Mishima Yukio (1925-1970), "Kamen no kokuhaku" (Confession d'un masque, 1949), "Kinjiki" (Les Amours interdites, 1953), "Shiosai" (Le Tumulte des flots, 1954), "Utagé no ato" (Après le banquet, 1960), "Ai no Kawaki" (1961, Une soif d'amour), "Nikutai no gakko" (L'école de la chair, 1963), "Gogo no eikô" (Le Marin rejeté par la mer, 1963), "Hōjō no Umi" (La Mer de la Fertilité, 1965-1970),  ...

Last update :  12/12/2017


Une société sans littérature est ce que Mishima avait sûrement en tête lorsqu’il a prédit, tard dans sa vie, que « le Japon disparaîtra. Il deviendra inorganique, vide, neutre; il sera riche et astucieux, une grande puissance économique dans un coin de l’Extrême-Orient. » Dans ce vide apparent, Mishima Yukio était fasciné par les actes de loyauté violente du passé militaire du Japon. Peut-être plus que tout autre écrivain japonais, il était très sensible à la relation complexe entre l'écriture et la violence vécue. En 1949, à l'âge de vingt-quatre ans, il écrit un roman émouvant sur l'angoisse de l'homosexualité cachée, "Confessions d'un masque". Les fantasmes du narrateur sont explicites et ses souffrances intenses. Il s'agit d'un court chef-d'œuvre sur le sentiment d'étrangeté d'un enfant, sur son angoisse et son extrême solitude dans un monde détruit par la guerre. Voici les souvenirs du narrateur, un garçon de 12 ans qui regarde un tableau de la Renaissance représentant saint Sébastien :

"Le tronc noir et légèrement oblique de l'arbre de l'exécution se détache sur un fond de forêt lugubre et de ciel du soir, sombre et lointain, à la manière d'un Titien. Un jeune homme remarquablement beau est attaché nu au tronc de l'arbre....Sa nudité blanche et incomparable brille sur un fond de crépuscule. Ses bras musclés, ceux d'un garde prétorien habitué à bander l'arc et à manier l'épée, sont levés à un angle gracieux, et ses poignets liés sont croisés directement au-dessus de sa tête. Son visage est légèrement tourné vers le haut et ses yeux sont grands ouverts, contemplant avec une profonde tranquillité la gloire du ciel."

Et l'image entraîne une réaction charnelle irrépressible :

"Ce jour-là, à l'instant où j'ai regardé l'image, tout mon être a tremblé d'une joie païenne. Mon sang s'est emparée de tout mon corps, mes reins se sont gonflés comme sous l'effet d'une sourde colère. La partie monstrueuse de mon être qui était sur le point d'éclater attendait que je l'utilise avec une ardeur sans précédent, me reprochant mon ignorance, haletant d'indignation. Mes mains, tout à fait inconsciemment, commencèrent un mouvement qu'on ne leur avait jamais appris. Je sentis une chose secrète et rayonnante monter à l'assaut de l'intérieur. Soudain, il a jailli, apportant avec lui une ivresse sans retenue...."

Dans cette œuvre de jeunesse, l'art est la voie d'accès à la vie, et le moi n'est rien d'autre que sa propre représentation. La vie de Mishima en vint à être aussi sciemment tracée que ses romans, traversée à la fois par le désir d'un abandon sauvage et par une discipline intense. Il était enivré par la vie toute cérébrale de son esprit, par la puissance de sa créativité littéraires, mais aussi par la vie irréfléchie du corps. Il est celui qui désirait plus que tout tenter de déplacer le centre de sa conscience de l'un à l'autre. Et à partir des années 1950, il va transformer son corps en une œuvre d'art "bodybuildée" qu'il présentera au public dans maintes photographies d'art et petits rôles de films de série B. En 1970, Mishima a transformé, une fois pour toutes, son art en vie et sa vie en art lors d'une performance spectaculaire et tragique, diffusée par les journaux télévisés, mettant fin à ses jours publiquement, selon un rituel strictement défini, après avoir appelé à la fin de la démocratie et à la renaissance du culte de l'empereur. Comme son jeune protagoniste homosexuel, l'existence selon Mishima ne pouvait se résoudre que dans l'abandon total de toute conscience de l'esprit au profit d'une totale et exclusive transfiguration du corps humain ..

 


Yukio Mishima (1925-1970) 

Le plus célèbre de la deuxième génération des écrivains japonais d'après-guerre, Hiraoka Kimitake, est né à Tokyo et restera sans doute marqué par cet épisode qui le voit, enfant, séquestré quarante-neuf jours après sa naissance jusqu'à l'âge de onze ans par une grand-mère malade, un peu hystérique et nostalgique de la classe des samouraï dont elle était issue, et vivre confiné dans une chambre sombre, silencieuse, qui transforme le monde extérieur en mirage inaccessible. Exempté du service militaire et travaillant en usine durant la Seconde Guerre mondiale, le voici en 1944 fonctionnaire au ministère des Finances pendant huit mois avant de se consacrer entièrement à l’écriture et de tenter de se libérer. L'homme est un personnage multiple, paradoxal, opportuniste et anachronique, imprégné de valeurs occidentales et prônant les vertus japonaises les plus traditionnelles, épris des mots et cultivant ses muscles, hanté par la mort et amoureux de la vie, en un mot on a pu dire de lui que ses contradictions le conduisaient sciemment à construire sa mort. Sa première oeuvre majeure, "Kamen no kokuhaku" (Confession d’un masque, Confessions of a Mask) est en 1949, à vingt-quatre ans,  une réussite, il y traite avec lucidité, poésie et rigueur impitoyable, de la découverte de son homosexualité en associant érotisme au tragique et à la mort.

Tout au long de ses oeuvres ultérieures, constellées d'éléments autobiographiques, il est littéralement obsédé par le corps, sa beauté et sa dégénérescence. La découverte de la Grèce lui inspire "Shiosai" (Le Tumulte des flots). En 1956, le roman "Kinkaku-ji" (Le Pavillon d’Or, The Temple of the Golden Pavilion), qui relate à partir d'un fait divers, l'incendie par un jeune bonze d'un temple dont il ne supportait pas la beauté, lui vaut un énorme succès.

Puis, de 1965 au matin de sa mort, Mishima travaille à la rédaction de sa tétralogie, "Hōjō no Umi" (La Mer de la fertilité, The Sea of Fertility), oeuvre immense qui tout en cédant parfois à des développements quelque peu dogmatiques consacrés au bouddhisme, voit au fil de chaque volume, sous les yeux de Honda, l'ami dévoué du protagoniste mort à vingt ans, se succéder ses réincarnations vouées elles aussi à mourir à vingt ans, sauf le dernier, une "imposture".

À partir des années soixante, Mishima semble peu à peu rallier l'idéologie de l'extrême droite, même s'il poursuit, en fait, ses fantasmes personnels, fasciné d’une part par Sade et Nietzsche, et d’autre part par la tradition japonaise du Hagakuré (recueil de préceptes moraux du samouraï. "Patriotisme" (Yūkoku, 1960), nouvelle d'une grande beauté, met en scène un officier ayant participé au coup d'État nationaliste manqué du 26 février 1936. "La Voix des héros morts" (1966) reproche à l'empereur, par la bouche des kamikazes morts pendant la guerre du Pacifique, d'avoir renoncé à son origine divine, ciment du peuple japonais.

Le tournant décisif vient sans doute lorsque, dans l'optique du Japon ancien, Mishima se rend compte que les kamikazes sont morts pour rien, l'Empereur n'incarnant plus dans ce nouveau Japon son rôle de symbole divin : "de courageux soldats sont morts parce qu'un dieu leur a ordonné de combattre, et moins de six mois plus tard, cette sauvage bataille s'est arrêtée d'un seul coup parce qu'un dieu avait ordonné le cessez-le-feu..." 

À la fin de 1966, Mishima postule pour un stage d'entraînement au Jieitai (Forces d'autodéfense), et il fonde en 1968 la Société du bouclier (Tatenokai), groupe paramilitaire composé d'une centaine d'étudiants anticommunistes voués au culte de l'empereur et se consacrant à un renouveau du Bushido, le code d’honneur des samouraïs. En 1970, il prend le contrôle du quartier général militaire à Tokyo, afin de réveiller la nation aux idéaux nationalistes d’avant-guerre. Son coup d’État échoue et il est condamné. Le 25 novembre, il se suicide par seppuku en criant "Vive l’Empereur".

Ses œuvres comprennent 40 romans, de la poésie, des essais, du théâtre Kabuki et des drames de Nô...  


Le récit du spectacle minutieusement préparé de la mort volontaire de Mishima a été ainsi relatée par Maurice Pinguet, qui explique auparavant que chaque fois, le choix de la mort volontaire au Japon éclaire le milieu humain d'où lui vient son sens, et qu'ainsi c'est aussi à chaque fois tout un pan de son histoire qui remonte à la surface: «Le 25 novembre 1970, à onze heures du matin, Mishima se présenta, accompagné de ses quatre camarades, à la base militaire d’Ichigaya, dans le centre de Tokyo. […] Dix minutes plus tard, à sa totale stupéfaction, le général Mashita, bâillonné, ligoté, pris en otage, une lame sur la gorge, se trouvait à la merci de Mishima. […] La vie de l’otage serait épargnée si les militaires de la base, un millier d’hommes environ, se rassemblaient pour écouter en silence un discours qui leur serait adressé au balcon. […] Il apparut là, au plein soleil de midi juste, surplombant d’une dizaine de mètres cette foule bruissante d’étonnement. […] Ses considérations sur l’article 9, sur l’esprit national, sur l’idéal militaire, sur la décadence moderne, parurent confuses, abstraites. Son appel au peuple des soldats ne recueillit que leur indifférence et leur hostilité. […] Mishima s’impatientait: Silence! Écoutez! Un homme fait appel à vous. Êtes-vous des hommes? Des hommes de guerre? Est-ce qu’un seul parmi vous se lèvera avec moi? […] Il regagna le bureau du général Mashita. Sans attendre, il déboutonna sa tunique. […] Il posa ses chaussures, s’agenouilla au sol. […] Puis il s’emplit d’air les poumons. Expirant avec un cri violent, il enfonça la dague. Des deux mains, il poussa l’acier dans le ventre, sous le nombril, vers le flanc droit. […] Enfin, Morita lui assena un coup de sabre, mais sa main tremblait, et le corps de Mishima s’affaissait: l’acier lui entama profondément l’épaule. Un deuxième coup mal ajusté s’enfonça dans la chair encore vive. À la troisième reprise, la nuque fut tranchée — et les soubresauts de ce corps ravagé cessèrent. À son tour, Morita ôta sa tunique, s’assit sur ses talons saisit la dague ensanglantée. Il ne se fit qu’une légère entaille — d’une seule volée, Furu-Koga le décapita» (Maurice Pinguet, La Mort volontaire au Japon, Gallimard, 1984. Cf.H. S. Stokes, The Life and Death of Yukio Mishima, Londres, Owen, 1975; J. Nathan, La vie de Mishima, Paris, Gallimard, 1980)


Marguerite Yourcenar, dans "Mishima ou la vision du vide" (Gallimard, 1980) a tenté de démonter les mécanismes de la psychologie de ce grand écrivain venu d'Orient, ses désastres intérieurs et son immense courage : "la façon dont chez Mishima les particules traditionnellement japonaises ont remonté à la surface et explosé dans sa mort font de lui le témoin, et au sens étymologique du mot, le martyr, du Japon héroïque qu'il a pour ainsi dire rejoint à contre-courant... la réalité centrale est à chercher dans l'oeuvre : c'est ce que l'auteur a choisi d'écrire, ou a été forcé d'écrire, qui finalement importe. Et, à coup sûr, la mort si préméditée de Mishima est l'une de ses oeuvres. Néanmoins, un film comme "Patriotisme", un récit comme la description du suicide d'Isao dans "Chevaux échappés"; jettent des lueurs sur la fin de l'écrivain et en partie l'expliquent, tandis que la mort de l'auteur tout au plus les authentifie sans les expliquer. Certes, telles anecdotes d'enfance et de jeunesse, révélatrices, semble-t-il, valent d'être retenues dans un bref sommaire de cette vie, mais ces épisodes traumatisants nous viennent pour la plupart de "Confession d'un Masque", et se retrouvent, éparpillés sous des formes différentes, dans des oeuvres romanesques plus tardives, passés au rang d'obsessions ou de points de départ d'une obsession inverse, définitivement installés dans ce puissant plexus qui régit chez nous toutes les émotions et tous les actes..."


"Kamen no kokuhaku" (Confession d'un masque, 1949)

Ce récit autobiographique, présenté sous forme romanesque, parce que l'auteur y prit certaines libertés avec la vérité, est le plus souvent considéré comme son meilleur livre. Paru alors que Mishima n'avait que vingt-cinq ans, il lui assura une renommée immédiate. Déjà remarqué pour ses nouvelles, "La Forêt en fleurs" (Hanazakarí no mori) et son premier roman "Les Voleurs" (Tôzoku), l'écrivain avait été constamment soutenu par Kawabata. Mais c'est avec "Confession d'un masque" qu'il s'imposa. Le narrateur y dévoile avec une impudeur intrépide son homosexualité. Il raconte comment il a été élevé par sa grand-mère dans des conditions particulièrement traumatisantes. Ce fut, en effet, le cas de l'écrivain, que sa grand-mère paternelle, Natsu Nagai, femme tyrannique, cultivée et maladive, clouée au lit par une sciatique chronique, arracha à sa mère, alors qu'il n'avait pas deux mois, pour  installer son berceau près de son propre lit. Certes incontournable pour qui veut  comprendre la psychologie de Mishima, l'oeuvre ne doit cependant pas être pris à la lettre. Si les pages qui concernent l'enfance suivent d'assez près les faits réels, Mishima s`en éloigne davantage pour évoquer l'âge adulte, et en particulier sa relation amoureuse avec une jeune fille qu'il nomme Sonoko, sœur de son camarade Kusano. À la fin de la guerre, l'auteur s`était effectivement épris d'une jeune fille, espérant qu'il aurait désormais une sexualité dite "normale" et se persuade qu'il était attiré physiquement par elle : leur premier baiser lui révèle sa totale indifférence. Sommé de se fiancer par Kusano, le héros ne peut que constater qu'il veut se faire illusion. Découragé par sa mère de se marier, il rompt et reverra quelques années plus tard Sonoko qui en a épousé un autre. 

La dernière scène du roman  réunit le narrateur et Sonoko dans un dancing. Mais ce n'est pas son ancienne fiancée qui le fascine, mais bien plutôt un jeune homme au torse nu, tatoué d'une pivoine. Le "masque" du titre est, bien entendu, la personnalité factice d'homosexuel normalisé et intégré dans une vie sociale qu'il refuse intérieurement. Mais, plus profondément, c'est aussi l'idée que toute existence est un jeu. La désillusion qui marquera tous les livres de Mishima est ici affirmée avec une force poignante. Peut-on atteindre, sous les apparences du théâtre social, un noyau de vérité qui cherche à s'exprimer ou n'est-on pas inéluctablement voué qu'au mensonge et au néant? (Trad. Gallimard, 1971).

 

Dans ses essais et dans de nombreux autres romans, Mishima sera amené à revenir sur ces thèmes pessimistes, sinon nihilistes. Mais le cynisme l'emportera souvent, mais on entend encore dans "Confession d'un masque" une voix différente, plus vibrante, plus secrète, plus troublante. Les pages consacrées à la perception qu'un enfant a du monde sont admirées pour leur perspicacité. L'auteur décrit, en particulier, ses lectures et le trouble auquel elles donnent naissance. On découvre alors ce qu'il doit à Huysmans et aux décadents français : le personnage de Jeanne d'Arc devient le symbole de l'androgyne, la vierge guerrière confondant son image avec celle de Gilles de Rais. Avec une acuité bouleversante, Mishima se remémore également "l'odeur de sueur des soldats - cette odeur pareille à la brise marine, à l'air brûlant et doré qui règne au-dessus du rivage de la mer". Il est ainsi convaincu que toute sa personnalité s'est constituée durant son enfance : "Depuis mon enfance, écrit-il, mes idées sur l'existence ne se sont jamais écartées de la théorie augustinienne de la prédétermination". Il sélectionne ainsi de nombreuses scènes clés : une fête populaire, la lecture d'un livre sur le Saint Sébastien de Guido Reni, dont la vue le fit éjaculer, un amour passionné pour un camarade, Omi, un peu plus âgé que lui. Walt Whitman, Dostoïevski et  Magnus Hirschfeld l'aident à comprendre le "désordre de ses sens ". Une visite au bordel, à la fin de son adolescence, et l'échec de son amour pour Sonoko achèveront de le convaincre que sa vie déviera définitivement de la norme...  


"Kinjiki" (Les Amours interdites, 1953)

Roman de l`écrivain japonais Yukio Mishima qu'il commence à publier en feuilleton en 1950, et dont la version définitive date de 1953. Le titre japonais se réfère explicitement à une "sexualité interdite", s`il peut être littéralement traduit par "couleurs interdites", - le terme de "couleurs" est en japonais une métaphore connue de I`amour qui figure dans de nombreux titres de romans érotiques. Au début des années 1950, Mishima avait vingt-cinq ans et venait de publier sa "Confession d'un masque" où il avait avoué son homosexualité, et il avait remporté un très gros succès avec "Une soif d 'amour". ll décida de décrire très précisément le Tôkyô nocturne, avec ses lieux de rencontres homosexuelles, bars privés, parcs, toilettes publiques, salons tenus par des étrangers, cabarets. ll fréquentait lui-même ces lieux, sous le prétexte de se renseigner sociologiquement. ll vivait alors chez ses parents et ne devait se marier que huit ans plus tard. Habitué du bar homosexuel "Brunswick", il en fera une transposition exacte, rebaptisée "Redon" dans son roman. ll interrompit son livre  sur une scène dramatique, pour voyager pendant plusieurs mois à l`étranger. Découvrant en Europe et en Amérique une forme de liberté sexuelle qu`il ignorait, il reprend sa narration à son retour et il "ressuscite" un de ses personnages pour pouvoir agrandir le tableau exceptionnel qu`il offre de la vie homosexuelle. 

 

C'est un ouvrage, dit-on souvent,  qui n`a pas d'équivalent dans la littérature française si ce n'est chez Proust, avec "Sodome et Gomorrhe", et il est considéré comme le roman le plus réaliste et le plus audacieux qu`ait écrit Mishima. Encore très jeune, l`auteur curieusement se  dédouble en deux personnages qui sont deux facettes de sa personnalité. D`un côté, Shunsuké, vieil écrivain couvert d`honneur, blasé, misogyne parce que les femmes qu`il adorait l`ont trompé. De l`autre, Yûichi. jeune homme très beau, homosexuel avoué. Shunsuké, au début du roman, est amoureux d`une très belle jeune fille, Yasuko. qui  manifestement ne l`aime pas. ll la jette dans les bras de Yûichi qui vient de lui avouer son homosexualité. Shunsuké entreprend de se venger des femmes. à travers Yasuko qui s`éprend passionnément de Yûichi. Deux autres femmes vont s`amouracher à leur tour de l'irrésistible séducteur, Kyôko et Mme Kaburagi, femme d'un protecteur de Yûichi. La découverte que M. Kaburagi lui-même est homosexuel trouble profondément la vision que Yûichi avait de l'univers sexuel : il n'y a pas d'un côté les homosexuels et de l`autre les hétérosexuels, mais la frontière est flottante. Par veulerie, Yûichi cède aux avances du mari de sa maîtresse, Mme Kaburagi les surprend ensemble. 

La première version du roman se terminait sur le suicide de Mme Kaburagi. Mais Mishima prolongea l'intrigue en donnant à ce personnage une chance de survie. Mme Kaburagi se venge, en détruisant progressivement son mari et Yûichi lui-même. Mais le coup de théâtre le plus inattendu est réservé au vieil écrivain, Shunsuké qui tombe à son tour amoureux de Yûichi et qui, ne résistant pas à cette révélation, se tue en faisant du jeune homme son héritier.

"Les Amours interdites" se veulent une somme sur l'homosexualité masculine : Mishima tente d'évoquer des situations extrêmement diverses, de la rencontre sexuelle la plus crue dans un jardin public, à l'amour romantique, de la passion d'un vieillard pour un jeune couple, à l'amour gémellaire de deux jeunes gens, de l`aventure de deux compagnons d'études à la prostitution. Son but est de montrer que l'ordre social et sexuel n'est qu'un théâtre fragile que quelques démons peuvent aisément déconstruire. La misogynie extraordinairement violente du livre atteint son apogée dans une scène d'accouchement très minutieusement décrite. De nombreuses références culturelles, puisées dans la littérature classique japonaise, grecque ou française, montrent que Mishima visait à une véritable encyclopédie de l'homosexualité masculine. Plusieurs scènes d'une indéniable force poétique font oublier les excès caricaturaux dans lesquels il sombre parfois. (Trad. Gallimard, 1989).


"Kinkaku-ji" (Le Pavillon d'or, The Temple of the Golden Pavilion, 1956)

Le Pavillon d 'or (Kinkaku-ji) est souvent considéré comme son meilleur ouvrage. Inspirée de faits réels, l'histoire est celle d'un jeune moine bègue et laid qui en vient à haïr tout ce qui est beau notamment  le Pavillon d'or, temple de Kyoto vieux de 550 ans. La présence de ce monument l'oppresse et l'obsède. Extrêmement populaire, ce roman offre une puissante analyse de la folie destructrice, ainsi qu'une méditation sur la beauté, soutenue par la très belle prose de Mishima ... (traduit par Marc Mécréant, Gallimard)

 

(...) "Je me sentais oppressé et j'avais un poids sur l'estomac. Pas à cause du whisky. Mais à mesure qu'approchait l'instant crucial, mon désir se faisait plus lourd, prenait ses distances à l'égard de mon corps, s'en abstrayait en quelque sorte, pour peser de tout son poids sur mes épaules - aussi noir et pesant qu'une bielle d'acier.

J'ai déjà dit combien j'appréciais - bienveillance ou malice - les efforts de Kashiwagi pour me lancer hardiment vers la vie. Mais, étant celui qui, au collège, avait rayé exprès le fourreau de dague de notre ancien, rien ne me désignait pour aborder la vie par sa surface claire : je l'avais, depuis longtemps, nettement discerné; Kashiwagi, lui, m'avait le premier enseigné la voie détournée et ténébreuse par où prendre la vie à revers. A première vue, cela paraissait mener droit à la destruction; en réalité, cela foisonnait d'inattendus stratagèmes, métamorphosait la couardise en courage : c'était une sorte d'alchimie par qui ce que nous appelons vice se retrouvait ce qu'originellement il est : de l'énergie à l'état pur. Ce n'en était pas moins vivre selon un certain mode - vie de marche, de conquête, de changement et qui se pouvait perdre ; vie qu'on eût difficilement prétendue typique ; ayant néanmoins de la vie les caractères et les fonctions. A supposer qu'en un lieu qui échappe à nos regards, nous nous trouvions face à cette prémisse que toute vie est dénuée de sens, force nous est d'accorder au type de vie dont je parle autant de valeur qu'aux existences banales. Je me disais cependant que, dans le cas de Kashiwagi, il devait y avoir une sorte d'intoxication. Je m'en étais très tôt rendu compte : quelque aspect que revête notre connaissance, et si déprimante soit-elle, se tapit toujours au fond, l'ivresse de connaître. Et ce qui sert à enivrer les gens n'est-il pas toujours alcool, après tout?...

 Nous nous étions assis près de touffes d'azalées aux teintes passées où s'étaient mis les vers. Quelle fantaisie avait poussé cette fille à me tenir compagnie? Je l'ignorais. A quel mouvement avait-elle obéi - j'emploie à dessein l'expression brutale - pour "se vouloir ainsi salir" ? Je l'ignorais aussi. Il doit sans doute exister ici-bas une forme de passivité pleine de timidité et de gentillesse : il n'en fut rien ; elle me laissa seulement poser mes mains sur ses petites mains dodues, comme un essaim, de mouches sur qui fait un somme. Un interminable baiser, la peau douce de son menton fouettèrent mon désir... Était-ce là ce dont j'avais si longtemps rêvé? La sensation elle-même me parut mince, bien peu de chose... Mon désir cependant galopait dans un manège à, part...

Le ciel nuageux et blanchâtre, le bruissement des bambous, les pathétiques efforts d'une bête à bon Dieu escaladant une feuille d'azalée, toutes ces choses continuaient d'exister comme devant, l'une ici, l'autre là, sans ordre ni harmonie.

J'essayai, pour sortir de l'impasse, de ne plus penser à cette fille, là, devant moi, comme à un objet de désir ; il faut penser plutôt qu'elle est la vie, me disais-je ; qu'elle est la barrière à franchir pour aller de l'avant et continuer de conquérir ; je ne dois pas laisser passer cette chance, car la vie ne viendra pas éternellement me faire des offres... Ces idées se pressaient dans ma tête, en même temps que le souvenir des humiliations sans nombre que mon bégaiement m'avait values chaque fois qu'incapables de franchir mes lèvres, les mots restaient bloqués dans ma bouche. J'aurais dû, dans ces moments-là, ouvrir résolument la bouche, proférer quelque chose pour m'emparer de la Vie, même en bégayant. L'exhortation brutale de Kashiwagi : "Begaie! Bon Dieu! Bégaie!", cette clameur débraillée retentissait à mon oreille pour me stimuler... Ma main glissa vers le bas de la jupe.

Alors m'apparut le Pavillon d'Or. 

Dans sa pleine majesté. Dans sa grâce mélancolique. Carcasse des fastueuses structures dont subsistaient les dorures écaillées. Toujours net, à cet incompréhensible point de l'espace qui le faisait tout à coup lointain à qui le croyait ; proche, amical et distant à la fois... Tel il m'apparut. 

Maintenant, il obstruait le passage entre moi et la vie vers laquelle je tendais. Pareil d'abord à une miniature, il grandit à vue d'œil jusqu'à recouvrir entièrement le monde qui  l'entourait, sans en omettre un détail ni un pouce, comme j'avais vu autrefois, dans la fine maquette du Pavillon d'Or, un Pavillon d'Or gigantesque; englobant presque tout l'univers. Il emplissait le monde d'une puissante musique qui finit par receler en elle la signification de l'univers  entier. `

Le Temple d'Or dont, parfois, l'élan vers la nue m'avait si fort ignoré, voici qu'il s'ouvrait à moi, m'octroyait place au sein de sa structure...

Ma compagne s'éloigna soudain d'un glissement si léger qu'elle fut bientôt aussi imperceptible qu'un grain de poussière : le Pavillon d'Or la rejetait; mais du même coup aussi, la vie que je tentais d'appréhender. Cerné de partout par la Beauté, quel moyen de tendre les bras vers la vie? La Beauté n'avait-elle pas aussi le droit d'exiger qu'on tînt compte d'elle, qu'on renonçât au reste? Toucher d'une main l'éternité, de l'autre la vie, est une impossibilité.

Si ce qui donne un sens à notre comportement à l'égard de la vie est la fidélité à un certain instant et notre effort pour éterniser cet instant, peut-être le Pavillon d'Or en était-il averti et avait-il voulu, pour quelques brèves secondes, se départir de son indifférence à mon égard?

C'était comme s'il avait pris le visage d'un instant, était venu à moi pour me montrer le néant de ma soif de vivre. Dans la vie, l'instant qui prend couleur d'éternité, nous enivre ; mais le Pavillon d'Or savait bien que cela est sans valeur au prix de l'éternité revêtant l'aspect d'un instant, comme lui-même faisait précisément à cette minute. Et c'est bien dans ces moments-là que l'inaltérable Beauté est capable de paralyser nos vies, de distiller ses  poisons dans nos existences. Le Beau momentané que la vie nous laisse entrevoir est impuissant contre pareils poisons : ils le mettent aussitôt en pièces, l'anéantissent et finissent par installer la vie elle-même dans une' lumière sale d'anéantissement... .

Le temps où la vision m'avait tenu totalement sous son pouvoir avait été très court. Quand je revins à moi, le Temple d'Or avait disparu : il n'était plus, très loin, vers le nord-est, à Kinugasa; qu'une construction, invisible d'où j'étais.

L'instant d'illusion où je m'étais senti accepté, étreint par lui, était passé : je me retrouvais étendu en haut d'une colline du parc de Kameyama, sans rien d'autre alentour que l'herbe,

les fleurs, le vol monotone des insectes et une fille vautrée dans une pose lascive.

Devant ma soudaine timidité, elle s'assit, me jetant un regard blanc. Je remarquai le mouvement de torsion de ses hanches, tandis qu'elle me tournait le dos. Elle sortit une glace de son sac, ne dit pas un mot, mais son mépris me transperça par toute la peau, s'y fixant  comme aux habits les teignes, en automne. Le ciel pendait bas. De fines gouttes de pluie tombèrent avec un petit bruit sec sur les herbes, les feuilles d'azalées. Nous relevant promptement nous reprîmes en courant le sentier du retour."

(...)

Le 1er juillet 1950, un moine novice de vingt et un ans, étudiant de chinois, incendia le Pavillon d'or, l'un des temples les plus célèbres de Kyôto. Contestataire et indiscipliné, il mettait en doute le savoir de ses maîtres et c'est ainsi qu'iI exprima sa révolte. Il prétendit avoir accompli son acte criminel par "haine de la beauté". ll l'avait préparé très minutieusement. Tel est le point de départ du roman, ainsi défini par son auteur : "Mon Pavillon d'or est une étude approfondie des mobiles d'un crime. Une conception superficielle et baroque de quelque chose comme, par exemple. la beauté peut suffire à provoquer l'acte criminel d`incendier un trésor national. Si l'on se place d'un autre point de vue, il suffit, pour échapper à sa condition présente, de croire à cette idée folle et superficielle, et de l'hypertrophier jusqu`à en faire une fondamentale raison d`être". 

Son héros, qui est aussi le narrateur, est un bègue nommé Mizoguchi : son infirmité, dit-il. "dresse un obstacle entre moi et le monde extérieur. C`est le premier son qui a du mal à sortir ; il est en quelque sorte la clé de la porte qui sépare mon univers intérieur du monde extérieur ; mais jamais il ne m`est arrivé de sentir tourner cette clé sans effort". 

En butte à toutes sortes d`humiliations, il est amoureux d'une jeune voisine, Uiko, qui ne l'aime pas et qui meurt sous ses yeux, tuée par un déserteur qui a été son amant et qu`elle trahit. ll découvre alors, à travers la beauté même du visage d`Uiko, la félonie : le crime inhérent à la beauté des apparences. "Je suis toujours persuadé que mon visage à moi, l`univers le rejette; celui d'Uiko, lui, rejetait l`univers". 

L'expérience négative de la beauté, Mizoguchi va la connaître sous une autre forme dans le "Pavillon d'or" où son père, moine, le conduit, avant de mourir. "La beauté était donc quelque chose qui pouvait être touché du doigt, clairement reflété par l`œil. Qu`au sein même de cet univers aux multiples métamorphoses l'inaltérable Pavillon d'or dût continuer d'exister tout tranquillement, de cela j'étais sûr. absolument sûr". 

Alors qu'il est accueilli dans l`enceinte du temple dont il devient un pensionnaire, le narrateur espère que la beauté arrogante du temple auquel il s'adresse comme à un être humain dont la perfection le nargue sera détruite. On est en pleine guerre. "Cela devient mon rêve secret que la cité entière fût la proie des flammes [...] je me disais que Kyôto, trop longtemps oublieuse des incendies de la guerre et de leurs alarmes, avait, du même coup, perdu une partie de sa beauté". Dans le temple il assiste et parfois participe à d'étranges scènes sexuelles : des visiteurs s'y dissimulent et sont conscients de son regard. Mais c`est pour Mizoguchi une façon de se séparer davantage du monde qui l`exclut....

 

(...) "Je lui contai 1'aventure du Nanzenji - en haletant, en bégayant plus que jamais. Les feuilles nouvelles d'alors retrouvèrent leur fraîcheur; le phénix et les anges du plafond de la Tour des Cinq Phénix retrouvèrent leur éclat. Les couleurs de la vie revinrent aux pommettes de la femme et, au lieu d'éclairs farouches, il n'y eut plus, au fond de ses prunelles, qu'une lueur vague et égarée.

"C'est vrai? fit-elle, c'est vrai? Quel curieux enchaînement de circonstances! La destinée est vraiment étrange..."

Ses yeux étaient pleins de larmes de joie et d'exaltation. Elle oubliait qu'elle venait d'être humiliée ; elle se replongeait dans ses souvenirs. Basculant d'un état de surexcitation dans un autre, elle sombra dans une sorte de demi-démence. Le plus grand désordre bouleversa les pans de son kimono aux vaporeuses glycines.

"Je n'ai plus de lait..., dit-elle. Oh! mon pauvre petit bébé !... Je n'ai plus de lait... Mais je ferai pour vous les gestes d'autrefois. Puisque vous n'avez pas cessé de m'aimer, vous êtes pour moi comme l'homme qui était alors avec moi; et si je pense cela, de quoi aurais-je honte? Mais oui, je ferai comme l'autre fois."

Elle parlait comme quelqu'un qui fait part d'une importante décision. Après quoi, elle parut agir sous l'effet d'un excès de joie; à moins que ce ne fût un excès de désespoir. Sans doute était-elle persuadée d'agir sous l'empire de la joie ; mais la véritable force qui lui dicta son geste forcené, ce fut, je crois le désespoir que Kashiwagi lui avait mis au cœur, ou le tenace arrière-goût de ce désespoir.

Ainsi, devant moi, défit-elle l'armature de son nœud de ceinture, défit-elle ses multiples cordons ; et, dans un crissement de soie, je vis tomber la ceinture elle-même. L'échancrure du kimono s'ouvrit, où la blanche poitrine se devinait à peine; elle en tira son sein gauche, qu'elle me présenta. 

Si je disais que je n'éprouvai pas une sorte de vertige, ce serait  mensonge. Je regardais. Avidement. Et pourtant mon regard restait celui d'un témoin. Ce point blanc mystérieux que, du haut de la Porte Monumentale, j'avais aperçu au loin, n'avait rien de commun avec ce globe de chair d'une masse déterminée; l'empreinte avait été trop forte, trop longue la fermentation de mon esprit pour que ce sein que j 'avais sous les yeux pût être autre chose que de la chair, autre chose qu'un objet matériel. Cela n'avait aucun pouvoir d'éveil, non plus que d'invite. Complètement coupé de la vie, simple objet offert à ma vue, ce n'était qu'un témoignage du désert de l'existence.

Non, je ne veux pas mentir, et je suis certain d'avoir été pris de vertige. Mais la cause en était ailleurs, dans l'excessive tension de mon regard qui, à force d'impitoyable inquisition, avait fini par aller au-delà du point de vision juste, par déposséder ce sein de femme de sa qualité de sein de femme, par l'isoler et n'en plus faire qu'un débris dépourvu de signification. 

C'est alors qu'eut lieu le prodige. Une détente suivit ces minutes pénibles et le sein, lentement, recouvra sa splendeur. Stérile comme la Beauté même, impassible comme elle, et tout offert qu'il fût à ma vue, il se retranchait peu à peu dans son secret essentiel : ainsi fait la rose, claquemurée dans sa plus secrète existence de rose. Il faut du temps pour que la Beauté se révèle à moi. Je suis toujours en- retard sur les autres. Eux découvrent dans le même instant la beauté et le désir ; moi, cela vient beaucoup plus tard. Ainsi, en un instant, le sein renoua-t-il ses attaches avec l'ensemble, transcenda-t-il la chair, mué en substance insensible sans doute, mais imputrescible - relié à l'éternel. Je voudrais que vous compreniez bien ce que je veux dire.

Et voici, que, pour la seconde fois, surgit le Temple d'Or. Je devrais dire plutôt que le sein que je contemplais prit la forme du Temple d'Or.

Je me rappelai la nuit du typhon, au début de l'automne, et ma veille au Pavillon d'Or. Malgré le clair de lune sur lui, une ténèbre lourde, somptueuse stagnait dans ses salles, derrière les contrevents, le bois des portes, sous les plafonds où la feuille d'or s'écaillait. Et c'était bien naturel, car qu'était-il, en soi, ce Pavillon d'Or, sinon structures minutieusement élaborées, édifiées sur du non-être? De même ce sein : extérieurement, il n'était que chair lumineuse, éblouissante ; mais au-dedans, comme l'autre, il était bourré de nuit : sa substance, à l'autre identique, était de lourde, de somptueuses ténèbres ...."

(...)

Entrant à l`université, il se lie à un curieux personnage, Kashiwagi, qui lui assène de longs discours cyniques sur la nécessité d'être hypocrite et de considérer la vie comme un simple jeu cruel. "Kashiwagi m`avait, le premier, enseigné la voie détournée et ténébreuse par où prendre la vie à revers. À première vue, cela paraissait mener droit à la destruction; en réalité, cela foisonnait d'inattendus stratagèmes, métamorphosait la couardise en courage : c'était une sorte d'alchimie par laquelle ce que nous appelons vice se retrouvait ce qu`originellement il est, "de I'énergie à l`état pur". 

Prenant en haine le prieur qu`il suit dans ses déplacements secrets, Mizoguchi sent son obsession grandir et prépare soigneusement son crime : en détruisant le Pavillon d`or il croit anéantir ce qui l`empêche de vivre. La fréquentation des lieux de plaisir n'est parvenue qu`à lui faire ressentir plus profondément son exclusion du monde.

Au moment de l`incendie, il médite longuement sur le lien intrinsèque de la beauté et du néant, découvrant, au crépuscule, entre le jour et la nuit. que "la beauté était structurée de néant [...] la délicate architecture. faite des bois du plus fin grain, tremblait par une sorte de pressentiment du néant, comme tremble au vent une guirlande de fête". 

Le sujet même du Pavillon d'or fait de ce roman une œuvre à part : la réflexion sur le zen enrichit considérablement la thématique d'un auteur habituellement plus baroque, et le caractère singulièrement intérieur et contemplatif de la narration donne au livre une tonalité abstraite, métaphorique. que l`on ne retrouvera dans aucun de ses ouvrages suivants. (Trad. Gallimard, 1961).


"Shiosai" (Le Tumulte des flots, The Sound of Waves, 1954) 

Cette simple et intense histoire d'amour, située sur une ile japonaise isolée, a pour protagoniste Shinji, un pêcheur pauvre, et Hatsue, très belle pêcheuse de perles. Les amoureux font l'objet de commérages jaloux, et Shinji est accusé d'avoir défloré Hatsue. Le père de celle-ci, furieux, la confine à la maison et lui interdit de revoir Shinji. ll promet sa main à l'un des rivaux de ce dernier, Yasuo, fils arrogant et rustre d'une riche famille. Mais le père d'Hatsue finit par céder et organise une épreuve au cours de laquelle les deux prétendants doivent affronter une tempête en mer. C'est Shinji, noble et travailleur, qui l'emporte, retrouvant ainsi le respect des villageois en même temps que sa bien-aimée. Même si l'histoire se déroule probablement dans la péninsule de Shima, terre des célèbres pêcheuses de perles japonaises, elle a été écrite après la visite de la Méditerranée et sa découverte de la littérature de l'Antiquité grecque et romaine. "Le Tumulte des flots" reflète les sentiments d'un premier amour, loin de la violence des oeuvres à venir de Mishima ... 

 

Lorsqu'il voyagea à l`étranger, en 195l, Mishima avait été bouleversé par la découverte de la Grèce, c'est "ivre de bonheur" qu'il y séjourne, et à son retour, en mai 1952. il s`inscrivait à un cours de grec à l'université de Tôkyô. "Le Tumulte des flots" s'inspire de la trame du roman "Amours pastorales de Daphnís et Chloé" pour raconter les amours juvéniles de Shinji, fils de pêcheur, orphelin, et de Hatsué, dont le père est un riche armateur. Pour décor, un îlot au large de la côte d'lzu, Kamijima, auquel,  dans son livre, il donna le nom d`Utajima. En revenant de sa pêche quotidienne, le jeune Shinji Kubo, qui a dix-huit ans. remarque une inconnue adossée au parapet d`un pont. C'est une nouvelle venue sur l'île : Hatsué. Adoptée par une famille de plongeuses, elle a été élevée loin de ses trois sœurs aînées et de son frère. Lorsque ce dernier meurt et que ses sœurs sont mariées, elle revient auprès de son père qui est veuf et qui compte lui imposer le mariage avec un jeune homme qu`il adoptera. Shinji, fasciné par la jeune fille, sait qu`il ne sera jamais l`élu - "Le seul rêve bien simple du garçon était seulement de posséder un jour un bateau à moteur et de faire du cabotage avec son jeune frère" -. Cependant le hasard l`amène à rencontrer à nouveau Hatsué, d`abord seule et égarée sur une colline qui domine la mer, puis chez le gardien de phare où la jeune fille "prend des leçons d`étiquette et de ménage". Aiguillonnée par la jalousie qu`éveille en elle la femme du gardien. en prétendant que Chiyoko, sa fille, qui étudie la littérature anglaise à l`université de Tôkyô, est amoureuse de Shinji, Hatsué s'attache au jeune homme, qui est déjà épris d`elle. Par une journée de tempête, Hatsué et Shinji se retrouvent seuls dans une masure, nus l`un et l`autre près du feu, mais n`osent pas s`abandonner à leur désir. Cependant Chiyoko, amoureuse du jeune pêcheur, surprend le couple et le dénonce à Yasuo, jeune intellectuel qui dirige une sorte d`association de jeunes dont fait partie Shinji. Yasuo. qui est le fiancé pressenti de Hatsué, croit que Shinji l`a violée et tente à son tour de la prendre de force, mais une guêpe le pique alors que la jeune fille se débat. La rumeur de l`amour de Shinji et de Hatsué se répand dans l`île, humiliant la mère du jeune garçon. lequel s`embarque comme mousse, avec son rival Yasuo, sur un cargo du père de Hatsué. Sa  conduite héroïque au cours d'un ouragan persuade alors l`armateur que Shinji a une plus grande valeur que Yasuo : "ll faut qu`un homme ait de l`énergie. Ce sont des hommes énergiques qu'il faut à Utajima. La famille et l`argent sont secondaires". C'est en ces termes qu'il accorde à Shinji la main de sa fille. (Trad. Gallimard. 1969).

 

"Le Tumulte des flots" a joui d`une grande popularité au Japon où il a fait l`objet de plusieurs adaptations cinématographiques, dont en 1964 (Kenjiro Morinaga) et en 1975 ...


"Utagé no ato" (Après le banquet, 1960) 

Une œuvre mineure mais qui demeure l'une des plus lues de l'auteur en raison du procès retentissant que fit à Mishima le modèle présumé de son héros. L'écrivain, après quatre longues années de procédure, perdit et dut payer des indemnités symboliques à la partie adverse. Dans un quartier de Tôkyô, après la guerre, une quinquagénaire célibataire et encore belle, pleine de vitalité, Kazu Fukuzawa, acquiert un restaurant coté, "L'Ermitage". Elle croit sa vie sentimentale désormais révolue et se consacre entièrement à son activité professionnelle. Un ministre élit son établissement pour y organiser les réunions annuelles d'une association d'hommes politiques à la retraite. Parmi eux, Yûken Noguchi, ex-ministre des Affaires étrangères, vieillard au regard pénétrant qui conserve une certaine virilité, retient l'attention de la restauratrice. Plus discret que ses collègues, nostalgiques de leur carrière, il s'habille avec une certaine négligence, ce qui apitoie Kazu, qui comprend que le luxe du passé, l'apparat n'exercent plus sur lui aucun charme. Au cours de la première réunion, un diplomate particulièrement exubérant est terrassé par une hémorragie cérébrale. L'événement rapproche Kazu de Noguchi dont elle s'éprend. Après un voyage à Nara, avec des amis que Noguchi a conservés dans le milieu de la politique et des affaires, le couple s'installe dans une vie régulière, presque conjugale avant de célébrer son mariage officiel. "ll était clair que Noguchi pensait avoir trouvé dans le mariage sa dernière demeure et que, de son côté, Kazu pensait y avoir découvert sa propre tombe". 

Retrouvant une nouvelle énergie, Noguchi décide de se présenter aux élections municipales sous la bannière du parti réformateur, pour devenir préfet de la capitale. Avec l'aide d'un politicien, Kazu participe activement à la campagne électorale, ne craignant pas de chanter en public pour soutenir, dans des comités populaires, la candidature de son mari. Pour financer la campagne, elle est contrainte d'hypothéquer son restaurant, qui périclite. Un maître chanteur fait circuler une brochure qui raconte le passé de Kazu, afin de discréditer le candidat. Noguchi perd les élections. Après cette défaite, Kazu entreprend de rouvrir son restaurant, en lançant une souscription : la première signature, elle l'obtient d'un adversaire de son mari, et demande à Noguchi de divorcer...

Tableau cynique du monde des finances et de la politique, "Après le banquet" est sans doute le roman le moins singulier de Mishima. (Trad. Gallimard, 1965).


"Hōjō no Umi" (La Mer de la Fertilité, The Sea of Fertility, 1965-1970)  

"Et pouvez-vous dire avec certitude que, tous les deux, nous nous sommes déjà rencontrés ? - Je suis venu ici il y a soixante ans. - La mémoire est comme un miroir fantôme. Il arrive qu'elle montre des choses trop lointaines pour qu'on les voie, et elle les montre parfois comme si elles étaient présentes..." La Mer de la fertilité, testament littéraire de Mishima, réunit quatre romans qui couvrent l'histoire du Japon de 1912 à 1970, sur quatre générations, le ton y alterne entre lyrisme, valeurs d'antan, désespoir, fascination de la mort : Neige de printemps, Chevaux échappés, Le temple de l'Aube et L'Ange en décomposition. Le premier volume, "Neige de printemps" (Haru no Yuki), est situé dans l'univers isolé de la cour impériale à Tokyo aux alentours de 1910, et décrit l'amour impossible d'un jeune aristocrate, Kiyoaki Matsugae, pour Satoko. Kiyoaki garde ses distances par rapport à celle-ci jusqu'à ce que ses fiançailles avec le fils de l'empereur rendent évidente l'impossibilité de leur amour. Commence alors une liaison désespérée mais passionnée, dont est témoin le meilleur ami de Kiyoaki, Shigekuni Honda.Lorsque Kiyoaki meurt,son ami se lance à la recherche de sa réincarnation. Les personnages des volumes suivants, "Chevaux échappés" (Honba), en plein paysage d'un Japon parcouru par la misère paysanne, les émeutes, les assassinats, le Japon de 1932 (Mishima est alors âgé de six ans) et "Le Temple de l'aube" (Akatsuki no Tera), rappellent vaguement Kiyoaki - un fanatique politique des années 1930, une princesse thaïlandaise avant et après la Seconde Guerre mondiale, et dans le dernier volume, "L'Ange en décomposition" (Tennin Gosui), un orphelin malfaisant des années 1960. L'idée de cette réincarnation nourrit l'espoir de Honda jusqu'au dernier récit, dont la conclusion suggère que la vie est irréparable, sa fin inévitable. Dans une dernière scène saisissante, Honda comprend l'impossibiIité de revivre le passé et de ramener les morts à la vie. Le roman, parfois comparé à "La Recherche du temps perdu" de Proust, nous offre un aperçu fabuleux de la vie et des souvenirs. (Gallimard,  Trad. de l'anglais (Japon) par Tanguy Kenec'hdu. Préface de Marguerite Yourcenar).

 

L'ANGE EN DÉCOMPOSITION - 29 

(...) " Ayant appris que la route de Nara était maintenant excellente, Honda prit une chambre à Kyoto. ll descendit à l'hôtel Miyako et retint une voiture pour le 22 à midi. Les nuages semblaient hors de propos par cette chaleur. Sans doute tombait-il des averses sur les hauteurs.

Il se trouvait donc là, et cette pensée remplit Honda de contentement. Les impressions atteignaient son corps et son cœur lassés, comme à travers des écrans, sous une toile écrue à l'ancienne. Il avait emporté une couverture pour se protéger de l'air conditionné. Le crissement des cigales, à proximité de l'hôtel, dans le district de Keage, s'engloutissait par les fenêtres.

Il prit une ferme résolution au départ de l'auto. "Aujourd'hui, je ne vais pas aller apercevoir des squelettes sous la chair. Ce ne sont que simple façon de concevoir. Je vais voir et me rappeler les choses telles qu'elles sont. Ce sera mon ultime plaisir, mon dernier effort. La dernière fois où je regarderai vraiment. ll faut que j'observe tout, d'un cœur dispos."

La voiture dépassa la pagode Samboin à Daigo. Au pont du temple de Kajuji, elle prit la route nationale de Nara, puis à partir du parc de Nara, la route de Tenri. En une heure, il était à Obitoke.

Honda avait remarqué à Kyoto nombre de femmes portant des ombrelles, chose rare à Tokyo. Par-dessous, certains visages brillaient, d'autres  - à cause, peut-être, du dessin des ombrelles - étaient sombres; certains avaient une beauté brillante, d'autres une sombre beauté.

En se détournant des faubourgs sud de Yamashina, ils se trouvèrent parmi des espaces de banlieue, zone de petites usines brûlées du soleil d'été. Parmi un groupe de femmes et d'enfants qui attendaient l'autobus, on apercevait une femme enceinte, chaudement vêtue d'une indienne à motif occidental. Les visages étaient comme empreints d'inertie, telles des feuilles de thé flottant sur les torrents de la vie. Plus loin, s'étendaient des cultures poussièreuses de tomates.

Le district de Daigo offrait un assemblage de tous les piètres éléments des constructions nouvelles qu'on peut voir par tout le Japon : matériaux de construction et toits de tuile bleue, tours de télévision et lignes à haute tension, réclames de Coca-Cola et comptoirs pour

conducteurs pressés.

Sous les falaises où les pâquerettes piquaient le ciel, parmi les moellons, on voyait des dépotoirs d'automobiles, bleues, jaunes et noires, empilées en équilibre instable, leurs couleurs criardes fondant au soleil. Devant ces mornes entassements que la voiture cachait la plupart du temps, Honda songea à un récit d'aventures qu'il avait lu dans son enfance, et aux amas d'ivoire du marécage où les éléphants s'en vont mourir. Peut-étre, sentant venir la mort, les automobiles, elles aussi, se rassemblaient-elles dans leurs cimetières. Quoi qu'il en fût, cette exubérance, cet étalage sans vergogne reflétaient bien, à ses yeux, l'ère de l'automobile.

À partir d'Uji, les coteaux se couvraient de verdure pour la première fois. Une réclame vantait de "Délicieux bonbons glacés". Des feuillages de bambous enjambaient la route.

Traversant le pont de la Lune à Uji, ils s'engagèrent sur la vieille route de Nara. Ils passèrent Fushimi et Yamashiro. Un panneau les informa qu'ils se trouvaient à trente-deux kilomètres de Nara. Le temps passait. À chaque panneau, Honda pensait à l'expression "... jalonnant la voie du tombeau". Il lui paraissait inconcevable qu'il pút s'en revenir par la même route. Panneau après panneau, la route qu'il devait suivre était clairement signalée. Nara: 50 km. Deux kilomètres plus près du tombeau. Il abaissa une glace, dérobant trois centimètres d'air non conditionné, tandis que les cigales chantaient à ses oreilles, comme si le monde entier eût résonné dans la solitude sous le soleil d'été.

Encore une station d'essence. Encore le Coca-Cola. Les bords d'un vert admirable du fleuve Kizu s'étendaient à perte de vue sur la droite. Ils étaient déserts, des nuages tourmentés venant souligner leurs splendides bosquets. Des taches d'azur illuminaient le ciel.

Et que pouvait-ce donc être? rêvassa Honda. Le plateau de verdure ressemblait à un étalage de poupées. Dans le tumulte des nuages, on aurait dit qu'après avoir aligné des poupées, on en avait perdu. Ou bien, des rangées transparentes de poupées s'y trouvaient-elles peut-étre encore. Se pouvait-il que ce fussent là des images d'une morgue?

Peut-être des images de ténèbres dispersées par une tempête de lumière laissaient-elles encore des traces au firmament; voilà pourquoi les rives du fleuve offraient tant de majesté, une révérence si solennelle. Ils soulevaient jusqu'au ciel la lumière qu'avaient laissée des rangées de poupées. Ou bien encore, peut-étre la lumière qu'il lui semblait voir était-elle le négatif de ténèbres sans fond.

Il eut conscience que ses yeux, une nouvelle fois, cherchaient à voir derrière les objets. Précisément ce qu'il avait proscrit au départ de l'hôtel.

S'il les laissait faire, le monde concret s'effondrerait une fois encore comme une digue, à cause de l'orifice percé par son regard.

Il lui fallait tenir bon un petit peu. Il fallait maintenant tenir un peu plus longtemps cet ouvrage de verre si fréle, prêt à se briser. 

Le Kizu resta quelque temps à main droite, étalant ses hauts-fonds au-dessous d'eux. Une ligne a haute tension s'affaissait par-dessus, comme fondue et courbée par la chaleur.

Bientôt, la route tourna pour traverser le Kizu sur un pont d'acier et un panneau leur indiqua que Nara n'était plus qu'à huit kilomètres. Ils franchirent nombre de sentiers blancs campagnards, bordés d'herbe de la pampa dont les plumets ne perçaient pas encore. On voyait d'épais fourrés de bambous. Les jeunes feuilles de bambou que la lumière emplissait comme une eau tiède soulignaient de leur lustre doux et doré, comme la fourrure des renardeaux, le noir silencieux des pinèdes.

Nara apparut.

Accompagnant leur descente à travers les pins au flanc des collines, c'était là Nara, élevant le vaste toit protecteur du Todaiji et ses pignons dorés en queue de milan.

La voiture avançait par des rues paisibles, devant des boutiques d'autrefois qu'ombraient leurs bannes, et qui offraient, suspendus, des gants blancs et autres marchandises. Ils parvinrent au parc de Nara. Le soleil était plus fort, les appels de cigales qui retentissaient dans le dos de Honda se faisaient plus intenses. Des taches blanches sur la robe d'été d°un daim flottaient là-haut à travers un soleil moucheté.

Émpruntant la route de Tenri, ils traversèrent des champs étincelants. À droite, à partir d'un petit pont banal, un chemin conduisait à Obitoke et à la gare d°Obitoke; à gauche, un autre menait aux collines au pied desquelles était situé le Gesshuji. Longeant les champs de riz, il était passé à présent et l'accès au portail d'en bas ne présentait aucune difficulté.

 

(30) Ils auraient parfaitement pu aller en voiture jusqu'à l'entrée située dans la montagne, bien trop loin pour qu'un vieillard y aille à pied, dit le chauffeur en levant son regard vers le soleil qui se faisait plus ardent dans le ciel sans nuage; mais Honda refusa, lui disant d'attendre au portail d'en bas. Il lui fallait connaître à son tour les souffrances que Kiyoaki avait endurées soixante ans auparavant. Appuyé sur sa canne devant la porte, il abaissa son regard, tournant le dos à l'ombre qui lui faisait signe.

L'air s'emplissait des chants de cigales et de grillons. Sur cette quiétude venaient se tisser des rugissements d'autos sur la nationale de Tenri, au-delà des champs cultivés. ll n'y avait pas de voitures sur la route où il allait s'engager. Du gravier blanc en soulignait délicatement les bas-côtés.

Rien n'était venu troubler la sérénité de la plaine de Yamato. Son étendue plate était le monde des hommes. Obitoke luisait dans les lointanis avec ses tous pareis à des coquillages.Des traces de fumée y étaient suspendues. Peut-étre, maintenant, y trouvait-on de petites usines. L'auberge où Kiyoaki, malade, avait séjourné, était au pied d'une colline dallée, et sans doute s'en rencontrait-il encore de semblables aujourd'hui; mais Honda jugea qu'il serait inutile de rechercher l'auberge elle-méme.

Un ciel bleu infini enjambait le village et la plaine. Des nuages arrachaient des lambeaux de satin blanc, semblables à des mirages, aux collines embrumées tout au loin. L'horizon supérieur découpait le firmament avec une beauté claire de statue.

Honda s'accroupit, accablé de chaleur et de lassitude. Il avait l'impression que l'éclat mauvais des brins coupants d'herbe estivale venait lui piquer les yeux. Il eut la sensation qu'une mouche qui lui frôlait le nez avait dû sentir l'odeur de décomposition.

Des yeux, il fit des remontrances au chauffeur qui était descendu de voiture et, soucieux, venait à sa rencontre.

Il commençait à douter de pouvoir réellement atteindre l'entrée dans la montagne. Son dos et son estomac lui faisaient mal. Il fit signe au chauffeur de s'éloigner et franchit le portail, résolu à conserver ses forces tant que cet homme pourrait l'observer. À court d'haleine, s'aidant des tournants, il monta le long de la route caillouteuse, apercevant du coin de l'oeil, à gauche, le jaune brillant de la mousse, comme une vomissure, sur le tronc d'un plaqueminier, et, sur la droite, les cimes couleur lavande des campanules dont étaient tombés la plupart des pétales.

Les ombres qui, en avant, barraient la route, possédaient une sorte de quiétude mystique. Le chemin raboteux, qui, par la pluie, devait être un lit de ruisseau, luisait, la où le soleil le frappait, comme des affleurements minéraux, dans le frais murmure de ses ombres. Ces dernières provenaient certes de quelque part, mais Honda avait peine à croire que ce pút être des arbres.

ll se demanda ainsi qu'à sa canne sous laquelle de ces ombres il pourrait se reposer. La quatrième ombre, déjà invisible de l'automobile, l'invitait doucement. En l'atteignant, il s'assit, presque effondré, sur les racines d'un châtaignier.

"Au commencement, pensa-t-il, comme si ce fût chose indiscutable, il fut décidé qu'en ce jour, à cet instant, je me reposerais à l'ombre de cet arbre."

La sueur et des chants d'insectes, oubliés en marchant, surgirent dès qu'il fut assis. Il s'appuya le front contre sa canne. La pression du pommeau d'argent noya la douleur qui lui battait dans l'estomac et le dos...."

 

"Un écrivain, une fois qu'il commence à se retourner sur ses œuvres passées, se met dans une impasse; mais qu'y a-t-il de mal à laisser autrui arranger son passé? Je n'ai fait qu'une seule suggestion: diviser mes quarante-cinq années de vie - une vie si pleine de contradictions! - en quatre fleuves, «L'Écriture», «Le Théâtre», «Le Corps» et «L'Action», qui tous finissent par se jeter dans "La Mer de la Fertilité". - Publiée en quatre volumes, "La Mer de la Fertilité" est la dernière œuvre monumentale que le romancier parvint à achever avant de se tuer, ce roman en quatre parties fut conçu dés 1963 et parut en feuilleton dans la revue Shinchó durant six années, de septembre 1965 à janvier 1971. Bien que ce soit assurément la production la plus ambitieuse de Mishima, elle est pourtant unanimement considérée comme la plus faible par la plupart des critiques, la pierre d'achoppement pour le lecteur moyen serait  la notion de réincarnation qui sous-tend toute l'oeuvre ...

Il faut laisser le lecteur en juger mais il faut aussi tenir compte du fait que l'écrivain multipliait alors ses activités et consacrait une grande partie de son énergie à l'organisation de son armée privée et à l'organisation du coup d`Etat dont l'échec décida de son suicide.

Constituant une exception dans l`œuvre de Mishima, ces quatre romans sont beaucoup moins réalistes que les précédents et empruntent aux contes certains de leurs procédés : rêves, réincarnations, légendes mystiques, auxquels s'ajoutent des théories historiques et politiques assez confuses. Mishima pour l`intrigue générale s`est inspiré du "Roman du conseiller Hamamatsu" (Hamamatsu chûnagon monogatari), une œuvre classique, du milieu du XIe siècle, située au Japon et en Chine, qui a pour héros le jeune conseiller Hamamatsu auquel un rêve apprend que son père s`est réincarné en un prince chinois. 

La réincarnation est également le thème central de la tétralogie dont le premier volume, "Neige de printemps", raconte les amours et le suicide, à vingt ans, de Kjyoaki Matsugae. Les trois romans suivants sont constitués par une sorte d'enquête sur ses réincamations, à laquelle procède son ami Shígekuni Honda qui découvre la vacuité de la vie. Le néant est la hantise de cette œuvre, ce qui explique que Mishima ait choisi pour titre le nom illusoire d”une région de la lune. Comme l'explique Marguerite Yourcenar, "La Mer de la fertilité fut le nom donné à la vaste plaine visible au centre du globe lunaire et dont nous savons maintenant qu'elle est, comme notre satellite tout entier, un désert sans vie, sans eau, et sans air. On ne peut mieux marquer dès le début que, de ce bouillonnement qui soulève tour à tour quatre générations successives, de tant d'entreprises et de contre-entreprises, de faux succès et de vrais désastres, ce qui finalement ressort c'est rien, le rien ....

 

La première partie de la tétralogie, "Neige de printemps" (Haru no yukí), publiée entre 1965 et 1966, se situe au début de ce siècle, et décrit l'amour de deux jeunes aristocrates, Kiyoakí Matsugae et Satoko Ayakura, qui découvrent leur passion, dans un pousse-pousse saupoudré d'une neige à demi fondue, symbole de pureté éphémère. qui donne son titre au roman. Satoko est malheureusement promise par son père, un vieillard débauché, au prince impérial Jiten. Mais, grâce à la complicité de la vieille Tateshina et de l`ami du jeune homme, Shígekuni Honda, elle devient la maîtresse de Kíyoaki, dont elle attend un enfant. Mishima dresse un tableau précis de la nouvelle aristocratie japonaise du début du siècle, qui aspire aux valeurs sociales de l`Occident, tout en s`attachant aux préjugés de la bourgeoisie naissante. Satoko est contrainte par sa famille d`avorter et, au cours d`un séjour dans un couvent bouddhiste de Nara, elle décide de se faire nonne. afin d`échapper au mariage forcé. Kiyoaki tente de la rejoindre à Nara, mais on lui refuse toujours l'entrée. Son ami Honda qui intercède en sa faveur n`a pas plus de chance. Dans l`autocar qui les ramène à Tôkyô, Kiyoaki promet à Honda qu`ils se reverront "sous une cascade, symbole de la réincamation après son suicide.

 

"Chevaux échappés" (Honba), publié entre 1966 et 1967, a pour protagoniste Honda, qui a maintenant quarante ans. Juge, il est marié et vit à Osaka. Au cours d`un spectacle de kendô, art martial du maniement de l`épée, il s'intéresse au jeune athlète Isao Iinuma, dans lequel il croit voir la réincarnation de Kiyoaki. Cette impression est confirmée lorsqu`il surprend le jeune homme "sous une cascade", nu, en train d`accomplir des ablutions rituelles. Honda obtient l'acquittement d'lsao, accusé d`un complot contre un trust industriel et impliqué dans un assassinat politique. Mais le jeune homme, qui fomente, en effet, un coup d`Etat, "la Restauration de Shôwa", échoue et se suicide. Il est probable que le titre est un équivalent japonais du nom grec Hippolyte, "le cheval délié" ... 

 

"Le Temple de l'aube" (Akatsuki no fera), publié entre 1967 et 1968, tourne autour de la personnalité d`une princesse thailandaise, Ying Chan, âgée de sept ans, qui est la fille d'un jeune Thailandais que Kiyoaki avait autrefois reçu avec son frère. C'est au cours d`un voyage d'affaires en 1939, que Honda fait la connaissance de l'enfant. Une bague, qui avait été volée au jeune étranger et que Kiyoaki, dans un de ses rêves, avait portée au doigt, est retrouvée chez un antiquaire par Honda, qui la restitue à l`enfant. C'est ici le lien avec la première histoire pour nous révèler que peut-être l`enfant est une nouvelle réincarnation de Kiyoaki, ce que pourrait prouver le comportement surprenant de l'enfant, qui se prétend japonaise. Plus tard, pendant l`occupation américaine, Chan vient étudier au Japon et Honda,  maintenant âgé, tout en l'entraînant dans une vie de plaisir, s'éprend de la jeune étudiante, dans laquelle il retrouve la vitalité de Kiyoaki. 

 

Dans "L'Ange en décomposition" (Tennin gosui), publié entre 1968 et 1970, Honda est maintenant un vieillard. Il voyage à travers le Japon avec une vieille amie, mais des lieux autrefois mythiques où étaient situés les anciens nô ne demeurent que des paysages pollués. Dans une tour de contrôle de la capitainerie d'un port, il croit voir à travers un jeune fonctionnaire, Tôru Yasunaga, la troisième réincarnation de Kiyoaki. Il l`adopte, après une enquête. Malheureusement, malgré certains indices (notamment des grains de beauté qu'avaient Kiyoaki et Chan), tout prouve que Honda a commis une erreur : Tôru est pervers et tente même de tuer son protecteur. Keiko. la vieille amie de Honda, apprend alors à Tôru l'histoire et la quête de Honda, une révélation qui bouleverse Tôru. Il essaie de s`empoisonner, mais ne parvient qu'à s`aveugler. Désormais déchu, avili, il n`intéresse plus Honda qui veut revoir une dernière fois Satoko, devenue abbesse du couvent. Elle le reçoit à Nara, mais a tout oublié. Kiyoaki a-t-il jamais existé ? Ses réincarnations ont-elles existé ? (Trad. Gallimard, 1980). 


"Une matinée d'amour pur"

Les sept nouvelles de Mishima rassemblées ici ont été publiées entre 1946 et 1965: Une histoire sur un promontoire (1946), Haruko (1947), Le Cirque (1948), Papillon (1948), La Lionne (1948), Un voyage ennuyeux (1949) et Une matinée d'amour pur (1965). Tout ouvrant une large période de la création littéraire de l'auteur, elles présentent cependant une étonnante unité autour du thème de l'amour. Si la description de l'éveil d'un jeune garçon à la beauté de la nature et à l'amour dans un paysage magique de bord de mer nous frappe par son romantisme exalté – «Une histoire sur un promontoire» est écrite alors que l'auteur n'a pas encore vingt ans –, nous retrouvons dans «Une matinée d'amour pur» – récit d'un couple vieillissant qui cherche à entretenir son amour par des jeux érotiques pervers – le cynisme parfois très noir et l'interrogation sur la sexualité qui caractérisent toute l'œuvre de Mishima. Ces deux nouvelles encadrent cinq autres textes où ces mêmes thèmes apparaissent dans des récits toujours très maîtrisés. (Édition et trad. du japonais par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura, Gallimard)

 


"Nikutai no gakko" (L'école de la chair, The School of Flesh, 1963)

Dans le «bric-à-brac» de la société japonaise des années 60, les fantômes des ci-devant aristocrates hésitent encore à danser avec les premiers parvenus du miracle économique. Les rues sont pleines de jeunes filles qui n'en sont plus, de petits jeunes gens détestables dévorés de paresseuses ambitions... Comment vivre, lorsque - comme le diamant de trois carats que l'on porte au doigt - on a été taillée dans une autre époque ? La chair, soudain révélée, pourrait-elle faire disparaître ce désert que l'héroïne du roman voit s'étendre aux confins de sa brillante réussite sociale ? (Gallimard, Trad. du japonais par Brigitte et Yves-Marie Allioux).

 

"Les femmes divorcées semblent devoir se lier naturellement entre elles, et Taéko Asano, avec son petit clan, ne faisait pas exception à cette règle. Au Japon, la situation de divorcée est différente de celle qu'on trouve dans un pays comme les Etats-Unis, et il est assez rare d'y rencontrer ce qu'on pourrait appeler des parvenues du divorce. Mais les trois membres du petit groupe menaient une vie libre et aisée qui passait même aux yeux du monde pour être très agréable. Taéko avait un magasin de couture, Kawamoto Suzuko tenait un restaurant, Matsui Nobuko s'occupait de critique de cinéma ou de critique de mode. Toutes trois, avant la défaite, faisaient partie de la plus haute société japonaise. Pendant la guerre, règne incontesté des jeunes filles de bonne famille, elles avaient déjà une réputation si déplorable qu'un divorce, dans leur cas, ne pouvait que paraître naturel. Les plaisirs éphémères qu'avec un certain nombre d'autres personnes elles s'étaient offerts durant les hostilités étaient restés plus ou moins secrets, puis on en avait perdu la trace dans la confusion de l'après-guerre. Crimes presque parfaits, si une poignée de jouisseurs n'avait survécu pour rapporter la jeunesse légendaire des trois amies. Et ces histoires du passé qu'avec un bel ensemble elles avaient tout d'abord niées farouchement, c'est d'un clin d'œil aujourd'hui qu'elles en reconnaissaient tacitement l'authenticité. Une conduite comme la leur pousse ordinairement les parents à vouloir caser au plus vite leurs enfants : toutes les trois eurent une vie conjugale on ne peut plus malheureuse. Le mari de Taéko était un parfait incapable, avec, de surcroît, des tendances anormales difficilement supportables. Les deux autres maris étaient en tous points semblables au premier. Si bien que ces femmes qui avaient l'habitude de tout se dire sans ménagement se taisaient d'un commun accord dès qu'il s'agissait de leurs ex-époux.

Une chose est sûre, c'est que, si le Japon n'avait pas perdu la guerre, elles auraient toutes trois donné l'image même de la fidélité; et auraient fini comme n'importe quelle Madame de ***. Beaucoup de lecteurs se souviendront eux aussi, en revoyant les jours de leur enfance, que les ampoules électriques ne donnaient alors qu'une faible lumière. Contrairement à aujourd'hui, l'intérieur des maisons était incroyablement sombre. Mais cette obscurité était la même pour tous, riches ou pauvres, et, dans les vastes demeures, elle paraissait même d'autant plus profonde qu'elle y régnait sur une plus grande échelle. Rester dans l'ombre était le lot commun, et, pour être lasses, elles aussi, d'une vie conjugale qui ne sauvait guère que les apparences, ces femmes n'en devaient pas moins pouvoir se dire qu'il en allait ainsi de tous les autres foyers. Aussi peut-on affirmer que la défaite et l'avènement de la démocratie furent directement responsables de leurs divorces. Leur courte vie conjugale, pleine d'horribles souvenirs qu'elles détestaient évoquer, constituait la partie la plus noire de leur existence. Elles se voyaient en diverses occasions, mais, comme chacune de son côté était très occupée par son travail, elles avaient décidé de se rencontrer régulièrement une fois par mois.

Ce 26 janvier, elles devaient donc dîner ensemble à huit heures dans un restaurant de Roppongui. Taéko Asano quitta sa boutique à six heures, car elle avait un cocktail en début de soirée. Ce cocktail se donnait à l'ambassade d'un petit pays européen, et Taéko y était plutôt l'invitée de la femme de l'ambassadeur, une de ses fidèles clientes. Mais ce que soupçonnait Taéko, c'était que l'ambassadeur, homme de naissance médiocre. mais snob comme il n'était pas permis, s'était empressé d'ajouter son nom à la liste des invités des qu'il avait appris qu'elle était une ci-devant baronne. Taéko aimait, lorsqu'elle se rendait à ce genre de cocktail, la rapidité avec laquelle elle se métamorphosait. Elle se changea dans son arrière-boutique en houspillant les couturières. Sur un chemisier de soie thaïlandaise bleu-gris, elle mit un tailleur Chanel en tweed gansé de satin noir, un collier et un bracelet de perles noires, enfila de longs gants en veau gris, puis passa un diamant à l'un de ses doigts. Sac du soir en métal argenté, chaussures plates en vernis noir, elle s'aspergea de "Satin noir", parfum en accord avec le tissu de son tailleur, et jeta sur ses épaules une étole de vison argenté. 

Sa boutique étant à Ryúdomatchi, l'ambassade à Azabu et son dîner à Roppongui, elle n'aurait heureusement à circuler ce soir que dans un périmètre restreint. Le chauffeur de la boutique laisserait Taéko devant l'ambassade, puis reviendrait l'y chercher après avoir livré des commandes à deux ou trois clientes. Dans ce monde, il y a ambassade et ambassade, et celle-ci, modeste, avait élu domicile, au prix de quelques aménagements, dans une ancienne maison de maître ayant échappé aux incendies : seule était vraiment majestueuse, devant l'entrée, une belle place plantée de pins qui permettait aux voitures de tourner. La mère de Taéko, morte maintenant, avait souvent donné chez elle des réceptions où se

pressaient de nombreux étrangers. Comme c'était la guerre, on y voyait surtout des Allemands et des Italiens, et Taéko, depuis son enfance, savait par cœur les règles qui président à cette sorte de réunion. Sa mère avait l'habitude de passer toutes ses fins de semaine recluse dans sa villa de Hakoné pour répondre au courrier qui s'était accumulé entre-temps sur un papier à lettres où figuraient ses armoiries.

Taéko n'avait pas plus de treize ou quatorze ans qu'on lui avait déjà appris le sens de l'abréviation française RSVP qui se lit en bas à gauche des cartons d'invitation. Cette science était en réalité parfaitement inutile, et c'est sans aucune idée de ce qui lui eût été davantage nécessaire de savoir qu'elle était parvenue à l'âge adulte. Monsieur et Madame l'Ambassadeur se tenaient à l'entrée du hall pour accueillir leurs invités. Madame l'Ambassadrice portait une splendide robe de cocktail en brocart de Saga. Et si Taéko s'était décidée à venir dans un ensemble des plus sobres où dominait le noir, c'était précisément en pensant à cette robe qu'elle avait confectionnée elle-même. Madame l'Ambassadrice, qui d'ordinaire appelait Taéko par son prénom, lui donna elle aussi, ce soir-là, du "Madame la Baronne". L'ambassadeur, comme toujours, avait un regard ensommeillé, mais il accueillit Taéko avec une joie qui ne semblait pas feinte. Puis Taéko, en deux ou trois mots flatteurs sur cette robe "si seyante", félicita l'ambassadrice, qui lui rendit le compliment avec un plaisir évident, et pourtant, si l'on y songe..."

 


"Yūkoku" (Patriotisme, ou les Rites d'amour et de mort , 1961)

En 1965, Yukio Mishima met en scène et joue avec Yoshiko Tsuruoka, une adaptation de sa nouvelle, "Yūkoku" (Patriotisme), qui raconte le suicide par seppuku (éventration) d'un lieutenant japonais, Shinji Takeyama (Yukio Mishima), à la fois membre de la Garde impériale et d'une société secrète,  et de sa femme Reiko (Yoshiko Tsuruoka), après l'échec du coup d’État fomenté par un groupe militaire nationaliste le 26 février 1936. Devant le dilemme posé par l'échec du coup perpétré par ses camarades officiers qu'il doit désormais combattre et la fidélité à l'empereur du Japon, le lieutenant n'a qu'un seul choix pour conserver son honneur, accomplir le suicide rituel (seppuku) des anciens samouraïs, après une dernière étreinte amoureuse avec Reiko, l'épouse fidèle qui va le suivre dans la mort.


"Ai no Kawaki" (1961, Une soif d'amour, Thirst for Love)

Koreyoshi Kurahara adapte en 1967 un roman de Yukio Mishima, "Ai no Kawaki" (Une soif d'amour) avec Nobuo Nakamura et Ruriko Asaoka, qui relate l'histoire, dans le Japon de l'après-guerre, d'une jeune veuve, Etsuko, qui devient la maîtresse passive de son riche beau-père, Yakichi Sugimoto. Mais Etsuko est amoureuse d'un domestique de la maison de son beau-père. Ses beaux-frères, belles-sœurs et leurs enfants vivent sous le toit de l'ancêtre. Une nuit, Etsuko donne rendrez-vous au garçon qu'elle désire. Comprenant enfin ce qu'elle veut, il se jette sur elle. Elle perd connaissance. Quand elle revient à elle, il s'enfuit. Elle le poursuit, le rattrape, le frappe d'un coup de houe et le tue - Yakichi était là. Roman d'une grande force sournoise, obscure et nerveuse, cette œuvre est une peinture d'une passion bridée par un milieu, mais qui finit par tout consumer. (Trad. de l'anglais (Japon) par Léo Lack, Gallimard).

 

L`héroïne est dans "Soif d'amour", publié en 1950, une jeune veuve, Etsuko, qui vit dans la banlieue d'Osaka, chez son beau-père Yakichi Sugimoto, avec la famille de sa belle-sœur Asako et celle de Kensuke, son beau-frère. Propriétaire terrien, Yakichi a, en effet, recueilli ses deux belles-filles. l`une parce qu`elle a perdu son mari et l'autre parce que le sien se trouve en Sibérie depuis la guerre. Folle amoureuse de Saburô, un très jeune ouvrier agricole, Etsuko tient un "faux journal" où elle révèle ses sentiments en les masquant. "Je vais même jusqu`à croire, se dit-elle, qu'il n'y a rien de si beau au monde qu'un cœur simple dans un corps simple. Mais quand je me vois devant le vaste abime qui sépare un tel cœur du mien, je ne sais que faire. Est-il possible d`inverser l`avers et le revers d`une pièce de monnaie ? La solution serait de faire un trou dans une pièce intacte. C 'est le suicide". Si elle travestit son journal. c`est qu`elle le sait lu par son beau-père qui est aussi son amant. Elle lui a cédé après la mort de son mari terrassé par une fièvre typhoïde : apathie ou perversion, lâcheté ou désir de protection ? Soif d'amour, peut-être. Mais cet amour, c`est auprès de l`adolescent Saburô qu`elle veut le trouver. Elle lui achète deux paires de socquettes (c`est par cette scène que le roman commence) et les lui offre, après de longues tergiversations. Ce geste, sans ambiguïté, est aussitôt interprété par le jeune homme qui, agacé par les commentaires d`une servante, Miyo, se débarrasse de ce présent compromettant. Après une explication, Etsuko force Saburô à les récupérer. 

L`acuité avec laquelle Mishima décrit le désir que le garçon suscite chez la jeune femme compense le caractère très conventionnel de la narration qui s`appuie sur une nostalgie factice de la vie paysanne traditionnelle. À l`occasion d'une fête, Etsuko, prisonnière de sa belle-famille, tente de faire comprendre au jeune homme sa passion, en enfonçant ses ongles dans sa chair "indestructible", mais il ne s'en rend pas compte. Miyo, la servante, révèle. en s'évanouissant, qu`elle est enceinte. Après avoir interrogé Saburô qui nie tout amour pour la domestique, mais confesse qu`il est le père, Etsuko la congédie, convaincue qu`il ment. Saburô feint longtemps de ne pas s`apercevoir de la passion qu`il a éveillée chez la belle-fille de son patron. Quand elle déclare enfin son amour, il réplique : "Madame est une sorte de noble mendiante". Acculé par Etsuko, il se sent contraint de mentir en lui disant qu`il l`aime. La jeune veuve n'est pas dupe. "ll n`était pas nécessaire d`avoir la tête froide pour lire à travers ce mensonge sans artifice et Etsuko, bien que plongée dans l`extase, revint à elle en entendant ces mots. Tout était fini". Dans une crise d`hystérie, elle assassinera le jeune garçon, coupable de ne pas l`aimer. (Trad. Gallimard, 1982).


"Jirô Kokubu était né à une époque vraiment étrange : en effet, concentrer ses forces spirituelles dans une activité unique, pouvoir s’intéresser à autre chose qu’à des stupidités, avoir des désirs simples et sobres, ces qualités banales, s’il en est, ne s’en présentaient pas moins comme des faits rares et isolés dans notre société.

Un après-midi de la fin du printemps, comme le cours de droit administratif venait d’être annulé, Jirô décida d’aller seul jusqu’au dôjô. Il était en avance pour l’entraînement, aussi n’y avait-il encore personne, et seule une vague et mélancolique odeur de transpiration flottait dans l’espace vide.

Il revêtit sans aucune aide sa tenue d’entraînement et s’avança jusqu’au milieu du dôjô dont le plancher très proprement astiqué brillait.

Sentiment de marcher à la surface d’un lac noir, sacré. Résonance exagérée des pas qui foulent le sol. Jirô saisit un sabre de bambou et enchaîna, en les comptant, « un, deux, trois, quatre… », une série de frappes d’échauffement : trois cents.

 La journée était belle et douce. Jirô appuya son visage contre une serviette suspendue à la corde à linge et s’épongea distraitement.

Toujours en hakama, et son sabre de bambou à la main, il sortit du dôjô par la porte de derrière et escalada le versant de la colline qui jouxte le côté nord du campus. Sur la prairie, entre les arbres clairsemés, il n’y avait pas âme qui vive. Jirô déposa son sabre sur l’herbe et se détendit, assis, les jambes allongées.

Il ne cherchait pas particulièrement à se retrouver seul, mais cette solitude d’après le sport, où il sentait les traces de sueur se retirer de lui aussi rapidement que la mer à marée basse, lui procurait plus que tout au monde la sensation de la plénitude de ses forces. En bas du versant abrupt s’étendait une zone industrielle, et la fumée qui surnageait flottait en déformant la vision des buildings les plus lointains.

Jirô n’attendait rien de spécial. Il regardait le ciel dégagé avec ses fragments de nuages langoureux. De la zone industrielle montaient de temps à autre, au-dessus d’un léger et envahissant bruit de fond, les klaxons des voitures, aiguilles à coudre pointues et brillantes. Il eut pourtant le pressentiment qu’un moment magnifique approchait. Quoi ?

Il n’aurait su le dire. Sentiment d’avoir à être mêlé bon gré mal gré à une histoire de bravoure. Autrefois une fine lame du kendô aurait appelé cet instant : « sensation du danger imminent ».

Un bruit de détonation lui frôla l’oreille.

Dans les branches au-dessus de sa tête, il y eut soudain une violente secousse, un peu comme lorsqu’on jette un seau d’eau. Les feuilles bruissèrent : un petit sac à main blanc et gonflé tomba près de Jirô. C’était un pigeon.

L’aile qui avait été visée était trempée de sang, l’oiseau se débattait sur l’herbe. Jirô le ramassa délicatement, examina ses pattes toutes tremblantes, et, d’après la bague de métal qu’il y vit, comprit qu’il s’agissait d’un des pigeons voyageurs du club de l’université. L’oiseau, rendu muet, et dont les plumes de la poitrine se soulevaient en ondulant, hocha plusieurs fois sa petite tête nue. Ses tremblements incessants s’étaient transmis à la main du jeune homme...." ( 1989, Pèlerinage aux Trois Montagnes, trad. Gallimard, 1997)