Michel Foucault (1926-1984), "Maladie mentale et psychologie" (1954), "Histoire de la folie à l'âge classique" (1961), "Naissance de la clinique" (1963), "Raymond Roussel" (1963),  "Les Mots et les Choses" (1966), "L'Archéologie du Savoir" (1969),"L'Ordre du Discours" (1971),  "Histoire de la sexualité" (1976-1984) - "La Volonté de savoir" (1976), "L'Usage des plaisirs" (1984), "Le Souci de soi" (1984), "Dits et Ecrits, 1954-1988" - .....

Last update : 11/11/2016


1966 est une date d'importance avec la publication des "Mots et des choses" de Michel Foucault. L'évènement marqua une génération, profondément, en vain? L'ouvrage a libéré la pensée de l'emprise phénoménologique de l'époque, celle de Sartre, Husserl, Merleau-Ponty,  - via un extraordinaire sens de la formule que partage le philosophe avec ses prédécesseurs - comme d`un dogmatísme épistémologique dont seuls étaient capables des savants incapables d'être en même temps historiens et critiques....

Dans la préface à l'édition française d'un de ses ouvrages, "Critique du pouvoir" (1986-2016), Axel Honneth évoque l'époque de ce dernier frémissement du XXe siècle que fut le mouvement de 1968 et la figure alors dominante de Michel Foucault que découvraient dans le Berlin-Ouest du début des années 1980 le milieu des intellectuels et des étudiants de gauche. C'était bien l'analyse du pouvoir que son oeuvre semblait explorer qui retenait alors toute l'attention, l'analyse de la domination encore et toujours tant de fois conceptualisée mais sans réelle portée quant à la pratique, ou du moins penser les phénomènes de la domination ne la faisait pas pour autant disparaître : était-ce par ce qu'au fond elle avait été mal pensée ou tout simplement que la domination n'est qu'un fantasme de littérateur ? Ou s'était-on trompé de cheminement? Foucault suscita alors une attention fébrile, controversée : pour beaucoup, ce qu'il semblait proposer apparaissait "comme un instrument adéquat pour démasquer les mécanismes cachés de la domination, dont on pensait qu'ils étouffaient l'esprit ardent de résistance des masses ou qu'ils tentaient de le contrôler ...".  Il est une idée, pourtant, que nous laisse le philosophe et sa théorie de la société, c'est qu'il est en effet possible de mesurer les techniques de domination sociale à leurs manières d'agir sur les modes de comportements corporels des individus...

 

1960s-1970s furent deux décennies capitales dans l'histoire de notre pensée, deux décennies qui voient les sciences humaines atteindre tout à la fois apogée et dépérissement, elles vont en quelques vingtaines d'années nous donner tout qu'elles pouvaient nous offrir, et Foucault signera quelque part leurs disparitions, constatant la dissolution d'une idée de nous-même que la Renaissance avec imaginer avec tant d'exubérance...

 

Quant à la notion de "pouvoir", deux interprétations se succédèrent, via le "l'ordre du discours" : un phénomène langagier déjà donné et utilisé comme moyen par des intérêts de pouvoir, puis un discours décrit comme un flux omniprésent d'évènements verbaux, instable, contingent, produit d'opérations conduites par des intérêts de pouvoir. Subrepticement on est passé de l'analyse du discours, soutenue par le structuralisme et la sémiologie, à une théorie de la société qui entend étudier les relations causales ou fonctionnelles entre des formations de savoir et des relations de pouvoir : "par pouvoir, il me semble qu'il faut comprendre d'abord la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s'exercent, et sont constitutifs de leur organisation; le jeu qui par voie de luttes et d'affrontements incessants les transforme, les renforce, les inverse; les appuis que ces rapports de force trouvent les uns dans les autres, de manière à former chaîne ou système, ou, au contraire, les décalages, les contradictions qui les isolent les uns des autres" (Histoire de la sexualité I. La Volonté de savoir, Gallimard, 1976). Le pouvoir a donc ici ses racines dans un combat perpétuel, dans nombre de ces conflits qui se sont introduits subrepticement dans le quotidien de la société : "..le pouvoir vient d'en bas; c'est-à-dire qu'il n'y a pas, au principe des relations de pouvoir, et comme matrice générale, une opposition binaire et globale entre les dominateurs et les dominés, cette dualité se répercutant de haut en bas, et sur des groupes de plus en plus restreints jusque dans les profondeurs du corps social. Il faut plutôt supposer que les rapports de force multiples qui se forment et jouent dans les appareils de production, les familles, les groupes restreints, les institutions servent de supports à de larges effets de clivage qui parcourent l'ensemble du corps social" (op.cit.). Au fond, le pouvoir et le social comme des processus  de conflits d'actions stratégiques intégrés dans une logique globale qui n'aura de cesse de nous faire penser mais laissera indifférente la réalité sociale ...

 

Et c'est dans le contexte théorique de la mort de l'homme et de celle des sciences humaines que Foucault, philosophe du pouvoir et théoricien de l'enfermement, affirme paradoxalement un engagement politique qui le mène sur le front des diverses oppressions qui par essence frappent les minorités, et que lui-même, intellectuel, se vit objet et instrumentalisé par un "Pouvoir" que semble incarner une "classe dirigeante" au contour imprécis  ...

"Ce que les intellectuels ont découvert depuis la poussée récente (mai 68), c'est que les masses n'ont pas besoin d'eux pour savoir; elles savent parfaitement, clairement, beaucoup mieux qu'eux et elles disent fort bien. Mais il existe un système de pouvoir qui barre, interdit, invalide ce discours et ce savoir. Pouvoir qui n'est pas seulement dans les instances supérieures de la censure, mais qui s'enfonce très profondément, très subtilement dans tout le réseau de la société. Eux-mêmes, intellectuels, font partie de ce système de pouvoir, l'idée qu'ils sont les agents de la "conscience" et du discours fait elle-même partie de ce système.

Le rôle de l'intellectuel n'est plus de se placer "un peu en avant ou un peu à côté" pour dire la vérité muette de tous; c'est plutôt de lutter contre les formes de pouvoir là où il en est à la fois l'objet et l'instrument : dans l'ordre du "savoir", de la "vérité", de la "conscience", du "discours"..." (Entretien avec Gilles Deleuze, L'ARC, n° 49.)

Foucault dans "Nietzsche, la généalogie, l'histoire" (1971), donnera corps à une écriture de l'histoire des techniques sociales de domination qui alimente la genèse des idées de sujet et de morale, au centre de toute compréhension  de soi de la modernité : "L'humanité ne progresse pas lentement de combat en combat jusqu'à une réciprocité universelle, où les règles se substitueront, pour toujours, à la guerre; elle installe chacune de ces violences dans un système de règles, et va ainsi de domination en domination ..."


Michel Foucault (1926-1984) 

Normalien, agrégé de philosophie en 1951, Michel Foucault  commence à lire Nietzsche, lecture qui exercera une influence décisive sur son œuvre, puis en 1953, progressivement, laisse la phénoménologie et le marxisme pour s'inspirer de Bachelard, Nietzsche, Sade et Bataille. Il adopte alors la méthode des historiens pour nourrir son analyse philosophique. Dans ses trois grandes études des années 1960, l' "Histoire de la folie à l'âge classique" (1961), "Naissance de la clinique" et "Les Mots et les Choses" (1966), il établit les grandes lignes  d'une théorie de la modernité européenne en la définissant sur un plan culturel, sous la forme d'une reconstitution des systèmes de savoir.  Réunissant une multitude de documents, il tentera ainsi  une  "archéologie du savoir" dont le but est de faire la généalogie de concepts comme la folie, la sexualité, la délinquance et le pouvoir. Homosexuel, il s'intéressera à toutes les formes de marginalité générant des discriminations mentales, et utilisera sa notoriété pour défendre plus d'une cause, à l'instar de Sartre.

 


Dans "Michel Foucault, un parcours philosophique" de Hubert Dreyfus et Paul Rabinow (Beyond Structutalism and Hermeneutics, 1982, traduction Gallimard, 1984), présenté comme la première tentative d'ensemble pour rétablir la cohérence d'une des pensées majeures de notre temps", sont identifié un centre organisateur de l'oeuvre du philosophe, ce qu'il appelle le "bio-technico-pouvoir", une méthode, "combinaison critique du point de vue du sujet et du point de vue de l'objet, de l'herméneutique et du structuralisme", et enfin une "leçon" : "la philosophie est entièrement politique et entièrement historique", nous n'avons plus rien à attendre ni d'une fausse connaissance objective ni des illusions de la subjectivité pure, "mais tout à apprendre et à comprendre d'une généalogie des pratiques qui nous ont fait ce que nous sommes..."

 

Deux essais sur le sujet et le pouvoir figurent dans l'ouvrage, un large extrait permet de nous rendre compte à quel point nous vivons aujourd'hui un bien désagréable appauvrissement de nos cheminements critiques  ...

 

"POURQUOI ÉTUDIER LE POUVOIR I - LA QUESTION DU SUJET

"Les idées dont j'aimerais parler ici ne tiennent lieu ni de théorie ni de méthodologie.

je voudrais dire d'abord quel a été le but de mon travail ces vingt dernières années. Il n'a pas été d'analyser les phénomènes de pouvoir, ni de jeter les bases d'une telle analyse. J'ai cherché plutôt à produire une histoire des différents modes de subjectivation de l'être humain dans notre culture; j'ai traité, dans cette optique, des trois modes d'objectivation qui transforment les êtres humains en sujets. 

Il y a d'abord les différents modes d'investigation qui cherchent à accéder au statut de science ; je pense par exemple à l`objectivation du sujet parlant en grammaire générale, en philologie et en linguistique. Ou bien, toujours dans ce premier mode, à l'objectivation du sujet productif, du sujet qui travaille, en économie et dans l'analyse des richesses. Ou encore, pour prendre un troisième exemple, à l'objectivation du seul fait d'être en vie en histoire naturelle ou en biologie.

Dans la seconde partie de mon travail, j'ai étudié l'objectivation du sujet dans ce que j'appellerai les "pratiques divisantes". Le sujet est soit divisé à l'intérieur de lui-même, soit divisé des autres. Ce processus fait de lui un objet. Le partage entre le fou et l'homme sain d'esprit, le malade et l'individu en bonne santé, le criminel et le "gentil garçon", illustre cette tendance.

Enfin, j'ai cherché à étudier - c'est là mon travail en cours - la manière dont un être humain se transforme en sujet; j'ai orienté mes recherches vers la sexualité, par exemple - la manière dont l'homme a appris à se reconnaître comme sujet d'une "sexualité".

Ce n'est donc pas le pouvoir, mais le sujet, qui constitue le thème général de mes recherches.

Il est vrai que j'ai été amené à m'intéresser de près à la question du pouvoir. Il m'est vite apparu que, si le sujet humain est pris dans des rapports de production et des relations de sens, il est également pris dans des relations de pouvoir d'une grande complexité. Or il se trouve que nous disposons, grâce à l`histoire et à la théorie économiques, d'instruments adéquats pour étudier les rapports de production; de même, la linguistique et la sémiotique fournissent des instruments à l`étude des relations de sens. Mais pour ce qui est des relations de pouvoir, il n'y avait aucun outil défini; nous avions recours à des manières de penser le pouvoir qui s'appuyaient soit sur des modèles juridiques (qu'est-ce qui légitime le pouvoir?), soit sur des modèles institutionnels (qu'est-ce que l'Etat?).

Il était donc nécessaire d'élargir les dimensions d'une définition du pouvoir si on voulait utiliser cette définition pour étudier l'objectivation du sujet.

Avons-nous besoin d'une théorie du pouvoir? Puisque toute théorie suppose une objectivation préalable, aucune ne peut servir de base au travail d'analyse. Mais le travail d'analyse ne peut se faire sans une conceptualisation des problèmes traités. Et cette conceptualisation implique une pensée critique - une vérification constante. Il faut s'assurer tout d'abord de ce que j'appellerai les "besoins conceptuels". J'entends par là que la conceptualisation ne doit pas se fonder sur une théorie de l'objet : l'objet conceptualisé n'est pas le seul critère de validité d'une conceptualisation. Il nous faut connaître les conditions historiques qui motivent tel ou tel type de conceptualisation. Il nous faut avoir une conscience historique de la situation dans laquelle nous vivons.

Deuxièmement, il faut s'assurer du type de réalité auquel nous sommes confrontés. Un journaliste d'un grand journal français exprimait un jour sa surprise : "Pourquoi tant de gens soulèvent-ils la question du pouvoir aujourd'hui? Est-ce là un sujet si important? Et si indépendant qu'on puisse en parler sans tenir compte des autres problèmes?"

Cette surprise m'a stupéfié. 

Il m'est difficile de croire qu'il a fallu attendre le XXe siècle pour que cette question soit enfin soulevée. Pour nous, de toute façon, le pouvoir n'est pas seulement une question théorique, mais quelque chose qui fait partie de notre expérience. 

Je n'en prendrai à témoin que deux de ses "formes pathologiques" - ces deux "maladies du pouvoir" que sont le fascisme et le stalinisme. L'une des nombreuses raisons qui font qu'elles sont pour nous si déconcertantes, c'est qu'en dépit de leur singularité historique, elles ne sont pas tout à fait originales. Le fascisme et le stalinisme ont utilisé et étendu des mécanismes déjà présents dans la plupart des autres sociétés. Non seulement cela, mais malgré leur folie interne, ils ont, dans une large mesure, utilisé les idées et les procédés de notre rationalité politique.

Ce qu'il nous faut, c'est une nouvelle économie des relations de pouvoir - et j'utilise ici le mot "économie" dans son sens théorique et pratique. Pour dire les choses autrement : depuis Kant, le rôle de la philosophie est d'empêcher la raison d'excéder les limites de ce qui est donné dans l'expérience; mais depuis cette époque aussi - c'est-à-dire depuis le développement de l'État moderne et de la gestion politique de la société - la philosophie a également pour fonction de surveiller les pouvoirs excessifs de la rationalité politique. Et c'est lui demander beaucoup.

Ce sont là des faits d'une extrême banalité, que tout le monde connaît. Mais ce n'est pas parce qu'ils sont banals qu'ils n'existent pas. Ce qu'il faut faire avec les faits banals, c'est découvrir - ou du moins essayer de découvrir - quel problème spécifique et peut-être original s'y rattache.

La relation entre la rationalisation et les excès du pouvoir politique est évidente. Et nous ne devrions pas avoir à attendre la bureaucratie ou les camps de concentration pour reconnaître l'existence de relations de ce type. Mais le problème qui se pose est le suivant: que faire d'une telle évidence? Faut-il faire le procès de la raison? À mon avis, rien ne saurait être plus stérile. D'abord, parce que le champ à couvrir n'a rien à voir avec la culpabilité ou l'innocence. Ensuite, parce qu'il est absurde de renvoyer à la raison comme l'entité contraire de la non-raison. Enfin, parce qu'un tel procès nous condamnerait à jouer le rôle arbitraire et ennuyeux du rationaliste ou de l'irrationaliste.

Allons-nous essayer d'analyser ce type de rationalisme qui semble propre à notre culture moderne et qui trouve son point d'ancrage dans l'Aufklärung? Telle a été l'approche de certains membres de l'école de Francfort. Mon objectif, cependant, n'est pas d'entamer une discussion de leurs œuvres, pourtant importantes et précieuses. Mais plutôt de proposer un autre mode d'analyse des rapports entre la rationalisation et le pouvoir.

Sans doute est-il plus sage de ne pas envisager globalement la rationalisation de la société ou de la culture, mais plutôt d'analyser le processus dans plusieurs domaines, dont chacun renvoie à une expérience fondamentale : la folie, la maladie, la mort, le crime, la sexualité, etc.

Je pense que le mot « rationalisation ›› est dangereux. Ce qu'il faut faire, c'est analyser des rationalités spécifiques plutôt que d`invoquer sans cesse les progrès de la rationalisation en général. Même si l'Aufklärung a constitué une phase très importante de notre histoire et du développement de la technologie politique, je crois qu'il faut remonter à des processus beaucoup plus éloignés si l'on veut comprendre par quels mécanismes nous nous sommes retrouvés prisonniers de notre propre histoire.

Je voudrais suggérer ici une autre manière d'avancer vers une nouvelle économie des relations de pouvoir, qui soit à la fois plus empirique, plus directement reliée à notre situation présente, et qui implique davantage de rapports entre la théorie et la pratique. Ce nouveau mode d'investigation consiste à prendre les formes de résistance aux différents types de pouvoir comme point de départ. Ou, pour utiliser une autre métaphore, il consiste à utiliser cette résistance comme un catalyseur chimique qui permet de mettre en évidence les relations de pouvoir, de voir où elles s'inscrivent, de découvrir leurs points d'application et les méthodes qu'elle utilisent.

Plutôt que d'analyser le pouvoir du point de vue de sa rationalité interne, il s'agit d'analyser les relations du pouvoir à travers l'affrontement des stratégies.

Par exemple, il faudrait peut-être, pour comprendre ce que la société entend par "être sensé", analyser ce qui se passe dans le champ de l'aliénation. Et de même, analyser ce qui se passe dans le champ de l'illégalité pour comprendre ce que nous voulons dire quand nous parlons de légalité. Quant aux relations de pouvoir, pour comprendre en quoi elles consistent, il faudrait peut-être analyser les formes de résistance et les efforts déployés pour essayer de dissocier ces relations.

Je proposerai, comme point de départ, de prendre une série d'oppositions qui se sont développées ces quelques dernières années : l'opposition au pouvoir des hommes sur les femmes, des parents sur leurs enfants, de la psychiatrie sur les malades mentaux, de la médecine sur la population, de l'administration sur la manière dont les gens vivent. Il ne suffit pas de dire que ces oppositions sont des luttes contre l'autorité; il faut essayer de définir plus précisément ce qu'elles ont en commun.

1) Ce sont des luttes "transversales"; je veux dire par là qu'elles ne se limitent pas à un pays particulier. Bien sûr certains pays favorisent leur développement, facilitent leur extension, mais elles ne sont pas restreintes à un type particulier de gouvernement politique ou économique.

2) Le but de ces luttes, c'est les effets de pouvoir en tant que tels. Par exemple, le reproche qu'on fait à la profession médicale n'est pas d'abord d'être une entreprise à but lucratif, mais d'exercer sans contrôle un pouvoir sur les corps, la santé des individus, leur vie et leur mort.

3) Ce sont des luttes "immédiates", et ce pour deux raisons. D'abord parce que les gens critiquent les instances de pouvoir qui sont les plus proches d'eux, celles qui exercent leur action sur les individus. Ils ne cherchent pas l' "ennemi numéro un", mais l'ennemi immédiat. Ensuite, ils n'envisagent pas que la solution à leur problème puisse résider dans un quelconque avenir (c'est-à-dire dans une promesse de libération, de révolution, dans la fin du conflit de classes).

Par rapport à une échelle théorique d'explication ou à l'ordre révolutionnaire qui polarise l'historien, ce sont des luttes anarchiques.

Mais ce ne sont pas là leurs caractéristiques les plus originales. Leur spécificité se définit plutôt comme suit :

4) Ce sont des luttes qui mettent en question le statut de l'individu : d'un côté, elles affirment le droit à la différence et soulignent tout ce qui peut rendre les individus véritablement individuels. De l'autre, elles s'attaquent à tout ce qui peut isoler l'individu, le couper des autres, scinder la vie communautaire, contraindre l'individu à se replier sur lui-même et l'attacher à son identité propre. Ces luttes ne sont pas exactement pour ou contre l' "individu", mais elles s'opposent à ce qu'on pourrait appeler le "gouvernement par l`individualisation".

5) Elles opposent une résistance aux effets de pouvoir qui sont liés au savoir, à la compétence, et à la qualification. Elles luttent contre les privilèges du savoir. Mais elles s'opposent aussi au mystère, à la déformation et à tout ce qu'il peut y avoir de mystificateur dans les représentations qu'on impose aux gens. Il n'y a rien de "scientiste" dans tout cela (c'est-à-dire aucune croyance dogmatique en la valeur du savoir scientifique), mais il n'y a pas non plus de refus sceptique ou relativiste de toute vérité attestée. Ce qui est mis en question, c'est la manière dont le savoir circule et fonctionne, ses rapports au pouvoir. Bref, le régime du savoir.

6) Enfin, toutes les luttes actuelles tournent autour de la même question : qui sommes-nous? Elles sont un refus de ces abstractions, un refus de la violence exercée par l'État économique et idéologique qui ignore qui nous sommes individuellement, et aussi un refus de l'inquisition scientifique ou administrative qui détermine notre identité.

 

Pour résumer, le principal objectif de ces luttes n'est pas tant de s'attaquer à telle ou telle institution de pouvoir, ou groupe, ou classe, ou élite, qu'à une technique particulière, une forme de pouvoir. Cette forme de pouvoir s'exerce sur la vie quotidienne immédiate, qui classe les individus en catégories, les désigne par leur individualité propre, les attache à leur identité, leur impose une loi de vérité qu'il leur faut reconnaître et que les autres doivent reconnaître en eux. C'est une forme de pouvoir qui transforme les individus en sujets. Il y a deux sens au mot "sujet" : sujet soumis à l'autre par le contrôle et la dépendance, et sujet attaché à sa propre identité par la conscience ou la connaissance de soi. Dans les deux cas, ce mot suggère une forme de pouvoir qui subjugue et assujettit.

D'une manière générale, on peut dire qu'il y a trois types de luttes: celles qui s'opposent aux formes de domination (ethniques, sociales et religieuses); celles qui dénoncent les formes d'exploitation qui séparent l`individu de ce qu'il produit; et celles qui combattent tout ce qui lie l'individu à lui-même et assure ainsi sa soumission aux autres (luttes contre l'assujettissement, contre les diverses formes de subjectivité et de soumission).

L'histoire est riche en exemples de ces trois types de luttes sociales, qu'elles se produisent de manière isolée ou conjointe.

Mais même lorsque ces luttes s'entremêlent, il y en a presque toujours une qui domine. Dans les sociétés féodales, par exemple, ce sont les luttes contre les formes de domination ethnique ou sociale qui prévalent, alors même que l'exploitation économique aurait pu constituer un facteur de révolte très important.

C'est au XIXe siècle que la lutte contre l'exploitation est venue au premier plan. Et aujourd'hui, c'est la lutte contre les formes d'assujettissement - contre la soumission de la subjectivité - qui prévaut de plus en plus, même si les luttes contre la domination et l'exploitation n'ont pas disparu, bien au contraire. J'ai le sentiment que ce n'est pas la première fois que notre société se trouve confrontée à ce type de lutte ..."


Globalement, on identifie trois mouvements successifs dans la pensée de Michel Foucault, trois mouvements d'une grande intensité intellectuelle, parfaitement séduisants, réveillant bien des esprits en quête d'un miracle dans le domaine alors riche de perspectives des sciences humaines. Trois mouvements par ailleurs très rapidement, trop rapidement, consommés ainsi qu'en témoignent les conceptions qui les sous-tendent et les tentatives de dépassement...

 

Dans un premier mouvement, Foucault n'explique la singularité théorique du concept de sujet propre à la philosophie réflexive que du point de vue de l'histoire de la science. C'est dans un contexte de "critique structuraliste" que Michel Foucault inaugure sa théorie, à la lumière de la linguistique de Roman Jakobson et de l'analyse des sociétés par Lévi-Strauss. Jusque-là, Jean-Paul Sartre compris, toute la philosophie n'était que "philosophie du sujet", c'est-à-dire philosophie d'un être humain qui se penche sur son existence et sur le sens, pour lui, de ce monde. Mais voici que disparaissent tant le sujet que l'objet, parler n'est plus assumer la responsabilité de notre parole : celle-ci est directement dépendante d'un inconscient individuel et collectif, de règles et de contraintes qui ont permis par exemple à Jacques Lacan de remplacer le "je parle" par son fameux "ça parle". Notre discours est ainsi structuré par un réseau de règles largement inconscientes et issues des conditions historiques dans lesquelles nous existons. Tout ce que nous pensons sur nous-même et sur le monde, tout ce qui semble faire sens, est en fait conditionné par ces règles. Et celles-ci changent avec le temps. Tous les concepts que nous manipulons ne sont pas vérités éternelles, et nécessitent un véritable travail de généalogie. Emmanuel Kant avait révolutionné la philosophie en renonçant à se demander pourquoi le monde est tel qu'il nous apparaît. Ici, on se pose une autre question, celle de savoir pourquoi nous voyons le monde comme nous le voyons. Et c'est ainsi que Foucault forge une "archéologie" pour étudier l'histoire de la pensée et affirme que l'être humain est une "invention" récente, l'idée d' "homme" ne s'est constituée comme objet d'étude qu'au début du XIXe siècle, et cette idée d'homme est vouée à la disparition ...

 

Les premières oeuvres majeures de Michel Foucault abordent le phénomène de l'enfermement, du fou (Histoire de la folie, 1961) ou du délinquant (Surveiller et punir, 1975), pour montrer que l'internement et l'isolation de l'homme par l'homme relèvent d'un choix et d'une pratique sociale: toutes les structures qui organisent les croyances d'une culture sont conditionnées par l'histoire. Mon travail?, dira-t-il en 1968, c'est d'essayer de retrouver dans l'histoire de la science, des connaissances et du savoir humain quelque chose qui en serait comme l'inconscient.. (Quinzaine littéraire).

 

Ses réflexions débouchent sur une critique générale des sciences humaines. Quel projet anime fondamentalement les sciences humaines? Ce moment où l'être humain s'est reconnu posséder le double rôle d'objet et de sujet, part d'une réalité de la nature vers laquelle il se tourne pour la connaître et objet de connaissance au sein d'un système de savoirs, celui de la modernité européenne. C'est alors que le monde se retrouve décomposable en autant de dimensions qu'il a de fonctions à remplir en vue de permettre les modes historiques d'existence de l'être humain, les difficultés commencent donc, il n'y a plus de vérité générale qui puisse s'appliquer à l'homme; la connaissance de l'homme est indissociable d'un mode de pensée structuré par les institutions et le pouvoir en place à un certain moment de l'histoire. A partir de là, Michel Foucault va tenter d'identifier les différentes strates qui constituent la pensée à une époque donnée. Le terrain d'application de cette nouvelle approche sera, à partir de 1976, celui de la sexualité....

Entre-temps, "Les mots et les choses" le feront découvrir par un très large public à partir de 1966, et l'idée centrale est celle-ci : l'homme, en tant qu'objet de savoir, est de date récente, il a été constitué comme objet de savoir par un contexte et un dispositif de penser spécifique qui a une origine et donc une fin. Nous croyons penser l'être humain que nous sommes, en fait c'est "un visage de sable" dont nous parlons ...

Dans "L'Archéologie du savoir" (1969), plus ardu et contesté, Foucault entend s'affranchir  de tous les concepts utilisés dans la théorie sociale et qui seraient impliqués dans la philosophie du sujet, et de même de toutes les références à ces opérations signifiantes que réalise ce même sujet. Mais au seuil de sa conclusion, le voici qui semble abandonner le programme d'une analyse du savoir initiée sur une base sémiologique. S'ouvre alors un tout autre chemin, celui de déterminer la fonction du discours comme instrument de pouvoir ...

On a parlé de "revirement", les évènements du mouvement étudiant en France de 1968 ne semble pas étranger à la chose. C'est ainsi que son concept de discours, qui semblait alors marquer le pas, est interprété comme une formation de savoir assumant la fonction toute particulière d(accroître le pouvoir ...

En 1970, dans son discours inaugural prononcé au Collège de France, Foucault présente dans ses grandes lignes un panorama des stratégies institutionnelles grâce à l'exercice desquelles "la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée" (L'Ordre du Discours). Des stratégies institutionnelles qui prennent en charge non pas le "discours", mais la création d'un "ordre" dans le discours". 

 

Le "grand modèle" de l'histoire n'est plus celui de la langue et des signes, mais des luttes, des stratégies, des tactiques ...


ETAPE I - L'ARCHEOLOGIE D'UN SILENCE - La méthode archéologique consiste à étudier l'épistémè d'une époque, c'est-à-dire l'ensemble des catégories objectives, liées aux structures sociales, qui, à une époque donnée, commandent la connaissance. C'est à l'étude de la folie que Michel Foucault a d'abord appliqué cette méthode ...

 

"Pascal : "Les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie de n'être pas fou." Et cet autre texte, de Dostoïewski, dans le Journal d'un écrivain : « Ce n'est pas en enfermant son voisin qu'on se convainc de son propre bon sens."

Il faut faire l'histoire de cet autre tour de folie, - de cet autre tour par lequel les hommes, dans le geste de raison souveraine qui enferme leur voisin, communiquent et se reconnaissent à travers le langage sans merci de la non-folie; retrouver le moment de cette conjuration, avant qu'elle n'ait été définitivement établie dans le règne de la vérité, avant qu'elle n'ait été ranimée par le lyrisme de la protestation. Tâcher de rejoindre, dans l'histoire, ce degré zéro de l'histoire de la folie, où elle est expérience indifférenciée, expérience non encore partagée du partage lui-même. Décrire, dès l'origine de sa courbure, cet "autre tour", qui, de part et d'autre de son geste, laisse retomber, choses désormais extérieures, sourdes à tout échange, et comme mortes l'une à l'autre, la Raison et la Folie. 

C°est là sans doute une région incommode. Il faut pour la parcourir renoncer au confort des vérités terminales, et ne jamais se laisser guider par ce que nous pouvons savoir de la folie. Aucun des concepts de la psycho-pathologie ne devra, même et surtout dans le jeu implicite des rétrospections, exercer de rôle organisateur. Est constitutif le geste qui partage la folie, et non la science qui s'établit, ce partage une fois fait, dans le calme revenu. Est originaire la césure qui établit la distance entre raison et non-raison ; quant à la prise que la raison exerce sur la non-raison pour lui arracher sa vérité de folie, de faute ou de maladie, elle en dérive, et de loin. Il va donc falloir parler de ce primitif débat sans supposer de victoire, ni de droit à la victoire; parler de ces gestes ressassés dans l'histoire, en laissant en suspens tout ce qui peut faire figure d'achèvement, de repos dans la vérité; parler de ce geste de coupure, de cette distance prise, de ce vide instauré entre la raison et ce qui n'est pas elle, sans jamais prendre appui sur la plénitude de ce qu'elle prétend être.

Alors, et alors seulement, pourra apparaître le domaine où l'homme de folie et l'homme de raison, se séparant, ne sont pas encore séparés, et dans un langage très originaire, très fruste, bien plus matinal que celui de la science, entament le dialogue de leur rupture, qui témoigne d'une façon fugitive qu'ils se parlent encore. Là, folie et non-folie, raison et non-raison sont confusément impliquées : inséparables du moment qu'elles n'existent pas encore, et existant l'une pour l'autre, l'une par rapport à l'autre, dans l'échange qui les sépare.

Au milieu du monde serein de la maladie mentale, l'homme moderne ne communique plus avec le fou : il y a d'une part l'homme de raison qui délègue vers la folie le médecin, n'autorisant ainsi de rapport qu'à travers l'universalité abstraite de la maladie ;  il y a d'autre part l'homme de folie qui ne communique avec l'autre que par l'intermédiaire d'une raison tout aussi abstraite, qui est ordre, contrainte physique et morale, pression anonyme du groupe, exigence de conformité. De langage commun, il n'y en a pas ; ou plutôt il n”y en a `plus ; la constitution de la folie comme maladie mentale, à la fin du XVIIIe siècle, dresse le constat d'un dialogue rompu, donne la séparation comme déjà acquise, et enfonce dans l'oubli tous ces mots imparfaits, sans syntaxe fixe, un peu balbutiants, dans lesquels se faisait l'échange de la folie et de la raison. Le langage de la psychiatrie, qui est monologue de la raison sur la folie, n'a pu s'établir que sur un tel silence. Je n'ai pas voulu faire l'histoire de ce langage; plutôt l'archéologie de ce silence."

(Histoire de la folie, Préface, Plon, éd.)


Folie et déraison. Histoire de la folie à l'âge classique (1961) 

L'ouvrage suscita de nombreuses polémiques tant au niveau des matériaux qu'à celui de l'interprétation des faits retenus. Michel Foucault entend montrer que le regard que l'on porte sur la folie dépend de la culture dans laquelle elle s'inscrit. Pour ce faire il esquisse les grandes étapes du rapport de la raison à la folie, de la fin du Moyen Age jusqu'à la naissance de l'asile au XIXe siècle. La Renaissance avait donné la parole aux fous, l'âge classique va les réduire au silence. La folie va se constituer en maladie mentale avec la naissance de l'asile.  Gladys Swain et Marcel Gauchet contestèrent cette interprétation, considérant que l'instauration de l'asile avait pour projet de considérer les malades mentaux comme des hommes à part entière (La Pratique de l'esprit humain, 1980).

 

"..La Folie dont la Renaissance vient de libérer les voix, mais dont elle a maîtrisé déjà la violence, l'âge classique va la réduire au silence par un étrange coup de force. Dans le cheminement du doute, Descartes rencontre la folie à côté du rêve et de toutes les formes d'erreur. Cette possibilité d'être fou, ne risque-t-elle pas de le déposséder de son propre corps, comme le monde du dehors peut s'esquiver dans l'erreur, ou la conscience s'endormir dans le rêve? "Comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps sont à moi, si ,ce n'est peut-être que je me compare à certains insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile qu'ils assurent constamment qu'ils sont des rois lorsqu'ils sont très pauvres, qu'ils sont vêtus d'or et de pourpre lorsqu'ils sont tout nus, ou qu'ils s'imaginent être des cruches ou avoir un corps de verre? "  Mais Descartes n'évite pas le péril de la folie comme il contourne l'éventualité du rêve ou de l'erreur. Pour trompeurs qu'ils soient, les sens, en effet, ne peuvent altérer que "les choses fort peu sensibles et fort éloignées"; la force de leurs illusions laisse toujours un résidu de vérité, "que je suis ici, au coin du feu, vêtu d'une robe de chambre". Quant au rêve, il peut, comme l'imagination des peintres, représenter "des sirènes ou des satyres par des figures bizarres et extraordinaires"; mais il ne peut ni créer ni composer de lui-même ces choses "plus simples et plus universelles" dont l'arrangement rend possibles les images fantastiques: "De ce genre de choses est la nature corporelle en général et son étendue."  Celles-là sont si peu feintes qu'elles assurent aux songes leur vraisemblance - inévitables marques d'une vérité que le rêve ne parvient pas à compromettre. Ni le sommeil peuplé d'images, ni la claire conscience que les sens se trompent ne peuvent porter le doute au point extrême de son universalité; admettons que les yeux nous déçoivent, "supposons maintenant que nous sommes endormis", la vérité ne glissera pas tout entière dans la nuit.

Pour la folie, il en est autrement; si ses dangers ne compromettent pas la démarche, ni l'essentiel de sa vérité, ce n'est pas parce que telle chose, même dans la pensée d'un fou, ne peut pas être fausse; mais parce que moi qui pense, je ne peux pas être fou. Quand je crois avoir un corps, suis-je assuré de tenir une vérité plus ferme que celui qui s'imagine avoir un corps de verre? Assurément, car "ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leur exemple". Ce n'est pas la permanence d'une vérité qui garantit la pensée contre la folie, comme elle lui permettait de se déprendre d'une erreur ou d'émerger d'un songe; c'est une impossibilité d'être fou, essentielle non à l'objet de la pensée, mais au sujet qui pense. On peut supposer qu'on rêve et s'identifier au sujet rêvant pour trouver "quelque raison de douter" : la vérité apparaît encore, comme condition de possibilité du rêve. On ne peut, en revanche, supposer, même par la pensée, qu'on est fou, car la folie justement est condition d'impossibilité de la pensée : "Je ne serais pas moins extravagant..."

Dans l'économie du doute, il y a un déséquilibre fondamental entre folie d'une part, rêve et erreur de l'autre. Leur situation est différente par rapport à la vérité et à celui qui la cherche; songes ou illusions sont surmontés dans la structure même de la vérité; mais la folie est exclue par le sujet qui doute. Comme bientôt sera exclu qu'il ne pense pas, et qu'il n'existe pas. Une certaine décision a été prise, depuis les Essais. Quand Montaigne rencontrait le Tasse, rien ne l'assurait que toute pensée n'était pas hantée de déraison. Et le peuple? Le « pauvre peuple abusé de ces folies ››? L'homme de pensée est-il à l'abri de ces extravagances? Il est "pour le moins aussi à plaindre" lui-même. Et quelle raison pourrait le faire juge de la folie? « La raison m'a instruit que de condamner aussi résolument une chose pour fausse et impossible, c'est se donner l'avantage d'avoir dans la tète les bornes et les limites de la volonté de Dieu et de la puissance de notre mère Nature et n'y a pourtant de plus notable folie au monde que de les ramener à la mesure de notre capacité et suffisance"..." (Gallimard)

Malgré son titre, l' "Histoire de la folie à l'Âge classique" n'est pas "histoire",  la folie ne semble pas a priori une maladie dont on pourrait entreprendre la description des variétés et des moyens de les soigner à travers le temps : c'est une "forme de savoir".  Pour Foucault, la raison ne saurait avoir de privilège objectif sur la déraison, ce qui permet au passage de violemment condamner la psychiatrie en tant que "monologue de la raison sur la folie". Forme de savoir, donc, qui revient à nier la nécessité de la dimension tragique de l'existence humaine, contraignant la folie au silence par le refus de tout dialogue avec elle. Le but de Foucault est de "retrouver de l'intérieur" le discours du fou, de démonter le mécanisme par lequel l'homme dit raisonnable désigne le fou, et se convainc de son propre bon sens en l'enfermant. Ce mécanisme a été mis en place il y a peu : jusqu'à la Renaissance, « le débat de l'homme avec la démence était un débat dramatique qui l'affrontait aux puissances sourdes du monde". Et la folie faisait alors partie du monde. Ce que ne pouvait comprendre la culture dominante du XVIIe et du XVIIIe siècles. C'est ainsi qu' "un objet nouveau vient de faire son apparition dans le paysage imaginaire de la Renaissance; bientôt il y occupera une place privilégiée : c'est la nef des fous, étrange bateau ivre qui file le long des calmes fleuves de la Rhénanie et des canaux flamands".

Cette image, que l'on retrouve chez Jérôme Bosch ou Breughel, témoigne du fait que, à partir de la Renaissance, les fous sont chassés des villes et souvent enfermés dans les anciennes léproseries. Alors que la lèpre disparait en Europe vers la fin du Moyen Age, les fous vont prendre aussitôt la place des lépreux, dans les mêmes lieux, souffrant du même type d'exclusion, à moins qu'ils ne soient poussés le long des fleuves par les mariniers, marchands ou pèlerins chargés de les éloigner. D'un mot, le Moyen Age avait respecté le fou, mystérieusement relié à un au-delà auquel il avait un accès privilégié, et le voici réintégré dans le monde profane à la Renaissance, devenu dérision ou mal sans recours qui inquiète et qui n'ouvre que sur le déchirement ou la mort. L'heure du grand renfermement est proche car, après avoir fait peur au XVe siècle, la folie va devenir objet de compréhension : la nef va se muer en hôpital....

 

A mesure que la nouvelle civilisation bourgeoise prend conscience de son pouvoir et de sa force, et fonde sa légitimité sur la raison toute-puissante, elle va éliminer systématiquement tout ce qui s'en écarte : criminels et pédérastes, fous et vagabonds. Le Paris du XVIIe siècle comprenait ainsi 1'% d'enfermés. La maison d'internement la plus célèbre est alors l'Hôpital général. Il n'avait rien à voir avec la médecine, mais tout contribuait à en faire la solution universelle du pouvoir royal au problème de la mendicité et des marginaux. Foucault note qu'il n'est pas indifférent que les fous aient été enveloppés dans la grande prescription de l'oisiveté : la folie n'est pas productive, donc elle est coupable en ces premiers temps de construction du capitalisme. A la limite, elle n'existe pas, car elle n'a pas de place dans la société qui s'ébauche.

"Au fond, l'internement ne vise pas tellement à supprimer la folie... Son essence n'est pas conjuration d'un péril. Il manifeste seulement ce qu'est, dans son essence, la folie : c'est-à-dire une mise à jour du non-être; et manifestant cette manifestation il la supprime par là-même puisqu'il la restitue à sa vérité de néant.

L'internement, c'est la pratique qui correspond au plus juste à une folie éprouvée comme déraison, c'est-à-dire comme négativité vide de la raison ; la folie y est reconnue comme n'étant rien".

Après l'âge classique, vient l'attitude du XIXe siècle : c'est en effet la période de la psychologie qui commence, celle qui va étiqueter les différentes formes de troubles mentaux. La folie n'est pas une entité dont il serait possible de dessiner les contours. Elle offre une relation inscrite dans la réalité de l'expérience collective. Les "espaces" de  la raison et de la déraison ne sont pas donnés une fois pour toutes : ils vont varier selon les clôtures définies par les différentes sociétés.  Mais quand bien même réduite au silence et exclue, nous verrons que "la folie a valeur de langage, et ses contenus prennent sens à partir de ce qui la dénonce et la repousse comme folie"

 

Au XIXe siècle, la psychiatrie charge la folie d'une culpabilité nouvelle : elle va lui associer des notions de sanction morale et de punition que l'on ne rencontrait pas à son propos à l'âge classique. "La folie est maintenant détachée de sa vérité qui était la déraison..., et elle ne sera plus dès lors qu'un phénomène à la dérive, insignifiant, sur la surface indéfinie de la nature" .

Les asiles sont devenus lieux de châtiment : dans "Naissance de la clinique", Foucault ira encore plus loin et dénoncera dans l'ensemble du système hospitalier du XIXe siècle un lieu d'internement destiné à la mise à l'écart des personnalités non conformistes par la Bourgeoisie....

 

Le XIXe siècle, âge du positivisme, est aussi le siècle de l'anatomie et de la pathologie, découpage des corps morts pour découvrir les secrets des vivants. Michel Foucault se demande :  "Comment notre culture en est-elle venue à donner à la maladie le sens de la déviation, et au malade un statut qui l'exclut? Et comment, malgré cela, notre société s'exprime-t-elle dans ces formes morbides où elle refuse de se reconnaître" (cf. Maladie mentale et Psychologie).

 

Le XIXe siècle débouche sur Freud, qui laisse parler le rêve, c'est une ouverture. Il semble alors qu'il ne reste plus qu'à l'imiter en ce qui concerne la folie, et à laisser parler l'irraison. Foucault va donc tenter de recueillir les éléments fractionnés d'un discours que notre société a voulu étouffer. Le moment où est née la séparation de la folie et de la raison est inscrit entre deux événements relativement proches : la fondation de l'Hôpital général en 1656 et la libération des Enchaînés de Bicêtre à la Révolution en 1794. Ce moment n'a de sens que par la rupture qu'il introduit avec le débat de l'homme et de la démence. Après lui, la folie, au prix d'une expulsion du monde raisonnable, trouve place dans le domaine scientifique...

 

Désormais, sur la base de l'immense masse de documents qui retracent le discours de la science sur la folie, c'est-à-dire sur la base d'une "archive", Michel Foucault propose d'étudier, non pas ce discours, mais les conditions de sa production. Il s'agit de découper dans le tissu historique le moment qui fonde la naissance d'un type de langage : le langage psychiatrique d'abord, qui n'a pu se constituer qu'après le partage social de la raison et de la non-raison. Le langage clinique n'a à son tour émergé qu'à partir d'une série convergente d'événements linguistiques, historiques, sociaux...

 

"L'homme occidental n'a pu se constituer à ses propres yeux comme homme de science (...) que dans l'ouverture de sa propre suppression : de l'expérience de la déraíson sont nées toutes les psychologies et la possibilité même de la psychologie, de l'interprétation de la mort dans la pensée médicale est née une médecine qui se donne comme science de l'individu" (Naissance de la clinique)


Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical (1963) 

« La recherche ici entreprise implique donc le projet délibéré d’être à la fois historique et critique, dans la mesure où il s’agit, hors de toute intention prescriptive, de déterminer les conditions de possibilité de l’expérience médicale telle que l’époque moderne l’a connue. Une fois pour toutes, ce livre n’est pas écrit pour une médecine contre une autre, ou contre la médecine pour une absence de médecine. Ici comme ailleurs, il s’agit d’une étude qui essaie de dégager dans l’épaisseur du discours les conditions de son histoire. » Naissance de la clinique constitue aussi, à travers une analyse historique et critique de la constitution du sujet, le malade, tel qu’il peut devenir objet de connaissance. 

"Il est important de déterminer comment et sur quel mode les diverses formes du savoir médical se réfèrent aux notions positives de "santé" et de "normalité". D'une façon très globale, on peut dire que jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, la médecine s'est référée beaucoup plus à la santé qu'à la normalité : elle ne prenait pas appui sur l'analyse d'un fonctionnement "régulier" de l'organisme pour chercher où il est dévié, par quoi il est perturbé, comment on peut le rétablir : elle se référait plutôt à des qualités de vigueur, de souplesse, de fluidité que la maladie ferait perdre et qu'il s'agirait de restaurer. Dans cette mesure, la pratique médicale pouvait accorder une grande place au régime, à la diététique, bref. à toute une règle de vie et d'alimentation que le sujet s'imposait à lui-même. Dans ce rapport privilégié de la médecine à la santé se trouvait inscrite la possibilité d'être médecin de soi-même. La médecine du XIXe siècle s`ordonne plus, en revanche, à la normalité, qu'à la santé; c'est par rapport à un type de fonctionnement ou de structure organique qu'elle forme ses concepts et prescrit ses interventions ; et la connaissance physiologique, autrefois savoir marginal pour le médecin et purement théorique, va s`installer (Claude Bernard en porte témoignage) au cœur même de toute réflexion médicale. Il y a plus : le prestige des sciences de la vie au XIXe siècle, le rôle de modèle qu'elles ont mené, surtout dans les sciences de l'homme, n'est pas lié primitivement au caractère compréhensif et transférable des concepts biologiques, mais plutôt au fait que ces concepts étaient disposés dans un espace dont la structure profonde répondait à l'opposition du sain et du morbide. Lorsqu'on parlera de la vie des groupes et des sociétés, de la vie de la race, ou même de la "vie psychologique", on ne pensera pas seulement à la structure interne de l'être organisé, mais à la bipolarité médicale du normal et du pathologique. La conscience vit, puisqu'elle peut être altérée, amputée, dérivée de son cours, paralysée : les sociétés vivent puisqu'il y en a de malades qui s`étiolent, et d'autres, saines, en pleine expansion ; la race est un être vivant qu`on doit dégénérer ; et les civilisations aussi, dont on a pu constater tant de fois la mort. Si les sciences de l'homme sont apparues dans le prolongement des sciences de la vie, c`est peut-être parce qu'elles étaient biologíquement sous-tendues. mais c'est aussi qu'elle l`étaient médicalement : sans doute par transfert, importation et souvent métaphore, les sciences de l'homme ont utilisé des concepts formés par les biologistes; mais l'objet même qu'elles se donnaient (l'homme, ses conduites. ses réalisations individuelles et sociales) se donnait donc un champ partagé selon le principe du normal et du pathologique. D`où le caractère singulier des sciences de l'homme, impossibles à détacher de la négativité où elles sont apparues, mais liées aussi à la positivité qu'elles situent, implicitement, comme norme. [...] Il restera sans doute décisif pour notre culture que le premier discours scientifique tenu par elle sur l'individu ait dû passer par ce moment de la mort. C`est que l'homme occidental n`a pu se constituer à ses propres yeux comme objet de science. Il ne s`est pris a l`intérieur de son langage et ne s`est donné en lui et par lui une existence discursive qu'en référence à sa propre destruction : de l'expérience de la Déraison sont nées toutes les psychologies et la possibilité même de la psychologie : de la mise en place de la mort dans la pensée médicale est née une médecine qui se donne comme science de l'individu. Et d`une façon générale, l'expérience de l'individualité dans la culture moderne est peut-être liée à celle de la mort : des cadavres ouverts de Bichat à l`homme freudien, un rapport obstiné à la mort prescrit à l`universel son visage singulier et prête à la parole de chacun le pouvoir d'être indéfiniment entendue ; l`individu lui doit un sens qui ne s`arrête pas avec lui. Le partage qu`elle trace et la finitude dont elle impose la marque nouent paradoxalement l'universalité du langage à la forme précaire et irremplaçable de l'individu. Le sensible. inépuisable à la description. et que tant de siècles ont voulu dissiper, trouve enfin dans la mort la loi de son discours. Elle donne à voir. dans un espace articulé par le langage. la profusion des corps et leur ordre simple..." (Naissance de la clinique. P.U.F.)


L'écriture des "Mots et des Choses" (1966) porte une véritable entreprise d`examen critique de la manière dont des objets de savoir possibles deviennent des objets de connaissance et, réciproquement, des règles qui font que le sujet peut devenir en tant que sujet objet de savoir. C'est une histoire critique de la genèse, de I 'extension et des limites des sciences humaines...

Présentant le livre pour sa candidature au Collège de France, Foucault le décrivit comme une expérience inverse de celle de son "Histoire de la folie à l'âge cIassique" publié cinq années auparavant, cinq années de maturation de sa pensée. L'intention est toujours de déterminer des domaines de savoir qui ne soient ni exactement des sciences ni des habitudes mentales. Mais il s'agit avec "Les Mots et les Choses" de neutraliser tout l`aspect pratique et institutionnel, « a l'inverse de ce qui était accompli dans le premier ouvrage - et d`étudier, à une époque donnée, plusieurs de ces domaines de savoir: les classifications naturelles, la grammaire générale , l'analyse des richesses, aux XVIIe et XVIIIe siècles, c'est-à-dire le sujet qui vit, parle et travaille. Par l'analyse du type de problème que chacun de ces domaines pose et des concepts qu'il met enjeu, des identités, des analogies, des ensembles de différences apparaissent entre eux. Une configuration globale se dessine, qui organise d'une façon cohérente toute une région de la connaissance empirique. Ces relations systématiques dans l'architecture propre à chaque domaine, si elles ne suffisent pas à caractériser l`esprit classique en général, définissent du moins une méthode: l'archéologie interne de chacun pris individuellement...

 

Michel Foucault entend restituer dans sa matérialité la pratique du discours qui a engendré "l'homme", car cet homme n'est qu'un évènement un concept apparu dans le champ du savoir au XVIe siècle, - on n'y avait pas pris garde tant il semblait s'imposer à la surface des choses. Et aujourd'hui il semble possible d'affirmer sans doute que cet "homme", objet et sujet de la philosophie, savoir empirique construit par les sciences humaines,  n'existe pas. "L'homme  n'est pas le plus vieux problème ni le plus constant qui se soit posé au savoir humain". Pour tenter d'illustrer la situation actuelle de l'homme, - tout ce qui oriente son comportement lui échappe et appartient à un monde invisible mais bien présent -, Foucault débute les "Mots et les Choses" par Vélasquez, peignant les "Ménines" : tout le tableau converge vers un seul sujet, les souverains, mais ceux-ci ne sont pas représentés...

"Dans la mesure où, résidant à l'extérieur du tableau, ils sont retirés en une invisibilité essentielle, ils ordonnent autour d'eux toute Ia représentation; c'est à eux qu'on fait face, vers eux qu'on se tourne, à leurs yeux qu'on présente Ia princesse dans sa robe de fête; de la toile retournée à l'infante, et de celle-ci au nain jouant à l'extrême droite, une courbe se dessine (...) pour ordonner à leurs regards toute la disposition du tableau, et faire apparaître le véritable centre de la composition auquel le regard de l'infante et l'image dans le miroir sont finalement soumis".... 


Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines (1966) 

 Le sous-titre du livre est "Une archéologie des sciences humaines", la mise en correspondance entre l'homme et le monde, l'homme et lui-même aboutit à la rupture de l`homme et de ses savoirs. La fonction représentative des facultés de connaître devient elle-même problématique. Le sujet représentant, pour y voir clair dans la représentation, va se transformer en objet et prendre conscience de son existence, comme d`une existence à la

fois autonome et finie, précaire et déterminée. Son autoréflexion, qui était devenue le fondement unique des certitudes ultimes, est une autolimitation qui devient le fondement de toute incertitude et de toute précarité: la figure de l'Homme, puisqu'elle a pu naître sur ce terrain, peut aussi y disparaître....

En quelques années parfois, une culture peut cesser de "penser comme elle l'avait fait jusque-là et se met à penser autre chose et autrement".  Chaque époque est, en effet, caractérisée par une configuration souterraine qui produit, en même temps que ses problèmes, une grille du savoir qui rend possible tout discours scientifique, des périodes bien distinctes séparées par des ruptures. Cet «a priori historique» est appelé par Foucault "épistémè" : socles du savoir qui délimitent ce qu'une époque peut penser comme ce qu'elle ne peut pas penser. Toute science se développe à l'intérieur de ce cadre, et est ainsi en relation avec les autres sciences qui lui sont contemporaines.  

 

ETAPE 2 - LA MORT DE L'HOMME - Ce qui caractérise l'épistémè contemporaine, c'est que le langage n'apparaît plus comme l'acte d'un sujet, mais comme un être ("il y a du langage") et "l'être du langage n'apparaît pour lui-même que dans la disparition du sujet" ...

 

"Toute l'épistémè moderne - celle qui s'est formée vers la fn du XVIIIe siècle et sert encore de sol positif à notre savoir, celle qui a constitué le mode d'être singulier de l'homme et la possibilité de le connaître empiriquement - toute cette épistémè était liée å la disparition du Discours et de son règne monotone, au glissement du langage du côté de l'objectivité et à sa réapparition multiple. Si ce même langage surgit maintenant avec de plus en plus d'insistance en une unité que nous devons mais que nous ne pouvons pas encore penser, n'est-ce pas le signe que toute cette configuration va maintenant basculer, et que l'homme est en train de périr à mesure que brille plus fort à notre horizon l'être du langage ? 

L'homme s'étant constitué quand le langage était voué à la dispersion, ne va-t-il pas être dispersé quand le langage se rassemble? Et si cela était vrai, ne serait-ce pas une erreur - une erreur profonde puisqu'elle nous cacherait ce qu'il faut penser maintenant - d'interpréter l'expérience actuelle comme une application des formes du langage à l'ordre de l'humain?

Ne faudrait-il pas plutôt renoncer à penser l'homme, ou, pour être plus rigoureux, penser au plus près cette disparition de l'homme - et le sol de possibilité de toutes les sciences de l'homme - dans sa corrélation avec notre souci du langage ? 

Ne faut-il pas admettre que, le langage étant là de nouveau, l'homme va revenir à cette inexistence sereine où l'avait maintenu jadis l'unité impérieuse du Discours ? L'homme avait été une figure entre deux modes d'être du langage ; ou plutôt, il ne s'est constitué que dans le temps où le langage, après avoir été logé à l'intérieur de la représentation et comme dissous en elle, ne s'en est libéré qu'en se morcelant : l'homme a composé sa propre figure dans les interstices d'un langage en fragments. Bien sûr, ce ne sont pas là des affirmations, tout au plus des questions auxquelles il n'est pas possible de répondre; il faut les laisser en suspens là où elles se posent en sachant seulement que la possibilité de les poser ouvre sans doute une pensée future.

Une chose en tout cas est certaine : c'est que l'homme n'est pas le plus vieux problème ni le plus constant qui se soit posé au savoir humain. En prenant une chronologie relativement courte et un découpage géographique restreint - la culture européenne depuis le XVIe siècle - on peut être sûr que l'homme y est une invention récente. Ce n'est pas autour de lui et de ses secrets que, longtemps, obscurément, le savoir a rôdé. En fait, parmi toutes les mutations qui ont affecté le savoir des choses et de leur ordre, le savoir des identités, des différences, des caractères, des équivalences, des mots, - bref au milieu de tous les épisodes de cette profonde histoire du Même - un seul, celui qui a commencé il y a un siècle et demi et - qui peut-être est en train de se clore, a laissé apparaître la figure de l'homme. Et ce n'était point là libération d'une vieille inquiétude, passage à la conscience lumineuse d'un souci millénaire, accès à l'objectivité de ce qui longtemps était resté pris dans des croyances ou dans des philosophies : c'était l'effet d'un changement dans les dispositions fondamentales du savoir.

L'homme est une invention dont l'archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine.

 

Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont apparues, si par quelque événement dont nous pouvons tout au plus pressentir la possibilité, mais dont nous ne connaissons pour l'instant encore ni la forme ni la promesse, elles basculaient, comme le fit au tournant du XVIIIe siècle le sol de la pensée classique, - alors on peut bien parier que l'homme s'effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable." (Les mots et les choses, fin, Gallimard, éd.)

 

C'est dans le chapitre IX des Mots et des Choses que Michel Foucault retrace ce modèle de la philosophie réflexive qui surgit entre les XVIIIe et XIXe siècles, une représentation et une critique du concept de sujet qui va dominer toute la tradition de la pensée européenne. Un modèle qui va identifier la singularité de l'être humain dans le fait que, s'il a réussi à s'objectiver en agissant, il sait dans le même temps se ressaisir en réflichissant à son objectivation ... A déguster ...

"I. LE RETOUR DU LANGAGE

Avec la littérature, avec le retour de l'exégèse et le souci de la formalisation, avec la constitution d'une philologie, bref avec la réapparition du langage dans un foisonnement multiple, l'ordre de la pensée classique peut désormais s'effacer. A cette date, il entre, pour tout regard ultérieur, dans une région d'ombre. Encore, n'est-ce pas d'obscurité qu'il faudrait parler, mais d'une lumière un peu brouillée, faussement évidente et qui cache plus qu'elle ne manifeste : du savoir classique, il nous semble en effet que nous connaissons tout, si nous comprenons qu'il est rationaliste, qu'il accorde, depuis Galilée et Descartes, un privilège absolu à la Mécanique, qu'il suppose une ordonnance générale de la nature, qu'il admet une possibilité d'analyse assez radicale pour découvrir l'élément ou l'origine, mais qu'il pressent déjà, à travers et malgré tous ces concepts de l'entendement, le mouvement de la vie, l'épaisseur de l'histoire et le désordre, difficile à maîtriser, de la nature. Mais ne reconnaître la pensée classique qu'à de tels signes, c'est en méconnaître la disposition fondamentale; c'est négliger entièrement le rapport entre de telles manifestations et ce qui les rendait possibles. Et comment, après tout (sinon par une technique laborieuse et lente), retrouver le complexe rapport des représentations, des identités, des ordres, des mots, des êtres naturels, des désirs et des intérêts, à partir du moment où tout ce grand réseau s'est défait, où les besoins ont organisé pour eux-mêmes leur production, où les vivants se sont repliés sur les fonctions essentielles de la vie, où les mots se sont alourdis de leur histoire matérielle - bref, à partir du moment où les identités de la représentation ont cessé de manifester sans réticence ni résidu l'ordre des êtres? Tout le système des grilles qui analysait la suite des représentations (mince série temporelle se déroulant dans l'esprit des hommes) pour la faire basculer, pour l'arrêter, la déployer et la répartir en un tableau permanent, toutes ces chicanes constituées par les mots et le discours, par les caractères et le classement, par les équivalences et l'échange, sont maintenant abolis, au point qu'il est difficile de retrouver la manière dont cet ensemble a pu fonctionner.

La dernière "pièce" qui ait sauté - et dont la disparition a éloigné pour toujours de nous la pensée classique - c'est justement la première de ces grilles : le discours qui assurait le déploiement initial, spontané, naïf de la représentation en tableau. Du jour où il a cessé d'exister et de fonctionner à l'intérieur de la représentation comme sa mise en ordre première, la pensée classique a cessé du même coup de nous être directement accessible.

 

Le seuil du classicisme à la modernité (mais peu importent les mots eux-mêmes - disons de notre préhistoire à ce qui nous est encore contemporain) a été définitivement franchi lorsque les mots ont cessé de s'entrecroiser avec les représentations et de quadriller spontanément la connaissance des choses.

Au début du XIXe siècle, ils ont retrouvé leur vieille, leur énigmatique épaisseur; mais ce n'est point pour réintégrer la courbe du monde qui les logeait à la Renaissance, ni pour se mêler aux choses en un système circulaire de signes. Détaché de la représentation, le langage n'existe plus désormais, et jusqu'à nous encore, que sur un mode dispersé : pour les philologues, les mots sont comme autant d'objets constitués et déposés par l'histoire; pour ceux qui veulent formaliser, le langage doit dépouiller son contenu concret et ne plus laisser apparaître que les formes universellement valables du discours; si on veut interpréter, alors les mots deviennent texte à fracturer pour qu'on puisse voir émerger en pleine lumière cet autre sens qu'ils cachent; enfin il arrive au langage de surgir pour lui-même en un acte d'écrire qui ne désigne rien de plus que soi. Cet éparpillement impose au langage, sinon un privilège, du moins un destin qui apparaît singulier quand on le compare à celui du travail ou de la vie. Quand le tableau de l'histoire naturelle fut dissocié, les êtres vivants n'ont pas été dispersés, mais regroupés au contraire autour de l'énigme de la vie; lorsque l'analyse des richesses eut disparu, tous les processus économique se sont regroupés autour de la production et de ce qui la rendait possible; en revanche, lorsque l'unité de la grammaire générale -le discours - s'est dissipé, alors le langage est apparu selon des modes d'être multiples, dont l'unité, sans doute, ne pouvait pas être restaurée. C'est pour cette raison,

peut-être, que la réflexion philosophique s'est tenue pendant longtemps éloignée du langage. Alors qu'elle cherchait inlassablement du côté de la vie ou du travail quelque chose qui fût son objet, ou ses modèles conceptuels, ou son sol réel et fondamental, elle ne prêtait au langage qu'une attention d'à côté; il s'agissait surtout pour elle d'écarter les obstacles qu'il pouvait opposer à sa tâche; il fallait, par exemple, libérer les mots des contenus silencieux qui les aliénait, ou encore assouplir le langage et le rendre de l'intérieur comme fluide pour qu'affranchi des spatialisations de l'entendement, il puisse rendre le mouvement de la vie et sa durée propre. Le langage n'est rentré directement et pour lui-même dans le champ de la pensée qu'à la fin du XIXe siècle. On pourrait même dire au XXe, si Nietzsche

le philologue - et là encore il était si sage, il en savait si long, il écrivait de si bons livres -  n'avait le premier rapproché la tâche philosophique d'une réflexion radicale sur le langage.

Et voilà que maintenant dans cet espace philosophique philologique que Nietzsche a ouvert pour nous, le langage surgit selon une multiplicité énigmatique qu'il faudrait maîtriser. Apparaissent alors, comme autant de projets (de chimères, qui peut le savoir pour l'instant?), les thèmes d'une formalisation universelle de tout discours, ou ceux d'une exégèse intégrale du monde qui en serait en même temps la parfaite démystification, ou ceux d'une théorie générale des signes; ou encore le thème (qui fut sans doute historiquement premier) d'une transformation sans reste, d'une résorption intégrale de tous les discours en un seul mot, de tous les livres en une page, de tout le monde en un livre. La grande tâche à laquelle s'est voué Mallarmé, et jusqu'à la mort, c'est elle qui nous domine maintenant; dans son balbutiement, elle enveloppe tous nos efforts d'aujourd'hui pour ramener à la contrainte d'une unité peut-être impossible l'être morcelé du langage. L'entreprise de Mallarmé pour enfermer tout discours possible dans la fragile épaisseur du mot, dans cette mince et matérielle ligne noire tracée par l'encre sur le papier, répond au fond à la question que Nietzsche prescrivait à la philosophie. Pour Nietzsche, il ne s'agissait pas de savoir ce qu'étaient en eux-mêmes le bien et le mal, mais qui était désigné, ou plutôt qui parlait lorsque, pour se désigner soi-même, on disait A gathos, et Deilos pour désigner

les autres. Car c'est là, en celui qui tient le discours et plus profondément détient la parole, que le langage tout entier se rassemble. A cette question nietzschéenne : qui parle? Mallarmé répond, et ne cesse de reprendre sa réponse, en disant que ce qui parle, c'est en sa solitude, en sa vibration fragile, en son néant le mot lui-même - non pas le sens du mot, mais son être énigmatique et précaire. Alors que Nietzsche maintenait jusqu'au bout l'interrogation sur celui qui parle, quitte en fin de compte à faire irruption lui-même à l'intérieur de ce questionnement pour le fonder sur lui-même, sujet parlant et interrogeant : Ecce homo, - Mallarmé ne cesse de s'effacer lui-même de son propre langage au point de ne plus vouloir y figurer qu'à titre d'exécuteur dans une pure cérémonie du Livre où le discours se composerait de lui-même. Il se pourrait bien que toutes les questions qui traversent actuellement notre curiosité (Qu'est-ce que le langage? Qu'est-ce qu'un signe? Ce qui est muet dans le monde, dans nos gestes, dans tout le blason énigmatique de nos conduites, dans nos rêves et nos maladies - tout cela parle-t-il, et quel langage tient-il, selon quelle grammaire? Tout est-il signifiant, ou quoi, et pour qui et selon quelles règles? Quel rapport y a-t-il entre le langage et l'être, et est-ce bien à l'être que toujours s'adresse le langage, celui, du moins, qui parle vraiment? Qu'est-ce donc que ce langage, qui ne dit rien, ne se tait jamais et s'appelle "littérature" ?) - il se pourrait bien que toutes ces questions se posent aujourd'hui dans la distance jamais comblée entre la question de Nietzsche et la réponse que lui fit Mallarmé.

Ces questions, nous savons maintenant d'où elles nous viennent. Elles ont été rendues possibles par le fait qu'au début du XIXe siècle, la loi du discours s'étant détachée de la représentation, l'être du langage s'est trouvé comme fragmenté; mais elles sont devenues nécessaires lorsque, avec Nietzsche, avec Mallarmé, la pensée fut reconduite, et violemment, vers le langage lui-même, vers son être unique et difficile. Toute la curiosité de notre pensée se loge maintenant dans la question :

Qu'est-ce que le langage, comment le contourner pour le faire apparaître en lui-même et dans sa plénitude? En un sens, cette question prend la relève de celles qui, au XIXe siècle, concernaient la vie ou le travail. Mais le statut de cette recherche et de toutes les questions qui la diversifient n'est pas parfaitement clair. Faut-il y pressentir la naissance, moins encore, la première lueur au bas du ciel d'un jour qui s'annonce à peine, mais où nous devinons déjà que la pensée - cette pensée qui parle depuis des millénaires sans savoir ce que c'est que parler ni même qu'elle parle - va se ressaisir en son entier et s'illuminer à nouveau dans l'éclair de l'être? N'est-ce pas ce que Nietzsche préparait, lorsqu'à l'intérieur de son langage, il tuait l'homme et Dieu à la fois, et promettait par là avec le Retour le scintillement multiple et recommencé des dieux? Ou faut-il admettre tout simplement que tant de questions sur le langage ne font que poursuivre, qu'achever tout au plus cet événement dont l'archéologie nous a appris l'existence et les premiers effets dès la fin du XVIIIe siècle? Le fractionnement du langage, contemporain de son passage à l'objectivité philologique, ne serait alors que la conséquence la plus récemment visible (parce que la plus secrète et la plus fondamentale) de la rupture de l'ordre classique; en nous efforçant de dominer cette brisure et de faire

apparaître le langage en son entier, nous porterions à son terme ce qui s'est passé avant nous et sans nous, vers la fin du XVIIIe siècle. Mais que serait donc cet achèvement? En voulant reconstituer l'unité perdue du langage, est-ce qu'on va jusqu'au bout d'une pensée qui est celle du XIXe siècle ou est-ce qu'on s'adresse à des formes qui déjà sont incompatibles avec elle? La dispersion du langage est liée, en effet, sur un mode fondamental à cet événement archéologique qu'on peut désigner par la disparition du Discours. Retrouver en un espace unique le grand jeu du langage, ce pourrait être aussi bien faire un bond décisif vers une forme toute nouvelle de pensée que refermer sur lui-même un mode de savoir constitué au siècle précédent.

A ces questions, il est vrai que je ne sais pas répondre ni, dans ces alternatives, quel terme il conviendrait de choisir. Je ne devine même pas si je pourrai y répondre jamais, ou s'il me viendra un jour des raisons de me déterminer. Toutefois je sais maintenant pourquoi, comme tout le monde, je peux me les poser - et je ne peux pas ne pas me les poser aujourd'hui. Seuls ceux qui ne savent pas lire s'étonneront que je l'ai appris plus clairement chez Cuvier, chez Bopp, chez Ricardo que chez Kant ou Hegel...."


Les sciences humaines, le triède des savoirs - "Le mode d'être de l'homme tel qu'il s'est constitué dans la pensée moderne lui permet de jouer deux rôles : il est à la fois au fondement de toutes les positivités et présent, d'une façon qu'on ne peut même pas dire privilégiée, dans l'èlément des choses empiriques. Ce fait - il ne s'agit point là de l'essence en général de l'homme, mais purement et simplement de cet a priori historique, qui depuis le XIXe siècle, sert de sol presque évident à notre pensée - ce fait est sans doute décisif pour le statut à donner aux «sciences humaines», à ce corps de connaissances (mais ce mot même est peut-être trop fort : disons, pour être plus neutre encore, à cet ensemble de discours) qui prend pour objet l'homme en ce qu'il a d'empirique.

La première chose à constater, c'est que les sciences humaines n'ont pas reçu en héritage un certain domaine déjà dessiné, arpenté peut-être en son ensemble, mais laissé en friche, et qu'elles auraient eu pour tâche d'élaborer avec des concepts enfin scientifiques et des méthodes positives; le XVIIIe siècle ne leur a pas transmis sous le nom d'homme ou de nature humaine un espace circonscrit de l'extérieur, mais encore vide, que leur rôle eût été ensuite de couvrir et d'analyser. Le champ épistémologique que parcourent les sciences humaines n'a pas été prescrit à l'avance : nulle philosophie, nulle option politique ou morale, nulle science empirique quelle qu'elle soit, nulle observation du corps humain, nulle analyse de la sensation, de l'imagination ou des passions n'a jamais, au XVIIe et au XVIIIe siècle, rencontré quelque chose comme l'homme; car l'homme n'existait pas (non plus que la vie, le langage et le travail); et les sciences humaines ne sont pas apparues lorsque, sous l'effet de quelque rationalisme pressant, de quelque problème scientifique non résolu, de quelque intérêt pratique, on s'est décidé à faire passer l'homme (bon gré, mal gré, et avec plus ou moins de succès) du côté des objets scientifiques -- au nombre desquels il n'est peut-être pas prouvé encore qu'on puisse absolument le ranger; elles sont apparues du jour où l'homme s'est constitué dans la culture occidentale à la fois comme ce qu'il faut penser et ce qu'il y a à savoir. Il ne fait pas de doute, certes, que l'émergence historique de chacune des sciences humaines se soit faite à l'occasion d'un problème, d'une exigence, d'un obstacle d'ordre théorique ou pratique; il a certainement fallu les nouvelles normes que la société industrielle a imposées aux individus pour que, lentement, au cours du XIXe siècle, la psychologie se constitue comme science; il a aussi fallu sans doute les menaces qui depuis la Révolution ont pesé sur les équilibres sociaux, et sur celui-là même qui avait instauré la bourgeoisie, pour qu'apparaisse une réflexion de type sociologique. Mais si ces références peuvent bien expliquer pourquoi c'est bien en telle circonstance déterminée et pour répondre à telle question précise que ces sciences se sont articulées; leur possibilité intrinsèque, le fait nu que, pour la première fois depuis qu'il existe des êtres humains et qui vivent en société, l'homme, isolé ou en groupe, soit devenu objet de science, -- cela ne peut pas être considéré ni traité comme un phénomène d'opinion : c'est un événement dans l'ordre du savoir.

Et cet événement s'est lui-même produit dans une redistribution générale de l'épistémè : lorsque, quittant l'espace de la représentation, les êtres vivants se sont logés dans la profondeur spécifique de la vie, les richesses dans la poussée progressive des formes de la production, les mots dans le devenir des langages. Il était bien nécessaire dans ces conditions que la connaissance de l'homme apparaisse, en sa visée scientifique, comme contemporaine et de même grain que la biologie, l'économie et la philologie si bien qu'on a vu en elle, tout naturellement, un des progrès les plus décisifs faits, dans l'histoire de la culture européenne, par la rationalité empirique. Mais puisqu'en même temps la théorie générale de la représentation disparaissait et que s'imposait en retour la nécessité d'interroger l'être de l'homme comme fondement de toutes les positivités, un déséquilibre ne pouvait pas manquer de se produire : l'homme devenait ce à partir de quoi toute connaissance pouvait être constituée en son évidence immédiate et non problématisée; il devenait, a fortiori, ce qui autorise la mise en question de toute connaissance de l'homme. De là cette double et inévitable contestation : celle qui forme le perpétuel débat entre les sciences de l'homme et les sciences tout court, les premières ayant la prétention invincible de fonder les secondes, qui sans cesse sont obligées de chercher leur propre fondement, la justification de leur méthode et la purification de leur histoire, contre le "psychologisme", contre le "sociologisme", contre l' "historicisme"; et celle qui forme le perpétuel débat entre la philosophie qui objecte aux sciences humaines la naïveté avec laquelle elles essaient de se fonder elles-mêmes, et ces sciences humaines qui revendiquent comme leur objet propre ce qui aurait constitué jadis le domaine de la philosophie.

Mais que toutes ces constatations soient nécessaires, cela ne veut pas dire qu'elles se développent dans l'élément de la pure contradiction; leur existence, leur inlassable répétition depuis plus d'un siècle n'indiquent pas la permanence d'un problème indéfiniment ouvert; elles renvoient à une disposition épistémologique précise et fort bien déterminée dans l'histoire. A l'époque classique, depuis le projet d'une analyse de la représentation jusqu'au thème de la mathesis universalis, le champ du savoir était parfaitement homogène : toute connaissance, quelle qu`elle fût, procédait aux mises en ordre par l'établissement des différences et définissait les différences par l'instauration d'un ordre: ceci était vrai pour les mathématiques, vrai aussi pour les taxinomies (au sens large) et les sciences de la nature; mais vrai également pour toutes ces connaissances approximatives, imparfaites et pour une grande part spontanées qui sont à l'œuvre dans la construction du moindre discours ou dans les processus quotidiens de l'échange; c'était vrai enfin pour la pensée philosophique et ces longues chaînes ordonnées que les Idéologues, non moins que Descartes ou Spinoza, mais sur un autre mode, ont voulu établir pour mener nécessairement des idées les plus simples et les plus évidentes jusqu'aux vérités les plus composées. Mais à partir du XIXe siècle le champ épistémologique se morcelle, ou plutôt il éclate dans des directions différentes. On échappe difficilement au prestige des classifications et des hiérarchies linéaires à la manière de Comte; mais chercher à aligner tous les savoirs modernes à partir de mathématiques, c'est soumettre au seul point de vue de l'objectivité de la connaissance, la question de la positivité des savoirs, de leur mode d'être, de leur enracinement dans ces conditions de possibilité qui leur donne, dans l'histoire, à la fois leur objet et leur forme.

Interrogé à ce niveau archéologique, le champ de l'épistémè moderne ne s'ordonne pas à l'idéal d'une mathématisation parfaite, et il ne déroule pas à partir de la pureté formelle une longue suite de connaissances descendantes de plus en plus chargées d'empiricité. Il faut plutôt se représenter le domaine de l'épistémè moderne comme un espace volumineux et ouvert selon trois dimensions. Sur l'une d'entre elles, on situerait les sciences mathématiques et physiques, pour lesquelles l'ordre est toujours un enchaînement déductif et linéaire de propositions évidentes ou vérifiées; il y aurait, dans une autre dimension, des sciences (comme celles du langage, de la vie, de la production et de la distribution des richesses) qui procèdent à la mise en rapport d'éléments discontinus mais analogues, si bien qu'elles peuvent établir entre eux des relations causales et des constantes de structure. Ces deux premières dimensions définissent entre elles un plan commun : celui qui peut apparaître, selon le sens dans lequel on le parcourt, comme champ d'application des mathématiques à ces sciences empiriques, ou domaine du mathématisable dans la linguistique, la biologie et l'économie. 

Quant à la troisième dimension ce serait celle de la réflexion philosophique qui se développe comme pensée du Même; avec la dimension de la linguistique, de la biologie et de l'économie, elle dessine un plan commun : la peuvent apparaître et sont en effet apparues les diverses philosophies de la vie, de l'homme aliéné, des formes symboliques (lorsqu'on transpose à la philosophie les concepts et les problèmes qui sont nés dans différents domaines empiriques); mais là aussi sont apparues, si on interroge d'un point de vue radicalement philosophique le fondement de ces empiricités, des ontologies régionales qui essaient de définir ce que sont, en leur être propre, la vie, le travail et le langage; enfin la dimension philosophique définit avec celle des disciplines mathématiques un plan commun : celui de la formalisation de la pensée.

De ce trièdre épistémologique, les sciences humaines sont exclues, en ce sens du moins qu'on ne peut les trouver sur aucune des dimensions ni à la surface d'aucun des plans ainsi dessinés. Mais on peut dire aussi bien qu'elles sont incluses par lui, car c'est dans l'interstice de ces savoirs, plus exactement dans le volume défini par leurs trois dimensions qu'elles trouvent leur place. Cette situation (en un sens mineure, en un autre privilégiée) les met en rapport avec toutes les autres formes de savoir : elles ont le projet, plus ou moins différé, mais constant, de se donner ou en tout cas d'utiliser, à un niveau ou à un autre, une formalisation mathématique; elles procèdent selon des modèles ou des concepts qui sont empruntés à la biologie, à l'économie et aux sciences du langage; elles s`adressent enfin à ce mode d'être de l'homme que la philosophie cherche à penser au niveau de la finitude radicale, tandis qu'elles-mêmes veulent en parcourir les manifestations empiriques. C'est peut-être cette répartition en nuage dans un espace à trois dimensions qui rend les sciences humaines si difficiles à situer, qui donne son irréductible précarité à leur localisation dans le domaine épistémologique, qui les fait apparaître a la fois périlleuses et en péril. Périlleuses, car elles représentent pour tous les autres savoirs comme un danger permanent : certes, ni les sciences déductives, ni les sciences empiriques, ni la réflexion philosophique ne risquent,- si elles demeurent dans leur dimension propre, de "passer" aux sciences humaines ou de se charger de leur impureté; mais on sait quelles difficultés, parfois, rencontre l'établissement de ces plans intermédiaires qui unissent les unes aux autres les trois dimensions de l'espace épistémologique; c'est que la moindre déviation par rapport à ces plans rigoureux, fait tomber la pensée dans le domaine investi par les sciences humaines : de là le danger du "psychologisme", du "sociologisme", - de ce qu'on pourrait appeler d'un mot l' "anthropologisme" - qui devient menaçant dès que par exemple on ne réfléchit pas correctement les rapports de la pensée et de la formalisation, ou dès qu'on n'analyse pas comme il faut les modes d'être de la vie, du travail et du langage. L' "anthropologisation" est de nos jours le grand danger intérieur du savoir. On croit facilement que l'homme s'est affranchi de lui-même depuis qu'il a découvert qu'il n'était ni au centre de la création, ni au milieu de l'espace, ni peut-être même au sommet et à la fin dernière de la vie; mais si l'homme n'est plus souverain au royaume du monde, s'il ne règne plus au mitan de l'être, les "sciences humaines" sont de dangereux intermédiaires dans l'espace du savoir. Mais à dire vrai cette posture même les voue à une instabilité essentielle. Ce qui explique la difficulté des "sciences humaines", leur précarité, leur incertitude comme sciences, leur dangereuse familiarité avec la philosophie, leur appui mal défini sur d'autres domaines du savoir, leur caractère toujours second et dérivé, mais leur prétention à l'universel, ce n'est pas, comme on le dit souvent, l'extrême densité de leur objet; ce n'est pas le statut métaphysique, ou l'ineffaçable transcendance de cet homme dont elles parlent, mais bien la complexité de la configuration épistémologique où elles se trouvent placées, leur rapport constant aux trois dimensions qui leur donne leur espace..." (Les mots et les choses, Gallimard)

 

Michel Foucault distingue donc trois étapes dans l'histoire du savoir dans la pensée occidentale, à partir du Moyen Age. Chacune de ces étapes est caractérisée par une "épistemè", soit des cadres de pensées et de savoirs caractéristiques de leur époque.

- Jusqu'à la fin du XVIe siècle, l'étude du monde repose sur la ressemblance et l'interprétation. 

- A partir du milieu du XVIIe siècle, la préoccupation dominante est celle de trouver un ordre dans le monde et de répartir les objets selon des classifications formelles. 

- Enfin, au début du XIXe siècle, l'homme lui-même entre dans le champ du savoir. Le règne du Discours s'achève, et l'Homme apparaît, un homme qui parle, vit, travaille. Une philologie, une biologie, une économie politique se constituent, se substituant à la grammaire générale, à l'analyse des richesses, à l'histoire naturelle de l'époque précédente. "Une chose en tout cas est certaine : c'est que l'homme n'est pas le plus vieux problème ni le plus constant qui se soit posé au savoir humain. En prenant une chronologie relativement courte et un découpage géographique restreint - la culture européenne depuis le XVIe siècle - on peut être sûr que l'homme y est une invention récente... Et ce n'était point là libération d'une vieille inquiétude, passage à la conscience lumineuse d'un souci millénaire, accès à l'objectivité de ce qui longtemps était resté pris dans des croyances ou dans des philosophies : c'était l'effet d'un changement dans les dispositions fondamentales du savoir. L'homme est une invention dont l'archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine."

 

Au XVIe siècle donc, le langage fait partie du monde et les mots sont considérés comme une espèce particulière de choses : les choses que l'on déchiffre, le lien entre les mots et les choses est nommé la "ressemblance"....

"La loi de nature, c'est la différence des mots et des choses - le partage vertical entre le langage et ce qu'au-dessous de lui il est chargé de désigner; la règle des conventions, c'est la ressemblance des mois entre eux, le grand réseau horizontal qui forme les mots les uns à partir des autres et les propage à l'infini."

La question que pose implicitement le livre a été résumée dans les Cahiers pour l'analyse (no 9) par Foucault lui-même : à quelles conditions la pensée classique a-t-elle pu réfléchir entre les choses des rapports de similitude ou d'équivalence, qui fondent et justifient les mots, les classifications, les échanges ?

 

"Jusqu'à la fin du XVIe siècle, la ressemblance a joué un rôle bâtisseur dans le savoir de la culture occidentale. C'est elle qui a conduit pour une grande part l'exégèse et l'interprétation des textes: c'est elle qui a organisé le jeu des symboles, permis la connaissance des choses visibles et invisibles, guidé l'art de les représenter. Le monde s'enroulait sur lui-même: la terre répétant le ciel, les visages se mirant dans les étoiles, et l'herbe enveloppant dans ses tiges les secrets qui servaient à l'homme. La peinture imitait l'espace. Et la représentation - qu'elle fût fête ou savoir - se donnait comme répétition : théâtre de la vie ou miroir du monde, c'était là le titre de tout langage, sa manière de s'annoncer et de formuler son droit à parler. Il faut nous arrêter un peu en ce moment du temps où la ressemblance va dénouer son appartenance au savoir et disparaître, au moins pour une part, de l'horizon de la connaissance. A la fin du XVIe siècle, au début encore du XVIIe, comment la similitude était-elle pensée? Comment pouvait-elle organiser les figures du savoir? Et s'il est vrai que les choses qui se ressemblaient étaient en nombre infini, peut-on, du moins, établir les formes selon lesquelles il pouvait leur arriver d'être semblables les unes aux autres?"

 

Mais la ressemblance présentait un grand danger : le savoir ne pouvait s'étendre qu'aux choses capables de se ressembler entre elles. On ne pouvait rien découvrir de nouveau. La scolastique devint un système étouffant d'épuisement des textes....

 

Michel Foucault voit à travers le personnage de Don Quichotte, "pèlerin méticuleux qui fait étape devant toutes les marques de la similitude", un bon symbole de la rupture entre une époque où mots et choses se ressemblaient, et la nouvelle épistêmê dans laquelle le langage ne rejoint plus les choses. Mais Don Quichotte, qui lit le monde pour démontrer les livres, se heurte à la non-concordance des signes et du réel. Il ne parvient décoder le monde qu'à travers une grille périmée : il n'est pas de son siècle. Car les troupeaux, les servantes et les auberges ne sont pas les châteaux, les dames et les armées qu'il croit voir...

"Don Quichotte dessine le négatif du monde de la Renaissance ; l'écriture a cessé d'être la prose du monde ; les ressemblances et les signes ont dénoué leur vieille entente ; les similitudes déçoivent, tournent à la vision et au délire ; les choses demeurent obstinément dans leur identité  ironique : elles ne sont plus que ce qu'elles sont ; les mots errent à l'aventure, sans contenu..." (p61).

 

L'âge classique va consomme le divorce entre les mots et les  choses: le XVIIe siècle inaugure le baroque et les débauches de trompe-l'œil. La similitude, jusque-là seule forme de savoir, devient erreur : le langage n'est plus un résumé du monde et doit se réorganiser, car les mots et les choses se séparent. C'est bien le sens du tableau de Velasquez : "On a beau dire ce que l'on voit, ce que l'on voit ne tient pas dans ce que l'on dit".

Les philosophes de l'âge classique se sont tous opposés à la théorie des similitudes, et tout particulièrement Descartes, le chercheur rationaliste d'une nouvelle structure d'ordre (la Mathématique universelle). L'importance capitale de Descartes ne procède pas d'abord de l'invention du rationalisme, mais davantage de son invention de l'analyse en tant que méthode, qui balaya la méthode analogique et marqua une rupture entre une épistémè dépassée et un nouvel âge du savoir. Les mathématiques symbolisent l'esprit classique, car tout le savoir de l'époque reposait sur le concept mathématique de l'ordre. Le langage devient une analyse de la pensée, non en tant que découpage, mais en tant qu' "instauration profonde de l'ordre dans l'espace". C'est l'époque de l'union du langage et de la connaissance. "Parler, éclairer et savoir sont, au sens strict du terme, du même ordre". C'est ainsi que l'on peut comprendre la magnifique cohérence, aux XVIIe et XVIIIe siècles, entre la théorie de la représentation et les thèmes du langage, de l'histoire naturelle et de la richesse. 

 

En effet, l'âge classique inaugure trois langages nouveaux qui font se dissoudre la "prose du monde" : la grammaire générale, l'analyse des richesses et l'histoire naturelle. On se met à penser la nature comme une collection de réalités classables ou comme un enchaînement linéaire d'événements causes et conséquences les uns des autres. L'âge classique a la manie de la classification, mais son rationalisme est un peu naïf ... 

 

Entre 1775 et 1825 va s'ouvrir la seconde brèche : la philologie, l'économie politique et la biologie se substituent aux trois formes de savoir du siècle précédent; le langage cherche à pénétrer les structures cachées des objets ...

 

"Le seuil du classicisme à la modernité (mais peu importent les mots eux:-mêmes - disons de notre préhistoire à ce qui nous est encore contemporain) a été définitivement franchi lorsque les mots ont cessé de s'entrecroiser avec les représentations et de quadriller spontanément la connaissance des choses. Au début du XIXe siècle, ils ont retrouvé leur vieille, leur énigmatique épaisseur; mais ce n'est point pour réintégrer la courbe du monde qui les logeait à la Renaissance, ni pour se mêler aux choses en un système circulaire de signes. Détaché de Ia représentation, le langage n'existe plus désormais, et jusqu'à nous encore, que sur un mode dispersé : pour les philologues, les mots sont comme autant d'objets constitués et déposés par l'histoire ; pour ceux qui veulent formaliser, le langage doit dépouiller son contenu concret et ne plus laisser apparaître que les formes universellement valables du discours; si on veut interpréter, alors les mots deviennent texte à fracturer pour qu'on puisse voir émerger en pleine lumière cet autre sens qu'ils cachent; enfin, il arrive au langage de surgir par lui-même en un acte d'écrire qui ne désigne plus rien que soit" (p. 315)

 

"Les thèmes modernes d'un individu vivant, parlant et travaillant selon les lois d'une économie, d'une philologie et d'une biologie, mais qui, par une sorte de torsion interne et de recouvrement, aurait reçu, par le jeu de ces lois elles-mêmes, le droit de les connaître et de les mettre entièrement au jour, tous ces thèmes pour nous familiers et liés à l'existence des "sciences humaines" sont exclus par la pensée classique : il n'était pas possible en ce temps-là que se dresse, à la limite du monde, cette stature étrange d'un être dont la nature (celle qui le détermine, le détient et le traverse depuis le fond des temps) serait de connaître la nature, et soi-même par conséquent comme être naturel" (p.321)

 

Michel Foucault observe que la science est devenue, depuis le XVIe siècle, un système indépendant qui se construit hors de l'homme. Les sciences humaines s'appuient sur des modèles importés d' "espaces" qu'elles-mêmes n'occupent pas, mais avec lesquels elles sont seulement en contact. On y rencontre des termes tels que fonction, normes empruntés par la psychologie à la biologie, ou bien conflits, règles tirés de la philologie par l'étude de la littérature et des mythes. Les sciences humaines ne sont ni "vraies", ni "fausses", elles sont autre chose que des sciences. "Ce n'est pas la présence d'un obstacle, ce n'est pas quelque déficience interne qui les fait échouer au seuil des formes scientifiques. Elles constituent en leur figure propre à côté des sciences et sur le même sol archéologique d'autres configurations du savoir."

Et si Foucault conteste la scientificité des sciences humaines, cela ne signifie pas qu'elles sont sans valeur: il faut seulement comprendre qu'elles ne sont rien d'autre qu'un corps de connaissances prenant pour objet l'homme en ce qu'il a d'empirique. Ce nouveau savoir qui se fonde sur l'invention de l'homme n'est-il pas en train de tuer son objet. L'individu, déjà écartelé entre la physique et la biologie, est en train de perdre le peu d'identité qui lui restait entre les différentes formes du savoir contemporain. La psychologie, la sociologie, l'ethnologie et surtout la psychanalyse achèvent de le dissoudre. Et le langage va renaître au moment précis où meurt l'homme...

 

"Une chose en tout cas est certaine: c'est que l'homme n'est pas le plus vieux problème ni le plus constant qui se soit posé au savoir humain. En prenant une chronologie relativement courte et un découpage géographique restreint - la culture européenne depuis le XVIe siècle - on peut être sûr que l'homme y est une invention récente. Ce n'est pas autour de lui et de ses secrets que, longtemps, obscurément, le savoir a rôdé. En fait, parmi toutes les mutations qui ont affecté le savoir des choses et de leur ordre, le savoir des identités, des différences, des caractères, des équivalences, des mots, - bref au milieu de tous les épisodes de cette profonde histoire du Même - un seul, celui qui a commencé il y a un siècle et demi et qui peut être est en train de se clore, a laissé apparaître la figure de l'homme. Et ce n'était point là libération d'une vieille inquiétude, passage à la conscience lumineuse d'un souci millénaire, accès à l'objectivité de ce qui était resté pris dans des croyances et dans des philosophies, c'était l'effet d'un changement dans les dispositions fondamentales du savoir. L'homme est une invention récente dont l'archéologie de notre pensée montre aisément la date récente, et peut être la fin prochaine..." (p.398)

 


Les trois domaines de connaissance de l'épistémè classique - la grammaire générale, l'analyse des richesses et l'histoire naturelle  - ont donc cédé la place, au XIXe siècle, à trois autres domaines qui trouvent leur lieu de formation dans la nouvelle grille du savoir qui s'instaure à cette époque: la philologie, l'économje politique et la biologie. La figure de l'homme comme objet de connaissance vient se loger dans cette formation. 

Dans cette redistribution globale de l'épistémè, les sciences humaines prennent naissance. Mais cette trop grande proximité avec leur épistémè les prive de leur statut de sciences, puisque seule cette situation de voisinage avec la biologie, l'économie et la philologie les rend possibles: elles n`en sont que des projections. Cependant leur enracinement archéologique dans l'épistémè moderne les oblige à prétendre être des sciences: 

"La culture occidentale a constitué. sous le nom d'homme, un être qui, par un seul et même jeu de raisons, doit être domaine positif du savoir et ne peut pas être objet de science". 

Les Mots et les Choses sont le récit de cette contradiction principielle. Dans cette mise en question généralisée des sciences humaines qui coïncide avec une mise au monde, la psychanalyse et l'ethnologie ont une place à part: elles «dissolvent» l`homme. Comme elles sont à contre-courant, elles ont un statut de «contre-sciences». Et une troisième discipline vient achever de contrarier le champ constitué des sciences humaines: la linguistique. À parler de l`homme qui parle, elle tue la parole et l'homme; elle ne parle pas plus de l'homme lui-même que la psychanalyse ou l'ethnologie.

Ainsi l`homme est-il reconduit vers la nuit de sa naissance, ce qui est une autre façon de dire qu'il est conduit vers sa mort. L'avènement de l'homme dans le savoir coïncide avec la fin de l'épistémè qui signe la disparition de l'homme sans le savoir: "l'homme est une invention dont l'archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine..."


L'archéologie du savoir (1969) 

  Le domaine des "choses dites", c'est ce qu'on appelle l' "archive", et l'archéologie est destinée à en faire l'analyse. Si la disparition de l'homme est réaffirmée dans l'Archéologie du Savoir, de même que la fin de la philosophie  - "De nos jours, le fait que la philosophie soit toujours et encore en train de finir et le fait qu'en elle peut-être, mais encore plus en dehors d'elle et contre elle, dans la littérature comme dans la réflexion formelle, la question du langage se pose, prouvent sans doute que l'homme est en train de disparaître" (p.397) - Michel Foucault continue à désigner son domaine sous le nom d'archéologie, mais plus encore, il s'agit ici de donner signification «à ce mot d'archéologie que j'avais laissé vide». Sa pensée est faite d'un alliage, structuralisme sémiotique, accepté tel quel, et ethnologie, pour son étrangeté dans le monde des sciences humaines. Nous pensons dans un ordre de signes qui nous précèdent, l'histoire de notre esprit est portée par des règles qui disposent dans un ordre spécifique des signes objectivement arbitraires. Les ordonnancements de signes, synthétisés par la force anonyme de règles, ne se déplacent pas sous l'impulsion logique de problèmes de connaissance, auxquels ils répondraient, mais sous l'impulsion fortuite d'évènements historiques. Il revient alors à l'approche archéologique de l'histoire d'étudier les édifices textuels assemblés par les savoirs de la tradition européenne à partir de signes antérieurs au sens ...

 

Ayant renoncé à tous les thèmes dont la fonction, jusqu'ici, a été de garantir l'infinie continuité du discours humain, Foucault entend expliquer au fond ce qu'il avait voulu faire dans ses livres précédents: une description pure des faits du discours, une étude de ce vaste champ constitué par l'ensemble de toutes les «choses dites» qui, dans leur dispersion d'événements, se donnent comme la médecine, ou l'économie politique, ou la biologie. Montrer que ces discours forment autant de domaines autonomes (bien qu`ils ne soient pas indépendants), réglés (bien qu`ils soient en constante transformation), anonymes et sans sujet (bien qu'ils traversent tant d'œuvres individuelles). La description archéologique des discours va se déployer dans la dimension d'une histoire générale et tenter de montrer comment l`autonomie du discours et sa spécificité ne lui donnent pas pour autant un statut de pure idéalité et de totale indépendance historique. Projet qui sera réaffirmé dans sa leçon inaugurale au Collège de France en 1970....

L' histoire des idées cherchait à déceler, en déchiffrant les textes, les grandes unités de la pensée, ou ses mouvements secrets. Interrogeant les formations et les transformations discursives, Foucault cherche, lui, à faire apparaître les conditions d'apparition et de formation des "choses dites", les formes de leur cumul et de leur enchaînement, les règles de leur transformation, les discontinuités qui les scandent. Il récuse, dans son histoire de la pensée, la continuité, le présupposé anthropologique qui repose sur le couple sujet/objet, les unités traditionnellement admises à titre de critère de repérage - du discours (les grands types de discours), de l'unité du livre, de l`auteur -, les conceptions référant l'unité du discours au critère des mots et des choses, au style d'énonciation, à la figure du thème. En suspendant les catégories traditionnelles, Foucault rend aux énoncés leur caractère d`événement, non pour les isoler, car tout ne se passe pas uniquement dans l`ordre du discours, mais pour les mettre en relation avec des événements d`ordre technique, pratique, économique, social ou politique. 

("Discursif", qui repose sur le raisonnement, la pensée discursive s`oppose à la pensée intuitive) - Etudier donc les formations et les transformations discursives, c'est-à-dire comment, en particulier, apparaît ou disparaît une formation discursive; comment, plus généralement, une formation discursive se substitue a une autre....

 

Le "savoir" selon Foucault est réduit à un ensemble de pratiques discursives et non discursives, des discontinuités dont "les segments sont irréductibles au modèle général d'une conscience qui acquiert, progresse et se souvient", nous basculons ainsi dans une histoire de purs événements que rien ne vient relier entre eux, pas même les mythes, ni la structure des structuralistes, ni l'idéologie, façon Althusser. Et cette ArchéoIogie du Savoir n'épargne pas même l'œuvre antérieure de Michel Foucault, abandonnant le concept d'épistémè qui était au centre des "Mots et les Choses". La méthode archéologique  se veut la "transformation réglée de ce qui a déjà été écrit", la «description systématique d'un discours-objet, austérité du propos et livre difficile... 

L'objet des sciences humaines n'est plus l' "homme, mais "des hommes", des "hommes" considérés en société communiquant entre eux, et dont le jeu de relations n'est finalement que le jeu des relations entre leurs discours. Ce sont ces relations et ces discours qu'il faut étudier, en eux-mêmes, au lieu de partir à la recherche de quelque "discours secret".  Et pour opérer sa description, l'archéologue prendra appui sur quatre notions s'opposant terme à terme à celles de création, unité, originalité et signification (notions essentielles dans l'histoire des idées) : 

- l'événement, 

- la série, 

- la régularité, 

- la condition de possibilité. 

L'archéologie du savoir est l'expérience de la méthode sur le propre discours de Foucault dans ses livres précédents. Son jeu est, plutôt que de vouloir réduire les autres au silence, en prétendant que leur propos est vain, d'essayer de définir cet espace blanc d'où je parle et qui prend forme lentement dans un discours que je sens si précaire, si incertain encore...

 

"En somme l'histoire de la pensée, des connaissances, de la philosophie, de la littérature semble multiplier les ruptures et chercher tous les hérissements de la discontinuité, alors que l'histoire proprement dite, l'histoire tout court, semble effacer, au profit des structures sans labilité, l'irruption des événements...

Et le grand problème qui va se poser - qui se pose - à de telles analyses historiques n'est donc plus de savoir par quelles voies les continuités ont pu s'établir, de quelle manière un seul et même dessein a pu se maintenir et constituer, pour tant d'esprits différents et successifs, un horizon unique, quel mode d'action et quel support implique le jeu des transmissions, des reprises, des oublis, et des répétitions, comment l'origine peut étendre son règne bien au-delà d'elle-même  et jusqu'à cet achèvement qui n'est jamais donné, - le problème n'est plus de la tradition et de la trace, mais de la découpe et de la limite; ce n'est plus celui du fondement qui se perpétue, c'est celui des transformations qui valent comme fondation et renouvellement des fondations ..."

 

Les quelques principes de l'analyse archéologique, qui partage par ailleurs nombre de points avec l'histoire des idées... "1. L'archéologie cherche à définir non point les pensées, les représentations, les images, les thèmes, les hantises qui se cachent ou se manifestent dans les discours; mais ces discours eux-mêmes, ces discours en tant que pratiques obéissant à des règles. Elle ne traite pas le discours comme document, comme signe d'autre chose, comme élément qui devrait être transparent mais dont il faut souvent traverser l'opacité importune pour rejoindre enfin, là où elle est tenue en réserve, la profondeur de l'essentiel; elle s'adresse au discours dans son volume propre, à titre de monument. Ce n'est pas une discipline interprétative : elle ne cherche pas un « autre discours » mieux caché. Elle se refuse à être « allégorique ».

2. L'archéologie ne cherche pas à retrouver la transition continue et insensible qui relie, en pente douce, les discours à ce qui les précède, les entoure ou les suit. Elle ne guette pas le moment où, à partir de ce qu'ils n'étaient pas encore, ils sont devenus ce qu'ils sont; ni non plus le moment où, dénouant la solidité de leur figure, ils vont perdre peu à peu leur identité. Son problème, c'est au contraire de définir les discours dans leur spécificité; de montrer en quoi le jeu des règles qu'ils mettent en œuvre est irréductible à tout autre; de les suivre tout au long de leurs arêtes extérieures et pour mieux les souligner. Elle ne va pas, par progression lente, du champ confus de l'opinion à la singularité du système ou à la stabilité définitive de la science; elle n'est point une "doxologie"; mais une analyse différentielle des modalités de discours.

3. L'archéologie n'est point ordonnée à la figure souveraine de l'œuvre; elle ne cherche point à saisir le moment où celle-ci s'est arrachée à l'horizon anonyme. Elle ne veut point retrouver le point énigmatique où l'individuel et le social s'inversent l'un dans l'autre. Elle n'est ni psychologie, ni sociologie, ni plus généralement anthropologie de la création. L'œuvre n'est pas pour elle une découpe pertinente, même s'il s'agissait de la replacer dans son contexte global ou dans le réseau des causalités qui la soutiennent. Elle définit des types et des règles de pratiques discursives qui traversent des œuvres individuelles, qui parfois les commandent entièrement et les dominent sans que rien ne leur échappe; mais qui parfois aussi n'en régissent qu'une partie. L'instance du sujet créateur, en tant que raison d'être d'une œuvre et principe de son unité, lui est étrangère.

4. Enfin, l'archéologie ne cherche pas à restituer ce qui a pu être pensé, voulu, visé, éprouvé, désiré par les hommes dans l'instant même où ils proféraient le discours; elle ne se propose pas de recueillir ce noyau fugitif où l'auteur et l'œuvre échangent leur identité; où la pensée reste encore au plus près de soi, dans la forme non encore altérée du même, et où le langage ne s'est pas encore déployé dans la dispersion spatiale et successive du discours. En d'autres termes elle n'essaie pas de répéter ce qui a été dit en le rejoignant dans son identité même. Elle ne prétend pas s'effacer elle-même dans la modestie ambiguë d'une lecture qui laisserait revenir, en sa pureté, la lumière lointaine, précaire, presque effacée de l'origine. Elle n'est rien de plus et rien d'autre qu'une réécriture : c'est-à-dire dans la forme maintenue de l'extériorité, une transformation réglée de ce qui a été déjà écrit. Ce n'est pas le retour au secret même de l'origine; c'est la description systématique d'un discours-objet..." (Gallimard) 


Surveiller et punir. Naissance de la prison (1975) 

  La "discipline du corps" - Michel Foucault entend montrer comment et pourquoi, entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, "l'enfouissement bureaucratique de la peine" a progressivement remplacé le "châtiment spectacle" de l'Ancien Régime, les gibets et les piloris ont disparu au profit de la déportation, de la prison, de la réclusion. Une fois de plus Foucault se livre à une interprétation du rationalisme des Lumières, non comme un processus de civilisation, mais comme un moment d'élaboration de pratiques de coercition et d'assujettissement des individus...

 

"Une certaine politique du corps, une certaine manière de rendre docile et utile l'accumulation des hommes. Celle-ci exigeait l'implication de relations définies de savoir dans les rapports de pouvoir; elle appelait une technique pour entrecroiser l'assujettissement et l'objectivation; elle comportait des procédures nouvelles d'individualisation. Le réseau carcéral constitue une des armatures de ce pouvoir-savoir qui a rendu historiquement possibles les sciences humaines. L'homme connaissable (âme, individualíté, conscience, conduite, peu importe ici) est l'effet-objet de cet investissement analytique, de cette domination-observation .."

La "discipline du corps" est identifiée comme un trait marquant de la modernisation de l'Europe, comme l'avait déjà énoncé par exemple Norbert Elias, mais l'orientation est ici différente, on quitte le rivage de la psychologie et de la dynamique pulsionnelle de l'individu pour aborder celui de la "physique" historique, un contrôle perfectionné de l'enchaînement des mouvements corporels et de la gestuelle. Les techniques modernes du pouvoir ne se bornent plus à contrôler ou réprimer le comportement  corporels des êtres humains, mais à les "normaliser", à les produire systématiquement, à les intégrer sous la contrainte dans un automatismes d'actes routiniers productifs...

 

"En somme, la réforme pénale est née au point de jonction entre la lutte contre le sur-pouvoir du souverain et celle contre l'infra-pouvoir des illégalismes conquis et tolérés. Et si elle a été autre chose que le résultat provisoire d'une rencontre de pure circonstance, c'st que, entre ce sur-pouvoir et cet infra-pouvoir, tout un réseau de rapports était noué. La forme de la souveraineté monarchique, tout en plaçant du côté du souverain la surcharge d'un pouvoir éclatant, illimité, personnel, irrégulier et discontinu, laissait du côté des sujets la place libre pour un illégalisme constant ; celui-ci était comme le corrélatif de ce type de pouvoir. Si bien que sien prendre aux diverses prérogatives du souverain, c'était bien attaquer en même temps le fonctionnement des illégalismes. Les deux objectifs étaient en continuité. Et, selon les circonstances ou les tactiques particulières, les réformateurs faisaient passer l'un avant l`autre."

 

Et Foucault va user de toute sa minutie dans l'exploration détaillée des "institutions" pour décrire, au delà d'une théorie de la norme du corps et du savoir, l'arsenal de méthodes, de connaissances et de techniques développé depuis le XVIe siècle par les différentes instances disciplinaires que sait concevoir tout détenteur d'une parcelle de pouvoir, pour standardiser et dresser le comportement du corps humain ...

 

"L' "invention" de cette nouvelle anatomie politique, il ne faut pas l'entendre comme une soudaine découverte. Mais comme une multiplicité de processus souvent mineurs, d'origine différente, de localisation éparse, qui se recoupent, se répètent, ou s'imitent, prennent appui les uns sur les autres, se distinguent selon leur domaine d'application, entrent en  convergence et dessinent peu à peu l'épure d'une méthode générale. On les trouve à l'œuvre dans les collèges, très tôt;  plus tard dans les écoles élémentaires; ils ont investi lentement l'espace hospitalier ; et en quelques dizaines d'années, ils ont restructuré l'organisation militaire. Ils ont circulé parfois très vite d'un point à un autre (entre l'armée et les écoles techniques ou les collèges et Iycées), parfois lentement et de façon plus discrète (militarisation insidieuse des grands ateliers). Chaque fois, ou presque, ils se sont imposés pour répondre à des exigences de conjoncture : ici une innovation industrielle, là la  recrudescence de certaines maladies épidémiques, ailleurs l'invention du fusil ou les victoires de la Prusse. Ce qui n'empêche pas qu'ils s'inscrivent au total dans des transformations générales et essentielles qu'il faudra essayer de dégager ..." (p140)

 

C'est ainsi que s'éclaire la manière dont a pu se dérouler la formation historique de cette technique de domination caractéristique des sociétés modernes entre extension de savoir et accroissement de pouvoir, ...

 

"Mais le point de la nouveauté, au XVIIIe siècle, c'est qu'en se composant et en se généralisant, ils atteignent le niveau à partir duquel formation de savoir et majoration de pouvoir se renforcent régulièrement selon un processus circulaire. Les disciplines franchissent alors le seuil « technologique ››. L'hôpital d'abord, puis l'école, plus tard encore l'atelíer n'ont pas été simplement « mis en ordre» par les disciplines ; ils sont devenus, grâce à elles, des appareils tels que tout mécanisme d'objectivation peut y valoir comme instrument d'assujettissement, et toute croissance de pouvoir y donne lieu à des connaissances possibles ; c'est à partir de ce lien, propre aux systèmes technologiques, qu'ont pu se former dans l'élément disciplinaire la médecine clinique, la psychiatrie, la psychologie de l'enfant, la psychopédagogie, la rationalisation du travail. Double processus, donc : déblocage épistémologique à partir d'un affinement des relations de pouvoir;  multiplication des effets de pouvoir grâce à la formation et au cumul de connaissances nouvelles .." (p225)

 

L'étude de Michel Foucault va se terminer sur une toute nouvelle vision de cette "société unidimensionnelle" qui nous habite et que nous habitions: et dans laquelle les sujets se trouvent contraints à l'adaptation non par la manipulation de leurs pulsions psychiques, mais par la discipline de leur comportement corporel :

 

"Historiquement, le processus par lequel la bourgeoisie est devenue au cours du XVIIIe siècle la classe politiquement dominante s'est abrité derrière la mise en place d”un cadre juridique explicite, codé, formellement égalitaire, et à travers l'organisation d'un régime de type parlementaire et représentatif. Mais le développement et la généralisation des dispositifs disciplinaires ont constitué l'autre versant, obscur, de ces processus. La forme juridique générale qui garantissait un système de droits en principe égalitaires était sous-tendue par ces mécanismes menus, quotidiens et physiques, par tous ces systèmes de micropouvoir essentiellement inégalitaires et dissymétriques que constituent les disciplines. Et si, d'une façon formelle, le régime représentatif permet que directement ou indirectement, avec ou sans relais, la volonté de tous forme l'instance fondamentale de la souveraineté, les disciplines donnent, à la base, garantie de la soumission des forces et des corps. Les disciplines réelles et corporelles ont constitué le sous-sol des libertés formelles et juridiques. Le contrat pouvait bien être imaginé comme fondement idéal du droit et du pouvoir politique; le panoptisme constituait le procédé technique, universellement répandu, de la coercition. Il n'a pas cessé de travailler en profondeur les structure juridiques de la société, pour faire fonctionner les mécanismes effectifs du pouvoir à l'encontre des cadres formels qu'il s'était donnés. Les « Lumières » qui ont découvert les libertés ont aussi inventé les disciplines...". (p.223)

 

Michel Foucault a donc repris le chemin du pouvoir, abandonnant la quête initiée par l'Archéologie du savoir, difficile, ardue, mal comprise, pour se consacrer au comportement corporel de l'être humain, puis, plus encore, aux évènements fondamentaux du point de vue organique que sont la naissance, la procréation et le mort. La notion de "biopolitique "ose apparaître, non loin de la question de la discipline de la motricité des individus, celle de l'administration du processus organique de la vie ...

 

"Concrètement, ce pouvoir sur la vie s'est développé depuis le XVIIe siècle sous deux formes principales ; elles ne sont pas antithétiques ; elles constituent plutôt deux pôles de développement reliés par tout un faisceau intermédiaire de relations. L`un des pôles, le premier, semble-t-il, à s`être formé, a été centré sur le corps comme machine : son dressage, la majoration de ses aptitudes, l'extorsion de ses forces, la croissance parallèle de son utilité et de sa docilité, son intégration à des systèmes de contrôle efficaces et économiques, tout cela a été assuré par des procédures de pouvoir qui caractérisent les disciplines : anatomo-politique du corps humain. Le second, qui s'est formé un peu plus tard, vers le milieu du XVIIIe siècle, est centré sur le corps-espèce, sur le corps traversé par la mécanique du vivant et servant de support aux processus biologiques : la prolifération, les naissances et la mortalité, le niveau de santé, la durée de vie, la longévité avec toutes les conditions qui peuvent les faire varier; leur prise en charge s'opère par toute une série d'interventions et de contrôles régulateur: une biopolítique de la population...." (Histoire de la sexualité, I)

 


Histoire de la sexualité - Tome 1 - La volonté de savoir (1976)

"Nommé au Collège de France, Michel Foucault a entrepris, durant la fin des années soixante-dix, un cycle de cours consacré à la place de la sexualité dans la culture occidentale : l'Histoire de la sexualité, articulée en trois volumes (La volonté de savoir, L'usage des plaisirs et Le souci de soi). Il y prolonge les recherches entreprises avec L'archéologie du savoir et Surveiller et punir, mais en concentrant ses analyses sur la constellation de phénomènes que nous désignons par le «sexe» et la sexualité. L'axe de cette entreprise n'est pas de s'ériger contre une «répression» de la sexualité afin de la «libérer», mais de montrer comment la vie sexuelle a enclenché une volonté systématique de tout savoir sur le sexe qui s'est systématisée en une «science de la sexualité», laquelle, à son tour, ouvre la voie à une administration de la vie sexuelle sociale, de plus en plus présente dans notre existence."

 

"Longtemps nous aurions supporté, et nous subirions aujourd'hui encore, un régime victorien. L'impériale bégueule figurerait au blason de notre sexualité, retenue, muette, hypocrite. Au début du XVIIe siècle encore, une certaine franchise avait cours, dit-on. Les pratiques ne cherchaient guère le secret; les mots se disaient sans réticence excessive, et les choses sans trop de déguisement; on avait, avec l'illicite, une familiarité tolérante. Les codes du grossier, de l`obscène, de l`indécent étaient bien lâches, si on les compare à ceux du XIXe siècle. Des gestes directs, des discours sans honte, des transgressions visibles, des anatomies montrées et facilement mêlées, des enfants délurés rôdant sans gêne ni scandale parmi les rires des adultes : les corps « faisaient la roue ››.

A ce plein jour, un rapide crépuscule aurait fait suite, jusqu'aux nuits monotones de la bourgeoisie victorienne. La sexualité est alors soigneusement renfermée. Elle emménage. La famille conjugale la confisque. Et l'absorbe tout entière dans le sérieux de la fonction de reproduire. Autour du sexe, on se tait. Le couple, légitime et procréateur, fait la loi. Il s”impose comme modèle, fait valoir la norme, détient la vérité, garde le droit de parler en se réservant le principe du secret. Dans l`espace social, comme au cœur de chaque maison, un seul lieu de sexualité reconnue, mais utilitaire et fécond : la chambre des parents. Le reste n'a plus qu'à s`estomper; la convenance des attitudes esquive les corps, la décence des mots blanchit les discours. Et le stérile, s'il vient à insister et à trop se montrer, vire à l'anormal : il en recevra le statut et devra en payer les sanctions.

Ce qui n'est pas ordonné à la génération ou transfiguré par elle n'a plus ni feu ni loi. Ni verbe non plus. A la fois chassé, dénié et réduit au silence. Non seulement ça n'existe pas, mais ça ne doit pas exister et on le fera disparaître dès la moindre manifestation - actes ou paroles. Les enfants, par exemple, on sait bien qu'ils n'ont pas de sexe : raison de le leur interdire, raison pour défendre qu'ils en parlent, raison pour se fermer les yeux et se boucher les oreilles partout où ils viendraient à en faire montre, raison pour imposer un silence général et appliqué. Tel serait le propre de la répression, et ce qui la distingue des interdits que maintient la simple loi pénale : elle fonctionne bien comme condamnation à disparaître, mais aussi comme injonction de silence, affirmation d'inexistence, et constat, par conséquent, que de tout cela il n'y a rien à dire, ni à voir, ni å savoir. Ainsi, dans sa logique boiteuse, irait l'hypocrisie de nos sociétés bourgeoises.

Forcée cependant à quelques concessions. S'il faut vraiment faire place aux sexualités illégitimes, qu'elles aillent faire leur tapage ailleurs : là où on peut les réinscrire sinon dans les circuits de la production, du moins dans ceux du profit. La maison close et la maison de santé seront ces lieux de tolérance : la prostituée, le client et le souteneur, le psychiatre et son hystérique - ces « autres victoriens ›› dirait Stephen Marcus - semblent avoir subrepticement fait passer le plaisir qui ne se dit pas dans l”ordre des choses qui se comptent; les mots, les gestes, autorisés alors en sourdine, s'y échangent au prix fort. Là seulement le sexe sauvage aurait droit à des formes de réel, mais bien insularisées, et à des types de discours clandestins, circonscrits, codés. Partout ailleurs le puritanisme moderne aurait imposé son triple décret d'interdiction, d'inexistence et de mutisme.

De ces deux longs siècles où l'histoire de la sexualité devrait se lire d'abord comme la chronique d'une répression croissante, serions-nous affranchis? Si peu, nous dit-on encore. Par Freud, peut-être. Mais avec quelle circonspection, quelle prudence médicale, quelle garantie scientifique d”innocuité, et combien de précautions pour tout maintenir, sans crainte de « débordement » dans l'espace le plus sûr et le plus discret, entre divan et discours : encore un chuchotement profitable sur un lit. Et pourrait-il en être autrement? On nous explique que., si la répression a bien été, depuis l'âge classique, le mode fondamental de liaison entre pouvoir, savoir et sexualité, on ne peut s'en affranchir qu”à un prix considérable : il n'y faudrait pas moins qu'une transgression des lois, une levée des interdits, une irruption de la parole, une restitution du plaisir dans le réel, et toute une nouvelle économie dans les mécanismes du pouvoir; car le moindre éclat de vérité est sous condition politique. De tels effets, on ne peut donc les attendre d'une simple pratique médicale, ni d'un discours théorique, fût-il rigoureux. Ainsi dénonce-t-on le conformisme de Freud, les fonctions de normalisation de la psychanalyse,

tant de timidité sous les grands emportements de Reich, et tous les effets d'intégration assurés par la "science" du sexe ou les pratiques, à peine louches, de la sexologie.

Ce discours sur la moderne répression du sexe tient bien. Sans doute parce qu'il est facile à tenir. Une grave caution historique et politique le protège; en faisant naître l`âge de la répression au XVIIe siècle, après des centaines d'années de plein air et de libre expression, on l'amène à coïncider avec le développement du capitalisme : il ferait corps avec l'ordre bourgeois. La petite chronique

du sexe et de ses brimades se transpose aussitôt dans la cérémonieuse histoire des modes de production; sa futilité s'évanouit. Un principe d'explication se dessine du fait même : si le sexe est réprimé avec tant de rigueur, c'est qu'il est incompatible avec une mise au travail générale et intensive; à l'époque où on exploite systématiquement la force de travail, pouvait-on tolérer qu'elle aille

s”égailler dans les plaisirs, sauf dans ceux, réduits au minimum, qui lui permettent de se reproduire?

Le sexe et ses effets ne sont peut-être pas faciles à déchiffrer; ainsi resituée, leur répression, en revanche, s'analyse aisément. Et la cause du sexe - de sa liberté, mais aussi de la connaissance qu'on en prend et du droit qu`on a d'en parler - se trouve en toute légitimité rattachée à l'honneur d'une cause politique : le sexe, lui aussi, s`inscrit dans l'avenir. Un esprit soupçonneux se demanderait peut-être si tant de précautions pour donner à l'histoire du sexe un parrainage aussi considérable ne portent pas encore la trace des vieilles pudeurs : comme s'il ne fallait pas moins que ces corrélations valorisantes pour que ce discours puisse être tenu ou reçu...."

 

Dans le premier tome de cette histoire de la sexualité (1976-1984), "la Volonté de savoir", Foucault nous explique que nous avons appris à "lire" la sexualité "comme la chronique d'une répression croissante", et pourtant comment concilier cette idée du sexe réprimé avec la prolifération des discours sur le sexe qui n'a de cesse depuis la fin du XVIe siècle? 

Situation contradictoire et paradoxale  que l'on peut appréhender en passant en quelque sorte "derrière" l'hypothèse répressive et les faits d`interdiction (ou d'exclusion) : c'est ainsi que Foucault est amené à découvrir les "grands ensembles stratégiques" qui, à propos du sexe, développent des dispositifs spécifiques de savoir et de pouvoir. 

D`abord, l' «hysterisation» du corps de la femme, un processus par lequel le corps de la femme est analysé comme corps saturé de sexualité, intégré au champ médical, mis en communication avec le corps social, l`espace familial et la vie des enfants.

Puis, «pédagogisation» du sexe de l'enfant: est affirmé que tous les enfants se livrent à une activité sexuelle indue, à la fois «naturelle» et «contre nature», qui doit être prise en charge par les familles, les éducateurs, les psychologues, les médecins.

Enfin, «psychiatrisation» du plaisir pervers: on a fait l'analyse clinique des formes d'anomalies sexuelles et on cherche à produire une technologie corrective. 

Dans ces stratégies, il ne s'agit pas de contrôler ou de réprimer la sexualité, mais en fin de compte de produire toujours plus de sexe...


Histoire de la sexualité - Tome 2 - L'usage des plaisirs (1984) 

"Dans ce deuxième volume, Foucault poursuit son enquête historique sur les sources de notre sexualité occidentale. Il a dû infléchir son projet initial pour s'intéresser aux sources antiques, grecques et surtout romaines. La recherche se développe selon tous les aspects concernés par la sexualité et prend ainsi les dimensions d'une anthropologie générale du plaisir. Foucault ne néglige pas non plus l'économie de la sexualité et son inscription dans un cadre social et juridique, et il étudie le statut du mariage, ainsi que l'organisation des foyers. Enfin, l'ouvrage se conclut sur un traité d'érotique et une réflexion sur ce que serait l'amour véritable.."

".. En somme, pour comprendre comment l'invidu moderne pouvait faire l'expérience de lui-même comme sujet d'une "sexualité" il était indispensable de dégager auparavant la façon dont, pendant des siècles, l'homme occidental avait été amené à se reconnaître comme sujet de désir.

Un déplacement théorique m`avait paru nécessaire pour analyser ce qui était souvent désigné comme le progrès des connaissances: il m'avait conduit à m'interroger sur les formes de pratiques discursives qui articulaient le savoir. Il avait fallu aussi un déplacement théorique pour analyser ce qu'on décrit souvent comme les manifestations du «pouvoir» : il m`avait conduit à m'interroger plutôt sur les relations multiples, les stratégies ouvertes et les techniques rationnelles qui articulent l'exercice des pouvoirs. ll apparaissait qu`il fallait entreprendre maintenant un troisième déplacement, pour analyser ce qui est désigné comme «le sujet »; il convenait de chercher quelles sont les formes et les modalités du rapport à soi par lesquelles l'individu se constitue et se reconnaît comme sujet. Après l`étude des jeux de vérité les uns par rapport aux autres - sur l'exemple d`un certain nombre de sciences empiriques au XVIIe et au XVIIIe siècle - puis celle des jeux de vérité par rapport aux relations de pouvoir, sur l`exemple des pratiques punitives, un autre travail semblait s'imposer: étudier les jeux de vérité dans le rapport de soi à soi et la constitution de soi-même comme sujet, en prenant pour domaine de référence et champ d'investigation ce qu'on pourrait appeler l' «histoire de l'homme de désir».

Mais il était clair qu'entreprendre cette généalogie m`entraînait très loin de mon projet primitif. Je devais choisir : ou bien maintenir le plan établi, en l'accompagnant d'un rapide examen historique de ce thème du désir. Ou bien réorganiser toute l`étude autour de la lente formation, pendant l'Antiquité, d'une herméneutique de soi. C`est pour ce dernier parti que j`ai opté, en réfléchissant qu'après tout, ce â quoi je suis tenu - ce à quoi j'ai voulu me tenir depuis bien des années - c`est une entreprise pour dégager quelques-uns des éléments qui pourraient servir à une histoire de la vérité. Une histoire qui ne serait pas celle de ce qu`il peut y avoir de vrai dans les connaissances ; mais une analyse des «jeux de vérité», des jeux du vrai et du faux à travers lesquels l'être se constitue historiquement comme expérience, c'est-à-dire comme pouvant et devant être pensé. À travers quels jeux de vérité l'homme se donne-t-il à penser son être propre quand il se perçoit comme fou, quand il se regarde comme malade, quand il se réfléchit comme être vivant, parlant et travaillant, quand il se juge et se punit à titre de criminel? A travers quels jeux de vérité l'être humain s'est-il reconnu comme homme de désir ? 

Il m'a semblé qu'en posant ainsi cette question et en essayant de l`élaborer à propos d'une période aussi éloignée de mes horizons autrefois familiers, j'abandonnais sans doute le plan envisagé, mais je serrais de plus près l'interrogation que depuis longtemps je m'efforce de poser. Dût cette approche me demander quelques années de travail supplémentaires. Certes, à ce long détour, il y avait des risques; mais j`avais un motif et il m'a semblé avoir trouvé à cette recherche un certain bénéfice théorique.

(..)

Quant au motif qui m'a poussé, il était fort simple. Aux yeux de certains, j'espère qu'il pourrait par lui-même suffire. C'est la curiosité, - la seule espèce de curiosité, en tout cas, qui vaille la peine d`être pratiquée avec un peu d'obstination : non pas celle qui cherche à s'assimiler ce qu'il convient de connaître, mais celle qui permet de se déprendre de soi-même. Que vaudrait l'acharnement du savoir s`il ne devait assurer que l'acquisition des connaissances, et non pas, d'une certaine façon et autant que faire se peut, l'égarement de celui qui connaît ? Il y a des moments dans la vie où la question de savoir si on peut penser autrement qu'on ne pense et percevoir autrement qu'on ne voit est indispensable pour continuer à regarder ou à réfléchir. On me dira peut-être que ces jeux avec soi-même n'ont qu'à rester en coulisses ; et qu'ils font, au mieux, partie de ces travaux de préparation qui s'effacent d'eux-mêmes lorsqu'ils ont pris leurs effets. Mais qu'est-ce donc que la philosophie aujourd'hui - je veux dire l'activité philosophique - si elle n'est pas le travail critique de la pensée sur elle-même. Et si elle ne consiste pas, au lieu de légitimer ce qu`on sait déjà, à entreprendre de savoir comment et jusqu`où il serait possible de penser autrement ? .."

 

Dans "L'Usage des plaisirs", Foucault ne se livre pas à un recensement des interdits de base qui se cachent ou se manifestent dans les exigences de l'austérité sexuelle, mais étudie la manière dont le comportement sexuel a été réfléchi par la pensée grecque classique, les formes sous lesquelles il a été problématisé, et est devenu ainsi l'objet d`une préoccupation morale. Il nous révèle ainsi quelques grandes figures de l'austérité sexuelle, qui allaient devenir récurrentes sur quatre grands axes de l'expérience: le rapport au corps, avec la question de la santé; le rapport à l'autre sexe, avec la question de l'épouse et de l'institution familiale; le rapport à son propre sexe, avec la question des partenaires qu' on peut y choisir; le rapport aux garçons et à la vérité. L'austérité recommandée par la pensée grecque ne se présente pas sous la forme d'une loi universelle à laquelle chacun devrait se soumettre, mais comme un principe de stylisation de la conduite pour ceux qui veulent vivre de la manière la plus belle et la plus accomplie possible...


Histoire de la sexualité - Tome 2 - Le souci de soi (1984) 

"Le troisième et dernier volume de l'histoire de la sexualité est consacré à la formation de l'individu telle qu'elle a été développée à travers des textes souvent peu analysés - Artémidore, Galien, le Pseudo-Lucien -, mais déterminants dans la mise en place d'une finalité générale de la culture qui culmine dans l'émergence d'une personnalité singulière, capable de faire le meilleur usage de son corps et de son esprit harmonieusement éduqué pour le rendre à même d'assumer les fonctions politiques auxquelles il est d'emblée destiné. Le souci de soi n'est pas égoïsme étroit, mais recherche de la vie selon un ordre qui assure la pérennité de la Cité, et que l'on cherche à déduire de la nature telle qu'on en comprend les lois. Foucault se révèle ainsi en quête de rétablir certains liens, rompus par la modernité, avec une tradition antique classique qu'il nous fait redécouvrir." ...

Dans "Le Souci de soi", Foucault analyse donc des textes des deux premiers siècles de notre ère. Les thèmes d'austérité, tout en se renforçant, subissent une inflexion dominée par le souci de soi. Cet art de soi-même affirme la nécessité de soumettre l'activité sexuelle à une forme universelle par laquelle tous les humains seraient liés. Il fait également valoir toutes les pratiques et tous les exercices par lesquels on peut garder le contrôle de soi et parvenir en fin de compte à une pure jouissance de soi.