, los agujeros de la nariz, le gana las mejillas, y todo eso lo va llenando de ansiedad y quisiera terminar de ponerse de una vez el pulóver sin contar que debe ser tarde y su mujer estará impacientándose en la puerta de la tienda. 

(...)

Dans la soudaine pénombre bleue qui l’environne, il trouve absurde de continuer à siffler, il commence à sentir une sorte de chaleur sur son visage et pourtant une partie de la tête devrait être déjà dehors mais le front et tout le visage sont encore couverts et ses mains ne sont qu’à mi-manche, il a beau tirer, rien ne sort, il en vient à se demander si, à cause du mouvement de colère qu’il a eu en se remettant à la tâche, il ne s’est pas trompé et s’il n’a pas fait la bêtise de mettre la tête dans une des manches et une main dans le corps du pull-over. Sa main,  alors, devrait trouver facilement la sortie mais il a beau tirer de toutes ses forces il ne parvient à faire avancer aucune des deux mains, la tête, en revanche, on dirait qu’elle est sur le point de se frayer un chemin car la laine bleue lui serre de façon irritante le nez et la bouche, le suffoque au-delà de tout ce qu’il aurait pu imaginer et l’oblige à respirer profondément, ce qui mouille la laine devant sa bouche, elle va sans doute déteindre et il aura le visage taché de bleu. 

Heureusement, juste à cet instant, sa main droite débouche au-dehors, à l’air froid du dehors, en voilà une tirée d’affaire, même si l’autre est toujours prise dans la manche, c’était peut-être vrai que sa main droite s’était engagée dans le col du pull-over et c’est pour cela que ce qu’il croyait être un col le serre au visage, le suffoque de plus en plus, tandis que sa main, elle, a pu sortir facilement. 

De toute façon, il faut bien continuer à chercher la sortie, en respirant à fond et en laissant échapper l’air peu à peu, bien qu’après tout ce soit absurde, rien ne l’empêche de respirer normalement si ce n’est que l’air qu’il avale est mêlé de poussières de laine et qu’il a goût de pull-over, ce goût bleu de la laine qui doit lui tacher le visage car l’humidité de son souffle imprègne de plus en plus la laine et, bien qu’il ne puisse rien voir car, s’il ouvre les yeux, ses cils buttent douloureusement contre la laine, il est sûr que le bleu cerne déjà sa bouche mouillée, les trous de son nez, gagne les joues et tout cela le remplit d’une certaine angoisse, il voudrait en avoir fini avec ce pull, sans compter qu’il doit se faire tard et que sa femme doit s’impatienter à la porte du magasin… 

(...)


"Octaedro" (1974, Octaèdre)
"Telles les faces d'un prisme qui captent et réfractent chaque rayon lumineux, les huit nouvelles de ce recueil ("Liliana llorando", "Los pasos en las huellas", "Manuscrito hallado en un bolsillo", "Verano", "Ahí pero dónde, cómo", "Lugar llamado Kindberg", "Las fases de Severo", "Cuello de gatito negro") s'emparent de la réalité quotidienne, la fractionnent en milliers de particules infimes pour lui donner une dimension inattendue : une rame de métro un soir d'hiver est un lieu chargé de mystère, un cheval blanc rôde autour d'une maison isolée où vit un couple désuni...Cortázar ne se contente pas de la surface des choses : il leur confère un volume qui conduit le lecteur dans cet espace inexploré où se situe la véritable relation entre les hommes." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Argentine) par Laure Guille-Bataillon).

 


"Queremos tanto a Glenda y otros relatos" (1980, Nous l'aimons tant, Glenda et autres récits)
Recueil d'une dizaine de contes, "Orientación de los gatos", "Historia con migalas", "Recortes de prensa", "Tango de vuelta", .. et bien entendu "Queremos tanto a Glenda". Pourquoi le nombre d’entrées enregistrées dans le métro de Buenos Aires est-il inférieur au nombre des sorties? Peut-on devenir complices sans jamais se voir? Comment communiquer avec les morts ? Maître du fantastique, Julio Cortázar bouscule l'ordre établi du temps et de l’espace. Entre angoisse et exquise ambiguïté, réel et imaginaire, il nous offre dix nouvelles qui plongent dans les replis de l’être..." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Argentine) par Françoise Campo et Laure Guille-Bataillon)

 


"Libro de Manuel" (1973, Livre de Manuel)
"Manuel est un bébé latino-américain de Paris. Ses parents et leurs amis s'efforcent de lui bâtir un monde plus humain, plus riche, mais surtout plus drôle. Ils lui fabriquent un livre de lecture où se côtoient les informations les plus variées, allant du sinistre à l'insolite, car ces révolutionnaires tiennent avant tout à garder le sens de l'humour. «Ce qui compte, ce que j'ai essayé de raconter, c'est le geste affirmatif face à l'escalade du mépris et de la peur, et cette affirmation doit être la plus solaire, la plus vitale de l'homme ; sa soif érotique et ludique, sa libération des tabous, son exigence d'une dignité partagée.»" (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Argentine) par Laure Guille-Bataillon).

 


"Alguien que anda por ahí" (1977, Façons de perdre)
La publication de ce recueil de nouvelles fut censurée dans l'Argentine des années 1976-1983: alors que a première histoire, "Cambio de Luces" est typique des intrigues de  Cortázar, la dernière, "La noche de Mantequilla" évoque l'esprit subversif de "Libro de Manuel".

«Il n'y avait personne dans le couloir et, à le parcourir, elle eut la même hâte que les autres, le même soupir de soulagement, la même envie d'atteindre la rue et de laisser tout ça derrière elle. Maria-Elena ouvrit la porte du palier et, en descendant l'escalier, elle pensa de nouveau à Carlos, c'était bizarre tout de même que Carlos ne soit pas sorti comme les autres. C'était d'autant plus bizarre que le bureau n'avait qu'une seule porte. Sûrement, elle n'avait pas dû bien regarder parce que ce n'était pas possible, l'employé avait ouvert la porte pour la faire entrer et Carlos alors ne l'avait pas croisée, il n'était pas sorti comme tous les autres, l'homme à cheveux roux, les deux dames, tous les autres, sauf Carlos. Le soleil se brisait contre le trottoir, c'était le bruit et l'air de la rue. Elle regarda la porte de l'immeuble, se dit qu'elle allait attendre un peu pour voir sortir Carlos. C'était impossible qu'il ne sorte pas, ils étaient tous sortis une fois finies les formalités. Pourtant, ça paraissait si bizarre de ne pas l'avoir vu dans le bureau, il y avait peut-être une porte cachée par les affiches, quelque chose qui lui avait échappé, mais de toute façon c'était bizarre, parce que tout le monde était sorti par le couloir comme elle, tous ceux qui venaient pour la première fois étaient sortis par le couloir.»

 

Dans les onze nouvelles du livre, on retrouve l`art de Cortázar de mêler le vécu à l`imaginaire en une fiction explosive qui fait basculer la réalité hors de ses gonds. Les relations sentimentales ambiguës malicieusement métamorphosées en histoires insolites, chères à l'auteur, réapparaissent ici dans "Eclairages", "Vents alizés", "La Barque ou Nouvelle visite à Venise". Pourtant, le grand mérite de Cortàzar dans ce recueil est d'avoir su élever plusieurs nouvelles politiques aux dimensions du fantastique. Dans "La Deuxième Fois", l'étrange visite que Maria-Elena doit rendre à une mystérieuse administration située dans un quartier écarté de Buenos Aires, et qui se transforme vite en cauchemar, nous fait découvrir, sans que la protagoniste le comprenne, le mécanisme par lequel la bureaucratie officielle allonge chaque jour la liste des "disparus". Dans "Quelqu'un qui passe par là", Jiménez, un contre-révolutionnaire, débarque à la nuit tombante, clandestinement, à Cuba, avec la mission de dynamiter une usine. Dans le motel où l`a introduit son complice Alfonso, Jimenez reste un moment au bar où un homme à l'air étranger observe le jeu de mains de la pianiste. Après quoi il monte dans sa chambre, s'y enferme et s'endort en attendant l'heure fixée pour l'attentat. Soudain il est réveillé par une présence lourde et plus sombre que l`obscurité de sa chambre : c'est l'étranger qui, assis au pied du lit, le regarde sans hâte avant de serrer entre ses doigts le cou de Jiménez. Comment est-il entré ? Mystère de la fiction fantastique. 

 

A Jiménez lo habían desembarcado apenas caída la noche y aceptando todos los riesgos de que la caleta estuviera tan cerca del puerto. Se valieron de la lancha eléctrica, claro, capaz de resbalar silenciosa como una raya y perderse de nuevo en la distancia mientras Jiménez se quedaba un momento entre los matorrales esperando que se le habituaran los ojos, que cada sentido volviera a ajustarse al aire caliente y a los rumores de tierra adentro. Dos días atrás había sido la peste del asfalto caliente y las frituras ciudadanas, el desinfectante apenas disimulado en el lobby del Atlantic, los parches casi patéticos del bourbon con que todos ellos buscaban tapar el recuerdo del ron; ahora, aunque crispado y en guardia y apenas permitiéndose pensar, lo invadía el olor de Oriente, la sola inconfundible llamada del ave nocturna que quizás le daba la bienvenida, mejor pensarlo así como un conjuro.

 

 Antes de entrar en su cuarto acostumbró sus ojos a la penumbra del jardín para estar seguro de lo que le había explicado Alfonso, la picada a unos cien metros, la bifurcación hacia la carretera nueva, cruzarla con cuidado y seguir hacia el oeste. Desde el motel solo veía la zona sombría donde empezaba la picada, pero era útil detectar las luces en el fondo y dos o tres hacia la izquierda para tener una noción de las distancias. La zona de la fábrica empezaba a setecientos metros al oeste, al lado del tercer poste de cemento encontraría el agujero por donde franquear la alambrada. En principio era raro que los centinelas estuvieran de ese lado, hacían una recorrida cada cuarto de hora pero después preferían charlar entre ellos del otro lado donde había luz y café; de todos modos ya no importaba mancharse la ropa, habría que arrastrarse entre las matas hasta el lugar que Alfonso le había descrito en detalle. La vuelta iba a ser fácil sin el envoltorio verde, sin todas esas caras que lo habían rodeado hasta ahora.

 

 Avant d'entrer dans sa chambre, il habitua ses yeux à la pénombre du jardin pour s'assurer de ce qu'Alfonso lui avait expliqué, la picada à cent mètres, la bifurcation vers la nouvelle route, la traverser avec précaution et continuer vers l'ouest. Depuis le motel, il ne voyait que la zone ombragée où commençait la route, mais il était utile de repérer les lumières à l'arrière-plan et deux ou trois à gauche pour avoir une idée des distances. La zone de l'usine commençait à 700 mètres à l'ouest, au troisième poteau en béton, il trouverait le trou qui lui permettrait de franchir le grillage. Au début, il était rare que les sentinelles soient de ce côté, elles faisaient un tour tous les quarts d'heure mais ensuite elles préféraient discuter entre elles de l'autre côté où il y avait de la lumière et du café ; de toute façon, ce n'était pas grave s'ils salissaient leurs vêtements, ils devaient ramper à travers les buissons jusqu'à l'endroit qu'Alfonso avait décrit en détail. Le retour allait être facile sans l'enveloppe verte, sans tous ces visages qui l'avaient entouré jusqu'à présent.

 

Se tendió en la cama casi enseguida y apagó la luz para fumar tranquilo; hasta dormiría un rato para aflojar el cuerpo, tenía el hábito de despertarse a tiempo. Pero antes se aseguró de que la puerta cerraba bien por dentro y que sus cosas estaban como las había dejado. Tarareó el valsecito que se le había hincado en la memoria, mezclándole el pasado y el presente, hizo un esfuerzo para dejarlo irse, cambiarlo por Hay humo en tus ojos, pero el valsecito volvía o el preludio, se fue adormeciendo sin poder quitárselos de encima, viendo todavía las manos tan blancas de la pianista, su cabeza inclinada como la atenta oyente de sí misma. El ave nocturna cantaba otra vez en alguna mata o en el palmar del norte.

Lo despertó algo que era más oscuro que la oscuridad del cuarto, más oscuro y pesado, vagamente a los pies de la cama. Había estado soñando con Phyllis y el festival de música pop, con luces y sonidos tan intensos que abrir los ojos fue como caer en un puro espacio sin barreras, un pozo lleno de nada, y a la vez su estómago le dijo que no era así, que una parte de eso era diferente, tenía otra consistencia y otra negrura. Buscó el interruptor de un manotazo; el extranjero de la barra estaba sentado al pie de la cama y lo miraba sin apuro, como si hasta ese momento hubiera estado velando su sueño.

 

Il s'allongea presque immédiatement sur le lit et éteignit la lumière pour fumer tranquillement ; il dormirait même un peu pour détendre son corps, il avait l'habitude de se réveiller à l'heure. Mais il s'assura d'abord que la porte se fermait bien de l'intérieur et que ses affaires étaient dans l'état où il les avait laissées. Elle fredonna la petite valse qui était restée dans sa mémoire, mêlant passé et présent, elle fit un effort pour la laisser partir, pour l'échanger contre There's smoke in your eyes, mais la petite valse revint ou le prélude, elle s'assoupit sans pouvoir s'en défaire, voyant encore les mains si blanches du pianiste, sa tête inclinée comme l'auditeur attentif d'elle-même. L'oiseau de nuit chantait encore dans quelque buisson ou dans la palmeraie du nord.

Il fut réveillé par quelque chose de plus sombre que l'obscurité de la chambre, plus sombre et plus lourd, vaguement au pied du lit. Il avait rêvé de Phyllis et du festival de musique pop, avec des lumières et des sons si intenses qu'ouvrir les yeux était comme tomber dans un espace pur sans barrières, un puits plein de néant, et en même temps son estomac lui disait que ce n'était pas comme ça, qu'une partie était différente, avait une autre consistance et une autre noirceur. Il attrapa l'interrupteur d'un geste de la main ; l'inconnu du bar s'assit au pied du lit et le regarda sans hâte, comme s'il l'avait regardé dormir jusqu'à cet instant.

(...)

Dans "Apocalypse de Solentiname", le protagoniste n'est autre que Cortázar lui-même qui a rapporté d'un voyage dans l'île de Solentiname, au Nicaragua, sous la dictature de Somoza, des photographies de jolis tableaux naïfs que les Indiens de la communauté peignent sous l'impulsion de leur bienfaiteur, le père Ernesto Cardenal. Rentré à Paris, le romancier. qui vient de récupérer les rouleaux de photos développées, arme son projecteur et se prépare à s'émerveiller à nouveau du petit monde paradisiaque de Solentiname. Mais que se passe-t-il? Quelle secrète main noire a remplacé les photos heureuses par des visions d'enfer? Les vues qui apparaissent sur l'écran y étalent les horreurs quotidiennes de la dictature : assassinats, viols, tortures, corps mutilés ou gisant dans la mort, l'explication est absente, comme toujours dans le récit fantastique, mais l'effet produit est hallucinant et efficace. (Trad. Gallimard, 1978).