Matthew Gregory Lewis (1775-1818) - Ann Radcliffe (1764–1823) - Joseph Sheridan Le Fanu (1814-1873) - Bram
Stoker (1847- 1912) - George Meredith (1828 -1909) - Robert Louis Stevenson (1850-1894) - John Atkinson Grimshaw (1836-1893)
Last update: 18/12/2016
Sous l'imperturbable posture des convenances, écrivains irlandais et britanniques se livrent une satire de la société victorienne, empruntant les chemins
des "novels of the big house" de la société anglo-irlandaise, du roman gothique et de ses terreurs , du "sensational novel" dans un Londres obscur qui se complexifie, de ses analyses
détaillées scrutant les moeurs feutrées de la vie provinciale, de ces "books of nonsense" ou de cette littérature enfantine aux interprétations multiples ... L' "étrange cas" de la société
victorienne révèle ainsi, avec une acuité jamais égalée, cette thématique du bien et du mal tapie en chacun de nous : "all human beings, as we meet them, are commingled out of good and
evil" (Stevenson, The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde).
"... Mais il y a des choses que les hommes ne peuvent percevoir..."
(there are things old and new which must not be contemplate by men's eyes) . A la fin du XVIIIe siècle, le roman gothique s'immisce dans la littérature en faisant surgir des histoires surnaturelles de ruines ou de paysages sauvages. Cette étrange réalité gagne progressivement le coeur des villes. Charles Dickens, dans "La Maison d'Âpre-Vent" (1853), matérialise ce mystère latent dans le brouillard qui gagne bien d'autres de ces romans. Robert Louis Stevenson introduit l'horreur dans l'ennui de la bienséance bourgeoise ("Docteur Jekyll et Mister Hyde", 1886). Effectivement les horreurs de Whitechapel dans l'Est Londonien, terre de crime de Jack l'Eventreur en 1888, alimentent les tourments de bien des consciences. Et alors que le développement industriel et technique, que la science semblent nous rassurer en ce monde, bien au contraire portent en eux une terrible contrepartie, la misère, la dépravation se conjuguent à es forces obscures séculaires qui ressurgissent, mythes, légendes, malédictions au coeur même de notre humanité.. Oscar Wilde avec "Le Portrait de Dorian Gray" (1890) montre à quel point la décadence et la mort s'inscrivent au plus profond de notre vie sociale...(Francis Bernard (Frank) Dicksee - 1896 - The Confession)
"... Vous êtes intelligent, mon cher John. Vous raisonnez de façon très juste et vous avez l’esprit ouvert, mais vous avez aussi des préjugés. Vous ne laissez pas vos yeux voir ni vos oreilles entendre, et tout ce qui ne fait pas partie de votre vie quotidienne, vous n’en tenez guère compte. Ne pensez-vous pas qu’il y a des choses qui, même si vous ne les comprenez pas, existent cependant ? Et que certains d’entre nous voient ce que d’autres ne voient pas ? Mais il y a des choses que les hommes ne peuvent percevoir parce qu’ils en connaissent – ou pensent en connaître – d’autres qu’on leur a enseignées. Ah ! C’est bien là le défaut de la science : elle voudrait tout expliquer ; et quand il lui est impossible d’expliquer, elle déclare qu’il n’y a rien à expliquer..." (Dracula, Bram Stoker, 1897)
Ann Radcliffe (1764–1823)
Née dans une famille modeste, près de Londres, Ann Ward épouse William Radcliffe en 1787, un journaliste politique qui devint propriétaire du journal The
English Chronicle. Dans la lignée des romans gothiques de Horace Walpole (1717-179), connu pour son fameux "The Castle of Otranto" (1764) et de Clara Reeve (1729-1807), auteur de
"The Old English Baron" (1778), Ann Radcliffe publie entre 1789 et 1797 cinq romans qui seront très rapidement populaires : "The Castles of Athlin and Dunbayne" (Les Châteaux d’Athlin et de
Dunbayne, 1789), "A Sicilian Romance (Julia ou les Souterrains de Mazzini , 1790), "The Romance of the Forest" (la Forêt ou l'Abbaye de Saint-Clair, 1791), "The Mysteries of Udolpho" (Les
Mystères d'Udolphe, 1794) et "The Italian" (L'Italien ou le Confessionnal des pénitents noirs, 1797) dans lequel ces "miniature portraits" qui se diffusent tant dans l"Angleterre du 18e,
participent à l'intrigue dramatique : "some strange mystery seemed to lurk in the narrative she had just heard, which she wished, yet dreaded to develop; and when at length Ellena appeared with
the miniature, she took it in trembling eagerness, and, having gazed upon it for an instant, her complexion faded, and she fainted..."
Les Mystères d'Udolphe (The Mysteries of Udolpho, 1794)
"Les romantiques anglais, et les Victoriens, lui ont voué un culte. «Tant que j'aurai Udolphe à lire, il me semble que personne ne pourra me rendre
malheureuse», écrivait Jane Austen. En France, Balzac, Hugo, Nodier, Féval, Sue se souvinrent d'elle. On ignore ce qui a pu pousser cette jeune femme à raconter ces histoires terrifiantes qu'on
appelle «gothiques» en Angleterre et «noires» en France. Sa chandelle à la main, l'héroïne de l'histoire explore les corridors du mystérieux château d'Udolphe. La menace est partout présente. Les
escaliers en spirale mènent à un gouffre aussi ténébreux que celui de l'Inconscient." (Editions Gallimard)
Les Mystères de la forêt (The Romance of The Forest)
"Un carrosse lancé à toute allure, dans la nuit, en pleine tempête, un couple fuyant la justice, un arrêt devant une vieille maison isolée sur la lande,
occupée par des bandits tenant prisonnière une belle jeune fille… Les Mystères de la forêt est un roman gothique, baignant dans une atmosphère inquiétante, sur fond d’architecture médiévale et de
surnaturel. C’est pour ce livre qu’Ann Radcliffe mérite particulièrement son titre de «maîtresse du suspens». Roman d’aventures, c’est aussi un roman de la sensibilité : volupté dans le malheur,
expression d’une sensibilité exacerbée sont mises en avant. Mais le désir et la sexualité refoulés ne sont jamais loin, dans ce livre dont le sous-titre pourrait être «Adeline ou Les malheurs de
la vertu»." (Editions Gallimard)
Matthew Gregory Lewis (1775-1818)
Matthew Lewis est l'homme d'un des plus fameux romans gothiques que la littérature anglaise a su produire, dépensant en intensité la référence que fut "The
Mysteries of Udolpho" (Ann Radcliffe, 1794) : l'irrationnel, le macabre, les rêves prémonitoires, les apparitions fantasmatiques, la présence effective du Diable, autant de thèmes semblant surgir
des tréfonds d'un inconscient collectif et qui interrogea plus tard surréalistes et psychanalystes. D'où la censure qui s'abattit sur cet ouvrage dès sa publication : viols, incestes, matricide,
magie noire, (religieux assouvissant des passions charnelle, passages de la Bible découpés pour repousser le Malin .. Matthew Lewis n'avait pas vingt ans lorsqu'il écrivit son récit et, de
famille fortunée, il avait entretemps voyagé en Allemagne et lu Goethe et Tieck. Il persévéra par la suite dans quelques récits de terreur (Alonzo the Brave and the Fair Imogine, a ballad, 1797;
The Bravo of Venice, 1804), hérita d’une fortune importante à la mort de son père et mourut de fièvre jaune à son retour d’un second voyage sur ses terres de Jamaïque (Journal d'un propriétaire
des Indes occidentales, 1833).
(Matthew Gregory Lewis, Henry William Pickersgill, 1809, National Portrait Gallery, London)
Ambrosio, or The Monk (Ambrosio ou Le Moine, Matthew Lewis, 1796)
Ambrosio, jeune religieux élevé dans un monastère, idolâtré par la population pour la profondeur de sa foi, est voué à la damnation : il succombe aux
charmes de Matilda, suppôt de Satan, qui s'est introduite dans le monastère sous les traits du novice Rosario. Matilda prend le contrôle de sa descente dans les ténèbres du mal lorsqu'il décide
de séduire la pure et innocente Antonia. Des intrigues complémentaires viennent par suite se greffer sur le récit d'un personnage qui, décrit comme un être foncièrement touchant, semble entraîner
malgré lui dans l'atrocité, macabre, parfois grotesque, ange déchu vendu corps et âme au Mal.
".. Guidé par la lueur de la lune, il monta l’escalier avec lenteur et précaution. À tout moment il regardait autour de lui, inquiet et craintif : il
voyait un espion dans chaque ombre, et entendait une voix dans chaque murmure de la brise nocturne. La conscience de l’attentat qu’il allait consommer épouvantait son coeur et le rendait plus
timide que celui d’une femme. Cependant il continua : il atteignit la porte de la chambre d’Antonia ; il s’arrêta et écouta.
Tout était paisible au-dedans : ce silence absolu le convainquit que sa victime reposait, et il se hasarda à lever le loquet. La porte était verrouillée
et résista à ses efforts ; mais elle ne fut pas plus tôt touchée par le talisman, que le verrou se tira : le ravisseur entra et se trouva dans la chambre où l’innocente fille dormait sans se
douter qu’un si dangereux visiteur fût près de sa couche ; la porte se referma derrière lui, et le verrou revint de lui-même à sa place.
Ambrosio avança avec prudence, il prit soin que pas une planche ne criât sous son pied, et il retint son haleine en approchant du lit. Sa première
attention fut d’accomplir la cérémonie magique, ainsi que Mathilde le lui avait prescrit : il souffla trois fois sur le myrte d’argent en prononçant le nom d’Antonia, et le mit sous l’oreiller.
Les effets qu’il en avait obtenus ne lui permettaient pas de douter que le talisman ne réussît à prolonger le sommeil de celle qu’il allait posséder.
À peine l’enchantement fut-il terminé qu’il la considéra comme absolument en son pouvoir, et ses yeux étincelèrent de désirs et d’impatience. Alors il
jeta un regard sur la belle endormie ; une simple lampe, qui brûlait devant la statue de sainte Rosalie, répandait une faible lueur dans la chambre, et permettait d’examiner tous les charmes de
l’aimable objet qui était devant lui. La chaleur du temps l’avait obligée à rejeter une partie des couvertures ; celles qui la cachaient encore, l’insolente main d’Ambrosio se hâta de les écarter
; elle avait la joue appuyée sur un bras d’ivoire, l’autre reposait sur le bord du lit avec une gracieuse indolence ; quelques tresses s’étaient échappées de la mousseline qui enfermait sa
chevelure, et tombaient en désordre sur son sein, que soulevait une lente et régulière respiration. La chaleur avait semé sur sa joue des couleurs plus vives qu’à l’ordinaire ; un sourire d’une
douceur inexprimable se jouait autour de ses lèvres de corail, d’où par intervalles s’échappait un faible soupir ou des mots inarticulés ; un air d’innocence et de candeur enchanteresse ; et il y
avait dans sa nudité même une sorte de décence qui ajoutait de nouveaux aiguillons aux désirs du moine luxurieux.
Il resta quelque temps à dévorer des yeux ces charmes, qui bientôt allaient être la proie de ses passions déréglées. Une bouche entrouverte semblait
solliciter un baiser ; il se pencha dessus, unit ses lèvres aux lèvres d’Antonia, et en aspira avec transport l’haleine parfumée : ce plaisir fugitif accrut son ardeur pour de plus vives
jouissances. Ses désirs étaient montés à cette frénésie dont les brutes sont agitées ; il résolut de n’en plus retarder l’accomplissement d’un seul instant, et d’une main impatiente il se mit à
arracher les vêtements qui l’empêchaient d’assouvir sa fureur...."
"... Guided by the moonbeams, He proceeded up the Staircase with slow and cautious steps. He looked round him every moment with apprehension and
anxiety. He saw a Spy in every shadow, and heard a voice in every murmur of the night breeze. Consciousness of the guilty business on which He was employed appalled his heart, and rendered it
more timid than a Woman’s. Yet still He proceeded. He reached the door of Antonia’s chamber. He stopped, and listened. All was hushed within. The total silence persuaded him that his intended
Victim was retired to rest, and He ventured to lift up the Latch. The door was fastened, and resisted his efforts: But no sooner was it touched by the Talisman, than the Bolt flew back. The
Ravisher stept on, and found himself in the chamber, where slept the innocent Girl, unconscious how dangerous a Visitor was drawing near her Couch. The door closed after him, and the Bolt shot
again into its fastening.
Ambrosio advanced with precaution. He took care that not a board should creak under his foot, and held in his breath as He approached the Bed. His first
attention was to perform the magic ceremony, as Matilda had charged him: He breathed thrice upon the silver Myrtle, pronounced over it Antonia’s name, and laid it upon her pillow. The effects
which it had already produced permitted not his doubting its success in prolonging the slumbers of his devoted Mistress.
No sooner was the enchantment performed than He considered her to be absolutely in his power, and his eyes flamed with lust and impatience. He now
ventured to cast a glance upon the sleeping Beauty.
A single Lamp, burning before the Statue of St. Rosolia, shed a faint light through the room, and permitted him to examine all the charms of the lovely
Object before him. The heat of the weather had obliged her to throw off part of the Bed-cloathes: Those which still covered her, Ambrosio’s insolent hand hastened to remove. She lay with her
cheek reclining upon one ivory arm; The Other rested on the side of the Bed with graceful indolence. A few tresses of her hair had escaped from beneath the Muslin which confined the rest, and
fell carelessly over her bosom, as it heaved with slow and regular suspiration. The warm air had spread her cheek with higher colour than usual. A smile inexpressibly sweet played round her ripe
and coral lips, from which every now and then escaped a gentle sigh or an half-pronounced sentence. An air of enchanting innocence and candour pervaded her whole form; and there was a sort of
modesty in her very nakedness which added fresh stings to the desires of the lustful Monk.
He remained for some moments devouring those charms with his eyes which soon were to be subjected to his ill-regulated passions. Her mouth half-opened
seemed to solicit a kiss: He bent over her; he joined his lips to hers, and drew in the fragrance of her breath with rapture. This momentary pleasure increased his longing for still greater. His
desires were raised to that frantic height by which Brutes are agitated. He resolved not to delay for one instant longer the accomplishment of his wishes, and hastily proceeded to tear off those
garments which impeded the gratification of his lust...."
Joseph Sheridan Le Fanu (1814-1873)
Né à Dublin, de vieille souche normande, fils du doyen de l'Église protestante irlandaise, Le Fanu est journaliste et avocat, un temps propriétaire du journal victorien "Dublin university magazine", mais surtout un prolifique représentant du fantastique noir du XIXe siècle. C'est alors qu'il étudie le droit au Trinity College de Dublin qu'il publie ses premières nouvelles fantastiques. Son recueil de nouvelles le plus connu, "In a Glass Darkly", comporte "Green Tea" (1869), "The Familiar" (1872), "M. Justice Harbottle" (1872), "The Room in the Dragon Volant" (1872), et surtout "Carmilla" (1872) qui présente pour la première fois un personnage de femme-vampire et renouvèle le thème de la malédiction familiale.
L'Oncle Silas (Uncle Silas, A Tale of Bartram-Haugh, 1864)
"L’Oncle Silas" reprent les fameux ingrédients du roman gothique anglais, tels que les avaient fixés un siècle plus tôt Horace Walpole dans "Le Château d’Otrante" (grandes maisons sombres et mystérieuses, crimes en vase clos, étrange testament, jeune demoiselle en détresse), mais ici le surnaturel n'est que suggéré, et si les spéculations d'Emmanuel Swedenborg, théologien et mystique suédois du XVIIIe, sur la vie après la mort, sont présentes, c'est bien des êtres humains et des événements tout aussi humains que l'héroïne, Maud Ruthyn, doit résister et combattre une implacable machination psychologique , entre ombres et lumières, dans laquelle interviennent d'étranges protagonistes, tels que l'oncle Silas, le jeune frère de son père et oiseau de proie par excellence, Madame de la Rougierre, l'inquiétante gouvernante française...
"It was winter--that is, about the second week in November--and great gusts were rattling at the windows, and wailing and thundering among our tall trees and ivied chimneys--a very dark night, and a very cheerful fire blazing, a pleasant mixture of good round coal and spluttering dry wood, in a genuine old fireplace, in a sombre old room. Black wainscoting glimmered up to the ceiling, in small ebony panels; a cheerful clump of wax candles on the tea-table; many old portraits, some grim and pale, others pretty, and some very graceful and charming, hanging from the walls. Few pictures, except portraits long and short, were there. On the whole, I think you would have taken the room for our parlour. It was not like our modern notion of a drawing-room. It was a long room too, and every way capacious, but irregularly shaped...."
"C’était l’hiver, pendant la deuxième semaine de novembre, je crois. De grandes rafales secouaient les fenêtres, gémissaient, rugissaient à travers nos hauts arbres et nos cheminées recouvertes de lierre — une nuit très noire, un feu joyeux qui brille, délicat mélange de boulets de charbon et de bois sec, pétillant dans une vieille pièce sombre. Les petits panneaux d’ébène des lambrissages luisaient jusqu’au plafond ; sur la table à thé, un joyeux groupe de bougies de cire ; aux murs, de vieilles toiles, parfois sinistres et délavées, parfois jolies, pleines de grâce et de charme. Peu de paysages — presque rien que des portraits, de toutes dimensions. Je crois, en fin de compte, que vous auriez pris cette pièce pour notre salle de séjour ; pourtant, très longue, très vaste, mais irrégulière, elle ne rappelait pas notre notion moderne de salon.
À la table de thé était assise une demoiselle, rêveuse, d’un peu plus de dix-sept ans, encore qu’elle parût plus jeune, je crois. Mince, assez grande, elle avait d’abondants cheveux dorés, des yeux gris sombre et une expression plutôt sensible, voire mélancolique. Cette demoiselle, c’était moi.
Personne d’autre ne se trouvait dans cette maison, sauf mon père — je veux dire : personne d’autre de ma famille. Dans cette région, on l’appelait M. Ruthyn, de Knowl, bien qu’il possédât d’autres propriétés. Il descendait d’une très ancienne souche dont les membres avaient refusé une baronnie, prétendait-on, et même une vicomté : tous se révélaient trop orgueilleux, trop méfiants, s’estimaient plus éminents et de sang plus pur que les deux tiers de la noblesse qui voulaient les attirer dans leurs rangs, murmurait-on. De ces rumeurs familiales, je ne connaissais que des détails fragmentaires et vagues — ceux que l’on entend lors de conversations au coin du feu, dans la chambre d’enfants, alors que l’on évoque les souvenirs.
Je suis certaine que mon père m’aimait et je sais que moi, je l’aimais. L’instinct très sûr de l’enfance me faisait sentir sa tendresse, bien qu’il ne l’extériorisât jamais. Mon père était un original. Dans sa jeunesse, il avait subi une grande déception, alors qu’il tentait une carrière parlementaire. Malgré son intelligence, il échoua là où réussissent très bien des hommes infiniment plus médiocres que lui. Il quitta sa patrie, devint érudit et collectionneur puis, à son retour, entra dans des institutions littéraires et scientifiques, fonda et dirigea quelques œuvres de bienfaisance. Pourtant, ce masque de vie publique le fatigua, et il choisit de vivre à la campagne, non une vie de sportif, de chasseur, mais celle d’un philosophe. Il passait quelque temps dans une de ses propriétés, puis changeait, menant toujours une existence d’ermite.
Sur le tard, il se maria, et sa merveilleuse jeune femme mourut, laissant à ses soins une enfant unique — moi. Le veuvage agit sur lui, m’a-t-on expliqué. Il devint plus étrange, plus taciturne que jamais, plus sévère, aussi, sauf vis-à-vis de moi. Il souffrit en outre beaucoup d’une disgrâce qui avait frappé son frère cadet — mon oncle Silas.
À présent, il allait et venait dans l’immense vieille pièce qui formait un angle à l’une de ses extrémités où régnait une ombre éternelle. Il avait pour habitude de faire quelques pas avant de rebrousser chemin sans mot dire - il me rappelait alors le père de Chateaubriand dans la grande salle du château de Combourg. Au bout de la pièce, il disparaissait presque dans le noir, revenait, émergeait quelques minutes, comme un portrait sur un arrière-plan d’ombre, puis, toujours silencieux, replongeait de nouveau dans les ténèbres.
Pareille monotonie, pareil silence auraient terrorisé une personne moins habituée à lui que moi. Sa conduite produisait en tout cas ses effets. Je me rappelle que mon père restait parfois une journée entière sans m’adresser la parole. Malgré toute la tendresse que je ressentais pour lui, je le craignais beaucoup...."
John Atkinson Grimshaw (1836-1893)
a "remarkable and imaginative painter known for his city night-scenes and landscapes ..." (Tate, London)
Bram Stoker (1847- 1912)
Abraham Stoker, dit Bram, est un enfant maladif qui ne peut se tenir debout ou marcher avant l'âge de sept ans. Il surmonte sa faiblesse et devient un athlète exceptionnel et un joueur de football à l'université de Dublin. Fonctionnaire au château de Dublin, il devient secrétaire de l'acteur sir Henry Irving (1838-1905), l'accompagnant dans ses tournées américaines. Bram Stoker écrit en 1879 un manuel destiné à l'administration judiciaire, "The Duties of Clerks of Petty Sessions in Ireland", puis se tourne vers l'écriture romanesque. En 1891, "The Snake's Pass" se situe dans le cadre sombre des contrées de l'ouest de l'Irlande, puis en 1897 paraît son chef d'oeuvre, "Dracula". Le roman va jouir d'un succès immense. D'autres romans suivent : "The Mystery of the Sea" (1902), "The Jewel of Seven Stars" (1904), "The Lady of the Shroud" (1909).
Dracula (Dracula, 1897)
Ce chef-d'œuvre de l'épouvante - inspiré par deux célèbres personnages, le fameux vampire hongrois, le comte Vlad Tepesç, prince de Valachie (Roumanie) et tyran du XVe siècle, et la comtesse "sanglante" Elisabeth Báthory (1560-1614), épouse du comte Ferenc Nadasdy et régnant depuis le château de Cachtice (Slovaquie) - raconte l'histoire d'un vampire de Transylvanie qui, faisant usage de ses pouvoirs surnaturels, se rend en Angleterre où il s'en prend à des innocents pour trouver le sang qui le maintient en vie. Le récit se développe via les journaux intimes de différents personnages : la rencontre de Jonathan Harker et du comte Dracula, venu dans un château isolé de Transylvanie pour mener à bien une affaire immobilière; la découverte par Harker de la nature exacte de celui qui l'accueille dans son château, un mort-vivant; l'embarquement du comte Dracula sur un bateau pour l'Angleterre en quête de nouvelles proies; Lucy Westenra, une victime qui devient elle-même vampire; la mise au point d'un plan complexe par le Dr. Van Helsing pour contrecarrer le vampire; la lutte du docteur Van Helsing contre le vampire et la défaite finale de Dracula, dont le corps tombe en poussière.La fascination et l'horreur sont entretenus par un récit fortement enraciné dans la réalité d'un monde en proie à des forces surnaturelles qu'il ne peut repousser, auquel Stoker ajoute Au thème spécifique du vampire, Stoker des ingrédients alors fort prisés : l'hypnotisme, le mesmérisme et les traditions occultes. La première adaptation de l'ouvrage de Stoker et le premier classique du genre est "Nosferatu le Vampire" (Nosferatu oder eine Symphonie des Grauens, 1922), de Murnau, qui se situe dans le cadre de l'expressionnisme allemand : le corbillard du début, le bateau chargé de rats apportant la peste dans le port, la mort du vampire sont des morceaux d'anthologie...
JONATHAN HARKER’S JOURNAL (Kept in shorthand.)
3 May. Bistritz.—Left Munich at 8:35 P. M., on 1st May, arriving at Vienna early next morning; should have arrived at 6:46, but train was an hour late. Buda-Pesth seems a wonderful place, from the glimpse which I got of it from the train and the little I could walk through the streets. I feared to go very far from the station, as we had arrived late and would start as near the correct time as possible. The impression I had was that we were leaving the West and entering the East; the most western of splendid bridges over the Danube, which is here of noble width and depth, took us among the traditions of Turkish rule.
We left in pretty good time, and came after nightfall to Klausenburgh. Here I stopped for the night at the Hotel Royale. I had for dinner, or rather supper, a chicken done up some way with red pepper, which was very good but thirsty. (Mem., get recipe for Mina.) I asked the waiter, and he said it was called “paprika hendl,” and that, as it was a national dish, I should be able to get it anywhere along the Carpathians. I found my smattering of German very useful here; indeed, I don’t know how I should be able to get on without it.
Having had some time at my disposal when in London, I had visited the British Museum, and made search among the books and maps in the library regarding Transylvania; it had struck me that some foreknowledge of the country could hardly fail to have some importance in dealing with a nobleman of that country. I find that the district he named is in the extreme east of the country, just on the borders of three states, Transylvania, Moldavia and Bukovina, in the midst of the Carpathian mountains; one of the wildest and least known portions of Europe. I was not able to light on any map or work giving the exact locality of the Castle Dracula, as there are no maps of this country as yet to compare with our own Ordnance Survey maps; but I found that Bistritz, the post town named by Count Dracula, is a fairly well-known place. I shall enter here some of my notes, as they may refresh my memory when I talk over my travels with Mina.
In the population of Transylvania there are four distinct nationalities: Saxons in the South, and mixed with them the Wallachs, who are the descendants of the Dacians; Magyars in the West, and Szekelys in the East and North. I am going among the latter, who claim to be descended from Attila and the Huns. This may be so, for when the Magyars conquered the country in the eleventh century they found the Huns settled in it. I read that every known superstition in the world is gathered into the horseshoe of the Carpathians, as if it were the centre of some sort of imaginative whirlpool; if so my stay may be very interesting. (Mem., I must ask the Count all about them.)
I did not sleep well, though my bed was comfortable enough, for I had all sorts of queer dreams. There was a dog howling all night under my window, which may have had something to do with it; or it may have been the paprika, for I had to drink up all the water in my carafe, and was still thirsty. Towards morning I slept and was wakened by the continuous knocking at my door, so I guess I must have been sleeping soundly then. I had for breakfast more paprika, and a sort of porridge of maize flour which they said was “mamaliga,” and egg-plant stuffed with forcemeat, a very excellent dish, which they call “impletata.” (Mem., get recipe for this also.) I had to hurry breakfast, for the train started a little before eight, or rather it ought to have done so, for after rushing to the station at 7:30 I had to sit in the carriage for more than an hour before we began to move. It seems to me that the further east you go the more unpunctual are the trains. What ought they to be in China?
All day long we seemed to dawdle through a country which was full of beauty of every kind. Sometimes we saw little towns or castles on the top of steep hills such as we see in old missals; sometimes we ran by rivers and streams which seemed from the wide stony margin on each side of them to be subject to great floods. It takes a lot of water, and running strong, to sweep the outside edge of a river clear. At every station there were groups of people, sometimes crowds, and in all sorts of attire. Some of them were just like the peasants at home or those I saw coming through France and Germany, with short jackets and round hats and home-made trousers; but others were very picturesque. The women looked pretty, except when you got near them, but they were very clumsy about the waist. They had all full white sleeves of some kind or other, and most of them had big belts with a lot of strips of something fluttering from them like the dresses in a ballet, but of course there were petticoats under them. The strangest figures we saw were the Slovaks, who were more barbarian than the rest, with their big cow-boy hats, great baggy dirty-white trousers, white linen shirts, and enormous heavy leather belts, nearly a foot wide, all studded over with brass nails. They wore high boots, with their trousers tucked into them, and had long black hair and heavy black moustaches. They are very picturesque, but do not look prepossessing. On the stage they would be set down at once as some old Oriental band of brigands. They are, however, I am told, very harmless and rather wanting in natural self-assertion.
It was on the dark side of twilight when we got to Bistritz, which is a very interesting old place. Being practically on the frontier—for the Borgo Pass leads from it into Bukovina—it has had a very stormy existence, and it certainly shows marks of it. Fifty years ago a series of great fires took place, which made terrible havoc on five separate occasions. At the very beginning of the seventeenth century it underwent a siege of three weeks and lost 13,000 people, the casualties of war proper being assisted by famine and disease.
Count Dracula had directed me to go to the Golden Krone Hotel, which I found, to my great delight, to be thoroughly old-fashioned, for of course I wanted to see all I could of the ways of the country. I was evidently expected, for when I got near the door I faced a cheery-looking elderly woman in the usual peasant dress—white undergarment with long double apron, front, and back, of coloured stuff fitting almost too tight for modesty. When I came close she bowed and said, “The Herr Englishman?” “Yes,” I said, “Jonathan Harker.” She smiled, and gave some message to an elderly man in white shirt-sleeves, who had followed her to the door. He went, but immediately returned with a letter:
— “My Friend.—Welcome to the Carpathians. I am anxiously expecting you. Sleep well to-night. At three to-morrow the diligence will start for Bukovina; a place on it is kept for you. At the Borgo Pass my carriage will await you and will bring you to me. I trust that your journey from London has been a happy one, and that you will enjoy your stay in my beautiful land.
“Your friend, “Dracula.”
George Meredith (1828 -1909)
Sherlock Holmes says to Dr. Watson, in "The Boscombe Valley Mystery" (1891) , "and now let us talk about George Meredith, if you please, and we shall leave all minor matters until to-morrow." George Meredith est un considéré comme un cas très particulier dans la littérature victorienne et on lui reprochera, en dehors de ses thèmes "féministes", son style imaginatif et souvent obscur.
Né à Portsmouth, orphelin à cinq ans d’une mère d’origine irlandaise, élevé en Allemagne et s'y imprégant d'idéalisme romantique, destiné à embrasser une carrière juridique, Meredith et son oeuvre sont en fait définitivement marqués par l'abandon de sa première femme, Mary Ellen Nicholls, fille du célèbre écrivain Thomas Love Peacock (1785-1866), connu pour son ironie très particulière et dont le "comic spirit" lui servira pour défendre le bon sens contre la vanité, l’égoïsme et le sentimentalisme (On the Idea of Comedy and the Uses of the Comic Spirit, 1877). Mary Ellen Nicholls quitta Meredith pour le peintre pré-Raphaelite Henry Wallis qui venait alors de le faire poser, non sans ironie, dans "The Death of Chatterton" (1856, Tate Britain & Birmingham Museum). La cible préférée de Meredith sera pour quelques temps le personnage du "sentimentaliste", celui qui "qui désire jouir des choses sans en payer le prix", et inspirera, sous une forme ou sous une autre, ses poésies (L'Amour moderne, 1862), qui décrit l'effondrement du couple, ses romans, "The Ordeal of Richard Feverel" (1859), - "I expect that Woman will be the last thing civilized by Man" -, "Rhoda Fleming" (1865), "The Egoist" (1879), " The Adventures of Harry Richmond" (1871), "Diana of the Crossways" (1885).
Meredith, ce proche de Rossetti et de Swinburne, tirera de sa première déception amoureuse, suivie d'un grand amour qu'il portera à sa seconde épouse, Marie Vulliamy, morte trop tôt en 1886, une analyse assez lucide des despotes familiaux, des snobs, des pédants de tout genre que la société victorienne produisait avec constance, et donc de la difficulté d'être femme dans la société victorienne : l'homme est un être de vanité dont la femme doit se libérer, osera-t-il.
The Egoist, A Comedy in narrative (1879)
Dans ce roman qui est considéré comme le plus réussi des ouvrages de Meredith, son héros, Sir Willoughby Patterne, est rejeté successivement par deux fiancées exaspérées par son égocentrisme, avant d'être accepté par une troisième, qui ne l'aime plus,
"The capaciously strong in soul among women will ultimately detect an infinite grossness in the demand for purity infinite, spotless bloom. Earlier or later they see they have been victims of the singular Egoist, have worn a mask of ignorance to be named innocent, have turned themselves into market produce for his delight, and have really abandoned the commodity in ministering to the lust for it, suffered themselves to be dragged ages back in playing upon the fleshly innocence of happy accident to gratify his jealous greed of possession, when it should have been their task to set the soul above the fairest fortune and the gift of strength in women beyond ornamental whiteness. Are they not of nature warriors, like men?—men's mates to bear them heroes instead of puppets? But the devouring male Egoist prefers them as inanimate overwrought polished pure metal precious vessels, fresh from the hands of the artificer, for him to walk away with hugging, call all his own, drink of, and fill and drink of, and forget that he stole them."
Robert Louis Stevenson (1850-1894)
Robert Lewis Balfour Stevenson, né à Édimbourg, fils et petit-fils d'ingénieurs spécialisés dans la construction des phares maritimes, écolier intermittent dévorant les romans de Scott et de Dumas, souffrant de tuberculose dès son plus jeune âge, multipliant les voyages et écrivant pour le Cornhill Magazine à partir de 1874. Entre-temps, l'année 1873 conclut une jeunesse totalement dissolue, ayant parcouru les bouges d'Edinburgh, adopté son nom de "Robert Louis Stevenson", abandonné ses études et renoncé au calvinisme de ses aïeux.
Il épouse Fanny Osbourne qu'il a rejoint en 1879 en Californie, voyage entre 1880 et 1887, en Écosse, en Angleterre, à Davos, à Hyères, cherchant un climat
bénéfique pour sa santé. La publication de "Kidnapped" puis coup sur un coup deux énormes succès littéraires avec son roman d'aventures "l'Île au trésor" (1883) et le récit fantastique "Docteur
Jekyll et M. Hyde" (1886) portent Stevenson au devant de la scène littéraire. En 1887, après le décès de son père,Stevenson gagne à nouveau les États-Unis, puis l'Océanie. Quelque part, ces
oeuvres sont celles d'un révolté contre l'Angleterre victorienne et l'Ecosse puritaine. Il ne cessera d'écrire, pour les enfants notamment - "New Arabian Nights (1882),
"Kidnapped"(1886), "The Misadventures of John Nicholson" (1887), "The Black Arrow, A Tale of the Two Roses (1888), "The Master of Ballantrae" (1889), "The Wrong Box (1889), "The Wrecker
(1892), "Across the Plains" (1892), "Catriona" (1893)..), - et s'installe à Vailima, aux Samoa, en 1890 où le "Tusitala", le conteur d'histoires, meurt brutalement d'hémorragie cérébrale à
44 ans, laissant plusieurs textes inachevés.
Docteur Jekyll et Mister Hyde
(The Strange Case of Dr.Jekyll and Mr.Hyde, 1886)
Notaire austère et ami du docteur Jekyll, M. Utterson mène l'enquête sur les agissements nocturnes d'un insaisissable monstre, qui a renversé une petite
fille puis assassiné un honorable médecin de la bonne société londonienne. Cette recherche se joue dans les bas-fonds de Londres, enveloppée dans un épais brouillard qui représente l'envers
du décor victorien. Ce roman, dont la première version, dit-on, surgit d'un rêve que fit Stevenson, est considéré comme une allégorie critique de l'hypocrisie de la société victorienne. La
déchéance du Dr Jekyll n'est pas due à quelque disposition vicieuse d'un protagoniste qui n'apparaît jamais moralement condamnable, mais à une atmosphère sociale qui n'est que respectabilité et
répression. Au niveau de l'individu, Stevenson a particulièrement éprouvé cette dualité du bien et du mal que la société presbytérienne exacerbe paradoxalement par sa recherche constante de toute
trace de la moindre fascination du mal : s'engage en effet une épreuve entre les pulsions maléfiques et la conscience, "si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui accomplis l'action,
mais le péché qui est moi", pour reprendre le célèbre argument de Saint-Paul (Epître aux Romains). Tant que la conscience n'éclaire pas toute l'obscurité maléfique de notre nature humaine, nous
demeurons comme le Dr Jekyll un mixte de bien et de mal hanté par la fascination de nos bas instincts : ".. man is not truly one, but truly two. I say two, because the state of my own knowledge
does not pass beyond that point.."
"MR. UTTERSON the lawyer was a man of a rugged countenance, that was never lighted by a smile; cold, scanty and embarrassed in discourse; backward in sentiment; lean, long, dusty, dreary, and yet somehow lovable. At friendly meetings, and when the wine was to his taste, something eminently human beaconed from his eye; something indeed which never found its way into his talk, but which spoke not only in these silent symbols of the after-dinner face, but more often and loudly in the acts of his life. He was austere with himself; drank gin when he was alone, to mortify a taste for vintages; and though he enjoyed the theatre, had not crossed the doors of one for twenty years. But he had an approved tolerance for others; sometimes wondering, almost with envy, at the high pressure of spirits involved in their misdeeds; and in any extremity inclined to help rather than to reprove..."
"..Un dimanche, comme M. Utterson faisait avec M. Enfield sa promenade coutumière, il arriva que leur chemin les fit passer de nouveau par la petite
rue. Arrivés à hauteur de la porte, tous deux s’arrêtèrent pour la considérer.
– Allons, dit Enfield, voilà cette histoire-là enfin terminée. Nous ne reverrons plus jamais M. Hyde.
– Je l’espère, dit Utterson. Vous ai-je jamais raconté que je l’ai vu une fois, et que j’ai partagé votre sentiment de
répulsion.
– L’un ne pouvait aller sans l’autre, répliqua Enfield. Et entre parenthèses combien vous avez dû me juger stupide d’ignorer que cette porte fût une
sortie de derrière pour le Dr Jekyll ! C’est en partie de votre faute si je l’ai découvert par la suite.
– Alors, vous y êtes arrivé, en fin de compte ? reprit Utterson.Mais puisqu’il en est ainsi, rien ne nous empêche d’entrer dans la cour et de jeter un
coup d’oeil aux fenêtres. À vous parler franc, je ne suis pas rassuré au sujet de ce pauvre Jekyll ; et même du dehors, il me semble que la présence d’un ami serait capable de lui faire du
bien.
Il faisait très froid et un peu humide dans la cour, et le crépuscule l’emplissait déjà, bien que le ciel, tout là-haut, fût encore illuminé par le
soleil couchant. Des trois fenêtres, celle du milieu était à demi ouverte, et installé derrière, prenant l’air avec une mine d’une désolation infinie, tel un prisonnier
sans
espoir, le Dr Jekyll apparut à Utterson.
– Tiens ! vous voilà, Jekyll ! s’écria ce dernier. Vous allez mieux, j’espère.
– Je suis très bas, Utterson, répliqua mornement le docteur, très bas. Je n’en ai plus pour longtemps, Dieu merci.
– Vous restez trop enfermé, dit le notaire. Vous devriez sortir un peu, afin de vous fouetter le sang, comme M. Enfield et moi (je vous présente mon
cousin, M. Enfield… Le docteur Jekyll). Allons, voyons, prenez votre chapeau et venez faire un petit tour avec nous.
– Vous êtes bien bon, soupira l’autre. Cela me ferait grand plaisir ; mais, non, non, non, c’est absolument impossible ; je n’ose pas. Quand même,
Utterson, je suis fort heureux de vous voir, c’est pour moi un réel plaisir ; je vous prierais bien de monter avec M. Enfield, mais la pièce n’est vraiment pas en état.
– Ma foi, tant pis, dit le notaire, avec bonne humeur, rien ne nous empêche de rester ici en bas et de causer avec vous d’où vous
êtes.
– C’est précisément ce que j’allais me hasarder à vous proposer, répliqua le docteur avec un sourire.
Mais il n’avait pas achevé sa phrase, que le sourire s’éteignit sur son visage et fit place à une expression de terreur et de désespoir si affreuse
qu’elle glaça jusqu’aux moelles les deux gentlemen d’en bas. Ils ne l’aperçurent d’ailleurs que dans un éclair, car la fenêtre se referma instantanément ; mais cet éclair avait suffi, et tournant
les talons, ils sortirent de la cour sans prononcer un mot. Dans le même silence, ils remontèrent la petite rue; et ce fut seulement à leur arrivée dans une grande artère voisine, où persistaient
malgré le dimanche quelques traces d’animation, que M. Utterson se tourna enfin et regarda son compagnon. Tous deux étaient pâles, et leurs yeux reflétaient un effroi
identique.
– Que Dieu nous pardonne, que Dieu nous pardonne, répéta M. Utterson.
Mais M. Enfield se contenta de hocher très gravement la tête, et se remit à marcher en silence..."
".. IT chanced on Sunday, when Mr. Utterson was on his usual walk with Mr. Enfield, that their way lay once again through the by-street, and that when
they came in front of the door, both stopped to gaze on it.
" Well," said Enfield, " that story's at an end at least. We shall never see more of Mr. Hyde."
"I hope not," said Utterson. "Did I ever tell you that I once saw him, and shared your feeling of repulsion?"
" It was impossible to do the one without the other," returned Enfield. " And, by the way, what an ass you must have thought me, not to know that this
was a back way to Doctor Jekyll's! It was partly your own fault that I found it out even when I did."
"So you found it out, did you?" said Utterson. " But if that be so, we may step into
the court and take a look at the windows. To tell you the truth, I am uneasy about poor Jekyll ; and even outside, I feel as if the presence of a friend might do him good."
The court was very cool and a little damp, and full of premature twilight, although the sky, high up overhead, was still bright with sunset. The middle
one of the three windows was half-way open, and sitting close beside it, taking the air with an infinite sadness of mien, like some
disconsolate prisoner, Utterson saw Doctor Jekyll.
"What! Jekyll!" he cried. " I trust you are better."
"I am very low, Utterson," replied the doctor, drearily, "very low. It will not last long, thank God."
"You stay too much indoors," said the lawyer. "You should be out, whipping up the circulation like Mr. Enfield and me. (This is my cousin Mr. Enfield
Doctor Jekyll.) Come, now; get your hat and take a quick turn with us."
"You are very good," sighed the other.
" I should like to very much ; but no, no, no, it is quite impossible ; I dare not. But indeed, Utterson, J am very glad to see you ; this is really a
great pleasure; I would ask you and Mr. Enfield up, but the place is really not fit."
" Why, then," said the lawyer, good-naturedly, " the best thing we can do is to stay down here and speak with you from where we
are."
" That is just what I was about to venture to propose," returned the doctor with a smile.
But the words were hardly uttered before the smile was struck out of his face and succeeded by an expression of such abject terror and despair as froze
the very blood of the two gentlemen below. They saw it but for a glimpse, for the window was instantly thrust down; but that
glimpse had been sufficient, and they turned and left the court without a word. In silence, too, they traversed the by-street; and
it was not until they had come into a neighboring thoroughfare, where even upon a Sunday there were still some
stirrings of life, that Mr. Utterson at last turned and looked at his companion. They were both pale, and there was an answering horror in their eyes.
"God forgive us! God forgive us!" said Mr. Utterson.
But Mr. Enfield only nodded his head very seriously, and walked on once more in silence..."
"Dr. Jekyll et Mr. Hyde",
adaptation réalisée en 1941par Victor Fleming,
avec Spencer Tracy, Ingrid Bergman et Lana Turner.
L'Île au trésor (Treasure Island, 1883)
Louis Stevenson avait déjà publié de nombreux articles, essais, récits de voyages, des poèmes et des nouvelles, mais "l'Île au trésor" est son premier roman, son premier succès et permet enfin son émancipation financière. Devenu un classique de la littérature enfantine, "L'Île au trésor" a pourtant comme une oeuvre en rupture avec le fonds et la forme du roman victorien, pour son intrigue resserrée, la multiplication des points, mais aussi pour sa désinvolture morale, pour son héros qui n'est pas tant Jack Hawkins, que le cuisinier de bord, renégat et scélérat, Long John Silver.