Anatole France (1844-1924), "Le Crime de Sylvestre Bonnard" (1881), "La Rôtisserie de la reine Pédauque" (1893), "Les opinions de M. Jérôme Coignard" (1893), "Monsieur Bergeret à Paris"  (1901), "Les Dieux ont soif" (1912) - ....

Last update : 12/11/2016


Au début des années 1880, Anatole France va créer un nouveau genre littéraire, les pensées, les jugements sur le monde, toute la mentalité typique de l'homme cultivé et savant, deviennent matière de roman, se mêlant aux faits de la vie quotidienne qu'ils colorent d'une façon toute particulière. D'où le style caractéristique d'Anatole France, un romancier au style raffiné et léger, aux agréables digressions, aux subtiles et plaisantes allusions, avec la précision réaliste d`un disciple de Flaubert et d'un contemporain de Maupassant ....

C'est ainsi que "Le Crime de Silvestre Bonnard", en 1881, mit Anatole France, écrit Gustave Lanson (1897), au premier rang de nos romanciers, et. donna au grand public la claire impression de sa forte originalité. C'était la première fois, je pense, qu'un membre de l'Institut devenait héros de roman, et qu'une fantaisie d'auteur logeait la poésie au fond d'une âme vouée à l'austère érudition, dans un décor poudreux de bibliothèque, parmi des propos d'archiviste paléographe. Rien de plus significatif, pourtant, et de plus vrai que cette fantaisie. Ce naïf Bonnard, lecteur de catalogues, quêteur de raretés bibliographiques, déchiffreur de diplômes, c'est, le vivant symbole de la vie contemporaine, toute vouée aux examens critiques ou aux enquêtes scientifiques. La poésie n'y est pas moins ; mais il faut creuser plus profondément pour la découvrir; il faut mettre au jour tout ce que notre inquiète activité réprime et repousse au dedans, regrets, affections, désirs, lassitudes endolories d'une sensibilité trop constamment sevrée de ses naturelles satisfactions, joies physiques d'être et de percevoir les images lumineuses de l'univers. Toute cette poésie autour d'un vieux savant fait la grandeur de ce joli récit, et ajoute une belle force de sens à la grâce spirituelle du détail. Depuis Silvestre Bonnard, M. France a soutenu son succès par quelques grandes œuvres, dont les intervalles ont été remplis par un grand nombre de contes charmants. Comparé à la plupart de nos contemporains, il produit peu : c'est un sage, qui jouit de lui-même; mais c'est un artiste, qui sait combien la fabrication incessante et intensive nuit à la qualité de l'ouvrage. Il écrit quand il tient un sujet, quand il l'a pris en goût : il l'exécute sans hâte, donnant à chaque détail tout le fini où l'art peut atteindre. Les sujets qui ont séduit M. France sont fort variés : l'enfant, l'éveil de l'intelligence, des sens, des passions, dans un cadre tout intime et moderne, des cas singuliers de pathologie morale, dont l'explication flotte entre la science exacte et l'occultisme chimérique, les temps primitifs du christianisme et les légendes des saints du moyen âge, les états d'esprit et les accidents dramatiques de la Révolution Française, l'anarchisme délicieux de la religion franciscaine et les miracles ingénus du christianisme italien, les passions tragiques et les atroces aventures de l'Italie de la Renaissance; Alexandrie et la Thébaïde, le paganisme intelligent et voluptueux aux prises avec l'ascétisme étroit et farouche; le XVIIIe siècle Français, avec sa libre immoralité et sa souple hardiesse de pensée; le "monde" d'aujourd'hui, un monde intelligent, extrêmement raffiné et parfaitement corrompu, sensuel et positif dans ses habitudes pratiques, idéaliste d'imagination, capable de jouir des plus hautes idées morales en les comprenant sans en être inquiété un seul moment dans ses vices, ayant annexé la religion et toutes les vertus de sacrifice à l'art par un sens suraigu de la beauté, un monde enfin qui compense la veulerie abandonnée de son existence réelle par le mouvement désordonné de sa vie idéale. Ainsi le conteur nous promène à travers les sociétés les plus incompatibles, dans les temps et dans les lieux les plus divers et les plus distants...."

Critique, historien, mais surtout romancier, Anatole France appartient à la lignée de Voltaire et de Renan par son scepticisme mêlé d'ironie et d'indulgence et par l'élégance classique de son style. Ses idées, qu'expriment les fines dissertations du "Jardin d'Épicure" et les entretiens complaisants de "Jérôme Coignard" et de "Monsieur Bergeret", sont une critique désabusée des illusions humaines et des institutions religieuses ou politiques : le gouvernement, la justice, l'armée. L'histoire ironique ou l'actualité sont l'occasion de la plupart de ses romans. Dans "Thaïs", il peint la vie étrange des solitaires chrétiens de la Thébaïde aux derniers temps de la civilisation alexandrine et romaine; "La Rôtisserie de la reine Pédauque" évoque un milieu curieux d'alchimistes et d'abbés du XVIIIe siècle. "Les Dieux ont soif" (1912) sont un récit de la vie sous la Terreur.

Cependant la pensée d'Anatole France ne saurait se réduire à un dilettantisme souriant. On peut même dire qu'à partir de l'affaire Dreyfus, où il a été dreyfusiste, il n'a pas refusé l'engagement politique. Apôtre de la liberté et des libertés, pacifiste, méfiant envers le fanatisme religieux ou politique, Anatole France a fait malgré son scepticisme peu à peu figure de patriarche de la gauche, voire de l'extrême-gauche. Son idéal était un socialisme qui assurerait la justice à tous tout en respectant les droits de chacun. Il a obtenu le Prix Nobel en 1921. C'est par son style qu'Anatole France est classique et conservateur : petites phrases courtes et claire à la Voltaire, dont la simplicité savante scintille de mille nuances ironiques ...


Anatole France (1844-1924)
Anatole Thibaut, qui prend nom d'Anatole France en littérature, se pose en défenseur des idées modernes et pacifiste reconnu, partisan d'une morale naturelle qui se méfie des extrémismes. Nourri des chef-d'oeuvres de l'antiquité grecque et latine, Il a su se moquer des comportements humains (L'île des Pingouins, 1908), se montrer sensible aux plaisirs de ce monde (Les Dieux ont soif, 1912), et faire preuve d'un scepticisme ironique (Le Crime de Sylvestre Bonnard, 1881). A partir de l'Affaire Dreyfus, où il se range aux côtés de Zola pour réclamer la révision du procès, France a le souci constant de prendre position sur les problèmes qui passionnent alors l'opinion. "M.Bergeret à Paris" (1901) est une peinture sans indulgence des "antidreyfusards". Enfin, "Thaïs" (1890) et "Le Lys rouge" (1894) furent inspirés par Léontine Lippmann, inspiratrice du personnage de Madame Verdurin de Proust, maîtresse et l'égérie d'Anatole France, avec laquelle il tint un Salon littéraire, avenue Hoche, à Paris, après 1888 : le salon se voulait uniquement littéraire et politique, rejetant musique et aristocratie.   


Le Crime de Sylvestre Bonnard (1881)

Ce premier roman d'Anatole France, qui le fit immédiatement connaître, met en scène un bibliophile passionné, Sylvestre Bonnard, qui ne vit qu'à travers ses livres, se trouve subitement confronté à la vie elle-même et à l'amour. L'oeuvre vaut par la façon si particulière que possède Anatole France de mêler ici les jugements sur le monde d'un vieux lettré aux événements de la vie qui viennent en bouleverser le cours jusque-là si mesuré. 

 

LA FEE

Sylvestre Bonnard, membre de l'Institut, est venu faire l'inventaire d'une riche bibliothèque dans un vieux château délabré, dont un de ses jeunes amis, M. Paul de Gabry, vient d'hériter. Dès son arrivée, après le déjeuner, il se hâte d'aller s'enfermer dans la bibliothèque.

11 août.

Dieu soit loué! La bibliothèque, située au levant, n'a pas éprouvé d'irréparables dommages. Hors la lourde rangée des vieux Coutumiers in-folio que les loirs ont percée de part en part, les livres sont intacts dans leurs armoires grillées. J'ai passé toute la journée à classer des manuscrits. Le soleil entrait par les hautes fenêtres sans rideaux et j'entendais, à travers mes lectures, parfois très intéressantes, les bourdons alourdis heurter pesamment les vitres, les boiseries craquer et les mouches , ivres de lumière et de chaleur, ronfler des ailes en cercle sur ma tète. Vers trois heures, leur bourdonnement fut tel que je levai la tête de dessus un document fort précieux pour l'histoire de Melun au XIIIe siècle, et je me mis à considérer les mouvements concentriques de ces bestioles ou ("bestions", comme dit Lafontaine, qui puisa cette forme dans le vieux fonds populaire, d'où vient l'expression de "tapisserie à bestions", c'est-à-dire à figurines. Je dus constater que la chaleur agit sur les ailes d'une mouche tout autrement que sur le cerveau d'un archiviste paléographe, car j'éprouvais une grande difficulté à penser et une torpeur assez agréable dont je ne sortis que par un effort violent. La cloche, qui sonna le dîner, me surprit au milieu de mes travaux et je n'eus que le temps d'endosser ma houppelande neuve pour paraître décemment devant madame de Gabry.

Le repas, amplement servi, se prolongea de lui- même. J'ai un talent de dégustation qui va peut-être au-dessus du médiocre. Mon hôte, qui s'aperçut de mes connaissances, m'estima assez pour déboucher en mon honneur certaine bouteille de château-margaux. Je bus avec respect ce vin de grande race et de noble vertu, qui vient des coteaux du Bordelais et dont on ne peut louer assez le bouquet et le feu. Cette ardente rosée se répandit dans mes veines et m'anima d'un zèle juvénile. Assis sur la terrasse, auprès de madame de Gabry, dans le crépuscule qui répandait sur les arbres du parc une mélancolie charmante et donnait aux moindres choses un air de mystère, j'eus le plaisir d'exprimer à ma spirituelle hôtesse mes impressions avec une vivacité et une abondance tout à fait remarquables chez un homme dénué, comme je le suis, de toute imagination. Je lui dépeignis spontanément, et sans m'aider d'aucun texte ancien, la mélancolie douce du soir et la beauté de cette terre natale qui nous nourrit, non seulement de pain et de vin, mais encore d'idées, de sentiments et de croyances, et qui nous recevra tous dans son sein maternel, comme des petits enfants fatigués d'un long jour.

— Monsieur, me dit cette aimable dame, vous voyez ces vieilles tours, ces arbres, ce ciel ; comme les personnages des contes et des chansons populaires sont naturellement sortis de tout cela! Voici là-bas le sentier par lequel le petit Chaperon rouge alla au bois cueillir des noisettes. Ce ciel changeant et toujours à demi voilé fut sillonné par les chars des fées, et la tour du Nord a pu cacher jadis sous son toit pointu la vieille filandière dont le fuseau piqua la Belle au bois dormant.

Je songeais encore à ces gracieuses paroles, pendant que M. Paul me racontait, à travers les bouffées d'un cigare capiteux, je ne sais quel procès intenté par lui à la commune au sujet d'une prise d'eau. Madame de Gabry, sentant la fraîcheur du soir la gagner, frissonna sous le châle que son mari lui avait jeté sur les épaules, et nous quitta pour gagner sa chambre. Je résolus alors, au lieu de monter dans la mienne, de retourner dans la bibliothèque pour continuer l'examen des manuscrits. Malgré l'opposition de M. Paul, j'entrai dans ce que j'appellerai, en vieux langage, "la librairie", et je me mis au travail, à la lumière de la lampe.

Après avoir lu quinze pages, évidemment écrites par un scribe ignorant et distrait, car j'eus quelque peine à en saisir le sens, je plongeai la main dans la poche béante de ma redingote pour en tirer ma tabatière, mais ce mouvement si naturel et quasi instinctif me coûta cette fois un peu d'effort et de fatigue; toutefois j'ouvris la boîte d'argent et j'en tirai quelques grains de la poudre odorante, qui s'éparpillèrent le long du plastron de ma chemise, sous mon nez frustré. Je suis certain que mon nez exprima son désappointement, car il est fort expressif. Il a trahi plusieurs fois mes plus intimes pensées et notamment dans la bibliothèque publique de Coutances, où je découvris, à la barbe de mon collègue Brioux, le cartulaire de Notre-Dame des Anges.

Quelle ne fut pas ma joie! Mes yeux, petits et ternes sous leurs lunettes, n'en laissèrent rien voir. Mais à la seule vue de mon nez en pied de marmite, qui frémissait de joie et d'orgueil, Brioux devina que j'avais fait une trouvaille. Il remarqua le volume que je tenais, nota l'endroit où j'allai le replacer, l'alla prendre sur mes talons, le copia en cachette et le publia à la hâte, pour me jouer un tour. Mais son édition fourmille de fautes et j'eus la satisfaction d'y relever quelques grosses bévues.

Pour revenir au point où j'étais, je soupçonnai qu'une lourde somnolence pesait sur mon esprit. 

J'avais sous les yeux une charte dont chacun peut apprécier l'intérêt, quand j'aurai dit que mention y est faite d'un clapier vendu à Jehan d'Estouville, prêtre, en 1312. Mais, bien que j'en sentisse alors toute l'importance, je n'y donnai pas l'attention qu'un tel document exigeait impérieusement. Mes yeux, quoi que je fisse, se tournaient vers un côté de la table qui ne présentait aucun objet important au point de vue de l'érudition. Il n'y avait à cet endroit qu'un assez gros volume allemand, relié en peau de truie, avec des clous de cuivre aux plats et d'épaisses nervures sur le dos. C'était un bel exemplaire de cette compilation recommandable seulement par les gravures sur bois dont elle est ornée et qui est si connue sous le nom de Cosmographie de Munster. Le volume, dont les plats étaient légèrement entrebaillés, reposait sur sa tranche médiane.

Je ne saurais dire depuis combien de temps mes regards étaient attachés sans cause sur cet in-folio du XIVe siècle, quand ils furent captivés par un spectacle tellement extraordinaire qu'un homme totalement dépourvu d'imagination, comme je suis, devait lui-même en être vivement frappé.

Je vis tout à coup, sans m'être aperçu de sa venue, une petite personne assise sur le dos du livre, un genou replié et une jambe pendante, à peu près dans l'attitude que prennent sur leur cheval les amazones d'Hyde-Park ou du bois de Boulogne. Elle était si petite que son pied ballant ne descendait pas jusqu'à la table, sur laquelle s'étalait en serpentant la queue de sa robe. Mais son visage et ses formes étaient d'une femme adulte. L'ampleur de son corsage et la rondeur de sa taille ne laissaient aucun doute à cet égard, même à un vieux savant comme moi. J'ajouterai, sans crainte de me tromper, qu'elle était fort belle et de mine fière, car mes études iconographiques m'ont habitué de longue date à reconnaître la pureté d'un type et le caractère d'une physionomie. La figure de cette dame, assise si inopinément sur le dos d'une Cosmographie de Munster, exprimait une noblesse mélangée de mutinerie. Elle avait l'air d'une reine, mais d'une reine capricieuse; et je jugeai, à la seule expression de son regard, qu'elle exerçait quelque part une grande autorité avec beaucoup de fantaisie. Sa bouche était impérieuse et ironique et ses yeux bleus riaient d'une façon inquiétante sous des sourcils noirs, dont l'arc était très pur. J'ai toujours entendu dire que les sourcils noirs sont très séants aux blondes, et cette dame était très blonde. En somme, l'impression qu'elle donnait était celle de la grandeur.

Il peut sembler étrange qu'une personne haute comme une bouteille et qui aurait disparu dans la poche de ma redingote, s'il n'eût pas été irrévérencieux de l'y mettre, donnât précisément l'idée de la grandeur. Mais il y avait dans les proportions de la dame assise sur la Cosmographie de Munster une sveltesse si fière, une harmonie si majestueuse; elle gardait une attitude à la fois si aisée et si noble, qu'elle me parut grande. Bien que mon encrier, qu'elle considérait avec une attention moqueuse comme si elle eût pu lire par avance tous les mots qui devaient en sortir au bout de ma plume, fût pour elle un bassin profond où elle eût noirci jusqu'à la jarretière ses bas de soie rose à coins d'or, elle était grande, vous dis-je, et imposante dans son enjouement.

Son costume, approprié à sa physionomie, était d'une extrême magnificence; il consistait en une robe de brocart d'or et d'argent et en un manteau de velours nacarat, doublé de menu vair. La coiffure était une sorte de hennin à deux cornes, que des perles d'un bel orient rendaient clair et lumineux comme le croissant de la lune. Sa petite main blanche tenait une baguette. Cette baguette attira mon attention d'une manière d'autant plus efficace que mes études archéologiques m'ont disposé à reconnaître avec quelque certitude les insignes par lesquels se distinguent les notables personnes de la légende et de l'histoire. Cette connaissance me vint en aide dans les conjonctures très singulières où je me trouvais. J'examinai la baguette qui me parut taillée dans une menue branche de coudrier. C'est, me dis-je, une baguette de fée; conséquemment la dame qui la tient est une fée.

Heureux de connaître la personne à qui j'avais affaire, j'essayai de rassembler mes idées pour lui faire un compliment respectueux. J'eusse éprouvé quelque satisfaction, je le confesse, à lui parler doctement du rôle de ses pareilles, tant dans les races saxonne et germanique, que dans l'occident latin. Une telle dissertation était dans ma pensée une façon ingénieuse de remercier cette dame d'être apparue à un vieil érudit, contrairement à l'usage constant de ses semblables qui ne se montrent qu'aux enfants naïfs et aux villageois incultes.

Pour être fée, on n'en est pas moins femme, me disais-je, et puisque madame Récamier, ainsi que je l'ouïs dire à J.-J. Ampère, rougissait de plaisir, quand les petits ramoneurs ouvraient de grands yeux pour la mieux voir, la dame surnaturelle qui est assise sur la Cosmographie de Munster sera sans doute flattée d'entendre un érudit la traiter doctement comme une médaille, un sceau, une fibule ou un jeton. Mais cette entreprise, qui coûtait beaucoup à ma timidité, me devint totalement impossible, quand je vis la dame de la Cosmographie tirer vivement d'une aumônière, qu'elle portait au côté, des noisettes plus petites que je n'en vis jamais, en briser les coquilles contre ses dents et me les jeter au nez, tandis qu'elle croquait l'amande avec la gravité d'un enfant qui tette.

En une telle conjoncture, je fis ce qu'exigeait la dignité de la science, je me tus. Mais les coquilles m'ayant causé un chatouillement pénible, je portai la main à mon nez et je constatai alors, à ma grande surprise, que mes lunettes en chevauchaient l'extrémité et que je voyais la dame non à travers, mais par-dessus les verres, chose incompréhensible, puisque mes yeux, usés sur les vieux textes, ne distinguent pas sans besicles un melon d'une carafe, placés tous deux au bout de mon nez.

Ce nez, remarquable par sa masse, sa forme et sa coloration, attira légitimement l'attention de la fée, car elle saisit ma plume d'oie, qui s'élevait comme un panache au-dessus de l'encrier, et elle promena sur mon nez les barbes de cette plume. J'eus parfois, en compagnie, l'occasion de me prêter aux espiègleries innocentes des jeunes demoiselles qui, m'associant à leurs jeux, m'offraient leur joue à baiser à travers un dossier de chaise ou m'invitaient à éteindre une bougie qu'elles élevaient tout à coup hors de la portée de mon souffle. Mais jusque-là aucune personne du sexe ne m'avait soumis à des caprices aussi familiers que de m'agacer les narines avec les barbes de ma propre plume. Je me rappelai heureusement une maxime de feu mon grand-père, qui avait coutume de dire que tout est permis aux dames, et que tout ce qui vient d'elles est grâce et faveur. Je reçus donc comme faveur et grâce les coquilles des noisettes et les barbes de la plume, et j'essayai de sourire. Bien plus! je pris la parole :

— Madame, dis-je avec une politesse digne, vous accordez l'honneur de votre visite, non à un morveux ni à un rustre, mais bien à un bibliothécaire assez heureux pour vous connaître et qui sait que jadis vous emmêliez dans les crèches les crins de la jument, buviez le lait dans les jattes écumeuses, couliez des graines à gratter dans le dos des aïeules, faisiez pétiller l'âtre au nez des bonnes gens et, pour tout dire, mettiez le désordre et la gaieté dans la maison. Vous pouvez vous vanter, de plus, d'avoir, le soir, dans les bois, fait les plus jolies peurs du monde aux couples attardés. Mais je vous croyais évanouie à jamais depuis trois siècles au moins. Se peut-il. Madame, qu'on vous voie en ce temps de chemins de fer et de télégraphes? Ma concierge, qui fut nourrice en son temps, ne sait pas votre histoire, et mon petit voisin, que sa bonne mouche encore, affirme que vous n'existez point.

— Qu'en dites-vous? s'écria-t-elle d'une voix argentine, en se campant dans sa petite taille royale d'une façon tout à fait cavalière et en fouettant comme un hippogriffe le dos de la Cosmographie de Munster.

— Je ne sais, lui répondis-je, en me frottant les yeux.

Cette réponse, empreinte d'un scepticisme profondément scientifique, fit sur mon interlocutrice le plus déplorable effet.

— Monsieur Sylvestre Bonnard, me dit-elle, vous n'êtes qu'un cuistre. Je m'en étais toujours doutée. Le plus petit des marmots qui vont par les chemins avec un pan de chemise à la fente de leur culotte me connaît mieux que tous les gens à lunettes de vos Instituts et de vos Académies. Savoir n'est rien, imaginer est tout. Rien n'existe que ce qu'on imagine. Je suis imaginaire. C'est exister cela, je pense ! On me rêve et je parais! Tout n'est que rêve, et, puisque personne ne rêve de vous. Sylvestre Bonnard, c'est vous qui n'existez pas. Je charme le monde; je suis partout, sur un rayon de lune, dans le frisson d'une source cachée, dans le feuillage mouvant qui chante, dans les blanches vapeurs qui montent, chaque matin, du creux des prairies, au milieu des bruyères roses, partout!... On me voit, on m'aime. On soupire, on frissonne sur la trace légère de mes pas qui font chanter les feuilles mortes. Je fais sourire les petits enfants, je donne de l'esprit aux plus épaisses nourrices. Penchée sur les berceaux, je lutine, je console et j'endors, et vous doutez que j'existe! Sylvestre Bonnard, votre chaude douillette recouvre le cuir d'un âne.

Elle se tut; l'indignation gonflait ses fines narines et, tandis que j'admirais, malgré mon dépit, la colère héroïque de cette petite personne, elle promena ma plume dans l'encrier, comme un aviron dans un lac, et me la jeta au nez le bec en avant.

Je me frottai le visage que je sentis tout mouillé d'encre. Elle avait disparu. Ma lampe s'était éteinte; un rayon de lune traversait la vitre et descendait sur la Cosmographie de Munster. Un vent frais, qui s'était élevé sans que je m'en aperçusse, faisait voler plumes, papiers et pains à cacheter. Ma table était toute tachée d'encre. J'avais laissé ma fenêtre entr'ouverte pendant l'orage. Quelle imprudence!"

 

Nous en lisons donc le journal de notre vieux bibliophile passionné, divisé en deux épisodes.

Le premier, "La Bûche", est une aventure livresque : Sylvestre Bonnard achète des livres à un pauvre vendeur d'almanachs qui habite le grenier de sa maison. Celui-ci meurt peu après, laissant sa femme et un enfant nouveau-né, que le vieil érudit (renseigné par sa domestique fidèle et grognon) secourt en leur envoyant, entre autres choses, la traditionnelle bûche de Noël. Plusieurs années après, Bonnard, recherchant désespérément un manuscrit précieux de La Légende dorée, de Jacques de Voragine, va jusqu'en Sicile. Là, il fait la connaissance du prince et de la princesse Trepof ; celle-ci, une Française, l'engage à conter le but de son voyage. Bonnard revient à Paris, toujours à la recherche du manuscrit. Celui-ci est vendu aux enchères, mais il ne parvient ni à l'acheter ni à savoir le nom de l'acquéreur. De retour à la maison, désespéré, il y reçoit une gigantesque bûche à secret qui s'ouvre pour laisser tomber une pluie de violettes et le précieux manuscrit avec une carte de visite : la princesse Trepof. La gouvernante a cependant reconnu la dame venue en voiture apporter la bûche magique : la princesse d'aujourd'hui n'est autre que l'ex-veuve du pauvre marchand d'almanachs, mort onze ans auparavant.

Dans le deuxième épisode, le vieil érudit est prié de se rendre au château de Mme de Gabry, à la campagne, dans les lieux de son enfance, pour y rédiger le catalogue d'une bibliothèque. Mme de Gabry lui conte comment la faillite et la mort d'un banquier, une de ses connaissances, `l'ont amenée à recueillir et à prendre soin de la petite orpheline. Bonnard reconnaît en cette enfant dénommée Jeanne la petite-fille d'une jeune demoiselle, Clémentine, qui avait été le grand amour malheureux de sa lointaine jeunesse. Son cœur s'attendrit dans le flot des souvenirs, et il se constitue le protecteur de la petite Jeanne qu'il suit dans son adolescence, qu'il sauve ensuite des projets louches de son tuteur, et qu`il arrache au collège où elle était gardée par charité comme servante. Au cours de ce romanesque sauvetage, l'érudit ingénu s'attire, sans le vouloir, un certain nombre de difficultés; mais tout finit par s'arranger : Bonnard est nommé tuteur de la jeune fille qui va se fiancer bientôt à un de ses élèves, Gélis. Bonnard décide de renoncer à ses chers livres et de les vendre pour doter sa pupille. Quant à lui, il se retirera à la campagne où il achèvera sa vie de savant en observant les secrets de la vie des fleurs et des insectes. 

Mais sa vieille passion ne l'a pas abandonné : cependant qu'il rédige le catalogue de sa bibliothèque, il se lève une nuit et secrètement subtilise à la vente quelques manuscrits des plus précieux, quelques imprimés des plus rares dont il ne peut se séparer, et les cache dans une vieille armoire. Il vole donc sa pupille et c'est là le seul vrai crime de sa vie......

 

LES TRISTESSES D'UN VIEUX SAVANT (Le Crime de Sylvestre Bonnard) ...

8 juin.

"J'avais conduit ce jour-là jusqu'au cimetière de Marnes un vieux collègue de grand âge qui, selon la pensée de Goethe, avait consenti à mourir. Le grand Goethe, dont la puissance vitale était extraordinaire, croyait en effet qu'on ne meurt que quand on le veut bien, c'est-à-dire quand toutes les énergies qui résistent à la décomposition finale, et dont l'ensemble fait la vie même, sont détruites jusqu'à  la dernière. En d'autres termes, il pensait qu'on ne meurt que quand on ne peut plus vivre. A la bonne heure! il ne s'agit que de s'entendre et la magnifique pensée de Goethe se ramène, quand on sait la prendre, à la chanson de La Palisse.

Donc mon excellent collègue avait consenti à mourir, grâce à deux ou trois attaques d'apoplexie des plus persuasives et dont la dernière fut sans réplique. Je l'avais peu pratiqué de son vivant, mais il paraît que je devins son ami dès qu'il ne fut plus, car nos collègues me dirent d'un ton grave, avec un visage pénétré, que je devais tenir un des cordons du poêle et parler sur la tombe.

Après avoir lu fort mal un petit discours que j'avais écrit de mon mieux, ce qui n'est pas beaucoup dire, j'allai me promener dans les bois de Ville-d'Avray et suivis, sans trop peser sur la canne du capitaine, un sentier couvert sur lequel le jour tombait en disques d'or. Jamais l'odeur de l'herbe et des feuilles humides, jamais la beauté du ciel sur les arbres et la sérénité puissante des formes végétales n'avaient pénétré si avant mes sens et toute mon âme, et l'oppression que je ressentais dans ce silence traversé d'une sorte de tintement continu était à la fois sensuelle et religieuse.

Je m'assis à l'ombre du chemin sous un bouquet de jeunes chênes. Et là, je me promis de ne point mourir, ou du moins de ne point consentir à mourir avant de m'être assis de nouveau sous un chêne où, dans la paix d'une large campagne, je songerais à la nature de l'âme et aux fins dernières de l'homme. Une abeille, dont le corsage brun brillait au soleil comme une armure de vieil or, vint se poser sur une fleur de mauve d'une sombre richesse et bien ouverte sur sa tige touffue. Ce n'était certainement pas la première fois que je voyais un spectacle si commun, mais c'était la première que je le voyais avec une curiosité si affectueuse et si intelligente. Je reconnus qu'il y avait entre l'insecte et la fleur toutes sortes de sympathies et mille rapports ingénieux que je n'avais pas soupçonnés jusque-là.

L'insecte, rassasié de nectar, s'élança en ligne hardie et je me relevai du mieux que je pus, et me rajustai sur mes jambes.

— Adieu, dis-je à la fleur et à l'abeille. Adieu. Puissé-je vivre encore le temps de deviner le secret de vos harmonies. Je suis bien fatigué. Mais l'homme est ainsi fait qu'il ne se délasse d'un travail que par un autre. Ce sont les fleurs et les insectes qui me reposeront, si Dieu le veut, de la philologie et de la diplomatique. Combien le vieux mythe d'Antée est plein de sens! J'ai touché la terre et je suis un nouvel homme, et voici qu'à soixante-dix ans de nouvelles curiosités naissent dans mon âme comme on voit des rejetons s'élancer du tronc creux d'un vieux chêne."

"Paris qui ne cesse me pousser à penser ..", Silvestre Bonnard demeurait au quai Malaquais (Le Crime de Sylvestre Bonnard) ...

4 juin.

"J'aime à regarder de ma fenêtre la Seine et ses quais par ces matins d'un gris tendre qui donnent aux choses une douceur infinie. J'ai contemplé le ciel d'azur qui répand sur la baie de Naples sa sérénité lumineuse. Mais notre ciel de Paris est plus animé, plus bienveillant et plus spirituel. Il sourit, menace, caresse, s'attriste et s'égaie comme un regard humain. Il verse en ce moment une molle clarté sur les hommes et les bêtes de la ville qui accomplissent leur tâche quotidienne. Là-bas, sur l'autre berge, les forts du port Saint-Nicolas déchargent des cargaisons de cornes de bœuf, tandis que des hommes posés sur une passerelle volante font sauter lestement, de bras en bras, des pains de sucre jusque dans la cale du bateau à vapeur. Sur le quai du nord, les chevaux de fiacre, alignés à l'ombre des platanes, la tête dans leur musette, mâchent tranquillement leur avoine, tandis que les cochers rubiconds vident leur verre devant le comptoir du marchand de vin, en guettant du coin de l'œil la pratique matinale.

Les bouquinistes déposent leurs boîtes sur le parapet. Ces braves marchands d'esprit, qui vivent sans cesse dehors, la blouse au vent, sont si bien travaillés par l'air, les pluies, les gelées, les neiges, les brouillards et le grand soleil, qu'ils finissent par ressembler aux vieilles statues des cathédrales. Ils sont tous mes amis et je ne passe guère devant leurs boîtes sans en tirer quelque bouquin qui me manquait jusque-là, sans que j'en eusse le moindre soupçon.

A mon retour au logis, ce sont les cris de ma gouvernante, qui m'accuse de crever toutes mes poches et d'emplir la maison de vieux papiers qui attirent les rats. Thérèse est sage en cela, et c'est justement parce qu'elle est sage que je ne l'écoute pas; car, malgré ma mine tranquille, j'ai toujours préféré la folie des passions à la sagesse de l'indifférence. Mais parce que mes passions ne sont point de celles qui éclatent, dévastent et tuent, le vulgaire ne les voit pas. Elles m'agitent pourtant, et il m'est arrivé plus d'une fois de perdre le sommeil pour quelques pages écrites par un moine oublié ou imprimées par un humble apprenti de Pierre Schœffer. Et si ces belles ardeurs s'éteignent en moi, c'est que je m'éteins lentement moi-même. Nos passions, c'est nous. Mes bouquins, c'est moi. Je suis vieux et racorni comme eux.

Un vent léger balaye avec la poussière de la chaussée les graines ailées des platanes et les brins de foin échappés à la bouche des chevaux. Ce n'est rien que cette poussière, mais en la voyant s'envoler, je me rappelle que dans mon enfance je regardais tourbillonner une poussière pareille; et mon âme de vieux Parisien en est tout émue. Tout ce que je découvre de ma fenêtre, cet horizon qui s'étend à ma gauche jusqu'aux collines de Chaillot et qui me laisse apercevoir l'Arc de Triomphe comme un dé de pierre, la Seine, fleuve de gloire, et ses ponts, les tilleuls de la terrasse des Tuileries, le Louvre de la Renaissance, ciselé comme un joyau; à ma droite, du côté du Pont-Neuf, "pons Lutetiae Novus dictus", comme on lit sur les anciennes estampes, le vieux et vénérable Paris avec ses tours et ses flèches, tout cela c'est ma vie, c'est moi- même, et je ne serais rien sans ces choses qui se reflètent en moi avec les mille nuances de ma pensée et m'inspirent et m'animent. C'est pourquoi j'aime Paris d'un immense amour.

Et pourtant je suis las, et je sens qu'on ne peut se reposer au sein de cette ville qui pense tant, qui m'a appris à penser et qui m'invite sans cesse à penser. Comment n'être point agité au milieu de ces livres qui sollicitent sans cesse ma curiosité et la fatiguent sans la satisfaire? Tantôt, c'est une date qu'il faut chercher, tantôt un lieu qu'il importe de déterminer précisément ou quelque vieux terme dont il est intéressant de connaître le vrai sens. Des mots? - Eh! oui, des mots. Philologue, je suis leur souverain; ils sont mes sujets, et je leur donne, en bon roi, ma vie entière. Ne pourrai-je abdiquer un jour? Je devine qu'il y a quelque part, loin d'ici, à l'orée d'un bois, une maisonnette où je trouverais le calme dont j'ai besoin, en attendant qu'un plus grand calme, irrévocable celui-là, m'enveloppe tout entier. Je rêve un banc sur le seuil et des champs à perte de vue. Mais il faudrait qu'un frais visage sourit près de moi pour refléter et concentrer toute cette fraîcheur; je me croirais grand-père et tout le vide de ma vie serait comblé..." 


Thaïs (1890)

C'est l'un des romans les plus connus d'Anatole France, dans la filiation d'un Flaubert composant en 1874 La Tentation de saint Antoine, et ce fut sans doute son évocation de la civilisation grecque qui fit son succès. Dans cette Thébaïde du IVe siècle illustrée par les vies de saint Antoine et de nombre d'ermites célèbres ou pittoresques, vit le moine Paphnuce dont la réputation de sainteté est connue, après une jeunesse de débauche et de scepticisme. Mais il ne cesse de songer à la belle Thaïs, restée à Alexandrie, et qu'il veut arracher à la luxure de la ville...

 

PAPHNUCE

"En ce temps-là le désert était peuplé d'anachorètes. Sur les deux rives du Nil, d'innombrables cabanes, bâties de branchages et d'argile par la main des solitaires, étaient semées à quelque distance les unes des autres, de façon que ceux qui les habitaient pouvaient vivre isolés et pourtant s'entr'aider au besoin. Des églises, surmontées du signe de la croix, s'élevaient de loin en loin au-dessus des cabanes, et les moines s'y rendaient dans les jours de fête, pour assister à la célébration des mystères et participer aux sacrements. Il y avait aussi, tout au bord du fleuve, des maisons où les cénobites, renfermés chacun dans une étroite cellule, ne se réunissaient qu'afin de mieux goûter la solitude.

Anachorètes et cénobites vivaient dans l'abstinence, ne prenant de nourriture qu'après le coucher du soleil, mangeant pour tout repas leur pain avec un peu de sel et d'hysope. Quelques-uns, s'enfonçant dans les sables, faisaient leur asile d'une caverne ou d'un tombeau et menaient une vie encore plus singulière. 

Tous gardaient la continence, portaient le cilice et la cuculle, dormaient sur la terre nue après de longues veilles, priaient, chantaient des psaumes et, pour tout dire, accomplissaient chaque jour les chefs-d'œuvre de la pénitence. En considération du péché originel, ils refusaient à leur corps, non seulement les plaisirs et les contentements, mais les soins mêmes qui passent pour indispensables selon les idées du siècle. Ils estimaient que les maladies de nos membres assainissent nos âmes et que la chair ne saurait recevoir de plus glorieuses parures que les ulcères et les plaies. Ainsi s'accomplissait la parole des prophètes qui avaient dit : "Le désert se couvrira de fleurs".

Parmi les hôtes de cette sainte Thébaïde, les uns consumaient leurs jours dans l'ascétisme et la contemplation, les autres gagnaient leur subsistance en tressant les fibres des palmes, ou se louaient aux cultivateurs voisins pour le temps de la moisson. Les gentils en soupçonnaient faussement quelques- uns de vivre de brigandage et de se joindre aux Arabes nomades qui pillaient les caravanes. Mais à la la vérité ces moines méprisaient les richesses et l'odeur de leurs vertus montait jusqu'au ciel. Des anges semblables à de jeunes hommes venaient, un bâton à la main, comme des voyageurs, visiter les ermitages, tandis que des démons, ayant pris des figures d'Éthiopiens ou d'animaux, erraient autour des solitaires, afin de les induire en tentation. Quand les moines allaient, le matin, remplir leur cruche à la fontaine, ils voyaient des pas de Satyres et d'Aigipans imprimés dans le sable. Considérée sous son aspect véritable et spirituel, la Thébaïde était un champ de bataille où se livraient à toute heure, et spécialement la nuit, les merveilleux combats du ciel et de l'enfer...." 


La Rôtisserie de la reine Pédauque (1893)

Roman picaresque dans la tradition du XVIIIe siècle,plein de bouleversements, tragiques ou burlesques, au terme desquels un jeune homme, naguère ingénu, se trouve avoir fait son éducation morale. Mais La Rôtisserie de la reine Pédauque, tout en respectant les lois du genre, va plus loin et pose des questions essentielles sur le sens de la vie : les discussions philosophiques donnent au livre sa valeur d'inquiétude et d'apologie du désir.

 

"comment Jacques Tournebroche devint l'élève de l'abbé Jérôme Coignard....

J'ai nom Elme-Laurent-Jacques Ménétrier. Mon père, Léonard Ménétrier, était rôtisseur rue Saint- Jacques à l'enseigne de la Reine Pédauque qui, comme on sait, avait les pieds palmés à la façon des oies et des canards.

Son auvent s'élevait vis-à-vis de Saint-Benoît-le-Bétourné, entre madame Gilles, mercière aux Trois-Pucelles, et M. Blaizot, libraire à l'Image Sainte-Catherine, non loin du Petit- Bacchus, dont la grille, ornée de pampres, faisait le coin de la rue des Cordiers. Il m'aimait beaucoup et quand, après souper, j'étais couché dans mon petit lit, il me prenait la main, soulevait l'un après l'autre mes doigts, en commençant par le pouce, et disait :

— Celui-là l'a tué, celui-là l'a plumé, celui-là l'a fricassé, celui-là l'a mangé. Et le petit Riquiqui, qui n'a rien du tout.

"Sauce, sauce, sauce", ajoutait-il en me chatouillant, avec le bout de mon petit doigt, le creux de la main.

Et il riait très fort. Je riais aussi en m'endormant, et ma mère affirmait que le sourire restait encore sur mes lèvres le lendemain matin.

Mon père était bon rôtisseur et craignait Dieu. C'est pourquoi il portait, aux jours de fête, la bannière des rôtisseurs, sur laquelle un beau saint Laurent était brodé avec son gril et une palme d'or. Il avait coutume de me dire :

— Jacquot, ta mère est une sainte et digne femme. C'est un propos qu'il se plaisait à répéter. Et il est vrai que ma mère allait tous les dimanches à l'église avec un livre imprimé en grosses lettres. Car elle savait mal lire le petit caractère qui, disait-elle, lui tirait les yeux hors de la tête. Mon père passait, chaque soir, une heure ou deux au cabaret du Petit- Bacchus, que fréquentaient Jeannette la vielleuse et Catherine la dentellière. Et chaque fois qu'il en revenait un peu plus tard que de coutume, il disait d'une voix attendrie en mettant son bonnet de coton :

— Barbe, dormez en paix. Je le disais tantôt encore au coutelier boiteux : Vous êtes une sainte et digne femme.

J'avais six ans, quand, un jour, rajustant son tablier, ce qui était en lui signe de résolution, il me parla de la sorte :

— Miraut, notre bon chien, a tourné ma broche pendant quatorze ans. Je n'ai pas de reproche à lui faire. C'est un bon serviteur qui ne m'a jamais volé le moindre morceau de dinde ni d'oie. Il se contentait pour prix de sa peine de lécher la rôtissoire. Mais il se fait vieux. Sa patte devient raide, il n'y voit goutte et ne vaut plus rien pour tourner la manivelle. Jacquot, c'est à toi, mon fils, de prendre sa place. Avec de la réflexion et quelque usage, tu y réussiras sans faute aussi bien que lui.

Mirant écoutait ces paroles et secouait la queue en signe d'approbation. Mon père poursuivit :

— Donc, assis sur cet escabeau, tu tourneras la broche. Cependant, afin de te former l'esprit, tu repasseras ta Croix de Dieu, et quand, par la suite, tu sauras lire toutes les lettres moulées, tu apprendras par cœur quelque livre de grammaire ou de morale ou encore les belles maximes de l'Ancien et Nouveau Testament. Car la connaissance de Dieu et la distinction du bien et du mal sont nécessaires même dans un état mécanique, de petit renom sans doute, mais honnête comme est le mien, qui fut celui de mon père et qui sera le tien, s'il plaît à Dieu.

A compter de ce jour, assis du matin au soir, au coin de la cheminée, je tournai la broche, ma croix de Dieu ouverte sur mes genoux. Un bon capucin, qui venait, avec son sac, quêter chez mon père, m'aidait à épeler. Il le faisait d'autant plus volontiers que mon père, qui estimait le savoir, lui payait ses leçons d'un beau morceau de dinde et d'un grand verre de vin, tant qu'enfin le petit frère, voyant que je formais assez bien les syllabes et les mots, m'apporta une belle Vie de sainte Marguerite, où il m'enseigna à lire couramment.

Un jour, ayant posé, comme de coutume, sa besace sur le comptoir, il vint s'asseoir près de moi, et, chauffant ses pieds nus dans la cendre du foyer, il me dit pour la centième fois :

"Pucelle sage, nette et fine..."

A ce moment, un homme d'une taille épaisse et pourtant assez noble, vêtu de l'habit ecclésiastique, entra dans la rôtisserie et cria d'une voix ample :

— Holà! l'hôte, servez-moi un bon morceau.

Il paraissait, sous ses cheveux gris, dans le plein de l'âge et de la force. La bouche était riante et ses yeux vifs. Ses joues un peu lourdes et ses trois mentons descendaient majestueusement sur un rabat, devenu par sympathie aussi gras que le cou qui s'y répandait.

Mon père, courtois par profession, tira son bonnet et dit en s'inclinant :

— Si Votre Révérence veut se chauffer un moment à mon feu, je lui servirai ce qu'elle désire.

Sans se faire prier davantage, l'abbé prit place devant la cheminée à côté du capucin. Entendant le bon frère qui lisait : "Pucelle sage, nette et fine..."

il frappa dans ses mains et dit :

— Oh, l'oiseau rare! l'homme unique! Un capucin qui sait lire! Eh! petit frère, comment vous nommez-vous?

— Frère Ange, capucin indigne, répondit mon maître.

Ma mère, qui de la chambre haute entendit des voix, descendit dans la boutique, attirée par la curiosité.

L'abbé la salua avec une politesse déjà familière et lui dit :

— Voilà qui est admirable, madame : Frère Ange est capucin et il sait lire !

— Il sait même lire toutes les écritures, répondit ma mère.

Et, s'approchant du frère, elle reconnut l'oraison de sainte Marguerite à l'image qui représentait la vierge martyre, un goupillon à la main.

— Cette prière, ajouta-t-elle, est difficile à lire, parce que les mots en sont tout petits et à peine séparés. Par bonheur, il suffit, dans les douleurs, de se l'appliquer comme un emplâtre à l'endroit où l'on ressent le plus de mal, et elle opère de la sorte aussi bien et mieux même que si on la récitait.

— N'en doutez point, ma bonne dame, répondit frère Ange : l'oraison de sainte Marguerite est souveraine pour ce que vous dites, à la condition expresse de faire l'aumône aux capucins.

Sur ces mots, frère Ange vida le gobelet que ma mère lui avait rempli jusqu'au bord, jeta sa besace sur son épaule et s'en alla du côté du Petit- Bacchus.

Mon père servit un quartier de volaille à l'abbé, qui, tirant de sa poche un morceau de pain, un flacon de vin et un couteau dont le manche de cuivre représentait le feu roi en empereur romain sur une colonne antique, commença de souper.

Mais, à peine avait-il mis le premier morceau dans sa bouche, qu'il se tourna vers mon père, et lui demanda du sel, surpris qu'on ne lui eût point d'abord présenté la salière.

— Ainsi, dit-il, en usaient les anciens. Ils offraient le sel en signe d'hospitalité. Ils plaçaient aussi des salières, dans les temples, sur la nappe des dieux.

Mon père lui présenta du sel gris dans le sabot qui était accroché à la cheminée. L'abbé en prit à sa convenance et dit :

— Les anciens considéraient le sel comme l'assaisonnement nécessaire de tous les repas et ils le tenaient en telle estime qu'ils appelaient sel, par métaphore, les traits d'esprit qui donnent de la saveur au discours.

— Ah ! dit mon père, en quelque estime que vos anciens l'aient tenu, la gabelle aujourd'hui le met encore à plus haut prix.

Ma mère, qui écoutait en tricotant un bas de laine, fut contente de placer son mot.

— Il faut croire, dit-elle, que le sel est une bonne chose, puisque le prêtre en met un grain sur la langue des enfants qu'on tient sur les fonts du baptême. Quand mon Jacquot sentit ce sel sur sa langue, il fit la grimace, car, tout petit qu'il était, il avait déjà de l'esprit. Je parle, monsieur l'abbé, de mon fils Jacques, ici présent.

L'abbé me regarda et dit :

— C'est maintenant un grand garçon. La modestie est peinte sur son visage, et il lit attentivement la Vie de sainte Marguerite.

— Oh! reprit ma mère, il lit aussi l'oraison pour les engelures et la prière de saint Hubert, que frère Ange lui a données, et l'histoire de celui qui a été dévoré, au faubourg Saint-Marcel, par plusieurs diables, pour avoir blasphémé le saint nom de Dieu.

Mon père me regarda avec admiration, puis il coula dans l'oreille de l'abbé que j'apprenais tout ce que je voulais par une facilité native et naturelle.

— Ainsi donc, répliqua l'abbé, le faut-il former aux bonnes lettres, qui sont l'honneur de l'homme, la consolation de la vie et le remède à tous les maux, même à ceux de l'amour, ainsi que l'affirme le poète Théocrite.

— Tout rôtisseur que je suis, répondit mon père, j'estime le savoir et je veux bien croire qu'il est, comme dit Votre Grâce, un remède à l'amour. Mais je ne crois pas qu'il soit un remède à la faim.

— Il n'y est peut-être pas un onguent souverain, répondit l'abbé; mais il y porte quelque soulagement à la manière d'un baume très doux, quoique imparfait.

 

[Cependant on apprend que le frère Ange a été emmené en prison par les archers du guet pour avoir fait du tapage au cabaret du Petit-Bacchus et s'être battu avec un coutelier ambulant. Le rôtisseur refuse de venir intercéder auprès des sergents pour qu'ils relâchent le frère....]

 

Mon père, se tournant alors vers l'abbé, qui grattait un os avec son couteau :

— C'est comme j'ai l'honneur de le dire à Votre Grâce : chaque leçon de lecture et d'écriture que ce capucin donne à mon enfant, je la paie d'un gobelet de vin et d'un fin morceau, lièvre, lapin, oie, voire géline ou chapon. C'est un ivrogne et un débauché !

— N'en doutez point, répondit l'abbé.

— Mais s'il ose jamais mettre le pied sur mon seuil, je le chasserai à grands coups de balai.

— Ce sera bien fait, dit l'abbé. Ce capucin est un âne, et il enseignait à votre fils bien moins à parler qu'à braire. Vous ferez sagement de jeter au feu cette Vie de sainte Catherine, cette prière pour les engelures et cette histoire de loup-garou, dont le frocard empoisonnait l'esprit de votre fils. Au prix où frère Ange donnait ses leçons, je donnerai les miennes, j'enseignerai à cet enfant le latin et le grec, et même le français, que Voiture et Balzac ont porté à sa perfection. Ainsi, par une fortune doublement singulière et favorable, ce Jacquot Tournebroche deviendra savant et je mangerai tous les jours.

— Topez là! dit mon père. Barbe, apportez deux gobelets. Il n'y a point d'affaire conclue quand les parties n'ont pas trinqué en signe d'accord. Nous boirons ici. Je ne veux de ma vie remettre le pied au Petit-Bacchus tant ce coutelier et ce moine m'inspirent d'éloignement.

L'abbé se leva, et, les mains posées sur le dossier de sa chaise, dit d'un ton lent et grave :

— Avant tout, je remercie Dieu, créateur et conservateur de toutes choses, de m'avoir conduit dans cette maison nourricière. C'est lui seul qui nous gouverne, et nous devons reconnaître sa providence dans les affaires humaines, encore qu'il soit téméraire et parfois incongru de l'y suivre de trop près. Car, étant universelle, elle se trouve dans toutes sortes de rencontres, sublimes assurément pour la conduite que Dieu y tient, mais obscènes ou ridicules pour la part que les hommes y prennent, et qui est le seul endroit par où elles nous apparaissent. Aussi, ne faut-il pas crier, à la façon des capucins et des bonnes femmes, qu'on voit Dieu à tous les chats qu'on fouette. Louons le Seigneur; prions-le de m'éclairer dans les enseignements que je donnerai à cet enfant, et, pour le reste, remettons-nous-en à sa sainte volonté, sans chercher à la comprendre par le menu.

Puis, soulevant son gobelet, il but un grand coup de vin.

— Ce vin, dit-il, porte dans l'économie du corps humain une chaleur douce et salutaire. C'est une liqueur digne d'être chantée à Téos et au Temple, par les princes des poètes bachiques, Anacréon et Chaulieu. J'en veux frotter les lèvres de mon jeune disciple.

Il me mit le gobelet sous le menton et s'écria :

— Abeilles de l'Académie, venez, venez vous poser en harmonieux essaims sur la bouche, désormais sacrée aux Muses, de Jacobus Tournebroche.

— Oh! monsieur l'abbé, dit ma mère, il est vrai que le vin attire les abeilles, surtout quand il est doux. Mais il ne faut pas souhaiter que ces méchantes mouches se posent sur les lèvres de mon Jacquot, car leur piqûre est cruelle. Un jour que je mordais dans une pêche, je fus piquée à la langue par une abeille et je souffris les tourments de l'enfer. Je ne fus soulagée que par un peu de terre, mêlée de salive, que frère Ange me mit dans la bouche, en récitant l'oraison de saint Corne.

L'abbé lui fit entendre qu'il parlait d'abeilles au sens allégorique. Et mon père dit sur un ton de reproche :

— Barbe, vous êtes une sainte et digne femme, mais j'ai maintes fois remarqué que vous aviez un fâcheux penchant à vous jeter étourdiment dans les entretiens sérieux comme un chien dans un jeu de quilles.

— Il se peut, répondit ma mère. Mais si vous aviez mieux suivi mes conseils, Léonard, vous vous en seriez bien trouvé. Je puis ne pas connaître toutes les espèces d'abeilles, mais je m'entends au gouvernement de la maison et aux convenances que doit garder dans ses mœurs un homme d'âge, père de famille et porte-bannière de sa confrérie.

Mon père se gratta l'oreille et versa du vin à l'abbé qui dit en soupirant :

— Certes, le savoir n'est pas de nos jours honoré dans le royaume de France comme il l'était chez le peuple romain, pourtant dégénéré de sa vertu première, au temps où la rhétorique porta Eugène à l'Empire. Il n'est pas rare de voir en notre siècle un habile homme dans un grenier sans feu ni chandelle. Exemplum ut talpa. J'en suis un exemple...." 


Les opinions de M. Jérôme Coignard (1893)

Nous avons fait connaissance dans la Rôtisserie de la Reine Pédauque avec l'abbé Jérôme Coignard. Dans un autre volume, le disciple fidèle, Jacques Tournebroche, a recueilli quelques-unes des opinions de son maître. Elles sont toujours paradoxales, mais elles font travailler l'esprit et inquiètent les préjugés, et c'est non sans une certaine malice qu'Anatole France s'emploie à rapporter les idées les plus courantes du XVIIIe siècle, teintées d'allusions aux idéologies de son propre temps. 

 

LE CHIEN MIRAUT

"Mon père était rôtisseur dans la rue Saint-Jacques, vis-à-vis de Saint-Benoît-le-Bétourné. Je ne vous dirai pas qu'il aimât le carême; ce sentiment n'eût point été naturel chez un rôtisseur. Mais il en observait les jeûnes et abstinences en bon chrétien qu'il était. Faute d'argent pour acheter des dispenses à l'archevêché, il soupait de merluche aux jours maigres, avec sa femme, son fils, son chien et ses hôtes ordinaires, dont le plus assidu était mon bon maître, M. l'abbé Jérôme Coignard. Ma sainte mère n'eût point souffert que Miraut, notre gardien, rongeât un os le vendredi saint. Ce jour-là, elle ne mêlait ni chair ni graisse à la pâtée du pauvre animal. En vain, M. l'abbé Coignard lui représentait-il que c'était là mal faire et qu'en bonne justice Miraut, qui n'avait point de part aux sacrés mystères de la rédemption, n'en devait point souffrir dans sa pitance.

— Ma bonne femme, disait ce grand homme, il est convenable que nous mangions de la merluche comme membres de l'Église; mais il y a quelque superstition, impiété, témérité, voire sacrilège, à associer, comme vous le faites, un chien à des macérations infiniment précieuses par l'intérêt que Dieu lui-même y prend, et qui seraient sans cela méprisables et ridicules. C'est un abus que votre simplicité rend innocent, mais qui serait criminel chez un docteur ou seulement chez un chrétien d'un esprit judicieux. Une telle pratique, ma bonne dame, va droit à la plus épouvantable des hérésies. Elle ne tend pas à moins qu'à soutenir que Jésus-Christ est mort pour les chiens comme pour les fils d'Adam. Et rien n'est plus contraire aux Écritures.

— Il se peut, répondait ma mère. Mais, si Miraut faisait gras le vendredi saint, je m'imaginerais qu'il est juif et je le prendrais en horreur. Est-ce là faire un péché, monsieur l'abbé?

Et mon bon maître reprenait avec douceur, en buvant un coup de vin :

— Ah! chère créature, sans décider ici si vous péchez ou si vous ne péchez pas, je vous dis en vérité que vous n'avez point de malice et que je croirais à votre salut éternel plutôt qu'à celui de cinq ou six évêques et cardinaux de ma connaissance, qui pourtant ont écrit de beaux traités de droit canon.

Miraut avalait en reniflant sa pâtée et mon père s'en allait avec M. l'abbé Coignard faire un tour au Petit-Bacchus.

C'est ainsi qu'à la rôtisserie de la Reine Pédauque, nous passions le saint temps du carême. Mais dès le matin de Pâques, quand les cloches de Saint- Benoit-le-Bétourné annonçaient la joie de la Résurrection, mon père embrochait poulets, canards et pigeons par douzaines, et Miraut, au coin de la cheminée flambante, respirait la bonne odeur de la graisse en remuant la queue avec une allégresse pensive et grave. Vieux, fatigué, presque aveugle, il goûtait encore les joies de cette vie dont il acceptait les maux avec une résignation qui les lui rendait moins cruels. C'était un sage, et je ne suis pas surpris que ma mère associât à ses œuvres pieuses une créature si raisonnable.

Après avoir entendu la grand'messe , nous dînions dans la boutique bien odorante. Mon père apportait à ce repas une joie religieuse..."

 

LES MINISTRES D'ÉTAT, "si dans la comédie pitoyable de la vie, les princes ont l'air de commander comme les peuples d'obéir, ce n'est qu'un jeu, une vaine apparence.." (Les opinions de M. Jérôme Coignard)

"Cette après-dînée, M. l'abbé Jérôme Coignard fit visite, comme il avait accoutumé, à M. Blaizot, libraire, rue Saint-Jacques, à L'lmage Sainte- Catherine. Avisant sur les tablettes les oeuvres de Jean Racine, il se mit à feuilleter négligemment un des tomes de cet ouvrage.

— Ce poète, nous dit-il, n'était pas sans génie, et s'il avait haussé son esprit à écrire ses tragédies en vers latins, il serait digne de louange, surtout à l'endroit de son Athalie, où il a montré qu'il entendait assez bien la politique. Corneille n'est, en regard de lui, qu'un vain déclamateur. Cette tragédie de l'avènement de Joas découvre quelques- uns des ressorts dont le jeu élève et renverse les empires. Et il faut croire que M. Racine avait l'esprit de finesse dont nous devons faire plus de cas que de toutes les sublimités de la poésie et de l'éloquence, qui ne sont en réalité que des artifices de rhéteurs, propres à l'amusement des badauds. Tirer l'homme au sublime est le propre d'un esprit faible, qui se méprend sur la véritable nature de la race d'Adam, laquelle est tout entière misérable et digne de pitié. Je me retiens de dire que l'homme est un animal ridicule, par cette seule considération que Jésus-Christ l'a racheté de son précieux sang. La noblesse de l'homme réside uniquement dans ce mystère inconcevable, et les humains, petits ou grands, ne sont, par eux-mêmes, que des bêtes féroces et dégoûtantes.

M. Roman entra dans la boutique au moment où mon bon maître prononçait ces dernières paroles.

— Holà! monsieur l'abbé, s'écria cet habile homme. Vous oubliez que ces bêtes dégoûtantes et féroces sont soumises, tout au moins en Europe, à une police admirable, et que des États comme le royaume de France ou la république de Hollande sont bien éloignés de cette barbarie et de cette rudesse qui vous offensent.

Mon bon maître repoussa dans le rayon le tome de Racine et répondit à M. Roman, avec sa grâce coutumière :

— Je vous accorde, monsieur, que les actions des hommes d'État prennent quelque ordre et quelque clarté dans les écrits des philosophes qui en traitent, et j'admire dans votre ouvrage sur la Monarchie la suite et l'enchaînement des idées. Mais souffrez, monsieur, que je fasse honneur à vous seul des beaux raisonnements que vous prêtez aux grands politiques des temps anciens et des jours présents. Ils n'avaient pas l'esprit que vous leur donnez, et ces illustres, qui semblent avoir mené le monde, étaient eux-mêmes le jouet de la nature et de la fortune. Ils ne s'élevaient pas au-dessus de l'imbécillité humaine, et ce n'était enfin que d'éclatants misérables.

En entendant impatiemment ce discours, M . Roman avait saisi un vieil atlas. Il se mit à l'agiter avec un fracas qui se mêla au bruit de sa voix.

— Quel aveuglement! dit-il. Quoi, méconnaître l'action des grands ministres, des grands citoyens! Ignorez-vous à ce point l'histoire qu'il ne vous apparaisse pas qu'un César, un Richelieu, un Cromwell, pétrit les peuples comme un potier l'argile? Ne voyez-vous point qu'un État marche comme une montre aux mains de l'horloger? 

— Je ne le vois point, reprit mon bon maître, et depuis cinquante ans que j'existe, j'ai observé que ce pays avait plusieurs fois changé de gouvernement, sans que la condition des personnes y eût changé, sinon par un insensible progrès qui ne dépend point des volontés humaines. D'où je conclus qu'il est à peu près indifférent d'être gouverné d'une manière ou d'une autre, et que les ministres ne sont considérables que par leur habit et leur carrosse.

— Pouvez- vous parler ainsi, répondit M. Roman, au lendemain de la mort d'un ministre d'État qui eut tant de part aux affaires, et qui, après une longue disgrâce, expire dans le moment qu'il ressaisissait le pouvoir avec les honneurs? Par le bruit qui poursuit son cercueil vous pouvez juger de l'effet de ses actes. Cet effet dure après lui.

— Monsieur, répondit mon bon maître, ce ministre fut honnête homme, laborieux, appliqué, et l'on peut dire de lui, comme de M. Vauban, qu'il eut trop de politesse pour en affecter les dehors, car il ne prit jamais soin de plaire à personne. Je le louerai surtout de s'être amélioré dans les affaires, au rebours de tant d'autres qui s'y gâtent. Il avait l'âme forte et un vif sentiment de la grandeur de son pays. Il est louable encore d'avoir porté tranquillement sur ses larges épaules les haines des colporteurs et des petits marquis. Ses ennemis mêmes lui accordent une secrète estime. Mais qu'a-t-il fait, monsieur, de considérable, et par quoi vous apparaît-il autre chose que le jouet des vents qui soufflaient autour de lui? Les jésuites qu'il a chassés sont revenus; la petite guerre de religion qu'il avait allumée afin de divertir le peuple s'est éteinte, ne laissant après la fête que la carcasse puante d'un méchant feu d'artifice. Il eut, je vous l'accorde, le génie du divertissement ou plutôt des diversions. Son parti, qui n'était que celui de l'occasion et des expédients, n'avait pas attendu sa mort pour changer de nom et de chef sans changer de doctrine. Sa cabale resta fidèle à son maître et à elle-même en continuant d'obéir aux circonstances. Est-ce donc là une œuvre dont la grandeur étonne?

— C'en est une admirable en effet, répondit M. Roman. Et ce ministre eût-il seulement tiré l'art du gouvernement des nuages de la métaphysique pour le ramener à la réalité des choses, que je l'en chargerais de louanges. Son parti, dites- vous, fut celui de l'occasion et des expédients. Mais que faut-il pour exceller dans les affaires humaines que saisir l'occasion favorable et recourir aux expédients utiles? C'est ce qu'il fit, ou du moins ce qu'il eût fait, si la mobilité pusillanime de ses amis et l'audace perfide de ses adversaires lui avaient laissé quelque repos. Mais il s'usa dans le vain ouvrage d'apaiser ceux-ci et de raffermir les premiers. Le temps et les hommes, instruments nécessaires, lui firent défaut pour établir son bienfaisant despotisme. Il forma du moins des desseins admirables pour la politique intérieure. Vous ne devez pas oublier que, à l'extérieur, il dota sa patrie de vastes et fertiles territoires. Et nous lui devons en cela d'autant plus de reconnaissance, qu'il fit ces heureuses conquêtes seul et malgré le parlement dont il dépendait.

— Monsieur, répondit mon bon maître, il montra de l'énergie et de l'habileté dans les affaires des colonies, mais non beaucoup plus, peut-être, qu'un bourgeois n'en déploie pour acheter une terre. Et ce qui me gâte toutes ces affaires maritimes, c'est la conduite que les Européens ont coutume de tenir avec les peuples de l'Afrique et de l'Amérique. Les blancs, quand ils sont aux prises avec des hommes jaunes ou noirs, se voient forcés de les exterminer. On ne vient à bout des sauvages que par une sauvagerie perfectionnée. C'est à cette extrémité qu'aboutissent toutes les entreprises coloniales. Je ne nie pas que les Espagnols, les Hollandais et les Anglais n'y aient trouvé quelque avantage. Mais d'ordinaire on se lance au hasard et tout à fait à l'aventure dans ces grandes et cruelles expéditions. Qu'est-ce que la sagesse et la volonté d'un homme dans des entreprises qui intéressent le commerce, l'agriculture, la navigation, et qui, par conséquent, dépendent d'une immense quantité d'êtres minuscules? La part d'un ministre en de telles affaires est bien petite, et si elle nous paraît notable, c'est parce que notre esprit, tourné à la mythologie, veut donner un nom et une figure à toutes les forces secrètes de la nature. Qu'a-t-il inventé, votre ministre, en fait de colonies, qui ne fût déjà connu des Phéniciens, au temps de Cadmus?

A ces mots, M. Roman laissa tomber son atlas, que le libraire alla ramasser doucement.

— Monsieur l'abbé, dit-il, je découvre à regret que vous êtes sophiste. Car il faut l'être pour offusquer avec Cadmus et les Phéniciens les entreprises coloniales du ministre défunt. Vous n'avez pu nier que ces entreprises fussent son ouvrage, et vous avez pitoyablement introduit ce Cadmus pour nous embrouiller.

— Monsieur, dit l'abbé, laissons là Cadmus puisqu'il vous fâche. Je veux dire seulement qu'un ministre a peu de part à ses propres entreprises et qu'il n'en mérite ni la gloire ni la honte; je veux dire que, si dans la comédie pitoyable de la vie, les princes ont l'air de commander comme les peuples d'obéir, ce n'est qu'un jeu, une vaine apparence, et que réellement ils sont les uns et les autres conduits par une force invisible."

 

LA SCIENCE, "j'ai perdu, dans la conversation des livres et des savants, la paix du cœur, la sainte simplicité, et cette pureté des humbles d'autant plus admirable qu'elle ne s'altère ni au cabaret ni dans les bouges .." (Les opinions de M. Jérôme Coignard)

"Ce jour-là nous poussâmes, mon bon maître et moi, jusqu'au Pont- Neuf, dont les demi-lunes étaient couvertes de ces tréteaux sur lesquels les bouquinistes étalent des romans mêlés à des livres de piété. On y trouve pour deux sols "L'Astrée" tout entière et "le Grand Cyrus", usés et graissés par des lecteurs de province, avec "l'Onguent pour la brûlure" et divers ouvrages des jésuites. Mon bon maître avait coutume de lire en passant quelques pages de ces écrits, dont il ne faisait point emplette, étant démuni d'argent, et gardant raisonnablement pour l'hôte du Petit-Bacchus les six blancs qu'il lui advenait, par extraordinaire, de tenir dans la poche de sa culotte. Au reste, il n'était point avide de posséder les biens de ce monde, et les meilleurs ouvrages ne lui faisaient point envie, pourvu qu'il en pût connaître les bons endroits, dont il dissertait ensuite avec une sagesse admirable. Les tréteaux du Pont-Neuf lui plaisaient en cela que les livres y étaient parfumés d'une odeur de friture, par le voisinage des marchandes de beignets; et ce grand homme y respirait en même temps les chères odeurs de la cuisine et de la science.

Chaussant ses lunettes, il examina l'étalage d'un brocanteur avec le contentement d'une âme heureuse à qui tout est gracieux parce que tout se reflète en elle avec grâce.

— Tournebroche, mon fils, me dit-il, il se trouve sur l'étal de ce bon homme des livres fabriqués alors que l'imprimerie était encore, autant dire, dans les langes; et ces livres se ressentent de la rudesse de nos aïeux. J'y rencontre une chronique barbare de Monstrelet, auteur qu'on a dit plus baveux qu'un pot de moutarde, et deux ou trois vies de sainte Marguerite. Il serait inconcevable que les hommes eussent été si sots que d'écrire et de lire de pareilles inepties, si notre sainte religion ne nous enseignait qu'ils naissent avec un germe d'imbécillité. Et, comme les lumières de la foi ne m'ont jamais fait défaut, non point même, par bonheur, dans les erreurs de la table, je conçois mieux leur stupidité passée que leur intelligence présente, qui, pour tout dire, me semble illusoire et décevante, telle qu'elle semblera aux générations futures, car l'homme est, par essence, une sotte bête et les progrès de son esprit ne sont que les vains effets de son inquiétude. C'est pour cette raison, mon fils, que je me défie de ce qu'ils nomment science et philosophie, et qui n'est, à mon sentiment, qu'un abus de représentations et d'images fallacieuses, et, dans un certain sens, l'avantage du malin Esprit sur les âmes. Vous entendez bien que je suis très éloigné de croire à toutes les diableries dont s'effraie la créance populaire. J'estime, avec les Pères, que la tentation est en nous, et que nous sommes à nous-mêmes nos démons et nos maléfices. Mais j'en veux à M. Descartes et à tous les philosophes qui, sur son exemple, ont cherché dans la connaissance de la nature une règle de vie et un principe de conduite. Car enfin, Tournebroche, mon fils, qu'est-ce que la connaissance de la nature, sinon la fantaisie de nos sens? Et qu'est-ce qu'y ajoute, je vous prie, la science, avec les savants depuis Gassendi, qui n'était point un âne, et Descartes et ses disciples, jusqu'à ce joli sot de M. de Fontenelle? Des besicles, mon fils, des besicles comme celles qui chaussent mon nez. Tous les microscopes et lunettes d'approche dont on fait vanité, qu'est-ce, en réalité, que des besicles plus nettes que les miennes que j'achetai l'an passé à l'opticien de la foire Saint- Laurent et dont le verre de l'œil gauche, qui est celui dont je vois le mieux, s'est malheureusement fendu cet hiver d'un tabouret que me jeta à la tête le coutelier boiteux? Oui, Tournebroche, mon fils, que sont ces instruments dont les savants et les curieux emplissent leurs galeries et leurs cabinets? Que sont les lunettes, astrolabes, boussoles, sinon des moyens d'aider les sens dans leurs illusions et de multiplier l'ignorance fatale où nous sommes de la nature, en multipliant nos rapports avec elle? Les plus doctes d'entre nous diffèrent uniquement des ignorants par la faculté qu'ils acquièrent de s'amuser à des erreurs multiples et compliquées. Ils voient l'univers dans une topaze taillée à facettes au lieu de le voir, comme madame votre mère, par exemple, avec l'œil tout nu que le bon Dieu lui a donné. Mais ils ne changent point d'œil en s'armant de lunettes; ils ne changent point de dimensions en usant d'appareils propres à mesurer l'espace; ils ne changent pas de poids en employant des balances très sensibles; ils découvrent des apparences nouvelles et sont par là le jouet de nouvelles illusions. Voilà tout! Si je n'étais pas persuadé, mon fils, des saintes vérités de notre religion, il ne me resterait, par cette persuasion où je suis que toute connaissance humaine n'est qu'un progrès dans la fantasmagorie, qu'à me jeter de ce parapet dans la Seine, qui vit d'autres noyés, depuis le temps qu'elle coule. Je ne saurais que croire, au milieu des appareils dont les mensonges puissants grandiraient démesurément les mensonges de ma vue, et je serais un académicien tout à fait misérable.

Mon bon maître parlait de la sorte devant la première demi-lune de gauche, à compter de la rue Dauphine, et il commençait d'effrayer le marchand qui le prenait pour un exorciste. Tout à coup, saisissant une vieille géométrie ornée d'assez méchantes figures de Sébastien Leclerc :

— Peut-être, reprit-il, au lieu de me noyer si je n'étais chrétien et catholique, prendrais-je le parti de me jeter dans la mathématique, où l'esprit trouve les aliments dont il est le plus avide, à savoir : la suite et la continuité. Et j'avoue que ce petit livre, tout commun qu'il est, me donne quelque estime du génie de l'homme.

A ces mots, il ouvrit si largement le traité de Sébastien Leclerc, à l'endroit des triangles, qu'il faillit le rompre net. Mais bientôt il le rejeta avec dégoût.

— Hélas! murmura-t-il, les nombres dépendent du temps, les lignes, de l'espace, et ce sont là encore des illusions humaines. En dehors de l'homme, il n'y a ni mathématique, ni géométrie, et c'est en définitive une connaissance qui ne nous fait pas sortir de nous-mêmes, bien qu'elle affecte un air d'indépendance assez magnifique.

Ayant dit, il tourna le dos au bouquiniste soulagé, et respira largement.

— Ah! Tournebroche, mon fils! reprit-il. Tu me vois souffrant d'un mal que je me suis donné et brûlé par la tunique ardente dont j'ai pris soin moi- même de me vêtir et de me parer.

Il parlait de la sorte par image, étant vêtu, en réalité, d'une méchante souquenille qui ne tenait plus que par deux ou trois boutons. Encore n'étaient-ils pas engagés dans les boutonnières correspondantes.

Il parlait avec chaleur :

— Je hais la science, disait-il, pour l'avoir trop aimée!... J'ai voulu tout connaître et je souffre aujourd'hui de ma coupable folie. Heureux, ajouta- t-il, oh! bien heureux ces bonnes gens assemblés autour de ce vendeur d'orviétan!

Et il montra de la main les laquais, les chambrières et les forts du port Saint-Nicolas, formant un cercle autour d'un opérateur qui donnait la parade avec son valet.

— Vois, Tournebroche, me dit-il, ils rient de bon cœur quand le drôle donne un coup de pied au cul de cet autre drôle. Et c'est en effet un spectacle plaisant, qui est tout gâté pour moi par la réflexion, car lorsqu'on recherche l'essence de ce pied et du reste, on ne rit plus. J'aurais dû, étant chrétien, concevoir plus tôt tout ce qu'il y a de malignité dans cette maxime d'un païen : ce Heureux qui put connaître les causes! » j'aurais dû m'enfermer dans la sainte ignorance comme dans un verger clos, et rester semblable aux petits enfants. Je me serais amusé, non point, à vrai dire, des jeux grossiers de ce Mondor (le Molière du Pont-Neuf aurait peu d'attrait pour moi, quand l'autre me semble déjà trop "scurrile"), mais je me serais amusé des herbes de mon jardin, et j'aurais loué Dieu dans les fleurs et les fruits de mes pommiers. Une curiosité immodérée m'a entraîné, mon fils; j'ai perdu, dans la conversation des livres et des savants, la paix du cœur, la sainte simplicité, et cette pureté des humbles d'autant plus admirable qu'elle ne s'altère ni au cabaret ni dans les bouges, comme il se voit par l'exemple du coutelier boiteux, et, si j'ose le dire, par celui de votre rôtisseur de père, qui garde beaucoup d'innocence, encore qu'ivrogne et débauché. Mais il n'en va pas de même de celui qui a étudié dans les livres. Il lui en reste à jamais une fière amertume et une tristesse superbe."

 

LES COUPS D ETAT - "ces brusques changements d'État que vous méditez sont de simples changements d'hommes, et que les hommes, considérés en masse, sont tous pareils, également médiocres dans le mal comme dans le bien.." (Les opinions de M. Jérôme Coignard)

L'abbé Coignard a emmené au cabaret M. Rockstrong, un pamphlétaire anglais, condamné à mort en son pays, et dont il choque tous les principes politiques...

"Quand l'hôte du Petit -Bacchus eut apporté un pot de vin, le libelliste leva sa tasse et porta la santé de M. l'abbé Coignard qu'il nomma coquin, ami des bandits, suppôt de la tyrannie et vieille canaille, d'un air extrêmement jovial. Mon bon maître lui rendit sa politesse de bonne grâce en le félicitant de boire à la santé d'un homme dont l'humeur naturelle n'avait jamais été altérée par la philosophie.

— Pour moi, ajouta-t-il, je sens bien que mon esprit est tout gâté par la réflexion. Et, comme il n'est point dans la nature des hommes de penser avec quelque profondeur, je confesse que mon penchant à méditer est une manie bizarre et tout à fait incommode. Elle me rend premièrement malpropre à toute entreprise; car on n'agit jamais que sur des vues courtes et des pensées étroites. Vous seriez étonné vous-même, monsieur Rockstrong, si vous vous représentiez la pauvre simplicité des génies qui ont remué le monde. Les conquérants et les hommes d'État qui ont changé la face de la terre n'ont jamais fait réflexion sur l'essence des êtres qu'ils maniaient rudement. Ils s'enfermaient tout entiers dans la petitesse de leurs grands plans, et les plus sages n'envisageaient à la fois que très peu d'objets. Tel que vous me voyez, monsieur Rockstrong, il me serait impossible de travailler à la conquête des Indes, comme Alexandre, ni de fonder et de gouverner un empire, ni, plus généralement, de me jeter dans quelqu'une de ces vastes entreprises qui tentent la fierté d'une âme impétueuse. La réflexion m'y embarrasserait dès les premiers pas et je découvrirais à chacun de mes mouvements des raisons pour m'arrêter.

Puis se tournant vers moi, mon bon maître dit en soupirant :

— C'est une grande infirmité que de penser. Dieu vous en garde, Tournebroche, mon fils, comme il en a gardé ses plus grands saints et les âmes que, chérissant d'une dilection singulière, il réserve à la gloire éternelle. Les hommes qui pensent peu ou ne pensent point du tout font heureusement leurs affaires en ce monde et dans l'autre, tandis que les méditatifs sont menacés incessamment de leur perte temporelle et spirituelle, tant il est de malice dans la pensée ! Considérez, en frémissant, mon fils, que le Serpent de la Genèse est le plus antique des philosophes et leur prince éternel !

M. l'abbé Coignard but un grand coup de vin et reprit à voix basse :

— Aussi, pour mon salut, est-il du moins un sujet sur lequel je n'ai jamais exercé mon intelligence. Je n'ai point appliqué ma raison aux vérités de la foi. Malheureusement, j'ai médité les actions des hommes et les mœurs des cités; c'est pourquoi je ne suis plus digne de gouverner une île, comme Sancho Pança.

— Cela est fort heureux, reprit M. Rockstrong en riant, car votre île serait un repaire de bandits et de malandrins, où les criminels jugeraient les innocents, s'il s'en trouvait d'aventure.

— Je le crois, monsieur Rockstrong, je le crois, reprit mon bon maître. Il est probable que, si je gouvernais une autre île de Barataria, les mœurs y seraient ce que vous dites. Vous avez peint là d'un trait tous les empires du monde. Je sens que le mien ne serait pas meilleur que les autres. Je n'ai point d'illusions sur les hommes, et, pour ne point les haïr, je les méprise. Monsieur Rockstrong, je les méprise tendrement. Mais ils ne m'en savent point de gré. Ils veulent être haïs. On les fâche quand on leur montre le plus doux, le plus indulgent, le plus charitable, le plus gracieux, le plus humain des sentiments qu'ils puissent inspirer : le mépris.

Pourtant le mépris mutuel, c'est la paix sur la terre, et si les hommes se méprisaient sincèrement entre eux, ils ne se feraient plus de mal et ils vivraient dans une aimable tranquillité. Tous les maux des sociétés polies viennent de ce que les citoyens s'y estiment excessivement et qu'ils élèvent l'honneur comme un monstre sur les misères de la chair et de l'esprit. Ce sentiment les rend fiers et cruels, et je déteste l'orgueil qui veut qu'on s'honore et qu'on honore autrui, comme si quelqu'un dans la postérité d'Adam pouvait être trouvé digne d'honneur! Un animal qui mange et qui boit (Donnez-moi à boire!) est pitoyable, intéressant peut-être, et même agréable parfois. Il n'est honorable que par l'effet du préjugé le plus absurde et le plus féroce. Ce préjugé est la source de tous4es maux dont nous souffrons. C'est une détestable espèce d'idolâtrie; et pour assurer aux humains une existence un peu douce, il faudrait commencer par les rappeler à leur humilité naturelle. Ils seront heureux quand, ramenés au véritable sentiment de leur condition, ils se mépriseront les uns les autres sans qu'aucun s'excepte soi-même de ce mépris excellent. M. Rockstrong haussa les épaules.

— Mon gros abbé, dit-il, vous êtes un pourceau.

— Vous me flattez, répondit mon bon maître; je ne suis qu'un homme, et je sens en moi les germes de cette acre fierté que je déteste et de cette superbe qui porte la race humaine aux duels et aux guerres. Il y a des moments, monsieur Rockstrong, où je me ferais couper la gorge pour mes opinions, ce qui serait une grande folie. Car enfin, qui me prouve que je raisonne mieux que vous, qui raisonnez excessivement mal? Donnez-moi à boire!

M. Rockstrong remplit gracieusement le gobelet de mon maître.

— L'abbé, lui dit-il, vous êtes hors de sens, mais je vous aime, et je voudrais bien savoir ce que vous blâmez dans ma conduite publique et pourquoi vous vous rangez, contre moi, du parti des tyrans, des faussaires, des voleurs et des juges prévaricateurs.

— Monsieur Rockstrong, répondit mon bon maître, souffrez que tout d'abord je répande, avec une indifférence clémente, sur vous, sur vos amis et sur vos ennemis, ce sentiment si doux qui seul finit les querelles et donne l'apaisement. Souffrez que je n'honore pas assez les uns ni les autres pour les désigner à la vindicte des lois et pour appeler les supplices sur leur tête Les hommes, quoi qu'ils fassent, sont toujours de grands innocents, et je laisse au milord chancelier qui vous fit condamner les déclamations, imitées de Cicéron, sur les crimes d'État. J'ai peu de goût pour les Catilinaires, de quelque côté qu'elles viennent. Je suis attristé seulement de voir un homme tel que vous occupé de changer la forme du gouvernement. C'est l'emploi le plus frivole et le plus vain que l'on puisse faire de son esprit, et combattre les gens en place n'est qu'une niaiserie, quand ce n'est pas un moyen de vivre et de se pousser dans le monde. Donnez-moi à boire ! Songez, monsieur Rockstrong, que ces brusques changements d'État que vous méditez sont de simples changements d'hommes, et que les hommes, considérés en masse, sont tous pareils, également médiocres dans le mal comme dans le bien, en sorte que remplacer deux ou trois cents ministres, gouverneurs de provinces, agents fiscaux et présidents à mortier par deux ou trois cents autres, c'est faire autant que rien et mettre seulement Philippe et Barnabe au lieu de Paul et de Xavier. Quant à changer en même temps la condition des personnes, comme vous l'espérez, voilà qui est bien impossible, car cette condition ne dépend pas des ministres, qui ne sont rien, mais de la terre et de ses fruits, de l'industrie, du négoce, des richesses amassées dans l'empire, de l'art des citoyens dans le trafic et dans l'échange, toutes choses qui, bonnes ou mauvaises, ne relèvent ni du prince ni des officiers de la couronne.

M. Rockstrong interrompit vivement mon bon maître :

— Qui ne voit, mon gros abbé, s'écria-t-il, que l'état de l'industrie et du commerce dépendent du gouvernement, et qu'il n'y a de bonnes finances que dans un gouvernement libre?

— La liberté, reprit M. l'abbé Goignard, n'est que l'effet de la richesse des citoyens, qui s'affranchissent dés qu'ils sont assez puissants pour être libres. Les peuples prennent toute la liberté dont ils peuvent jouir, ou, pour mieux dire, ils réclament impérieusement des institutions en reconnaissance et garantie des droits qu'ils ont acquis par leur industrie.

Toute liberté vient d'eux et de leurs propres mouvements. Leurs gestes les plus instinctifs élargissent le moule de l'État qui se forme sur eux. En  sorte qu'on peut dire que, si détestable que soit la tyrannie, il n'y a que des tyrannies nécessaires et que les gouvernements despotiques ne sont que l'étroite enveloppe d'un corps imbécile et trop chétif. Et qui ne voit que les apparences du gouvernement sont comme la peau qui révèle la structure d'un animal sans en être la cause?

Vous vous en prenez à la peau, sans vous intéresser aux viscères, en quoi vous montrez, monsieur Rockstrong, peu de philosophie naturelle.

— Ainsi vous ne faites point de différence d'un État libre à un gouvernement tyrannique, et tout cela, mon gros abbé, c'est pour vous le cuir de la bête. Et vous ne voyez point que les dépenses du prince et les déprédations des ministres peuvent, en augmentant les tailles, ruiner l'agriculture et fatiguer le négoce.

— Monsieur Rockstrong, il n'y a jamais, dans un même âge, pour un même pays, qu'un seul gouvernement possible, comme une bête ne peut avoir à la fois qu'un même pelage. D'où il résulte qu'il faut laisser au temps qui est galant homme, comme disait l'autre, le soin de changer les empires et de refaire les lois. Il y travaille avec une lenteur infatigable et clémente.

— Et vous ne pensez pas, mon gros abbé, qu'il faille aider le vieillard qui figure sur les horloges, sa faux à la main? Vous ne pensez pas qu'une révolution comme celle des Anglais ou celle des Pays- Bas ait eu quelque effet pour l'état des peuples? Non? Vous méritez, vieux fou, d'être coiffé du chapeau vert !

 — Les révolutions, répliqua mon bon maître, se font pour conserver les biens acquis, non pour en gagner de nouveaux. C'est la folie des nations et c'est la vôtre, monsieur Rockstrong, de fonder sur la chute des princes de vastes espérances. Les peuples s'assurent de temps en temps, par la révolte, la conservation de leurs franchises menacées. Ils n'acquièrent jamais par cette voie des franchises nouvelles. Mais ils se payent de mots. Il est remarquable, monsieur Rockstrong, que les hommes se font tuer facilement pour des mots qui n'ont point de sens. Ajax en avait déjà fait la remarque : «Je croyais dans ma jeunesse, lui fait dire le poète, que l'action était plus puissante que la parole, mais je vois aujourd'hui que la parole est la plus forte.» Ainsi parlait Ajax, fils d'Oïlée. Monsieur Rockstrong, j'ai grand soif!"

 

L'HISTOIRE - "Les livres d'histoire sont remplis de bagatelles très propres au divertissement d'un honnête homme, et l'on est assuré d'y trouver une infinité de contes agréables .." (Les opinions de M. Jérôme Coignard)

"M. Roman posa sur le comptoir une demi-douzaine de volumes.

— Je vous prie, monsieur Blaizot, dit-il, de me faire envoyer ces livres. Il s'y trouve "la Mère et le Fils", "les Mémoires de la Cour de France" et "le Testament de Richelieu". Je vous serai reconnaissant d'y joindre ce que vous avez reçu de nouveau en matière d'histoire et particulièrement ce qui concerne la France depuis la mort d'Henri IV. Ce sont là des ouvrages dont je suis extrêmement curieux.

— Vous avez raison, monsieur, dit mon bon maître. Les livres d'histoire sont remplis de bagatelles très propres au divertissement d'un honnête homme, et l'on est assuré d'y trouver une infinité de contes agréables.

— Monsieur l'abbé, répondit M. Roman, ce que je recherche chez les historiens, ce n'est point un divertissement frivole. C'est un grave enseignement, et je suis au désespoir si j'y découvre des fictions mêlées à la vérité. J'étudie les actions humaines en vue de la conduite des peuples et je cherche dans les histoires des maximes de gouvernement.

— Je ne l'ignore pas, monsieur, dit mon bon maître. Votre traité de la Monarchie est assez connu pour qu'on sache que vous avez conçu une politique tirée des histoires.

— De la sorte, dit M. Roman, j'ai. Je premier, tracé aux princes et aux ministres des règles dont ils ne peuvent s'écarter sans danger.

— Aussi vous voit-on, monsieur, au frontispice de votre livre, sous la figure de Minerve, présentant à un roi adolescent le miroir que vous tend la muse Clio, éployée au-dessus de votre tête, dans un cabinet orné de bustes et de tableaux. Mais souffrez que je vous dise, monsieur, que cette muse est une menteuse et qu'elle vous tend un miroir trompeur. Il y a peu de vérités dans les histoires, et les seuls faits sur lesquels on s'accorde sont ceux que nous tenons d'une source unique. Les historiens se contredisent les uns les autres chaque fois qu'ils se rencontrent. Bien plus! Nous voyons que Flavius Josèphe, qui a suivi les mêmes événements dans ses Antiquités et dans sa Guerre des Juifs, les rapporte diversement en chacun de ces ouvrages. Tite-Live n'est qu'un assembleur de tables; et Tacite, votre oracle, me fait tout l'effet d'un menteur austère qui se moque du monde avec un air de gravité. J'estime assez Thucydide, Polybe et Guichardin. Quant à notre Mézeray, il ne sait ce qu'il dit, non plus que Villaret et l'abbé Vély. Mais je fais le procès aux historiens et c'est à l'histoire qu'il le faut faire.

Qu'est-ce que l'histoire? Un recueil de contes moraux ou bien un mélange éloquent de narrations et de harangues, selon que l'historien est philosophe ou rhéteur. Il s'y peut trouver de beaux morceaux d'éloquence, mais l'on n'y doit point chercher la vérité, parce que la vérité consiste à montrer les rapports nécessaires des choses et que l'historien ne saurait établir ces rapports, faute de pouvoir suivre la chaîne des effets et des causes. Considérez que chaque fois que la cause d'un fait historique est dans un fait qui n'est point historique, l'histoire ne la voit point. Et comme les faits historiques sont liés étroitement aux faits qui ne sont pas historiques, il en résulte que les événements ne s'enchaînent point naturellement dans les histoires, mais qu'ils y sont liés les uns aux autres par de purs artifices de rhétorique. Et remarquez encore que la distinction entre les faits qui entrent dans l'histoire et les faits qui n'y entrent point est tout à fait arbitraire. Il en résulte que, loin d'être une science, l'histoire est condamnée, par un vice de nature, au vague du mensonge. Il lui manquera toujours la suite et la continuité sans lesquelles il n'est point de connaissance véritable. Aussi bien voyez-vous qu'on ne peut tirer des annales d'un, peuple aucun pronostic pour son avenir. Or, le propre des sciences est d'être prophétiques, comme il se voit par les tables où les lunaisons, les marées et les éclipses se trouvent calculées à l'avance, tandis que les révolutions et les guerres échappent au calcul.

M. Roman représenta à M. l'abbé Coignard qu'il ne demandait à l'histoire que des vérités confuses, il est vrai, incertaines, mélangées d'erreur, mais infiniment précieuses par leur objet , qui est l'homme.

— Je sais, ajouta-t-il, combien les annales humaines sont mêlées de fables et tronquées. Mais à défaut d'une suite rigoureuse de causes et d'effets, j'y découvre une sorte de plan qu'on perd et qu'on retrouve, comme les ruines de ces temples à demi ensevelis dans le sable. Cela seul serait pour moi d'un prix inestimable. Et je me flatte encore que l'histoire, à l'avenir, formée de matériaux abondants et traitée avec méthode, rivalisera d'exactitude avec les sciences naturelles.

— Pour cela, dit mon bon maître, n'y comptez point. Je croirais plutôt que l'abondance croissante des mémoires, correspondances et papiers d'archives rendra la tâche difficile aux historiens futurs. M. Elward, qui consacre sa vie à étudier la révolution d'Angleterre, assure que la vie d'un homme ne suffirait pas à lire la moitié de ce qui fut écrit pendant les troubles. Il me souvient d'un conte que M. l'abbé Blanchet me fit à ce sujet, et que je vais vous dire tel qu'il se retrouvera dans ma mémoire, regrettant que M. l'abbé Blanchet ne soit pas ici pour le conter lui-même, car il a de l'esprit.

Voici cet apologue :

"Quand le jeune prince Zémire succéda à son père sur le trône de Perse, il fit appeler tous les académiciens de son royaume, et, les ayant réunis, il leur dit :

— Le docteur Zeb, mon maître, m'a enseigné que les souverains s'exposeraient à moins d'erreurs s'ils étaient éclairés par l'exemple du passé. C'est pourquoi je veux étudier les annales des peuples. Je vous ordonne de composer une histoire universelle et de ne rien négliger pour la rendre complète.

Les savants promirent de satisfaire le désir du prince, et s'étant retirés, ils se mirent aussitôt à l'œuvre. Au bout de vingt ans, ils se présentèrent devant le roi, suivis d'une caravane composée de douze chameaux , portant chacun cinq cents volumes. Le secrétaire de l'académie, s'étant prosterné sur les degrés du trône, parla en ces termes :

— Sire, les académiciens de votre royaume ont l'honneur de déposer à vos pieds l'histoire universelle qu'ils ont composée à l'intention de Votre Majesté. Elle comprend six mille tomes et renferme tout ce qu'il nous a été possible de réunir touchant les mœurs des peuples et les vicissitudes des empires. Nous y avons inséré les anciennes chroniques qui ont été heureusement conservées et nous les avons illustrées de notes abondantes sur la géographie, la chronologie et la diplomatique. Les prolégomènes forment à eux seuls la charge d'un chameau et les paralipomènes sont portés à grand'peine par un autre chameau.

Le roi répondit :

— Messieurs, je vous remercie de la peine que vous vous êtes donnée. Mais je suis fort occupé des soins du gouvernement. D'ailleurs j'ai vieilli pendant que vous travailliez. Je suis parvenu, comme dit le poète persan, au milieu du chemin de la vie, et, à supposer que je meure plein de jours, je ne puis raisonnablement espérer d'avoir le temps de lire une si longue histoire. Elle sera déposée dans les archives du royaume. Veuillez m'en faire un abrégé mieux proportionné à la brièveté de l'existence humaine.

Les académiciens de Perse travaillèrent vingt ans encore; puis ils apportèrent au roi quinze cents volumes sur trois chameaux.

— Sire, dit le secrétaire perpétuel d'une voix affaiblie, voici notre nouvel ouvrage. Nous croyons n'avoir rien omis d'essentiel.

— Il se peut, répondit le roi, mais je ne le lirai point. Je suis vieux; les longues entreprises ne conviennent point à mon âge ; abrégez encore et ne tardez pas.

Ils tardèrent si peu qu'au bout de dix ans ils revinrent suivis d'un jeune éléphant porteur de cinq cents volumes. 

— Je me flatte d'avoir été succinct, dit le secrétaire perpétuel. 

— Vous ne l'avez pas encore été suffisamment, répondit le roi. Je suis au bout de ma vie. Abrégez, abrégez, si vous voulez que je sache, avant de mourir, l'histoire des hommes.

On revit le secrétaire perpétuel devant le palais, au bout de cinq ans. Marchant avec des béquilles, il tenait par la bride un petit âne qui portait un gros livre sur son dos.

— Hâtez-vous, lui dit un officier, le roi se meurt.

En effet le roi était sur son lit de mort. IJ tourna vers l'académicien et son gros livre un regard presque éteint, et dit en soupirant :

— Je mourrai donc sans savoir l'histoire des hommes!

— Sire, répondit le savant, presque aussi mourant que lui, je vais vous la résumer en trois mots : Ils naquirent, ils souffrirent, ils moururent.

C'est ainsi que le roi de Perse apprit sur le tard l'histoire universelle.... »

 


Le Lys rouge (1894)

"Le roman raconte la liaison d'une femme du monde, mariée à un homme politique, avec un artiste. Un voyage à Florence (que symbolise le titre) couronne cette union charnelle et mystique. Bientôt, la jalousie s'insinue dans le cœur de l'amant, qui met fin à la liaison. Ce roman, unique en son genre dans l'œuvre, maintenant réhabilitée et revenue à la mode, d'Anatole France, est partiellement autobiographique, parce qu'il est fondé sur la liaison, d'abord passionnée, de l'auteur avec Mme de Caillavet. Il a voulu écrire un roman psychologique et mondain que domine l'étrange figure de la comtesse Thérèse Martin-Bellème. Les personnages secondaires sont eux-mêmes inspirés du réel (Choulette est Verlaine). Un roman charnel, sensuel, mais retenu par les limites de la bienséance habituelle à l'époque. Le cadre florentin ajoute un charme supplémentaire à ce qui est, "Toutes proportions gardées, l'Amour de Swann d'Anatole France" (Editions Gallimard)? 

La comtesse Thérèse Martin-Bellème, fille d`un riche financier, femme d'un aristocrate voué à la politique et ministre en renom, fait montre d'une intelligence vive autant que raffinée, et d`un caractère à la fois timide et ardent. Le mariage. auquel sa situation sociale l`a contrainte, la réduit à une grande solitude qu'elle tente de combler en cultivant l`amitié d`hommes de lettres, d`hommes du monde et de politiciens. Par ailleurs, elle entretient des relations secrètes avec Robert Le Ménil qui se laisse aimer complaisamment. Vivement impressionnée par le caractère singulier et la force morale du sculpteur Jacques Dechartre. elle décide d'abandonner Robert, dont la personnalité sans consistance lui paraît méprisable. Dechartre lui ayant parlé avec éloquence d'un prochain voyage qu'iI se propose de faire en Italie. Thérèse accepte l`invitation d'une amie. la poétesse anglaise Vivian Bell, qui vit à Fiesole. Peu après, Thérèse et Dechartre se rejoignent à Florence, et ils s`abandonnent corps et âme aux délices de l`amour. Thérèse est parfaitement heureuse. Mais Dechartre, dont le naturel est fait de violence et de simplicité, est en proie à la jalousie. Il finit par savoir que Thérèse a eu une autre liaison. Et l`opiniâtreté avec laquelle le jeune Robert, qui ne se résigne pas à la rupture. cherche à atteindre Thérèse. suffit à l`éclairer dans ses soupçons. A tout cela s`ajoute une série

d'incidents infimes et purement fortuits, qui ne font que susciter des malentendus. Dechartre ne peut plus avoir confiance en sa maîtresse. La crise se dénoue et Dechartre met brutalement fin à un attachement qui semblait destiné à une plus longue durée....

Madame Martin va voir son amie miss Bell, une esthète, retirée à Fiesole. Elle emmène la très prosaïque Madame Marmet, veuve d'un membre de l'Académie des Inscriptions, et l'original Choulette, un poète bohème et mystique, dont l'esprit l'amuse par une perpétuelle négation de toutes les croyances et préjugés des honnêtes gens....

"Le rapide de Marseille était formé sur le quai, où couraient les facteurs et roulaient les camions dans la fumée et le bruit, sous la clarté livide qui tombait des vitrages. Devant les portières ouvertes, les voyageurs en long manteau allaient et venaient. A l'extrémité de la galerie aveuglée de suie et de poussière, apparaissait, comme au bout d'une lunette, un petit arc de ciel. Grand comme la main, l'infini du voyage. La comtesse Martin et la bonne madame Marmet étaient déjà dans leur coupé, sous le filet chargé de sacs, les journaux jetés près d'elles sur les coussins. Choulette ne venait pas, et madame Martin ne l'attendait plus. Il avait pourtant promis de se trouver à la gare. Il avait pris ses arrangements pour le départ et reçu de son éditeur le prix des Blandices. Paul Vence l'avait amené, un soir, à l'hôtel du quai de Billy, Il s'était montré doux, poli, plein de gaieté spirituelle et de joie naïve. Elle se promettait, depuis lors, quelque plaisir à voyager avec un homme de génie, et si original, d'une laideur pittoresque, d'une folie amusante, vieil enfant perdu, plein de vices sincères et d'innocence. Les portières se fermaient : elle ne l'attendait plus. Aussi n'avait-elle pas dû compter sur cette âme impulsive et vagabonde. Au moment où la machine commençait à pousser des souffles rauques, madame Marmet, qui regardait par la portière, dit tranquillement,  — Je crois que voici M. Choulette...

Il longeait le quai, boitant d'une jambe, le chapeau en arrière sur son crâne bossue, la barbe inculte et traînant un vieux sac de tapisserie. Il était presque terrible, et, malgré ses cinquante ans, avait l'air jeune, tant ses yeux bleus étaient clairs et luisaient, tant son visage jauni et creusé avait gardé d'audace ingénue, tant jaillissait de ce vieil homme ruineux l'éternelle adolescence du poète et de l'artiste. En le voyant, Thérèse regretta de s'être donné un compagnon si étrange. Il allait, jetant dans chaque voiture un regard brusque, qui devenait peu à peu mauvais et méfiant. Mais quand, arrivé au coupé des deux dames, il reconnut madame Martin, il sourit si joliment et lui donna le bonjour d'une voix si caressante, qu'il ne lui restait plus rien du farouche vagabond errant sur le quai, rien que la très vieille valise de tapisserie qu'il tirait par les anses à demi rompues.

Il la plaça dans le filet avec un soin minutieux, parmi les sacs corrects, enveloppés de toile grise, où elle fit une tache éclatante et sordide. On vit alors qu'elle était semée de fleurs jaunes, sur un fond couleur de sang.

Très à son aise, il fit compliment à madame Martin des pèlerines de son carrick carmélite.

— Excusez-moi, mesdames, ajouta-t-il, j'ai craint d'être en retard. Je suis allé entendre ce matin la messe de six heures à Saint- Se vérin, ma paroisse, dans la chapelle de la Vierge, sous ces jolis piliers absurdes qui montent au ciel en devises de mirliton, comme nous, pauvres pécheurs que nous sommes.

— Alors, lui dit madame Martin, vous êtes pieux aujourd'hui.

Et elle lui demanda s'il emportait le cordon de l'ordre qu'il fondait. Il prit un air grave et contristé.

— Je crains bien, madame, que M. Paul Vence ne vous ait fait à ce sujet beaucoup de mensonges absurdes. Il m'est revenu qu'il allait semant dans les salons que mon cordon est un cordon de sonnette, et de quelle sonnette! Je serais désolé qu'on pût se laisser prendre un moment à des inventions si misérables. Mon cordon, madame, est un cordon symbolique. Il est représenté par un simple fil qu'on porte sous les vêtements après qu'un pauvre l'a touché, en signe que la pauvreté est sainte, et qu'elle sauvera le monde. Il n'y a de bien qu'en elle; et depuis que j'ai reçu le prix des Blandices, je me sens injuste et dur. Il est bon de savoir que j'ai mis dans mon sac quelques-unes de ces cordelettes mystiques.

Et, montrant du doigt l'horrible tapisserie couleur de sang rouillé :

— J y ai mis aussi une hostie qu'un mauvais prêtre m'a donnée, les œuvres de M. de Maistre, des chemises et diverses autres choses.

Madame Martin leva les yeux, un peu effarée. Mais la bonne madame Marmet gardait sa placidité coutumière.

Tandis que le train roulait à travers les laideurs de la banlieue, sur cette frange noire qui borde tristement la ville, Choulette tira de sa poche un vieux portefeuille dans lequel il se mit à fouiller. Le scribe, caché sous le vagabond, se révélait. Choulette était paperassier sans vouloir le paraître. Il s'assura qu'il n'avait perdu ni les bouts de papier sur lesquels il notait au café ses idées de poèmes, ni la douzaine de lettres flatteuses que, salies, tachées, coupées à tous les plis, il portait sur lui constamment, prêt à les lire à des compagnons de rencontre, la nuit, sous les becs de gaz. Ayant reconnu qu'il ne lui manquait rien, il ôta du porte-feuille une lettre pliée dans une enveloppe ouverte. Longtemps il l'agita dans sa main avec un air d'impudence mystérieuse, puis il la tendit à la comtesse Martin. C'était une lettre de présentation que la marquise de Rieu lui avait donnée pour une princesse de la maison de France, une très proche parente du comte de Chambord, qui, veuve et vieille, vivait retirée aux portes de Florence. Ayant joui de l'effet qu'il pensait produire, il dit qu'il verrait peut-être cette princesse; que c'était une bonne personne, et pieuse.

— Une vraie grande dame, ajouta-t-il, et qui ne montre pas sa magnificence par des robes et des chapeaux. Elle porte ses chemises six semaines et quelquefois davantage. Les gentilshommes de sa suite lui ont vu des bas blancs, très sales, qui lui tombaient sur les talons. Les vertus des grandes reines d'Espagne revivent en elle. O ces bas sales, quelle gloire véritable!

Il reprit la lettre et la renferma dans son porte-feuille. Puis, s'étant armé d'un couteau à manche de corne, il attaqua de la pointe une figure à peine ébauchée dans la poignée de son bâton. Cependant il s'en donnait lui-même des louanges :

— Je suis habile dans tous les arts des mendiants et des vagabonds. Je sais ouvrir les serrures avec un clou et sculpter le bois avec un mauvais eustache.

La tête commençait à paraître. C'était un maigre visage de femme, qui pleurait.

Choulette y voulait exprimer la misère humaine, non point simple et touchante, telle que l'avaient pu sentir les hommes d'autrefois, dans un monde mêlé de rudesse et de bonté, mais hideuse et fardée, à cet état de laideur parfaite où l'ont portée les bourgeois libres penseurs et les militaires patriotes, issus de la Révolution française. Selon lui, le régime actuel n'était qu'hypocrisie et brutalité. Le militarisme lui faisait horreur.

— La caserne est une invention hideuse des temps modernes. Elle ne remonte qu'au XVIIe siècle. Avant, on n'avait que le bon corps de garde où les soudards jouaient aux cartes et faisaient des contes de Merlusine. Louis XIV est un précurseur de la Convention et de Bonaparte. Mais le mal a atteint sa plénitude depuis l'institution monstrueuse du service pour tous. Avoir fait une obligation aux hommes de tuer, c'est la honte des empereurs et des républiques, le crime des crimes. Aux âges qu'on dit barbares, les villes et les princes confiaient leur défense à des mercenaires qui faisaient la guerre en gens avisés et prudents : il n'y avait parfois que cinq ou six morts dans une grande bataille. Et quand les chevaliers allaient en guerre, du moins n'y étaient-ils point forcés; ils se faisaient tuer pour leur plaisir. Sans doute n'étaient-ils bons qu'à cela. Personne, au temps de saint Louis, n'aurait eu l'idée d'envoyer à la bataille un homme de savoir et d'entendement. Et l'on n'arrachait pas non plus le laboureur à la glèbe pour le mener à l'ost. Maintenant, on fait un devoir à un pauvre paysan d'être soldat. On l'exile de la maison dont le toit fume dans le silence doré du soir, des grasses prairies où paissent les bœufs, des champs, des bois paternels; on lui enseigne, dans la cour d'une vilaine caserne, à tuer régulièrement des hommes; on le menace, on l'injurie, on le met en prison; on lui dit que c'est un honneur, et, s'il ne veut point s'honorer de cette manière, on le fusille. Il obéit parce qu'il est sujet à la peur et de tous les animaux domestiques le plus doux, le plus riant et le plus docile. Nous sommes militaires, en France, et nous sommes citoyens. 

Autre motif d'orgueil, que d'être citoyen ! Cela consiste pour les pauvres à soutenir et à conserver les riches dans leur puissance et leur oisiveté. Ils y doivent travailler devant la majestueuse égalité des lois, qui interdit au riche comme au pauvre de coucher sous les ponts, de mendier dans les rues et de voler du pain. C'est un des bienfaits de la Révolution. Comme cette révolution a été faite par des fous et des imbéciles au profit des acquéreurs de biens nationaux et qu'elle n'aboutit en somme qu'à l'enrichissement des paysans madrés et des bourgeois usuriers, elle éleva, sous le nom d'égalité, l'empire de la richesse. Elle a livré la France aux hommes d'argent, qui depuis cent ans la dévorent. Ils y sont maîtres et seigneurs. Le gouvernement apparent, composé de pauvres diables piteux, miteux, marmiteux et calamiteux, est aux gages des financiers. Depuis cent ans, dans ce pays empoisonné, quiconque aime les pauvres est tenu pour traître à la société. Et l'on est un homme dangereux quand on dit qu'il est des misérables. On a fait même des lois contre l'indignation et la pitié. Et ce que je dis ici ne pourrait pas s'imprimer.

Choulette s'animait, agitait son couteau, tandis que, sous le soleil frileux, passaient les champs de terre brune, les bouquets violets des arbres dépouillés par l'hiver et les rideaux de peupliers au bord des rivières argentées.

Il regarda avec attendrissement la figure sculptée sur son bâton.

— Te voilà, lui dit-il, pauvre Humanité, maigre et pleurante, stupide de honte et de misère, telle que t'ont faite tes maîtres, le soldat et le riche.

La bonne madame Marmet, qui avait un neveu capitaine d'artillerie, jeune homme charmant, attaché à sa profession, était choquée de la violence avec laquelle Choulette attaquait l'armée. Madame Martin n'y voyait qu'une fantaisie amusante. Les idées de Choulette ne l'effrayaient pas. Elle n'avait peur de rien . Mais elle les trouvait un peu absurdes, elle ne pensait point que le passé eût jamais été meilleur que le présent.

— Je crois, monsieur Choulette, que les hommes ont été de tout temps ce qu'ils sont aujourd'hui, égoïstes, violents, avares et sans pitié. Je crois que les lois et les mœurs ont toujours été dures et cruelles aux malheureux.

Entre La Roche et Dijon ils déjeunèrent dans le wagon-restaurant et y laissèrent Choulette seul avec sa pipe, son verre de bénédictine et son âme irritée.

Dans le coupé, madame Marmet parla avec une tendresse paisible du mari qu'elle avait perdu. Il l'avait épousée par amour : il lui faisait des vers admirables, qu'elle avait gardés et qu'elle ne montrait à personne. Il était très vif et très gai. On ne l'eût pas cru à le voir plus tard fatigué par le travail, aflaibli par la maladie. Il avait étudié jusqu'au dernier moment. Souffrant d'une hypertrophie du cœur, il ne pouvait se coucher, et passait la nuit dans son fauteuil, avec ses livres sur une tablette. Deux heures avant sa mort, il essaya de lire encore. Il était affectueux et bon. Dans sa souffrance il garda toute sa douceur. Madame Martin, faute de trouver mieux, lui dit:

— Vous avez eu de longues années heureuses, vous en gardez le souvenir ; c'est encore une part de bonheur en ce monde...

La journée s'acheva en lectures et en rêveries. Choulette n'avait pas reparu. La nuit couvrit peu à peu de ses cendres grises les mûriers du Dauphiné. Madame Marmet s'endormit d'un sommeil paisible, reposant sur elle-même comme sur un amas d'oreillers. Thérèse la regarda et songea :

— C'est vrai qu'elle est heureuse, puisqu'elle aime à se rappeler.

La tristesse de la nuit lui entra dans le cœur. Et lorsque la lune se leva sur les champs d'oliviers, voyant passer ces douces lignes de plaines et de coteaux et couler les ombres bleues, Thérèse, dans ce paysage où tout parlait de paix et d'oubli et rien ne lui parlait d'elle, regretta la Seine, l'Arc de Triomphe et ses rayons d'avenues, les allées du Bois, où, du moins, les arbres et les pierres la connaissaient.

Soudain, avec une brusquerie sournoise, Choulette se jeta dans le wagon. Armé de son bâton noueux, le visage, la tête tout enveloppés de lainages rouges et de peaux farouches, il lui fit presque peur. C'est ce qu'il voulait. Ses attitudes violentes et sa mise sauvage étaient toujours étudiées. Sans cesse occupé d'effets puérils et bizarres, il se plaisait à paraître effrayant. Prompt lui-même à l'épouvante, il était content d'inspirer les terreurs qu'il éprouvait. Un moment auparavant, comme il fumait sa pipe, au fond du couloir, il avait ressenti, en voyant la lune courir dans les nuées sur la Camargue, une de ces peurs sans cause, une de ces peurs d'enfant, qui bouleversaient son âme imagée et légère. Il était venu se rassurer auprès de la comtesse Martin.

— Arles, dit-il. Connaissez-vous Arles ? C'est la pure beauté! J'ai vu dans le cloître de Saint-Trophime des colombes se poser sur les épaules des statues, et j'ai vu les petits lézards gris se chauffer au soleil sur les sarcophages des Aliscamps. Les tombes sont maintenant rangées des deux côtés du chemin qui mène à l'église. Elles sont en forme de cuve et servent la nuit de lit aux malheureux. Un soir, me promenant avec Paul Arène, je rencontrai une bonne vieille qui étendait des herbes sèches dans la tombe d'une vierge antique, expirée le jour de ses noces. Nous lui souhaitâmes une bonne nuit. Elle répondit : « Dieu vous entende. Mais un sort mau- vais veut que cette cuve soit ouverte du côté du mistral. Si la fente se trouvait dans l'autre partie, je serais couchée comme la reine Jeanne. »

 Thérèse ne répondit rien. Elle était assoupie. Et Choulette frissonna dans le froid de la nuit, ayant peur de la mort."

 


Monsieur Bergeret à Paris  (1901)

M.Bergeret, le personnage principal des quatre tomes de L'Histoire contemporaine (L'Orme du mail, Le Mannequin d'osier, L'Anneau d'améthyste, M.Bergeret à Paris) a quitté la ville de province où il enseignait, pour venir occuper une chaire en Sorbonne. A Paris, il se trouve confronté aux intrigues qui opposent les adversaires de Dreyfus et les partisans de la révision de son procès. C'est un témoignage sur l'exaltation des esprits à propos d'un drame qui divisa la France en deux camps irréductibles. 

"M.Bergeret dit à sa fille : "Je viens de commettre une mauvaise action: je viens de faire l'aumône. En donnant deux sous à Clopinel, j'ai goûté la joie honteuse d'humilier mon semblable, j'ai consenti le pacte odieux qui assure au fort sa puissance et au faible sa faiblesse, j'ai scellé de mon sceau l'antique iniquité, j'ai contribué à ce que cet homme n'eût qu'une moitié d'âme.

- Tu as fait tout cela, papa? demanda Pauline incrédule.

- Presque tout cela, répondit M. Bergeret. ]'ai vendu à mon frère Clopinel de la fraternité à faux poids. Je me suis humilié en l'humiliant. Car l'aumône avilit également celui qui la reçoit et celui qui la fait. ]'ai mal agi.

- Je ne crois pas, dit Pauline.

- Tu ne le crois pas, répondit M. Bergeret, parce que tu n'as pas de philosophie et que tu ne sais pas tirer d'une action innocente en apparence les conséquences infinies qu'elle porte en elle. Ce Clopinel m'a induit en aumône. Je n'ai pu résister à l'importunité de sa voix de complainte. ]'ai plaint son maigre cou sans linge, ses genoux que le pantalon, tendu par un trop long usage, rend tristement pareils aux genoux d'un chameau, ses pieds au bout desquels les souliers vont le bec ouvert comme un couple de canards. Séducteur ! O dangereux Clopinel! Clopinel délicieux! Par toi, mon sou produit un peu de bassesse, un peu de honte. Par toi, j'ai constitué avec un sou une parcelle de mal et de laideur. En te communiquant ce petit signe de la richesse et de la puissance je t'ai fait capitaliste avec ironie et convié sans honneur au banquet de la société, aux fêtes de la civilisation. Et aussitôt j'ai senti que j'étais un puissant de ce monde, au regard de toi, un riche près de toi, doux Clopinel, mendigot exquis, flatteur ! Je me suis réjoui, je me suis enorgueilli, je me suis complu dans mon opulence et ma grandeur. Vis, ô Clopinel: Pulcher hymnus dívitíarum pauper ímmortalis (c'est un bel hymne aux richesses que l'éternelle condition du pauvre). Exécrable pratique de l'aumône I Pitié barbare de l'élémosyne (pitié) ! Antique erreur du bourgeois qui donne un sou et qui pense faire le bien, et qui se croit quitte envers tous ses frères, par le plus misérable, le plus gauche, le plus ridicule, le plus sot, le plus pauvre acte de tous ceux qui peuvent être accomplis en vue d'une meilleure répartition des richesses. Cette coutume de faire l'aumône est contraire à la bienfaisance et en horreur à la charité.

- C'est vrai? demanda Pauline avec bonne volonté.

- L'aumône, poursuivit M. Bergeret, n'est pas plus comparable à la bienfaisance que la grimace d'un singe ne ressemble au sourire de la Joconde. La bienfaisance est ingénieuse autant que l'aumône est inepte. Elle est vigilante, elle proportionne son effort au besoin. C'est précisément ce que je n'ai point fait à l'endroit de mon frère Clopinel. Le nom seul de bienfaisance éveillait les plus douces idées dans les âmes sensibles, au siècle des philosophes... J'avoue que je ne retrouve pas à ce mot de bienfaisance sa beauté première ; il m'a été gâté par les pharisiens qui l'ont trop employé. Nous avons dans notre société beaucoup d'établissements de bienfaisance, monts-de-piété, sociétés de prévoyance, d'assurance mutuelle. Quelques-uns sont utiles et rendent des services. Leur vice commun est de procéder de l'iniquité sociale qu”ils sont destinés à corriger, et d'être des médecines contaminées. La bienfaisance universelle, c'est que chacun vive de son travail et non du travail d'autrui. Hors l'échange et la solidarité tout est vil, honteux, infécond. La charité humaine, c'est le concours de tous dans la production et le partage des fruits."

 


Les Dieux ont soif (1912)

Roman historique centré autour du personnage d'Evariste Gamelin, élève du peintre David, révolutionnaire fanatique qui s'est voué corps et âme à la Révolution française. En pleine tourmente, il s'éprend de la fille d'un marchand de tableaux, Elodie Blaise, et dès lors débute une dramatique fuite en avant. Les romans d'Anatole France ont toujours tendance à servir des idées, des convictions, ici la cruauté des hommes s'imaginant détenir la vérité; mais son talent réside principalement dans la peinture des personnages secondaires.   

 

Anatole France reconstitute avec sobriété de l'état d'esprit des jurés du Tribunal révolutionnaire, ardemment dévoués à l'intérêt de la "nation", obsédés par l'invasion et par la subversion intérieure, soumis à la pression de la foule, écrasés par leur propre responsabilité, où toute ombre de clémence semble impossible...

"Evariste Gamelin siégeait au Tribunal pour la deuxième fois. Avant l'ouverture de l'audience, il s'entretenait, avec ses collègues du jury, des nouvelles arrivées le matin. Il en avait d'incertaines et de fausses mais ce qu'on pouvait retenir était terrible. Les armées coalisées, maîtresses de toutes les routes, marchant d'ensemble, la Vendée victorieuse, Lyon insurgé, Toulon livré aux Anglais, qui y débarquaient quatorze mille hommes. C'était autant pour ces magistrats des faits domestiques que des événements intéressant le monde entier. Sûrs de périr si la patrie périssait, ils faisaient du salut public leur affaire propre. Et l'intérêt de la nation, confondu avec le leur, dictait leurs sentiments, leurs passions, leur conduite. 

Gamelin reçut à son banc une lettre de Trubert, secrétaire du Comité de défense ; c'était l'avis de sa nomination de commissaire des poudres et des salpêtres. "Tu fouilleras toutes les caves de la section pour en extraire les substances nécessaires à la fabrication de la poudre. L'ennemi sera peut-être demain devant Paris : il faut que le sol de la patrie nous fournisse la foudre que nous lancerons à ses agresseurs. Je t'envoie ci-contre une instruction de la Convention relative au traitement des salpêtres. Salut et fraternité."

A ce moment, l'accusé fut introduit. C'était un des derniers de ces généraux vaincus que la Convention livrait au Tribunal, et le plus obscur. A sa vue, Gamelin frissonna : il croyait revoir ce militaire que, mêlé au public, il avait vu, trois semaines auparavant, juger et envoyer à la guillotine. C'était le même homme, l'air têtu, borné: ce fut le même procès. Il répondait d'une façon sournoise et brutale qui gâtait ses meilleures réponses. Ses chicanes, ses arguties, les accusations dont il chargeait ses subordonnés, faisaient oublier qu'il accomplissait la tâche respectable de défendre son honneur et sa vie. Dans cette affaire, tout était incertain,

contesté, position des armées, nombre des effectifs, munitions, ordres donnés, ordres reçus, mouvements des troupes : on ne savait rien. Personne ne comprenait rien à ces opérations confuses, absurdes, sans but, qui avaient abouti à un désastre, personne, pas plus le défenseur et l'accusé lui-même que l'accusateur les juges et les jurés, et chose étrange personne n'avouait à autrui ni à soi-même qu'il ne comprenait pas. Les juges se plaisaient à faire des plans, à disserter sur la tactique et sur la stratégie ; l'accusé trahissait ses dispositions naturelles pour la chicane. On disputait sans fin. Et Gamelin, durant ces débats, voyait sur les âpres routes du Nord les caissons embourbés et les canons renversés dans les ornières, et, par tous les chemins, défiler en désordre les colonnes vaincues, tandis que la cavalerie ennemie débouchait de toutes parts par les défilés abandonnés. Et il entendait de cette armée trahie monter une immense clameur qui accusait le général. A la clôture des débats, l'ombre emplissait la salle et la figure indiscrète de Marat apparaissait comme un fantôme sur la tête du président. Le jury appelé à se prononcer était partagé. Gamelin d'une voix sourde, qui s'étranglait dans sa gorge, mais d'un ton résolu, déclara l'accusé coupable de trahison envers la République et un murmure approbateur, qui s'éleva dans la foule, vint caresser sa jeune vertu. L'arrêt fut lu aux flambeaux, dont la lueur livide tremblait sur les tempes creuses du condamné où l'on voyait perler la sueur. A la sortie, sur les degrés où grouillait la foule des commères encocardées, tandis qu'il entendait murmurer son nom, que les habitués du Tribunal commençaient à connaître, Gamelin fut assailli par les tricoteuses qui, lui montrant le poing, réclamaient la tête de l'Autrichienne..."

 


Le livre de mon ami (1885)
Le docteur Nozière ayant élu» domicile sur le quai Malaquais, le petit Pierre - son fils - a eu la chance merveilleuse de vivre ses premières années entre la Seine et l'Institut, avec leur peuple de bouquinistes et de savants, dans une de ces maisons de pierre où les appartements vastes et hauts de plafond pouvaient receler des collections d'ethnologie dignes du Muséum et donnaient sur des cours pleines du fracas des chevaux et des jurons de; palefreniers. On n'y entend plus que des pétarades de moteur et une plaque rappelle, sur le quai rebaptisé, qu'Anatole France a vécu là. En effet, Le Livre de mon ami est un recueil de souvenirs d'enfance, vrais ou rêvés, un des plus délicieux jamais composés sur ce temps où l'enfant découvre peu à peu le monde qui l'entoure.

« Les personnes qui m'ont dit ne rien se rappeler des premières années de leur enfance m'ont beaucoup surpris.
Pour moi, j'ai gardé de vifs souvenirs du temps où j'étais un très petit enfant. Ce sont, il est vrai, des images isolées, mais qui, par cela même, ne se détachent qu'avec plus d'éclat sur un fond obscur et mystérieux. Bien que je sois encore assez éloigné de la vieillesse, ces souvenirs, que j'aime, me semblent venir d'un passé infiniment profond.
Je me figure qu'alors le monde était dans sa magnifique nouveauté et tout revêtu de fraîches couleurs. Si j'étais un sauvage, je croirais le monde aussi jeune ou, si vous voulez, aussi vieux que moi. Mais j'ai le malheur de n'être point un sauvage. J'ai lu beaucoup de livres sur l'antiquité de la terre et l'origine des espèces, et je mesure avec mélancolie la courte durée des individus à la longue durée des races. Je sais donc qu'il n'y a pas très longtemps que j'avais mon lit à galerie dans une grande chambre d'un vieil hôtel fort déchu, qui a été démoli depuis pour faire place aux bâtiments neufs de l'École des beaux-arts. C'est là qu'habitait mon père, modeste médecin et grand collectionneur de curiosités naturelles. Qui est-ce qui dit que les enfants n'ont pas de mémoire ? Je la vois encore, cette chambre, avec son papier vert à ramages et une jolie gravure en couleurs qui représentait, comme je l'ai su depuis, Virginie traversant dans les bras de Paul le gué de la rivière Noire.
Il m'arriva dans cette chambre des aventures extraordinaires.
J'y avais, comme j'ai dit, un petit lit à galerie qui restait tout le jour dans un coin et que ma mère plaçait, chaque nuit, au milieu de la chambre, sans doute pour le rapprocher du sien, dont les rideaux immenses me remplissaient de crainte et d'admiration. C'était toute une affaire de me coucher. Il y fallait des supplications, des larmes, des embrassements. Et ce n'était pas tout : je m'échappais en chemise et je sautais comme un lapin. Ma mère me rattrapait sous un meuble pour me mettre au lit. C'était très gai.
Mais à peine étais-je couché, que des personnages tout à fait étrangers à ma famille se mettaient à défiler autour de moi. Ils avaient des nez en bec de cigogne, des moustaches hérissées, des ventres pointus et des jambes comme des pattes de coq. Ils se montraient de profil, avec un oeil rond au milieu de la joue, et défilaient, portant balais, broches, guitares, seringues et quelques instruments inconnus. Laids comme ils étaient, ils n'auraient pas dû se montrer ; mais je dois leur rendre une justice :
ils se coulaient sans bruit le long du mur, et aucun d'eux, pas même le plus petit et le dernier, qui avait un soufflet au derrière, ne fit jamais un pas vers mon lit. Une force les retenait visiblement aux murs le long desquels ils glissaient sans présenter une épaisseur appréciable. Cela me rassurait un peu ; d'ailleurs, je veillais. Ce n'est pas en pareille compagnie, vous pensez bien, qu'on ferme l'oeil.
Je tenais mes yeux ouverts. Et pourtant (cela est un autre prodige) je me retrouvais tout à coup dans la chambre pleine de soleil, n'y voyant que ma mère en peignoir rose et ne sachant pas du tout comment la nuit et les monstres s'en étaient allés.
Quel dormeur tu fais ! » disait ma mère en riant.
Il fallait, en effet, que je fusse un fameux dormeur.
Hier, en flânant sur les quais, je vis dans la boutique d'un marchand de gravures un de ces cahiers de grotesques dans lesquels le Lorrain Callot exerça sa pointe fine et dure et qui se sont faits rares. Au temps de mon enfance, une marchande d'estampes, la mère Mignot, notre voisine, en tapissait tout un mur, et je les regardais chaque jour, en allant à la promenade et en en revenant ; je nourrissais mes yeux de ces monstres, et, quand j'étais couché dans mon petit lit à galerie, je les revoyais sans avoir l'esprit de les reconnaître. O magie de Jacques Callot !
Le petit cahier que je feuilletais réveilla en moi tout un monde évanoui, et je sentis s'élever dans mon âme comme une poussière embaumée au milieu de laquelle passaient des ombres chéries.
En ce temps-là, deux dames habitaient la même maison que nous, deux dames vêtues l'une tout de blanc, l'autre tout de noir.
Ne me demandez pas si elles étaient jeunes : cela passait ma connaissance. Mais je sais qu'elles sentaient bon et qu'elles avaient toutes sortes de délicatesses. Ma mère, fort occupée et qui n'aimait pas à voisiner, n'allait guère chez elles. Mais j'y allais souvent, moi, surtout à l'heure du goûter, parce que la dame en noir me donnait des gâteaux.
Donc, je faisais seul mes visites. Il fallait traverser la cour.
Ma mère me surveillait de sa fenêtre, et frappait sur les vitres quand je m'oubliais trop longtemps à contempler le cocher qui pansait ses chevaux. C'était tout un travail de monter l'escalier à rampe de fer, dont les hauts degrés n'avaient point été faits pour mes petites jambes. J'étais bien payé de ma peine dès que j'entrais dans la chambre des dames ; car il y avait là mille choses qui me plongeaient dans l'extase. Mais rien n'égalait les deux magots de porcelaine qui se tenaient assis sur la cheminée, de chaque côté de la pendule. D'eux-mêmes, ils hochaient la tête et tiraient la langue. J'appris qu'ils venaient de Chine et je me promis d'y aller. La difficulté était de m'y faire conduire par ma bonne. J'avais acquis la certitude que la Chine était derrière l'Arc de Triomphe, mais je ne trouvais jamais moyen de pousser jusque-là.
Il y avait aussi, dans la chambre des dames, un tapis à fleurs, sur lequel je me roulais avec délices, et un petit canapé doux et profond, dont je faisais tantôt un bateau, tantôt un cheval ou une voiture. La dame en noir, un peu grasse, je crois, était très douce et ne me grondait jamais.
La dame en blanc avait ses impatiences et ses brusqueries, mais elle riait si joliment ! Nous faisions bon ménage tous les trois, et j'avais arrangé dans ma tête qu'il ne viendrait jamais que moi dans la chambre aux magots. La dame en blanc, à qui je fis part de cette décision, se moqua bien un peu de moi, à ce qu'il me sembla ; mais j'insistai et elle me promit tout ce que je voulus.
Elle promit. Un jour pourtant, je trouvai un monsieur assis dans mon canapé, les pieds sur mon tapis et causant avec mes dames d'un air satisfait. Il leur donna même une lettre qu'elles lui rendirent après l'avoir lue. Cela me déplut, et je demandai de l'eau sucrée parce que j'avais soif et aussi pour qu'on fît attention à moi. En effet, le monsieur me regarda.
« C'est un petit voisin, dit la dame en noir.
- Sa mère n'a que celui-là, n'est-il pas vrai ? reprit le monsieur.
- Il est vrai, dit la dame en blanc. Mais qu'est-ce qui vous a fait croire cela ?
- C'est qu'il a l'air d'un enfant gâté, reprit le monsieur.
Il est indiscret et curieux. En ce moment, il ouvre des yeux comme des portes cochères. » C'était pour le mieux voir. Je ne veux pas me flatter, mais je compris admirablement, après la conversation, que la dame en blanc avait un mari qui était quelque chose dans un pays lointain, que le visiteur apportait une lettre de ce mari, qu'on le remerciait de son obligeance, et qu'on le félicitait d'avoir été nommé premier secrétaire. »