- Julien Green (1900-1998), "Adrienne Mesurat" (1927), Léviathan" (1929), "Moïra" (1950) - ...

Last update: 11/11/2016

"Où que l'on classe Julien Green (né en 1900), d'ailleurs, le rapprochement entre son œuvre et les autres œuvres contemporaines ne pourra paraître qu'arbitraire. Sa solitude est totale. Est-ce le résultat de son origine partiellement américaine qui lui a donné d'autres maîtres, une autre formation intellectuelle ? En tout cas, cette œuvre est indifférente à tout ce qui n'est pas sa nécessité : elle échappe aux modes, aux préoccupations, aux aventures de l'époque. Green ne cherche pas à le nier : dans son Journal, ne nous dit-il pas à plusieurs reprises qu'il s'est trompé de siècle comme l'on se trompe d'étage? Quant aux romans qu'il compose, on pourrait croire qu'ils sont contemporains de ceux d'Hawthorne ou de Dickens.

Mais sous cette technique et ces formes traditionnelles et rassurantes se cache le monde le plus personnel, le plus inquiétant. Adrienne Mesurat (1927) n'est pas la sœur d'Emma Bovary ou de Thérèse Desqueyroux. Ce n'est pas contre une société stagnante, contre une classe sociale, contre l'ennui de la vie provinciale, contre un destin fortuitement manqué que les créatures greeniennes se rebellent. Et la passion qui les soulève est bien autre chose que celle qui lie deux êtres de chair et de sang. L'œuvre de Green n'est pas un documentaire psychologique ou social ; elle n'est pas non plus une création satisfaite de nous prendre au piège de la fiction : elle est un témoignage et un appel métaphysiques. Et les trouvailles mêmes du fantastique, exemptes de toute gratuité, ne sont jamais ici que des moyens destinés à rendre sensibles ce témoignage et cet appel.

La révolte et la passion, ici, portent la marque de l'absolu : elles dépassent infiniment leurs prétextes.

C'est contre l'existence que se dressent les créatures greeniennes - l'existence sans lieu ni époque, sans spécification particulière, l'existence nue. Elles appellent de toutes leurs forces une présence ineffable et innommable dont ce qu'elles rencontrent ne peut être qu'une dérisoire approximation : ce n'est pas le docteur Maurecourt qu'aime Adrienne, c'est l'autre, l'ailleurs.

« Le seul fait de vivre est oppressant, et l'on ne s'y habitue, sans doute, qu'en accomplissant des besognes imbéciles. Mais moi, je n'en pouvais plus d'exister."

 ll suffit de lire ces lignes de "L'Autre Sommeil" (le chef-d'œuvre de Green, à mon sens, - 1931 - avec "Le Voyageur sur la Terre" - 1927) et de savoir combien profondément elles éclairent I'œuvre, pour comprendre que celle-ci n'est pas un prolongement de la littérature psychologique. 

Dénonciation du monde et de l'existence, elle annonce la couleur métaphysique de la plus récente littérature. Nul n'a mieux évoqué l'angoisse, l'étouffement, la paralysante tristesse qui gisent au fond du quotidien. Mais, pour Green, l'étouffement (ce que Sartre appellera "la nausée") n'est pas le dernier mot : l'insatisfaction devant le monde renvoie à l'espoir, au pressentiment d'une autre vie. Si nous avons le sentiment "de ne pas être au monde", c'est donc que nous méritons un autre monde : c'est donc, sans doute, qu'un autre monde nous attend.

lci, l'angoisse n'est qu'un premier pas : la première condition du salut. Dans chaque livre apparaît la race des "âmes mortes" - celles qui vivent sans angoisse et sans espoir, sans passion meurtrière et démente, mais aussi sans possibilité de rédemption : ignorant que leur vie doit être rejetée pour n'être que le masque de la vraie vie. C'est le père Mesurat, Mme Londe, M. Grosgeorge - aveugles, végétaux, pierres sous les pas des vivants. En face sont les âmes vivantes, celles qui ne peuvent vivre sans mettre la vie et le monde en question, qui ne peuvent pas respirer sur cette terre où rien n'arrive qui soit à la mesure du sombre feu qui les dévore, au fond de cette petite ville de province, avec le mur blanc de la sous-préfecture devant leurs yeux. L'ennui : tel est leur premier signe de reconnaissance. 

Mais au-delà de l'ennui, que le Philippe d'Épaves (1932), par exemple, ne parvient pas à franchir, il y a le désir et la passion réservés aux plus fortes d'entre elles : il y a aussi le rêve du "visionnaire" (Le Visionnaire, 1934).

Mais le passionné comme le rêveur aboutissent à l'échec : au meurtre, à la folie. lls ont raison de rejeter et de chercher : ils ont tort de situer l'ailleurs dans le domaine des choses terrestres ou dans les fantômes de la fiction. Ce n'est pas au désir sensuel ou à la fièvre de l'esprit que l'ailleurs se découvre, mais à la sagesse de l'âme. 

Green n'a cessé de lutter contre la fascination de la sensualité : la tentation charnelle a toujours été, chez lui, le symbole de la chute. Et il exorcise maintenant la tentation du rêve, la libération par le fantastique qui l'a longtemps retenu. Au passionné et au rêveur, M. Edme enseigne dans "Minuit" (1936) que la seule libération est la méditation spirituelle. Et l'échec de Fabien (Si j'étais vous) atteste cette double condamnation de la sensualité et de la magie : il a voulu sortir de sa condition d'homme, être un autre que lui-même en se confiant à un artifice diabolique qui n'est peut-être qu'un rêve, et auquel la tentation de la chair a frayé le chemin. Mais on ne s'évade pas du monde par la rêverie, et la frénésie des sens scelle sur nous les portes qu'elle croit ébranler. Le salut est dans la communication de l'âme avec l'invisible - la prière, la foi.

Pour avoir su incarner la gravité du témoignage métaphysique dans un univers puissant et personnel, I'œuvre de Green m'apparaît comme l'une des plus valables de l'entre-deux-guerres. On oublie vite en la lisant l'odeur de vieux livres qu'elle exhale parfois (et qui d'ailleurs a son charme). Quel sera son avenir? Elle semble prête à rejeter ce qui a fait sa force : l'angoisse de l'incertitude, la fascination de la sensualité, la magie du fantastique. La conversion religieuse tend à remplacer l'angoisse par la sérénité, l'appel de la chair par l'appel de la prière, la rêverie, "promenade préférée du Diable", par la méditation. Les dernières œuvres - "Varouna" (1940) et surtout "Si j'étais vous" (1947) - ont perdu ce rayonnement, cette tension anxieuse, cette sorte de frénésie paralysés qui faisait le prix des premières. On peut se demander s'il n'y a pas quelque contradiction entre le génie romanesque de Julien Green et sa nouvelle position spirituelle. Le dernier roman, "Moïra" (1950), est une réussite : mais, s'il réaffirme le génie de l'auteur, c'est qu'il reprend le thème de la tentation, comme le fait aussi "Le Malfaiteur", commencé dès 1937, achevé en 1955, sans parvenir pourtant à retrouver toute la puissance visionnaire de jadis..." (Gaëtan Picon, Panorama de la Nouvelle Littérature français, NRF, Gallimard)


Julien Green (1900-1998)

"Certaines heures semblent impossible à vivre", et ce sont pourtant ces heures-là qui peuvent se multiplier dans l'existence, écrit Julien Green dans "Adrienne Mesurat". 

D'origine américaine, Julien Green, élevé dans une atmosphère protestante et puritaine, connaît principalement la bonne bourgeoisie et les excellentes familles de province. Mais, ainsi que Mauriac, Green pense qu'au bout du compte seul le spirituel peut donner sens à l'apparent chaos de ce monde. Ses personnages, largement autobiographiques, sont tourmentés par un désir sexuel mal refoulé et se retrouvent ainsi en permanence guettés par la folie, la dégradation, le suicide. Tous, épris d'absolu et de pureté, se brisent contre les écueils de la morne et impitoyable réalité. Son "Journal" (1928-1972) offre le témoignage parfois insoutenable de ses crises de conscience et révèle à quel point son auteur sait traquer sans aucun compromis les pires desseins de son âme. Dans ses trois premiers romans, "Mont-Cinère" (1926), "Adrienne Mesurat" (1927), "Léviathan" (19129), Green met en scène la passion toujours coupable du désir de la chair, le plaisir toujours sanctionné, la perte tragédifiée de la pureté. Dans ses romans suivants, "L'Autre Sommeil" (1931), "Epaves" (1932), "Le Visionnaire" (1934), il s'adonne à une analyse psychologique plus intimiste, mais l'angoisse d'âmes brisées par une misère morale livrée le plus souvent à une sexualité envahissante, ne cesse d'être présente. "Moïra" (1950) est sans doute son chef d'oeuvre, il y développe en les approfondissant jusqu'au vertige de l'anéantissement, le thème de la souillure et de l'obsession du Mal. Suivent "Le Malfaiteur" (1956), "Chaque homme dans sa nuit" (1960), "L'Autre" (1971)..

 

"Le Voyageur sur la terre" (1924)

Ecrite en 1924, publiée en 1926, cette nouvelle de jeunesse annonce les thèmes dominants de l`œuvre de Julien Green (né en 1900). Selon un procédé original, "Le Voyageur sur la terre" se compose de quatre récits qui sont autant de versions différentes de l'évènement qui constitue le centre de l`intrigue : la mort mystérieuse de Daniel O'Donavan, un jeune étudiant dont le corps fut retiré d'un fleuve, aux alentours de la ville de Fairfax, dans le sud des Etats-Unis. Au récit de Daniel O`Donavan lui-même. interrompu par sa disparition, s'ajoutent ceux de ses proches. ll semble, à la lecture de ces témoignages, que le jeune Daniel ait mis fin à ses jours dans un acte de folie. Le manuscrit de l'étudiant révèle en effet qu`il était l`objet d'hallucinations qui lui faisaient croire à l`existence d`un compagnon nommé Paul. Paul l`aurait alors incité à se tuer pour qu`il puisse trouver le salut dans la mort. L'intérêt de l`histoire vient du fait que le lecteur n`est averti de la folie de Daniel qu`à la lecture des autres relations car rien ne lui permet de supposer, de prime abord, que Paul n`existe que dans l'imagination du premier narrateur...

 

"Adrienne Mesurat" (1927)

Green décrit ici avec habileté l'éclosion d'une psychose, de ses signes annonciateurs au délire et au crime qui s'ensuivent. - "A vingt-sept ans, avec ce roman devenu un classique, Julien Green installait aux côtés d’Eugénie Grandet et d’Emma Bovary une autre inoubliable figure de femme au destin silencieusement écrasé dans l’étouffante médiocrité de la province. Jeune et belle, Adrienne Mesurat s’étiole entre un père tyrannique et borné et une sœur plus âgée, aigrie et malade. Il suffit d’un homme croisé, d’un regard un instant saisi, pour rendre à jamais insupportable cette existence sans espoir… Du chemin qui l’emmène alors vers la tragédie la plus sombre, seul le romancier de Léviathan et de Si j’étais vous… connaît tous les détours. Il nous y conduit insensiblement, dans un récit envoûtant et comme immobile, où dès la première page, pourtant, nous pressentons et attendons l’inéluctable." (Livre de poche)

 

"En été, deux fois par semaine, Adrienne allait au jardin cueillir des fleurs sous les yeux attentifs de son père, qui l'observait du perron, et de sa soeur étendue sur son canapé. Elle suivait les plates-bandes bordées de briques, s'arrêtait par moments pour arracher ces petites herbes qui donnent une goutte de lait lorsqu'on les plie, et faisait grincer son sécateur d'un air menaçant devant les fleurs que le soleil avait brûlées. Cette inspection terminée, elle coupait cinq ou six tiges de géraniums rouges, les seules plantes qui consentissent à pousser dans cette terre avare, et elle rentrait à la villa pour les disposer dans des vases. Le reste du temps, sa tâche se réduisait à parcourir la maison, après que la servante y avait promené son balai et son plumeau, et à s'assurer que tout était en ordre. Autrefois elle s'acquittait de ces petits devoirs assez volontiers, car ils diminuaient les heures d'ennui qui s'écoulaient entre les repas, mais à présent ils lui semblaient fastidieux. Elle eût préféré ne rien faire et s'abandonner au cours de ses rêveries, avec le plaisir de se laisser aller mollement à toutes les pensées qui pouvaient lui traverser l'esprit. 

Parfois elle s'asseyait dans un grand fauteuil, au salon, et la tête tournée vers la fenêtre, les mains croisées sur ses genoux, elle restait ainsi une heure et comme absorbée par quelque chose qu'elle voyait dans le ciel. Elle jouissait de cette inaction et, la chaleur aidant, glissait dans un état voisin de la torpeur où tout se brouillait dans sa tête en une confusion agréable.

Pourtant ce n'était pas un penchant naturel de son caractère. Bien au contraire, elle était active, mais cette espèce de jeu qui consistait à ne plus conduire sa pensée et à la laisser librement s'enrouler et se dérouler autour d'un souvenir ou d'un projet lui semblait utile, parce qu'il l'empêchait de tomber dans la tristesse et lui permettait d'attendre la fin de la journée sans trop souffrir.

Le moindre bruit dans la rue la faisait revenir à elle et l'attirait aussitôt à la fenêtre. lnstinctivement elle tournait les yeux à gauche, vers le pavillon blanc dont on rapprochait les volets dès huit heures du matin et qui ne se rouvraient qu'à six heures du soir, quand l'air se rafraîchissait un peu. 

Ce moment, Adrienne le connaissait bien; elle en guettait l'approche avec une inquiétude dont elle n'aurait su dire si c'était pour elle un plaisir ou une souffrance. Elle n'osait pas encore se promener dans la rue du Président-Carnot de peur d'être vue, ou peut-être de voir la personne qu'elle mourait d'envie de voir, mais à partir de cinq heures et demie elle ne tenait plus en place et à six heures moins le quart montait doucement à la chambre du deuxième où Germaine ne venait pas avant la nuit, et se postait à la fenêtre.

Elle s'asseyait sur le rebord, dans l'embrasure et, pour mieux voir, d'une main agrippait le rideau, de l'autre s'appuyait contre la gouttière, le corps penché au-dessus du jardin.

Elle attendait ainsi de longues minutes, revenant un peu en arrière lorsqu'elle était fatiguée ou lorsqu'elle craignait que Germaine qui se promenait autour des pelouses ne relevât la tête et ne l'aperçût.

Dans le silence de ces fins d'après-midi, les bruits les plus légers parvenaient à son oreille. Elle entendait son père, assis sur le perron dans un fauteuil d'osier qui craquait, plier et déplier les grandes feuilles épaisses du Tamps; et les cailloux crissant sous les pas réguliers de sa sœur dans l'allée. Ces sons l'énervaient; ils lui rappelaient l'ennui de sa vie quotidienne et semblaient des voix malicieuses lui disant qu'elle n'échapperait jamais à cette espèce de cercle enchanté que traçaient autour d'elle Germaine et M. Mesurat. Elle se fût volontiers bouché les oreilles, mais elle attendait un autre son, plus faible parce qu'il était plus éloigné, et qui viendrait du bout de la rue. 

Quelquefois, n'en pouvant plus de regarder et d'écouter, il lui prenait une envie soudaine de pousser des cris. Un malaise s'emparait d'elle dans les dernières secondes de cette attente.

Il lui semblait que le ciel devenait tout noir et que le toit d'ardoises du pavillon se détachait en blanc sur ce fond tout à coup obscurci. Elle se demandait si elle allait pouvoir rester, si elle ne devrait pas aller s'asseoir à l'instant même dont elle désirait tant la venue, mais c'était toujours au moment où elle se sentait le plus faible que l'horloge de la salle à manger sonnait six heures. Quelques secondes passaient. Puis elle entendait le bruit de volets qu'on repousse et qui frappent le mur l'un après l'autre. Elle voyait alors une femme assez âgée, une domestique sans doute, s'accouder un instant à la barre d'appui d'une fenêtre, au deuxième étage du pavillon, et regarder d'un côté de la rue à l'autre. 

Lorsque cette femme se retirait, Adrienne, qui avait rentré la tête pour n'être pas vue, reprenait sa position le poing sur la gouttière. C'est à ce moment qu'elle distinguait le tapis cramoisi et la surface polie d'un meuble chargé de papiers. Le sang montait à son visage et bourdonnait dans ses oreilles. Tout le poids de son corps se portait sur son poignet. Elle avait l'impression singulière qu'elle était sur le point de s'élancer dans le vide, vers cette pièce qui lui paraissait si près tout à coup. Elle se redressait enfin, le poignet meurtri, et, revenant dans la chambre, elle se laissait retomber tout étourdie dans un fauteuil.

Un jour, comme elle fermait la porte et s'apprêtait à redescendre l'escalier, elle croisa sa sœur qui montait. Germaine la regarda d'un air méfiant et curieux.

- Que faisais-tu là-haut? demanda-t-elle.

Adrienne devint pourpre.

-- Rien, dit-elle.

Et elle demanda stupidement:

- Et toi, pourquoi montes-tu ?

- Moi? fit Germaine de la voix douce d'une personne satisfaite d'avance de ce qu'elle va répondre, moi, je monte à ma chambre pour m'y reposer.

Elle gravit encore deux marches et se tint tout près d'Adrienne. La jeune fille sentit son souffle sur la figure et recula un peu. Il y eut un instant de silence pendant lequel les deux femmes se regardèrent, puis Adrienne leva brusquement les épaules et, passant devant sa sœur, elle descendit d'un pas rapide.

Elle gagna sa chambre dont elle referma la porte avec violence. Une colère subite la fit frapper du pied et, tout d'un coup, elle se jeta sur son lit, cachant son visage brûlant dans l'oreiller. Elle avait honte. Avoir été surprise par Germaine, par cette vieille fille que sa maladie prédisposait à la malveillance I Elle se redressa sur un coude et, du poing, elle martela l'oreiller en répétant à mi-voix, d'un ton furieux: "Idiote ! Idiote !".

Pour la première fois, elle se demanda ce que penseraient d'elle sa sœur et son père s'il leur était donné de voir en son cœur. Elle haussa les épaules.

"Qu'est-ce que ça fait!" murmura-t-elle après avoir réfléchi un instant. Et elle se sentait supérieure à ces deux personnes, comme si, dans l'espace d'une seconde, elle se fût rendu compte de tout ce qu'il y avait de futile et de vain dans leur existence, de tout ce qu'il y avait de nouveau et d'important dans la sienne.

Ce soir-là, comme il arrivait souvent, elle dîna tête à tête avec M. Mesurat, Germaine n'étant pas assez bien pour descendre. Adrienne s'en félicita. Elle ne voulait pas revoir sa sœur si peu de temps après avoir rougi devant elle; elle craignait de plus que par malice la vieille fille ne l'interrogeât pendant le dîner sur ce qu'elle faisait cet après-midi au deuxième étage et dans une chambre qui n'était pas la sienne. 

Et elle s'imaginait l'étonnement de son père, et les questions dont il l'accablerait. "À six heures, là-haut ! Mais, à cette heure-là tu lis dans ta chambre? Qu'est-ce qui t'a pris? "

Comme s'il y avait une religion qui l'obligeât à se tenir à telle heure en tel endroit et à telle heure en cet autre. Elle se sentit soulevée de fureur et d'impatience à cette idée.

Sans doute, la difficulté n'était remise qu'à demain. Mais demain, quelle heure délicieuse l'en séparait ! À peine son père se fut-il installé dans un fauteuil, qu'elle était dehors. Le plaisir la faisait trembler. Elle enfonça ses ongles dans le fichu qui lui couvrait les épaules et courut légèrement jusqu'au coin de la rue du Président-Carnot.

Il faisait assez clair pour qu'elle vît le pavillon dans tous ses détails. Tous les jours, maintenant, il prenait clans son esprit un sens plus net. Elle l'avait considéré d'abord avec une curiosité inquiète, elle courait maintenant vers lui comme vers un refuge.

Était-elle folle ? Quelle joie trouvait-elle à contempler cette maison banale ? Si encore la personne qui l'habitait avait pu lui venir en aide, mais cette personne ne la connaissait pas. Et puis qu'est-ce que cela voulait dire: venir en aide? Venir en aide contre qui ?

Elle prit sa tête clans ses mains, étourdie par ces pensées qui s'agitaient en elle subitement, et elle s'en voulut de gâter ainsi son plaisir en faisant des réflexions stupides, devant cette maison, là où elle avait désiré d'être depuis l'instant où elle s'était levée. Pourquoi n'était-elle pas heureuse? Qu'avait-elle donc? Des larmes montaient à ses yeux. Tout à coup, elle se sentit dominée, appelée par quelque chose qu'elle ne connaissait pas. Elle traversa la rue en courant et vint coller ses lèvres au mur du pavillon...."

 

Dans une petite ville de province, Adrienne vit donc aux côtés d`un père tyrannique et d'une sœur malade. Maintenue par son père dans les limites de la maison familiale, elle peuple ses journées monotones de rêves d°évasion. Comme bien de ces personnes que la solitude et l'oisiveté ont rendues superstitieuses, elle attend le miracle d`un être qui viendrait la délivrer de sa famille, de l`ennui et surtout d`elle-même.

Ses espoirs semblent se réaliser lorsque survient Mme Legras. une voisine. et surtout le docteur Maurecourt. dont elle s`éprend sur un simple regard, lors d`une rencontre fortuite.

Mais Mme Legras ne lui offrira qu`une intimité douteuse qui suscite chez Adrienne un mélange d`attirance et de répulsion. Quant au docteur Maurecourt, il est un songe d`amour que la réalité viendra briser assez tôt. 

Entre-temps, Germaine, la sœur d'Adrienne, a accompli ce qu`elle-même n`a jamais osé : elle s`enfuit de la maison et laisse Adrienne seule avec son père. Ce même jour, suite à une scène orageuse où le père Mesurat accuse Adrienne d'avoir aidé la fuite de Germaine et menace de l'enfermer, la jeune fille pousse le vieillard dans l'escalier, où il meurt. L'enquête ayant conclu à un accident. Adrienne n'est pas inquiétée.

Seule entre les murs qui ont abrité son crime, elle commence à envisager sa nouvelle vie.

Mais la liberté dont elle avait si souvent rêvé lui devient insupportable. Elle décide de quitter les lieux et commence une longue errance qui la mène à une ville des environs, laide et hostile. Là, elle tombe malade puis revient chez elle, plus désespérée encore. Dès son retour, elle reçoit la visite de Mme Legras qui lui fait comprendre, par allusions, qu'elle a été témoin

de son crime. Les soupçons grandissent autour d'Adrienne et augmentent son isolement. Au cours d'une entrevue, Maurecourt, dernier espoir d'Adrienne, lui refuse son amour. Sous le choc, Adrienne sombre dans la folie...

 

"Elle rouvrit les yeux dans sa chambre et entendit au même instant des pas qui s'éloignaient d'elle et une porte qui se refermait, puis derrière la porte un bruit de voix. Le silence se rétablit presque aussitôt. Elle était couchée tout habillée sur son lit. Des moucherons voletaient autour de la lampe en chantant de leur voix minuscule. Il faisait chaud. Elle poussa un profond soupir et, se soulevant un peu sur son avant-bras, elle s'accouda sur le bord du lit et regarda autour d'elle. Ses yeux s'arrêtèrent sur l'armoire à glace que son père lui avait donnée pour ses seize ans. Il y avait quelque chose de si ridicule et de si cruel dans ce souvenir qu'elle ne put retenir un gémissement de dégoût. Elle vit dans le miroir qu'elle était dépeignée et que ses cheveux se déroulaient sur ses épaules et, bien qu'elle ressentît une espèce de choc de ce désordre, elle ne songea pas à y remédier et continua à se regarder. Ses joues étaient blanches, et il y avait dans son visage un air morne qu'elle ne se connaissait pas. Sa bouche était entrouverte. Elle se trouva vieillie tout d'un coup mais ne détourna pas les yeux.

Y avait-il un changement dans ses traits?  Elle s'aperçut que la lampe dessinait des ombres sous ses paupières. Cela lui donnait une expression déplaisante. «Je ressemble à une morte", pensa-t-elle. Bientôt, à force de se fixer dans la glace, elle crut apercevoir une ligne sombre qui tremblait autour de sa tête, puis sa figure et ses épaules parurent se dédoubler et une seconde image d'elle hésita un instant et monta lentement au-dessus de la première. Il lui sembla que quelque chose tirait ses yeux, mais elle ne parvenait pas à les fermer. Elle contempla ces deux personnes qui dansaient devant ses prunelles et se tenaient pourtant immobiles.

Toute pensée s'arrêtait dans son esprit. Brusquement elle retomba sur son oreiller, comme si elle eût reçu un coup sur la tête. Elle dormit.

Il faisait grand jour lorsqu'elle s'éveilla, mais elle eut de la peine à se lever et demeura quelques minutes au lit. Dans une demi-heure, elle serait en bas comme d'habitude. Elle entendrait son père lire les en-têtes du journal, elle verrait sa sœur examiner le fond de sa tasse et l'essuyer du bout de sa serviette, comme elle faisait toujours avant d'y verser son café. Et la vie continuerait comme à l'ordinaire, malgré cette horrible scène d'hier soir, alors que tout en elle lui semblait changé.

Et en effet, lorsqu'elle descendit à la salle à manger, elle vit M. Mesurat qui tenait à bout de bras son journal déplié. Comme la journée s'annonçait torride, il avait enlevé sa veste d'alpaga noir et l'avait posée sur le dos d'une chaise. Dans son visage sanguin, l'attention creusait de petites rides autour de ses yeux et de son nez, car il était presbyte et ne lisait qu'avec des grimaces. Il aperçut Adrienne qui rentrait et lui lança un regard du coin de l'œil.

 - Bonjour, fit-il jovialement.

- Bonjour, Adrienne, dit à son tour Germaine qui remuait son sucre dans sa tasse.

- Bonjour, répondit-elle. 

 Elle s'assit. C'était bien cela, rien n'était changé. Elle considéra la nappe à carreaux rouges et les tasses en porcelaine avec une sorte d'étonnement. Elle vit dans la panse de la cafetière de métal son  visage déformé, étiré d'une façon qui l'amusait tant  lorsqu'elle était petite fille. Elle réfléchit une seconde, versa son café, et, comme si elle cédait à la force d'un enchantement, elle entendit sa propre voix qui demandait ce matin-là aussi bien que tous les autres: 

- Quelle température aujourd'hui, papa?

 Alors il y eut un court silence, le temps de chercher la réponse à cette question dans le haut de la troisième page du journal, et, derrière les grandes  feuilles qui sentaient l'encre, la voix de son père annonça:

 - Probabilités pour la journée du 17 : en hausse légère, vingt-six degrés.

Elle se sentit vaincue. Furtivement, elle leva les yeux et vit Germaine qui échangeait un regard avec M. Mesurat. Cette félicitation muette qu'ils s'adressaient l'un à l'autre lui fit horreur, et elle détourna la tête. Dehors le ciel était blanc, empli d'une vaste et puissante lumière que la vue supportait à peine...."

 

"Léviathan" (1928)

Un homme mal marié rencontre et suit une jeune femme, Angèle, sortant d'une blanchisserie,  il en tombe amoureux, elle n'est pas ce qu'il pense qu'elle est. C'est un véritable cauchemar d'amour qui s'enclenche. L'action se déroule dans la province française et oppose plusieurs protagonistes dont les destinées finiront par se mêler autour d'une intrigue de nature criminelle. À la suite de sérieuses difficultés financières, Guéret abandonne la vie parisienne et trouve un poste de précepteur auprès de la famille Grosgeorge, famille de notables, dans la petite ville de Lorges. C'est là qu'il fera la connaissance la jeune Angèle dont les faveurs sont bien connues des messieurs de la ville. Angèle vit sous la protection de Mme Londe, sorte de limonadière vivandière qui tient un cercle d'hommes subjugués sous sa coupe, comme un échantillonnage de toutes les lâchetés humaines. Obsédée par la curiosité, Mme Londe force la jeune fille à lui livrer le détail de ses rencontres singulières. 

 

"... Elle avait honte de lui, et c'était pour cela qu'elle lui donnait rendez,-vous après le coucher du soleil, ou alors, comme la dernière fois, dans un endroit désert, près du fleuve. Il paraissait si grand et si mal bâti, dans son pardessus trop large, et sa figure longue et triste n'aurait pas manqué de prêter à rire à des personnes un peu moqueuses. Certes, on eût pu s'étonner qu'une fille comme Angèle se montrât si difficile; il n'y avait qu'à jeter un coup d'oeil dans le restaurant Londe, un soir que les clients y étaient au complet, pour voir que les messieurs à qui elle accordait sa bienveillance n'étaient ni plus agréables de visage, ni mieux faits que l'homme à l'égard de qui elle se montrait si sévère. Mais ces corps disgracieux, ces figures que la sottise marquait de son signe lui étaient indifférents. Les clients de sa tante étaient ainsi depuis toujours, lui semblait-il, et il était presque inconcevable qu'il en fût autrement; cela faisait partie de sa vie au même titre que les pierres des maisons qu'elle voyait chaque jour, les berges de la Sommeillante et les petits platanes de la promenade. Il n'en était pas de même de Guéret qui représentait à ses yeux, supposé qu'elle s'en rendit compte, l'élément du hasard.- Aussi lui en voulait-elle secrètement de ne pas être beau; elle était humiliée de ce qu'il n'était pas plus jeune, plus riche, de ce qu'il avait de grosses mains, des manchettes un peu sales, et l'air peureux. Ne méritait-elle que cela? Avec quelle joie elle se fût lancée dans une aventure romanesque avec un garçon de son âge, aux manières délurées, au visage plaisant! Au lieu de quoi... Le sort se moquait d'elle, vraiment.

Et, malgré tout, elle se sentait obligée de revoir cet homme, si peu de satisfaction qu'elle en éprouvât, de même qu'un joueur se refuse a abandonner une partie commencée, et la continue, même s'il n'y trouve que de l'ennui, par souci de voir comment elle va finir. N'était-elle pas allée trop loin pour reculer, à présent?

Elle ne pouvait pas dire à cet homme qu'elle ne voulait plus lui parler, après lui avoir, d'elle-même, donné rendez-vous. C'est ainsi qu'avec un mélange de fausse logique et de caprice, elle inventait des raisons de le revoir. Guéret apparaissait à un moment où bien des choses autour d'elle ne lui inspiraient plus que de l'éloignement; car l'habitude ne parvenait pas à lui faire accepter de bon cœur l'ordre imposé à son existence : son travail à la blanchisserie, les sorties avec les clients de sa tante, et les visites clandestines à des messieurs de la ville. A certaines heures de solitude, la nuit, lorsqu'il faisait trop chaud pour dormir, le jour, si elle était trop lasse pour se promener, elle entrevoyait son avenir comme une longue succession de semaines, semblables les unes aux autres, ou variées simplement par les maladies et les infortunes. Et, portée qu'elle était à considérer les événements sous leur aspect le plus sombre, elle se posait cent questions qui demeuraient sans réponse. Où irait-elle si sa tante venait à mourir, si la clientèle du restaurant, ignoble source de richesse, était dispersée? Que ferait-elle si, comme cela était arrivé à Mme Pellatane, la bouchère, une attaque d'érésipèle la défigurait? Pour la bouchère, cela n'avait qu'une importance relative, mais pour elle, grands dieux! C'était son gagne-pain sérieusement compromis.

Or voici qu'un homme, un inconnu, venait à elle. Non pas un homme comme les autres, comme les grossiers habitués du restaurant Londe qui la désiraient, la payaient et ne pensaient plus à elle, mais un amoureux, oui, un homme qui la respectait, l'imbécile, qui lui offrait une petite bague ainsi qu'à une fiancée et ne lui parlait même pas d'argent. A force de réfléchir à ces choses, un sentiment étrange se glissait dans son cœur. Elle ne l'aimait pas, le pauvre Guéret, puisqu'il n'était ni beau, ni jeune, ni riche.

Pourtant elle voulait le voir. Ainsi, en ce moment, dans cette église, il lui manquait. Elle aurait voulu être avec lui, sur une route, à l'entendre parler de sa voix basse et un peu sourde, une voix où il y avait par instants quelque chose de sauvage. Devant lui, elle se sentait belle, puissante et heureuse, elle, si petite devant cet homme grand et fort qui n'en courbait pas moins la tête sous son regard.

Pour la traiter ainsi, il fallait qu'il ne sût rien de sa condition véritable et qu'il la prit pour une personne moins facile qu'elle n'était en réalité. Cela tenait à ce qu'elle ne se montrait pas comme ces femmes à cheveux trop jaunes qu'on voyait se promener sur le boulevard de la Preste, entre onze heures et minuit; elle ne se fardait pas, ne courait pas après le monde; et puis, quel rapport avait-il entre ces affreuses créatures et elle? Les plus mauvaises langues de Chanteilles se fussent gardées de la confondre avec ces malheureuses. Elle avait l'air réservée, timide. C'était ce qui avait trompé Guéret, sans aucun doute. Mais s'il apprenait, un jour, qu'elle se faisait payer, comme les dames de Chanteilles, que dirait-il? ..."

 

Guéret s`éprend d'Angèle, qui lui résiste, cède un peu, puis se rétracte devant cet amant différent mais dont la passion servile suscite chez elle un mélange de crainte et de mépris. Une dispute éclate entre Angèle et Guéret lorsque ce dernier apprend le comportement vénal de celle qu'il désire. 

Jaloux, excédé par un nouveau refus, Guéret frappe Angèle sur le corps et au visage avant de prendre la fuite. Mais ce geste qui aurait pu coûter la vie à Angèle ne fait qu'attiser la rage de Guéret : quelques minutes plus tard, il tue un passant qu'un hasard malheureux a mis sur son chemin. 

Emue par l'annonce du crime et de l'agression d'Angèle, la ville entière s'interroge sur l`identité de l'assassin. Les soupçons tombent sur Guéret que l'on a vu, la nuit des faits, en compagnie d'Angèle et qui depuis lors se tient caché. Angèle, défigurée, refuse pourtant de trahir Guéret malgré l`insistance de Mme Londe. Pour Mme Grosgeorge, qui connaît bien la personnalité de son précepteur, il ne fait qu'aucun doute que Guéret est l`auteur du crime. Traqué, Guéret se rend chez elle pour lui demander l'argent dont il a besoin assurer sa fuite. Mme Grosgeorge accepte et propose même de cacher Gueret pour une nuit. Mais la générosité de Mme Grosgeorge n'est qu'apparente : une passion inavouée l'attache à Guéret dont elle veut attirer les faveurs. Lorsqu`elle comprend que Gueret cherche à entraîner Angèle dans sa fuite et que son argent ne sert qu`à protéger une union qui l'exclut, elle livre Guéret à la police et tente de se tuer. De son côté, Angèle, isolée du monde par ses blessures, se laisse emporter par la mort. 

Le crime de Guéret a ainsi mis à jour les ressorts cachés de la psychologie de personnages placés dans une situation extrême qui les contraint à révéler le fond de leur nature et surtout l'aveu d'existences qui ont entrevu le gouffre de l'ennui. Ainsi, ce n`est pas seulement la jalousie qui pousse Guéret à frapper Angèle mais l'illusion que ce geste le libérera d'une existence monotone dont il se sait prisonnier; et ce qui pousse Angèle vers Guéret, malgré son dégoût, ce n'est pas l''intérêt mais le vague espoir qu'un être vienne la délivrer de la solitude et lui fasse connaître l'amour....

 

"L'autre sommeil" (1930)

Après "Mont-Cinère", "Adrienne Mesurat" et "Léviathan", trois romans marqués par une vision tragique de l'existence et de son impossible délivrance, "L'Autre Sommeil" est le récit d'une libération accomplie qui, même si elle ne parvient pas encore à la pleine acceptation de soi, contient les prémices de la réconciliation et les accents de la sérénité.

Denis, le narrateur de "L'autre Sommeil", grandit au sein d'une famille désunie, en compagnie de son cousin Claude. La froideur de Claude, son tempérament fier et dominateur exercent sur Denis une fascination, mêlée de crainte, qui le marque profondément. La mort du père de Denis éloigne encore l'adolescent de sa famille et lui permet de goûter dans la solitude les premières joies de la liberté. Cette disparition est aussitôt suivie du départ de Claude, appelé à effectuer son service militaire. Après une période de désarroi, Denis cesse bientôt de penser à son cousin et s'étonne de sa propre légèreté.  

Les années qui suivent sont celles de l'éveil de la sensualité chez un adolescent qui avait vécu jusque-là dans l'illusion de la pureté; Denis découvre ses désirs, découverte tout intérieure cependant, faite de songes, de visions fulgurantes de la beauté croisée au hasard des promenades, mais qu'aucune expérience ne vient compléter. Un jour pourtant, Denis rencontre Rémy qui lui présente Andrée, sa maîtresse, dont Denis croit s'éprendre. L'adolescent comprend toutefois que l'insistance de Rémy à le rapprocher d'Andrée, le plaisir qu'il prend à lui raconter leurs rencontres amoureuses dissimulent une incitation qui l'émeut davantage que la beauté froide d'Andrée. Bien qu'il lui répugne, c`est bien vers Rémy que vont les préférences de Denis. Instruit sur la nature de son désir, Denis a le sentiment de connaître enfin sa vraie nature. Le retour de Claude en sera la confirmation. 

Au cours d'une promenade sur les lieux de l'enfance, Denis brûle de faire à Claude l'aveu de son amour, mais il n'y parvient pas. La douleur du secret, toutefois, n'altère pas l'apaisement de celui qui, après des années d'aveuglement sur soi, a enfin atteint la lumière. La libération de Denis n`est donc pas seulement celle de la sensualité : et son acceptation du désir se double d'une acceptation de la mort. Si le décès de ses parents n'affecte pas l'adolescent, si, par révolte, il en refuse le poids de tristesse, une autre confrontation avec la mort, plus intense et plus vraie s'impose à lui, à mesure qu'il libère son désir : l'élan vers la vie s`accompagne dans tout son être d'une sensibilité accrue à la précarité de l'existence. 

 

"... La maison où nous passions les grandes vacances dominait la vallée de la Seine. Des rideaux d'arbres dérobaient en partie le fleuve à notre vue, mais il suffisait de trois minutes de marche pour atteindre une clairière d'où le regard embrassait d'un coup le vaste paysage. Je connaissais bien cet endroit. A peine les malles déballées, les volets repoussés contre le mur, j'y étais déjà, le cœur battant d'avoir couru si fort. La joie m'étreignait la poitrine. Tant de lumière m'obligeait à fermer les yeux et sous mes paupières je la voyais encore. Je m'étendais sur l'herbe comme si le ciel m'écrasait. La tête encore pleine des rumeurs de Passy, j'avais l'impression que le silence roulait sur moi ainsi qu'une onde. Cette heure était la plus délicieuse de tout l'été. Elle me guérissait de ma tristesse; j'oubliais l'ennui des classes, la mélancolie de mon père et notre sombre appartement où tout semblait pencher vers la tombe. Quelques semaines plus tôt, comme je rêvais sur je ne sais quel barbare problème, à la seule pensée des fleurs qu'on trouve dans les herbages et des cris d'oiseaux au cœur des arbres, de grosses larmes de chagrin roulaient sur mon cahier d'arithmétique.

Et maintenant, j'avais ces fleurs sous mes mains et contre mon visage, et les oiseaux volaient au-dessus de moi en poussant des cris. J'éprouvais alors à quel degré de violence peut atteindre le seul plaisir d'exister.

Les surprises ne cessaient pas pour le regard qui voulait suivre, de l'endroit où je me tenais, le parcours indolent de la Seine. En aval de Chanteloup les grandes courbes qu'elle décrit s'interrompent brusquement, ici et là, comme si quelque abîme avait englouti le fleuve.

Mais l'œil étonné retrouve un peu plus loin ce qu'un bois lui dissimulait. Il va ainsi, de bond en bond, perdant et redécouvrant la ligne plus ténue mais toujours brillante qui paraît le fuir. Je me livrais à ce jeu avec ravissement. Debout et les bras étendus, il m'arrivait de jeter au vent des appels dont la strideur imitait les chants éperdus des oiseaux. Le soleil, l'espace me donnaient le vertige. Je me laissais rouler sur la pente de la clairière en criant; je riais sans cause. Ces transports me libéraient d'un excès de bonheur.

A la maison, les pièces, où le soleil n'avait pas pénétré depuis des mois, exhalaient une odeur de moisi dont je raffolais, parce qu'elle était comme une émanation des vacances et de la campagne; je la cherchais, à mesure que l'air frais la dissipait, je la flairais partout; certains canapés de peluche la gardaient pendant des semaines et j'appréhendais le moment où à force de la sentir je m'y habituerais.

La première nuit, je ne dormis pas. Il y avait trop de souvenirs d'étés passés pour dormir, trop de noms de routes et de bois que mes lèvres prononçaient tout à coup; il y avait aussi trop de bruits à reconnaître, le timbre oublié de la pendule et les aboiements longs et tristes qui se répondaient d'un jardin à l'autre, après des minutes de silence. Mon lit était poussé au fond d'une alcôve dont les portes s'ouvraient dans la chambre de Claude.

Par crainte de l'éveiller je demeurai immobile jusqu'à l'aube, mais dès que j'entendis les remorqueurs sur la Seine et le sifflet qui comptait les chalands, je m'échappai de mon réduit pour aller glisser un regard avide entre les fentes des volets. Comment faire pour attendre sept heures? Le soleil brillait déjà.

Un merle se promenait avec insolence dans l'allée du jardin, sûr de n'être pas dérangé. Les lauriers dégouttaient de rosée, l'herbe était luisante. La chambre s'emplissait de l'odeur que la terre et les arbres envoyaient jusqu'à moi. Alors, n'y tenant plus, j'essayai d'ouvrir les volets; je voulais tout cela, ce jardin, ces feuilles, cette vie; une envie furieuse me prenait de toucher, de respirer, mais depuis les vacances dernières un lourd bras de lierre avait poussé en travers de la fenêtre et je réussis seulement en ébranlant le volet à secouer les plis bruyants de ce rideau noir. Il me semblait que d'un coup de poing Claude eût vaincu cette résistance. Les choses lui obéissaient tout de suite, alors qu'elles paraissaient deviner mon impuissance...."

 

 "Moïra" (1950) 

"La pureté ne se trouve qu'en Paradis et en Enfer". Le drame d'un jeune puritain torturé par le problème de la chair dans petite ville universitaire du Sud des Etats-Unis, en 1920  - "A l'Université, un étudiant pur, ça existe ? Et à dix-neuf ans, qu'est-ce que c'est que la pureté ? Ne pas céder aux désirs du corps... Comment faire quand on a un tempérament de feu, un corps et un visage sur lesquels les autres se retournent et qu'autour de vous les autres étudiants ne pensent qu'à ça, l'amour sous toutes ses formes ? Joseph Day finit par succomber aux charmes de Moïra, l'allumeuse devenue en une seconde l'amoureuse de ce grand garçon qui va la tuer à l'aube de leur unique nuit d'amour. Était-ce bien elle qu'il voulait ainsi effacer de son coeur, ou bien Praileau, l'ami-ennemi, ou bien tout simplement l'homme qui en lui venait de scandaliser l'enfant... Drame éternel du garçon qui veut et ne veut pas subir sa condition humaine." (Livre de poche)

 

 (CHAPITRE XVIII)

"Cette nuit encore, il ne put s'endormir. Toute sa conversation avec David lui revenait sans cesse à l'esprit et il la reconstruisait telle qu'il aurait voulu qu'elle fût, car il rougissait de plusieurs phrases qui lui avaient échappé. Une fois de plus, il avait dit ce qu'il ne voulait pas dire. Ces paroles qui sortaient malgré lui de sa bouche le surprenaient toujours parce qu'elles exprimaient clairement des choses qui, jusque-là, se cachaient au fond de lui-même. Ainsi, il était vrai que jadis il avait désiré la sainteté, mais ce vœu, il ne le formulait pas, il ne se l'avouait pas; à peine savait-il que, dans d'obscures régions de son âme, de telles pensées le travaillaient. Et soudain, il disait cela. Ah, que ne pouvait-il rattraper ces paroles comme on déchire un papier sur lequel on a écrit des phrases ridicules!

De même ce qu'il avait dit de Moïra. Mais il fallait essayer de ne pas penser à Moïra. D'un côté, puis de l'autre, il se retournait dans son lit, les yeux grands ouverts. La pendule de la salle à manger sonna trois heures d'un timbre affairé et impatient; puis, très loin au fond de la nuit l'horloge de l'Université se fit entendre à son tour, paresseuse et comme endormie.

Jamais encore il n'avait entendu sonner trois heures du matin. Sa main chercha la petite lampe à son chevet et pressa le bouton. La chambre apparut alors, mais on eût dit qu'on venait de la tirer du sommeil, car tout prenait un air insolite, presque inquiétant. Accoudé sur son bras droit et la mâchoire dans le creux de la main, il promena autour de lui le regard soucieux de ses grands yeux sombres. Les pensées qu'on a dans l'obscurité ne sont pas les mêmes que celles qu'on a dans la lumière. Il savait qu'en éteignant, il redeviendrait la proie de Moïra.

"Elle n'est pourtant pas très belle." Vingt fois par jour, il se redisait cette phrase, car il sentait que sur ce point il avait raison, mais à quoi cela pouvait-il servir d'avoir raison si elle l'attirait malgré tout? Or, elle était affreusement attirante.

Au moment même où, le cœur gros de rage, il se courbait devant elle pour ramasser son chandail, il ne disposait déjà plus de sa liberté. Mais cela, il ne le comprenait que maintenant: à trois heures et quelques minutes, par ce froid matin de novembre, le soupçon l'effleurait qu'il était perdu, comme les autres. Son bras s'engourdissait; cependant, il ne bougea pas. Bien que rien n'eût changé autour de lui, il avait l'impression que les choses l'observaient, comme dans les contes fantastiques.

Tout à coup, il rejeta sa couverture et se leva. Puisqu'il ne pouvait pas dormir, il lirait.

Sur ses jambes nues, il sentit l'air glacial qui venait du jardin, et tout grelottant il alla abaisser la fenêtre. Par un geste instinctif, il prit sa Bible sur sa table de travail, mais l'y reposa aussitôt. Est-ce que dans les pages de ce livre il ne trouvait pas sa propre condamnation, écrite noir sur blanc, comme si lui seul était visé? Les textes surabondaient.

Il s'aperçut que ses dents claquaient et pendant quelques secondes regarda autour de lui, quand l'idée lui vint de jeter les yeux sur le Shakespeare que David lui avait donné. Traversant la pièce, il plongea la main dans la poche de son veston pour en tirer le petit volume, puis regagna son lit et se glissa avec un frisson sous ses couvertures où son corps retrouva la tiédeur délicieuse qu'il y avait laissée.

Un moment passa sans qu'il pût faire autre chose que de tenir le livre ouvert à la hauteur de son visage. Recroquevillé sur lui-même et les jambes entrelacées, il tremblait encore, mais peu à peu se réchauffa. Du bout des doigts, il tourna quelques pages et tomba sur le résumé d'Othello. Il le lut plusieurs fois, distraitement d'abord, puis s'appliquant à saisir le sens de cette histoire dont la fin, surtout, lui paraissait absurde et répugnante. Comment pouvait-il se faire qu'un homme tuât la femme qu'il aimait? On ne tuait que ses ennemis. Il est vrai que cela se passait dans un livre: c'était une histoire inventée, un mensonge. Et puis, ce noir  étouffant une Blanche avec un oreiller... Il ne comprenait pas que David crût nécessaire de lire de telles choses. La science du coeur humain, c'était donc cela? Le style, évidemment,

comptait. Tout le monde savait qu'il fallait avoir lu Shakespeare.

Ce qu'il éprouvait, lui, il ne le trouvait pas dans les livres, il ne le reconnaissait pas même dans les vers des poètes. Pourtant, le seul mot d'amour le remuait étrangement. Aimer Dieu, aimer le prochain étaient des expressions qui gardaient pour lui leur brûlante nouveauté, mais l'amour, c'était la tendresse et la joie, ce ne pouvait être la mort, le crime, les gestes terribles. Pourquoi fallait-il que dans l'amour des êtres il y eût le péché?

Tournant les pages en sens inverse, il arriva à la première sur laquelle s'inscrivaient les quelques mots tracés par David et il les regarda jusqu'à ce que sa vue se brouillât; les lettres vacillaient devant ses yeux: "Si votre coeur vous condamne, Dieu est plus grand que votre cœur". Doucement, il rapprocha le livre de son visage et colla ses lèvres sur la phrase du disciple aimé. Une soudaine affection le saisit, le souleva. Autant il était inquiet tout à l'heure, autant il se réjouissait en cette minute et, toute la passion dont il était capable, il la mit dans ce baiser. Ce fut comme si son âme et sa chair, enfin d'accord, se rejoignaient au point précis où se posait sa bouche. Sans même qu'il s'en rendît compte, le livre lui glissa des doigts, et il s'endormit...."