Henri Lefebvre (1901-1991), "La Conscience mystifiée" (1936), "La Critique de la vie quotidienne" (1947, 1961, 1981), "Introduction à la modernité" (1962) - ....

Last update : 11/11/2022


De la dégénérescence de l'esprit révolutionnaire à la "reproduction des rapports de production" :  le capitalisme produit un espace, le sien, un espace instrumental, celui de la reproduction des rapports sociaux, le lieu et le milieu de la reproduction des rapports de production, au travers de trois éléments fondamentaux, la quotidienneté, l’urbain, c’est-à-dire l’organisation de la ville, et, enfin, la production de l’espace en général... - Henri Lefebvre est sans doute, dans les années 1960, et depuis la disparition de Paul Nizan (1905-1940, "Les Chiens de garde", 1932) et de Georges Politzer (1903-1942, "Critique des fondements de la psychologie", 1928), l'un de esprits les plus représentatifs de l'idéologie marxiste de cette époque. Il est l'auteur d'essais alors incontournables, "La Conscience mystifiée" (1936, avec Norbert Guterman), "Le Matérialisme dialectique" (1940), "La Critique de la vie quotidienne" (1947, 1961, 1981) et un pamphlet contre "L'Existentialisme" (1946)...

 

"Une époque commençait, après la fin de la guerre mondiale. Nous avons tous cru qu’un mot vrai, une parole essentielle, pouvait changer le monde, les gens et la vie. Une parole dans le genre : « Prolétaires de tous pays, unissez-vous. » Chacun cherchait sa Parole, celle pour le dire de laquelle il se sentait né...." - Henri Lefebvre (1901-1991) est né à Hagetmau en 1901, dans les Landes, a suivi l'enseignement de Maurice Blondel à Aix-en-Provence ("On le classait alors parmi les modernistes. A ce titre, on l’avait condamné. Son grand livre intitulé L’Action était, si mes souvenirs sont bons, mis à l’index par l’Eglise. Pourtant, il se voulait catholique orthodoxe. Les cours de philosophie de Blondel m’ont laissé un souvenir inoubliable et pourtant décevant. J’avais attendu des audaces extraordinaires, et, devant moi, je voyais un homme remarquable, mais qui se défendait de toute audace. Chaque fois qu’il se sentait sur un terrain glissant, du point de vue de l’orthodoxie, on le voyait pris de panique, éludant les questions...) : "Avec Maurice Blondel, j’ai donc étudié saint Augustin et l’augustinisme ; ce fut ensuite la découverte de Jansénius, de Pascal et du jansénisme du XVII e siècle. A travers eux, j’ai découvert un christianisme dur, rigoureux, donc fascinant. Ce côté rigoureux du christianisme, qui correspondait à l’éducation chrétienne que j’avais reçue, m’attirait et, en même temps, il me faisait horreur. Le déchirement entre le goût du vivre et la frénésie mortelle, qui débuta dès l’aube du christianisme, a certainement déchiré chaque jeune homme depuis des siècles et des siècles. La vision augustinienne du mundus comme couloir de ténèbres, comme itinéraire souterrain qui débouche sur la clarté de la Cité de Dieu, c’est une vision profonde qui a marqué la pensée européenne et qui court souterrainement sous la théorie officielle du Logos. Interrompu, modifié, ce courant va jusqu’à Heidegger et, en un sens, jusqu’à Freud par la théorie de la libido. Tout cela pour dire que mon rapport au christianisme fut très complexe et hérétique dès le départ..."

 

Henri Lefebvre décide de gagner Paris en 1919 pour poursuivre son parcours de "philosophe"... 

LES "CHIENS DE GARDE" - "Que Paris se prenne pour le centre du monde, pour le nombril de l’univers, cela m’a toujours agacé. Bien que j’aie fait mes études à Paris, au lycée Louis-le-Grand d’abord et ensuite à la Sorbonne, après une interruption, je reste un périphérique. Après la première guerre, on sentait que la mondialisation commençait et que le sort du monde et de la guerre ne s’était pas décidé à Paris, mais à Washington, à Londres et à Moscou. Je n’ai donc jamais accepté sans réticence le parisianisme, bien que j’aie partagé tout de suite l’existence de ce qu’on appelle l’avant- garde. Dès 1922, nous avons formé un groupe de philosophes : Pierre Morhange, Norbert Guterman, Georges Politzer, Georges Friedmann et moi. Nous nous étions rencontrés par hasard à la Sorbonne, nous n’avions même pas tellement de sympathie spontanée les uns pour les autres. Mais nous avons formé ce groupe en compétition avec le groupe des poètes, c’est-à-dire les surréalistes. De plus, nous refusions l’idéologie dominante en Sorbonne et dans la philosophie française, c’est-à-dire à la fois la philosophie bergsonienne et la philosophie intellectualiste de Léon Brunschvicg. Je crois, aujourd’hui, que nous avons été trop sévères pour les gens de cette génération, Alain, Brunschvicg. Qui les a attaqués ? Moi-même et quelques autres comme Nizan. Ils furent à leur manière une avant-garde. Lorsque Nizan a parlé des « chiens de garde », il a pris une attitude quelque peu gauchiste. Cette génération était sortie de l’affaire Dreyfus. Tous dreyfusards, or, l’affaire Dreyfus a été un des grands moments de l’histoire française. Si elle resta une affaire morale, c’est que la France manquait de têtes politiques capables de dominer la politique elle-même au lieu de la subir. Une génération d’hommes dotée d’une véritable liberté de jugement arriva après l’affaire Dreyfus à l’influence et. malheureusement, au pouvoir. Le pouvoir gâte tout. Ces hommes n’étaient pas nés « chiens de garde ». Je me demande si ce n’est pas le destin de toute avant-garde que de donner des chiens de garde. Enfin, là n’est pas la question. Nous, les jeunes philosophes de l’après-guerre, nous refusions les idéologies dominantes, autant le positivisme que l’intellectualisme sorbonnard ou le bergsonisme qui tenait le Collège de France. Le groupe des philosophes cherchait sa voie. C’était notre postulat : chercher une voie différente. Ce qu’il y a de curieux, je le dis en passant, c’est la manière dont nous l’avons trouvée.

Les détours. En ce qui me concerne, et parce que, dès la quinzième année, j’avais découvert à la fois Spinoza et Nietzsche, le conçu et le vécu, j’ai d’abord cherché du côté des profondeurs abyssales : Schopenhauer, Schelling, l’ontologie et la cosmologie. Je me souviens fort bien de Léon Brunschvicg me regardant avec étonnement et presque avec mépris, ce dont il était pourtant incapable, vu sa compréhension sans limites, lorsque je lui avouai que je lisais Schelling, que Georges Politzer traduisait "L’Essence de la liberté humaine" et que je devais écrire la préface à cette traduction. Cette préface a paru sous un titre simple et grandiose : « Le Même et l’Autre ». Par opposition à l’intellectualisme, et aussi pour nous démarquer des surréalistes, mes amis et moi nous aimions à nous dire mystiques, mais d’un mysticisme païen, dégagé de la religion, inspiré de Spinoza et de Schelling. Ce que nous appelions, par abus de langage et métaphoriquement, la mysticité, c’était le non-intellectualisme, la non-cérébralité et, confusément, l’appel au corps, à travers une ontologie et une cosmologie que nous arrivions mal à définir. Ce n’était pas l’appel à l’irrationalité, mais plutôt à une surrationalité. Cet appel nous tenait à l’écart de la phénoménologie, bien que les articles publiés dans notre revue Philosophies soient parfois proches de la tendance phénoménologique qui se faisait jour à cette époque ; mais le postulat intellectualiste et subjectiviste de ces recherches, leur allure encore cartésienne ne me plaisaient pas. A vrai dire, dans les articles de Philosophies, on trouverait aujourd’hui un peu de tout, de l’existentialisme, de la phénoménologie, de la psychanalyse, de l’ontologie. Nous habitions « l’antre des pressentiments » — la buanderie, disait Pierre Morhange. La répulsion spontanée pour l’intellectualisme des intellectuels ne nous éloignait pas seulement des philosophes du jugement comme Alain et Brunschvicg, et des bergsoniens que nous trouvions très psychologisants. Cette répulsion nous rapprochait des surréalistes, dont, par ailleurs, nous cherchions à nous démarquer et que nous considérions comme des rivaux. La recherche, non d’une transcendance, mais d’une immanence ontologique n’était en effet pas très éloignée de la recherche d’une réalité autre chez les surréalistes. Nous avons eu, nous les philosophes, des relations étroites avec eux, je dis étroites et défiantes de part et d’autre.." (TdM)

 

Henri Lefebvre adhèrera au Parti communiste dix ans plus tard, écrit sur le marxisme et enseigne la philosophie jusqu'à ce que le gouvernement de Vichy le révoque, en 1941. ll entre alors dans la Résistance puis, après la guerre, collabore à de nombreuses revues.

1928-1935? AGIR - LA THEORIE DU DEPERISSEMENT DE L'ETAT - "Comment concilier la discipline exigée par l’action avec la spontanéité, et d’abord avec la spontanéité intérieure, avec le chaos dionysiaque ? Cette difficulté, cette contradiction ne me sont pas propres, elles ont une portée générale. En ce qui me concerne, si j’ai adopté le marxisme sur le plan doctrinal, ce fut au nom d’une thèse depuis lors annihilée par Staline et le stalinisme, la théorie du dépérissement de l’Etat, que j’ai découverte avec une joie inoubliable dès la première lecture chez Marx, Chez Engels, chez Lénine. Le marxisme m’est apparu comme critique radicale de l’Etat, il le reste pour moi, un demi-siècle plus tard, et j’affirme qu’il y a, entre Marx et ses prédécesseurs, entre Marx et Hegel, une coupure politique, et non pas une coupure philosophique ou épistémologique. Je voudrais le crier par-dessus les toits pour éviter deux dangers : le premier, c’est que cette vérité disparaisse dans les prétendus éclaircissements épistémologiques ; le deuxième, c’est qu’elle se banalise en tombant dans le domaine public. En un demi-siècle, ni la lumière venue de Marx ni l’éclairage du marxiste, pour employer ces métaphores, n’ont changé, puisque la thèse du dépérissement de l’Etat contient la critique centrale du stalinisme en tant que révision et déviation du marxisme. Entre Marx et Bakounine, il n’y avait pas désaccord fondamental, mais quelques malentendus au sujet de la fameuse période de transition.

Il s’agissait, pour Marx, de la transition entre capitalisme et communisme, ainsi que du rôle de la révolution politique et de la période socialiste. La pensée théorique, chez Marx, résolvait par anticipation le conflit entre la pensée anarchisante et la pensée révolutionnaire se voulant scientifique. Par la suite, la pratique a approfondi ces contradictions au lieu de les résoudre ; pourtant, pendant une longue période d’action militante, je ne me suis pas senti gêné. Et j’en viens au second point : la même contradiction ne se vit pas toujours de la même manière. Le conflit que vous désignez peut provoquer une abnégation plus grande, un dévouement plus fort et plus affiché par lesquels la volonté d’autonomie se sacrifie à l’organisation. Telle fut, pour moi et pour bien d’autres, la situation personnelle dans le Parti pendant une dizaine d’années.

Vers 1936, le P.C. s’approche du pouvoir : il change, l’institution prend le pas sur l’organisation militante. Le P.C. ne se contente pas de suivre la voie soviétique, d’adopter le modèle soviétique de croissance et de planification ; il imite l’appareil politique de l’U.R.S.S. Pendant toute cette période, le dévouement, actif et aveugle, je dirais volontiers vécu plutôt que conçu, a eu de graves conséquences. Il a permis l’établissement du stalinisme. Entre 1928 et 1935, une poignée de militants, dont je faisais partie, a jeté les bases de l’organisation communiste et a planté ses racines dans la population française. Nous faisions l’histoire sans savoir ce que nous faisions, et nous n’avons rien compris à la transformation du mouvement communiste, par en haut. D’ailleurs, à chaque questionnement, comme vous le savez et comme il faut le rappeler, une vague nouvelle d’événements et de problèmes balayait les interrogations. Hérésies ? Non. Je parlerai plutôt en termes de périphérie, en donnant à ce dernier mot une acception large.

Pour moi, les périphéries, ce ne sont pas seulement des gens éloignés par rapport au centre, qu’il s’agisse d’un centre de pensée ou d’action. Les périphéries vont parfois très près du centre ; elles fournissent même l’approche pour arriver au centre. L’espace social ne se définit pas comme l’espace géographique par des distances mesurables. A Paris même, les périphériques ne sont pas loin du centre, qu’il s’agisse des ouvriers étrangers ou des contestataires au sein des organismes officiels. Aujourd’hui, je ne me présenterai pas du tout comme un hérétique. Je répète que j’étais un périphérique dans tous les domaines. Ce qui m’a évité l’érosion, le nivellement, qu’opèrent autour d’eux, dans la mesure du possible, les centres..."

 

LA PERIPHERIE, L'ABSCENCE DE TOUTE REFLEXION POLITIQUE VERITABLE DE CEUX QUI EN SONT ACTEURS - "Cette remarque rejoint une observation importante, à savoir que seuls les périphériques parviennent à la conscience et à la connaissance des centres. Immergés dans la centralité, celle de la pensée ou de la décision, les gens en perdent conscience. En ce moment, je lis beaucoup d’écrits politiques, et je suis frappé par l’absence de réflexion sur l’Etat et la politique chez les politiques eux-mêmes. Ils parlent tactique et non politique. Immergés dans la vie politique, ils ne la mettent pas en question, qu’il s’agisse des énarques qui ignorent l’Etat dont ils seront les instruments ou les maîtres, qu’il s’agisse des politiques professionnels. Aucune réflexion approfondie sur ce que sont la politique et l’Etat, sans doute parce que la réflexion les troublerait à tel point qu’ils ne pourraient plus fonctionner efficacement comme administrateurs ou comme hommes de gouvernement. Il en va de même pour certains milieux parisiens. Leur satisfaction naïve ou leur aigre récrimination leur cachent et le lieu qu’ils occupent et le fonctionnement des affaires...." (TdM)

 

UN DETOUR PAR ABELARD - "Vous ai-je déjà dit que j’attribue à l’hérésie abélardienne une place immense dans l’histoire de la philosophie ? Quelques mots donc, en passant, sur mon héros philosophique, Abélard, que je ne veux pas oublier au profit des courants souterrains, auxquels, d’ailleurs, il fut lié. Abélard n’a pas seulement ébranlé la croyance dans les Universaux : il a ébranlé l’adhésion au Logos, c’est-à-dire au Verbe, c’est-à-dire à la personne du Christ. Il représentait cette hérésie que les historiens de la religion et des hérésies nomment « paraclétisme ». Le Paraclet, je pense que beaucoup je gens l’ignorent, c’est l’Esprit-Saint, la troisième Personne de la Trinité, celle dont on parle le moins. Une fois, revenant de Strasbourg à Paris en voiture par les petites routes, j’ai eu une véritable émotion en découvrant, en Seine-et-Mame, un hameau qui porte encore le nom de Paraclet. C’est là qu’Héloïse devint abbesse dans l’abbaye fondée pour elle par Abélard. Les lettres d’Abélard et d’Héloïse ne se comprennent pas autrement, elles sont leur adhésion réciproque à cette thèse théologique de l’Esprit qui souffle en tempête, qui bouleverse le monde en réconciliant la chair et la conscience, c’est-à-dire le Cosmos et le Logos, le Père et le Fils dans la Trinité métaphysique et théologique. Le paraclétisme, c’est la grande hérésie, qui court souterrainement sous le dogme officiel de l’Eglise et qui l’anime. De cette hérésie, je trouve des traces un peu partout, jusque dans le monde moderne. Si je devais reprendre une attitude religieuse, j’hésiterais longtemps entre le bouddhisme et le paraclétisme.

Je plaisante. 

Le sérieux, dans l’affaire, vient de ce que les hérétiques attendaient et attendent encore l’incarnation de la troisième Personne de la Trinité, c’est-à-dire de l’Esprit. Ils admettent que l’Esprit s’incarne dans des intelligences et des activités subversives. Ce qui donna pendant le Moyen Age, et même pendant la Renaissance, une grande ampleur à cette tendance, qui inspira plus d’une révolte. J’aurai plusieurs fois l’occasion de dire que l’histoire de la pensée et de la philosophie devrait se récrire aujourd’hui en fonction de ces tendances marginales. L’aspect périphérique englobe le précédent. Les hérésies naissaient dans des périphéries, elles étaient des périphéries par rapport au lieu où l’orthodoxie s’institutionnalisait. Abélard venait de Bretagne, et le grand Joachim de Flore, auteur de L’Evangile éternel, habitait la Sicile, carrefour des idées au XIII e siècle. Vous savez sans doute que L’Evangile éternel divise le temps en trois périodes : celle de la Loi, qui correspond au Père, celle de la Foi, qui correspond au Fils, le Christ, et enfin celle de la Joie, qui correspond à l’Esprit. N’est-ce pas magnifique ?... La périphérie englobe l’hérésie. On le voit bien aujourd’hui dans le sein de la vieille Eglise décadente et pourrissante : les périphéries inventent encore des idées, comme en Amérique latine où apparaissent de véritables hérésies, c’est-à-dire un catholicisme révolutionnaire..." (TdM)

 

1928, "L'AUBE REVOLUTIONNAIRE" & "LE SOLEIL NOIR DU STALINISME" - "En 1928, après une longue réflexion, en liaison avec la réflexion parallèle du groupe surréaliste, en même temps que mes amis du groupe des philosophes. Nous étions d’accord avec les poètes sur le principe de l’adhésion au mouvement révolutionnaire. Ce mouvement n’apparaissait alors que dans le parti communiste. Il est vrai que, dès 1925, date cruciale pour l’analyse des mouvements dans l’après-guerre (j’entends la Première Guerre mondiale), on eut quelques nouvelles d’U.R.S.S. à propos de Trotsky. Mais ces informations restaient très vagues. Personne, à ma connaissance, en Occident, ne savait exactement en quoi et sur quoi portaient les désaccords. Dans l’ensemble, nous nous accordions, nous les philosophes, avec les poètes surréalistes pour adhérer au Parti sans perdre pour autant les différences qui nous distinguaient d’eux.

En 1928, le mouvement communiste est encore un mouvement. Il n’est pas institutionnalisé. L’appareil est encore faible, travaillé par toutes sortes de contradictions. Le parti et le mouvement communiste, à ce moment-là, c’est encore une certaine façon de vivre, et j’y entre en voyant dans Marx un adversaire du socialisme d’Etat, avec l’idée, fondée sur les textes, que la révolution russe ne va pas vers un socialisme d’Etat, mais vers l’application du principe de la démocratie à la base, à savoir les soviets. Cette attitude peut paraître aujourd’hui naïve, mais seul son rappel nous remet dans l’atmosphère de cette époque. Il faut dire que mon information sur les réalités soviétiques laissait beaucoup à désirer. N’oubliez pas que les informations venaient encore de la période brillante, celle de la fermentation révolutionnaire, pendant laquelle la révolution apparaît comme puissamment créatrice : la période des premiers films d’Eisenstein, la période où les Russes inventent le montage filmique, la période, aussi, des constructivistes, ces admirables architectes qu'Anatole Kopp a exhumés récemment. A propos de je ne sais plus quel bâtiment construit à Paris pour l’Exposition des arts décoratifs, nous entendons longuement parler des constructivistes. Nous apprenons aussi beaucoup sur la musique en Russie, sur Prokofiev, sur la littérature révolutionnaire. Il nous semble alors, et ce n’est pas faux, qu’il se passe là-bas une prodigieuse fermentation créatrice. J’ai rencontré Essenine à Paris, chez Raymond et Isadora Duncan. Le « renard roux » me fit une impression énorme. L’avant-garde mondiale, c’était Khlebnikov, Essenine et Maïakovski. Le stalinisme montait à l’horizon, soleil noir. Et ce que nous apprenions venait de l’aube révolutionnaire. 

Qui pouvait comprendre ce qui allait se passer ? Les arguments des autres, de la bourgeoisie et de la social- démocratie nous semblaient dérisoires. Comprenez-vous bien cet enthousiasme sur lequel le mouvement communiste a longtemps vécu en le dévorant ?

En 1928, nous allons donc, mes amis et moi, nous faire coincer dans le stalinisme, mais nous ne savons pas ce que c’est que le stalinisme, pour l’excellente raison qu’il n’existait pas encore. Bien sûr, là-bas en Russie, il existe virtuellement, à l’état de noyau institutionnel et organisationnel qui se fortifie, à l’état de centre virtuel, qui se constitue ; mais nous n’en savons rien. Nous ne le saurons que beaucoup plus tard, et très lentement. Et encore maintenant, nous savons mal ce qui s’est véritablement passé. Donc en 1928, jeune adhérent du P.C., je porte en moi l’espoir que le socialisme d’Etat, dont j’ai beaucoup entendu parler, puisqu’en France, il est acquis que le socialisme se définit par la propriété étatique et la gestion étatique des moyens de production (c’est comme cela que la social-démocratie, avec Léon Blum, présente l’avenir socialiste, l’Etat propriétaire et l’Etat patron), je porte donc en moi l’espoir que le socialisme russe ne suivra pas le modèle social démocrate. Que de malentendus ! direz-vous. Bien sûr, ..." (TdM)

 

"LA CONSCIENCE MYSTIFIEE" (1936), LA MANIPULATION PERMANENTE, LE CHOC DE LA REACTION  - "Quelle était la thèse fondamentale de La Conscience mystifiée ? Celle-ci : ni la conscience individuelle ni la conscience collective ne peuvent passer pour critère de la vérité. Les formes de la conscience sont manipulées. La société moderne tout entière s’est construite sur la méconnaissance du fait fondamental, à savoir le mécanisme de la plus-value. La classe ouvrière elle-même ne connaît pas le mécanisme de sa propre exploitation. Elle la vit sur le mode de la méconnaissance, de l’humiliation. Rien de plus difficile que de faire entrer cette connaissance dans la classe ouvrière elle-même. D’où la possibilité, pour le fascisme, d’imposer des représentations inverses de la réalité : de se faire passer pour socialisme. L’inversion des rapports est possible, puisqu’ils n’impliquent pas en eux-mêmes, dans la pratique, leur propre connaissance et leur propre réflexion, mais, au contraire, leur propre méconnaissance. Telles étaient les thèses centrales de ce livre.

Je me souviens de ma stupeur lorsque j’ai constaté que le service de presse de ce livre en Russie avait été purement et simplement renvoyé par la censure, sans que les destinataires en aient jamais eu connaissance. Pas de discussion. Dans les cercles du Parti, pas davantage. Un de mes souvenirs cuisants, c’est celui de ma dernière rencontre avec Georges Politzer, peu de temps avant la guerre, en 1938. Je le rencontre sur le boulevard Saint-Michel, il me toise, il se dresse, écumant de fureur, la figure aussi rouge que ses cheveux, me foudroie du regard et me déclare, de sa célèbre voix rocailleuse : « J’ai commencé à lire tes élucubrations. Est-ce que tu sais ce que cela veut dire, élucubrer ? » Politzer avait préparé contre moi des articles foudroyants. Détail qui a joué pour moi un certain rôle en ce temps : j’ai appris que Maurice Thorez, qui allait au journal à ce moment-là tous les jours, les avait enlevés du marbre, en disant : « Non, on ne peut pas attaquer ainsi un camarade, c’est être dogmatique et sectaire. » J’étais accusé par Politzer de véhiculer la pensée fasciste, alors que La Conscience mystifiée analysait précisément l’idéologie fasciste poussée jusqu’à la mystification, c’est-à-dire jusqu’à l’inversion des rapports sociaux. A ce moment-là, il fallait respecter l’idée que la classe ouvrière et sa conscience de classe restaient intactes, et que la classe ouvrière accomplirait sa vocation éternelle et sa mission historique : la révolution en Europe. Le fascisme et l’hitlérisme ne seraient que des épisodes, ces régimes allaient bientôt s’écrouler. ..." (TdM)

 

LA DECOUVERTE DU MILITANTISME, L'INFAILLIBILITE DU CHEF - "Après la parution de La Conscience mystifiée, il prit une attitude de mépris et de dégoût. Il tenait une petite librairie pas très loin de chez Gallimard, et il m’a dit très exactement, en désignant le livre : « Quand on veut des galons, on les gagne. » Ça voulait dire que la place dans le Parti ne se gagnait pas, pour lui intellectuel, en écrivant des livres et par la pensée théorique, mais par le seul militantisme. Il voyait l’affaire uniquement sous un certain angle : la place dans la hiérarchie. Il fallait, pour lui, passer par tous les grades : sortir du rang, être caporal, puis sergent, lieutenant, capitaine, etc. L’analyse théorique ? Elle n’avait ni lieu ni place pour lui, Blech ! Oui, un homme exquis. Sur lui, j’ai observé pour la première fois le phénomène politique reproduit depuis lors à des millions d’exemplaires. Un homme plein de vie, d’intelligence et de finesse porte un masque politique, une armure politique. Vous vous adressez à l’homme sensé, à l’homme vivant, et, tout d’un coup, vous avez devant vous une cuirasse, un être insensible et dur, l’animal politique, férocement hérissé de pointes et de tranchants. Wilhelm Reich a bien décrit le phénomène politique, je veux dire l’animal politique. J’allais oublier de raconter que Politzer, sur le boulevard Saint-Michel, lors de notre brève et brutale altercation, m’a déclaré : « Seul le dirigeant politique, le chef, a droit à la parole sur ces questions. » Les dirigeants politiques, Staline, Thorez, n’élucubraient jamais, tandis que celui qui s’efforçait, dans son coin, de réfléchir élucubrait nécessairement. Ce n’est pas l’infaillibilité pontificale, c’est autre chose : le dogmatisme et la hiérarchie dans le dogmatisme.

A ce moment-là, Georges Politzer avait abandonné ses ambitions scientifiques, son projet de psychologie concrète, et, plus encore, sa position psychanalytique des débuts. Il s’était mis à faire de l’économie politique, parce que le marxisme officiel, c’était désormais la planification à la manière soviétique — l’économie politique ou, plutôt, la politique économique selon Staline...." (TdM)

LA TRANSFORMATION DU MOUVEMENT COMMUNISTE - ".. le mouvement communiste a quitté son terrain, et s’est installé sur celui de ses adversaires du jour où l’Etat stalinien a pris en charge la croissance économique, et rien que cette croissance. Il a servi de modèle non seulement aux divers partis communistes, mais aux Etats et aux partis bourgeois. C’est à ce moment-là que le parti communiste se transforma de contre-société en contre-Etat. Je ne veux pas dire en parti destructeur de l’Etat, mais en parti candidat à la direction de l’Etat pour relayer la bourgeoisie, ou plutôt l’Establishment, dernier pseudonyme de la bourgeoisie. Il faut reconnaître l’échec de la contre- société. Elle échoua en Allemagne, d’où la gravité des événements de 1928-1933, d’ailleurs mal élucidés. Pendant cette période, j’ai fait plusieurs voyages en Allemagne. Le Parti comme contre-société, dans lequel vivent des camarades ayant les uns vis-à-vis des autres des sentiments de fraternité, de solidarité étroite, d’affection réciproque et profonde dans la lutte, cette contre-société échoue avec le fascisme et avec le stalinisme. Les essais des historiens ne rendent pas bien compte de cet échec. La façon d’être, qui a disparu, comportait une certaine critique et un dépassement du politique comme tel. Cette façon d’être ne se vouait pas à l’activité politique en tant qu’activité spécialisée.

Il fallut beaucoup de temps pour que, à la base, les militants s’intéressent, au sens fort du terme, à la croissance économique en Union soviétique, au nombre de tonnes de blé et d’acier produites — je dis bien à la croissance comme critère du socialisme. Ce n’était pas cela qu’ils cherchaient et qu’ils voulaient. Beaucoup plus tôt que moi, les surréalistes perçurent ces transformations du mouvement communiste : la transformation de la contre-société en contre-Etat et de la spontanéité en appareil. Ils quittèrent le Parti beaucoup plus tôt que moi. Avec des arguments trotskystes qui n’étaient pas faux, mais qui ne me paraissaient pas convaincants. Je me suis obstiné dans la lutte interne, qui a duré jusqu’en 1958, pour que le parti communiste ne soit pas un parti politique s’occupant des politiques spécialisées, avec sa stratégie, son projet de croissance et ses modalités d’action, y compris les menées souterraines, les intrigues, les ressources financières plus ou moins cachées, et ainsi de suite..." (TdM)

 

LA PRISE DE DISTANCE AVEC LE PARTI COMMUNISTE - "En 1958, après trente années de séjour. Trente ans de vie politique. Contrairement à ce qu’on a raconté, je n’ai pas été exclu, mais suspendu, et j’ai transformé librement cette suspension en exclusion. J’aurais encore beaucoup à dire sur le Parti pendant la guerre, pendant la Résistance, après la guerre. Je voudrais résumer ici la grande époque antistalinienne. Elle a des aspects peu connus que laissent de côté les histoires, même les histoires non officielles, par exemple l’histoire du P.C.F. écrite par un Américain libéral, Ronard Tierski. Si je suis resté membre du Parti, après 1948, ce fut parce que la lutte idéologique, théorique et politique avait commencé dans le Parti. La critique du stalinisme ne date ni de la mort de Staline ni du rapport Khrouchtchev du XX e Congrès. On réunissait peu à peu ces éléments. Il va de soi que presque tout était caché, mais, malgré tout, on apprenait de temps en temps quelques petites révélations..."

"A partir de 1953, c’est-à-dire à partir de la mort de Staline, l’opposition se renforce. L’histoire de cette opposition n’est pas encore écrite. En France et dans le monde, elle prit des forces jusqu’à sa chute en 1957-1958. Elle eut d’abord une plate¬forme, comme on disait, théorique.

C’est à ce moment-là que j’ai écrit les articles préconisant l’introduction dans le marxisme des développements modernes de la logique, de l’informatique et de la cybernétique, ce dont ne voulaient entendre parler ni les philosophes russes ni les penseurs plus ou moins officiels du Parti français, comme Roger Garaudy. Je profite de l’occasion pour signaler que je suis sorti du parti communiste par la gauche et non, comme tant d’autres, par la droite. Dans ces revues, peu répandues, surtout Voies nouvelles, nous avons, mes amis et moi, émis quelques idées neuves. Par exemple celle-ci : il fallait, à un Parti et à la gauche, un programme. On répondait, avec une obstination remarquable, que jamais, au grand jamais, le Parti ne s’engagerait sur un programme avant la prise du pouvoir. Je ne puis m’empêcher de penser que, si le parti communiste avait proposé à la gauche un véritable programme, et même le projet d’une société nouvelle, et pas seulement quelques mots d’ordre simplistes, tels que « Unité des forces démocratiques », cette stratégie aurait gêné le gaullisme. La bataille politique se mena sur un plan organisationnel. Pourquoi ? Mes amis et moi, nous avons constaté l’indifférence du Parti, de la base au sommet, aux questions théoriques, même à celles qui concernaient la guerre d’Algérie et l’impérialisme. Le P.C.F., qui se voulait politique, dont l’idéologie politique se fondait sur l’idée d’un absolu politique, tombait dans l’ «a-politisme». Ce qui compte dès lors, ce sont les décisions, celles de la direction prises en connaissance de cause. On suppose aux dirigeants le savoir absolu. La discussion se borne alors à une procédure d’enregistrement passif par la base, en employant quelques termes rituels, tels que « marxisme- léninisme » ou « en direction de... ». .." (TdM)

 

Henri Lefebvre quitte le Parti communiste en 1958 et enseigne la sociologie dans les années 1960 (entendue théorie critique, critique de la société bourgeoise), à Nanterre, - "dans cette faculté, régie comme une entreprise industrielle, en des bâtiments qui ressemblaient à une usine, le département de sociologie se mit à part" - influençant directement les étudiants qui lanceront le mouvement de Mai 68. Marxiste hétérodoxe, Henri Lefebvre appelle à "un changement radical, une révolution-subversion" pour sortir du mythe funeste dela croissance indéfinie et de "la société bureaucratique de consommation dirigée", dont le but est la "cybernétisation de la société par le biais du quotidien".  Dans les années 2020, c'est bien des générations de technocrates qui prendront le pouvoir, dans les décombres de la pensée philosophiques des siècles précédents, le concept à vocation critique de "bureaucratisation", sans doute peu mobilisateur, aura fait long feu. Mais quelque part on retrouve bien cette action lénifiante du "discours" des médias de masse, publicité, éléments de langage, soutenant le pouvoir et conditionnant et musellant partout la "parole", créatrice et spontanée. "Le discours ne garantit en rien l'échange des sentiments et celui des pensées. ll garantit seulement l'échange des marchandises dans la consommation, le maintien des règles, la permanence des modèles".  Henri Lefebvre élabore le concept de «romantisme révolutionnaire », aprés avoir constaté la dégénérescence de l'esprit révolutionnaire en un "néo- classicisme moralisant".  

En 1967, il dresse le portrait du "cybernanthrope", l'être technocratique et fonctionnel qui vit en symbiose avec les machines, "chérit les objets exposés à la consommation de masse" et disqualifie l'humanisme ; qui, traitant sa vie affective sur un mode économique, "apprend avec application les techniques du bonheur". Dans son "département de sociologie", à Nanterre (1965-1973), entouré d'assistants tels que Jean Baudrillard, René Lourau, Henri Raymond, Henri Lefebvre entreprend des cours centrés les uns autour du marxisme, - "l’enseignement du marxisme authentiquement critique cristallisa la tendance contestatrice chez les étudiants en sociologie à Nanterre" -, et les autres autour de thèmes actuels. Et parmi ces fameux "thèmes actuels", il revient, dans "Le temps des méprises" sur l'un d'entre eux : 

"J’en ai fait un sur l’aliénation, et notamment sur l’aliénation sexuelle. J’ai exposé la thèse critique d’une aliénation sexuelle allant jusqu’à la dépossession, jusqu’à la ruine du corps, avec l’idée que cette aliénation pesait surtout sur les femmes. De tels exposés s’accompagnaient de violentes polémiques contre ceux qui négligent l’analyse du vécu pour s’en tenir à la science pure et font de cette science dite pure un moyen de contrainte et de pression. Il me souvient d’avoir attaqué violemment M. Lévi-Strauss et sa thèse qui met à l’origine de la société une séparation définitive entre la nature et la culture, ainsi qu’une interdiction, celle de l’inceste. Je tentais de montrer que le problème fondamental, pour toutes les sociétés, y compris pour les sociétés archaïques, ce n’était pas celui de la sexualité, mais celui des enfants et de la reproduction. Le problème sexuel dérive du problème de la reproduction. Les sociétés primitives craignent avant tout la surcharge qui provient des frais d’entretien des enfants et des femmes. Même en admettant que, dans les sociétés primitives, les femmes participent à la production, la femme enceinte peut devenir une charge et un danger. Bref, dès l’origine, la reproduction sociale posait des problèmes aux sociétés. Je regrette de n’avoir pas publié ces cours de 1966-1967 à Nanterre sur « sexualité et société ». nu et la nudité dans l’art, dans le symbolisme, dans la vie érotique, me paraît encore assez bonne. Pourquoi ne pas avoir publié cet ensemble théorique ? La ruée sur le sexe m’a écœuré. Il est certain, d’ailleurs, que les mouvements de foule dans la culture, que le mélange de la mode et de ce qu’on appelle culture, et en particulier la ruée sur le sexe et la sexualité, ont un sens. De même le fait que tant de gens se mettent à discourir sur le discours et à écrire sur l’écriture. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas ce que dit et pense tel ou tel, c’est le sens global de ces ensembles de faits, ce qu’ils révèlent..."

 

La pensée lefebvrienne influencera directement l'écrivain Georges Perec (Les Choses, 1965) ainsi que les "situationnistes" (Guy Debord, La Société du spectacle, 1967) et Raoul Vaneigem (Traité du savoir-vivre à l'usage des jeunes générations, 1967)...

 

Henri Lefebvre, "Le temps des méprises" (entretiens Claude Glayman, Stock, 2015) - Un entretien dont nous empruntons nombre de passages tant la matière est riche en reflexions sur le cheminement d'un "petit" philosophe retombé dans l'oubli de nos jeux artificiels si respectueux du pouvoir et de l'institutionnel ...

UN ECRIVAIN POLITIQUE ? "Autant le dire tout de suite, je n’aime pas la littérature. J’écris beaucoup, beaucoup plus que je ne publie, mais je ne me considère pas comme un écrivain. Je ne travaille pas sur le langage. Je ne considère pas les mots comme une matière première Que d’autres opèrent ainsi, très bien, c’est leur affaire. Je ne joue pas, ni avec les mots, ni sur les mots. S’il m’arrive de jouer, c’est ailleurs et autrement. Je ne puis jouer avec les concepts, que je considère comme une affaire sérieuse, ce qui me permet d’ailleurs de ne pas être toujours sérieux. Le ludique, je ne puis en faire la théorie ; il ne me plaît que dans la vie et le  vécu. J’écris et surtout je publie toujours en pensant à un objectif, pour convaincre et vaincre. L’objectif me fait oublier l’instrument : le langage, dont j’ai appris à me servir pour l’action et que je manie toujours en pensant à l’adversaire qu’il s’agit d’atteindre. Contrairement à tant de nos contemporains et à beaucoup de mes amis, je ne pense pas au langage et au discours séparément. Ils me servent. J’atteins l’objectif ou je le manque. Donc, j’écris avec et par conviction, en m’engageant, j’allais dire à mort, sans d’ailleurs soutenir une thèse littéraire ou philosophique sur l’engagement.

Au fond, je n’ai jamais été autre chose qu’un écrivain politique ; cela veut dire que je me suis toujours battu contre des adversaires qui ont beaucoup changé en cours de route. D’abord contre le fascisme et l'hitlérisme, dans "La Conscience mystifiée" écrit en 1936. Plus tard contre le capitalisme, l’organisation de la société bourgeoise, sous un angle d’attaque bien défini, le monde de la marchandise, dans "Critique de la vie quotidienne", dont la première partie fut achevée en 1946 et la seconde en 1961. Et aussi contre le stalinisme et le dogmatisme en général. Plus tard encore, il s’est agi de l’espace, c’est-à-dire de la ville et des questions urbaines. L’architecture, l’urbanisme, la planification spatiale, en même temps que le néo¬ capitalisme, sont devenus des questions politiques. Bien sûr, le changement des objectifs et des enjeux a entraîné une certaine dispersion de la pensée. 

Mais, pour moi, cette dispersion est plus apparente que réelle. Je sais bien qu’on me la reproche, mais je ne puis que protester contre ce reproche. Non, je n’ai pas exposé un système. On attend d’un théoricien qu’il expose un système. Combien y en a-t-il sur le marché ? Je refuse d’ajouter un système à leur liste déjà longue. Je refuse le système à la suite d’une expérience cuisante qui va de l’hégélianisme au stalinisme. Ce refus n’entraîne pas l’incohérence ou la dispersion. Marx a-t-il voulu constituer un système ? Non, j’en suis sûr et je l’ai montré. Ce qui n’entraîne aucune incohérence de sa pensée. Il arrive souvent qu’on isole — même mes amis le font — dans ce que j’ai écrit et publié, des secteurs : ce qui concerne le marxisme, ce qui concerne la vie quotidienne, ce qui concerne l’espace, y compris l’architecture, l’urbanisme, etc. Je ne suis pas d’accord avec ces fragmentations : un mouvement continu traverse l’ensemble, j’ai voulu restituer la théorie de Marx dans son intégralité et dans son ampleur — et, simultanément, tenter l’aggiornamento de la pensée marxiste dans un monde qui a beaucoup changé en un siècle. Le matérialisme historique et le matérialisme dialectique, si puissants soient-ils sur le plan théorique, ne peuvent se maintenir dogmatiquement.

Ma vie, dispersée comme mon œuvre, renvoie à un principe unique, et ce principe, c’est moi-même. Donc, qui suis-je ? Un paquet de contradictions, un nœud de conflits, un nœud gordien, comme chacun. Quelles contradictions, allez-vous demander ? Pour les désigner, pour les nommer, il faut un long travail.

J’irai plus loin. Je me vois, de façon quasi nietzschéenne, comme un chaos subjectif. Bien plus ou bien pire qu’un enchevêtrement de flux, sans identité. Un chaos d’impulsions, d’images, de besoins et de désirs, de tendances, que jamais je n’ai réprimées, que je laisse encore aujourd’hui naître et se projeter. Toujours, j’ai ménagé la spontanéité, non sans risques. C’est aussi un principe théorique. Décrire ce chaos ? Raconter la vie, pas possible, trop de peines, trop de visages peu reconnaissables s’entrecroisent, s’entrechoquent. Un chaos dionysiaque. Le ménager, c’est une tactique intérieure. Pas d’armure, trop étouffante. Pourtant, il faut y mettre un ordre pour supporter le choc du monde objectif. Sans quoi les impulsions, les images, les tendances s’épuisent les unes contre les autres ou contre l’extérieur. L’analyse intervient alors pour les désigner, pour les confronter. Cette analyse obéit à une certaine logique, elle cherche une cohésion. Pourtant, elle opère sur des conflits, donc on peut la nommer : c’est la dialectique...."

 

LES "EVENEMENTS DE MAI 68" ...

"Les «événements de Mai 68» ont commencé dans les amphis où se tenaient vos cours. Est-ce vrai ? 

- J’aimerais d’abord poser la question dans toute son ampleur. Pour moi, 1968, ce n’est pas seulement Nanterre ni Paris, c’est l’apogée d’un mouvement mondial. Ce mouvement débute vers 1957-1958, avec la fin de l’opposition anti-stalinienne au sein du mouvement communiste, qui se fige. Le mouvement reprend à l’échelle mondiale et va engendrer la contestation radicale. 

1968, c’est aussi Prague, et je ne pense pas qu’on puisse séparer Prague de Paris. A Paris, le capitalisme d’Etat est mis en question. A Prague, le socialisme d’Etat. Et, dans les deux cas, la toute-puissance de l’Etat est visée par un mouvement qui, d’ailleurs, échoue, mais après avoir presque atteint son but politique. Un deuxième point : aujourd’hui, on a une tendance à oublier 1968, c’est passé de mode, dans l’intelligentsia et ailleurs. Bien entendu, en haut lieu, aussi bien du côté capitaliste bourgeois que du côté dit communiste, on se réjouit d’éponger, d’effacer 1968, l’obsession, la grande peur. Je voudrais rétablir la vérité. Une triste conception scientiste et positiviste, que j’ai déjà attaquée à maintes reprises et que je continuerai d’attaquer — elle s’est étendue au marxisme — se formait depuis 1960, face au mouvement de contestation. Il y eut une lutte intense à l’intérieur de l’Université chez les étudiants, un conflit entre ce scientisme impavide et indifférent et la contestation. Cette lutte théorique et idéologique, une lutte de classes à sa manière, atteignit son apogée vers 1968. A ce moment-là, le scientisme, le positivisme et l’épistémologie ont reçu de rudes coups. Les tenants de ces idéologies n’ont été pour rien dans les événements de 1968. Directement ou non, ils se prononcèrent contre le mouvement, en le ménageant parfois.

On put croire alors que ces tendances étaient brisées. Elles ont réapparu et se sont même raffermies au cours de la retombée de 1968, avec l’échec et la fin du mouvement. Ce n’est pas une raison, aujourd’hui, pour laisser dans l’ombre cet ensemble de faits idéologiques, théoriques, en même temps que politiques..." (TdM)

 

"Manifeste pour un romantisme révolutionnaire", "la transformation de la vie quotidienne, par une subversion..." 

"En ce qui me concerne, je voudrais dire que, dès 1957-1958, j’ai eu le pressentiment d’une nouvelle époque. Je dis bien le pressentiment. Les choses n’apparaissent pas quinze ou vingt ans plus tard comme elles sont apparues dans le tâtonnement, dans le vécu mal élucidé. La fin de l’opposition dans le parti communiste, la fin d’un espoir, celui de renouveler le mouvement communiste de l’intérieur, cela survient en 1958. Ensemble conjonctural de hasards ou de déterminismes, aussitôt commence autre chose. Faut-il rappeler la montée triomphale de Fidel Castro, qui n’est ni communiste ni lié à une classe ouvrière, ni au mouvement communiste international ; faut-il rappeler le début de la contestation étudiante à Berkeley, à Amsterdam ? Or, je me sens, dès le début de cette époque-là, préparé. On me trouvera peut-être prétentieux : je maintiens que l’important n’est pas d’établir fermement telle vérité qui passe pour absolue ou de lancer une idée à succès ; l’important, c’est d’arriver à donner à une période son équipement analytique, son outillage pour s’élucider, ses instruments intellectuels. A partir de 1957-1958, j’ai publié une série de textes, notamment le « Manifeste pour un romantisme révolutionnaire » dans La Nouvelle Revue française, au début de 1958, quelques mois avant mon départ du parti communiste. A ce moment se forme le groupe dit « situationniste », à la naissance duquel j’assiste, auquel je prends part dès le début. Peu après, j’ai fait paraître le deuxième volume de "Critique de la vie quotidienne", où s’exprime un changement par rapport au premier, parce que la vie quotidienne elle-même changeait en pire : une passivité croissante, un appauvrissement ; et j’envisage alors, pour objectif révolutionnaire, la transformation de la vie quotidienne, par une subversion. En même temps, je prépare un livre sur la Commune, paru avec retard à cause de démêlés avec le directeur de la collection « Les grandes journées qui ont fait la France », Gérard Walter. J’insiste sur ce volume, qui racontait le 18 mars 1871, journée initiale de la Commune de Paris, parce que ce livre a été très lu par les étudiants.

Il se trouve que je quitte le C.N.R.S. pour l’Université et, en même temps, je me trouve en relation avec des marginaux comme le groupe situationniste. J’ai fait connaître Raoul Vaneigem à Guy Debord. Nos relations, puis mes démêlés, il faut les voir comme une histoire d’amour qui n’a pas bien fini. Nous avons été très liés dans ces années et nous avons eu ensemble de longs entretiens, des séances de travail et de réflexion..." (TdM)

 

1958-1963, "Critique de la vie quotidienne", la théorie des moments de la vie ...

"...A ce moment-là, il y a constitution d’une espèce d’avant-garde, à Paris et à Strasbourg. L’idée de créer des situations nouvelles, projet initial du groupe, est mise en relation directe avec une théorie exprimée dans le deuxième volume de "Critique de la vie quotidienne", la théorie des moments de la vie. 

Je discerne les instants et les moments. 

La vie quotidienne, malgré son appauvrissement, traîne avec elle un certain nombre de moments dont chacun a ses caractéristiques, sa tonalité affective, sa mémoire, le moment de l’amour, le moment du repos, le moment de la joie ou de l’action, le moment de la connaissance, un parmi les autres, qui n’a pas le droit de s’affirmer comme moment exclusif et primordial, mais quand même un moment, de même que celui de l’amour ou de la joie contemplative. Les situationnistes acceptent cette théorie. Pour inventer des situations, quelle voie suivre ? 

Approfondir les moments, centrer autour d’eux les instants, puis métamorphoser, décentrer les moments eux-mêmes. Les situationnistes l’ont écrit, dans le premier ou le deuxième numéro de la revue I.S., comme une théorie leur convenant et concrétisant la notion de situation. Toujours est-il qu’une connexion se noue entre la critique la vie quotidienne, la notion de projet, de situation, de subversion par rejet de la vie préfabriquée, programmée par le capitalisme. Cet ensemble prend forme de 1958 à 1962-1963, La conjoncture mondiale va dans le même sens. Le mouvement étudiant surgit de tous les côtés, mais aussi la guérilla urbaine en Amérique latine..." (TdM)

 

TANT EN IDEES POLITIQUES QU'EN POSSIBILITES, C'EST BIEN LA "GAUCHE" QUI A TOUT INVENTE... -

"Depuis la Révolution française, les idées et les possibilités viennent de la gauche. Les Jacobins ont inventé le patriotisme qui, récupéré par la droite, est devenu nationalisme. La gauche a tout inventé, la droite a tiré les marrons du feu. M. Raymond Aron est un des agents de la récupération des idées de la gauche par la droite, y compris, par exemple, les idées sur la planification et la rationalité économique. Cette idée venue de la gauche a été lentement et sûrement récupérée par la droite, comme beaucoup d’autres. Pour ça, il faut un centre, car c’est au centre que se fait la jonction, la médiation, le passage. M. Raymond Aron est un des habiles récupérateurs des idées de la gauche qu’il transmet à la droite, laquelle en tire parti, d’une manière ou d’une autre, y compris du marxisme lui-même, plus ou moins diffusé et vulgarisé.

Le pouvoir, en soi, ne crée pas d’idées : il les utilise. Il lui faut des hommes. D’ailleurs, le pouvoir use très vite ces hommes, il faut qu’il en trouve d’autres ; le pouvoir de la droite dévore l’effort de la gauche, mais s’en nourrit. C’est un des grands processus de la période contemporaine, cette germination des idées. D’ailleurs, il est connu, aujourd’hui, que les idées viennent de la gauche, et pas seulement les idées. Pensez au service des Comptes de la nation, une des bases du pouvoir, une des bases de l’influence du corps des inspecteurs des Finances, une des bases de la semi-planification ; qui l’a mis en place ? Des marxistes !

C’est une découverte des milieux capitalistes les plus intelligents, et pas seulement en France. Ils voudraient se procurer à bon marché, et même gratuitement, les idées de la gauche ; je dis bien gratuitement, car c’est ainsi qu’elle les fournit. Elle est tellement contente d’en voir le succès. Rien de plus traître que le succès. Le succès, ça veut dire qu’on entre dans le compromis avec l’idéologie dominante..." (TdM)

 

LA QUOTIDIENNETE, GRAND INSTRUMENT DE L'ETAT POUR MAINTENIR L'ENSEMBLE DES RAPPORTS SOCIAUX - Toute l'ambiguïté des fameuses questions "sociétales" qui mobilisent tant au début du XXIe siècle dans un monde abandonné par la créativité politique va prendre forme progressivement. C'est après mai 1968 que s'observe par exemple cette rénovation de l'Etat, un Etat ébranlé une semaine, au fond selon la même logique qui voit converger singulièrement et dans le même le Structuralisme et la réorganisation de L'Etat ...

"Dans les derniers mois de 1968, les rapports sociaux se sont reconstruits ; alerté sur ce point, on a remarqué des faits qu’on n’avait pas auparavant bien compris. A la Libération, on n’avait pas bien compris ce qui se faisait pour une raison claire ; c’est que les communistes et la gauche ont participé activement à la reconstitution des rapports de production, c’est-à- dire à la remise en place de l’économie...

A partir de 1968, je m’aperçois que la quotidienneté, ce n’est pas seulement la platitude, le sol nivelé : c’est le grand instrument de l’Etat et du mode de production pour maintenir et reconduire les rapports sociaux de production, dans le quotidien et aussi dans l’urbain, dans la ville, dans l’espace. Cette notion de reproduction sociale a émergé, et, maintenant, elle est presque tombée dans le domaine public. D’ailleurs, plusieurs livres ont paru sur ce thème, comme celui d’Yves Barrel. C’est un livre intéressant, un effort pour concevoir le phénomène de la reproduction dans toute son ampleur, depuis celle de la force de travail, des moyens de production, c’est-à-dire des machines et des techniques, jusqu’aux rapports sociaux de la production. L’auteur soumet cela à une logique de la cohérence qu’il estime atteinte par le mode de production, de telle sorte que le mode de production serait prêt à fonctionner sur le type d’une vaste machine cybernétique entretenant son propre équilibre par des feed-back et des homéostases. Quelques livres, donc, ont montré l’ampleur du problème de la reproduction, en sous-estimant, à mon avis, les contradictions anciennes et nouvelles.

Ce que j’aimerais affirmer et répéter ici, c’est qu’il n’y a pas eu d’avant-garde depuis les surréalistes, si ce n’est les situationnistes. 

Je ne pense pas que le structuralisme ait été une avant-garde, pas plus que l’existentialisme. Il y a eu des avant-gardes politiques ou théoriques, à travers les utopies. Je crois qu’on assiste, depuis le surréalisme, malgré quelques sursauts, au déclin des avant-gardes. J’insiste là-dessus, parce que je viens d’apprendre, par Jean-Clarence Lambert, qu’Octavio Paz fait à Harvard un cours sur cette fin des avant-gardes. Ce déclin est aussi un phénomène d’époque. On constate que l’art contemporaine se transforme, qu’il y a peut-être déclin, ou mort de l’art, ou transformation ou dépassement de celui-ci d’une manière imprévisible, surtout en Amérique où l’on voit apparaître ces gens que Lambert nomment des « arteurs », qui ne sont plus des artistes, et qui font soit des happenings, soit des trous énormes, des inscriptions sur le sable des dunes en Californie, enfin, toutes sortes de travaux aberrants ou éphémères. On brûle dans Central Park un tableau classique, ou on y amène un camion de viande avariée : les gens se rassemblent, la police accourt, ça produit un rassemblement et une confusion pendant quelques heures au centre de New York. Mais ce n’est pas une notion d’avant-garde, c’est un simple constat..." (TdM)

 

MARX N'EST PAS MORT - On peut observer dans notre monde une chute générale des références qui s’effritent de tous les côtés, ainsi des références objectives, telles que "l’espace à trois dimensions, la perspective classique, le système tonal en musique, l’histoire, la figure du père, la ville". Cette disparition de toutes références n'est pas sans lourdes conséquences. Henri Lefbvre le répète à l'envi, l'absence de toutes références voit s'imposer un "discours" qui ne repose que sur lui-même : "le discours ne repose que sur lui-même, il est son propre support, on s’engage sur la voie du métalangage, du discours sur le discours, et il n’y a plus aucun critère, sinon une cohérence interne, ce qui permet des discours en nombre illimité, et ne nous permet pas de discerner la validité de tel ou tel d’entre eux". 

Et c'est par rapport à cet enjeu sur la question du ou des Référentiel(s) que le philosophe décide de garder comme réference le Marxisme. Certes, "il y a très longtemps que la question de la validité du marxisme est posée, d’abord parce qu’il n’est pas sûr que la classe ouvrière ait accompli la mission historique dont Marx l’a chargée ; ensuite parce qu’il est certain que le capitalisme a développé des forces productives, ce dont Marx le jugeait incapable." 

Mais si on entend pas lire le monde moderne à travers la grille marxiste, on ne peut que situer ce qu’il y a de nouveau dans le monde moderne que par rapport au référentiel marxiste. Ainsi le point de départ de la pensée marxiste, c’est l’incompatibilité entre les rapports sociaux de production capitaliste et la croissance (l’accumulation élargie), et c'est justement cette problématique que l'on rencontre dans les difficultés et les problèmes que pose le néo-capitalisme, capitalisme par définition de la croissance. Et qu'on ne parle pas de "système marxisme" ou de "marxistes" : "une pensée, celle de Marx, agit comme ferment dans le monde moderne ; c’est une science, mais aussi quelque chose de plus qu’une science. Alors qu’est-ce que c’est ? Pour moi, ce n’est pas seulement la pensée de Marx, encore moins la pensée de Marx systématisée ; le marxisme ou les marxistes, ce terme désigne tout un vaste courant de pensée qui se manifeste et qui agit maintenant depuis plus d’un siècle ; je ne vois aucune raison d’en exclure aucun de ceux qui y ont participé. Je compte parmi les marxistes simultanément aussi bien Rosa Luxemburg que Kautsky et Lénine, encore qu’ils se soient combattus. Je n’admets pas qu’on choisisse tel ou tel de ces penseurs pour exclure les autres, c’est un des postulats du dogmatisme. 

Je crois que Rosa Luxemburg a posé des problèmes que Lénine n’a pas bien compris. Je crois que Bernstein a pesé d’autres problèmes que Lénine n’a pas très bien compris non plus. Ces quatre, Lénine, Kautsky, Bernstein, Rosa Luxemburg, représentent un moment du marxisme et de la pensée marxiste. De même, quelques dizaines d’années auparavant, Lassalle et Bakounine, et Marx qui les combattait tous les deux, représentaient un certain moment de ce vaste devenir, un moment de ce vaste mouvement lui-même contradictoire, et que l’on peut rattacher à Marx, dont l’œuvre est le centre, le noyau lui-même en devenir, en proie à ses propres problèmes et à ses propres contradictions. 

Pour rompre avec la dogmatique du marxisme, il faut en arriver à cette idée, le mouvement de l’action révolutionnaire et subversive portée au langage, au concept, à la théorie, et c’est à cela que je réserverai le nom de marxisme : cet ensemble, je l’appellerai « les marxistes ». Il y a donc des tendances et, à chaque instant, une droite et une gauche dans ce mouvement. Je ne sais pas si cette idée de droite et de gauche n’a pas préexisté au marxisme, et s’il n’y a pas eu, dans tous les mouvements, ceux qui voulaient le hâter et ceux qui voulaient temporiser, ceux qui voulaient presser le devenir et ceux qui s’accommodaient d’un compromis avec la réalité existante..."

Henri Lefebvre évoque ensuite sa rencontre avec le marxisme de Marx, ses textes ...

"Premier point : je n’ai pas abordé le marxisme à partir du mouvement ouvrier, c’est incontestable ; je l’ai abordé à partir de la tradition philosophique. J’ai lu Spinoza et Nietzsche, ensuite Hegel, avant de lire Marx et d’adhérer au parti communiste, de telle sorte que cette adhésion a été motivée. Des textes de Marx que je connaissais, parmi lesquels il y avait déjà la Critique de la philosophie du droit de Hegel, la Question juive et quelques autres écrits de jeunesse, j’en ai déduit que Marx était un critique de l’Etat. J’entendais dire que Marx était le théoricien du socialisme d’Etat : au contraire : il me paraissait que Marx était le critique de l’Etat : ce qui rejoignait mes préoccupations fondamentales Vous voyez à nouveau la gravité du malentendue C’est dramatique, et, pourtant, tous les textes de Marx depuis ce temps-là m’ont confirmé dans cette impression que le malentendu est historique, que le socialisme d’Etat ne vient pas de Marx mais de Lassalle ; le socialisme d’Etat est un reniement, un déni de la pensée de Marx. Je prépare un livre sur l’Etat qui résumera un ensemble d’analyses et de considérations.

Un deuxième point, c’est que j’ai tenté, dans cette perspective évidemment, de restituer la véritable pensée de Marx, et j’ai pu remettre en ordre les pensées de Marx autour de ces deux fils conducteurs, d’une part, la théorie de l’aliénation et, d’autre part, la critique de l’Etat. La théorie de l’aliénation mérite d’être examinée à part, la théorie de l’Etat aussi. Depuis les écrits de 1842, c’est-à-dire La Critique de la philosophie et du droit de l’Etat de Hegel, jusqu’à 1875, le testament politique de Marx, c’est-à-dire La Critique du programme de Gotha, ce que dit Marx de l’Etat n’a pas changé. Ce qu’il veut, c’est la fin de l’Etat — bien sûr, pas immédiate, mais encore Marx a-t-il beaucoup hésité sur la formulation, il a oscillé et, par moments, il est bien près de Bakounine. D’où l’importance de la Commune : d’un côté, la Commune de Paris, de l’autre, le mouvement allemand qui devient tout de suite un socialisme d’Etat, de sorte que, lorsque Marx s’adresse aux Allemands, il ne peut même pas leur parler de la Commune, parce qu’ils ne comprendraient pas. Les Allemands de 1875, sauf peut-être quelques-uns, ne savent pas ce qui s’est passé à Paris, de l’autre côté de l’enceinte isolée par leur armée. Quand Marx s’adresse aux ouvriers allemands, il ne parle pas de la Commune, Il y a à peine une allusion dans La Critique du programme de Gotha, une simple allusion à propos de la fin de l’Internationale. La situation s’est présentée comme contradiction entre deux courants simultanés du mouvement ouvrier, dont l’un va l’emporter sur l’autre au cours d’une lutte, et non selon un schéma abstrait ! Je rappelle que Marx termine La Critique du programme de Gotha par ces mots tragiques, ces mots latins empruntés au vocabulaire catholique : Dixi et salvavi animam meam. Quand on pense à la sémantique de cette phrase, elle terrifie Si Marx pressent l’échec, l’avortement historique, son discours est destiné à qui ? A quoi ? A préserver sa pensée, à la garder dans sa pureté ou à attendre un avenir dans lequel cette dégradation du discours en institution sera évitée ? C’est un mot sur lequel il faut toujours insister..." (TdM)

 

Marxisme contre existentialisme

(Henri Lefebvre, L'Existentialisme, Le Sagittaire, 1946)

Dans les entretiens rapportés dans le Temps des Méprises (TdM), Henri Lefebvre revient sur sa critique de Sartre et celle de l’existentialisme, en tant que philosophie, qui "m’est toujours apparu comme un épisode de la détérioration et du dépérissement de la philosophie classique. Cette philosophie s’attache encore aux vieilles notions usées et archi-usées du sujet et de l’objet, à la confrontation interminable du sujet et de l’objet. La confrontation se fait désormais en tenant compte de certains éléments de la pratique sociale : on se rend bien compte que le sujet n’est pas intemporel, qu’il est lié au mode de production capitaliste, ou qu’il y a crise du sujet classique dans le mode de production capitaliste. Quant à l’objet, on se rend bien compte qu’il ne s’agit plus de l’objet en général, qu’il s’agit soit du produit, soit de l’œuvre. L’existentialisme, en tant que philosophie, se situe dans un compromis entre les concepts de la philosophie classique et l’analyse critique du mode de production dominant. 

A ce titre, je n’y vois qu’une transition entre la philosophie classique et ce que j’appelle l’analyse métaphilosophique. On ne peut pas se passer des notions et des concepts élaborés par la philosophie classique. Les concepts de système ou de totalité viennent de la philosophie. Il faut les reprendre, quitte à les critiquer sévèrement. Le concept d’aliénation aussi vient de la philosophie, et bien d’autres ; on ne peut pas s’en passer, mais il faut savoir qu’on ne peut pas s’en contenter, qu’il faut les reprendre sur un plan nouveau après les avoir fait passer au crible de la critique. Parmi tous ces concepts, ceux de sujet et d’objet sont parmi les moins utilisables, les plus épuisés, les plus obsolescents, pour employer un terme qui ne vient pas de la philosophie. 

Alors, je crois que c’est à juste titre que, depuis quelques années, Sartre est impliqué dans la débâcle du sujet classique, cette débâcle attendue depuis longtemps, puisque, après tout, Marx et Nietzsche avaient déjà fait justice de ce concept. Voilà ce qui concerne l’existentialisme et Sartre.

Une formule comme « L’enfer, c’est les autres » a fait la popularité de Sartre, avec quelques autres belles formules, bien frappées, comme on disait dans les livres d’histoire de la littérature d’autrefois ; ces formules bien frappées sont l’expression d’un nihilisme que d’ailleurs il n’assume pas jusque dans ses plus extrêmes conséquences, car on ne peut faire la théorie du nihilisme qu’en luttant contre lui, et je reprocherais aussi bien à l’existentialisme qu’à la psychanalyse de n’avoir pas abordé de face ce problème, un des plus profonds. La question, en termes triviaux, de la fondation d’un nouvel optimisme, en termes beaucoup plus profonds, la question du oui ou du non à la vie, à l’existence, cette question posée par Nietzsche n’est pas résolue, mais des idéologies comme l’existentialisme et, en partie, la psychanalyse l’ont masquée..." (TdM)

 

"Trois propositions, trois thèmes illusoires concernant l'humain doivent être éliminés.

Le premier transpose l'humain en un mythe : le Surhomme. A la faveur du Surhumain, le sous-humain fait irruption. Le deuxième présente "l'humain" comme une entité abstraite.

Ce thème métaphysique se révèle abstrait, inefficace, donc inexistant. Pour le troisième, l'humain est un thème sentimental d'attendrissement : les eunuques pleurent sur l'humanité.

- L'homme est une idée, tirée par la méthode dialectique de l'ensemble des sciences. Ni physique, ni biologique, ni géographique, ni historique, ni économique, I'homme est tout cela. L'homme total se présente comme totalité dispersée, et cela non dans la spéculation,

mais dans la réalité et dans la conscience de cette réalité. 

Totalité dispersée, contradictoire pratiquement et théoriquement. L'action et la connaissance visent la réalisation de cette idée concrète. Jusqu'au dépassement de cette situation, I'homme reste divisé contre lui-même. Il est socialement divisé, de toute évidence. On sait moins que l'individu reproduit et, suivant un terme ancien, "symbolise" cette situation sociale. En elle-même, l'individualité différenciée comporte d'un côté une part infériorisée, asservie, bien qu'en contact avec la nature et la pratique : l'instinct, l'activité quotidienne, et de |'autre une part "supérieure" qui s'hypertrophie, puis décline et tombe dans la décadence lorsqu'elle veut s'affirmer isolément : la pensée, la conscience claire, la vie théorique.

Cette structure de l'individu contradictoire, conscience déchirée comme la société dont il est une parcelle, doit être résolue comme la structure contradictoire de cette société elle-même.

Aux kierkegaardiens, l'analyse dialectique répond en ne se contentant pas de montrer que I'homme est un être social (vérité déjà essentielle bien que banale) mais en montrant que la structure interne de l'individualité correspond à celle de la société. Et Kierkegaard lui-même, pour la critique dialectique, a seulement poussé jusqu'à l'extrême les contradictions de l'individu individualiste, qui sont celles de la société individualiste.

Dans cette société, une classe - la bourgeoisie - s'affirme dans une idéologie de classe qui nie les classes. Et la société dominée par la bourgeoisie proclame l'individu comme un absolu, et au même moment l'accable ; le pose abstraitement au sommet de la hiérarchie, et le nie effectivement.

Dans le "sable humain" chaque grain se sent et se croit seul; en même temps il se sent confusément oppressé par la foule dont il fait partie, par les mœurs de la classe dominante, par la monotonie de la vie organisée par cette classe. Comment résoudra-t-il cette

contradiction? Par l'évasion vers I'absurde, vers l'impossible.

Lorsque l'individu découvre en lui des contradictions insolubles, et qu'il ne les connaît pas (en les situant dans une connaissance de la réalité humaine) il tombe dans l'angoisse et le désespoir. Or certaines contradictions "vécues" peuvent paraître insolubles, parce que l'histoire avance lentement, très lentement considérée à l'échelle individuelle. Alors l'individu.. qui veut une solution envers et contre tout, et tout de suite, "hic et nunc" - c'est là son drame - se crée une pseudo-solution. Névrose ou négation d'un des termes du conflit (du problème) fournissent commodément des pseudo-solutions métaphysiques, mystiques, mythiques.

Aux Nietzschéens, I'humanisme dialectique répond que l'homme n'est pas plus en proie aux forces cosmiques, immédiatement, qu'il n'est solitairement enfermé en lui-même. La médiation (historique, sociale) entre l'individu "moderne" et le cosmique ne peut s'abolir

par un décret poético-philosophique.

Donc, si quelqu'un sort de "l'homme théorique", ce ne peut être que par une connaissance de la pratique sociale. La vertu de l'osmose directe, de la communion immédiate entre l'homme et le cosmos semble aujourd'hui épuisée ; celui qui voudrait maintenant recommencer l'aventure nietzschéenne irait en solitaire refaire les promenades de Nietzsche; il ne serait probablement plus un grand poète, mais bien plutôt un homme sacrifié au mythe du Cosmos. Le "salut" n'est pas dans cette direction.

Est-ce le Surhomme qui émergera de l'humain? Non. L'homme total - l'homme enfin humain - va émerger du long déchirement, de la lutte si longue de l'être conscient contre la nature et contre lui-même. L'homme ne sera pas dépassé, car l'homme est l'être qui se dépasse. Quant aux forces "irrationnelles" (l'instinct, la vitalité spontanée), elles font partie de l'humain. La contradiction de la Raison et de l'irrationnel est une contradiction intérieure à l'humain, et résolue par la raison dialectique.

A Husserl, la critique dialectique répond que la Raison disparaît avec l'analyse, avec la prétention d'aller "aux choses elles-mêmes" par la seule conscience du philosophe, sans la science et le concept.

A Heidegger, une seule réponse, et dédaigneuse : est homme l'être qui lutte contre la mort (et contre les complices de la mort) même s'il lui faut défier la mort au cours de cette lutte.

La rébellion massive de "l'irrationnel", faillite organisée du vieux rationalisme et de l'humanisme vieilli, n'empêcheront pas la victoire de la Raison renouvelée et de l'humanisme.

Les derniers philosophes ont profité de toutes les déficiences de la vieille Raison pour organiser la révolte de l'irrationnel (révolte? même pas ! démagogie de littérateurs confusionnistes et de chroniqueurs, sauf quelques rares exceptions...).

L'homme aurait pu déjà perdre la partie. La catastrophe politique et "spirituelle" était assez bien préparée !

Mais l'homme peut encore perdre la partie. Si paradoxal que cela puisse paraître à certains, seul l'idéal matérialiste de l'homme total - cet idéal sans ldéalisme - peut sauver l'humain. La raison dialectique, et elle seule, peut considérer l'être humain sous tous les aspects et résoudre ses contradictions sans rien perdre de sa réalité. Seule elle peut reconnaître dans le prétendu "irrationnel" les forces fondamentales dont elle émerge et qu'il lui faut orienter, les chaos de contradictions qu'elle peut résoudre. Humanisme et raison sont liés; donc humanisme concret et raison dialectique ne se séparent pas.

S'il y a "choix", il propose cette alternative : ou I'humain - ou le reste, l'autre, l'ombre, la mort, le diable et le dieu, ou encore le monde sans "nous"... "

 

Vers 1946, Henri Lefebvre "découvre que la vie est quotidienne", pour reprendre la formulation des entretiens du "Temps des Méprises". "Abandonner le quotidien à la trivialité, le mettre hors de la pensée, sous prétexte qu’il est banal, ça me semble une erreur fondamentale. Quoi de plus trivial et banal que le travail ? Et pourtant, appeler le travail au langage, au concept, formuler le concept, et d’ailleurs, en même temps, le critiquer, peut-être le dépasser, ç’a été une tâche théorique sérieuse, celle de Marx. De la même façon, rien de plus banal, de plus trivial que le sexe. Appeler le sexe et la sexualité au langage, les porter au concept n’est pas vain. Porter le quotidien au langage et au concept ne me semble pas du tout inutile.

Comment l’ai-je découvert, ce concept de la quotidienneté ? Parce que la vie quotidienne s’abattit lourdement sur moi, comme sur plus d’un garçon, pour avoir, au cours d’un fol amour romantique, engrossé quelque fille. D’où mariage, famille, vie de famille, le métier et le reste. La prose du monde !

La première partie du livre "Critique de la vie quotidienne" a paru en 1946, le deuxième volume en 1961 et le troisième, je suis en train de le faire, non sans difficultés. Un résumé de l’ensemble a paru aux Editions Gallimard sous le titre : "La Vie quotidienne dans le monde moderne". Dans le premier volume, en 1946, j’ai encore mis l’accent sur la richesse du quotidien. Pourquoi en 1946 ? Nous avons vécu sur des espoirs démesurés pendant et avant la guerre. Le surréalisme était déjà chargé d’espoir sans limites, celui d’une transformation, d’une métamorphose de la vie. Ce qu’il y avait de mieux dans les surréalistes, je l’ai déjà dit, ce n’étaient pas leurs écrits, c’était leur projet. Les surréalistes ne se sont pas perçus ainsi, ou plutôt, il y avait chez eux contradiction entre le projet littéraire et le projet vital, l’utopie. Pendant la guerre, pendant la grande bataille qui devait se terminer par la Libération, on pensait que c’était la bataille pour une vie nouvelle. Il m’est arrivé à bien des reprises, pendant l’Occupation, de m’interroger sur ce qui allait se passer après la fin de la guerre, après la victoire, dont je n’ai jamais douté, et, bien des fois, je me suis dit : « Qu’est-ce qui va arriver ? Quelque chose de pire qu’avant, une restitution du capitalisme et le retour au pouvoir d’une bourgeoisie plus expérimentée. »

Pendant la guerre, dans la Résistance, j’acceptais la vision euphorique de ceux qui parlaient des lendemains qui allaient chanter, de ce qu’il y aurait de merveilleux, de la vie nouvelle qu’il y aurait après la victoire sur le fascisme. 

Tout de suite après la Libération, on a senti la rechute, la révolution s’éloignait. En 1945-1946, on travaillait à reconstruire l’appareil de production, on sentait se refermer le ; vieux monde. La quotidienneté qui avait semblé s’ouvrir sur des perspectives illimitées nous rattrapait, plus difficile à supporter, donc avec plus de conscience. La conscience de cette quotidienneté qui se refermait réagissait, comme il advient toujours, rétrospectivement sur le passé, et je m’apercevais que ma jeunesse, mon adolescence et ma vie d’homme en voie de maturation s’étaient déroulées aussi dans la contradiction entre l’espoir conçu et le vécu quotidien, entre la métamorphose du quotidien par l’amour et la platitude du quotidien.

Alors, j’ai commencé à m’appliquer à l’analyse de ce vécu pour lui-même en pensant qu’il n’y avait aucune raison de le laisser hors de la pensée, et que, dans la mesure où la philosophie s’érigeait au-dessus du quotidien, la philosophie avait tort, qu’il ne fallait pas bâtir une philosophie du quotidien, mais sortir de l’horizon philosophique extra-quotidien pour aborder le quotidien en lui-même. Si on arrivait à transformer la vie quotidienne, ce serait après l’avoir pénétrée par l’analyse, au lieu d’en sortir soit par la poésie, comme les surréalistes, soit par la philosophie, comme la plupart des philosophes. 

Alors, j’ai abordé de front le problème de la vie quotidienne. 

En 1946, elle me semble riche et j’en tire une apologie assez confuse, tandis qu’en 1961, après quinze, ans de reconstitution du capitalisme, le quotidien m’apparaît dans son appauvrissement, dans son aliénation. Il y a une différence entre les deux volumes. Dans le deuxième volume, le quotidien se montre comme résultat du monde de la marchandise, c’est-à-dire des chaînes d’équivalences, fictives ou réelles, entraînant l’uniformité sous les différences apparentes des choses ; il apparaît aussi comme le programme du capitalisme et de l’Etat qui organisent la vie quotidienne, parce qu’ils organisent la société de consommation. A propos, je rappelle que c’est moi qui ai introduit ce terme de « société de consommation », mais d’une manière un peu différente.

Dès 1960, je parle de la société bureaucratique de consommation dirigée, et cette expression s’est condensée en « société de consommation » — ce qui, d’ailleurs, ne veut rien dire. Le quotidien se définit de multiples manières : résidu des activités spécialisées — enchevêtrement du répétitif cyclique, les jours et nuits, les mois et années, avec le répétitif linéaire, tel une série de gestes, de coups de marteau. Ou encore : liens dans leur séparation entre le travail, la vie privée, les loisirs. Ou encore la terrible répétition de la mort. 

En 1961, dans le deuxième volume de Critique de la vie quotidienne, la quotidienneté apparaît comme programme du capitalisme, organisation des loisirs, banalité dans la consommation dirigée. C’est aussi le sol, la base, la plate-forme sur laquelle s’érige l’édifice de l’Etat et des institutions. Entre le premier et le deuxième volume, le décalage ne vient pas d’une erreur rectifiée, mais de ce que la réalité s’est transformée ; et, dans le troisième volume, je pense mettre en évidence quelques autres transformations de la réalité, notamment l’ébranlement de ce sol qui ne porte plus solidement les superstructures, en langage marxiste classique, par exemple les étages de l’administration, de la bureaucratie et de l’Etat. Le sol est crevassé, il faut colmater perpétuellement toutes les fissures. Je pense que le troisième volume reprendra les thèmes : sexualité et société, désir, besoin, jouissance, qui ne sont pas épuisés dans les deux premiers volumes, et de loin, ni dans les nombreuses publications contemporaines..." (TdM)

 

"Critique de la vie quotidienne"

Le premier volume parut tout de suite après la Libération en 1946, le deuxième en 1961. Ces deux volumes eurent pour complément celui qui résume des cours aux universités de Strasbourg et de Paris X (Nanterre) sous le titre "La Vie quotidienne dans le monde moderne" (Gallimard, 1968), ainsi que divers articles parmi lesquels le Manifeste du « romantisme révolutionnaire » (N. R. F., 1957) ....

 

"Critique de la vie quotidienne, Introduction" (1946)

"Publié dans la vague d'optimisme (espoirs et illusions) de la liberté retrouvée, ce premier volume formule le concept du "quotidien", "portant au langage élaboré et à la lucidité conceptuelle une pratique, nommée et cependant méconnue : jugée indigne du connaître. Une telle «élaboration» n’invente ni le mot ni la chose, mais surmonte les séparations «philosophie — non- philosophie », « signifiant — insignifiant », «méconnaissance — connaissance». Ainsi procédèrent Marx avec le travail social, Freud avec le sexe. Il en va du quotidien comme du travail : le concept réunit les aspects, les activités partielles dans lesquelles s’égarent descriptions et analyses ponctuelles. Un tel concept est à la fois abstrait et concret. Le quotidien semble se composer de cas particuliers, de situations individuelles — ou de banalités générales. Ici se reconnaît un des plus anciens problèmes de la philosophie et de la méthodologie. La théorisation conceptuelle résout le problème il y a une connaissance du quotidien. Comment se définit-il à cette date ?

a) D'abord par une certaine appropriation du temps et de l'espace, du corps, de la spontanéité vitale et de la « nature », appropriation en proie à la désappropriation ou expropriation (aliénation) dont la connaissance découvre les causes et raisons historiques, économiques, politiques, idéologiques. Il n’en ressort pas moins que le quotidien se déroule et se constitue dans un espace et un temps différents du temps et de l’espace naturels comme du temps et de l’espace mentaux.

b) Avec le quotidien le vécu se trouve repris et porté à la pensée théorique. Il n’est plus dédaigné, considéré comme un résidu insignifiant, produit pat une nécessaire réduction méthodologique, à la limite anéanti. Il n’est pas davantage surestimé, gonflé, opposé au rationnel. Il prend dans la pensée théorique la place qu’il occupe dans la pratique sociale : il n’y est pas tout mais il n’y est pas rien. D'autre part le vécu et le quotidien ne coïncident pas. Le quotidien n'épuise pas le vécu car il y a du vécu hors du quotidien au-dessus et/ou au-dessous. Cependant le rapport du vécu au conçu passe au premier plan ; il contient une question plus vaste, celle des rapports entre la pensée et la vie, interrogation faustienne mal résolue par l’apologie soit de la vie, soit de la pensée pure.

c) Par rapport aux activités plus ou moins hautement spécialisées, donc parcellaires — réfléchir, circuler, habiter, se vêtir mais aussi se livrer à tel ou tel travail — le quotidien se définit à la fois comme produit (résultat de leurs interférences) et résidu, quand on fait abstraction de ces activités, Il reçoit les débris, les restes des activités dites supérieures ; il leur fournit en revanche leur élan, la poussée des activités dites inférieures ; il est leur commune mesure, leur sol nourricier ou stérile, leur ressource, leur lieu ou terrain commun. Ce produit-résidu, résultat et lieu commun, ne peut en aucune manière se réduire à la somme arithmétique ou mécanique de ces activités ; au contraire, on ne peut comprendre le quotidien qu’en considérant les activités diverses dans la totalité qui les englobe, à savoir le mode de production; celui-ci ne se conçoit pas en dehors ou au-dessus des activités multiples, mais comme se réalisant à travers elles ainsi que dans le quotidien. Celui-ci est donc le produit du mode de production (capitaliste en l’occurrence, le cas du « socialisme », qui ne peut se définir comme un mode de production, étant réservé). Le mode de production comme producteur et le quotidien comme produit s’éclairent l’un l’autre.

d) Le quotidien résulte aussi des interférences entre les processus et temps cycliques — et les processus et temps linéaires, c’est-à-dire entre les deux modalités très différentes du répétitif. Le corps apparaît comme un paquet de rythmes cycliques ; par contre beaucoup d’activités réglées — une suite de gestes productifs par exemple, ou de démarches sociales — sont clairement linéaires. Il y a dans le quotidien actuel un accablement, un écrasement du rythmique par le linéaire ; mais le rythmique ne peut disparaître ; le répétitif ne peut se réduire aux résultats d’une combinatoire, d’une linéarité préfabriquée et imposée. Bien qu’il y ait cette tendance dans le monde moderne, le quotidien ne peut se concevoir en fonction de la seule linéarité fonctionnelle. De même, le qualitatif ne peut entièrement disparaître dans le quantitatif, ni l’usage dans l'échange, ni la chose dans la pure relation. Le quotidien comprend les deux aspects, les deux modalités de la répétition journalière.

e) Le quotidien peut aussi se concevoir comme rencontre et confrontation de l'usage (valeur d'usage) avec l'échange (valeur d'échange). Quelle que soit la prédominance de la valeur d'échange et son importance dans le mode de production, elle n’arrive pas à faire disparaître l’usage et la valeur d’usage. Même si elle se rapproche de l’abstraction « pure » et du pur signe. Le travail produit des biens échangeables, des marchandises ; entre leur production et leur consommation, elles mènent une singulière existence, abstraite plus que concrète; pendant cette phase les caractéristiques de l'échange l’emportant, c'est le règne de la marchandise, son monde. Au cours de ce trajet, l'objet se réduit presqu’à un signe. Puis cette façon d'exister socialement s’interrompt et la valeur d'usage reprend ses droits. On peut aussi souligner que le travail (social) produisant des valeurs d’échange, un certain non-travail (repos, vacances, vie privée, loisirs) intervient dans l’usage des produits; le temps du non-travail fait partie du temps social, comme contrepartie du temps voué à la production (vendu comme capacité productive aux détenteurs des moyens de production). Le non-travail ou plutôt le temps de non-travail fait partie du mode de production comme le travail il anime l’économie, d’abord parce que c’est le temps de la consommation, ensuite parce que d'énormes secteurs productifs de pro- duits et de plus-value se construisent à partir de ce non-travail le tourisme, les loisirs, le show-business, la « culture » et l’industrie culturelle. Le quotidien enveloppe donc ces modalités du temps social, aussi bien le temps de travail que celui du non-travail, ce dernier plus particulièrement lié à l’usage. De plus, l’usage et la valeur d'usage ne restent pas immuables ; ils se déplacent ; par exemple l’usage de l’espace ne se ramène pas à l’usage d’un objet quelconque, qui l'use et le détruit par la consommation ; l’usage de l’espace comporte un emploi du temps transports, relations des centres et de leurs alentours, utilisation des équipements ; bref il n’y a pas priorité absolue de l'échange, disparition de l’usage dans l’échange, réduction de la valeur d'usage au rôle de porteur de la valeur d’échange.

f) Dans le quotidien, les besoins dits naturels reçoivent une formation sociale qui peut les transformer jusqu’à la facticité. En 1946 cette formation sociale existe mais elle n’est pas encore très sophistiquée et ne se dit pas encore « culturelle ». Le quotidien, de ce point de vue, se définit comme lieu d’un mouvement dialectique à trois termes « besoins-désirs-jouissances ». Ce mouvement dans le quotidien ne se sépare pas des autres éléments le travail et le non- travail, l’usage et l’échange, etc. En 1946 le travail se considère encore comme la réalisation concrète de l’être humain ; il apparaît comme un besoin social parmi les autres et même annonce-t-on qu'il deviendra bientôt le premier des besoins sociaux... dans le socialisme. Ce qui advint comme chacun le sait et comme on le verra plus loin, ce sera le contraire le travail se discréditera devant le non- travail et le loisir ; sa valeur éthique disparaîtra peu à peu. En 1946 ce discrédit n’a pas encore commencé. Le travail garde le prestige que lui ont conféré au XIXe siècle toutes les classes dans une sorte de consensus.

g) Ici se révèle un autre aspect du quotidien l’ensemble des relations de distance, proximités et voisinages — ou bien au contraire éloignements, distanciations dans le temps et l'espace. Ce qui comprend les rapports des individus et des groupes (familles, ateliers, corporations) à la mort en général et à leur mort (photos, souvenirs, commémorations et tombeaux) ainsi que les rapports des corps entre eux, les rapports du corporel au spatial et au temporel. À la date de ce livre (1946), ces rapports paraissent encore établis et solides parce que traditionnels. Ils vont bientôt se modifier.

b) À cette même date, les relations entre la fête religieuse, civique, locale, etc., et le ludique d’une part, et d’autre part la non- fête, le sérieux, le quotidien, ces relations semblent reprendre vigueur. Il y a distinction sans séparation; bien que discernée du quotidien la Fête — sa préparation, son accomplissement, les traces et souvenirs qu’elle laisse — n’est jamais loin; ni le merveilleux, ni. l'extraordinaire de l’ordinaire. Le temps des fêtes double le temps quotidien au lieu de le fragmenter.

La complexité du quotidien, telle qu’elle apparaît dans le résumé qui précède, ne peut s’attribuer à un processus linéaire, soit historique, soit philosophique, soit économique, soit social. Elle résulte d’interférences multiples; la « réalisation » de l'être social dit « humain » se trouve contrariée par des altérations et aliénations, dues elles-mêmes à des causes multiples division du travail, classes sociales, idéologies et « valeurs », oppression et répression. 

Mais à la date considérée, il n’y a pas encore rupture entre les objets et les gens, leurs gestes, leurs actes, leurs situations et discours. Tous ces aspects du quotidien rentrent non seulement dans le mode de production mais dans un ensemble qui se nomme « civilisation » (mot plus fort que « culture » qui se substituera à lui par la suite). Il n’y a pas encore fragmentation ; une certaine unité persiste, malgré les guerres, malgré la disparition depuis le début du siècle des grandes références religieuses, historiques, morales.

Ce n'est pas fini. Le quotidien, tel qu’il se manifestait à la date considérée, contenait une richesse cachée dans une pauvreté apparente. En lui se rencontraient les normes et conventions qui déterminent pour la société ce qui est beau, vrai, bien, autrement dit l'éthique et l'esthétique admises. La philosophie classique a cru inventer, en leur opposant des termes absolus, le Vrai absolu, le Bien absolu, le Beau absolu, auxquels faisaient face le Faux, le Mal, le Laid. Au cours des temps dits modernes, la critique de la philosophie opérant à l’unisson des sciences dites « de l’homme » a relativisé ces concepts. Chaque société, ancienne ou contemporaine, a possédé et possède encore (sauf les cas de décadence et de décomposition rapide) ses normes, ses valeurs. Le dogmatisme n’a pas disparu pour autant. Au contraire tout se passe comme si le relativisme, le scepticisme, l'empirisme, suscitaient un besoin inverse, un besoin de dogmes et de vérités absolues ; cependant le dogmatisme devient un fait socio-politique. C’est dans le quotidien que s'affrontent les dogmes et le doute, les normes et conventions, la fidélité à l’établi et le refus. Si ces normes n’ont plus la force d'imposer une représentation du vrai, du beau ou du bien, c'est que la société considérée se décompose ou éclate. L'absence de normes et valeurs ne prouve pas qu'elles n’ont plus d'importance, mais qu'elles disparaissent au cours d’une « crise », d’une « mutation », ou d’une stagnation pourrissante.

Comme le dit Nietzsche à maintes reprises les « décadents » ont choisi ce qui était le plus mauvais pour eux. Comment est-ce possible ? Où et quand se fait le choix ? Où et quand se confrontent les « vérités » et les « illusions »? Où apparaissent les normes, valeurs et conventions qui font une société ? Et comment s'imposent-elles ? Où se perçoit leur absence? La réponse dogmatique est inacceptable « Voilà ce que vous devez penser... » Seule réponse mal explicitée dans le livre ici rappelé, mais déjà inhérente à la connaissance critique dans le quotidien. 

Au lieu de vouloir détruire en tant qu’'idéologiques les valeurs existantes, la « critique de la vie quotidienne » proposait d'étudier leurs modifications dans le quotidien et l'apparition du quotidien lui-même à la fois comme réalité et comme valeur.

Les déterminations et définitions rappelées ci-dessus convergent en tant qu’aspects du quotidien et de son concept. Il s’y joignait, étroitement lié à l'analyse, un projet. Il proposait de délivrer la richesse latente, de dégager le contenu implicite et inexploré du quotidien, en le valorisant. Il admettait que la trivialité quotidienne, son temps et son espace, contenaient l’apparemment incompatible le ludique, la Fête, la surprise, donc, comme possibilité, la mise en scène et en perspective de cette profondeur. À travers des maladresses dans la formulation, tel se présentait le projet inhérent à la conceptualisation et à la théorie.

En quoi un tel projet et un tel livre se situent-ils dans une perspective marxiste, sans se laisser enfermer dans un système ? 

En premier lieu, ils ne proposaient pas seulement de compléter le lexique de la terminologie « marxiste », en y introduisant le concept du quotidien et quelques autres ; ils se proposaient surtout d’ouvrir la pensée marxiste sur le possible, au lieu de l’axer sur le « réel » (économique) et l’accompli (historique). Le même ouvrage tente aussi de transformer le concept de « révolution » elle ne consiste  pas seulement en transformations économiques (les rapports de production) ou politiques (personnel et institutions) mais elle peut et doit, pour mériter ce titre, aller jusqu’à la vie quotidienne, jusqu'aux « désaliénations » effectives, en créant une façon de vivre, un style, en un mot une civilisation. Ce qui exclut la réduction de la société à l’économique et au politique et modifie la trop fameuse controverse sur la « base » et les « infrastructures » en mettant l’accent sur le social. 

Dans le « social » entrent des rapports irréductibles à l’économique — aux rapports de production et de propriété — c’est-à-dire les rapports entre les individus et les groupes, leur ensemble le quotidien. Ce qui visait le développement et l’enrichissement des concepts utilisés par Marx, méconnus ou appauvris : la praxis (pratique sociale), le rapport entre l’individuel et le social, la « société civile » et même le mode de production. En particulier, la société civile s’atteignait pat une autre voie que celle de Gramsci : moins historique, plus actuelle, La relation controversée entre « base » et « superstructure » sortait de la scolastique et se situait concrètement, le quotidien comprenant à la fois du « super- structurel » et du « basique ». 

 

Bref, ce livre tentait de poser quelques problèmes historiquement mais sans historicisme, philosophique- ment mais sans illusions philosophiques. Il tentait donc, dès 1946, sans le crier sur les toits, un « aggiornamento » du marxisme, opération ratée pour diverses raisons (historiques et politiques)...." (Introduction volume III, Editeur L'Arche)

 

"Critique de la vie quotidienne" (1960)

"Près de quinze années après le premier volume, paraît en 1960 le second volume. "Que s'est-il passé pendant ces quinze années ? D'abord l'apogée, ensuite le déclin du stalinisme, puis l’échec de la critique du stalinisme à l'intérieur du mouvement communiste et notamment en France. En quoi la contestation qui apparaît alors diffère-t-elle de la critique? En ce qu’elle se veut immédiatement agissante, sans passer par la médiation de l’institué (les partis, les doctrines, etc.). Elle se veut aussi radicale, Elle tient compte des changements dans le monde et de la crise commençante du concept classique de la révolution pour lui substituer la subversion.

Ce deuxième volume de la Critique ne restait pas en dehors du mouvement. D’abord, le marxisme officiel et institutionnel tombant dans le discrédit, la pensée marxiste non officielle rencontrait une audience de plus en plus large. Par un détour imprévu, un groupe tel que Cobra — artistes, écrivains, architectes —, très actif dans l’Europe du Nord, s’inspirait de la critique du quotidien en la portant plus avant. Le désir de transformer la vie quotidienne cheminait à travers les idéologies, les philosophies, les résurgences métaphysiques. Dès 1953, l'architecte hollandais Constant, l'inspirateur des « provos » d'Amsterdam, inventait une nouvelle architecture d’ambiance et de situations, incorporant pour ainsi dire dans l’espace la critique du quotidien. Ce fut par ce détour que s’accomplit le passage de la critique à la contestation, comme un développement, atteignant des étudiants et des groupes nouveaux, entre autres les situationnistes. 

Que visaient les contestataires ? Leur objectif dépendait des groupes et des individus. Les uns, surtout parmi les étudiants et les intellectuels, en voulaient à la morale traditionnelle, à la religion, au judéo-christianisme. D’autres prenaient pour cible la « chose », l’objet, c’est-à-dire la marchandise et l’idéologie qui l’accompagne. D’autres encore attaquaient le nationalisme, l'attachement selon eux névrotique à la Mère-Patrie ou à l'Etat-Père. Beaucoup d’entre eux se proposaient tout simplement d’abattre le capitalisme, qu’ils croyaient naïvement dans un état critique, notant les moindres symptômes de difficultés économiques, alors qu’économiquement c'était la « prospérité » et le début de la « révolution scientifique et technique ». 

Bref, les divers courants contestataires ne s’entendaient ni sur les motifs et les buts de la contestation, ni sur la marche à suivre; mais tous tombaient d'accord sur un impératif : changer la vie. Réclamaient-ils leur « part du gâteau », celui de la croissance et du miracle économique ? Non. 

Ils refusaient la réalité économique et politique. Ils refusaient aussi ce qui montait autour d’eux, la technocratie, avec son double fétichisme de la compétence et de la performance, avec son idéologie qui commençait par proclamer la fin des idéologies sous le sceptre du savoir et de l’autorité; de sorte que ces idéologues n'en répandaient que mieux leurs idéologies  productivisme, positivisme, empirisme logique, structuralisme, etc. 

La protestation et la contestation, en France et en Europe, ne manquaient pas d’analogies, maintes fois remarquées, avec la révolution culturelle en Chine. 

Même élan — même échec. 

Cette contestation n'était-elle pas la forme provisoire d'un mouvement mondial dirigé contre les hiérarchies figées, les appareils institués, le silence imposé et les idéologies de la domination ? Les contestataires en France comme ailleurs refusaient l'idéologie productiviste passant pour un « pur » savoir, ainsi que la réorganisation du quotidien autour du couple « production-consommation », réorganisation qui gagnait du terrain et allait obtenir un consensus quasiment général, les contestataires mis à part. Rejetant avant les écologistes la croissance avec ses implications brutales — technologies dures, extension des villes qui n'avaient plus de la ville que le nom ils opposaient au culte du travail celui de la jouissance. Contre l'économisme dépourvu d’autres valeurs que celles de l’échange, la contestation prenait parti pour la réunion de la fête et du quotidien, pour la transformation du quotidien en lieu de désir et de plaisir. Les contestataires protestaient contre le fait à la fois évident et méconnu que la jouissance et la joie, le plaisir et le désir, s'enfuient dans une société qui se contente de satisfactions — c'est-à-dire de besoins catalogués, suscités, qui se procurent tel ou tel objet et s'éteignent dans l’objet. Ils menaient la critique radicale jusqu’à opposer au travail érigé en valeur suprême le non-travail. Paradoxe ? — ou exigence venue du haut niveau des forces productives et de la possibilité pressentie d’une suppression du travail par l’automatisation du processus productif ? A travers les incertitudes et les ambiguïtés, à travers le bruit et la fureur, prenait forme la problématique du monde moderne. 

Les contestataires, à partir de 1957 ou 1958, pouvaient légitimement se dire des révolutionnaires, puisqu'ils réclamaient ce que le « régime » et le « système » (le mode de production) ne pouvaient que refuser. Les contestataires mettaient le doigt sur des points névralgiques. Ils montraient, consciemment ou non, une vérité essentielle qui émergeait la production implique et enveloppe la reproduction — non seulement celle de la force de travail et des moyens de production, thèses classiques, mais celle des rap- ports sociaux de domination. La reproduction passait ainsi au premier plan. La production comme telle et son étude tombaient aux mains de spécialistes, économistes et technologues ; quant au marxisme officiel, il s’en tenait aux affirmations traditionnelles concernant la production. Cependant, révélée par la croissance au sein même des rapports de production capitalistes, la reproduction ne pouvait plus apparaître comme un phénomène secondaire, comme un simple résultat de la production. Son analyse critique impliquait un renouvellement du concept de totalité. Où et comment s’accomplissait la reproduction ? Dans et par la famille ? Dans et par l'Etat ? Dans l’entreprise et seulement dans l’entreprise ? Dans et par les classes moyennes ? Dans la pratique sociale ? Toutes ces réponses contenaient une parcelle de vérité mais restaient unilatérales et incomplètes tant que manquait une nouvelle analyse de la quotidienneté.

12. Pendant la période considérée (1946-1961) le quotidien a changé, non pas dans le sens d’un déploiement de sa richesse latente, mais en sens inverse appauvrissement, manipulation, passivité. Le capitalisme en cette période est en train de conquérir des secteurs nouveaux : l’agriculture, auparavant pré-capitaliste en grande partie, — la ville historique, qui éclate par explosion et par implosion, — l’espace entier conquis par le tourisme et les loisirs, — la culture enfin, c’est-à-dire la civilisation réduite et subordonnée à la croissance par l’industrie culturelle, — finalement et surtout le quotidien.

Le deuxième volume de Critique de la vie quotidienne contient une thèse peut-être excessive, c'est-à-dire hypercriticiste, mais non dépourvue de sens. Elle fut élaborée en coopération avec l'avant-garde contestataire. Selon cette théorie, le quotidien remplace les colonies. Incapables de maintenir l’ancien impérialisme, cherchant de nouveaux instruments de domination et de plus ayant décidé de miser sur le marché intérieur, les dirigeants capitalistes traitent le quotidien comme ils traitaient autrefois les territoires colonisés vastes comptoirs (les supermarchés et centres commerciaux), — prédominance absolue de l'échange sur l'usage, — double exploitation des dominés en tant que producteurs et en tant que consommateurs. 

Ce livre tentait donc de montrer pourquoi et comment le quotidien est programmé de façon insidieuse par les médias, par la publicité, par la presse. On explique aux gens, avec force détails et beaucoup d'arguments convainquants, comment ils doivent vivre pour « bien vivre » et tirer le meilleur parti des circonstances, ce qu'ils choisiront et pourquoi, quel sera l'emploi de leur temps et de leur espace. 

Ces traits marquent la société en brisant le social. Tel trait particulier — la consommation comme telle, le spectacle et la mise en spectacle, l'abus de l’image, l'abondance et la redondance accablantes de l'information — ne suffit pas à définir cette société ; l’ensemble de ces traits rentre dans le quotidien. Il en résulte des effets contradictoires  d’incontestables satisfactions et un profond malaise. Au lieu d’une appropriation qualitative du corps et de la vie spontanée se produit une expropriation menaçante et croissante par le dehors, par le quantitatif et le répétitif, par l’image sans corps et par les voix étrangères, par la mise en forme discursive et spectaculaire de tout ce qui advient. Cela pour « les gens » en général, pour la société entière, les classes moyennes étant l’axe et le support des opérations, leur sujet et leur objet dans la mesure où ces termes gardent un sens. Des produits privilégiés, effectivement utiles et agréables - l'auto, le frigidaire, le poste de radio et celui de télévision - sont chargés de cette mission : exproprier le corps et compenser cette expropriation, remplacer le désir par le besoin fixé, remplacer la jouissance par la satisfaction programmée. Le « réel », déplacé et situé d’une manière nouvelle dans le quotidien, l'emporte dès lors sur toute idéalité. Effectivement les satisfactions ne peuvent passer pour négligeables ; les besoins subjectifs, produits pour la consommation des produits objectifs, sont réels ; ils sont la réalité, qui possède sa consistance, sa cohérence si souvent célébrée, que l'on érige en critère de vérité.

Ce réquisitoire, contenu dans Critique de la vie quotidienne II ainsi que dans La Vie quotidienne dans le monde moderne et dans d’autres articles de la même période, prête le flanc aux attaques et ne manque pas de défauts. En ce qui concerne la production, le rôle des multinationales n’y apparaît guère alors qu’on pouvait déjà percevoir leur intervention au niveau du quotidien. Contrairement au schéma marxiste qui ne prévoit la formation et l'investissement du grand capital que dans l’industrie dite lourde (sidérurgie, chimie, etc.), beaucoup des plus puissantes firmes mondiales s’installèrent dès cette époque dans le quotidien : les détergents et les produits d’entretien, les boissons et les aliments, les vêtements. Avec de curieux malentendus le blue-jean, produit par ces firmes mondiales et éventuellement dans des pays à prolétariat surexploité, tels que Hong-Kong ou Singapour, passait dans la jeunesse pour symbole de liberté, de nouveauté, d’indépendance. Cette mode fournit à la critique du quotidien un bel exemple de manipulation. Un certain américanisme s’introduisait non tant par l'idéologie que par le quotidien. La pensée critique a mal décrit cette infiltration, encore qu’elle l'ait décelée par-ci par-là.

La production des besoins — la consommation bureaucratiquement dirigée — insuffisamment analysée, se dégage mal du naturalisme, de sorte que se comprend mal l'efficacité des médias au moyen des modèles et des images. Le rôle et la fonction des classes moyennes dans les modifications du quotidien, de la société civile, de l'Etat et de leurs rapports, sont entrevus mais mal explicités. Ces ouvrages ne montrent pas clairement pourquoi et comment la quotidienneté programmée, celle des classes moyennes, c’est leur réalité qu'elles transforment en modèles dits culturels pour des couches et classes « inférieures ». L'examen analytique et critique de ces manipulations manque d’un fondement qui ne viendra que plus tard la théorie des représentations dont se servent les manipulateurs ; ce qui inclut l’examen critique des symbolismes, de l'imaginaire social et individuel, de la « culture »..." (Introduction volume III, Editeur L'Arche)

 

Henri Lefebvre, La vie quotidienne dans le monde moderne, Gallimard, 1968

"Donnerons-nous de cette société où nous vivons cette image ironique (illustrant une analyse structurale) : un sol, le quotidien, et des remous au ras de ce sol, des turbulences emportant gens et choses, puis se dissolvant dans le grand tourbillon de l'échange des marchandises? C'est un peu trop dramatique. En accordant trop de place à la mobilité, on cache sous le culte de l'éphémère le goût du structuré, du durable, de ce qui est dur, et l'ascétisme sous-jacent. Nous verrions plutôt une surface terrestre, la quotidienneté ; au-dessous d'elle, les souterrains de l'inconscient; au-dessus, un horizon plein de doutes et de mirages : la Modernité; et puis le Permanent, le Firmament. Parmi les grands astres, plaçons la Scientificité, avec sa clarté froide et quelque peu crépusculaire, - la Féminité et la Virilité, soleil double. Et des étoiles, et des constellations et des nébuleuses. Très haut sur l'horizon, polaire, voici la Technicité, et quelque part la Juvénilité. Il y a des « novae », telle la Fiabilité, des étoiles glacées et mortes, comme la Beauté, et les signes étranges de l'Érotisme. Parmi les étoiles fixes de première grandeur mettrons-nous l'Urbanité ou l'Urbanicité? Pourquoi pas, à condition de ne pas oublier la Naturalité, la Rationalité et quelques autres entités. Et les planètes sublunaires : la Mode (ou la "modéité"), localisable non loin de la Féminité;

et la Sportivité, etc. 

Cette société amoureuse de l'éphémère, dévorante, qui se dit productiviste, qui se prétend mobile, dynamique, et qui cependant adore des équilibres, honore des stabilités et met au pinacle les cohérences et les structures, cette société incohérente toujours près du point de rupture, quelle philosophie réalise-t-elle? Un néo-hégélianisme? Un néo-platonisme ? Engendre-t-elle sa propre philosophie? ou récuse-t-elle la référence philosophique, telle que nous l'avons réservée pour connaître et apprécier le réel? Formulons autrement la même question. Comment peut fonctionner une société qui a mis entre parenthèses la capacité créatrice, qui se fonde elle-même sur l'activité dévorante (consommation, destruction et autodestruction), pour qui la cohérence devient une obsession et la rigueur une idéologie, où l'acte consommateur réduit à un schéma se répète indéfiniment?.."

 

Quotidienneté, modernité, deux faces de la même réalité, la nôtre. L'une triviale, génératrice d'ennui - l'autre scintillante, agitée, pénétrée de technique et de culture. La seconde couvre la première et l`entretient. Le sens de ce clignotement étrange et familier? c'est l`absurde et le malaise. S'agirait-il d'une structure définitive, d'une brisure irrémediable ? Telle est la question. Or la dissolution, en raison de cet état des choses sociales, de ce qu'on nomme officiellement “Ia culture", et la faiblesse des institutions qui maintiennent un semblant d'unité, permettent de montrer d'autres possibilités, une révolution culturelle s`annonce, non pas séparable des transformations économiques et politiques, mais distincte...

 

(La société bureaucratique de consommation dirigée)

"... Il y a un siècle Marx publiait la première partie du Capital. Cette œuvre contenait à la fois une exposition scientifique de la réalité sociale et des propositions concernant les possibilités de la société donnée. Ce qui impliquait :

a) une totalité saisissable par la raison (dialectique), dotée de dispositifs autorégulateurs spontanés mais limités (le capitalisme concurrentiel avec la tendance à la formation du taux de profit moyen), incapable donc de se stabiliser, d'échapper à l'histoire et au devenir;

b) un sujet déterminé : la société dominée et gérée par une classe, la bourgeoisie (une, malgré les fractions et luttes fractionnelles pour le pouvoir), détenant les moyens de production;

c) une forme saisissable par la connaissance, la forme marchandise (valeur d'échange), douée d'une capacité d'extension illimitée, constitutive d'un "monde", liée à une logique, à un langage, mais également inséparable d'un contenu, le travail social (déterminé dialectiquement : qualitatif et quantitatif, individuel et social, parcellaire et global, simple et complexe, particularisé ou plutôt divisé et assujetti à des péréquations constituant des moyennes sociales). De sorte qu'à travers le travail social s'esquisse la possibilité de maîtriser le "monde" de la marchandise et de limiter son aveugle extension;

d) une structure sociale médiatrice entre la base (organisation et division du travail) et les

superstructures (institutions et idéologies, fonctions et systèmes de "valeurs" mais aussi œuvres d'art et de pensée), à travers des rapports structurés-structurants de production et de propriété; la principale idéologie étant alors l'individualisme (qui dissimule et justifie le fondement de cette société) ; 

e) un langage cohérent, enveloppant dans son unité la vie pratique, la science, la Révolution

(autrement dit : le monde de la marchandise, la connaissance scientifique de ce monde, l'action destinée à le maîtriser et à le métamorphoser) langage dégagé et mis en forme dans le Capital. Et cela par rapport à des référentiels déterminés (la raison dialectique, le temps historique, l'espace social, le bon sens etc.). Cette position implique une unité entre le savant et le révolutionnaire, entre la connaissance et l'action, entre la théorie et la pratique;  des contradictions spécifiques à l'intérieur de la totalité considérée (notamment entre le caractère social du travail productif et les rapports de propriété "privée") ;

g) des possibilités de croissance quantitative et de développement qualitatif de la société.

 

Un siècle plus tard, que subsiste-t-il de cette magistrale élaboration? C'est une question "capitale" si l'on ose s'exprimer ainsi et encore mal résolue. Est-il suffisant d'affirmer que l'œuvre de Marx est nécessaire mais insuffisante pour comprendre la deuxième moitié du XXe siècle? Non. Cependant nous nous contenterons ici de cette affirmation, en indiquant le contour des lacunes à combler. 

Le sujet? On le cherche. Le sujet créateur (collectif, productif) s'estompe. Quel est le sujet organisateur? Le chef politique? L'armée? La bureaucratie et l'État? L'entreprise? Le "sujet" de tous côtés effrité, effiloché, ne peut plus passer pour ciment de l'ensemble.

Mais y a-t-il même ensemble, totalité?

Si la totalité s'estompe, ce n'est pas seulement dans et pour la conscience des individus., comme l'affirme l'école de Lukács. Ce n'est pas  seulement le caractère global des rapports - et supports sociaux qui s'efface. Le "total" saisi et défini il y a juste un siècle par Marx s'est effrité. Faute d'une révolution qui eût maintenu et promu une totalité "humaine". Nous n'apercevons, à l'échelle de chaque pays comme à l'échelle du monde, que des fragments : fragments de culture, fragments de sciences parcellaires, systèmes ou «sous-systèmes» fragmentaires. Et comment définir les  possibilités sinon par des prospectives qui représentent une stratégie? La classe ouvrière et son rôle semblent s'effacer et cependant restent l'ultime recours.

Les institutions et fonctions avec leur finalité, les systèmes de valeurs qui les fortifient et les justifient, ne peuvent passer pour "sujet" sinon par abus de langage. On ne peut résister à l'impression que l'État a pour finalité son propre fonctionnement, beaucoup plus que le fonctionnement rationnel d'une société dont l'homme de l'État serait le serviteur responsable et devant laquelle il s'effacerait. Les systèmes partiels de valeurs tendent vers des systèmes de communication. Qu'ont-ils à communiquer? Leurs propres principes de fonctionnement, leur forme sans contenu. Les "systèmes de valeurs" qui conservent une substance apparente sont censés interdire ce qu'ils couvrent. Ainsi toute bureaucratie  d'État a pour idéal moral l'honnêteté, surtout la plus corruptrice et la plus corrompue. La notion même de "système de valeurs" est suspecte et Nietzsche nous a légué sa méfiance, précisément parce que théoricien des "valeurs". Il ne s'agit pas seulement d'idéologie mais de la mise en place d'une suite de substitutions. La "structure latente" est constituée par un enchaînement d'alibis, aussi nombreux que les fonctions et les institutions. La technicité sert d'alibi à la technocratie et la rationalité aux fonctionnements qui tournent en rond sur eux-mêmes (pléonasmes sociaux). Le "système" pour autant qu'il y en ait un, se cache sous les "sous-systèmes" : c'est celui des alibis mutuels et multipliés. La nature fournit un alibi à ceux qui veulent fuir les contradictions ou les dissimuler. La culture de l'élite est l'alibi de la culture de masses, et ainsi de suite.

Peut-on concevoir une analyse de cette société selon ses propres catégories? Certes. On analyserait ainsi le fonctionnel (institutions), le structurel (groupes, stratégies), le formel (réseaux et filières, canaux d`information, filtres, etc). On démonterait cette société comme un objet technique, comme une auto : moteur, chassis, équipements divers et appareils. Nous avons refusé, nous refusons cette procédure. On ne met pas une société en pièces détachées sans perdre quelque chose : le "tout", ce qui en reste ou ce qui permet à cette

société de fonctionner comme un tout sans tomber en pièces. Selon ses propres catégories, cette société n'est plus une société. Ce qui permet peut-être de déceler un malaise mais n'en donne la connaissance qu'en se référant à une autre démarche, à une autre analyse. Le problème, tant pour la société que pour des éléments sociaux aussi importants que la Ville, c'est d'éviter les métaphores organicistes sans perdre de vue l'ensemble et, de plus, sans oublier les distorsions, lacunes, fissures et trous.

La thèse ici soutenue, c'est qu'il ne faut pas comprendre cette société selon ses propres représentations, parce que ses catégories ont aussi une finalité. Elles figurent parmi les pièces d'un jeu stratégique. Elles n'ont rien de gratuit ni de désintéressé, et servent doublement : dans la pratique, dans l'idéologie. Il y a un siècle, l'individualisme dominait; il fournissait aux philosophes et aux savants (historiens, économistes, etc.) des catégories, des représentations. Pour atteindre la réalité, c'est-à-dire aussi les possibles, il fallait écarter ce voile. Aujourd'hui, les idéologies ont changé; elles se nomment : fonctionnalisme, formalisme, structuralisme, opérationalisme, scientisme; Elles se donnent pour non idéologiques se mêlant plus subtilement que jadis à l'imaginaire. Elles masquent le fait fondamental, c'est-à-dire le fondement de fait : tout porte, tout pèse sur la quotidienneté, qui décèle le "tout" en question (c'est-à-dire que son analyse critique montre le "tout" en le mettant en question).

La problématique déjà formulée précédemment est donc bien la suivante :

a) Peut-on définir la quotidienneté? Peut-on définir à partir d'elle la société contemporaine (la Modernité), de sorte que l'étude ne se réduise pas à un point de vue ironique, à la détermination d'une fraction ou niveau partiel, mais permette la saisie de l'essentiel et du global?

b) Parvient-on par cette voie à une théorie cohérente (non contradictoire) des contradictions et conflits dans la "réalité" sociale? à une conception du réel et du possible?

A ces questions, formulées de façon aussi scientifique que possible, nous répondrons en condensant nos affirmations. Le quotidien, ce n'est pas un espace-temps abandonné, ce n'est plus le champ laissé à la liberté et à la raison ou à la débrouillardise individuelles. Ce n'est plus le lieu de la condition humaine où se confrontaient sa misère et sa  grandeur. Ce n'est plus seulement un secteur colonisé, rationnellement exploité, de la vie sociale, parce que ce n'est plus un "secteur" et que l'exploitation rationnelle a inventé des formes plus subtiles qu'autrefois. Le quotidien devient l'objet de tous les soins : domaine de l'organisation, espace-temps de l'autorégulation volontaire et planifiée. Bien aménagé, il tend à constituer un système avec un bouclage propre (production-consommation-production). On cherche à prévoir, en les façonnant, les besoins; on traque le désir. Ce qui remplacerait les autorégulations, spontanées et aveugles, de la période concurrentielle.

La quotidienneté deviendrait ainsi à brève échéance le système unique, le système parfait, voilé sous les autres que visent la pensée systématisante et l'action structurante. A ce titre, la quotidienneté serait le principal produit de la société dite organisée, ou de consommation dirigée, ainsi que de son décor : la Modernité. Si la boucle ne parvient pas à se fermer, ce n'est pas faute de volontés, ni d'intelligence stratégique, c'est parce que "quelque chose" d'irréductible s'y oppose. Serait-ce en deçà de cette réalité (et au-dessous) le Désir? Serait-ce au-delà et au-dessous, la Raison (dialectique) ou la Ville, l'urbain? Pour briser le cercle

vicieux et infernal, pour empêcher le bouclage, il ne faut rien de moins que la conquête de la quotidienneté par une série d'actions -investissements, assauts, transformations - à mener aussi selon une stratégie. La suite seulement dira si nous (ceux qui voudront) retrouverons ainsi l'unité entre le langage et la vie réelle, entre l'action qui change la vie et la connaissance..."

 

(Phénomènes langagiers).

C'est dans la vie quotidienne que s'accomplit à peu près, et plutôt mal que bien, l'ajustement des signifiants et des signifiés, chacun veut avoir raison, les "signes" s'y offrent par masses, par nuées, et c'est ainsi que des rapports langagiers se substituent aux rapports fondés sur l'activité : tout groupe social qui tente d'atteindre un statut général, ne peut l'atteindre que par la voie de l'idéologie (la rationalité de l'entreprise, par exemple), "des grands groupes "informels", c'est-à-dire basés sur du langage et des rapports langagiers, remplacent à l'échelle globale les groupes destitués" ...

(Terrorisme et quotidienneté) rappelle que "toute société de classe (et l'on n'en connaît pas encore d'autres) est une société répressive" : un "jeu complexe de répressions et d'échappatoires, de contraintes et d'appropriations, remplit l'histoire de la vie quotidienne..."

(Vers la révolution culturelle permanente) - La philosophie a pendant deux mille ans engagé une recherche théorique portant sur le statut de l'être humain naturel et social, dans le monde et dans l'environnement naturel. Puis l'apparition de l'industrie modifia de fond en comble la situation de la philosophie, mais subsiste toujours en elle cette réflexion sur la capacité créatrice de l'être social, et ce malgré les contraintes qu'elle lui infligea par des limitations propre à la spéculation,, à la contemplation, à la systématisation. "Or, l'industrie produit du sens, introduit un sens nouveau : la domination sur la nature matérielle (en lieu et place de la connaissance "désintéressée" des phénomènes et des lois). A une connaissance transformée revient donc le rôle que la philosophie tenait", elle entre dans une vie nouvelle "qui ne consiste plus en l'élaboration de systèmes mais en une incessante confrontation entre l'image, le concept, le projet de l'être humain élaborés par les philosophes, d'un côté, et de l'autre la "réalité" de la pratique. On ne peut, rappelons-le, se passer du langage philosophique, la tradition qu'il porte apporte des contraintes que l'on peut juger "négatives", mais qui interdisent d'affirmer certaines sottises, d'énoncer des tautologies ou des incohérences. Ensuite, à la philosophie de l'acceptation, la tradition philosophique oppose la critique radicale, la distanciation, la révolte et la liberté. A la philosophie de la finitude, elle oppose la philosophie du désir. De ces conflits naît une pensée renouvelée, qui sort du métalangage philosophique, qui passe entre les deux écueils : la fin de la philosophie classique, la continuation de l'antique philosophie...". De là surgit le concept de "révolution culturelle", un "style de vie" qui se définit par la philosophie dans l'esprit de la philosophie et qui oriente la culture vers une pratique, "la quotidienneté transformée", ainsi la "réforme et révolution sexuelle", - que cesse la répression sexuelle d'institutions -, la "réforme et révolution urbaine", - qui ne peut se réaliser sans une évolution de la rationalité dans la planification industrielle", et "la fête retrouvée" : "peut-être aujourd'hui le conflit "bonheur-malheur" (ou plutôt: conscience du bonheur possible - conscience du malheur réel) remplace-t-il et supplante-t-il l'antique idée de destin. Ne serait-ce pas le secret du malaise généralisé?" (Paris, 1967, éditions Gallimard).

 

"Le manifeste différentialiste" (1970, Gallimard)

Après la" quotidienneté",  Henri Lefebvre va mettre l’accent sur la nécessité d’une théorie de la différence, une théorie liée pour lui à une pratique sociale et politique. "Ce que j’ai essayé de faire, écrira-t-il, dans le Manifeste différentialiste, c'est d'établir l'idée d’un droit à la différence. "Je ne pense pas qu’il y ait un lien logique entre l’humanisme et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Qu’on réfute l’humanisme et l’ « homme », très bien. Les droits de l’homme, ce n’est pas de la philosophie, c’est une question politique. Dans le monde entier, en France, la révolution de 1789 et les droits de l’homme contre l’arbitraire, contre la tyrannie, complétés par quelques droits nouveaux entrés plus ou moins dans la pratique, le droit à l’éducation, le droit au travail, ces droits rendent la vie quotidienne vivable. J’ai proposé d’ajouter à cette liste le droit à la différence, c’est-à-dire la reconnaissance des différences. Les malentendus viennent d’une perception confuse des différences, réduites à des particularités opposées, de sorte que cette perception confuse devint haine, mépris, ressentiment. Ce serait la fin de cette non-acceptation, de ce refus de la différence qui se traduit dans le ressentiment, lequel se traduit en violence.

L’objectif, c’est de réfuter ce modèle logique et structuraliste d’après lequel la raison triompherait dans l’identique. Ce modèle dispose d’une puissance énorme, parce qu’il tient à la fois au règne de la marchandise et de l’argent, pour qui tout est équivalent et à la puissance de l’Etat, qui veut réduire les différences parce qu’il y voit des obstacles à son règne. Cette puissance provient aussi d’une certaine organisation de l’espace.

Le droit à la différence peut paraître une utopie, une revendication faible à côté de ce gigantesque pouvoir d’homogénéisation. Quant au rapport général entre le répétitif et le différentiel, il s’insère dans la problématique qu’il faut appeler «métaphilosophique». Les termes du problème viennent de la philosophie, mais peu élaborés par les philosophes. Alors qu’un philosophe, Deleuze, tend à séparer le règne du répétitif, l’identique, et celui de la différence, le flux, je décèle un mouvement dialectique entre ces termes, un mouvement conflictuel qui aurait pour lieu, évidemment, le corps et ses rythmes. Le corps ? Nous commençons à le découvrir ! Mais on commence aussi à trop en parler..."

Et comme lors de sa réflexion sur la quotidienneté, Henri Lefebvre aborde inéluctablement avec la problématique de la différence, celle de l'Etat, d'une théorie de l'Etat, du mode de production étatique, mais qui restera non développée, peut-être non développable ...

"L’Etat, c’est le lieu des grandes mystifications, pas seulement l’Etat fasciste, mais l’Etat en général, avec sa sacralisation, son pouvoir et les mythes du pouvoir. Il s’effectue un travail perpétuel de mythification, de mystification concernant l’Etat, le pouvoir, les hommes au pouvoir ; concernant les hommes de l’Etat, leur figure, leur mode d’action. On retrouve le thème de la mystification. Deuxièmement, je retrouve le thème de l’aliénation, c’est-à-dire que l’aliénation politique, l’aliénation au niveau de l’Etat, fétichise l’Etat, met ou admet l’Etat au-dessus de la société. 

On pense que toutes les questions se règlent par l’Etat et dans l’Etat, croyance assez répandue, qu’il s’agisse du capitalisme d’Etat ou du socialisme d’Etat. Je lance la notion du mode de production étatique comme caractérisant l’époque moderne. Je pense qu’il ne faut pas parler aujourd’hui du mode de production capitaliste ou du mode de production socialiste, mais bien du mode de production étatique. 

Enfin, l’Etat gérant, organisant l’espace et même produisant l’espace, parachevant son œuvre, je le découvre. Donc, je retrouve tous mes thèmes. Et je crois parachever la critique de tout Etat chez Marx par une théorie de l’Etat qui n’est pas dans Marx. Esquissée en tant que critique de l’Etat, il ne l’a pas menée à son terme. Il y a même, chez lui, des contradictions à ce sujet. Par exemple, Marx parle de l’Etat de classe, de l’Etat instrument de la classe dominante, notamment dans le capitalisme. Ailleurs, il décrit un Etat au-dessus des classes : cette situation privilégiée lui permet de piller la société entière ou de la gérer, suivant une stratégie qui n’est celle d’aucune des classes en présence. Il y a plusieurs notions de l’Etat chez Marx. J’essaie de clarifier cette question. Je reprends donc et l’étude du marxisme, et la restitution de la pensée de Marx, et les thèmes de l’aliénation, de la mystification, de la quotidienneté, de la différence, en fonction de l’Etat...." (TdM)

 

"Critique de la vie quotidienne" (1981)

Il s'agit ici de reprendre l'analyse critique du quotidien, en l’année 1981, avec référence aux précédentes analyses, en essayant d'éviter leurs défauts, et en allant au-devant de l'avenir. Mais la difficulté n'est plus la même. Elle ne provient pas de la rareté des matériaux ou de la méconnaissance du quotidien mais au contraire de l’abondance des matériaux et d’une sorte de surplus du savoir, reste à connaître la portée de ces modifications. De plus, en 1981, tous les problèmes se reconsidèrent et se reformulent en termes de "crise", un terme et des appréciations très disparates. 

Citons ici les conclusions de l'ouvrage ...

 

DE L'EXTRÊME IMPORTANCE DES CLASSES MOYENNES, BASE SOCIALE DE L'ETAT...

"Marx avait annoncé leur dépérissement, voire leur disparition devant la configuration polaire et l’essentielle contradiction  prolétariat/bourgeoisie. Cette simplification porte une date; elle marque une période dans la pensée de Marx, considérée dynamiquement comme mouvement et recherche, non comme théorie achevée et système. À la fin de cette œuvre inachevée, le Capital, Marx devait reconsidérer les propositions précédemment avancées, en fonction d’une analyse globale du mode de production et de la société que dominent le capital et la bourgeoisie. Les brouillons qui restent montrent que Marx ne s’en tenait pas à une opposition binaire, mais restituait le caractère triadique de son analyse ; il tenait compte de la terre, de la rente foncière et des questions agraires dans la totalité à trois termes terre — capital — travail. Il devait également restituer dans cet ensemble le commerce et la bureaucratie, c’est-à-dire les fonctions de réalisation et de répartition de la plus-value. La société telle que nous la voyons serait apparue chez Marx dans sa complexité - non comprises bien entendu les modalités de la pratique sociale et politique que Marx en son temps ne pouvait même pas pressentir ; par exemple le « Welfare State », avec ses réseaux de redistribution, de transferts de revenus, de subventions directes ou déguisées. Pratiques qui se greffèrent sur l’idéologie keynésienne, détournement du marxisme.

Il n’en reste pas moins que Hegel, sur ce point important, a eu raison contre Marx. Pendant une période historique dont la durée ne peut se prévoir mais dont peut-être la fin se pressent aujourd’hui, l'Etat a eu sa base sociale dans les classes moyennes et non dans la classe ouvrière. En conséquence il n’a pas dépéri selon la prévision de Marx mais au contraire s’est renforcé. Tantôt il s’érige sur une classe moyenne pré-existante ; tantôt il produit ou engendre des classes moyennes, bureaucratie et technocratie; cela souvent sous couleur de démocratie, voire de socialisation de la vie nationale et de la société entière.

On peut dire aussi bien « la » classe moyenne que « les » classes moyennes. En effet, cette formation socio-économique présente une grande diversité de niveaux de vie, de genres de vie, d’insertions ou de non-insertion dans les activités productrices et dans les institutions. La technostructure qui fait partie des classes moyennes supérieures ne se mêle pas avec les groupes chargés de la transmission du savoir ou avec les techniciens de niveau inférieur. Il y a depuis quelques années une nouvelle classe moyenne, composée de techniciens et de technocrates, sans qu’ait pour autant disparu l’ancienne classe moyenne composée de médecins, d'avocats, de membres des professions libérales. Cependant il y a une certaine homogénéité entre les couches situées entre le haut et le bas de la société, ce qui permet de parler de la classe moyenne.

L’accroissement quantitatif de ces couches et de cette classe accompagne la croissance économique dans le mode de production capitaliste et aussi dans le socialisme. Cet accroissement a été mis en évidence surtout aux Etats-Unis. On a même prétendu fonder une société nouvelle sur ces classes moyennes valeurs, normes, genres de vie, éthique, esthétique. 

Avant d’aborder la critique de cette hypothèse, il faut rappeler à quel point les frontières entre classes deviennent floues. La partie la plus aisée des classes moyennes, les cadres supérieurs, touche de près les « managers » et la grande bourgeoisie, encore qu’un abîme les sépare de la haute bourgeoisie, celle des dirigeants des firmes mondiales. Quant aux cadres inférieurs, c’est-à-dire les petits techniciens, ces couches se distinguent mal de ce que Lénine nommait « l'aristocratie ouvrière » péjorativement (à tort, car cette dernière couche ou strate semble à la fois solide et capable d'initiatives politiques).

La montée quantitative des classes moyennes permet de comprendre beaucoup de faits et de phénomènes à tous les niveaux. On se trouve bien devant UNE SOCIETE A PREDOMINANCE IDEOLOGIQUE DES CLASSES MOYENNES SOUS HEGEMONIE DU GRAND CAPITAL. Il en résulte en particulier la consolidation de l'Etat et les innovations qui lui sont liées le fait que les gestionnaires de la société ont misé à partir d’une certaine date sur le marché intérieur, — les tentatives plus ou moins réussies d'intégration des syndicats aux institutions, — les difficultés et divisions de la classe ouvrière, — l'introduction de nouvelles techniques, etc. 

On a pu se demander si les «révolutions passives» selon Gramsci ne proviennent pas de cette importance des classes moyennes, effectivement passives, objets de la politique et non sujets actifs, ce qui éviterait d’incriminer la passivité ouvrière. Le transfert dit «révolutionnaire» à l'Etat des activités précédemment dévolues à la classe dominante — en particulier la surveillance des conditions de la plus-value, de l’accumulation, bref de la croissance —, ce transfert suppose un appui. Cet appui, l'Etat qui bénéficie de ce transfert n’a pu le trouver que dans ces classes moyennes. 

La thèse répandue aux Etats-Unis d’une révolution culturelle par les classes moyennes ne tient pas debout. Seule l'existence des classes moyennes permet à l'Etat providentiel de s’ériger au-dessus de la société; cet Etat trouve dans sa base sociale ses ressources, son personnel, ses « sujets » passifs. Dès lors, il peut se poser avec les vertus qui conviennent aux sujets » actifs compétence, vigueur, gestion honnête, etc. 

Cela dit, ces couches et classes n’ont aucune capacité créatrice ; elles ne peuvent inaugurer ni des formes ni des valeurs ; consommant les produits de l’industrie culturelle, elles sont incapables de créer une culture, encore moins une civilisation digne de ce nom ; elles jalonnent la route du déclin. D'où de grands malaises ; ELLES SERVENT D'INSTRUMENTS EFFICACES POUR BARRER LA ROUTE A LA CLASSE OUVRIERE QU'ELLES ETOUFFENT PENDANT QUE LA STRATEGIE DU POUVOIR LA FRAGMENTE. Elles proposent ou imposent des modèles de toutes sortes, politiques autant que culturels. Le néo-libéralisme mystificateur, qui dissimulait de vastes opérations économico-politiques, suffisait à contenter une bonne partie des classes moyennes.

EST-CE DURABLE? NON. Présenter cet « ordre » comme défini ou définitif, croire que les classes se résorbent en strates, est une pure et simple mystification. Les classes moyennes ne détiennent aucun principe unificateur, bien qu’elles figurent dans l’homogénéité générale. Elles se divisent. Certains individus et certains groupes vont vers la droite et parfois vers l’extrémisme de droite; d’autres vont vers la gauche et même vers le gauchisme. D'autre part elles n’ont pu éviter les attaques du pouvoir étatico-politique qu’elles ont contribué à mettre en place. Par exemple ce pouvoir politique a tenté en France de mettre l’Université dans l'incapacité d’intervenir politiquement. Mais il n’y a pas lieu ici d'étudier de plus près ces couches moyennes non plus que leurs relations avec l'Etat et avec la société. Il suffit de les considérer dans le seul éclairage de la quotidienneté.

C'est au sein de ces classes moyennes — dans la moyenne de cette moyenne — que le QUOTIDIEN MODERNE se constitue et s’institue. C’est là qu'il devient modèle ; c’est à partir de ce lieu qu'il se diffuse vers le haut et vers le bas. Jadis les modes et modèles provenaient de l’aristocratie ou de la grande bourgeoisie, dans sa belle époque. Au cours des temps dits modernes la moyenne impose sa loi. Il va de soi que cette loi ne se généralise pas, ni qu’elle puisse atteindre l’universel comme au XVIIIe siècle le compromis historique entre l'aristocratie déclinante et la bourgeoisie montante. 

Aux modèles {culturels et pratiques) nés dans le sein de la classe moyenne échappent et la haute bourgeoisie, l’establishment au niveau transnational, la jet-society, celle qui va de palaces en palaces ou qui vit sur un yacht — et d’autre part la « lower class », celle qui n’accède même pas à la quotidienneté. De sorte qu’il a fallu distinguer du quotidien l’infra et le supra-quotidien. Ce qui le situe. La « lower » et la « upper » classe sont en état de « survie », pas de la même façon sous-vie pour les uns, hypervie pour les autres. En tant que modèle ou mode de consommation (le terme mode se prenant dans son ambiguité engouement irrésistible et manière d’être), mais aussi en tant qu’insertion et intégration dans le social, le quotidien a donc son lieu d'origine et de formation bien déterminé. Avec ses modalités l’équipement ménager, l’emploi de l’espace et du temps, l’appareillage d’information, la voiture ou les voitures. Cet ensemble définit non pas un style de vie mais un genre de vie. Le terme style désigne une allure esthétique ou éthique dont précisément manquent les classes moyennes. Quant au genre de vie, il se définit facilement ; c’est la quotidienneté elle-même. 

La prédominance des classes moyennes a des conséquences dans ce qu’on appelle la culture, c’est-à-dire l'éthique et l'esthétique. Incapables de créer des valeurs nouvelles, les classes moyennes font naître l'opposition du conformisme et du non-conformisme. L’éthique se confond avec le conformisme alors que l’esthétique s'oriente vers le non-conformisme.

C’EST A LA PREDOMINANCE DES CLASSES MOYENNES SOUS HEGEMONIE CAPITALISTES QUE L'ON DOIT LES ILLUSIONS, LES MYSTIFICATIONS, LES UTOPIES TECHNOLOGIQUES.

Entre autres l'illusion selon laquelle le quotidien s’établissant dans et par le savoir implique, fait négligeable, la mort du vécu. Illusion exploitée de toutes les manières aussi bien par le pouvoir que par l’informationnel. Que de gens se croient très humains parce qu'ils disent aux autres quel doit être leur mode de vie, des menus aux vêtements, du logement à l'éducation des enfants ! Comme si une société où il faut à la fois prescrire et décrire le quotidien qu’elle institue ne se condamnait pas de ce seul fait. 

Le mythe de la transparence et son idéologie se terminent ainsi substitution d’un triste savoir au vécu et au gai savoir — gestion du quotidien selon des modèles, des modes et des modalités qui s’enchaînent mimétiquement.

Ces remarques un peu acerbes n’entraînent pas le refus et la condamnation de tout ce qui vient des classes moyennes. Loin de là. Un tel refus porte la marque du sectarisme. Les mouvements féminins ne proviennent ni des travailleurs ni de la bourgeoisie. Réformistes évidemment, leurs revendications ne transforment ni la quotidienneté, ni Je mode de production ; ils se contentent d'améliorer par exemple la division du travail à l'échelle du quotidien.

Que la classe moyenne la plus aisée tente de réoccuper le centre des grandes villes, ce fait ne fournit pas un argument contre la centralité et contre la rénovation des centres. Le processus montre seulement que les intéressés, en gens avisés, ont compris que la vie quotidienne est plus agréable en ville, malgré les inconvénients, que dans l'isolement des périphéries banlieusardes. Pendant une longue période, qui n’a pas souhaité le pavillon ou la résidence campagnarde ? Le modèle et la mode vinrent encore d’une partie des classes moyennes, les mesures prises par le pouvoir politique favorisant leur extension. Puis survint le désabusement. La restitution de l’urbain — centralité et monumentalité — peut susciter une nouvelle mode. Il est seulement dommage que les travailleurs aient quitté sans grande résistance des positions qu’ils occupaient dans certaines grandes villes. À ce titre le cas de Paris est exemplaire. A qui revient la responsabilité de cet abandon ? Ce n’est pas le lieu de répondre à cette question.

Ainsi les classes moyennes fournirent au XXe siècle les lieux où se formèrent la quotidienneté et ses modèles, mais aussi la protestation et la contestation ainsi que des tentatives un peu naïves pour métamorphoser et transfigurer ce qui s’installait modes de la fiction, du merveilleux, du surréel, de l’imaginaire, du modernisme, etc. 

C’est aussi dans ces lieux que naquit la mystification d’une révolution culturelle par les classes moyennes et par leurs façons de vivre, destinées dans ce roman-fiction à abolir les classes en résorbant les ouvriers et les travailleurs. Cette fiction devient l'idéologie aux Etats-Unis et peut se répandre en Europe. Le courant de pensée dit marxiste ne l'a pas combattue efficacement, lui qui continue à miser sur la classe ouvrière comme si son existence en tant que classe et sujet politique était une évidence...."

"... La critique du quotidien fait apparaître la situation. 

Elle montre qu’AVEC LA PREDOMINANCE DES CLASSES MOYENNES TOUT DEVIENT CERTITUDE ILLUSOIRE ET PROBLEMATIQUE. Le mot « problème » entre dans un nombre incalculable de phrases. Et que de chercheurs ! que de recherches ! On cherche, on cherche sans guère trouver. Au lieu d'œuvres, on a des essais, des tentatives, des renvois, des ouvertures. Le mot « problème » devient insupportable, et cependant comment l’éviter ? Comment traverser en allant jusqu’au bout de la nuit la zone problématique qui n'est autre qu’un symptôme de la crise totale ?

Les innovations dans et par les classes moyennes se consolident- elles ? Il est difficile de répondre à cette question. Les modes et modèles de consommation ? L’obsolescence les frappe vite, une sorte de pseudo-mouvement fébrile les emporte, visible dans les campagnes publicitaires toujours du nouveau, du toujours meilleur, pour faire la même chose.

Les couches et classes moyennes manquent de consistance. La dislocation et la désintégration les menacent. Leurs partis politiques ne peuvent garantir leur cohésion ni la reconstituer. L’élitisme qu’elles font surgir contraste avec la profonde stupidité des gens à courte vue qui se croient de bon jugement et de bon goût et pleins de bon sens alors qu'ils ne possèdent qu’un mince savoir-faire et que leur distinction a pour corollaire la vulgarité..."

 

L’abstrait-concret et le fictif-réel, un nouveau mode d’existence sociale ...

"Le mode de production implique et entraîne un mode d'existence. Le réel ? Il est là ; cependant il ne correspond plus à la notion classique le solide, l’étant, indépendant de toute subjectivité, de toute activité mentale ou sociale. Cet objet est là. Sa place dépend d’un choix, d’une décision. Sa réalité également, puisqu'il résulte d’une production en amont de laquelle se décidèrent sa fonction, sa forme, sa structure, et même sa matière. Son objectivité sociale n’a rien de commun avec l'objectivité des choses de la nature, cette dernière ayant cependant servi de modèle aux philosophes. 

Le réel du produit devrait se distinguer du réel attribué aux « choses » mais il s’en discerne mal. Affecté d’une signification liée à un usage, l’objet produit entre dans de multiples réseaux ; il passe par le marché, stade intermédiaire mais important. C’est alors qu'il est tout près de se résorber dans le langage et les signes, sans que cette absorption déréalisante s’accomplisse et se « réalise ». 

L'objet produit traverse donc l’abstraction, ne s’y perd jamais et cependant jamais ne l’abandonne. L’abstrait n’est pas le double d’un concret, mais l’abstrait et le concret sont inséparables et leur unité fait la quotidienneté. L’analyse critique du quotidien l’a donc situé dans cette région difficile à saisir et à dire. L'existence concrète des objets à travers l’abstrait les rapproche des idéalités abstraites qui aboutissent à des actions pratiques et concrètes la loi, le droit, l'accord des volontés promu au titre de contrat, etc. 

Ainsi l’abstrait-concret et le fictif-réel dans leur ambiguïté et leur dualité se déploient depuis le simple produit jusqu’aux grandes incarnations du savoir, de l'avoir, du pouvoir — depuis l’humble balbutiement jusqu’à la cérébralité supérieure, jusqu’au règne des signes et de l'information qui termine ce règne. Au cours de ce déploiement gigantesque il n’y a aucune rupture ni discontinuité. 

Du quotidien à l'étatique, le mode d'existence ne change pas fondamentalement. Pourtant les divers degrés de ce déploiement ne concordent pas. Ils se dissimulent les uns les autres. Le quotidien masque l’étatique tout en renvoyant à lui la conscience qui réfléchit. De même la sécurisation à la fois fictive et réelle renvoie à la menace non moins fictive et non moins réelle. Le quotidien dissimule l’étatique et le contient mais tous deux pris ensemble masquent le tragique qu’ils contiennent. 

C’est ainsi que le quotidien entre dans les systèmes d’équivalences garantis par l'Etat ; mais l’identique, le répétitif, le redondant, apparaissent différemment dans le quotidien et dans l’étatique. L'Etat promulgue l'identité, celle de tous les « sujets » dans l’ordre général ; quitte ensuite à démentir cette promulgation identitaire et à contourner sa propre loi. Quant au quotidien, il subit sans les comprendre l'identité, le redondant, le répétitif.

Singulier mode d'existence par rapport aux types et modèles venus soit de la philosophie soit de la science. Ce n’est pas un mode d’existence substantiel ou essentiel. D'où l'impression de fuite, de rêve (mauvais), voire d’irréalité que donnent le quotidien mais aussi le politico-étatique quand la réflexion tente de les définir. Ce n'est pas non plus le mode d’existence de la relation entre deux termes, relation qui se laisserait saisir ; de telle sorte qu’il n’y aurait pas besoin selon le positivisme de définir les termes en eux-mêmes. Les rapports dans le quotidien comme dans le politique et l’économique révèlent les termes qu’ils relient, Ils les déclarent. Le positivisme et l’empirisme, qui prétendent se contenter de relations, laissent échapper ce qu’il y a de plus important dans le social. La connaissance, elle, ne peut que montrer une ambiguïté, contradiction masquée et cristallisée dans une pseudo-connaissance, qui cependant se « réalise » sur le terrain.

Au-delà de ce que les philosophes crurent définir comme vérité et fausseté, se développe donc le réel-irréel. L'Etat lui-même résume ces paradoxes fictif et terriblement réel, abstrait et combien concret. C'est ainsi qu'il est la clé de voûte mais qu’il « repose » sur ce fondement, le quotidien.

Cette situation insupportable et cependant supportée motive sans doute un autre paradoxe le retour en force du (au) Sacré. Celui-ci échappe apparemment à l'ambiguïté. Il donne l'impression de la force, de l'être vrai et véritablement concret, qu’il s’agisse des super- signes du zodiaque, ou des prédications d’une religion étrange, ou des traditions de l'Eglise installée. La parole la plus antique prend l'attrait de l’authentique nouveauté ; elle émerge soit par le pathos soit par l’éthos, au-dessus de cette irréalité miroitante ou obscurcie qui se nomme le « social » dans la société actuelle.

L’exposé qui précède se situe donc aux confins de la philosophie et des sciences sociales. Les catégories philosophiques — le réel et l’irréel, l’apparence et l'essence — s’incarnent dans le quotidien mais en allant au-delà d’elles-mêmes pour s'intégrer des données venues des diverses sciences parcellaires. Le quotidien ne s'inscrit pas dans un des domaines ou des champs partiels. Son concept saisit de tous côtés ce qui lui convient et ce qui lui revient pour s’approfondir. 

Le concept du quotidien, à sa manière, est global ; il concerne et questionne au cours de son déploiement la totalité. Vouloir saisir et définir le quotidien à son échelle apparente, le micro — les micro- décisions, les micro-effets —, c’est le laisser fuir ; vouloir saisir sans lui le global, c’est aussi laisser fuir la totalité..."

 

Ce quotidien, simulacre de vie pleine, permet donc au mode de production de fonctionner, offrant bien des satisfactions et d’agréments à ceux qui vivent au-dessus de l’infra- quotidien : mais c’est précisément le piège, cette époque tragique nie le tragique, c’est une autre pensée qui s’instaure...

"Qu'en conclure ? Le quotidien qui paraissait d’abord si solide ne serait-il qu’une sorte d’île flottante sur le marécage et sur la fermentation des forces technologiques et sociales ?

Ce quotidien ne traîne plus que les débris du sujet et de la subjectivité qui se fragmente indéfiniment au sein de l’homogénéité rationnelle. Cette dissolution fut annoncée par la philosophie et la pensée critique. Le sujet et la conscience de soi engendrés historiquement pendant l’époque de l'ascension bourgeoise, sont depuis longtemps en crise. Serait-ce une raison suffisante pour les abandonner ? Serait-ce parce que les philosophes ont trituré de toutes les façons possibles le rapport sujet/objet (de la tautologie « Pas de sujet sans objet et réciproquement » aux horizons les plus vastes, l'identité passée ou future de l'objet et du sujet), serait-ce une raison pour laisser en suspens cette problématique ? Non. 

Totale, la crise appelle une réponse totale. Comme le reste, le sujet est à reconstruire. Comment ? D'abord par l’action dans la quotidienneté en suivant la voie qui s'oppose au schéma opératoire de l’ordre existant : c'est-à-dire en opposant dans un combat réel la différence à l’homogénéité, l'unité à la fragmentation, l'égalité concrète à l’impitoyable hiérarchisation. Cela dans la pratique. 

Dans la pensée théorique le sujet doit se reconstituer selon une démarche nouvelle qui met au premier plan non pas le positif mais le négatif et tout ce qu’il implique. Sans baisser ni les yeux ni les bras, en regardant en face, le sujet défie la mort, les conflits et les luttes, y compris la lutte contre le temps. Pour employer un mot encore philosophique, le sujet considère l'autre dans toutes les acceptions de ce terme. La philosophie n'envisageait pas toutes ces acceptions le lointain et le prochain, l'horizon et les alentours, l'ascension et le déclin, la différence et l'indifférence mais aussi la dette, la redevance, le contrat — et la générosité, le don, la grâce.

Déjà l'énergie physique et la vie biologique ne se définissent que par des possibilités et des virtualités. L'organisme sort de soi par arrachement ou par accomplissement des fonctions vitales..."  La vie biologique et la vie sociale semblent préfigurent "la pensée en ceci qu’elles se reprennent sans cesse, reviennent en soi pour un nouvel élan, de sorte que la singularité des individus et l’action des contraintes n’empêchent ni la création perpétuelle et le jaillissement des possibles, ni la déchéance. L'autre, c’est aussi le nouveau, l’émergence, l’historique. Les triades « altérité, altération, aliénation, — procréation, production, création » ne se dissocient qu’au cours du devenir, dramatiquement, de façon à la fois imprévue pour les acteurs et prévisible après coup. La vie biologique comme la pratique sociale et la pensée individuelle présentent toujours une totalité mais en devenir, allant toujours au-delà (méta) de soi, malgré la cohérence à la fois formelle, fonctionnelle et structurale qu’exige l'existence pratique. C'est ainsi que l’organicité cohérente et la logique systémique éclatent tôt ou tard, s’ouvrant ainsi au sens (direction et orientation), Ainsi se pose le problème vital, de la spontanéité organique au quotidien social..."

 

"Epilogue.

Pour achever cette conclusion, qui n’a rien de définitif ni de décisif, deux remarques

a) Le quotidien, en raison de sa situation dans la pratique sociale actuelle, fonctionne comme le non-tragique par excellence, comme l’anti-tragique. La réversibilité apparente du temps quotidien, réversibilité montrée au cours de l’ouvrage, établit une sorte de rempart contre l'angoisse. Les objets s'accumulent comme une forteresse laborieusement échafaudée au cours des siècles mais surtout dans les temps dits modernes, contre la mort et la conscience de la fin. Il en va ainsi des objets-ustensiles aux objets-kitsch, de l’intérieur des logements à l’organisation spatiale et architecturale de la ville contemporaine. L'œuvre dite « belle » a une toute autre portée et un tout autre effet. Le tragique, c’est le non-quotidien, l’anti-quotidien. De sorte que l'irruption du tragique dans le quotidien bouleverse celui-ci. Il est donc possible de déceler un mouvement dialectique du tragique et du quotidien. La quotidienneté tend à abolir ce que rétablissent brutalement la parole et l'acte tragiques violences, crimes, guerres, agressions. D'où un jeu infiniment grave dans la séparation perpétuelle et la pénétration réciproque du tragique et du quotidien. La tragédie comme œuvre réunit ces aspects ; elle tente à la fois de métamorphoser le quotidien par la poésie et de vaincre la mort par la résurrection du personnage tragique.

b) La fin du travail s'annonce comme un processus long et difficile qui déjà traverse la quotidienneté et qui aura des modalités très diverses, perfectionnements et dégradations. Ce qui s'annonce de loin par la fin du travail comme valeur fin du travail comme sens et fin « en soi et pour soi »."