Criticisme - Emmanuel Kant (1724-1804) - "Kritik der reinen Vernunft" (1781-1787) - ....

Last update 10/10/2021

"Deux choses remplissent le coeur d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : "le ciel étoilé au-dessus de moi" et "la loi morale en moi". Ces deux choses, je n'ai pas à les chercher ni à en faire la simple conjecture au-delà de mon horizon, comme si elles étaient enveloppées de ténèbres ou placées dans une région transcendante ; je les vois devant moi, et je les rattache immédiatement à la conscience de mon existence. (Zwei Dinge erfüllen das Gemüt mit immer neuer und zunehmender Bewunderung und Ehrfurcht, je öfter und anhaltender sich das Nachdenken damit beschäftigt: Der bestirnte Himmel über mir, und das moralische Gesetz in mir. Beide darf ich nicht als in Dunkelheiten verhüllt, oder im überschwenglichen, außer meinem Gesichtskreise, suchen und bloß vermuten; ich sehe sie vor mir und verknüpfe sie unmittelbar mit dem Bewußtsein meiner Existenz.) - A la question fondamentale que nous pouvons nous poser, pourquoi pensons-nous?, le philosophe de  Königsberg semble lui substituer une toute autre question, singulière et significative, qu'est-ce que s'orienter dans la pensée?  (1786) Nulle existence en effet sans pensée, et la grande réussite de Kant aura été de montrer, une fois pour toutes, que si le monde extérieur ne nous est connu que sous forme de sensation, l'esprit ne lui est pas simplement assujetti, il sélectionne et reconstruit l'expérience, nous sommes au-delà de l'empirisme et du rationalisme, le XVIIIe siècle va bientôt s'achever. Et pendant cinquante ans, avec une obstination calme et réfléchie, Kant suivit un même fil de réflexion, s'identifia complètement avec lui, si complètement qu`il ne comprenait plus qu'elle ne fût pas une pensée unanimement partagée : mais elle le devint, on ne sait comment ni pourquoi, s'imposant en Allemagne - toute une Allemagne littéraire, philosophique, musicale se mit à la métaphysique, toute la pensée philosophique du XIXe siècle tourne autour de ses spéculations - puis à toute l'Europe, à une grande partie de notre planète Terre sans que nous n'y prenions garde, part désormais constitutive de notre façon d'appréhender les mécanismes de notre pensée ...

 

Kant s'intéresse à la connaissance de ce qui se trouve au-delà de l'expérience sensible. Il y est incité par le scepticisme de Hume, pour qui toute connaissance substantielle sur le monde nécessite le recours à l'expérience sensible (il est impossible d'étendre nos connaissances par le seul usage de la raison). Si elle est correcte, cette théorie pose des limites au savoir et rend impossible toute connaissance des substances matérielles, de la causalité, et du moi.

Kant tente de montrer que nous pouvons découvrir d'importantes vérités sur la réalité "a priori" (ou grâce à la raison pure) en examinant les conditions de notre expérience. Plutôt que se demander traditionnellement si notre connaissance reflète la réalité, Kant se demande comment la réalité reflète notre cognition. Selon lui, le savoir dérive de l'expérience, mais il nécessite d'être ordonné par l'esprit. Et il est possible, grâce à la raison, de décrire la structure que doit avoir l'expérience pour découvrir des vérités universelles sur notre monde.

Ainsi naîtra la "philosophie transcendantale", celle qui se demande à quelle condition la sensibilité est possible, à quelle condition la connaissance est possible ? Le transcendantal se dit de ce qui se rapporte aux conditions a priori de la connaissance, c'est-à-dire hors de toute détermination empirique..

Kant remarque que toute expérience du monde est spatio-temporelle : espace et temps sont les conditions a priori et la structure nécessaire de l'expérience sensible. Kant isole en outre des catégories générales de pensée qui nous permettent d'organiser le matériau sensible. Ces catégories comprennent la substance (les choses matérielles) et la cause et l'effet (les événements sont liés par des lois). Ces conditions nécessaires à la connaissance sont, comme l'espace et le temps, des caractéristiques du monde tel qu'il apparaît à l`esprit, non pas tel qu'il est. C'est ainsi que Kant dépasse le scepticisme de Hume, en montrant que nous pouvons acquérir la connaissance du monde tel qu'il nous apparaît. Mais cela implique que nous ne pouvons connaître le monde au-delà des apparences. Le monde réel, ce que Kant appelle "noumène" (chose en soi, ce qui ne peut être que pensé, ce que la pensée suppose être en soi, par-delà ce qui apparaît) - n'est peut-être pas spatio-temporel, ne contient pas de substances, ni n'obéit à des lois de causalité ; en effet nous ne pouvons rien avancer de certain à son sujet. Et puisque nous ne pouvons appliquer la raison qu'à l'univers tel qu'il nous apparaît - aux "phénomènes" (le phénomène est ce qui apparaît, il n'est qu'une représentation)  - nous ne pouvons l'utiliser pour débattre de l`univers en tant que tout, ni de ce qui réside au-delà. Kant en vient ainsi à proscrire de nombreuses spéculations métaphysiques comme l'existence de Dieu, la cause de l'univers et ses limites dans l'espace et le temps, l'immortalité de l'âme : de tels sujets ne peuvent être soumis à l'expérience réelle....

(Johann Gottlieb Becker (1720-1782), "Immanuel Kant" (1768), Schiller-Nationalmuseum, Marbach am Neckar).

 

L'idée de l'être humain, de sa connaissance, évoluent d'une manière décisive au long de ce XVIIIe siècle. On a jadis rapproché Kant de Copernic, à quelque deux cent cinquante années d'intervalle, Nicolas Copernic (1473-1543) plaçait au début du XVIe siècle le Soleil au centre de l'Univers, et non plus la Terre, Emmanuel Kant publie en 1781 "Critique de la raison pure" et ne s'intéresse pas tant au monde qu'à notre faculté de connaître ce monde. Il fallut nombre d'années au philosophe pour concevoir son système, 1760-1770. 

Lorsque Kant commence à penser, c'est la métaphysique rationaliste, celle de Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) et de Christian Wolff (1679-1754), qui domine, dans la suite des "vérités de la raison" de Descartes :  elle postule que la preuve de l'existence de Dieu comme celle de libre arbitre humain réside dans notre raison. Ajoutons pour l'Allemagne, à côté de ce rationalisme, cette pointe de piétisme, dont Philipp-Jakob Spener (1635-1705) est le promoteur, rajeunissant le protestantisme luthérien pour régénérer la foi, remettre en perspective subjective la réalité du mal et la nécessité de la régénération pour subordonner la conduite aux maximes les plus sévères et les plus pures que nous puissions formuler. Vint Isaac Newton (1642-1727) qui, s'appuyant sur des observations et des expériences, fait de la pesanteur la base d'une explication mécaniste globale du monde; un Jean-Jacques Rousseau (1712-1718) qui affirme que la nature humaine est plus importante que sa raison; un David Hume (1711-1776) dont le scepticisme vient accroître cette profonde impuissance de la raison, l'esprit humain n'est pas plus qu'un processus naturel alimenté par les sens, le "moi durable" n'est qu'un produit de l'imagination. Et pourtant la science, comme les vérités morales, posent des limites au savoir et rendent impossible toute connaissance des substances matérielles, de la causalité, et du moi. L'espace et le temps n'existent pas en eux-mêmes, nous les apportons avec nous lorsque nous regardons le monde. Portons-nous avec nous une morale lorsque nous agissons en ce monde, une esthétique lorsque nous le contemplons? Que nous apporte la connaissance de ces limitations structurelles de l'être humain que nous sommes, au fond n'est-ce pas ce que bien d'autres ont déjà pensé mais formulé autrement...

Le philosophe ne doit pas se déterminer par rapport à Dieu mais par rapport à l'homme, ce n'est pas la foi mais la raison qui peut procurer à l'homme la liberté, la morale doit donc se libérer de toute référence extérieure à la raison humaine. Kant est encore plus précis, plus rigoureux, il établit une distinction claire entre l' entendement et la raison. Et c'est là que se situe la ligne de séparation décisive de toute sa théorie de la connaissance : la perception sensorielle et l'entendement contribuent de concert à la naissance de notre monde de l'expérience, ce sont eux qui produisent les connaissances justifiées et véritables. La raison, en revanche, qui interroge le lien et les motifs ultimes de ce monde d'expérience, nous pose un problème, elle nous conduit en effet à soulever des questions auxquelles elle-même ne peut répondre. Mais y-a-t-il peut-être bien des "présupposés" à ces présupposés dans lesquels Kant nous offre une certaine liberté et une relative certitude...

La "Critique de la raison pure" (Kritik der reinen Vernunft) est l'un des premiers livres philosophiques importants à avoir été écrits en langue allemande. Au XVIIe siècle encore, il était tout naturel, pour un philosophe germanophone, de publier ses textes en latin. Une grande partie des premiers textes de Kant a du reste été rédigée dans cette langue. La Critique de Kant est donc aussi un travail de pionnier du point de vue linguistique, dès lors qu'il a d'abord fallu introduire dans la langue allemande bon nombre de notions philosophiques. Dans "la Critique de la raison pure", Kant distingue désormais trois facultés de connaissance, la perception sensorielle, liée à nos conceptions spatiales et temporelles, l'entendement, qui classe ces représentations à l'aide de concepts, et la raison qui nous incite à voir cet ordre des concepts du point de vue d'une unité qui les organise. 

Classiquement, aborder l'oeuvre de Kant, nous dit-on, c'est aborder trois questions, Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? En quoi m'est-il permis d'espérer ? Quant à l'homme lui-même, on le décrit comme un éternel sédentaire, austère, rigide, obsessionnel dans sa manière de régler son quotidien à la minute près. Et pourtant sa philosophie a bouleversé le monde.

Mais qui le lit aujourd'hui, réellement, qui l'a pu lire hier, des spécialistes, sa lecture est ardue, requiert quelques connaissances préalables, et pourtant il a tracé les frontières du savoir possible de l'être humain, ou plus exactement nous laisser à penser que notre savoir était par essence borné, que toute certitude se perd au-delà de cette limite : ce qui a pour conséquence que les domaines que peuvent adresser notre connaissance, notre  morale, notre esthétique ou notre politique ne peuvent se régler désormais que sur les jugements et les actions dont nous sommes capables. 

 

PREFACE DE LA PREMIERE EDITION (1781) A LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE

"La raison humaine a cette destinée particulière, dans un genre de ses connaissances, d'être accablée de questions qu'elle ne peut écarter; car elles lui sont proposées par la nature de la raison elle-même, mais elle ne peut non plus y répondre, car elles dépassent tout pouvoir de la raison humaine. Ce n'est pas sa faute si elle tombe dans cet embarras. Elle part de principes dont l'usage est inévitable dans le cours de 'expérience, et en même temps suffisamment garanti par elle. Avec leur aide, elle s'élève toujours plus haut (comme le comporte aussi bien sa nature), vers des conditions plus éloignées. Mais, s'apercevant que, de cette manière, son œuvre doit toujours rester inachevée, puisque les questions ne cessent jamais, elle se voit contrainte de se réfugier dans des principes qui dépassent tout usage possible d'expérience, et qui pourtant paraissent si peu suspect que la raison humaine commune elle-même se trouve en accord avec eux. Mais, par là, elle se précipite dans l'obscurité et des contradictions, d'où elle peut certes conclure que cela doit tenir à des erreurs cachées quelque part, mais sans pouvoir. les découvrir, parce que les principes dont elle se sert, comme ils vont au-delà des limites de toute expérience, ne connaissent plus désormais de pierre de touche prise à l'expérience. Le champ de bataille de ces combats sans fin, voilà ce qu'on nomme Mépaphysique..."

 

"Die menschliche Vernunft hat das besondere Schicksal in einer Gattung ihrer Erkenntnisse: daß sie durch Fragen belästigt wird, die sie nicht abweisen kann; denn sie sind ihr durch die Natur der Vernunft selbst aufgegeben, die sie aber auch nicht beantworten kann; denn sie übersteigen alles Vermögen der menschlichen Vernunft.

In diese Verlegenheit gerät sie ohne ihre Schuld. Sie fängt von Grundsätzen an, deren Gebrauch im Laufe der Erfahrung unvermeidlich und zugleich durch diese hinreichend bewährt ist. Mit diesem steigt sie (wie es auch ihre Natur mit sich bringt) immer höher, zu entfernteren Bedingungen. Da sie aber gewahr wird, daß auf diese Art ihr Geschäft jederzeit unvollendet bleiben müsse, weil die Fragen niemals aufhören, so sieht sie sich genötigt, zu Grundsätzen ihre Zuflucht zu nehmen, die allen möglichen Erfahrungsgebrauch berschreiten und gleichwohl so unverdächtig scheinen, daß auch die gemeine Menschenvernunft damit im Einverständnisse steht. Dadurch aber stürzt sie sich in Dunkelheit und Widersprüche, aus welchen sie zwar abnehmen kann, daß irgendwo verborgene Irrtümer zum Grunde liegen müssen, die sie aber nicht entdecken kann, weil die Grundsätze, deren die sich bedient, da sie über die Grenze aller Erfahrung hinausgehen, keinen Probierstein der Erfahrung mehr anerkennen. Der Kampfplatz dieser endlosen Streitigkeiten heißt nun Metaphysik...."

 

PREFACE DE LA SECONDE EDITION (1787) A LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE

"...  Or, d'où vient qu'on n'ait pu encore trouver ici une route sûre de la science? Cela serait-il par hasard impossible ? Pourquoi donc la nature a-t-elle installé dans notre raison la tendance qui lui en fait sans repos chercher la trace, comme s'il s'agissait d'une de ses affaires les plus importantes ? Bien plus, combien peu de motifs avons- nous de faire confiance à notre raison, si, dans un des objets les plus importants de notre désir de savoir, non seulement elle ne nous abandonne pas, mais elle nous amuse par des mirages, et à la fin nous trompe! Peut-être jusqu'ici a-t-on fait seulement fausse route; quels indices pouvons-nous mettre à profit, pour espérer, en des recherches renouvelées, être plus heureux que ne l'ont été nos prédécesseurs?

 

Woran liegt es nun, daß hier noch kein sicherer Weg der Wissenschaft hat gefunden werden können? Ist er etwa unmöglich? Woher hat denn die Natur unsere Vernunft mit der rastlosen Bestrebung heimgesucht, ihm als einer ihrer wichtigsten Angelegenheiten nachzuspüren? Noch mehr, wie wenig haben wir Ursache, Vertrauen in unsere Vernunft zu setzen, wenn sie uns in einem der wichtigsten Stücke unserer Wißbegierde nicht bloß verläßt, sondern durch Vorspiegelungen hinhält und am Ende betrügt!  Oder ist er bisher nur verfehlt; welche Anzeige können wir benutzen, um bei erneuertem Nachsuchen zu hoffen, daß wir glücklicher sein werden, als andere vor uns gewesen sind?

 

"Je devais penser que l'exemple de la mathématique et de la physique, qui sont devenues, par l'effet d'une révolution produite d'un coup, ce qu'elles sont maintenant, était assez remarquable pour réfléchir au point essentiel du changement dans la façon de penser qui leur a été si avantageux, et pour les imiter ici, du moins à titre d'essai, autant que le permet leur analogie,

comme connaissances rationnelles, avec la métaphysique. On admettait jusqu'ici que toute notre connaissance devait se régler sur les objets; mais tous les essais pour établir à leur endroit quelque chose a priori par des concepts, par quoi notre connaissance eût été étendue,  n'aboutissait, dans cette hypothèse, à rien. 

Que l'on essaie donc une fois de voir si nous ne serions pas plus heureux dans les tâches de la métaphysique, en admettant que les objets doivent se régler sur notre connaissance, ce qui s'accorde déjà mieux avec la possibilité demandée d'une connaissance a priori de ces objets, qui doit établir quelque chose à leur égard avant qu'ils nous soient donnés? Il en est ici comme de l'idée première de Copernic: voyant qu'il ne pouvait venir à bout de l'explication des mouvements du ciel en admettant que toute l'armée des astres tournait autour du spectateur, il essaya de voir s'il ne réussirait pas mieux en faisant tourner le spectateur, et en laissant en revanche les astres en repos. 

On peut faire un essai du même genre en métaphysique, au sujet de l'intuition des objets. Si l'intuition devait se régler sur la nature des objets, je ne vois pas comment on en pourrait savoir quelque chose a priori , que si, au contraire, l'objet (comme objet des sens) se règle sur la nature de notre faculté d'intuition, je puis très bien alors me représenter cette possibilité. 

Mais comme je ne peux m'en tenir à ces intuitions, si elles doivent devenir des connaissances; comme il faut, au contraire, que je les rapporte, en tant que représentations, à quelque chose comme objet et que je le détermine par leur moyen, je puis admettre l'une de ces deux hypothèses : ou bien les concepts à l'aide desquels j'opère cette détermination se règlent aussi sur l'objet, mais alors je me retrouve dans le même embarras en ce qui concerne la façon dont je puis en savoir quelque chose a priori; ou bien les objets, ou, ce qui revient au même, l'expérience dans laquelle seule ils sont connus (comme objets donnés) se règle sur ces concepts, et je vois aussitôt une issue plus aisée. 

En effet, l'expérience elle-même est un mode de connaissance qui exige l'entendement, dont je dois présupposer la règle en moi-même, avant que des objets me soient donnés, par conséquent a priori; et cette règle s'exprime en des concepts a priori, sur lesquels tous les objets de l'expérience doivent nécessairement se régler et avec lesquels ils doivent s'accorder..."

 

Emmanuel Kant (1724-1804)

Ce n'est qu'à 57 ans que Kant développe sa philosophie proprement dite, dans Critique de la raison pure. Le génie de la méthode critique est d'avoir découvert que le but de la philosophie n'est point d'étendre nos connaissances du monde, mais d'approfondir notre connaissance de l'homme. C'est en analysant les possibilités profondes de l'esprit que nous saurons en fait de quoi l'esprit humain est capable: ce qu'il peut savoir ce qu'il doit faire, ce qu'il peut espérer...

La vie d`Emmanuel Kant s'est écoulée tout entière à Koenigsberg (ville de Prusse-Orientale, détruite pendant la IIe Guerre, et devenue la russe Kaliningrad, deux histoires et deux patrimoines à réconcilier aujourd'hui). Il y est né le 22 avril 1724.

Il était fils d`un sellier et le quatrième de onze enfants. Son grand-père paternel était d'origine écossaise. Kant avait neuf ans quand il perdit son père, treize ans, quand ilperdit sa mère, une mère piétiste, Anna-Regina Reuter, qui l'éleva dans l'orthodoxie protestante, et c'est sans doute au souvenir de sa première éducation qu'il faut attribuer les instincts conservateurs qui l'ont toujours guidé au milieu des plus grandes hardiesses de sa critique. Kant quittait en 1740, avec une forte culture latine, le Collegium Fridericianum, gymnase de Kœnigsberg dirigé par prédicateur piétiste, Schultz, et la même année, Kant se faisait inscrire à l'université de Kœnigsberg, dans la faculté de philosophie. C'est là qu'il connut le philosophe wolffien Martin Knutzen, auquel il dut non seulement la connaissance de la doctrine de Leibniz, mais celle encore, plus décisive peut- être pour la formation de son esprit, du système de Newton. Au reste, on ne sait à peu près rien de ces années d'études.

 

Période "antécritique"..

De 1746 à 1770, un Kant, lisible, aborde successivement les questions les plus diverses : physique, mathématique, logique, métaphysique, morale et es- thétique. Sa pensée évolue du rationalisme à l'empirisme et finit par se fixer grâce à la découverte de l'idée critique. 

Ses études terminées, la nécessité de vivre lui fit accepter des fonctions de précepteur dans plusieurs familles. Le 8 avril 1756, il écrit au roi Frédéric II pour postuler au poste de professeur de logique et de métaphysique à l'université de Königsberg. La lettre commence par la formule "Allerdurchlauchtigster Großmächtigster König, Allergnädigster König und Herr". Il professa successivement sur toutes les matières qu`embrassait la faculté philosophique, les mathématiques, la physique, la logique, la morale, et même l'art des fortifications et la pyrotechnie. C'est l'époque où le rationalisme de Wolff s'effrite et fait place à un rationalisme plus rigoureux, Les nouveaux Aufklärer, Hermann Samuel Reimarus (1694-1768) et Moses Mendelssohn (1729-1786), renoncent à découvrir un accord avec la tradition biblique et cherchent à fonder une religion naturelle sur le modèle du déisme anglais. C'est aussi le rationalisme qui est à son tour menacé par le scepticisme français et l'empirisme anglais. 

Les Russes occupent Königsberg entre 1758 et 1762, tous les habitants prêtent serment d'allégeance à la tsarine Elisabeth Petrowna, le maître de conférences Kant aussi. Et c'est entre 1760 et 1770 que Kant lit Hume, Hutcheson, Shaftesbury et surtout Rousseau. Au premier il doit la genèse de l'idée critique, aux autres l'affermissement de sa philosophie morale. Cette évolution fut lente. L'analyse des ouvrages écrits de 1760 à 1768 nous montrera Kant se dégageant peu à peu du dogmatisme wolffien. C'est en 1769-70 environ que naquit l'idée critique. Cette date, nous le verrons, est décisive dans l'esprit et dans la vie de Kant. 

En 1770, il obtient enfin l' «ordinariat» et la chaire de logique et métaphysique grâce à la célèbre dissertation sur la forme et les principes du monde sensible et intelligible, où il jette les bases de sa théorie de la connaissance. On pouvait s'attendre à l'apparition prochaine d'un grand ouvrage, et lui-même y comptait. En réalité, la Critique de la raison pure ne parut qu'en 1781, à Riga. 

Il fut momentanément inquiété dans sa liberté sous le gouvernement de Frédéric-Guillaume II, roi de Prusse (1786-1797), et dut même promettre, dans une lettre personnelle adressée au roi, de ne plus s'occuper, ni dans sa chaire ni dans ses écrits, de questions religieuses, tant qu'il serait le sujet de Sa Majesté. Neveu de Frédéric le Grand, Frédéric-Guillaume était homme cultivé, Mozart et Beethoven lui rendirent visite et lui dédièrent des morceaux de musique de chambre, mais lorsqu'il succède à Frédéric II le 17 août 1786, il est incapable de poursuivre le système de gouvernement personnel de son oncle et l'État prussien se retrouvât alors aux mains de quelques favoris. Son ministre Jean Christophe Wöllner (1732-1800), un ancien prédicateur, fut à l'origine de deux édit de religion de 1788, qui suppriment la liberté de la presse et soumettent le corps universitaire au contrôle d'un comité de censure pour tout écrit relatif aux questions de foi.

Or, en 1792, paraissait dans la Revue mensuelle de Berlin, avec l'imprimatur de la censure, un article de Kant sur "le Mal radical", première des quatre études qui devaient plus tard constituer le livre "de La Religion". Mais la censure s'opposa formellement à l'impression du second article, "Sur le combat du bon et du mauvais principe". Kant soumit alors les quatre articles de La Religion au jugement de la faculté de théologie de Kœnigsberg, qui accorda la primatur à l'unanimité. Dès lors, il n'hésita plus à publier l'ouvrage en entier. "La Religion" parut en 1793.

Le succès fut si vif qu'une deuxième édition devint nécessaire dès l'année suivante. Le gouvernement en fut alarmé et le 1 er août 1794, Kant recevait de Wollner une lettre de blâme et de menaces. Le ministre lui enjoignait, sous peine de « mesures désagréables », de s'abstenir à l'avenir d'aborder les questions religieuses. En même temps, tous les maîtres de l'université de Kœnigsberg reçurent l'interdiction d'enseigner la philosophie kantienne. «Retirer et renier sa conviction intime est chose méprisable, écrira Kant; mais se taire dans le cas présent est le devoir d'un sujet : si tout ce que l'on dit doit être vrai, ce n'est pas un devoir de dire publiquement toute la vérité. » Il prit donc le parti du silence et s'engagea, par une lettre écrite au roi, à ne plus aborder les questions religieuses dans ses livres ni dans ses leçons, réserver sa liberté d'action pour le cas où le roi viendrait à dispaaître avant lui. En 1794, sera promulgué un important ensemble de lois (Allgemeines Preussisches Landrecht), qui inclut divers articles accordant des libertés. Enfin, 1797, l'administration plus libérale de Frédéric-Guillaume III,roi de Prusse de 1797 à 1840, le releva de son engagement. Un Guillaume III qui sera par la suite confronté aux guerres révolutionnaires puis aux guerres napoléoniennes.

 

Parmi ses ouvrages jugés les plus importants de cette période pré-critique, celui qui traite de l'esthétique, "Observations sur le sentiment du beau et du sublime" (1764, Beobachtungen über das Gefühl des Schönen und Erhabenen), un style facile et brillant enrichi de quantités d'observations psychologiques personnelles, qui ne cesse d'étonner pour qui connaît ses ouvrages futurs, après 1770. On le voit inspiré par Shaftesbury et par Rousseau, esthétique et morale sont très étroitement liés. "Kant und seine Tischgenossen", par Emil Doerstling (1892-93) en est la représentation consacrée...

 

"DES DIFFERENTS OBJETS DU SENTIMENT DU SUBLIME ET DU BEAU

Les différentes sensations de plaisir ou de déplaisir ne reposent pas tellement sur la nature des choses extérieures qui les excitent que sur la capacité propre à chaque être humain d'être touché par elles agréablement ou non. De là les joies qu'éprouvent certains hommes là où d'autres n'ont que dégoût, la passion amoureuse, qui est souvent une énigme pour chacun, ou encore la vive répugnance que tel homme ressent à propos d'une chose qui laisse tel autre entièrement indifférent. Le champ d'observation de ces particularités de la nature humaine s'étend fort loin et recèle encore en son sein une abondante réserve de découvertes, aussi agréables qu'instructives. Je me contente pour le moment de jeter les yeux sur quelques points qui, dans ce domaine, semblent mériter particulièrement l'attention; encore est-ce le regard d'un observateur plutôt que celui du philosophe.

Étant donné qu'un homme ne se trouve heureux qu'autant qu'il satisfait un penchant, le sentiment qui le rend capable d'éprouver de grands plaisirs sans avoir besoin pour cela de talents exceptionnels n'est certes pas peu de chose. Des personnes bien en chair, pour qui l'auteur le plus spirituel est leur cuisinier et dont les ouvrages de haut goût se trouvent dans leur cave, trouveront dans de vulgaires grivoiseries et dans une grossière plaisanterie une source de joie aussi vive que celle dont se flattent des personnes de sensibilité plus noble. Un homme attaché à ses aises, qui aime qu'on lui fasse la lecture, parce qu'il fait bon alors de s'endormir; le marchand à qui tous les plaisirs semblent fades, à l'exception de celui qu'éprouve un homme avisé quand il suppute son bénéfice; celui qui n'aime l'autre sexe que dans la mesure où il le compte parmi les sources de plaisir; l'amateur de chasse, qu'il chasse les mouches comme Domitien, ou les bêtes féroces comme A..., tous ont une faculté de sentir qui les rend capables d'éprouver du plaisir à leur manière, sans qu'ils puissent en envier d'autres ou même s'en faire une idée; mais, pour le moment, ce n'est pas là-dessus que je porte mon attention.

Il est encore un sentiment de nature plus raffinée, que l'on désigne ainsi soit parce qu'on peut en tirer du plaisir plus longtemps sans connaître satiété ni épuisement, soit parce qu'il suppose pour ainsi dire une excitabilité de l'âme qui la rend en même temps apte à des mouvements vertueux, soit parce qu'il annonce des talents et des qualités intellectuelles, alors qu'au contraire ces mouvements peuvent avoir lieu en l'absence de toute pensée. C'est ce sentiment dont je veux considérer un aspect. 

Toutefois j'en exclus l'inclination qui s'attache à de hautes vues intellectuelles, et l'excitation dont était capable un Kepler quand, selon le rapport de Bayle, il n'eût pas échangé l'une de ses sensations pour un royaume. Cette forme de sensation est beaucoup trop raffinée pour relever de la présente esquisse, qui ne veut toucher qu'au sentiment physique dont même les âmes plus communes sont capables.

Le sentiment plus raffiné que nous voulons examiner maintenant est avant tout de deux sortes : le sentiment du sublime et du beau. L'émotion produite par l'un et l'autre est agréable, mais de façon très différente. La vue d'une montagne dont les cimes enneigées se dressent au-dessus des nuages, la description d'une furieuse tempête, ou la peinture du royaume des enfers par Milton, causent du plaisir, mais un plaisir mêlé d'effroi; au contraire, la vue de prairies pleines de fleurs, de vallées aux ruisseaux serpentant, couvertes de troupeaux qui paissent, la description de l'Elysée ou la peinture que fait Homère de la ceinture de Vénus provoquent également une sensation agréable, mais joyeuse et riante. Pour que la première de ces impressions puisse agir sur nous avec la force requise, il faut que nous ayons un sentiment du sublime et, pour bien jouir des suivantes, un sentiment du "beau". De grands chênes et des ombres solitaires dans le bois sacré sont "sublimes", des parterres de fleurs, des haies basses et des arbres taillés en forme de figures sont beaux. La nuit est sublime, le jour est beau. Le silence paisible d'un soir d'été quand le scintillement des étoiles perce les ombres de la nuit et que la lune solitaire se tient à l'horizon éveille graduellement chez les natures qui possèdent le sens du sublime de nobles sentiments d'amitié, de mépris du monde, d'éternité. Le jour radieux inspire un zèle agissant et un sentiment d'allégresse. Le sublime tourbe, le beau ravit. L'air de celui qui est en proie au sentiment du sublime est sérieux, son regard parfois fixe et étonné. Au contraire le vif sentiment du beau s'annonce par la gaieté qui fait briller les yeux, par des traits souriants et souvent par de bruyantes manifestations d'allégresse. Le sublime est à son tour de nature diverse. Le sentiment que l'on en a s'accompagne parfois de quelque effroi ou même de tristesse, dans certains cas simplement d'une admiration silencieuse, et dans d'autres encore d'une beauté qui se déploie sur un plan sublime. J'appellerai le premier le "sublime de terreur", le second le "noble" et le troisième le "sublime de magnificence". Une profonde solitude est sublime, mais d'une façon qui terrifie..."

 

Particulièrement austère dans son écriture et réservant les déductions abstraites pour ses livres, du moins pour ceux qui seront conçus pendant sa période critique, Kant, si l'on suit un de ses élèves, Johann Gottfried Herder (1744-1803), cherchait surtout, dans ses leçons, à stimuler la curiosité, à déterminer des vocations : son "Avertissement au public sur l'organisation de ses leçons pendant le semestre d'hiver de 1765 à 1766" (Nachricht von der Einrichtung seiner Vorlesungen in dem Winterhalben Jahre von 1765-1766) est connu pour sa  valeur pédagogique. Il faut se garder de leur laisser croire que à ses jeunes esprits que la science soit jamais toute faite; il ne faut pas leur apprendre la philosophie, mais à philosopher; il faut les guider, et non les porter, si l'on veut les habituer à marcher seuls....

 

"Tout enseignement de la jeunesse a en soi cet inconvénient : il faut que les connaissances y précèdent les années et, sans attendre la maturité de l'entendement, on doit dispenser un savoir que, selon l'ordre naturel, seule une raison plus exercée et expérimentée pourrait comprendre. De là découlent les éternels préjugés des écoles, qui sont plus tenaces et souvent plus absurdes que ceux du commun, et le bavardage précoce de jeunes penseurs qui, plus que toute autre fatuité, empêche de voir et est plus irrémédiable que l'ignorance. 

 

(Alle Unterweisung der Jugend hat dieses Beschwerliche an sich, daß man genöthigt ist, mit der Einsicht den Jahren vorzueilen, und, ohne die Reife des Verstandes abzuwarten, solche Erkenntnisse ertheilen soll, die nach der natürlichen Ordnung nur von einer geübteren und versuchten Vernunft könnten begriffen werden. Daher entspringen die ewige Vorurtheile der Schulen, welche hartnäckichter und öfters abgeschmackter sind als die gemeinen, und die frühkluge Geschwätzigkeit junger Denker, die blinder ist als irgend ein anderer Eigendünkel und unheilbarer als die Unwissenheit. )

 

Cependant, cet inconvénient ne peut pas être entièrement évité, parce qu'à une époque où la vie sociale est très raffinée, les idées les plus recherchées font partie des moyens du progrès et deviennent des besoins qui, selon leur nature, ne devraient être comptés, à vrai dire, qu'au nombre des ornements de l'existence et, en quelque sorte, de ses beautés superflues. 

 

(Gleichwohl ist diese Beschwerlichkeit nicht gänzlich zu vermeiden, weil in dem Zeitalter einer sehr ausgeschmückten bürgerlichen Verfassung die feinere Einsichten zu den Mitteln des Fortkommens gehören und Bedürfnisse werden, die ihrer Natur nach eigentlich nur zur Zierde des Lebens und gleichsam zum Entbehrlich-Schönen desselben gezählt werden sollten.)

 

Il est possible toutefois de mieux adapter l'enseignement public à la nature, même dans cette matière où l'on ne peut pas le mettre entièrement en accord avec elle. Car puisque le progrès naturel de la connaissance humaine exige que d'abord l'entendement se forme, en parvenant par l'expérience à des jugements intuitifs, et par ceux-ci à des concepts, que ces concepts soient connus ensuite par la raison en rapport avec leurs principes et leurs conséquences, et enfin par le moyen de la science dans une totalité bien ordonnée, l'enseignement devra suivre le même chemin.

On attend donc d'un professeur que, chez celui qui l'écoute, il forme d'abord l'entendement de l'homme, puis sa raison, et qu'enfin il en fasse un savant. Un tel procédé a l'avantage que, même si l'étudiant ne devait jamais parvenir au dernier degré, comme cela arrive d'ordinaire, il aura pourtant tiré profit de l'enseignement et sera devenu, sinon pour l'école, du moins pour la vie, plus habile et plus avisé.

Si l'on renverse cette méthode, l'élève attrape une sorte de raison avant même qu'on ait formé en lui l'entendement, et il porte une science d'emprunt qui n'a été, pour ainsi dire, que collée sur lui et ne s'est pas développée en lui, cependant que les facultés de son esprit sont devenues plus stériles que jamais, mais en même temps beaucoup plus corrompues par l'illusion de la sagesse. C'est la raison pour laquelle il n'est pas rare de rencontrer des savants (à proprement parler des gens qui ont fait des études) qui montrent peu d'entendement, et c'est pourquoi les académies envoient par le monde plus d'esprits insipides que n'importe quel autre corps social.

 

(Wenn man diese Methode umkehrt, so erschnappt der Schüler eine Art von Vernunft, ehe noch der Verstand an ihm ausgebildet wurde, und trägt erborgte Wissenschaft, die an ihm gleichsam nur geklebt und nicht gewachsen ist, wobei seine Gemüthsfähigkeit noch so unfruchtbar wie jemals, aber zugleich durch den Wahn von Weisheit viel verderbter geworden ist. Dieses ist die Ursache, weswegen man nicht selten Gelehrte (eigentlich Studirte) antrifft, die wenig Verstand zeigen, und warum die Akademien mehr abgeschmackte Köpfe in die Welt schicken als irgend ein anderer Stand des gemeinen Wesens.)

 

La règle de conduite est donc celle-ci : avant tout, faire mûrir l'entendement et en accélérer la croissance, en l'exerçant dans des jugements d'expérience et en le rendant attentif à ce que peuvent lui enseigner les impressions comparées de ses sens. À partir de ces jugements ou de ces concepts, il ne doit pas tenter une audacieuse envolée vers d'autres plus élevés et de plus éloignés, mais y parvenir par le sentier naturel et ouvert des concepts inférieurs qui, peu à peu, le conduisent plus loin, mais tout cela conformément à cette capacité de l'entendement que l'exercice précédent a dû nécessairement faire naître en lui, et non d'après celle que le professeur perçoit ou croit percevoir en lui-même et qu'il suppose aussi faussement chez celui qui l'écoute. 

Bref, il ne doit pas apprendre des pensées, mais apprendre à penser; on ne doit pas porter l'élève, mais le guider, si l'on veut qu'à l'avenir il soit capable de marcher de lui-même. La nature propre de la philosophie exige une telle manière d'enseigner..."

 

(Kurz, er soll nicht Gedanken, sondern denken lernen: man soll ihn nicht tragen, sondern leiten, wenn man will, daß er in Zukunft von sich selbst zu gehen geschickt sein soll...)

 

Kant n'a vécu que pour la philosophie, et l'on, pourrait aller jusqu'à dire qu'il a vécu sa philosophie. Sans admettre comme «vérité historique la légende qui s`est formée à son propos, sans prendre à la lettre cette exactitude ponctuelle qui faisait dire à ses voisins qu'il était deux heures et demie quand ils le voyaient sortir de chez lui et s'acheminer vers l'Allée des Philosophes, on est frappé de la parfaite symétrie d'une existence où, à intervalles prévus, le travail du jour s'ajoutait au travail de la veille et attendait le travail du lendemain. La vie de Kant offre l'exemple d'une conformité absolue entre la conduite et la doctrine. Il s'était fait des maximes sur tout, et il les suivait simplement, sans affectation. Il mourut le 12 février 1804, et sa dernière parole fut:  "Es ist gut", "c'est bien", c'est-à-dire, "J'ai vécu comme j'ai voulu vivre". Les oeuvres complètes de Kant furent publiées par Rosenkranz et Schubert, en 12 volumes, Leipzíg, 1838-1842, et, dans l'ordre chronologique, par Hartenstein, en 8 vol., Leipzig, 1867-1869...

 

Lentement, par une sorte d`éclosion régulière et de croissance continue, sa philosophie progressera dans son esprit. On la voit s'affirmer dans ses premiers écrits, au temps où il se dégageait de l'influence de Leibniz et de Wolff. Les "Pensées sur la véritable évaluation des forces vives", qu'il publia en 1747 (Gedanken von der wahren Schätzung der lebendigen Kräfte und Beurtheilung der Beweise derer sich Herr von Leibnitz und andere Mechaniker in dieser Streitsache bedienet haben), et où il cherchait à concilier la philosophie naturelle de Leibniz avec celle de Descartes, sont moins intéressantes par leur contenu que par la position singulière qu'il commençait à prendre. « Je m'imagine, dit-il dans la préface, qu'il y a des moments où il n'est pas inutile d'avoir confiance en ses propres forces. Cette confiance excite nos efforts, et leur communique un élan qui est favorable à la recherche de la vérité. Si l'on peut se persuader qu'un Leibniz lui-même n'est pas infaillible et qu'on est soi-même capable de quelque chose, on met tout en œuvre pour prouver qu'on ne s'est point fait illusion. On a beau se tromper mille fois, on rend plus de services à la science, que si l'on se bornait à tenir la route convenue. C'est là-dessus que je me fonde. Je me suis  déjà tracé la voie où.je veux marcher; je prendrai ma route, et rien ne m'empêchera de la poursuivre". 

 

"Allgemeine Naturgeschichte und Theorie des Himmels" - Cette si grande confiance en lui-même lui inspira, quelques années plus tard, un de ses ouvrages les mieux écrits, celui peut-être qui donne le mieux l'idée de ce qu'il pouvait être dans son enseignement : "Histoire universelle de la nature et Théorie générale du ciel, ou Essai sur la constitution et l'origine mécanique de l'univers d'après les principes de Newton" (1755), "Allgemeine Naturgeschichte und Theorie des Himmels oder Versuch von der Verfassung und dem mechanischen Ursprunge des ganzen Weltgebäudes nach Newtonischen Grundsätzen abgehandelt". Petersen, Königsberg und Leipzig 1755...

C'est un essai de mécanique céleste fondée sur la physique. Newton n'avait alors établi que la loi des mouvements célestes : quant à l'origine de ces mouvements, il l'attribuait tout simplement qu'à un acte de la volonté divine. Kant pensa que la méthode qui avait servi à déterminer le système du monde devait aussi en expliquer la formation, les forces qui conservent ne pouvant être différentes de celles qui créent. Il admet, à l'origine, une matière homogène, animée d'un mouvement rotatoire, et se diversifiant par l'effet des germes d'activité qu'elle contient. ll montre le chaos s'organisant en nébuleuses, en soleils, en planètes, en satellites. Mais, en réalité, il ne fait que reculer le problème devant lequel Newton s'était arrêté, et qui est insoluble en lui-même. La vie n`est ni un effet ni une cause, mais le fait permanent qu'il faut poser comme tel. Au reste, le livre est animé d'un beau souffle poétique; il nous révèle un Kant jeune, différent de celui de la Critique de la raison pure, et, dans certaines pages, il annonce, près d`un demi-siècle à l'avance, les théories de Pierre-Simon de Laplace (1799-1825). 

 

"Traüme eines Geistersehers, erläutert durch Träume der Metaphysik" (1766) - Les sciences de la nature avaient été l'objet principal des premiers travaux de Kant: ces sciences l'attiraient par la rigueur de leurs procédés d'observation et d'analyse, à une époque où la philosophie de l`École cessait de le satisfaire, sans que son propre système fut encore bien arrêté dans son esprit. Pendant les années suivantes, il se renferme de plus en plus dans le domaine philosophique proprement dit, et se met en campagne contre la méthode géométrique, qui procède par déduction logique, en se passant du contrôle de l`expérience. ll explique, dans une de ces pages humoristiques qui parsèment ses écrits, qu'il y a deux manières de philosopher. L'une commence par le bas et remonte de degré en degré : c'est la plus sage, mais elle se heurte par moments à des pourquoi, auxquels elle ne peut pas répondre. Pour échapper à cet inconvénient, on a eu l'ingénieuse idée de commencer par le haut, mais on s'est trouvé bientôt dans un autre embarras. D'abord, on ne “savait trop à quel endroit précis marquer le point de départ; ensuite, après être descendu en ligne droite de déduction en déduction, on tombait finalement sur une conséquence que l'observation directe ne voulait pas admettre. On a donc fait dévier habilement la ligne des déductions, de manière à la faire aboutir à la conclusion prévue et posée d'avance, « comme un auteur de roman promène son héroïne jusqu`au bout du monde, où, par le plus grand des hasards, elle rencontre son adorateur". 

Ces mots sont tirés d'un opuscule qui a pour titre : "Rêves d'un visionnaire expliqués par des rêves de la métaphysique" (1766), "Traüme eines Geistersehers, erläutert durch Träume der Metaphysik"..

 

"Le royaume des ombres est le paradis des esprits à chimères. Ils y trouvent un pays sans limites où ils peuvent s'établir à leur gré. Les vapeurs hypocondriaques, les contes de nourrices et les miracles de couvents ne les laissent pas manquer de matériaux de construction. Les philosophes dessinent le plan, puis le modifient ou le rejettent, selon leur habitude. 

 

(Das Schattenreich ist das Paradies der Phantasten. Hier finden sie ein unbegrenztes Land, wo sie sich nach Belieben anbauen können. Hypochondrische Dünste, Ammenmärchen und Klosterwunder lassen es ihnen an Bauzeug nicht ermangeln. Die Philosophen zeichnen den Grundriß und ändern ihn wiederum oder verwerfen ihn, wie ihre Gewohnheit ist.)

 

Seule Rome la sainte y a des provinces qui rapportent; les deux couronnes du royaume invisible servent de support à la troisième, diadème branlant de sa grandeur terrestre, et les clés qui ouvrent les deux portes de l'autre monde ouvrent en même temps, par sympathie, les coffres du monde présent. Un tel privilège sur le royaume des esprits, comme il ressort des principes d'une haute politique, est bien au-dessus de toutes les vaines objections des pédants, et la façon dont on en use et mésuse est désormais trop vénérable pour avoir à s'exposer à un examen si indigne.

Mais pourquoi les récits populaires, qui trouvent tant de créance ou du moins de si pauvres contestations, se répandent-ils si inutilement ou si impunément, et se glissent-ils jusque dans les écrit magistraux, bien qu'ils ne puissent pas se prévaloir de la preuve tirée de l'utilité (argumentum ab utílí), la plus convaincante de toutes! Quel philosophe, placé entre les affirmations d'un témoin oculaire raisonnable et fermement convaincu et la résistance intérieure d'un doute insurmontable, n'a pas fait la plus sotte figure qu'on puisse se représenter ? Refusera-t-il toute vérité à toutes ces apparitions d'esprits ? Quelles raisons peut-il apporter pour les nier ?

Admettra-t-il pour vraisemblable ne fût-ce qu'un seul de ces récits ? De quel poids serait un tel aveu et quelles conséquences étonnantes aperçoit-on dans le cas où même un seul de ces faits serait supposé être prouvé! Il reste encore, il est vrai, un troisième parti, celui de ne pas se mêler du tout de ces questions téméraires et oiseuses et de s'en tenir à l'utile. Mais comme ce dessein est raisonnable, il a toujours été rejeté à la majorité des voix par les savants sérieux. 

Comme il y a autant de sotte prévention à ne rien croire, et sans raison, de beaucoup de choses que l'on raconte avec quelque apparence de vérité qu'à tout croire, sans examen, de ce que dit la rumeur publique, l'auteur de ces pages, pour échapper au premier de ces préjugés, s'est laissé entraîner en partie par le second. Il reconnaît avec une certaine humilité qu'il a eu la candeur de chercher: si certains de ces récits étaient vrais. Il a trouvé... ce que l'on trouve ordinairement là où il n'y a rien à chercher... c'est-à-dire rien. C'est déjà là en soi une raison suffisante d'écrire un livre; mais à celle-là s'en est ajoutée une seconde, qui a déjà, plus d'une fois arraché des livres à des auteurs modestes : l'insistance véhémente d'amis connus et inconnus. En outre il y avait l'achat d'un gros ouvrage, et, ce qui est pis encore, le fait de l'avoir lu : il ne fallait pas que cette peine fût perdue. De là est né le présent traité qui, on s'en flatte, satisfera pleinement le lecteur, compte tenu de la nature du sujet, en ce que le lecteur ne comprendra pas la partie principale, ne croira pas l'autre et se moquera du reste."

 

Le traité est dirigé d'abord contre le grand théosophe suédois Emanuel Swedenborg (1688-1772), célèbre dans toute l'Europe depuis son "Livre des rêves" (Drömboken), "De cultu et amore Dei" (1745), "De cœlo et de inferno" (1758) et son célèbre "De amore conjugiali" : son thème fondamental est nous vivons entre deux mondes,  le naturel et le spirituel, qui se correspondent étroitement, l'un aussi réel que l'autre, et tout autant peuplé d'espîts. Pour tous ces visionnaires, même quand ils s'appellent des métaphysiciens, Kant cite cette parole d'Aristote : 

 

CHAPITRE III - ANTIKABBALE. FRAGMENT DE PHILOSOPHIE COMMUNE POUR REDUIRE À NEANT LA COMMUNION AVEC LE MONDE DES ESPRITS

"Aristotel dit quelque part (en fait il s'agit d'Héraclite) : "Quand nous sommes éveillés, nous avons un monde commun, mais quand nous rêvons, chacun a le sien propre." M'est avis qu'on devrait bien pouvoir retourner cette dernière proposition et dire : quand différents hommes ont chacun leur monde propre, il est à présumer qu'ils rêvent. Sur ce pied-là, si nous considérons ceux qui bâtissent en l'aír (Luftschloss) les divers mondes des idées et dont chacun habite le sien, tranquillement, à l'exclusion des autres (ainsi celui qui habite l'ordre des choses, tel qu'il a été charpenté par Wolff avec peu de matériaux tirés de l'expérience, mais surtout des notions d'origine suspecte, ou celui que Crusius (August Crusius, un empirisme teinté de religiosité) a tiré du néant par la vertu magique de quelques formules sur le "pensable" et l' "impensable"), nous patienterons en présence du caractère contradictoire de leurs visions, en attendant que ces messieurs aient fini de rêver. 

Car si un jour, grâce à Dieu, ils s'éveillent tout à fait, c'est-à-dire si leurs yeux s'ouvrent à une façon de voir qui n'exclue pas l'accord avec une autre intelligence humaine, aucun d'entre eux ne verra rien qui, à la lumière de ses preuves, n'apparaisse également à l'instant et d'une façon certaine à tout autre que lui, et les philosophes habiteront au même moment un monde commun, tel que le possèdent depuis déjà longtemps ceux qui étudient les nombres, événement de poids qui ne peut plus longtemps tarder, si l'on en croit certains signes et présages apparus depuis quelque temps à l'horizon des sciences. 

Aux "rêveurs de la raison" s'apparentent dans une certaine mesure les "rêveurs de la sensation", parmi lesquels on compte communément ceux qui ont parfois affaire aux esprits, et cela pour la même raison que les premiers, à savoir qu'ils voient quelque chose que ne voit aucun autre homme sain de corps et d'esprit et qu'ils ont un commerce à eux avec des êtres qui ne se manifestent à aucune autre personne, si bons que puissent être ses sens.

En outre, si l'on suppose que lesdites apparitions ne sont au bout du compte que de simples chimères, la dénomination de rêveries est de mise en ceci que les unes comme les autres sont des images forgées de toutes pièces, qui trompent les sens comme de vrais objets; mais si l'on s'imagine que ces deux formes d'illusion sont assez proches l'une de l'autre dans leur genèse pour que la source de l'une suffise à expliquer celle de l'autre, on se trompe lourdement. Celui qui se plonge tout éveillé dans les fictions et les chimères que lui forge la constante fécondité de son imagination, au point de prêter peu d'attention aux impressions des sens qui devraient lui tenir le plus à cœur, est appelé à juste titre un rêveur éveillé. Il suffirait en effet que les impressions des sens perdent encore un peu de leur force pour qu'il dorme et que les chimères de tout à l'heure deviennent réellement des rêves. La raison qui fait qu'à l'état de veille déjà elles ne le sont pas, c'est qu'à ce moment-là il se les représente comme intérieure; et se représente comme extérieurs d'autres objets qu'il perçoit, et par suite impute les premières aux effets de sa propre activité et les seconds à ce qu'il reçoit et subit du dehors. Car ici tout se ramène au rapport que les objets passent pour avoir avec lui-même en tant qu'homme, par conséquent avec son corps également...."

 

Mais est-ce à dire que toute métaphysique soit vaine? Non, la métaphysique répond à un besoin de notre esprit, mais elle n'est féconde et légitime que dans la limite de nos moyens de connaître. "La métaphysique, dit Kant dans une des dernières pages de cet écrit, la métaphysique, au culte de laquelle je suis voué par ma destinée, quoiqu`elle ne m`ait encore donné que peu de marques de sa faveur, offre deux avantages. L'un est de répondre aux questions que soulève notre esprit, lorsqu'il cherche à découvrir, au moyen de notre raison, les propriétés secrètes des choses; mais ici le résultat trompe trop souvent notre attente. 

 

("Die Metaphysik, in welche ich das Schicksal habe verliebt zu sein, ob ich mich gleich von ihr nur selten einiger Gunstbezeugungen rühmen kann, leistet zweierlei Vorteile. Der erste ist, denen Aufgaben ein Gnüge zu tun, die das forschende Gemüt aufwirft, wenn es verborgenern Eigenschaften der Dinge durch Vernunft nachspähet. Aber hier täuscht der Ausgang nur gar zu oft die Hoffnung und ist diesmal auch unsern begierigen Händen entgangen....")

 

"L'autre avantage est plus approprié à la nature de l'intelligence humaine; il consiste à nous assurer si le problème que nous nous sommes posé n'est pas en dehors des limites de ce que nous pouvons savoir, s'il est bien en rapport avec les idées que nous donne l'expérience et sur lesquelles tous nos jugements doivent se fonder. En ce sens, la métaphysique est "la science des limites de la raison humaine" (Grenzen der menschlichen Vernunft );  et comme un petit domaine a toujours beaucoup de limites, comme d'ailleurs il importe plus de connaître' et de maintenir ce qu`on possède que de courir aveuglément à des conquêtes nouvelles, cet avantage de la métaphysique est à la fois le plus précieux et celui qu'on apprend à estimer le plus tard..."

 

("Der andre Vorteil ist der Natur des menschlichen Verstandes mehr angemessen und besteht darin einzusehen, ob die Aufgabe aus demjenigen, was man wissen kann, auch bestimmt sei und welches Verhältnis die Frage zu denen Erfahrungsbegriffen habe, darauf sich alle unsre Urteile jederzeit stützen müssen. Insoferne ist die Metaphysik eine Wissenschaft von den -Grenzen der menschlichen Vernunft -, und da ein kleines Land jederzeit viel Grenze hat, überhaupt auch mehr daran liegt, seine Besitzungen wohl zu kennen und zu behaupten, als blindlings auf Eroberungen auszugehen, so ist dieser Nutze der erwähnten Wissenschaft

der unbekannteste und zugleich der wichtigste, wie er denn auch nur ziemlich spät und nach langer Erfahrung erreichet wird. Ich habe diese Grenze hier zwar nicht genau bestimmt, aber doch insoweit angezeigt, daß der Leser bei weiterem Nachdenken finden wird, er könne sich aller vergeblichen Nachforschung überheben in Ansehung einer Frage, wozu die Data in einer andern Welt, als in welcher er empfindet, anzutreffen sind....")

 

Cette page contient tout le programme de la "Critique de la raison pure". Après 1766, si l'on excepte la thèse latine qu'il soutint publiquement à l'occasion de sa nomination comme professeur titulaire (De mundi sensibilis atque intelligibilis forma et principiis), Kant ne publia plus, jusqu'en 1781, que quelques articles de peu d`importance.

L'année 1781, date de publication de la "Critique" marque une date dans l'histoire de la philosophie moderne et, par contre-coup, dans l'histoire de la littérature allemande....

 

1770, "Dissertation", en latin (De mundi sensibilis atque intelligibilis forma et principiis), sur la forme et les principes du monde sensible et du monde intelligible, une dissertation qui contient quelques-unes des idées fondamentales de la Critique, prétendant en particulier que les deux espèces de la connaissance humaine, la connaissance sensible et la connaissance intellectuelle, loin de ne comporter entre elles que des différences de degré, sont tout à fait irréductibles; la connaissance sensible ne nous présente les choses que comme elles nous apparaissent, dans leur relation au sujet; elle ne nous permet d'atteindre que des phénomènes; au surplus, ce qui la rend possible, ce sont les formes pures de l'espace et du temps, imposées a priori par l'esprit à la diversité des sensations. Quant à la connaissance intellectuelle, elle nous fait comprendre les choses telles qu'elles sont en soi. Kant, en restaurant le rationalisme, ne rompait donc qu'à moitié avec le dogmatisme des rationalistes. Mais comment expliquer l'accord des concepts purs de l'entendement avec des objets? La réponse semble être que les concepts ne dérivent pas des objets, pas plus que les objets des concepts, que les concepts expriment l'action législatrice de l'esprit et sont à ce titre les conditions a priori dont dépend la connaissance des seuls objets saisissables pour nous dans une intuition, à savoir les objets sensibles; qu'en résumé ils fondent et limitent notre science, lui assurant comme champ d'application le monde des phénomènes, lui interdisant rigoureusement le monde des choses en soi.

Il fallut attendre dix années pour que Kant élucide sa proposition, 1781, la Critique de la raison pure...

 

1769 - Naissance de la "Période critique" ...

L'idée critique trouvée dès 1769, n'aboutit qu'après onze ans de méditation à la publication de la Critique de la Raison pure. On a pu (J. Chevalier) résumer comment Kant en vient à poser sa philosophie...

La science existe : Newton le prouve. La morale existe : Rousseau l'a établi. Cependant Hume a montré que la science n'est pas certaine, que la morale ne l'est pas davantage, et que leur accord est impossible parce que l'une repose sur la nécessité, l'autre sur la croyance en la liberté. Mais nous savons aussi d'avance que le doute de Hume, en dépit de son utilité négative, n'est pas recevable, car il détruit, avec la possibilité même de la métaphysique, la science et la morale, lesquelles sont données. 

Dès lors, le problème critique se pose ainsi. Comment est possible la science? Comment est possible la morale? Comment est possible l'accord de la science et de la morale? C'est à la solution de ce problème que Kant consacre désormais tout son effort. Et, pour cela, il ne fait pas appel, comme les Anglais, à l'expérience interne ou externe; il ne s'attache pas à déterminer l'origine psychologique ni le développement chronologique de nos connaissances : il s'efforce, par une analyse métaphysique, d'en dégager ou d'en déduire les principes purs, ou a priori, c'est-à-dire ceux qui permettent seuls d'arriver à une connaissance absolument valable, nécessaire et universelle, comme c'est le cas en mathématiques, parce que, ne dépendant d'aucune expérience, ils sont liés nécessairement à la nature de la pensée, et par suite, à la détermination a priori, sinon à l'existence même, de son objet : ce qui constitue le postulat initial de tout le système, et la difficulté majeure qu'il soulève, car cela revient à dire, selon les termes mêmes de Kant, que nous ne pouvons connaître les choses à priori que dans la mesure où nous les faisons nous-mêmes"...

Dès lors, la base du système semble assurée et les grandes lignes en sont arrêtées. Kant, jusqu'à sa mort, poursuit les conséquences de ses prémisses et les applique à toutes les questions qui avaient occupé sa jeunesse.

C'est donc à l'année 1769 que se rapporte le passage célèbre de la préface de la seconde édition de la Raison pure : 

« On avait admis jusqu'ici que toute notre connaissance devait se régler sur les objets; mais, dans cette hypothèse, toutes les tentatives pour établir sur ces objets quelque jugement à priori qui étendit notre connaissance n'aboutissaient à rien. Que l'on cherche donc une fois si nous ne serions pas plus heureux dans les problèmes de la métaphysique, en admettant que les objets doivent se régler sur notre connaissance Il en est ici comme de l'idée première de Copernic : voyant qu'il ne pouvait réussir à expliquer les mouvements du ciel en admettant que l'armée des astres tourne autour du spectateur, il chercha s'il ne réussirait pas mieux s'il faisait se mouvoir le spectateur et laissait les astres en repos » .

Telle est précisément la méthode nouvelle que Kant va appliquer à la théorie de l'espace : au lieu de voir, comme en 1768, dans l'espace une réalité extérieure absolue dans laquelle nous apercevons les objets, il y aperçoit une nécessité intérieure de la sensibilité, la loi imposée par l'esprit aux choses et qui rend la perception possible. Du même coup, il étend cette théorie au temps, forme nécessaire de toute perception intérieure. Enfin, il aperçoit l'analogie profonde qui lui permettra d'appliquer à la physique la méthode que lui a suggérée la géométrie : si les concepts mathématiques sont des synthèses, ne trouvons-nous pas dans ces sciences le type le plus parfait de jugements synthétiques à priori et nécessaires et d'ailleurs applicables à l'expérience? Pourquoi donc les jugements de cause et de substance ne seraient- ils pas eux aussi à priori, nécessaires et synthétiques? 

Le 21 février 1772, Kant écrit à Marcus Herz, qui fut à peu près le seul confident de cette méditation de dix années :

« Je suis aujourd'hui en état de publier une Critique de la raison pure qui embrasse la nature de la connaissance à la fois théorique et pratique » . Neuf ans plus tard, le 1 er mai 1781, il envoyait à Herz l'ouvrage promis.

 

Mais comment donc expliquer l'apparition tardive de la Critique ? Au coeur de sa conception, la déduction transcendantale des concepts de l'entendement que Kant reconnaitra, dans la préface des Prolégomènes, pour «la tâche la plus difficile que l'on pût entreprendre en faveur de la métaphysique»,  et sans doute la partie la plus obscure de la Critique de la Raison pure, celle que l'auteur, dans la seconde édition de 1787, s'est cru tenu de remanier tout entière. Comment s'accordent la pensée et les choses, comment, et à quelles conditions, les objets se règlent-ils sur notre mode de représentation? Là se situe la difficulté à laquelle s'affrontera Kant...

 

C'est de 1781 à 1798, de cinquante-sept à soixante- quatorze ans, que Kant publie tous ses grands ouvrages : Critique de la raison pratique (1788), Critique de la faculté déjuger (1790), La Religion (1793), Métaphysique des mœurs (1797), ainsi qu'un très grand nombre d'opuscules ou d'articles de revues. Tous ces travaux, comme la Raison pure, sont le fruit d'une méditation laborieuse et d'une exécution, dit-on, précipitée. Presque nulle part la forme n'est adéquate à l'idée. Non pas que la langue de Kant soit imprécise, son vocabulaire est purement classique, c'est celui de Lessing et de Schiller. Mais la période est si enchevêtrée, si surchargée de remarques, elles-mêmes accompagnées de parenthèses, qu'il est à peu près impossible de saisir à première lecture tout le sens d'une page de Kant. A partir de la Critique de la raison pure, Kant, a-t-on dit, a cessé d`être écrivain pour n'être plus que philosophe...

 

1781 - Critique de la raison pure (1781-1787, Kritik der reinen Vernunft)

Dans cet ouvrage d'une portée immense, mais dont la langue difficile a souvent constitué un obstacle, - et comment un tel ouvrage s'est-il donc imposé dans notre culture -, Kant s'interroge sur la raison pure, donc théorique ou spéculative, "pure" parce qu'elle n'emprunte rien à l'expérience sensible, qui est-elle, que peut-elle faire, de quoi est-elle capable? 

Le but de la Critique n'est pas de discréditer la recherche métaphysique, mais de la ramener dans ce qu'elle est capable de produire. La métaphysique, autrefois suprême science, dit Kant dans sa préface, a perdu son prestige, parce qu'elle s'est cantonnée, comme dans une forteresse, dans un système d'affirmations gratuites, journellement contredites par l'expérience. Elle a fini par trouver en face d'elle d'abord le scepticisme, puis l'indifférence...

"Cette indifférence, continue Kant, qui se manifeste au moment de l'épanouissement de toutes les sciences, et qui affecte précisément celle qu'on tiendrait le plus à acquérir si on le pouvait, n`est-elle pas un phénomène qui. mérite au plus haut point notre attention? Elle n'est évidemment pas l`effet de la légèreté, mais du jugement réfléchi d'un siècle qui ne veut pas se laisser duper plus longtemps par une apparence de savoir. Elle est pour notre raison une invitation pressante à reprendre la tache qu'elle trouve la plus difficile, celle de la connaissance de soi-même; à instituer un tribunal qui lui garantisse ses revendications légitimes et qui la condamne dans ses prétentions arbitraires, non pas au nom d`une autorité quelconque, mais d'après ses propres lois, éternelles et immuables. Ce tribunal n'est autre que la Critique de la raison pure..."

Kant appelle "raison pure" la raison en elle-même, comme faculté, avec son contenu propre, avant que l'expérience n'y ait fait entrer aucun élément étranger. Il distingue trois facultés, trois pouvoirs de l'âme. La première est la faculté de connaître, qui est d'abord sensibilité ou faculté de percevoir, ensuite l'intelligence ou faculté de juger, enfin la raison ou faculté de grouper les jugements d`après des idées universelles. La seconde est l'appétition, ou la faculté de vouloir; la troisième, le sentiment de plaisir et de déplaisir. La première a pour domaine le vrai; la seconde, le bien ; la troisième, le beau. A la première est consacrée "la Critique de la raison pure", à la seconde "la Critique de la raison pratique", à la troisième "la Critique du jugement"....

Que puis-je connaître? telle est la première question que le philosophe doit se poser. Toute connaissance commence par la sensation. Or, dans toute sensation, il faut distinguer deux éléments : la matière que les sens nous fournissent, et la forme, que l'intelligence ne tire pas du dehors, mais qu`elle trouve en elle-même, et qu`elle applique aux choses. Il y a dans notre esprit des intuitions pures, qui sont comme les formes primitives de notre intelligence. Parmi ces formes, antérieures à toute expérience, et sans lesquelles nulle expérience n'est possible, il en est deux que Kant décrit avec un soin particulier et avec une sagacité remarquable : ce sont les notions d'espace et de temps.

Ces notions ne correspondent à aucun objet réel, ou, pour parler avec Kant, elles n'ont aucune réalité objective, et notre connaissance, fondée sur elles, n'en a pas davantage. Il n'y a, en dehors de nous, aucun objet perceptible que nous puissions appeler le temps, aucun que nous puissions appeler l'espace; ce ne sont que des manières de percevoir qui nous sont propres. C'est comme un double miroir qui nous reflète le monde; et ce qu'il nous présente, ce n'est pas le monde tel qu'il est, mais le rapport du monde à notre esprit sous les conditions du temps et de l'espace.

En d`autres termes, notre savoir est fait d'apparences; il a une certitude plus ou moins grande, suivant que notre observation est plus ou moins parfaite; mais il n`a de certitude que pour nous; il n'a rien d'absolu. Qu'il puisse y  avoir sur d'autres planètes, d'autres intelligences qui voient le monde autrement que nous et sous un angle plus favorable, cela est possible, ajoute Kant, et même probable. Mais pour nous, notre domaine est le relatif, le phénomène; et la réalité qui se cache derrière le phénomène sera pour nous un mystère, aussi longtemps que les conditions de notre intelligence ne seront pas changées. 

C'est là le point fondamental de la philosophie de Kant, du moins de sa philosophie théorique, et c'est ce qu`il appelle l'ïdéalisme transcendental, c'est-à-dire s'élevant au-dessus de l'idéalisme ordinaire, qui nie simplement la réalité du monde extérieur, et supérieur en même temps au matérialisme, en ce que, tout en reconnaissant que toutes nos perceptions viennent des sens, il admet, dans notre connaissance, un élément supérieur à la sensation.

De même que la sensibilité, ou faculté de percevoir, est liée aux conditions de l`espace et du temps, de même la faculté de juger, ou l'intelligence, agit au moyen des catégories: ce sont les formes de nos jugements, formes innées aussi bien que les notions de temps et d'espace, et antérieures à toute connaissance. 

Kant en distingue douze, qu'il décrit minutieusement, et qu'il groupe trois par trois, dans un ordre qui semble dicté par un besoin de symétrie plutôt que par la simple logique. 

Puis il passe à la raison, qui est la faculté de grouper nos jugements, de les réduire en système, de les ramener à l'unité scientifique. La raison a, comme la sensibilité et l'intelligence, ses principes directeurs. Ce sont les idées proprement dites, l`idée de l'âme, l'idée de l'univers, l'ídée de Dieu, sur lesquelles se fondent la psychologie, la cosmologie, la théologie rationnelles; idées qui s'imposent à notre esprit, mais dont la réalité objective est indémontrable. 

"Si nous prenons ces idées comme constitutives, c'est-à-dire si nous croyons qu'elles peuvent étendre nos connaissances au-delà du domaine de la recherche expérimentale, nous nous laissons séduire par une vaine apparence, nous sommes la dupe de notre imagination, et nous nous engageons dans un tissu de propositions contradictoires. Si, au contraire, nous les admettons simplement comme régulatrices, c'est-à-dire comme une condition d'ordre et d'unité dans les limites mêmes de notre connaissance expérimentale, elles serviront à enrichir et à rectifier cette connaissance, et elles s'ajouteront aux autres principes directeurs de notre esprit."

 

Dieu, l'âme, l'univers, trois entités logiques; trois catégories encore, quoique d`un ordre supérieur; trois formes sans contenu réel : voilà tout ce que la raison théorique peut nous donner. La Critique de la raison pure venait de s'achever. Conséquences?

Dieu ne sera pour Kant qu'une supposition établie pour satisfaire aux besoins de la Raison pratique. Ce n'est pas la Raison divine qui impose à la Raison humaine des Lois nécessaires, ce sont les concepts de notre Raison qui nous conduisent à nous figurer non un Créateur. Ces Lois ont un caractère de nécessité parce qu'elles émanent de notre seule Raison ; elles seraient contingentes, si elles nous venaient de la Sagesse divine. 

Henri Heine (1797-1856), dans son livre De l'Allemagne (1834-1835), suppose que le philosophe, après avoir prononcé cet arrêt, vit derrière lui son vieux domestique Martin Lampe, qui pleurait : Lampe avait été pendant vingt-quatre ans le valet du philosophe, le suivant de pension en pension jusqu'à la maison de Prinzessinstrasse. Hiver comme été, Kant se couchait à 10 heures. A 9 h 45, Lampe apparaissait dans le bureau, Kant posait son livre et gagnait sa chambre à coucher, exigeant une température égale quelle que soit la saison, et le noir absolu. Le maître couché, Lampe allait se servir deux rasades de cordial, puis regagnait sa mansarde dans les combles et s'endormait pendant que sa femme continuait ses travaux d'aiguille.

Et soudainement, Martin Lampe n'eut plus de Dieu! 

« Il faut que le pauvre Lampe ait un Dieu, dit Kant, sans quoi il n'y aurait plus pour lui de bonheur, au monde." Et il écrivit la Critique de la raison pratique.. La plaisanterie de Heine est vraie, si au nom de Lampe on substitue celui du philosophe lui-même. Kant avait besoin d'un Dieu : sa raison avait été impuissante à le lui démontrer, sa conscience le lui imposa....

 

Le dessein de Kant est donc de faire une critique du pouvoir de la raison en général et de s'interroger sur ses possibilités. Dans la préface de 1787, Kant a pu confronter les succès des mathématiques et de la physique aux échecs de la métaphysique, montrant que c'est un changement de méthode qui a permis à ces deux sciences de gagner en certitude. Comment? Au lieu de se laisser docilement conduire par l'expérience, Galilée et Torricelli, en particulier, se sont aperçus  que la raison ne déchiffre que ce qu'elle produit d'elle-même, d'après ses propres lois. Nous sommes loin de l'empirisme, qui tire la connaissance tout entière de la sensation, et du rationalisme qui place dans la raison tout un patrimoine de connaissances originelles.

Mais on rejoint la fameuse révolution copernicienne, qui a substitué à l'hypothèse idéaliste, par laquelle l'esprit informe le réel, une hypothèse réaliste qui voit la réalité elle-même structurer la connaissance. Penser, c'est juger. Les jugements mathématiques ne sont pas donnés à la pensée, mais engendrés par elle, ce sont des jugements synthétiques dont le prédicat est fourni par l'expérience, tout comme la physique. Comment mathématique et physique, en tant que pures possibilités  de connaissance physique et mathématique, sont-elles possibles?

Mais outre ces deux sciences, l'être humain aspire à la connaissance de l'absolu, dès lors comment la métaphysique entendue comme orientation naturelle est-elle possible? Kant se propose donc d'identifier les formes fondamentales à travers lesquelles l'activité de la raison se construit pour concevoir le monde du savoir, c'est-à-dire le monde de l'expérience. Ces formes pures, indépendantes de l'expérience, mais le rendant possible, Kant les qualifie de "transcendantales". La Critique de la raison pure comprend donc la fameuse introduction à la deuxième édition, et trois parties, L' "Esthétique transcendantale", qui traite des formes a priori de la sensibilité et nous permet de comprendre que le monde et les phénomènes sont appréhendés à travers l'espace et le temps, indépendamment de la nature des objets eux-mêmes; ; l' Analytique transcendantale", qui nous permet de comprendre comment la physique est possible, traitant des éléments (concepts ou catégories, et principes) de la connaissance pure de l'entendement, l'unité de l'expérience n'est possible que par le pouvoir unifiant du "Je pense", l'objectivité est donc intérieure à la pensée; et la "Dialectique transcendantale", qui traite de la question de savoir comment la métaphysique est possible, on y traite ici de l'âme, du monde dans l'intimité de sa nature et de Dieu, l'idéal de la raison pure....

 

1783 - "Prolégomènes à toute métaphysique future qui voudra se présenter comme science" (Prolegomena zu einer jeden künftigen Metaphysik, die als Wissenschaft wird auftreten können)

Entre les deux éditions de la Critique de la raison pure, Kant va publier les "Prolégomènes", la première édition n'a en effet pas été très bien accueilli, et l'ouvrage ici évoqué  entend propager les idées de la Critique en recourant à un langage plus clair. Les Prolégomènes poursuivent donc le même dessein que la Critique, posent les mêmes questions et utilisent les mêmes arguments, mais selon une orientation plus analytique, "alors que l'oeuvre elle-même avait absolument dû être composée suivant un procédé d'exposé synthétique, afin que la science mette en vue toutes les articulations , en tant que structure d'une faculté de connaître toute particulière, dans sa liaison naturelle".  Certes, c'est une excellente introduction à la Critique de la raison pure, mais bien des obscurités ne sont pas levées pour autant...

 

C'est dans la Préface à ces Prolégomènes que Kant écrit que Hume, "voilà plusieurs années interrompit son sommeil dogmatique et donna à ses recherches dans le champ de la philosophie spéculative une toute autre direction. 

Kant rappelle le cheminement de Hume : "Hume partit principalement d'un concept unique, mais important, de la métaphysique, à savoir l'enchaînement de la cause et de l'effet (et donc également les concepts qui en découlent, ceux de force et d'action, etc.), et il somma la raison, qui prétend l'avoir enfanté en son sein, de lui fournir des explications sur ce problème : de quel droit pense-t-elle qu'une chose puisse être ainsi constituée qu'une fois posée une autre doive par là même être posée? Car c'est ce que dit le concept de cause. Il démontra de façon irréfutable qu'il est totalement impossible à la raison de penser a priori et par concepts une telle liaison, car celle-ci contient une nécessité ; or l'on ne peut pas du tout voir comment parce qu'une chose est, une autre doit être aussi de façon nécessaire, ni comment non plus le concept d'une telle connexion se laisse établir a priori. Il en concluait que la raison se fait totalement illusion sur ce concept, qu'elle le tient faussement pour son propre rejeton, alors qu'il n'est pourtant rien d'autre qu'un bâtard de l'imagination, qui, fécondé par l'expérience, a soumis certaines représentations à la loi de l'association, et a fait passer la nécessité subjective qui en provient, c'est-à-dire une habitude, pour une nécessité objective née de l'intelligence. Il en concluait que la raison n'a point la faculté de penser de telles connexions, ne serait-ce qu'en général, parce que ses concepts ne seraient alors que de pures fictions; et que toutes ses prétendues connaissances a priori ne sont que des expériences communes faussement estampillées, ce qui s'énonce tout aussi bien ainsi : il n'y a point du tout de métaphysique et il ne saurait non plus y en avoir.

Si précipitée et inexacte que fût sa conclusion, reprend Kant, elle était cependant au moins fondée sur une recherche, et celle-ci méritait bien que les bons esprits de son temps se fussent unis pour résoudre, si possible avec plus de bonheur, ce problème dans le sens où il le proposait, car il en serait bientôt résulté nécessairement une réforme complète de la science.

Et que nous répond Kant, qu'il aurait fallu pour franchir cet écueil pénétrer plus profondément dans la nature de la raison "en tant qu'elle n'a affaire qu'à la pensée pure"...

 

Penser signifie unifier les représentations à l'intérieur d'une conscience, c'est-à-dire juger;  l'expérience consiste en la liaison synthétique et nécessaire qui se crée entre les perceptions selon les formes pures de l'entendement ; ces formes établissent les liens auxquels sont subordonnées toutes les perceptions. Ces principes universels (catégories), qui rendent l'expérience possible. sont en même temps des lois universelles de la nature. L`esprit peut donc se définir comme "le principe dont l'ordre universel de la nature tire son origine".

L`objectivité de la connaissance est fondée sur l'activité synthétique de la pensée ; de la pensée entendue non comme sujet empirique, mais comme conscience en général, c'est-à-dire comme fonction supra-individuelle, loi universelle et nécessaire

En revanche. la pensée n'a pas pour objet une réalité extérieure qui en serait indépendante, la "chose en soi", mais les choses en tant que synthèses de représentations dans la conscience en général, en tant que contenus de la pensée, c'est-à-dire les phénomènes. La mathématique et la physique sont donc fondées sur des principes transcendantaux (formes pures de la sensibilité et catégories de l'entendement) ; mais la connaissance des principes transcendantaux qui découlent de la philosophie critique n`est en soi du ressort ni de la métaphysique qui est connaissance intellectuelle a priori du monde des phénomènes et qui doit donc, au lieu de prétendre fonder un système de la réalité absolue, reconnaître dans la "chose en soi" (noumène) le concept limite de la raison. Nous ne connaissons a priori que ce que la structure de notre pensée nous permet de créer; nous ne pourrions connaître les choses en soi que si nous étions capables de les produire. 

Mais apparemment l'expérience ne satisfait pas notre besoin de connaître ; l'idée d`un monde suprasensible existe, sinon comme objet de connaissance, du moins comme exigence de la pensée humaine. Toutes nos connaissances sont conditionnées par l`exercice même de notre pensée; mais la connaissance a pour "idéal" une réalité inconditionnée, jamais accessible et cependant toujours présente dans le travail de la pensée. La représentation de l'inconditionné, à laquelle sont subordonnées les activités intellectuelles et intuitives, constitue les "idées de la raison". Celles-ci sont partie de l'organisation propre de la raison humaine, mais ne sont pas connaissance; elles présentent un caractère "a priori" "nécessaire" et ont une valeur universelle en tant qu' "idées", mais non en tant que représentation des objets. Quand, voulant dépasser les limites de l'expérience, nous cherchons à affirmer la réalité objective du monde supra-sensible, nous nous apercevons que la prétendue connaissance contenue dans les idées de la raison est illusoire et contradictoire.

Les idées sont au nombre de trois : l'idée de l'âme (représentation d'un substrat inconditionné de tous les phénomènes que nous rêve le sentiment intérieur); l'idée du monde (représentation d'un lien inconditionné entre tous les phénomènes extérieurs); l'idée de Dieu (représentation d'une essence inconditionnée qui est à l`origine de tous les phénomènes en général). Les trois sciences métaphysiques issues de ces trois idées pris comme objet de la connaissance sont la psychologie, la cosmologie et la théologie. ...

 

Phénomènes et Noumènes  (Prolégomènes, prg.32) - Kant, dans la tradition d'une philosophie qui tente de prémunir l'être humain contre l'empire des apparences, opère ici une distinction fondamentale entre la chose telle qu'elle est en soi, le noumène, et la chose en tant qu'objet d'expérience pour nous, le phénomène. Mais alors que Platon déclarait la chose en soi (ou l'Idée) accessible á l'esprit grâce â la dialectique, Kant affirme que seul le phénomène est connaissable. Du noumène, parce qu'il est impossible d'en faire l'expérience, nous ne pouvons rien savoir....

"Dès les temps les plus anciens de la philosophie, ceux qui étudiaient la raison pure ont déjà conçu en dehors des choses sensibles ou phénomènes (Phaenomena) qui composent le monde des sens, des êtres intelligibles particuliers (noumena) qui constitueraient un monde intelligible, et confondant phénomène et apparence, ce qui est bien excusable, en des temps encore incultes, ils n'attribuèrent de réalité qu'aux êtres intelligibles.

En effet, si comme il convient, nous ne considérons les objets des sens que comme de simples phénomènes, nous reconnaissons cependant aussi par là qu'ils ont comme fondement une chose en soi, bien que nous ignorions comment elle est constituée en elle-même, et que nous n'en connaissions que le phénomène, c'est-à-dire la façon dont nos sens sont affectés par cette chose inconnue. L`entendement donc, justement parce qu'il accepte des phénomènes, reconnaît aussi par la l'existence de choses en soi, et dès lors nous pouvons dire que la représentation de ces êtres qui servent de fondement aux phénomènes, donc de purs êtres intelligibles, n'est pas seulement admissible, mais encore inévitable.

Notre déduction critique n'exclut nullement de telles choses (noumena), mais limite bien plutôt les principes de l'esthétique de telle sorte qu'au moins ils ne s'étendent pas à tout, ce qui transformerait toute chose en simple phénomène, mais qu'ils soient valables seulement pour les objets d'une expérience possible. L'on admet de cette manière des êtres  intelligibles, mais en insistant sur cette règle qui ne souffre point d`exception, que nous ne savons absolument rien de déterminé au sujet de ces purs êtres intelligibles et que nous n'en pouvons rien savoir, parce que nos purs concepts d'entendement, comme nos intuitions pures, ne portent que sur des objets d'une expérience possible, par suite simplement sur des êtres sensibles et que sitôt qu'on s'en écarte, ces concepts ne conservent plus la moindre signification.." 

 

1784 - "Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique" (Idee zu einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht)

Considéré comme le texte de Kant le plus facile à lire et dans lequel il se demande si l'espèce humaine a une histoire déterminée par la nature, s'il est possible de découvrir, au-dessus du désordre des natures individuelles, un ordre rationnel auquel chacun se conforme rationnellement et qui trouverait sa cause dans un plan de la nature. 

"Les hommes pris isolément, et même des peuples entiers, ne songent guère au fait qu'en poursuivant leurs fins particulières, chacun selon son avis personnel, et souvent l'un à l'encontre de l'autre, ils s'orientent sans le savoir au dessein de la nature, qui leur est lui-même inconnu, comme à un fil conducteur, et travaillent à favoriser sa réalisation; ce qui, même s'ils le savaient, leur importerait pourtant assez peu.

Etant donné que les hommes, dans les efforts qu'ils entreprennent en vue de réaliser leurs aspirations, ne procèdent pas dans l'ensemble de façon simplement instinctive, mais pas non plus cependant comme des citoyens raisonnables du monde selon un plan concerté, il semble également qu'une histoire planifiée (comme par exemple celle des abeilles et des castors) soit impossible en ce qui les concerne. On ne peut se défendre d'une certaine humeur lorsqu'on voit exposés leurs faits et gestes sur la grande scène du monde et que, à côté de quelques manifestations de sagesse ici ou là pour certains cas particuliers, on ne trouve pourtant dans l'ensemble, en dernière analyse, qu'un tissu de folie, de vanité infantile, souvent même de méchanceté et de soif de destruction puériles : de sorte qu'à la fin on ne sait plus quel concept on doit se faire de notre espèce si imbue de sa supériorité. Le philosophe ne peut tirer de là aucun autre enseignement que le suivant : étant donné qu'il ne peut supposer dans l'ensemble chez les hommes et dans leur jeu aucun dessein personnel raisonnable, il lui faut chercher s'il ne peut découvrir dans la marche absurde des choses humaines un dessein de la nature à partir duquel serait du moins possible, à propos de créatures qui procèdent sans plan personnel, une histoire selon un plan déterminé de la nature. Nous voulons examiner s'il nous sera possible de trouver un fil conducteur pour une telle histoire ; nous laisserons ensuite à la nature le soin de produire l'homme capable de rédiger l'histoire selon ce fil conducteur. N a-t-elle pas produit un Kepler, qui soumit d'une façon inattendue les orbites excentriques des planètes à des lois déterminées, et un Newton qui expliqua ces lois en vertu d'une cause naturelle universelle?"

Kant arrivera à la conclusion que c'est la perspective cosmopolitique, considérant l'humanité en marche  vers l'Etat cosmopolite universel, ou Société des Nations ou communauté civile universelle, qui éclaire l'histoire, Société des Nations garantissant un état de paix, constitution politique parfaite correspondant au plan caché de la nature...

 

"...C'est la détresse qui force l'homme, si épris par ailleurs de liberté sans frein, à entrer dans cet état de contrainte ; et, à vrai dire, c'est la plus grande des détresses, à savoir celle que les hommes s'infligent eux-mêmes les uns aux autres, leurs inclinations ne leur permettant pas de subsister longtemps les uns à côté des autres à l'état de liberté sauvage. Seulement, dans cet enclos que constitue l'association civile, ces mêmes inclinations produisent précisément par la suite le meilleur effet. Ainsi, dans une forêt, les arbres, justement parce que chacun essaie de ravir à l'autre l'air et le soleil, se contraignent réciproquement à chercher l'un et l'autre au-dessus d'eux , et par suite ils poussent beaux et droits, tandis que ceux qui lancent à leur gré leurs branches en liberté et à l'écart des autres poussent rabougris, tordus et courbés.

Toute culture et tout art dont se pare l'humanité, ainsi que l'ordre social le plus beau, sont des fruits de l'insociabilité, qui est forcée par elle-même de se discipliner et de développer ainsi complètement, par cet artifice imposé, les germes de la nature.

(Síxíème proposition) Ce problème est en même temps le plus difficile, celui que l'espèce humaine résoudra en dernier. La difficulté, que la simple idée de cette tâche nous met déjà sous les yeux, est la suivante : l'homme est un animal qui, lorsqu'il vit parmi d'autres individus de son espèce, a besoin d'un maître. Car il abuse à coup sûr de sa liberté à l'égard de ses semblables ; et même s'il souhaite, en tant que créature raisonnable, une loi qui mette des bornes à la liberté de tous, son inclination animale et égoïste le conduit cependant à s'en excepter lui-même lorsqu'il le peut. 

Il a donc besoin d'un maître qui brise sa volonté particulière et le force à obéir à une volonté universellement valable, afin que chacun puisse être libre. Mais où prend-il ce maître? Nulle part ailleurs que dans l'espèce humaine. Mais ce maître est, tout comme lui, un animal qui a besoin d'un maître. 

 

(Dieses Problem ist zugleich das schwerste und das, welches von der Menschengattung am spätesten aufgelöset wird. Die Schwierigkeit, welche auch die bloße Idee dieser Aufgabe schon vor Augen legt, ist diese: der Mensch ist ein Tier, das, wenn es unter andern seiner Gattung lebt, einen Herrn nöthig hat. Denn er mißbraucht gewiß seine Freiheit in Ansehung anderer Seinesgleichen; und ob er gleich als vernünftiges Geschöpf ein Gesetz wünscht, welches der Freiheit Aller Schranken setze: so verleitet ihn doch seine selbstsüchtige thierische Neigung, wo er darf, sich selbst auszunehmen.)

 

De quelque façon qu'il s'y prenne, on ne voit pas comment il peut se procurer un chef de la justice publique qui soit juste lui-même, qu'il le cherche dans une personne individuelle ou dans une société de plusieurs personnes sélectionnées à cet effet. Car chacune d'elles abusera toujours de sa liberté si elle n'a personne au-dessus d'elle pour exercer à son égard une puissance légale. Mais ce chef suprême doit être juste par lui-même, et cependant être un homme. Cette tâche est donc la plus difficile de toutes ; à vrai dire, sa solution parfaite est impossible : le bois dont l'homme est fait est si courbe qu'on ne peut rien y tailler de bien droit. La nature nous contraint à ne faire que nous approcher de cette Idée..."

 

1784 - "Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières" ? (Beantwortung der Frage: Was ist Aufklärung?)

"Nun höre ich aber von allen Seiten rufen: räsoniert nicht! Der Offizier sagt: räsoniert nicht, sondern exerziert! Der Finanzrat: räsoniert nicht, sondern bezahlt! Der Geistliche: räsoniert nicht, sondern glaubt! (Nur ein einziger Herr in der Welt sagt: Räsoniert, soviel ihr wollt, und worüber ihr wollt; aber gehorcht!)" -  Une oeuvre dont a parlé mais au bout du compte que l'on a peu lu, mais l'intuition centrale est totalement novatrice et remarquable, "j'ai traité l'aspect essentiel des lumières, la sortie des hommes hors de l'état de minorité où ils se maintiennent par leur propre faute..."

"Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable (faute) puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! (Ose penser) Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières. Mais Kant n'est pas un révolutionnaire, ce siècle est le siècle des Lumières, ou siècle de Frédéric, ajoutera-t-il....

 

(Aufklärung ist der Ausgang des Menschen aus seiner selbst verschuldeten Unmündigkeit. Unmündigkeit ist das Unvermögen, sich seines Verstandes ohne Leitung eines anderen zu bedienen. Selbstverschuldet ist diese Unmündigkeit, wenn die Ursache derselben nicht am Mangel des Verstandes, sondern der Entschließung und des Mutes liegt, sich seiner ohne Leitung eines anderen zu bedienen. Sapere aude! Habe Mut dich deines eigenen Verstandes zu bedienen! ist also der Wahlspruch der Aufklärung.)

 

La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchi depuis longtemps d’une (de toute) direction étrangère, reste cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit facile à d’autres de se poser en tuteur des premiers. Il est si aisé d’être mineur ! 

 

(Faulheit und Feigheit sind die Ursachen, warum ein so großer Teil der Menschen, nachdem sie die Natur längst von fremder Leitung frei gesprochen (naturaliter maiorennes), dennoch gerne zeitlebens unmündig bleiben; und warum es Anderen so leicht wird, sich zu deren Vormündern aufzuwerfen.)

 

Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. Que la grande majorité des hommes (y compris le sexe faible tout entier) tienne aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que c’est une chose pénible, c’est ce à quoi s’emploient fort bien les tuteurs qui très aimablement (par bonté) ont pris sur eux d’exercer une haute direction sur l’humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail (domestique) et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas, hors du parc ou ils les ont enfermé. Ils leur montrent les dangers qui les menace, si elles essayent de s’aventurer seules au dehors. Or, ce danger n’est vraiment pas si grand, car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher ; mais un accident de cette sorte rend néanmoins timide, et la frayeur qui en résulte, détourne ordinairement d’en refaire l’essai.

Il est donc difficile pour chaque individu séparément de sortir de la minorité qui est presque devenue pour lui, nature. Il s’y est si bien complu, et il est pour le moment réellement incapable de se servir de son propre entendement, parce qu’on ne l’a jamais laissé en faire l’essai. Institutions (préceptes) et formules, ces instruments mécaniques de l’usage de la parole ou plutôt d’un mauvais usage des dons naturels, (d’un mauvais usage raisonnable) voilà les grelots que l’on a attachés au pied d’une minorité qui persiste. 

 

(Es ist also für jeden einzelnen Menschen schwer, sich aus der ihm beinahe zur Natur gewordenen Unmündigkeit herauszuarbeiten. Er hat sie sogar lieb gewonnen und ist vor der Hand wirklich unfähig, sich seines eigenen Verstandes zu bedienen, weil man ihn niemals den Versuch davon machen ließ. Satzungen und Formeln, diese mechanischen Werkzeuge eines vernünftigen Gebrauchs oder vielmehr Mißbrauchs seiner Naturgaben, sind die Fußschellen einer immerwährenden Unmündigkeit. Wer sie auch abwürfe, würde dennoch auch über den schmalsten Graben einen nur unsicheren Sprung tun, weil er zu dergleichen freier Bewegung nicht gewöhnt ist. )

 

Quiconque même les rejetterait, ne pourrait faire qu’un saut mal assuré par-dessus les fossés les plus étroits, parce qu’il n’est pas habitué à remuer ses jambes en liberté. Aussi sont-ils peu nombreux, ceux qui sont arrivés par leur propre travail de leur esprit à s’arracher à la minorité et à pouvoir marcher d’un pas assuré.

Mais qu’un public s’éclaire lui-même, rentre davantage dans le domaine du possible, c’est même pour peu qu’on lui en laisse la liberté, à peu près inévitable. Car on rencontrera toujours quelques hommes qui pensent de leur propre chef, parmi les tuteurs patentés (attitrés) de la masse et qui, après avoir eux-mêmes secoué le joug de la (leur) minorité, répandront l’esprit d’une estimation raisonnable de sa valeur propre et de la vocation de chaque homme à penser par soi-même. Notons en particulier que le public qui avait été mis auparavant par eux sous ce joug, les force ensuite lui-même à se placer dessous, une fois qu’il a été incité à l’insurrection par quelques-uns de ses tuteurs incapables eux-mêmes de toute lumière : tant il est préjudiciable d’inculquer des préjugés parce qu’en fin de compte ils se vengent eux-mêmes de ceux qui en furent les auteurs ou de leurs devanciers. Aussi un public ne peut-il parvenir que lentement aux lumières. Une révolution peut bien entraîner une chute du despotisme personnel et de l’oppression intéressée ou ambitieuse, (cupide et autoritaire) mais jamais une vraie réforme de la méthode de penser ; tout au contraire, de nouveaux préjugés surgiront qui serviront, aussi bien que les anciens de lisière à la grande masse privée de pensée.

Or, pour ces lumières, il n’est rien requis d’autre que la liberté ; et à vrai dire la liberté la plus inoffensive de tout ce qui peut porter ce nom, à savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines. Mais j’entends présentement crier de tous côtés : « Ne raisonnez pas »! L’officier dit : Ne raisonnez pas, exécutez ! Le financier : (le percepteur) « Ne raisonnez pas, payez! » Le prêtre : « Ne raisonnez pas, croyez : » (Il n’y a qu’un seul maître au monde qui dise « Raisonnez autant que vous voudrez et sur tout ce que vous voudrez, mais obéissez ! ») Il y a partout limitation de la liberté. Mais quelle limitation est contraire aux lumières ? Laquelle ne l’est pas, et, au contraire lui est avantageuse ? - Je réponds : l’usage public de notre propre raison doit toujours être libre, et lui seul peut amener les lumières parmi les hommes ; mais son usage privé peut être très sévèrement limité, sans pour cela empêcher sensiblement le progrès des lumières. J’entends par usage public de notre propre raison celui que l’on en fait comme savant devant l’ensemble du public qui lit. J’appelle usage privé celui qu’on a le droit de faire de sa raison dans un poste civil ou une fonction déterminée qui vous sont confiés. Or il y a pour maintes affaires qui concourent à l’intérêt de la communauté un certain mécanisme qui est nécessaire et par le moyen duquel quelques membres de la communauté doivent se comporter passivement afin d’être tournés, par le gouvernement, grâce à une unanimité artificielle, vers des fins publiques ou du moins pour être empêchés de détruire ces fins. Là il n’est donc pas permis de raisonner ; il s’agit d’obéir. Mais, qu’une pièce (élément) de la machine se présente en même temps comme membre d’une communauté, et même de la société civile universelle, en qualité de savant, qui, en s’appuyant sur son propre entendement, s’adresse à un public par des écrits : il peut en tout cas raisonner, sans qu’en pâtissent les affaires auxquelles il est préposé partiellement en tant que membre passif. Il serait très dangereux qu’un officier à qui un ordre a été donné par son supérieur, voulût raisonner dans son service sur l’opportunité ou l’utilité de cet ordre ; il doit obéir. 

Mais si l’on veut être juste, il ne peut lui être défendu, en tant que savant, de faire des remarques sur les fautes en service de guerre et de les soumettre à son public pour qu’il les juge. Le citoyen ne peut refuser de payer les impôts qui lui sont assignés : même une critique impertinente de ces charges, s’il doit les supporter, peut être punie en tant que scandale (qui pourrait occasionner des désobéissances généralisées). Cette réserve faite, le même individu n’ira pas à l’encontre des devoirs d’un citoyen, s’il s’exprime comme savant, publiquement, sa façon de voir contre la maladresse ou même l’injustice de telles impositions. De même un prêtre est tenu de faire l’enseignement à des catéchumènes et à sa paroisse selon le symbole de l’Église qu’il sert, car il a été admis sous cette condition. Mais, en tant que savant, il a pleine liberté, et même plus : il a la mission de communiquer au public toutes ses pensées soigneusement pesées et bien intentionnées sur ce qu’il y a d’incorrect dans ce symbole et de lui soumettre ses projets en vue d’une meilleure organisation de la chose religieuse et ecclésiastique. En cela non plus il n’y a rien qui pourrait être porté à charge à sa conscience. Car ce qu’il enseigne par suite de ses fonctions, comme mandataire de l’Eglise, il le présente comme quelque chose au regard de quoi il n’a pas libre pouvoir d’enseigner selon son opinion personnelle, mais en tant qu’enseignement qu’il s’est engagé à professer au nom d’une autorité étrangère.

Il dira « Notre Église enseigne telle ou telle chose. Voilà les arguments dont elle se sert ». Il tirera en cette occasion pour sa paroisse tous les avantages pratiques de propositions auxquelles il ne souscrirait pas en toute conviction, mais qu’il s’est pourtant engagé à exposer parce qu’il n’est pas entièrement impossible qu’il s’y trouve une vérité cachée, et qu’en tout cas, du moins, rien ne s’y trouve qui contredise la religion intérieure. Car, s’il croyait trouver rien de tel, il ne saurait en conscience conserver ses fonctions ; il devrait s’en démettre. Par conséquent l’usage de sa raison que fait un éducateur en exercice devant son assistance est seulement un usage privé, parce qu’il s’agit simplement d’une réunion de famille, si grande que celle-ci puisse être, et, par rapport à elle, en tant que prêtre, il n’est pas libre et ne doit non plus l’être, parce qu’il remplit une fonction étrangère. Par contre, en tant que savant, qui parle par des écrits au public proprement dit, c’est-à-dire au monde, - tel donc un membre du clergé dans l’usage public de sa raison - il jouit d’une liberté sans bornes d’utiliser sa propre raison et de parler en son propre nom. Car prétendre que les tuteurs du peuple (dans les affaires spirituelles) doivent être eux-mêmes à leur tour mineurs, c’est là une ineptie, qui aboutit à la perpétuation éternelle des inepties.

Mais une telle société ecclésiastique, en quelque sorte un synode d’Églises, ou une classe de Révérends (comme elle s’intitule elle-même chez les Hollandais), ne devrait-elle pas être fondée en droit à faire prêter serment sur un certain symbole immuable, pour faire peser par ce procédé une tutelle supérieure incessante sur chacun de ses membres, et, par leur intermédiaire, sur le peuple, et pour précisément éterniser cette tutelle ? Je dis que c’est totalement impossible. Un tel contrat qui déciderait d’écarter pour toujours toute lumière nouvelle du genre humain, est radicalement nul et non avenu ; quand bien même serait-il entériné par l’autorité suprême, par des Parlements, et par les traités de paix les plus solennels. Un siècle ne peut pas se confédérer et jurer de mettre le suivant dans une situation qui lui rendra impossible d’étendre ses connaissances (particulièrement celles qui sont d’un si haut intérêt), de se débarrasser des erreurs, et en général de progresser dans les lumières. Ce serait un crime contre la nature humaine, dont la destination originelle consiste justement en ce progrès ; et les successeurs sont donc pleinement fondés à rejeter pareils décrets, en arguant de l’incompétence et de la légèreté qui y présidèrent. La pierre de touche de tout ce qui peut être décidé pour un peuple sous forme de loi tient dans la question suivante : « Un peuple accepterait-il de se donner lui-même pareille loi ? » Éventuellement il pourrait arriver que cette loi fût en quelque manière possible pour une durée déterminée et courte, dans l’attente d’une loi meilleure, en vue d’introduire un certain ordre. Mais c’est à la condition de laisser en même temps à chacun des citoyens, et particulièrement au prêtre, en sa qualité de savant, la liberté de formuler des remarques sur les vices inhérents à l’institution actuelle, et de les formuler d’une façon publique, c’est-à-dire par des écrits, tout en laissant subsister l’ordre établi. Et cela jusqu’au jour où l’examen de la nature de ces choses aurait été conduit assez loin et assez confirmé pour que, soutenu par l’accord des voix (sinon de toutes), un projet puisse être porté devant le trône : projet destiné à protéger les communautés qui se seraient unies, selon leurs propres conceptions, pour modifier l’institution religieuse, mais qui ne contraindrait pas ceux qui voudraient demeurer fidèles à l’ancienne. Mais, s’unir par une constitution durable qui ne devrait être mise en doute par personne, ne fût-ce que pour la durée d’une vie d’homme, et par là frapper de stérilité pour le progrès de l’humanité un certain laps de temps, et même le rendre nuisible pour la postérité, voilà ce qui est absolument interdit.

Un homme peut bien, en ce qui le concerne, ajourner l’acquisition d’un savoir qu’il devrait posséder. Mais y renoncer, que ce soit pour sa propre personne, et bien plus encore pour la postérité, cela s’appelle voiler les droits sacrés de l’humanité et les fouler aux pieds. Or, ce qu’un peuple lui-même n’a pas le droit de décider quant à son sort, un monarque a encore bien moins le droit de le faire pour le peuple, car son autorité législative procède justement de ce fait qu’il rassemble la volonté générale du peuple dans la sienne propre. Pourvu seulement qu’il veille à ce que toute amélioration réelle ou supposée se concilie avec l’ordre civil, il peut pour le reste laisser ses sujets faire de leur propre chef ce qu’ils trouvent nécessaire d’accomplir pour le salut de leur âme ; ce n’est pas son affaire, mais il a celle de bien veiller à ce que certains n’empêchent point par la force les autres de travailler à réaliser et à hâter ce salut de toutes leurs forces en leur pouvoir. Il porte même préjudice à sa majesté même s’il s’immisce en cette affaire en donnant une consécration officielle aux écrits dans lesquels ses sujets s’efforcent de tirer leurs vues au clair, soit qu’il le fasse sous sa propre et très haute autorité, ce en quoi il s’expose au grief « César n’est pas au-dessus des grammairiens », soit, et encore plus, s’il abaisse sa suprême puissance assez bas pour protéger dans son Etat le despotisme clérical et quelques tyrans contre le reste de ses sujets.

Si donc maintenant on nous demande : « Vivons-nous actuellement dans un siècle éclairé ? », voici la réponse : « Non, mais bien dans un siècle en marche vers les lumières. » 

Il s’en faut encore de beaucoup , au point où en sont les choses, que les humains, considérés dans leur ensemble, soient déjà en état, ou puissent seulement y être mis, d’utiliser avec maîtrise et profit leur propre entendement, sans le secours d’autrui, dans les choses de la religion.

Toutefois, qu’ils aient maintenant le champ libre pour s’y exercer librement, et que les obstacles deviennent insensiblement moins nombreux, qui s’opposaient à l’avènement d’une ère générale des lumières et à une sortie de cet état de minorité dont les hommes sont eux-mêmes responsables, c’est ce dont nous avons des indices certains. De ce point de vue, ce siècle est le siècle des lumières, ou siècle de Frédéric.

Un prince qui ne trouve pas indigne de lui de dire qu’il tient pour un devoir de ne rien prescrire dans les affaires de religion aux hommes, mais de leur laisser en cela pleine liberté, qui par conséquent décline pour son compte l’épithète hautaine de tolérance, est lui-même éclairé : et il mérite d’être honoré par ses contemporains et la postérité reconnaissante, eu égard à ce que le premier il sortit le genre humain de la minorité, du moins dans un sens gouvernemental, et qu’il laissa chacun libre de se servir en tout ce qui est affaire de conscience, de sa propre raison. Sous lui, des prêtres vénérables ont le droit, sans préjudice des devoirs professionnels, de proférer leurs jugements et leurs vues qui s’écartent du symbole officiel, en qualité d’érudits, et ils ont le droit de les soumettre librement et publiquement à l’examen du monde, à plus forte raison toute autre personne qui n’est limitée par aucun devoir professionnel. Cet esprit de liberté s’étend encore à l’extérieur, même là où il se heurte à des obstacles extérieurs de la part d’un gouvernement qui méconnaît son propre rôle. Cela sert au moins d’exemple à ce dernier pour comprendre qu’il n’y a pas à concevoir la moindre inquiétude pour la durée publique et l’unité de la chose commune dans une atmosphère de liberté. Les hommes se mettent d’eux-mêmes en peine peu à peu de sortir de la grossièreté, si seulement on ne s’évertue pas à les y maintenir. 

J’ai porté le point essentiel dans l’avènement des lumières sur celles par lesquelles les hommes sortent d’une minorité dont ils sont eux-mêmes responsables, - surtout sur les questions de religion ; parce que, en ce qui concerne les arts et les sciences, nos maîtres n’ont aucun intérêt à jouer le rôle de tuteurs sur leurs sujets ; par dessus le marché, cette minorité dont j’ai traité est la plus préjudiciable et en même temps la plus déshonorante de toutes. Mais la façon de penser d’un chef d’État qui favorise les lumières, va encore plus loin, et reconnaît que, même du point de vue de la législation, il n’y a pas danger à permettre à ses sujets de faire un usage public de leur propre raison et de produire publiquement à la face du monde leurs idées touchant une élaboration meilleure de cette législation même au travers d’une franche critique de celle qui a déjà été promulguée; nous en avons un exemple illustre, par lequel aucun monarque n’a surpassé celui que nous honorons.

Mais aussi, seul celui qui, éclairé lui-même, ne redoute pas l’ombre (les fantômes), tout en ayant sous la main une armée nombreuse et bien disciplinée pour garantir la tranquillité publique, peut dire ce qu’un État libre ne peut oser: «Raisonnez tant que vous voudrez et sur les sujets qu’il vous plaira, mais obéissez !»

Ainsi les affaires humaines prennent ici un cours étrange et inattendu : de toutes façons, si on considère celui-ci dans son ensemble, presque tout y est paradoxal. Un degré supérieur de liberté civile paraît avantageux à la liberté de l’esprit du peuple et lui impose néanmoins des limites infranchissables ; un degré moindre lui fournit l’occasion de s’étendre de tout son pouvoir. Une fois donc que la nature sous cette rude écorce a libéré un germe, sur lequel elle veille avec toute sa tendresse, c’est-à-dire cette inclination et cette disposition à la libre pensée, cette tendance alors agit graduellement à rebours sur les sentiments du peuple (ce par quoi le peuple augmente peu à peu son aptitude à se comporter en liberté) et pour finir elle agit même en ce sens sur les fondements du gouvernement, lequel trouve profitable pour lui-même de traiter l’homme, qui est alors plus qu’une machine, selon la dignité qu’il mérite."

 

1785 - "Fondements de la métaphysique des mœurs" (Grundlegung zur Metaphysik der Sitten)

En 1785, Kant donne les Fondements de la Métaphysique des Mœurs, dans lesquels il établit directement pour la première fois les principes d'une morale selon l'esprit de la Critique, ramenant l'idée du devoir à celle d'un impératif catégorique, celle-ci à l'idée de l'autonomie de la volonté, et justifiant par la conception d'un monde intelligible, mais en lui-même inconnaissable, le droit de la loi morale à nous déterminer sans autre mobile qu'elle. 

Que cherche Kant, si ce n'est à débarrasser le domaine de l'éthique des vues par trop superficielles et confuses de la pensée populaire, et établir l'indépendance de la moralité à l'égard de toutes les impulsions de la nature sensible...

 

"... Comme mes vues portent ici proprement sur la philosophie morale, je limite à ces termes stricts la question posée : ne pense-t-on pas qu'il soit de la plus extrême nécessité d'élaborer une bonne fois une philosophie morale pure qui serait complètement expurgée de tout ce qui ne peut être qu'empirique et qui appartient à l'anthropologie?  Car, qu'il doive y avoir une telle philosophie, cela résulte en toute évidence de l'idée commune du devoir et des lois morales. Tout le monde doit convenir que pour avoir une valeur morale, c'est-à-dire pour fonder une obligation, il faut qu'une loi implique en elle une absolue nécessité; il faut que ce commandement : "Tu ne dois pas mentir", ne se trouve pas valable pour les hommes seulement en laissant à d'autres êtres raisonnables la faculté de n'en tenir aucun compte, et qu'il en est de même de toutes les autres lois morales proprement dites ; que par conséquent le principe de l'obligation ne doit pas être ici cherché dans la nature de l'homme, ni dans les circonstances où il est placé en ce monde, mais a priori dans les seuls concepts de la raison pure ; et que toute autre prescription se fondant sur des principes de la simple expérience, fût-elle à certains

égards une prescription universelle, du moment que pour la moindre part, et peut-être seulement par l'effet d'un mobile, elle s'appuie sur des raisons empiriques, si elle peut être appelée une règle pratique, ne peut jamais être dite une loi morale.

Ainsi non seulement les lois morales, y compris leurs principes, se distinguent essentiellement, dans toute connaissance pratique, de tout ce qui renferme quelque chose d'empirique, mais encore toute philosophie morale repose entièrement sur sa partie pure, et, appliquée à l'homme, ne fait pas le moindre emprunt à la connaissance de ce qu'il est (anthropologie); elle lui donne, au contraire, en tant qu'il est un être raisonnable, des lois a priori. 

Il est vrai que ces lois exigent encore une faculté de juger aiguisée par l'expérience, afin de discerner d'un côté dans quels cas elles sont applicables, afin de leur procurer d'autre part un accès dans la volonté humaine et une influence pour la pratique; car l'homme, affecté qu'il est lui-même par tant d'inclinations, est bien capable sans doute de concevoir l'idée d'une raison pure pratique, mais n'a pas si aisément le pouvoir de la rendre efficace in concreto dans sa conduite.

Une métaphysique des mœurs est donc rigoureusement nécessaire, non seulement à cause d'un besoin de la spéculation, afin d'explorer la source des principes pratiques qui sont a priori dans notre raison, mais parce que la moralité elle-même reste exposée à toutes sortes de corruptions, aussi longtemps que manquent ce fil conducteur et cette règle suprême qui permet de l'apprécier exactement..."

 

Le principe d'autonomie est le principe suprême de la moralité grâce auquel l'être humain est à la fois souverain, parce que législateur dans un domaine de pure rationalité, et sujet, car obéissant aux lois qu`il se donne en tant que raison. 

La Métaphysique des Mœurs comprend une préface et trois parties. Dans la première, analysant la conscience morale commune, Kant y décèle les concepts de bien inconditionné (autrement dit la bonne volonté) de devoir, de loi morale. ll ne s`agit en rien de concepts empiriques, puisqu`ils ne sont pas tirés de l'expérience, mais sont purs ou a priori, présents à toute conscience humaine. Toutefois la conscience commune peut être facilement induite en erreur, n`étant pas armée contre les sophismes qu`on pourrait lui opposer. Une connaissance philosophique des éléments premiers de la morale est donc indispensable pour doter la conscience morale d`une certaine fermeté. Le passage à cette connaissance se trouve exposé dans la seconde partie. 

 

1786 - "Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée" (Was heiszt sich in Denken orientieren)

Texte destiné à un public assez vaste et paru dans la Berlinische Monatsschrift en octobre 1786, écrit à un moment où Kant venait d'exposer sa philosophie théorique (Critique), de jeter les fondements de sa morale et commençait à élaborer la métaphysique de cette morale. Mais l'époque, à Berlin, en 1785-1815, est alors à la querelle du panthéisme (Pantheismusstreit, 1785-1815), le rationalisme des Lumières est rapproché du spinozisme, plus spécifiquement de l'idée de Dieu selon Spinoza. Rationalisme des Lumières et spinozisme sont tous deux accusés de mener inéluctablement vers l'athéisme à trop vouloir connaître ou prouver l’infini au moyen d’un entendement fini. C'est du moins la thèse de Friedrich Heinrich Jacobi (1743-1819) qui s'appuie, en polémiquant, sur des échanges entre deux grands maîtres des Lumières en Allemagne, Gotthold Ephraim Lessing (1729-1781) et Moses Mendelssohn (1729-1786) sur la philosophie de Spinoza. 

La liberté de penser semble d'autant plus menacée à Berlin pour les métaphysiciens que disparaît Frédéric le Grand, le roi philosophe principal soutien des Lumières (Aufklärung). Kant, alors directement menacé, accusé de spinozisme, sort malgré lui de son silence. Le système de Spinoza ne peut être retenu comme un modèle de rationalité et ne peut nous permettre donc de concevoir l'idée de Dieu. Mais opposé tout à la fois au spinozisme et au rationalisme dogmatique de Mendelssohn, à sa religion rationnelle, Kant conteste que l'on puisse orienter toute recherche spéculative par voie de démonstration ou usage de la "saine raison" en l'état. L'analyse de Kant est plus fine. Deux manières de s'orienter dans la pensée lorsqu'on dépasse les limites de l'expérience pourraient être évoquée, l'intellection rationnelle (Vernunfteinsicht) et l'inspiration rationnelle (Vernunfteingebung), c'est-à-dire la raison sans la foi et la foi sans la raison. Mais une seule semble plus appropriée, la Foi rationnelle (Vernunftglaube), car la pierre de touche décisive de la vérité est toujours la raison. 

 "Une pure croyance de la raison est ainsi le guide ou le compas grâce auquel le penseur spéculatif peut s'orienter dans ses incursions rationnelles dans le champ des objets supra-sensibles, ce guide permet à l'homme d'une raison commune mais saine de se tracer une voie pleinement appropriée au but total de sa destination au point de vue théorique comme au point de vue pratique. C'est aussi cette croyance rationnelle qui doit être prise comme principe de toute autre croyance et même de toute révélation. Le concept de Dieu, la conviction de son existence elle-même, ne peuvent se trouver que dans la seule raison, n'avoir leur source qu'en elle seule, et ne peut nous venir ni d'une inspiration ni d'un enseignement extérieur, pour grande qu'en soit l'autorité... "

 

1788 - Critique de la raison pratique (Kritik der praktischen Vernunft) 

"Handle so, dass die Maxime deines Willens jederzeit zugleich als Prinzip einer allgemeinen Gesetzgebung gelten könne." - Kant pose le problème de l'éthique sur un plan entièrement nouveau. La raison est pratique lorsqu'elle intègre la loi morale et la liberté dans sa réflexion et explique comment la loi morale suppose une foi rationnelle dans l'immortalité de l'âme et dans l'existence de Dieu.

"... le concept de la liberté, en tant que la réalité en est prouvée par une loi apodictique de la raison pratique, forme la clef de voûte de tout l'édifice d'un système de la raison pure, y compris de la raison spéculative, et tous les autres concepts (ceux de Dieu et de l'immortalité), qui, en tant que simples, idées, restent sans appui dans la raison spéculative, se rattachent maintenant à ce concept et acquièrent avec lui et par lui consistance et réalité objective ; autrement dit, leur possibilité est prouvée par le fait que la liberté est réelle ; car cette idée se manifeste par la loi morale. Mais la liberté est aussi la seule de toutes les idées de la raison spéculative dont nous connaissions a priori la possibilité, sans toutefois la comprendre, parce qu'elle est la condition de la loi morale, que nous connaissons. Les idées de Dieu et de l'immortalité ne sont pas des conditions de la loi morale, mais seulement des conditions de l'objet nécessaire d'une volonté déterminée par cette loi, c'est-à-dire de l'usage simplement pratique de notre raison pure; aussi ne pouvons-nous affirmer "connaître" et "comprendre", je ne dis pas seulement la réalité, mais même la possibilité de ces idées...."

 

La raison pure est pratique, en tant qu'elle règle notre activité. La raison pratique, comme la raison théorique, tire ses principes d`elle-même, indépendamment de toute expérience, mais la faculté spéculative trouve les conditions de son existence dans la sensibilité, alors que la faculté pratique est en opposition avec toute détermination sensible. Elle légifère par l'intermédiaire de la conscience. La loi qu'elle édicte a une valeur universelle. Cette loi n'est pas déterminée par les idées du bien et du mal; ces idées sont, au contraire, déterminées par elle-même : est "bien" ce que la loi morale commande, est "mal" ce qu'elle défend. Mais la loi elle-même procède directement de la conscience ; elle n'est pas le fruit d'une déduction logique ; elle n'a besoin de s'appuyer sur aucun raisonnement. Elle s`impose par elle-même; sa forme est celle d'un commandement absolu, d'un "impératif catégorique". 

La loi morale est l'expression de la nature supérieure de l`homme; elle s'élève et se purifie dans chaque individu, à mesure que le sentiment de sa supériorité se développe en lui. La moralité est la conformité de nos actes à la loi morale, et, lorsqu'elle devient un état habituel, elle s`appelle la vertu. Telles sont les idées fondamentales de la  philosophie pratique de Kant. Il a ainsi essayé de réduire tout le contenu de la loi morale en une formule unique, qui renfermerait toute la substance de tous nos devoirs. Il y revient à plusieurs reprises dans ses écrits, et, à part quelques variantes de peu d'importance, il l'exprime ainsi : "Agis toujours de telle sorte que tu puisses désirer que le principe qui te guide devienne loi universelle."

C'est l'ancienne maxime : "Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fit", avec cette différence que celle-ci ne considère que les rapports 'individuels de l'être humain avec son semblable, tandis que la maxime de Kant met l'être humain face à la société entière. Si le bien peut jamais être réalisé "sur" la terre, c'est par un effort combiné de tous les êtres humains, agissant sous l'empire d'une même loi, et avec la conscience de leur nature supérieure.

Ayant ainsi défini la loi morale et la notion du devoir, Kant élève sur cette base toute une métaphysique nouvelle, où la liberté, l'immortalité de l`âme, l`existence de  Dieu semblent retrouver leur place, et que la spéculation théorique avait laissée  vide. Si la loi morale s'impose à l'être humain, si elle est pour lui d'une obligation absolue, c`est qu'il est capable de l'accomplir; donc l'homme est libre. La liberté découle directement de la conscience, elle est postulée par la raison pratique. Kant appelle "postulat" une proposition théorique qui ne peut être démontrée comme telle, mais qui est indissolublement liée à une loi pratique ayant une valeur absolue; La liberté ne peut être démontrée théoriquement, mais elle participe de la certitude de la loi morale, qui, sans elle, ne pourrait se concevoir. Il en est de même de l'immortalité de l'âme et de l'existence de Dieu. La raison pratique nous porte invinciblement vers un idéal de perfection qui serait le souverain bien ; or cet idéal n`est réalisable que par une continuité d'efforts, qui suppose une continuité d'existence personnelle; donc, ou la loi morale avec toutes ses  conséquences est une chimère, ou l'âme est immortelle. D'un autre côté, si le souverain bien a pour première` condition la vertu, il suppose également la félicité; il suppose même l'union intime et la dépendance réciproque de ces deux éléments. Il faut, par conséquent, à moins de renoncer à la recherche du souverain bien et de considérer la loi morale comme chimérique, admettre un ordre de choses supérieur, fondé sur l'harmonie de la félicité et de la vertu; il faut admettre, de plus, une cause intelligente du monde et de la loi morale, qui garantisse cette harmonie; donc Dieu existe...

Ainsi, la raison pratique affirme sans preuve ce que la raison théorique n'a pas su prouver. Mais pourquoi, se demande Kant à la fin de son ouvrage, pourquoi ce dissentiment entre deux de nos facultés? Pourquoi la nature nous a-t-elle si maltraités en marâtre, en frappant l'une d'elles d'impuissance? Mais supposons, ajoute-t-il, qu`elle nous ait servis à souhait, et qu`elle nous ait donné en partage ces lumières que nous voudrions bien posséder, et que quelques-uns croient posséder en effet : qu'en résulterait-il? Dieu et l'éternité, avec leur majesté redoutable, seraient sans cesse devant nos yeux. Nous éviterions sans doute de transgresser la loi, mais nos actions seraient dictées par la crainte, dénuées de toute moralité. 

 

"...si les actions de l'homme, en tant qu'elles appartiennent à ses déterminations dans le temps, n'étaient pas de simples déterminations de l'homme comme phénomène, mais des déterminations de l'homme comme chose en soi, la liberté ne pourrait être sauvée. L'homme serait comme une marionnette ou comme un automate de Vaucanson, construit et mis en mouvement par le maître suprême de toutes les œuvres de l'art. La conscience de lui-même en ferait sans doute un automate pensant, mais la conscience de sa spontanéité, s'il prenait celle-ci pour de la liberté, serait une pure illusion, car cette spontanéité ne mériterait ce nom que comparativement, puisque, s'il est vrai que les causes prochaines qui détermineraient son mouvement ainsi qu'une longue série de ces causes, en remontant à leurs causes déterminantes, seraient bien intérieures, il reste que la cause dernière et suprême devrait cependant être placée intégralement dans une main étrangère. C'est  pourquoi je ne vois pas comment ceux qui persistent encore à regarder l'espace et le temps comme des déterminations appartenant à 'l'existence des choses en soi veulent éviter ici la fatalité des actions, ou comment, quand ils n'admettent sans ambages le temps et l'espace (ainsi que fait Moïse Mendelssohn, cet esprit d'autre part si pénétrant) que comme des conditions nécessairement inhérentes à l'existence des êtres finis et dérivés, mais non à celle de l'Etre premier et infini, ils prétendent justifier le droit qu'ils s'arrogent de faire une telle distinction, comment même ils espèrent simplement échapper à la contradiction où ils tombent en regardant l'existence dans le temps comme une détermination nécessairement inhérentes aux choses en soi finies : car Dieu est ca cause de cette existence mais il ne peut cependant pas être celle du temps (ou de l'espace)..."

 

Maintenant, au contraire, maintenant que le maître du monde nous laisse seulement entrevoir sa majesté, et que la loi morale, de son côté, sans nous faire aucune promesse certaine et sans nous menacer d'aucun châtiment, exige de nous un respect désintéressé, la vraie moralité est possible, et nous pouvons nous rendre dignes du souverain bien. «Ainsi la Sagesse impénétrable par laquelle nous existons n'est pas moins digne de vénération dans ce qu'elle nous a refusé que dans ce qu'elle nous a donné en partage."

En fin de compte, tout l`ordre surnaturel est fondé sur la loi morale. Si Dieu existe, si l'âme est immortelle, c`est parce que je me sens libre, et que, sans Dieu et l'immortalité, ma liberté serait une illusion. Le vrai Dieu de Kant, comme on l'a dit, c'est la liberté, dont le Dieu de la religion n`est que le premier ministre.

C'est aussi au point de vue des garanties qu'elles donnent à la morale que Kant juge les religions positives. La morale, pour lui, est supérieure à la religion; le culte le plus agréable à Dieu, c'est la pratique du bien:  se reporter à "La Religion dans limites de la simple raison" (Die Religion innerhalb der Grenzen der bloßen Vernunft, 1793). Ces idées sont devenues le credo de l'école rationaliste allemande, et se sont  dans la doctrine de la morale indépendante.  

 

"Deux choses remplissent le coeur d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : "le ciel étoilé au-dessus de moi" et "la loi morale en moi". Ces deux choses, je n'ai pas à les chercher ni à en faire la simple conjecture au-delà de mon horizon, comme si elles étaient enveloppées de ténèbres ou placées dans une région transcendante ; je les vois devant moi, et je les rattache immédiatement à la conscience de mon existence. 

 

(Zwei Dinge erfüllen das Gemüt mit immer neuer und zunehmender Bewunderung und Ehrfurcht, je öfter und anhaltender sich das Nachdenken damit beschäftigt: Der bestirnte Himmel über mir, und das moralische Gesetz in mir. Beide darf ich nicht als in Dunkelheiten verhüllt, oder im überschwenglichen, außer meinem Gesichtskreise, suchen und bloß vermuten; ich sehe sie vor mir und verknüpfe sie unmittelbar mit dem Bewußtsein meiner Existenz.)

 

La première commence à la place que j'occupe dans le monde extérieur des sens, et étend la connexion où je me trouve à l'espace immense, avec des mondes au-delà des mondes et des systèmes de systèmes, et, en outre, aux temps illimités de leur mouvement périodique, de leur commencement et de leur durée.

 

(Das erste fängt von dem Platze an, den ich in der äußern Sinnenwelt einnehme, und erweitert die Verknüpfung, darin ich stehe, ins Unabsehlich-Große mit Welten über Welten und Systemen von Systemen, überdem noch in grenzenlose Zeiten ihrer periodischen Bewegung, deren Anfang und Fortdauer. )

 

La seconde commence à mon invisible moi, à ma personnalité, et me représente dans un monde qui possède une infinitude véritable, mais qui n'est accessible qu'à l'entendement, et avec lequel (et par cela aussi en même temps avec tous ces mondes visibles) je me reconnais lié par une connexion, non plus, comme la première, seulement contingente, mais universelle et nécessaire. 

 

(Das zweite fängt von meinem unsichtbaren Selbst, meiner Persönlichkeit, an, und stellt mich in einer Welt dar, die wahre Unendlichkeit hat, aber nur dem Verstande spürbar ist, und mit welcher (dadurch aber auch zugleich mit allen jenen sichtbaren Welten) ich mich, nicht wie dort, in bloß zufälliger, sondern allgemeiner und notwendiger Verknüpfung erkenne. )

 

La première vision d'une multitude innombrable de mondes anéantit pour ainsi dire mon importance, en tant que je suis une créature animale, qui doit restituer la matière dont elle fut formée à la planète (à un simple point dans l'univers), après avoir été douée de force vitale (on ne sait comment) pendant un court laps de temps. La deuxième vision, au contraire,  rehausse ma valeur, comme intelligence, par ma personnalité dans laquelle la loi morale me révèle une vie indépendante de l'animalité, et même de tout le monde sensible, autant du moins qu'on peut l'inférer de la détermination conforme à une fin que cette loi donne à mon existence, et qui ne se borne pas aux conditions et aux limites de cette vie, mais s'étend à l'infini.

Toutefois, l'admiration et le respect peuvent sans doute nous pousser à la recherche, mais ils ne peuvent en tenir lieu. Que faut-il donc faire pour entreprendre cette recherche d'une manière utile et appropriée à la grandeur de l'objet? Que des exemples servent ici d'avertissement, mais aussi de modèle. 

La contemplation du monde a commencé par le spectacle le plus merveilleux que les sens de l'homme puissent offrir, et que l'entendement, s'il veut en saisir la vaste étendue, puisse supporter, et elle a abouti à l'astrologie. La morale a commencé par la plus noble propriété de la nature morale, dont le développement et la culture engendrent un profit infini et elle a abouti -- au fanatisme et à la superstition. Il en va ainsi de tous les essais encore rudimentaires, où la partie la plus importante du travail dépend de l'usage de la raison, qui ne s'acquiert pas de lui-même, comme celui des pieds, par un exercice fréquent, surtout quand il concerne des propriétés qu'on ne peut présenter aussi immédiatement dans l'expérience commune. 

Mais une fois que, quoique tardivement, la maxime se fut généralisée de bien réfléchir préalablement à tous les pas que la raison s'apprête à faire, et de ne la laisser s'avancer que dans Ia voie d'une méthode d'abord soigneusement mise au point, le jugement sur l'édifice du monde prit une tout autre direction et  connut en même temps avec celle-ci un aboutissement incomparablement plus heureux. La chute d'une pierre, le mouvement d'une fronde, décomposés en leurs éléments et dans les forces qui se manifestent en eux, et traités mathématiquement, ont produit enfin, de l'édifice du monde, cette intelligence claire et invariable pour tous les temps à venir, qui peut espérer, à la faveur d'une observation continue, s'étendre toujours, sans avoir jamais à redouter de devoir revenir en arrière.

Cet exemple peut nous engager à suivre la même voie en traitant des dispositions morales de notre nature, et peut nous donner l'espérance de parvenir à un aussi bon résultat. Car nous avons sous la main les exemples du jugement moral de la raison. En les décomposant en leurs concepts élémentaires, et en essayant, dans des expériences répétées sur l'entendement commun, à défaut de la méthode mathématique, un procédé analogue à celui de la chimie, propre à séparer l'élément empirique de l'élément rationnel susceptible de s'y rencontrer, on pourra reconnaître avec certitude l'un et l'autre élément dans leur pureté et ce que chacun d'eux peut faire par lui-même..."

 

1790 - " Critique de la faculté de juger" (Kritik der Urteilskraft)

"Je puis, écrit Kant dans sa lettre du 18 décembre 1787 à Reinhold, assurer sans présomption que, plus j'avance dans ma voie, moins je crains qu'une contradiction ou même une alliance (comme il y en a maintenant si souvent), puisse jamais porter sérieusement préjudice à mon système. C'est là une conviction intime qui naît de ce que, quand je procède à de nouvelles recherches, je trouve mon système non seulement d'accord avec lui-même, mais encore que si parfois j'ai des doutes sur la méthode de recherches intéressant un nouveau sujet, il me suffit de me reporter à ce catalogue général des éléments de la connaissance et des facultés de l'âme qui y correspondent pour recevoir des éclaircissements auxquels je ne m'attendais pas. C'est ainsi que je m'applique actuellement à une Critique du goût et à l'occasion de celle-ci on découvre une nouvelle espèce de principe a priori. En effet, les facultés de l'âme sont au nombre de trois : la faculté de connaître, le sentiment de plaisir et de peine et la faculté de désirer. J'ai trouvé dans la Critique de la Raison pure (théorique) des principes a priori pour la première faculté, dans la Critique de la Raison pratique j'en ai trouvé pour la troisième faculté. J'en cherchais aussi pour la seconde faculté et bien que j'ai pu tenir pour impossible d'en trouver, toutefois la structure systématique que l'analyse précédente des autres facultés de l'âme m'avait fait découvrir... devait m'orienter sur la bonne voie, de telle sorte que je distingue maintenant trois parties de la philosophie, qui possèdent chacune leurs principes a priori... philosophie théorique, téléologie, philosophie pratique..." .

En 1790, avec la "Kritik der Urteilskraft", la méditation sur l'esthétique et sur la finalité est enfin liée en un tout, une unité contestée par un Schopenhauer qui critiquera le fait d'avoir traiter dans un même ouvrage de la beauté et de la vie...

 

Tout est symétrie dans l'œuvre de Kant:  sa troisième critique correspond donc à la troisième faculté qu`il attribue à l'être huùain, au sentiment de plaisir ou de déplaisir que nous fait éprouver la contemplation des œuvres de la nature ou des œuvres de l'art; et comme ce sentiment tient à la fois de la faculté de connaître et de la faculté appétitive, la Critique du jugement forme le lien entre la Critique de la raison pure et celle de la raison pratique.

D'ailleurs, ici comme dans les deux autres critiques, Kant ramène l'activité de l'esprit à un fait intérieur, et c'est en cela qu`il se distingue des esthéticiens de l'école de Wolff et en particulier d' Alexander Baumgarten (1714-1762). Ce qu`il recherche, ce ne sont pas les conditions extérieures du beau, ce n'est pas le beau dans les objets, mais le sentiment du beau dans l'être humain.

La Critique du jugement contient deux parties : la première, et la plus importante, est un traité du beau et du sublime, la seconde s'occupe de ce que Bernardin de Saint-Pierre appelait les harmonies de la nature. Kant distingue d`abord entre le beau et l'agréable : une distinction qui avait été faite avant lui, mais qu'il a précisée, et qu`il a fait entrer dans le domaine commun. L'agréable est ce qui plaît aux sens; il est accompagne de désir. Le plaisir que donne le sentiment du beau est essentiellement désintéressé. «Un jugement dans lequel se mêle le plus léger intérêt n'est plus un pur jugement de goût", mais comme le jugement de goût repose sur le sentiment, il est nécessairement variable. Il peut y avoir, dans tous les domaines de l'art, aussi bien que dans la nature, des modèles consacrés par l'assentiment des hommes; mais il n'y a aucun criterium extérieur du beau. Le goût, aussi bien que le génie, est original. 

Si le beau nous cause du plaisir par une certaine convenance indéfinissable de l'objet avec notre faculté de sentir, le sublime, au contraire, nous imprime une secousse violente, qui est presque pénible. "La satisfaction qu'il nous procure est moins un plaisir qu'un sentiment d'admiration ou de respect, c'est-à-dire, pour lui donner son vrai nom, un plaisir négatif."

 Kant, qui aime les sous-divisions, distingue entre le sublime mathématique, qui repose sur l`idée de grandeur, et le sublime dynamique, qui se fonde sur l'idée de force.. La nature est mathématiquement sublime dans ceux de ses phénomènes qui dépassent la faculté compréhensive de notre imagination; elle est dynamiquement sublime, quand, par une imposante manifestation de sa puissance, elle semble vouloir menacer notre existence physique. Dans l'un et l'autre cas, notre imagination confondue en appelle à notre raison. C'est notre raison qui nous fait admirer, le ciel étoilé, par l'idée de l'infini qu'elle porte en elle, et pour laquelle l'imagination n'a pas de mesure. C`est notre raison qui, devant les éléments déchaînés, nous rappelle au sentiment de notre supériorité morale et nous fait dire, "Je ne suis qu'un roseau, mais un roseau pensant." 

Le sublime n'est donc pas dans les objets, mais dans notre esprit. Nous ne devrions pas dire qu'une chose, est sublime, mais qu'elle éveille en nous l'idée du sublime. Il n'y a pas, dans la nature, un objet, si grand qu'il soit, qui, considéré sous un autre point de vue, ne puisse descendre jusqu'à l'infiniment petit; et réciproquement, il n'y a rien de si petit, qui, mesuré là une autre échelle, ne puisses élever jusqu'à l'immensité : le télescope et le microscope sont là pour le prouver. Nous disons qu'une chose est sublime, lorsque, au moment où elle se présente devant nous, elle nous paraît grande au delà de toute expression, lorsqu'elle défie toute comparaison. Elle provoque alors un conflit entre notre imagination, qui ne peut la concevoir, et notre raison, qui cherche à la comprendre; et de là vient le trouble qu`elle nous occasionne. Mais, en même temps, elle élève l'âme, parce qu'elle s'adresse à ce qu'il y a de vraiment grand dans notre nature, et qu'elle nous confirme dans le sentiment de notre liberté morale. 

 

1793 - "La Religion dans les limites de la simple raison" (Die Religion innerhalb der Grenzen der bloßen Vernunf,)

Le succès de l'ouvrage alarma le gouvernement. En 1794, un rescrit royal signifiait à Kant le déplaisir avec lequel Frédéric-Guillaume II l'avait vu, dans ce livre et dans d'autres petits écrits, dénaturer ou rabaisser certaines doctrines essentielles du Christianisme, lui  demandait des explications, et l'invitait, pour ne pas s'exposer à de fâcheuses mesures, à ne point persévérer dans de pareils errements. Kant, dans sa réponse, se disculpait et essayait de montrer que son attitude philosophique était respectueuse, non seulement du Christianisme, mais encore du principe d'une religion révélée; à la fin il s'engageait à ne jamais écrire ou enseigner sur la religion, "comme sujet très fidèle de Sa Majesté". Kant déclara plus tard qu'en employant à dessein cette dernière formule, il avait entendu limiter au règne de Frédéric-Guillaume II la durée de son engagement; et de fait, après l'avènement de Frédéric-Guillaume III, il n'hésita pas à reprendre, dans son livre sur le Conflit des Facultés (1798), le problème des rapports de la religion naturelle avec la théologie biblique.

L'essai sur la religion est une œuvre remarquable pour cet homme de soixante-neuf ans, car c'est peut-être le plus audacieux de tous ses livres : la religion doit être fondée non pas sur la logique de la raison théorique, mais sur la raison pratique du sens moral, cela signifie-t-il que toute Bible ou révélation doit être jugée à l'aune de sa valeur morale, et ne peut être elle-même le juge d'un code moral? Les églises et les dogmes n'ont de valeur que dans la mesure où ils contribuent au développement moral de l'humanité. Et que dire d'une Eglise devenant instrument aux mains du politique, ainsi que cela est constaté en Prusse sous Frédéric Guillaume II. Notre plus haute personnalité a été très mécontente d'observer combien vous abusez de votre philosophie pour saper et détruire un grand nombre des doctrines les plus importantes et les plus fondamentales des Saintes Écritures et du christianisme, fut-il répondu à Kant en 1794, lui demandant de ne plus se préoccuper de questions religieuses...

Le philosophe a déjà résolu dialectiquement tout antagonisme en distinguant l'usage public de la raison de l'officier ou du fonctionnaire en service, où ils sont soumis au devoir d'obéissance, voire du sujet prussien, et son usage privé....

Et trois ans après l'accession de Frédéric Guillaume II, alors que  la Révolution française avait fait trembler tous les trônes d'Europe, alors que la plupart des professeurs des universités prussiennes s'étaient précipités pour soutenir la monarchie légitime, Kant, à soixante-cinq ans, saluait la Révolution avec joie et, en 1784, il avait publié une brève exposition de sa théorie politique (Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique) qui reconnaissait l'importance d'un certain alliage d'individualisme et de compétition pour que l'espèce humaine survive et se développe ("Sans les qualités asociales, les hommes auraient pu mener une vie de bergers arcadiens dans l'harmonie, le contentement et l'amour mutuel les plus complets, mais dans ce cas, tous leurs talents seraient restés à jamais cachés dans leur germe.". L'homme peut souhaiter la concorde, mais la nature sait mieux ce qui est bon pour son espèce, et la discorde n'est pas si intolérable que cela...

L'histoire de l'humanité, considérée dans son ensemble, peut être considérée comme la réalisation d'un plan caché de la nature visant à faire naître une constitution politique, intérieurement et extérieurement parfaite, seul état dans lequel toutes les capacités implantées par elle dans l'humanité peuvent être pleinement développées. Sans cette évolution, l'histoire ne serait alors rien d'autre qu'une folie sans fin. L'essai sur la "Paix éternelle" (publié en 1795, Kant avait soixante et onze ans) est un développement de ce thème, la paix armée devient à la longue plus oppressive qu'une guerre courte. "La constitution civile de chaque État devrait être républicaine, et la guerre déclarée que par un plébiscite de tous les citoyens...

 

1796 - Les dernières années de la vie de Kant furent assombries par des misères physiques, qu'il supporta vaillamment, et par l'affaiblissement graduel de ses forces intellectuelles, dont il eut conscience et souffrit cruellement. Vingt ans avant sa mort, il se plaignait déjà de ne pouvoir suivre sans effort le fil de ses propres conceptions. L'année 1796 fut notamment le signal d'une décadence rapide. Il dut suspendre ses cours. Cependant, il ne cessait de travailler ; mais il se sentait comme paralysé, perdait de vue l'ensemble de son système...

 

 Après Kant, tous les Allemands ont commencé à parler de métaphysique, Schiller et Goethe l'ont étudié, Beethoven a cité avec admiration ses célèbres paroles sur les deux merveilles de la vie, "le ciel étoilé au-dessus, la loi morale à l'intérieur" ; et Fichte, Schelling, Hegel et Schopenhauer ont produit en succession rapide de grands systèmes de pensée fondés sur l'idéalisme du vieux sage de Konigsberg. Jean Paul Richter pourra écrire, "Der liebe Gott hat am Anfang den Franzosen die Herrschaft des Landes gegeben; den Englischen die Herrschaft des Meeres; aber den Deutschen die Herrschaft der Wolken". La critique de la raison par Kant, et son exaltation du sentiment, ont préparé le volontarisme de Schopenhauer et de Nietzsche, l'intuitionnisme de Bergson, et le pragmatisme de William James ; son identification des lois de la pensée avec les lois de la réalité a donné à Hegel tout un système de philosophie. Après un siècle de lutte entre l'idéalisme de Kant, diversement réformé, et le matérialisme des Lumières, diversement rhabillé, l'avantage  semble revenir à Kant. Il en fût autrement de sa morale et de sa politique.. En lisant Kant, écrira Schopenhauer, "le public a été amené à voir que ce qui est obscur n'est pas toujours sans signification"...