Ernst Theodor Amadeus Hoffmann (1776-1822), "Phantasiestücke in Callots Manier" 1813-1815), "Die Serapionsbrüder", "Die Elixiere des Teufels" (1815-1816), "Nachtstücke" (Contes nocturnes, 1817), - Adelbert von Chamisso (1781-1838), "Peter Schlemihls wundersame Geschichte" (1814) - ...
Last update: 12/31/2016
"Rien n'est plus fantastique et plus fou que la vie réelle", écrit Hoffmann dans ses Contes nocturnes (1817), et c'est avec lui que survient l'idée qu'après tout le surnaturel est peut-être possible, en littérature, au moins... Non seulement à partir de 1810, le centre de gravité du romantisme allemand se déplace vers Berlin, mais de nouveaux visages apparaissent aux côtés des Schlegel, les Brentano, Arnim, Eichendorff : A. von Chamisso, F. de Lamotte-Fouqué et E. T. A. Hoffmann viennent ajouter au mouvement cette touche d'étrange et de fantastique que l'on attribue parfois à tort au romantisme allemand tout entier. Etrange alliage par ailleurs, cette fascination pour le surnaturel n'est pas dépourvue d'une certaine ironie..
L'écrivain, compositeur et peintre Ernst Theodor Amadeus Hoffmann (1776-1822) fut un personnage important du Romantisme allemand. Pendant toute sa carrière, Hoffmann subvint à ses besoins en travaillant comme fonctionnaire de justice. Sa véritable passion était la musique, et, en 1813, il changea de troisième prénom et prit celui d'Amadeus, en hommage à Mozart. Ses premières œuvres furent musicales - le ballet "Arlequin" (1811) et l'opéra "Undine" (Ondine, première représentation en 1816) - mais il écrivit ensuite un recueil de quatre volumes d'histoires brèves "Phantasiestucke in Callots Manier" (Contes fantastiques, 1815-1816). Dans ces histoires, des personnages surnaturels et sinistres révèlent le côté le plus sordide de la nature humaine en s'insinuant dans la vie même des humains. Hoffmann écrivit également deux romans, "Die Elixire des Teufels" (Les élixirs du Diable, 1815-1816) et "Lebens-Ansichten des Katers Murr nebts fragmentarischer" (Biographie des Kapellsmeisters Johannes Kreisler" (Les sages réflexions du chat Murr entremêlées d'une biographie fragmentaire du maître de chapelle Johannes Kreisl", 1820-1822). Avant sa mort, d'une paralysie progressive, en 1822, Hoffmann écrivit plus de cinquante histoires brèves, dont certaines furent publiées ultérieurement dans les collections "Nachtstücke" (Contes nocturnes, 1817) et "Die Serapionsbruder" (Les Frères de Saint-Serapion, 1819-1821). Ces dernières œuvres devinrent populaires en Angleterre, en France et même aux États-Unis, et furent publiées jusque dans les années 1950. Le style de vie bureaucratique d'Hoffmann se reflète dans ses histoires par la précision de la représentation des conflits entre la vie quotidienne et le monde de l'imagination. Ses folles idées ont inspiré des opéras a Richard Wagner, Paul Hindemith et Jacques Offenbach, ainsi que des ballets, à Léo Delibes et Piotr llitch Tchaikovski...
Ernst Theodor Amadeus Hoffmann (1776-1822)
Né et élevé à Königsberg, E.T.A. Hoffmann, juriste au service de l'État prussien, compositeur et chef d'orchestre, inconditionnel de Mozart, écrivain prolixe doué d'une imagination débordante, mais miné par l'abus d'alcool, est non seulement l'incontestable maître du fantastique, l'un des membres les plus éminents de cette deuxième école romantique allemande qui surgit dans les années 1810-1816, il est celui qui influença toute une génération d'écrivains à travers le monde, Balzac (L'Élixir de longue vie, 1830), Gérard de Nerval, Charles Nodier, Musset, Poe, Pouchkine (La Dame de pique, 1834), Gogol (Le Nez, 1836), Hans Christian Andersen (Promenade du canal de Holmen à la pointe orientale d’Amagre, 1829), sans oublier des compositeurs comme Offenbach (Contes d'Hoffmann, 1881) et Tchaïkovski (Casse-Noisette, 1892). Sa carrière de juriste consciencieux débute en Silésie, se poursuit à Berlin, puis en Pologne (Posen, Plock, Varsovie) : il y est relégué pour ses dessins satiristes et trompe son ennui par la musique. Sa vocation littéraire naît ainsi dans un étrange contexte, celle d'une création qui va éclore et se poursuivre dans l'obscurité, l'homme qui fréquente acteurs et écrivains, l'homme qui mène dans la platitude absolue son quotidien de juriste, élabore, comme à l'envers de son existence, une autre réalité...
C'est sans doute dans la capitale polonaise, Varsaw, que le futur créateur de la nouvelle fantastique découvre sa si mystérieuse matière littéraire : ses rencontres (Zacharias Werner (1768-1823), prédicateur populaire quelque peu déséquilibré et dramaturge à succès qui verse dans le sombre, Julius Eduard Hitzig (1780-1849), futur biographe de Chamisso et d'Hoffmann), ses lectures (Novalis, Ludwig Tieck, les frères August et Friedrich Schlegel, Achim von Arnim, Clemens Brentano, mais aussi l'oeuvre étrange du naturaliste Gotthilf Heinrich von Schubert (1780-1860), auteur de "Symbolik des Traums", La Symbolique des rêves). Lorsqu'en 1806 Napoléon sépare la Pologne de la Prusse, et occupe Berlin (1807-1808), Hoffmann se retrouve dans une position difficile, privé de toute fonction pendant huit ans. Il se tourne de 1806 à 1814 principalement vers la musique : il devient professeur de chant, chef d'orchestre, directeur de théâtre (Bamberg, 1808, en Allemagne du Sud), compose le premier opéra romantique (Ondine, 1814) sur un livret de La Motte-Fouqué, et publie des articles de critique musicale ("Beethovens Instrumentalmusik", 1813).
Mais surtout Hoffmann entre à cette époque en littérature, créant son fameux alter ego, le maître de chapelle "Johannès Kreisler", un génie musical qui ne parvient pas à maîtriser sa sensibilité excessive, et qui apparaît dans les nouvelles connues sous le nom de Kreisleriana (qui inspireront à Robert Schumann huit pièces pour piano en 1838) et dans "Le Chat Murr" (1822). Les années 1813-1814 le voient traverser toute l'Allemagne (Dresde, Leipzig) alors que les armées napoléoniennes dévastent le pays (Die Vision auf dem Schlachtfelde bei Dresden). Il retrouve enfin en 1814 ses fonctions de juriste à Berlin et publie avec succès ses plus grands chefs-d'œuvre : "Fantaisies à la manière de Callot" (Fantasiestücke in Callots Manier, 1814-1815), "les Contes Nocturnes" (Nachtstücke, 1816-1817), "les Élixirs du diable" (Die Elixiere des Teufels, 1815-1816), "Le Petit Zachée" (Klein Zaches, genannt Zinnober, 1819), "Les Frères de Saint-Sérapion" (Die Serapionsbrüder, 1819-1820), "Princesse Brambilla" (Prinzessin Brambilla, 1820). Mais déjà, dans son "Étranges souffrances d'un directeur de théâtre" (Seltsame Leiden eines Theater-Direktors, 1818) l'alcoolisme et l'épuisement mental dans lequel le plonge son imagination foisonnante ont définitivement fissuré son existence: il meurt le 25 juin 1822. Les fameuses tavernes de Berlin (Tiergarten, Unter den Linden, Lutter & Wegner) peuplent ses récits mais dès 1820 les atteintes de la syphilis ne lui permettent plus d'achever son oeuvre. "Maître Puce" (Meister Floh, 1822), "Le Chat Murr" (Lebensansichten des Katers Murr, 1819-1821), inachevé, constituent ses dernières créations..
"Fantaisies à la manière de Callot" (Fantasiestücke in Callots Manier, 1814-1815)
Le recueil comprend "Le Chevalier Gluck" (Ritter Gluck), "Don Juan", "Les Dernières aventures du chien Berganza", "Le Magnétiseur" (Der Magnetiseur), "Le
Vase d'or" (Der goldne Topf), "Les Aventures de la nuit de Saint Sylvestre", Kreislerania). Gérard de Nerval traduisit les deux premières parties des Aventures de la nuit de Saint Sylvestre.
"Kreislerania" comprend "Les Souffrances musicales du maître de chapelle Johannès Kreisler" (Johannes Kreislers, des Kapellmeisters, musikalische Leiden), "Pensées sur la haute dignité de la
musique" (Gedanken über den hohen Wert der Musik), "La Musique instrumentale de Beethoven" (Beethovens Instrumental-Musik), "Pensées extrêmement éparses" (Höchst zerstreute Gedanken). "Le Vase
d'or" (Der goldne Topf) est un des plus connu du recueil : la vie d'un étudiant, Anselme, est totalement bouleversé lorsque, se promenant tristement le long de l'Elbe, il est soudain envoûté par
le regard au bleu profond d'un petit serpent, enroulé dans les branches d'un arbre... .
"... Ha, wie ist es möglich, die tausenderlei Arten, wie man zum Komponieren kommt, auch nur anzudeuten! – Es ist eine breite Heerstraße, da tummeln sich alle herum, und jauchzen und schreien: wir sind Geweihte! wir sind am Ziel! – Durchs elfenbeinerne Thor kommt man ins Reich der Träume: wenige sehen das Thor einmal, noch wenigere gehen durch! – Abenteuerlich sieht es hier aus. Tolle Gestalten schweben hin und her, aber sie haben Charakter – eine mehr wie die andere. Sie lassen sich auf der Heerstraße nicht sehen: nur hinter dem elfenbeinernen Thor sind sie zu finden. Es ist schwer, aus diesem Reiche zu kommen, wie vor Alzinens Burg versperren die Ungeheuer den Weg – es wirbelt – es dreht sich – viele verträumen den Traum im Reiche der Träume – sie zerfließen im Traum – sie werfen keinen Schatten mehr, sonst würden sie am Schatten gewahr werden den Strahl, der durch dies Reich fährt; aber nur wenige, erweckt aus dem Traume, steigen empor und schreiten durch das Reich der Träume – sie kommen zur Wahrheit – der höchste Moment ist da: die Berührung mit dem Ewigen, Unaussprechlichen! – Schaut die Sonne an, sie ist der Dreiklang, aus dem die Accorde, Sternen gleich, herabschießen und Euch mit Feuerfaden umspinnen. – Verpuppt im Feuer liegt Ihr da, bis sich Psyche emporschwingt in die Sonne...."
"... Ah ! comment serait-il possible d’indiquer seulement les mille manières dont on arrive à composer ? C’est une large route, où la foule se presse, en s’agitant et en criant : Nous sommes élus ! nous sommes au but ! – On arrive par une porte d’ivoire dans le royaume des rêveries. Il est peu d’hommes qui aient vu cette porte une seule fois ; il en est moins encore qui l’aient franchie ! – Là tout est merveilleux ; de folles images flottent çà et là ; il en est de sublimes ; mais on ne les trouve qu’au-delà des portes d’ivoire. Il est encore plus difficile de sortir de cet empire. On y vogue, on y tourne, on y tourbillonne. Beaucoup de ces voyageurs oublient leur rêve dans le pays des rêves ; ils deviennent eux-mêmes des ombres au milieu de tous ces brouillards. Quelques-uns s’éveillent et sentent ; ils s’élèvent, et gravissent ces cimes mobiles : enfin ils arrivent à la vérité ! Le moment est venu ; ils touchent à ce qui est éternel, à ce qui est indicible ! – Voyez ce soleil ; c’est le diapason d’où les accords, semblables à des astres, vous plongent et vous enveloppent dans des flots de lumière. Des langues de feu vous environnent, et vous garrottent comme un nouveau-né, jusqu’à ce que Psyché vous dégage et vous entraîne au séjour de l’harmonie."
"À ces derniers mots, il se dressa sur ses pieds, et leva les yeux vers le ciel ; puis il se remit à sa place, et vida son verre, que j’avais rempli. Nous étions seuls, un silence profond régnait autour de nous, et je me serais gardé de le rompre, de crainte de troubler les méditations de cet homme extraordinaire. Enfin il reprit la parole, mais avec plus de calme.
– Quand je pénétrai dans ce vaste champ, j’étais poursuivi par mille anxiétés, par mille douleurs. Il était nuit, et des masques grimaçants venaient m’effrayer et s’accroupir autour de moi ; des spectres m’entraînaient jusqu’au fond des mers, et du même trait, me ramenaient dans les plaines lumineuses du ciel. Tout redevenait ténèbres, et des éclairs perçaient la nuit, et ces éclairs étaient des tons d’une pureté admirable, qui me berçaient doucement. – Je me réveillai, et je vis un œil vaste et limpide, qui plongeait son regard dans un orgue ; et chaque fois que son éclatant rayon visuel colorait une des touches, il en sortait des accords magnifiques, tels que je n’en avais jamais ouïs. Des flots de mélodie débordaient de toutes parts, et moi, je nageais délicieusement dans ce frais torrent qui menaçait de m’engloutir. L’œil se dirigea vers moi, et me soutint à la surface des ondes écumantes. Les ténèbres revinrent. Alors deux géants, couverts d’armures brillantes, m’apparurent : c’étaient la basse fondamentale et la quinte. Ils m’entraînèrent de nouveau dans l’abîme ; mais l’œil me souriait : Je sais, dit-il, que ton cœur est animé de désirs ; la douce tierce va venir pour toi se placer entre ces deux colosses ; tu entendras sa voix légère, et tu me reverras avec le cortège de mes mélodies.
Il se tut. – Et vous revîtes cet œil divin ? – Oui, je le revis. Je me retrouvai dans le pays des songes. J’étais dans un vallon ravissant ; et les fleurs y chantaient ensemble. Un tournesol gardait seul le silence, et inclinait tristement vers la terre son calice fermé. Un attrait irrésistible m’entraînait vers lui. – Il releva sa tête. – Le calice se rouvrit, et, du milieu de ses feuilles, je vis apparaître l’œil dont les regards étaient tournés vers moi. Alors s’échappèrent de mon front des sons harmonieux qui se répandaient au milieu des fleurs et semblaient les raviver ; elles les aspiraient en frémissant, comme une pluie bienfaisante qui vient après une longue sécheresse. Des vapeurs odorantes s’élevèrent du milieu des fleurs, et me plongèrent dans l’ivresse ; les feuilles du calice s’élevèrent au-dessus de ma tête, et je perdis mes sens. À ces derniers mots, il se leva et s’échappa d’un pas rapide. J’attendis vainement son retour ..." (Le Chevalier Glück)
"Phantasiestücke in Callot's Manier" est la première œuvre d'E.T.A. Hoffmann : lancée par une habile préface de Jean-Paul, elle attira bientôt sur l'auteur l'attention de tous les Allemands. Elle marque le passage de l'activité de critique musical et d'essayiste qu'Hoffmann avait jusqu'alors surtout exercée, à celle de conteur, à laquelle il se consacrera entièrement par la suite. Du premier tiennent encore les chapitres de la Iere et lle "Kreisleriana" qui, autour de la figure fantastique du maître de chapelle Kreisler (au fond Hoffmann lui-même, qui fut, plusieurs années durant, précisément ce chef d'orchestre à l'imagination incandescente, manquant de calme. avec des enthousiasmes et des répulsions violents et incontrôlés), composent une série de variations surtout musicales. Tel est aussi le chapitre sur la musique de Beethoven ; ou "Ombra adorata", qui exalte une voix de femme; de même les "Pensées sur la haute dignité de la musique", ou encore le chapitre sur une parole de Sacchini, qui aboutit à un parallèle entre l'opéra italien et l'opéra de Gluck, à l'avantage du second. Parfois, comme dans "Le Parfait Machiniste", l'auteur adopte le mode ironique qui lui est cher; tandis que "Le Club musico-poétique de Kreisler" nous offre un traitement presque technique de problèmes musicaux, avec motifs humoristiques.
(Un souvenir de 1809) - "Der Spätherbst in Berlin hat gewöhnlich noch einige schöne Tage. Die Sonne tritt freundlich aus dem Gewölk hervor, und schnell verdampft die Nässe in der lauen Luft, welche durch die Straßen weht. Dann sieht man eine lange Reihe, buntgemischt – Elegants, Bürger mit der Hausfrau und den lieben Kleinen in Sonntagskleidern, Geistliche, Jüdinnen, Referendare, Freudenmädchen, Professoren, Putzmacherinnen, Tänzer, Offiziere u. s. w. durch die Linden, nach dem Tiergarten ziehen. Bald sind alle Plätze bei Klaus und Weber besetzt: der Mohrrüben-Kaffee dampft, die Elegants zünden ihre Zigaros an, man spricht, man streitet über Krieg und Frieden, über die Schuhe der Mad. Bethmann, ob sie neulich grau oder grün waren, über den geschlossenen Handelsstaat und böse Groschen u. s. w., bis alles in eine Arie aus Fanchon zerfließt, womit eine verstimmte Harfe, ein paar nicht gestimmte Violinen, eine lungensüchtige Flöte und ein spasmatischer Fagott sich und die Zuhörer quälen ..."
"La fin de l’été a souvent de beaux jours à Berlin. Le soleil perce joyeusement les nuages, et l’air humide, qui se balance sur les rues de la cité, s’évapore légèrement à ses rayons. On voit alors de longues files de promeneurs, un mélange chamarré d’élégants, de bons bourgeois avec leurs femmes et leurs enfants en habits de fête, d’ecclésiastiques, de juifs, de filles de joie, de professeurs, d’officiers et de danseurs, passer sous les allées de tilleuls, et se diriger vers le jardin botanique. Bientôt toutes les tables sont assiégées chez Klaus et chez Weber ; le café de chicorée fume en pyramides tournoyantes, les jeunes gens allument leurs cigares, on parle, on dispute sur la guerre ou la paix, sur la chaussure de madame Bethmann, sur le dernier traité de commerce et la dépréciation des monnaies, jusqu’à ce que toutes les discussions se perdent dans les premiers accords d’une ariette de Fanchon, avec laquelle une harpe discorde, deux violons fêlés et une clarinette asthmatique viennent tourmenter leurs auditeurs et se tourmenter eux-mêmes. Tout proche de la balustrade qui sépare de la rue la rotonde de Weber, sont plusieurs petites tables environnées de chaises de jardin ; là, on respire un air pur, on observe les allants et les venants, et on est éloigné du bourdonnement cacophonique de ce maudit orchestre : c’est là que je viens m’asseoir, m’abandonnant aux légers écarts de mon imagination, qui m’amène sans cesse des figures amies avec lesquelles je cause à l’aventure, des arts, des sciences et de tout ce qui fait la joie de l’homme. La masse des promeneurs passe devant moi, toujours plus épaisse, toujours plus mêlée, mais rien ne me trouble, rien ne m’enlève à mes amis fantastiques. Une aigre valse échappée des maudits instruments me rappelle quelquefois du pays des ombres ; je n’entends que la voie criarde des violons et de la clarinette qui brait ; elle monte et elle descend le long d’éternelles octaves qui me déchirent l’oreille, et alors la douleur aiguë que je ressens m’arrache une exclamation involontaire. – Oh ! les infernales octaves m’écriai-je un jour. J’entendis murmurer auprès de moi : Fâcheux destin ! encore un chasseur d’octaves ! Je me levai et je m’aperçus qu’un homme avait pris place à la même table que moi. Il me regardait fixement, et je ne pus à mon tour détacher mes regards des siens. Jamais je n’avais vu une tête et une figure qui eussent fait sur moi une impression aussi subite et aussi profonde ..." (Glück)
Hoffmann conteur apparaît en six récits : "Le Chevalier Gluck" (Ritter Gluck), évocation savoureuse et colorée du grand musicien né une seconde fois dans le Berlin d'Hoffmann, et qui contient le fameux discours des "trois règnes", le réel, le fantastique, l`harmonie conquise....
"Don Juan", où le personnage du grand séducteur est représenté dans ses oscillations entre le sublime et l'abject, et doña Anna comme la force de l`amour qui purifie, mais qui est perdue par le fait du pouvoir diabolique. Pour la première fois, Hoffmann va recourir à I`artifice de mêler la réalité à l'illusion : doña Anna apparaît dans la loge d`avant-scène où le "voyageur enthousiaste", seul et sans être vu, assiste à la représentation. Leur dialogue établit entre eux un lien mystérieux dans lequel amour et art s`entrelacent; mais, le jour suivant, par les propos superficiels échangés à la table d`hôte, le voyageur apprend que la charmante cantatrice est morte cette nuit même...
"Les Dernières Vicissitudes du chien Berganza" (Die neuesten Schicksale des Hundes Berganza", plutôt qu'une nouvelle, sont une rapsodie des thèmes chers à l`auteur. Dans le milieu bourgeois où le sort a porté Berganza, le chien du "Colloque" de Cervantès, l'art ne sert qu'à la vanité de la maitresse de maison. Berganza a l'occasion de jouer un bon tour à cette dame; et quand pour des raisons de convenances sociales, une pure jeune fille, Cécile, épouse un jeune homme corrompu et stupide, Berganza, par un stratagème, trouble la nuit nuptiale et tente de libérer la jeune femme.
"Le Magnétiseur" (Der Magnetiseur) est un des plus sombres récits d`Hoffmann : un certain Albert, qui possède l`art de soigner par le magnétisme, s`en sert pour rendre docile à sa volonté une jeune fille fiancée à un garçon sérieux : la victime meurt à l'heure même où elle devrait se marier...
Le recueil comprend également : "Le Vase d 'or" et "Les Aventures de la nuit de la Saint-Sylvestre" (Abenteuer der Silvesternacht). Erasme Spikher, ayant laissé en Allemagne sa femme et son enfant, va en Italie, objet de ses rêves. Là, dans un banquet d`artistes, il connait la belle courtisane Giulietta, dont il s'éprend. Giulietta a pour compère un sorcier : le docteur Partout; à l`instigation de celui-ci, elle demande à son amant de renoncer à l`image qu'il a dans le miroir...
"... Érasme, dans le paroxysme d’un désespoir d’amour délirant, s’écria : « Faut-il donc que je te quitte ? S’il faut que je parte, que mon reflet reste en ta possession à jamais et pour l’éternité ; qu’aucune puissance, le diable lui-même, ne puisse te l’arracher, jusqu’à ce que ma personne elle-même t’appartienne tout entière et sans partage ! » – À peine eut-il prononcé cette imprécation, que Giulietta couvrit ses lèvres de baisers âcres et brûlants ; puis elle se retourna et étendit avec ivresse les bras vers le miroir... Érasme vit son image avancer indépendante des mouvements de son corps, il la vit glisser entre les bras de Giulietta, et disparaître avec elle au milieu d’une vapeur singulière. Toutes sortes de vilaines voix chevrotaient et ricanaient avec une diabolique ironie... Succombant aux angoisses d’une terreur mortelle, Érasme tomba évanoui à terre ; mais l’excès de son horreur même l’arracha à cet étourdissement, et dans une obscurité dense et profonde, il retrouva la porte et descendit l’escalier en chancelant. À deux pas de la maison, il fut saisi, soulevé à l’improviste, et placé dans une voiture, qui partit aussitôt rapidement...."
À partir de ce moment, la présence d`Erasme, en quelque lieu qu`il se montre, suscite stupeur et murmures. Quand il revient à sa femme, elle-même le repousse; elle l'accueillera et ne recommencera à l`aimer que lorsqu'il aura récupéré son image. Jean-Paul, dans la préface de ces "pages de journal d'un voyageur enthousiaste", salua cette œuvre qui promettait à l`Allemagne "une floraison de cet humour si vigoureux en Angleterre" ...
"... Ici l’étudiant Anselme fut interrompu dans son monologue par un étrange bruit, semblable à un froissement qui se fit entendre dans l’herbe, tout près de lui, et bientôt se glissa dans les rameaux et les feuilles du sureau. Tantôt on aurait dit que le feuillage tremblait au vent du soir, tantôt que les oiseaux gazouillaient dans les branches et agitaient leurs petites ailes en voltigeant çà et là. Alors s’élevèrent un murmure et un chuchotement, on aurait dit que les fleurs résonnaient comme des clochettes de cristal suspendues. Anselme ne se lassait pas d’écouter. Là, sans qu’il pût savoir comment, le chuchotement, le tintement et le murmure devinrent des paroles à demi prononcées à voix basse :
– À travers, là ! à travers, là ! entre les branches, entre les fleurs épanouies glissons-nous, serpentons, ma sœur ! ma sœur ! glisse-toi à la lumière, vite, vite en haut, en bas ! le soleil couchant darde ses rayons, le vent du soir siffle, la rosée babille, les fleurs chantent, agitons nos langues, chantons avec les fleurs et les branches, bientôt brilleront les étoiles, là, à travers, descendons, serpentons, glissons-nous, ma sœur !
Ainsi continuaient ces paroles sans suite. C’est sans doute le vent du soir, pensa Anselme, qui murmure aujourd’hui des sons intelligibles ; mais dans le moment même résonna au-dessus de sa tête comme le son de trois cloches en accord. Il regards en haut, et aperçut trois petites couleuvres brillantes d’or vert qui s’étaient roulées autour des branches et présentaient leur tête aux rayons du soleil du soir. Là il entendit murmurer et chuchoter encore les mêmes paroles, et les petites couleuvres rampaient en haut et en bas à travers les fleurs ; et quand elles se mouvaient rapidement on aurait dit que le sureau répandait des milliers de brillantes émeraudes à travers son feuillage sombre. – C’est le soleil couchant qui joue ainsi dans cet arbre, pensa l’étudiant Anselme. Mais les clochettes résonnèrent de nouveau, et Anselme vit un serpent s’étendre en bas vers lui..." (Le Vase d'or, Der goldne Topf).
"Les Élixirs du diable" (Die Elixiere des Teufels, 1815-1816)
Roman inspiré, dit-on, par "le Moine" de Lewis, conte ce qu'il advient de Frère Médard qui, après avoir goûté certain "élixir du diable", se sent irrésistiblement poussé au mal et jeté dans une série d'aventures où hasard et préméditation, remords et concupiscence, rêve et réalité se confondent inextricablement, le dédoublement pathologique du protagoniste mène à la révélation de sa prédestination au crime : il doit alors racheter les fautes de ses ancêtres, le cauchemar est devenu source de dévoilement. Ces images d'errance au cours desquelles s'abolit toute frontière entre imagination et réalité ont fourni force matière à la psychanalyse (Freud les analysera en 19919) et au surréalisme. La densité et l'invraisemblance de ce roman sont tels qu'il ne rencontrera pas immédiatement le succès des "Fantaisies à la manière de Callot" ...
Hoffmann travailla pendant près de deux ans à cette oeuvre et tous les grands motifs chers au poète s'y trouvent rassemblés et portés à leur paroxysme : de l'angoisse de vivre à l'ivresse romantique de la volupté, des "aspects nocturnes de la vie" au développement de la personnalité, des rapports qui unissent le réel et le rêve à la tendance au « grotesque"...
C'est sans doute pour cela que le lecteur peut se sentir désorienté. De l'idylle du début à l'action mouvementée de la première partie et à l'agitation dramatique ainsi qu'aux visions hallucinantes de la seconde partie, c'est partout et, à chaque instant, le souffle même de la poésie qui se fait sentir. Certes, Hoffmann a voulu exprimer trop de choses dans son œuvre : trop de sens religieux, moraux, esthétiques, tous les fruits de ses chimères et de ses méditations, tout l'arsenal romantique et réaliste de sa poésie; il s'ensuit que l'ouvrage peut manquer parfois d'unité, et le visage de Médard lui-même ne vit que par à-coups, on ne le reconnaît pas toujours d'un bout à l'autre du récit, mais peu importe ....
"Ich stand vom Lager auf und schlich wie ein Gespenst mit der Lampe, die ich bei dem Marienbilde auf dem Gange des Klosters angezündet, durch die Kirche nach der Reliquienkammer. Von dem flackernden Schein der Lampe beleuchtet, schienen die heiligen Bilder in der Kirche sich zu regen, es war, als blickten sie rnitleidsvoll auf mich herab, es war, als höre ich in dem dumpfen Brausen des Sturms, der durch die zerschlagenen Fenster ins Chor hineinfuhr, klägliche warnende Stimmen, ja, als riefe mir meine Mutter zu aus weiter Ferne. »Sohn Medardus, was beginnst du, laß ab von dem gefährlichen Unternehmen!« – Als ich in die Reliquienkammer getreten, war alles still und ruhig, ich schloß den Schrank auf, ich ergriff das Kistchen, die Flasche; bald hatte ich einen kräftigen Zug getan!.."
".. Je quittai ma couche et, tenant à la main ma lampe que j’avais allumée près de l’image de la Vierge, dans le couloir du cloître, je me glissai, comme un spectre, vers la chambre des reliques. Lorsque je traversai l’église, les images des saints éclairées par la lumière vacillante de ma lampe paraissaient se mouvoir. Il me semblait qu’ils jetaient sur moi des regards de compassion ; je croyais entendre, parmi les sourds mugissements du vent qui pénétrait dans le choeur à travers les carreaux cassés, des voix plaintives me mettant en garde ; je reconnaissais même la voix de ma mère, me criant du lointain : « Mon fils Médard, que vas-tu faire ? Abandonne ta périlleuse entreprise. » Quand je pénétrai dans la chambre des reliques, tout était calme et silencieux. J’ouvris le meuble, je saisis le coffret, la bouteille, et déjà j’avais bu une forte gorgée… Le feu coula dans mes veines et un sentiment ineffable de bien-être m’envahit. Je bus encore une fois, et la joie d’une nouvelle et brillante vie s’alluma en mon âme..."
Frère Médard, sur qui pèsent, comme une fatalité, les fautes non expíées de ses ancêtres, succombe au pouvoir d'un mystérieux élixir, conservé parmi les trésors de son couvent. Alors qu'il est entraîné dans les griseries de la vie terrestre et qu'il est devenu incapable de résister à l'appel de ses sens, les vapeurs de l'élixir diabolique ayant annihilé en lui toute volonté, le prieur de son couvent décide de l'envoyer à Rome en ambassade. Médard est engagé dans une série d'aventures toujours de plus en plus compliquées. Brûlant d'une passion sacrilège pour Aurélie, jeune femme en qui il reconnaît l' "original" d'une sainte Rosalie peinte sur l'autel du couvent de Saint-Tilleul, où tout enfant il venait prier, il se sent également attiré par le coupable amour qu'il éprouve entre les bras d'Euphémie, belle-mère d'Aurélie. Il en arrive à commettre un double crime, tuant Euphémie et le frère d'Aurélie, Hermogen, qui se dressait sur son chemin.
Médard se réfugie alors dans une grande ville avec l'assistance d'un étrange coiffeur italien, Pietro Belcampo. Celui-ci connaît, on ne sait trop comment, le passé de Médard et réussit à le sauver, bien qu'un vieux peintre, qui l'a vu prêcher à l'église du couvent, le reconnaisse, et, le fixant d'un regard inexorable et justicier, l'accuse ouvertement d'être complice d'un homicide.
Médard croit enfin trouver une vie paisible dans la solitaire demeure d'un garde-chasse, en pleine forêt. C'est alors que, précisément, commence sa plus dramatique aventure. Il rencontre son sosie : un moine, qui lui ressemble en tout point et qui vient du même couvent que lui, chargé des mêmes crimes et des mêmes remords. Durant la nuit, ce moine dérobe le reste de l'élixir gardé par Médard, et manifeste un tel accès de folie qu'on l'emporte, pieds et poings liés, dans un asile de fous, à la ville voisine, résidence du prince Alexandre. Le lendemain, Médard se rend, lui aussi, à la ville. Très vite, il réussit à s'introduire à la Cour et à obtenir la faveur du prince. Tout alors semble lui réussir, mais il rencontre Aurélie qui reconnait, à son rire sardonique, l'assassin de sa belle-mère et de son frère. Médard est emprisonné. Une nuit, dans sa cellule, la terre s'ouvre subitement sous ses pieds, et, dans une lueur spectrale, le "buste" de son sosie, le moine fou, lui apparaît. Le problème se pose alors de savoir lequel des deux est le coupable : Médard ou le sosie ? Le dernier se charge de toutes les fautes. Médard retrouve, avec l'honneur, ses faveurs à la Cour. Il va atteindre le comble de ses désirs : Aurélie consent à devenir sa femme. Pendant la cérémonie du mariage, son sosie est conduit à l'échafaud. À cette vue, Médard, hors de lui, avoue dans un hurlement qu'il est le seul coupable. Il s'enfuit dans les bois voisins, suivi de son sosie.
Lorsqu'il revient à lui, il se trouve dans une maison de repos, en Italie, où l'a conduit Belcampo, encore une fois son sauveur. Guéri, il se rend en pèlerinage à Rome, et rejoint finalement son couvent. Au même moment, dans le couvent voisin de Saint-Tilleul, Aurélie prend le voile. L'ancienne passion se réveille, mais désormais Médard est le plus fort. Grâce à la pénitence, il sauvera son âme et celle de ses ancêtres, et la paix régnera dans son cœur : même la mort d'Aurélie ne pourra la troubler....
"Contes nocturnes" (Nachtstücke, 1816-1817)
"Ces textes ne sont pas des contes pour enfants. Ce sont les fantasmes d’un écrivain aux talents multiples (dessinateur, peintre, chanteur et compositeur de
musique) : fantasmes noirs, empreints de terreur et de mort, mais aussi de fantaisie. Dans ces récits, le fantastique surgit toujours du quotidien : on comprend que Freud ait forgé la notion
d’«inquiétante étrangeté» en les lisant. La traduction reprise ici est celle qu’ont lue tous les grands auteurs du XIXe siècle, de Walter Scott à Baudelaire." (Editions
Gallimard)
Huit histoires : "L'homme au sable" (Der Sandmann), Ignaz Denner, "L'église des jésuites" (Die Jesuiterkirche in G.), "Le Sanctus" (Das Sanctus), "La maison
déserte" (Das öde Haus), "Le majorat" (Das Majorat), "Le vœu" (Das Gelübde), "Le cœur de pierre" (Das steinerne Herz) - , écrites dans un langage simple et familier mais qui mettent en scène les
côtés obscurs et irrationnels de l'âme humaine. La plus célèbre, "L'Homme au sable" (Der Sandmann) reprend l'histoire traditionnelle du marchand de sable qui vient fermer les yeux des enfants
s'endormant, mais qui se révèle ici être le "méchant esprit des ténèbres qui, partout où il paraît apporte le malheur, la ruine, et le désespoir dans cette vie et pour l'éternité". L'horreur et
l'étrange viennent ici non pas d'un contexte ou des objets et personnages qui peuplent ce contexte, mais de la perception qu'en ont le protagoniste et le lecteur. C'est parce que Nathanaël pense
que la poupée Olimpia est vivante qu'elle le devient et bascule la réalité dans le fantastique.
"..Ach mein herzgeliebter Nathanael! glaubst Du denn nicht, daß auch in heitern – unbefangenen – sorglosen Gemütern die Ahnung wohnen könne von einer
dunklen Macht, die feindlich uns in unserm eignen Selbst zu verderben strebt? – Aber verzeih es mir, wenn ich einfältig Mädchen mich unterfange, auf irgend eine Weise Dir anzudeuten, was ich
eigentlich von solchem Kampfe im Innern glaube. – Ich finde wohl gar am Ende nicht die rechten Worte und Du lachst mich aus, nicht, weil ich was Dummes meine, sondern weil ich mich so ungeschickt
anstelle, es zu sagen.
Gibt es eine dunkle Macht, die so recht feindlich und verräterisch einen Faden in unser Inneres legt, woran sie uns dann festpackt und fortzieht auf
einem gefahrvollen verderblichen Wege, den wir sonst nicht betreten haben würden – gibt es eine solche Macht, so muß sie in uns sich, wie wir selbst gestalten, ja unser Selbst werden; denn nur so
glauben wir an sie und räumen ihr den Platz ein, dessen sie bedarf, um jenes geheime Werk zu vollbringen. Haben wir festen, durch das heitre Leben gestärkten, Sinn genug, um fremdes feindliches
Einwirken als solches stets zu erkennen und den Weg, in den uns Neigung und Beruf geschoben, ruhigen Schrittes zu verfolgen, so geht wohl jene unheimliche Macht unter in dem vergeblichen Ringen
nach der Gestaltung, die unser eignes Spiegelbild sein sollte. Es ist auch gewiß, fügt Lothar hinzu, daß die dunkle psychische Macht, haben wir uns durch uns selbst ihr hingegeben, oft fremde
Gestalten, die die Außenwelt uns in den Weg wirft, in unser Inneres hineinzieht, so, daß wir selbst nur den Geist entzünden, der, wie wir in wunderlicher Täuschung glauben, aus jener Gestalt
spricht. Es ist das Phantom unseres eigenen Ichs, dessen innige Verwandtschaft und dessen tiefe Einwirkung auf unser Gemüt uns in die Hölle wirft, oder in den Himmel
verzückt..."
"L'Homme au sable" (Der Sandmann)
"...Mon bien-aimé Nathanaël, ne penses-tu pas que le sentiment d’une puissance ennemie qui agit d’une manière funeste sur notre être, ne puisse pénétrer
dans les âmes riantes et sereines ? – Pardonne, si moi, simple jeune fille, j’entreprends d’exprimer ce que j’éprouve à l’idée d’une semblable lutte. Peut-être ne trouverai-je pas les paroles
propres à peindre mes sentiments, et riras-tu, non de mes pensées, mais de la gaucherie que je mettrai à les rendre. S’il est en effet une puissance occulte qui plonge ainsi traîtreusement en
notre sein ses griffes ennemies, pour nous saisir et nous entraîner dans une route dangereuse que nous n’eussions pas suivie, s’il est une telle puissance, il faut qu’elle se plie à nos goûts et
à nos convenances, car ce n’est qu’ainsi qu’elle obtiendra de nous quelque créance, et qu’elle gagnera dans notre coeur la place dont elle a besoin pour accomplir son
ouvrage.
Que nous ayons assez de fermeté, assez de courage pour reconnaître la route où doivent nous conduire notre vocation et nos penchants, pour la suivre d’un pas tranquille, notre ennemi intérieur périra dans les vains efforts qu’il fera pour nous faire illusion.
Lothaire ajoute que la puissance ténébreuse, à laquelle nous nous donnons, crée souvent en nous des images si attrayantes, que nous produisons nous-mêmes le principe dévorant qui nous consume. C’est le fantôme de notre propre nous, dont l’influence agit sur notre âme, et nous plonge dans l’enfer ou nous ravit au ciel..."
"Le Majorat" conte l'histoire d'un château maudit et d'une famille d'extraction noble frappée continuellement par la mort, la folie, le
meurtre.
"..Qui ne sait combien le séjour d’un lieu pittoresque éveille d’émotions, et saisit même l’âme la plus froide ? Qui n’a éprouvé un sentiment inconnu au
milieu d’une vallée entourée de rochers, dans les sombres murs d’une église ? Qu’on songe maintenant que j’avais vingt ans, que les fumées du punch animaient ma pensée, et l’on comprendra
facilement la disposition d’esprit où je me trouvais dans cette salle. Qu’on se peigne aussi le silence de la nuit, au milieu duquel le sourd murmure de la mer et les singuliers sifflements des
vents retentissaient comme les sons d’un orgue immense, touché par des esprits ; les nuages qui passaient rapidement et qui souvent, dans leur blancheur et leur éclat, semblaient des géants qui
venaient me contempler par les immenses fenêtres : tout cela était bien fait pour me causer le léger frisson que j’éprouvais. Mais ce malaise était comme le saisissement qu’on éprouve au récit
d’une histoire de revenants vivement contée, et qu’on ressent avec plaisir. Je pensais alors que je ne pouvais me trouver en meilleure disposition pour lire le livre que j’avais apporté dans ma
poche. C’était le Visionnaire de Schiller. Je lus et je relus, et j’échauffai de plus en plus mon imagination. J’en vins à l’histoire de la noce chez le comte de V..., racontée avec un charme si
puissant. Juste au moment où le spectre de Jéronimo entre dans la salle, la porte qui conduisait à l’antichambre s’ouvrit avec un grand bruit. Je me levai épouvanté ; le livre tomba de mes mains.
Mais, au même instant, tout redevint tranquille, et j’eus honte de ma frayeur enfantine. Il se pouvait que le vent eût poussé cette porte.."
"Le Chat Murr" ("Lebensansichten des Katers Murr nebst fragmentarischer Biographie des Kapellmeisters Johannes Kreisler in zufälligen Makulaturblättern",
1819-1821)
Lorsque paraît le second volume de la "Vie et opinions du matou Murr fortuitement entremêlées de placards renfermant la biographie fragmentaire du
maître de chapelle Johannes Kreisler", E. T. A. Hoffmann n'a plus que quelques mois à vivre, avant qu'il ait pu commencer la rédaction du troisième et dernier volume du roman. Cette
autobiographie d'un chat poète qui a appris à écrire, comporte, "par erreur", des fragments de la biographie du double romanesque d'Hoffmann, le chef d'orchestre Johannes Kreisler. Amours
malheureuses, vertiges romantiques et accès de désespoir s'intercalent ainsi avec le récit d'une monotone existence d'un chat d'une pédanterie sans borne.
"Gefühle des Daseins, die Monate der Jugend - Es ist doch etwas Schönes, Herrliches, Erhabenes um das Leben! – »O du süße Gewohnheit des Daseins!« ruft jener niederländische Held in der Tragödie aus. So auch ich, aber nicht wie der Held in dem schmerzlichen Augenblick, als er sich davon trennen soll – nein! – in dem Moment, da mich eben die volle Lust des Gedankens durchdringt, daß ich in jene süße Gewohnheit nun ganz und gar hineingekommen und durchaus nicht willens bin, jemals wieder hinauszukommen. – Ich meine nämlich, die geistige Kraft, die unbekannte Macht, oder wie man sonst das über uns waltende Prinzip nennen mag, welches mir besagte Gewohnheit ohne meine Zustimmung gewissermaßen aufgedrungen hat, kann unmöglich schlechtere Gesinnungen haben als der freundliche Mann, bei dem ich in Kondition gegangen, und der mir das Gericht Fische, das er mir vorgesetzt, niemals vor der Nase wegzieht, wenn es mir eben recht wohlschmeckt...."
"Quelle belle chose que de vivre ! quelle chose merveilleuse et sublime !... « Oh! douce habitude de l'existence!); s'écrie le héros hollandais de la tragédie. Et moi aussi, je le proclame, mais point, comme ce héros, au cruel instant où il y faut renoncer... non pas !... mais au moment où me pénètre tout entier la volupté de penser que me voilà fort bien installé dans cette douce habitude et très peu disposé à m'en défaire jamais. Car la Force spirituelle, la Puissance mystérieuse, ou enfin le Principe supérieur (nommez-le comme vous voudrez) qui m'a, je puis dire, imposé cette habitude sans mon consentement, n'est pas, je suppose, plus malintentionné que l'aimable homme chez lequel je suis entré en condition : or, jamais celui-ci ne me retire à ma barbe, à l'instant précis où je la savoure délicieusement, l'assiette de poisson qu'il m'a donnée lui-même..."
"... Est-ce donc une telle affaire que de marcher sur deux pieds ? Et cela autorise-t-il vraiment l'espèce qui se nomme humaine à s'arroger l'hégémonie sur nous tous qui assurons sur quatre pattes notre parfait équilibre ? Mais je sais bien, ils mènent grand bruit d'un je ne sais quoi qu'ils prétendent avoir dans la tête et qu'ils appellent la raison. Je ne puis me figurer bien clairement ce qu'ils entendent par là ; mais une chose est sûre : si, comme je puis le conclure de certains propos tenus par mon maître et bienfaiteur, la raison est tout simplement la faculté d'agir consciemment et de ne pas commettre de sottises, eh bien ! je ne changerais mon sort pour celui d'aucun humain. — Je crois, d'ailleurs, que la conscience s'acquiert par l'habitude ; on vient au monde, on traverse l'existence, n'est-ce pas, sans trop savoir comment ? Du moins, c'est mon cas, et, à ce que j'apprends, il n'y a pas un homme sur la terre qui sache par sa propre expérience le comment et le pourquoi de sa naissance ; ils l'apprennent par la tradition qui, du reste, est souvent douteuse. Des villes se disputent la naissance d'un homme illustre ; et comme je ne sais rien moi-même de bien positif à ce sujet, on ne pourra jamais décider si ce fut à la cave , au grenier ou au bûcher que j'ai vu le jour... "
"LE CHAT MURR" est l'une des plus originales créations de l'écrivain E.T.A. Hoffmann. Il s'agit de deux œuvres réunies en une seule, car, avec les feuilles du "Journal du chat savant Murr, philosophe et poète", alternent des pages fragmentaires de la "Vie du maître de chapelle Johannes Kreisler", pages employées par le chat comme papier buvard et insérées dans l'œuvre par une prétendue erreur de l'ouvrier typographe. La vie aventureuse de Kreisler, "alter ego" poétique de Hoffmann, qui souvent se servit de ce pseudonyme, rompt la monotonie de l'histoire du chat, tandis que les considérations de ce dernier, écrites sur un ton pédant qui tient de la boulïonnerie, arrêtent n'importe quel élan trop sentimental ou personnel de Kreisler, ou interrompent définitivement l'action, quand un mystère plus absurde que les autres nécessite une explication. C'est justement ce continuel changement de ton, du bouffon au satirique, de l'ironique au désespéré, c'est ce sens de l'imprévu, qui crée autour de l'œuvre cette atmosphère de mystère et de sous-entendus si fascinante.
Le chat Murr raconte en détail sa jeunesse : premières amitiés et premières amours, enthousiasmes et déceptions, soirées de ripaille avec ses compagnons, etc. Toutes ces expériences sont facilement transposables du monde des chats à celui des hommes et, surtout, à celui des contemporains du poète. La satire naît aussi du contraste entre la gravité du ton et la banalité des expériences. On y trouve aussi de sages ou ironiques considérations sur le monde des hommes, monde curieusement observé, et non sans méfiance, par Murr, à travers la personnalité de son maître, Abraham. Celui-ci, versé dans les sciences occultes et magiques, est en réalité ce maître Abraham qui tient un si grand rôle dans la vie de Kreisler. Conseiller du prince Ignar, il jouit auprès de lui d'une influence égale, sinon supérieure, à celle qu'exerce aussi la veuve quadragénaire du conseiller Benzon, étroitement liée au prince. Ce dernier, jadis souverain d`un royaume microscopique, vit maintenant dans son château de Sieghartsweiler, suivant la plus rigide et absurde étiquette, en exerçant des pouvoirs souverains sur sa cour fantôme, dernier vestige d'un monde fastueux. Le musicien Kreisler apparaît soudainement dans ce minuscule monde d'illusions et d'intrigues ; avec sa nature effrénée et sauvage, facile aux enthousiasmes et aux découragements, il effarouche la petite princesse, qui, malgré tout, se sent irrésistiblement attirée vers lui. Mais il suscite aussi l'admiration sans bornes et l'amour inconscient de Julia, la gracieuse fille de la veuve Benzon. Lui-même est attiré par la nature équilibrée de la jeune fille, mais la vigilante auto-ironie de l'auteur ne donne aucun répit à son personnage, de sorte que les aventures romantiques se suivent sur un rythme vertigineux et fantastique, jusqu'à l'interruption brusque de l'œuvre, qui se termine sans que les nombreuses intrigues dispersées dans le récit convergent en un coup de théâtre, qui les justifie ou qui les éclaircisse. Le seul personnage réellement humain du roman reste Kreisler, dont les douloureux accents de sincérité dépassent n'importe quelle intention satirique, si bien que l'on peut considérer l'œuvre comme une autobiographie fantastique de Hoffmann lui-même ...
Adelbert von Chamisso (1781-1838)
Homme singulier partagé entre deux nations rivales qui luttent pour s'imposer dans un monde instable, Adelbert von Chamisso est l'auteur d'un conte
fantastique qui connaît un succès immédiat : un homme qui ne voulait pour destin qu'un bonheur quotidien des plus simples, mais qui ne parvient pas à intégrer une société de gens fortunés et
satisfaits d'eux-même, vend son ombre, résiste à céder son âme, mais perd toute identité...
La vie de Louis Charles Adélaïde Chamisso de Boncourt est placée sous le signe de la contradiction permanente, entre deux nations rivales et deux cultures :
"je suis partout étranger, je voudrais trop étreindre, et tout m'échappe". En 1792, ce fils d'émigrés royalistes français choisit l'exil et une Allemagne cosmopolite qui correspond mieux à son
esprit, il devient officier prussien, mais en 1806, Napoléon écrase la Prusse, il rentre en France en 1810, se consacre à la littérature, rencontre Madame de Stael, étudie la botanique. De retour
à Berlin, il publie sa célèbre "Histoire de Peter Schlemihl" (Peter Schlemihls wundersame Geschichte, 1814), un récit fantastique dont le héros parcourt le monde pour se consoler de la
perte de son ombre, échangée contre une bourse toujours remplie d'or. Entre 1815 et 1818, il fait le tour du monde dans une expédition russe et obtient à son retour le poste de directeur du
jardin et du musée botaniques de Berlin. Il y épouse une jeune prussienne, Antonie Piaste, et c'est là qu'il compose le cycle poétique qui lui apporte la gloire, "Frauenliebe und
-leben" (L'amour et la vie d'une femme, 1830), qui sera mis en musique par Robert Schumann. Avec la ré-édition de son Schlemihl, Chamisso devient un "classique" de la littérature de son
époque. Au romantique succède le tenant du Biedermeier et du Vormärz à venir, une poésie simple, naïve, teintée d'humour. Désormais bien enraciné dans une Prusse triomphante, il semble avoir
quelques penchants pour les libéraux français...
"Histoire de Peter Schlemihl" (Peter Schlemihls wundersame Geschichte, 1814)
"Pour avoir vendu son ombre au Diable contre la bourse inépuisable de Fortunatus, Peter Schlemihl va connaître une existence de proscrit. Chacun se détourne
avec effroi de ce voyageur fastueux et munificent mais qui n’est plus un homme comme les autres. Condamné à vivre loin de la lumière pour masquer sa singularité, il tentera sans succès de
reprendre son bien à l’Homme Gris. Mais un miraculeux hasard l’engagera dans la voie de l’expiation, du vrai savoir et de la rédemption." (Livre de poche)
"(Wie erschrak ich, als ich den Mann im grauen Rock hinter mir her und auf mich zukommen sah. Er nahm sogleich den Hut vor mir ab, und verneigte
sich so tief, als noch niemand vor mir getan hatte. Es war kein Zweifel, er wollte mich anreden, und ich konnte, ohne grob zu sein, es nicht vermeiden. Ich nahm den Hut auch ab, verneigte mich
wieder, und stand da in der Sonne mit bloßem Haupt wie angewurzelt. Ich sah ihn voller Furcht stier an, und war wie ein Vogel, den eine Schlange gebannt hat. Er selber schien sehr verlegen zu
sein; er hob den Blick nicht auf, verbeugte sich zu verschiedenen Malen, trat näher, und redete mich an mit leiser, unsicherer Stimme, ungefähr im Tone eines Bettelnden) - Quel fut mon effroi
! En me retournant, j’aperçus l’homme en habit gris, qui me suivait et venait à moi. Il m’ôta d’abord son chapeau, en s’inclinant plus profondément que jamais personne n’avait fait devant moi. Il
était clair qu’il voulait me parler, et je ne pouvais plus l’éviter sans impolitesse. Je lui ôtai donc aussi mon chapeau et lui rendis son salut. Je restai la tête nue, en plein soleil, immobile
comme si j’eusse pris racine sur le sol ; je le regardais fixement, avec une certaine crainte, et je ressemblais à l’oiseau que le regard du serpent a fasciné ; lui-même paraissait embarrassé ;
il n’osait lever les yeux, et s’avançait en s’inclinant à différentes reprises. Enfin, il m’aborde et m’adresse ces paroles à voix basse, et du ton indécis qui aurait convenu à un pauvre honteux
: « Monsieur daignera-t-il excuser mon importunité, si, sans avoir l’honneur d’être connu de lui, j’ose me hasarder à l’aborder. J’aurais une humble prière à lui faire. Si Monsieur voulait me
faire la grâce... – Mais, au nom de Dieu, Monsieur, m’écriai-je en l’interrompant dans mon anxiété, que puis-je pour un homme qui... »
Nous demeurâmes courts tous les deux, et je crois que la rougeur nous monta également au visage. Après un intervalle de silence, il reprit la parole : «
Pendant le peu de moments que j’ai joui du bonheur de me trouver auprès de vous, j’ai, à plusieurs reprises... Je vous demande mille excuses, Monsieur, si je prends la liberté de vous le dire,
j’ai contemplé avec une admiration inexprimable l’ombre superbe que, sans aucune attention et avec un noble mépris, vous jetez à vos pieds... cette ombre même que voilà. Encore une fois,
Monsieur, pardonnez à votre humble serviteur l’insigne témérité de sa proposition : daigneriez-vous consentir à traiter avec moi de ce trésor ? Pourriez-vous vous résoudre à me le céder ?
»
Il se tut, et j’hésitais à en croire mes oreilles. « M’acheter mon ombre ! il est fou », me dis-je en moi-même, et d’un ton qui sentait peut-être un peu
la pitié, je lui répondis : « Eh ! mon ami, n’avez-vous donc point assez de votre ombre ? Quel étrange marché me proposez-vous !... » Il continua : « J’ai dans ma poche bien des choses qui
pourraient n’être pas indignes d’être offertes à Monsieur. Il n’est rien que je ne donne pour cette ombre inestimable ; rien à mes yeux n’en peut égaler le prix. » Une sueur froide ruissela sur
tout mon corps lorsqu’il me fit ressouvenir de sa poche, et je ne compris plus comment j’avais pu le nommer mon ami. Je repris la parole, et tâchai de réparer ma faute à force de politesses. «
Mais, Monsieur, lui dis-je, excusez votre très humble serviteur ; sans doute que j’ai mal compris votre pensée. Comment mon ombre pourrait-elle... ? »
"HISTOIRE MERVEILLEUSE DE PETER SCHLEMIHL", ou "l'Homme qui a vendu son ombre", fut peut-être inspiré à l'auteur par une vieille légende espagnole; mais c`est un des plus étranges et des plus beaux récits qu'ait engendrés le romantisme allemand ...
Peter Schlemihl, un pauvre diable en quête de travail. rencontre chez le riche Thomas John, à qui il s`est présenté avec une lettre de recommandation, un personnage d'humble apparence dont le pouvoir singulier est tel qu`il peut satisfaire tous les désirs de Thomas et de ses amis, les uns et les autres le traitant d'ailleurs avec indifférence. Cet individu, qui n'est autre que le démon auquel Thomas a déjà cédé son âme, propose à Peter Schlemihl d`échanger son ombre contre la bourse de Fortunatus, bourse magique qui reste continuellement pleine d'argent, y puiseraít-on sans retenue. Le pacte est rapidement conclu. Devenu très riche, Peter Schlemihl s'avise de l`importance énorme que les êtres humains donnent à leur ombre et constate que tous l'évitent depuis qu'il a perdu la sienne, en lui manifestant le plus grand mépris. Il doit aussi renoncer à celle qu'il aime. Mina, du fait que les parents de cette dernière accordent la préférence à Rascal, le propre serviteur de Schlemihl, qui a amassé de l'argent en volant son maître, mais qui, lui, possède une ombre.
Le démon consent, pressé par Schlemihl, à lui restituer cette ombre précieuse, mais seulement en échange de son âme. Peter Schlemihl refuse et jette la bourse fatale. C`est alors que commence pour lui une sorte de voyage expiatoire : un bel enfant lui a cédé une paire de vieilles bottes qui sont, en fin de compte, les fameuses Bottes de Sept Lieues grâce auxquelles il parcourra le monde. Epuisé, il est recueilli dans un hôpital qu`a fait construire un de ses anciens serviteurs, Bendel, avec l`argent qu`il avait laissé au moment de son départ. Là, il retrouve Mina qui, elle aussi, expie par des œuvres de piété l'ambition des siens et la vanité qui l`a poussée à épouser Rascal. Toutefois, Schlemihl ne se fait pas reconnaître et poursuit son voyage, ayant trouvé la sérénité, si ce n`est le bonheur, et résolu à consacrer le reste de sa vie à l'étude des sciences naturelles.
Egarée par une ressemblance évidente avec le thème de Faust, la critique a vainement cherché à découvrir ce que Chamisso avait voulu dissimuler derrière le symbole de l`ombre vendue; quelques-uns ont voulu y voir la patrie, expliquant comment l`auteur avait dû, au moment de la Révolution, abandonner la France où il était né et gagner l'Allemagne. Mais en réalité, si le thème recouvre, d`un épisode à un autre, des sous-entendus divers, il garde une unité profonde, en dehors de toute logique, si ce n'est celle de l'imagination ...
Il m’interrompit. « Je ne demande à Monsieur que de me permettre de ramasser ici son ombre et de la mettre dans ma poche ; quant à la manière dont je
pourrai m’y prendre, c’est mon affaire. En échange, et pour prouver à Monsieur ma reconnaissance, je lui laisserai le choix entre plusieurs bijoux que j’ai avec moi : l’herbe précieuse du pêcheur
Glaucus ; la racine de Circé ; les cinq sous du Juif-Errant ; le mouchoir du grand Albert ; la mandragore ; l’armet de Mambrin ; le rameau d’or ; le chapeau de Fortunatus, remis à neuf, et
richement remonté, ou, si vous préfériez, sa bourse... – La bourse de Fortunatus ! » m’écriai-je. Et ce seul mot, quelle que fût d’ailleurs mon angoisse, m’avait tourné la tête. Il me prit des
vertiges, et je crus entendre les doubles ducats tinter à mon oreille.
« Que Monsieur daigne examiner cette bourse et en faire l’essai. » Il tira en même temps de sa poche et remit entre mes mains un sac de maroquin à
double couture et fermé par des courroies. J’y puisai, et en retirai dix pièces d’or, puis dix autres, puis encore dix, et toujours dix. Je lui tendis précipitamment la main : «Tope ! dis-je, le
marché est conclu ; pour cette bourse, vous avez mon ombre.»
(Er steckte die Hand in die Tasche und zog einen mäßig großen, festgenähten Beutel, von starkem Korduanleder, an zwei tüchtigen
ledernen Schnüren heraus und händigte mir selbigen ein. Ich griff hinein, und zog zehn Goldstücke daraus, und wieder zehn, und wieder zehn, und wieder zehn; ich hielt ihm schnell die Hand hin:
»Topp! der Handel gilt, für den Beutel haben Sie meinen Schatten.« Er schlug ein, kniete dann ungesäumt vor mir nieder, und mit einer bewundernswürdigen Geschicklichkeit sah ich ihn meinen
Schatten, vom Kopf bis zu meinen Füßen, leise von dem Grase lösen, aufheben, zusammenrollen und falten, und zuletzt einstecken. Er stand auf, verbeugte sich noch einmal vor mir, und zog sich dann
nach dem Rosengebüsche zurück. Mich dünkt', ich hörte ihn da leise für sich lachen. Ich aber hielt den Beutel bei den Schnüren fest, rund um mich her war die Erde sonnenhell, und in mir war noch
keine Besinnung.) Il me donna la main, et sans plus de délai se mit à genoux devant moi : je le vis avec la plus merveilleuse adresse détacher légèrement mon ombre du gazon
depuis la tête jusques aux pieds, la plier, la rouler, et la mettre enfin dans sa poche. Il se releva quand il eut fini, s’inclina devant moi, et se retira dans le bosquet de roses. Je crois que
je l’entendis rire en s’éloignant. Pour moi, je tenais ferme la bourse par les cordons ; la terre était également éclairée tout autour de moi, et je n’étais pas encore maître de mes
sens..."
"Frauenliebe und -leben" (L'amour et la vie d'une femme, 1830)
Chamisso est principalement reconnu comme poète, et notamment pour son cycle de neuf poèmes, Frauenliebe und -leben, publié en 1830 et adapté musicalement
par Robert Schumann en 1840. Cet ensemble poétique retrace les souvenirs d'une épouse, fidèle et dévouée, de son premier amour, qui la fait femme ("Seit ich ihn geseh’n, glaub ich blind zu
sein"), donne consistance à son existence ("Ich kann’s nicht fassen, nicht glauben"), mais que la mort de son mari relègue dans une vie de solitude et de mémoire. "Seit ich ihn gesehen" est
le premier de ces poèmes...
Seit ich ihn gesehen,
Glaub ich blind zu sein;
Wo ich hin nur blicke,
Seh ich ihn allein;
Wie im wachen Traume
Schwebt sein Bild mir vor,
Taucht aus tiefstem Dunkel,
Heller nur empor.
Sonst ist licht - und farblos
Alles um mich her,
Nach der Schwestern Spiele
Nicht begehr ich mehr,
Möchte lieber weinen,
Still im Kämmerlein;
Seit ich ihn gesehen,
Glaub ich blind zu sein.