Edward Morgan Forster (1879-1970), "Where Angels Fear to Tread" (1905), "The Longest Journey" (1907), "A Room with a View" (1908), "Howards End" (1910), "A Passage to India" (1924) ......

Last update : 18/12/2016


Au XIXème siècle, l'impérialisme britannique est à son apogée. Les écrivains occidentaux sont d'emblée colonialistes et endossent implicitement un complexe de supériorité qui pénètre toute la littérature. Il faut attendre le début du XXe siècle pour que la brutalité et l'arrogance de la "civilisation" à l'encontre de ses immenses territoires asiatiques ou africains puissent commencer à poser question. 

Les romans de Forster ont bénéficié d'une certaine popularité à la fin du XXe siècle grâce aux filmes qui en furent tirés, "La Route des Indes", de David Lean et James Ivory (1984), ses vastes paysages de l'Orient et la performance d'Alec Guiness dans le personnage de Godbole, "Chambre avec vue" (1985), "Maurice" (1987), et "Retour à Howards End" (1991), avec Anthony Hopkins, Vanessa Redgrave, Emma Thompson ...

Entre 1905 et 1910, E.M. Forster écrit donc quatre romans qui rencontrent un certain succès. Il y explore les confrontations nées de la dissolution des divisions rigides de l'ordre social victorien dans le sillage de l'évolution dans la Modernité. "A Room With View" (1908), par exemple, fait se côtoyer dans une pension de Florence gens de bonne famille refoulés et libres penseurs d'inspiration américaine et italiens sexuellement désinhibés. "Howards End" (1910) mélange des esthètes progressistes et des bâtisseurs d'empire mercantiles avec des gens de la classe ouvrière dans le contexte du "progrès" des nouvelles banlieues vers l'Angleterre rurale. Ce n'est que quatorze ans après "Howards End" que E.M. Forster publie son cinquième roman (1924), "A Passage to India", un extraordinaire  état des lieux de la complexité de la situation coloniale d'alors. Ce sera singulièrement le dernier roman publié de son vivant, - il vivra pourtant encore près d’un demi-siècle, mourant en 1970 à l’âge de quatre-vingt-onze ans. Un sixième roman, "Maurice", en grande partie écrit en 1913-1914, a été publié à titre posthume, après avoir été retenu par l’auteur en raison de sa représentation de personnages homosexuels. Bien qu’il ait été spéculé, plus récemment par Wendy Moffat dans sa biographie, "A Great Unrecorded History", que le long silence romanesque de l’auteur avait ses racines dans son incapacité, face à la convention sociale, d’explorer l’homosexualité plus librement dans son travail, l’idée pourrait également être avancée qu'il craignait ne pas pouvoir atteindre la "perfection" de son dernier ouvrage. Une perfection qui ne manque pas d'interroger certains critiques...

Le « joyau de la couronne » de l’Empire britannique fut l’Inde et, de l’avis général, le roman le plus réfléchi et le plus magistral sur l’Inde coloniale fut celui de Forster, "A Passage to India". L’idée de l’œuvre a été inspirée par les voyages de l'auteur sur le sous-continent, il y est tombé amoureux tant du pays que de ses habitants. Rattaché aux penseurs libéraux du groupe Bloomsbury, loin de lui tout sentiment de supériorité coloniale façon Kipling. Mais le titre du roman reste étrange, est-ce une référence au voyage effectué de l’Angleterre à l’Inde par un paquebot, celui d'une jeune femme anglaise, Adela, venue au pays pour épouser un fonctionnaire britannique, qui se lie à un jeune médecin musulman, Aziz, en toute innocence pour le plonger dans la tourmente, le « passage d’Adela en Inde » se termine en ruine humiliante, et personne ne sait exactement ce qui s’est passé dans les grottes de Marabar - peut-être n'est-ce qu'un reflet du mystère et de la confusion que fut l’Inde coloniale. D'où cette hypothèse, Forster n'aurait-il pas trouvé son roman presque impossible à terminer, la fin est artistique, mais peu concluante, un instituteur britannique et un médecin musulman se voient pour la dernière fois à cheval dans le paysage indien de la mousson,  "But the horses didn't want it – they swerved apart; the earth didn't want it, sending up rocks through which riders must pass single file; the temples, the tank, the jail, the palace, the birds, the carrion, the Guest House, that came into view as they issued from the gap and saw Mau beneath: they didn't want it, they said in their hundred voices, ‘No, not

yet,’ and the sky said, ‘No, not there."

 


Edward Morgan Forster (1879-1970)

Toute l'œuvre romanesque de Forster – six romans et un recueil de nouvelles – a été écrite avant 1925, et, à 33 ans, cesse toute activité proprement littéraire. Né à Londres en 1879, Edward Morgan Forster devient orphelin de père à l'âge de deux ans. Élevé par des femmes, élément de son enfance qui marquera son oeuvre, il commence ses études à Tonbridge School, « enfer en miniature ». Un héritage que lui laisse sa grand-tante Marianne Thornton, dont il écrira la biographie, lui permet de les terminer à Cambridge (King's College) où il fut si heureux qu'il retourna y vivre : c'est là qu'il mourut.

A une époque où Kipling et l'impérialisme britannique sont adulés, il privilégie avec discrétion la liberté intérieure, entend distinguer la réalité des apparences, "donner au corps ce qui lui appartient et à l'esprit ce qu'il revendique". Il se livre à une critique du philistinisme dans "Où les anges n'osent marcher" (Where Angels Fear to Tread, 1905), de la fidélité contrainte dans le mariage dans "Le Plus Long Voyage" (The Longest Journey, 1907), oppose la douceur de vivre des pays méditerranéens à l'austérité de la société britannique dans "Avec vue sur l'Arno" (A Room with a View, 1908), confronte  la liberté des intellectuels progressistes à l'étroitesse d'esprit de la moralité victorienne dans "Howards End" (Howards End, 1910) : l'héroïne, Margaret Schlegel, a pour devise "Only connect", qui résume l'utopie relationnelle de l'auteur. Son chef d'oeuvre, "La Route des Indes" (A Passage to India, 1924), balaye l'héritage colonialiste du 19e siècle et souligne le gouffre qui sépare les cultures malgré la bonne volonté de quelques individus isolés. 

 


"The Longest Journey",  E.M. Forster, 1907

Un roman introspectif de moeurs à la fois comique et tragique, qui  raconte un jeune homme sensible et intelligent avec une intense imagination intense et une qualité littéraire déjà maîtrisée. Il part plein d’espoir pour devenir écrivain, mais abandonne ses aspirations pour celles du monde conventionnel, sombrant progressivement dans une vie de conformité mesquine et de déceptions amères....

 


Avec vue sur l'Arno (A Room with a View, 1908)

C'est une satire brillante de l'Angleterre moyenne du début du XXe siècle et de ses conventions sociales mais pas uniquement. "Charlotte, don’t you feel, too, that we might be in London?" Charlotte, n'as-tu pas l'impression, toi aussi, que nous pourrions être à Londres ?Miss Bartlett ne s'en remet pas : c'est que non seulement la pension regorge de symboles éminemment et de pensionnaires britanniques, - "Signora Bertolini is so English" -  , mais pour son premier voyage à Florence, sa jeune cousine Lucy devait bénéficier d'une chambre avec vue ("The rooms the Signora promised us in her letter would have looked over the Arno"). Comment la Signora Bertolini, tenancière de cette pension, a-t-elle pu si cruellement les décevoir ? Tandis que la jeune fille et son chaperon accusent ce terrible coup, M. Emerson et son fils George, également pensionnaires, ont l'impertinence de proposer leurs chambres, qui, elles, ont vue sur l'Arno. Après maintes péripéties et grâce à l'entremise de M. Beebe – curé doté d'un fort sens de l'à-propos –, on procède à l'échange. Son éducation prévient Lucy contre les Emerson, mais son instinct lui suggère que le mal n'est pas grand... Dieu sait quelles passions l'Italie peut éveiller chez la jeunesse. De retour en Angleterre, Lucy est assaillie de doutes et d'interrogations, qui l'embarrassent encore davantage lorsque le hasard place à nouveau George Emerson sur sa route... «But you do, he went on, not waiting for contradiction. You love the boy body and soul, plainly, directly, as he loves you, and no other word expresses it» (Mais vous le faites, a-t-il poursuivi, sans attendre la contradiction. Vous aimez le garçon corps et âme, clairement, directement, comme il vous aime, et aucun autre mot ne l’exprime) ....

Contrairement à l’écriture des grands modernistes (James Joyce, Virginia Woolf, D. H. Lawrence) qui vont marquer profondément les décennies suivantes, la prose de Forster semble ne manifester aucune particularité littéraire formellement identifiable, c'est une oeuvre qui n'offre aucune difficulté à sa lecture, mais ce serait une erreur de penser que l'écrivain Forster n'a pas élaboré une stratégie technique spécifique pour agencer les différents thèmes de son roman à travers le langage. La première partie du roman se déroule à Florence. Une jeune Anglaise, Lucy Honeychurch et sa cousine miss Bartlett s'installent à la pension Bertolini. Le regard que porte Lucy sur le monde, sa façon d'être au monde, crée un décalage constant, un sentiment d'étrangeté que vient accentuer le cercle des personnages rencontré à la pension Pension Bertolini : la romancière romantique flamboyante Eleanor Lavish, la Signora Cockney, le curieux Mr Emerson et, surtout, son fils, le passionné George. D'emblée nous la voyons déconcertée, envahie d'un sentiment diffus, ce n'est pas encore cette fameuse déchirure qu'on nous présente le plus souvent entre l’intensité de la vie en Italie et la morale refoulée de l’Angleterre édouardienne, qu'incarnera son fiancé, Cecil Vyse, mais l'éveil d'une conscience qui entend apprendre à interpréter le monde et ses habitants qui l'entoure, un monde qui semble ne pas correspondre à ce qu'elle en attend, sans savoir par ailleurs ce qu'elle attend, et qui va se réfugier le plus souvent dans les opinions des autres plutôt que de tenter de résoudre les choses par elle-même...

Le contexte de cette interprétation du monde, qui est aussi celle de soi, est celle d'une touriste britannique découvrant l'Italie, deux mondes viennent s'opposer, deux visions sont possibles selon le point de vue que l'on adopte, la question est bien celle du monde étranger au nôtre que l'on vient s'approprier, ce point de vue si conformiste et prétentieux adopté par l'intellectuel victorien qui joue à s'abandonner à cette fameuse "patrie spirituelle" qu'est l'Italie, celle des peintres et de l'architecture religieuse, d'un pays où vibre pourtant tout un peuple et dont "on peut revenir en ne se souvenant que du ciel bleu et des hommes et des femmes qui y vivent » mais pas plus. Toutefois, ces Anglais que nous dépeint en Italie E.M. Forster, avec une ironie cinglante, sont infiniment moins détestables que ceux qu'il nous décrira dans la "Route des Indes", une Inde où ils sont maîtres et seigneurs. De même, l'évolution que connaîtra Lucy, en fin de compte, ne viendra pas des sentiments que suscite en elle l'âme de l'Italie, mais de la présence d'un autre homme ...

 

PREMIÈRE PARTIE - l - Les Bertolini en 1905

 “THE SIGNORA HAD NO business to do it,” said Miss Bartlett, “no business at all. She promised us south rooms with a view close together, instead of which here are north rooms, looking into a court-yard, and a long way apart. Oh, Lucy!”

“And a Cockney, besides!” said Lucy, who had been further saddened by the Signora’s unexpected accent. “It might be London.” She looked at the two rows of English people who were sitting at the table; at the row of white bottles of water and red bottles of wine that ran between the English people; at the portraits of the late Queen and the late Poet Laureate athat hung behind the English people, heavily framed; at the notice of the English church (Rev. Cuthbert Eager, M.A. Oxon.), that was the only other decoration of the wall.

“Charlotte, don’t you feel, too, that we might be in London? I can hardly believe that all kinds of other things are just outside. I suppose it is one’s being so tired.”

“This meat has surely been used for soup,” said Miss Bartlett, laying down her fork.

“I want so to see the Arno. The rooms the Signora promised us in her letter would have looked over the Arno. The Signora had no business to do it at all. Oh, it is a shame!”

“Any nook does for me,” Miss Bartlett continued; “but it does seem hard that you shouldn’t have a view.”

Lucy felt that she had been selfish. “Charlotte, you mustn’t spoil me: of course, you must look over the Arno, too. I meant that. The first vacant room in the front—”

“You must have it,” said Miss Bartlett, part of whose travelling expenses were paid by Lucy’s mother—a piece of generosity to which she made many a tactful allusion.

“No, no. You must have it.”

“I insist on it. Your mother would never forgive me, Lucy.”

“She would never forgive me.”

 

- La Signora n'avait pas le droit de nous faire ça, dit Miss Bartlett, - non, pas le droit. Elle nous avait promis deux chambres au midi avec vue sur le paysage, et attenantes, or ces chambres donnent au nord, donnent au nord sur une cour, et elles sont très loin l'une de l'autre. Oh ! Lucy !

-Et elle est cokney par-dessus le marché, dit Lucy qu'avait assombrie l'accent inattendu de la Signora. On se croirait à Londres.

Elle considéra la double rangée d'Anglais assis à la table d'hôte ; entre les rangées d'Anglais, l'unique et bicolore rangée de Carafes (eau et vin alternés) ; derrière les rangées d'Anglais, les portraits de feu la Reine et de feu le Poète Lauréat massivement encadrés ; enfin, seule autre décoration apparente, le tableau des offices anglicans (Rév. Cuthbert Eager. M.A. Oxon.).

- Charlotte, n'avez-vous pas comme moi le sentiment que nous pourrions être à Londres ? Qu'il y ait tout un monde différent de l'autre côté des murs me semble à peine croyable. C'est la fatigue, je pense.

- Cette viande a déjà certainement servi à faire du potage, dit Miss Bartlett en posant sa fourchette.

- J 'aurais tant voulu voir l'Amo ! Les chambres que la Signora nous avait promises dans sa lettre devaient donner sur le fleuve. La Signora n'avait vraiment pas le droit. C'est honteux.

-- Le moindre coin eût suffi pour moi, poursuivit Miss Bartlett. Mais vous ! ne point avoir de vue, c'est vraiment dur !

Lucy eut le sentiment de s'être montrée égoïste : 

- Il ne faut pas me gâter, Charlotte. Vos fenêtres aussi, bien sûr, doivent donner sur l'Arno. Je ne voulais pas dire autre chose. La première chambre libre sur la façade...

-  vous revient, dit Miss Bartlett à qui la mère de Lucy payait en partie les frais du voyage, générosité soulignée par la bénéficiaire en mainte allusion discrète.

- Pas du tout, c'est à vous qu'elle revient.

-Non, non, j'insiste. Votre mère, Lucy, ne me le pardonnerait jamais.

- Elle ne me pardonnerait jamais.

 

The ladies’ voices grew animated and—if the sad truth be owned—a little  peevish. They were tired, and under the guise of unselfishness they wrangled.

Some of their neighbours interchanged glances, and one of them—one of the ill-bred people whom one does meet abroad—leant forward over the table and actually intruded into their argument. He said: “I have a view, I have a view.”

Miss Bartlett was startled. Generally at a pension people looked them over for a day or two before speaking, and often did not find out that they would “do” till they had gone. She knew that the intruder was ill-bred, even before she glanced at him. He was an old man, of heavy build, with a fair, shaven face and large eyes. There was something childish in those eyes, though it was not the childishness of senility. What exactly it was Miss Bartlett did not stop to consider, for her glance passed on to his clothes. These did not attract her. He was probably trying to become acquainted with them before they got into the swim. So she assumed a dazed expression when he spoke to her, and then said: “A view? Oh, a view! How delightful a view is!”

“This is my son,” said the old man; “his name’s George. He has a view too.”

“Ah,” said Miss Bartlett, repressing Lucy, who was about to speak.

“What I mean,” he continued, “is that you can have our rooms, and we’ll have yours. We’ll change.”

The better class of tourist was shocked at this, and sympathized with the new-comers. Miss Bartlett, in reply, opened her mouth as little as possible, and said:

“Thank you very much indeed; that is out of the question.”

“Why?” said the old man, with both fists on the table.

“Because it is quite out of the question, thank you.”

“You see, we don’t like to take—” began Lucy.

Her cousin again repressed her.

“But why?” he persisted. “Women like looking at a view; men don’t.” And he thumped with his fists like a naughty child, and turned to his son, saying,

“George, persuade them!”

“It’s so obvious they should have the rooms,” said the son. “There’s nothing else to say.”

 

Le ton de ces dames s'était animé ; à dire jusqu'au bout la triste vérité, l'animation n'allait pas sans aigreur. Elles étaient lasses et, sous un masque d'altruisme, querelleuses. Leurs voisins de table échangèrent quelques coups d'œil et l'un d'entre eux - évidemment l'un de ces malotrus qu'on rencontre en voyage -, se penchant pardessus la table, s'introduisit sans gêne dans le débat. Il dit :

- J'ai une vue, moi. J'ai une vue.

Miss Bartlett fut saisie. Dans les pensions, généralement, on ne leur adressait la parole qu'après deux ou trois jours de considération ; souvent même on ne les jugeait "bien", qu'après leur départ. Que l'intrus fût de mauvaise éducation, Miss Bartlett le sut avant même de l'avoir regardé. C'était un vieil homme, massif ; de grands yeux dans un visage régulier et rasé avec soin. Il y avait dans ces yeux quelque chose d'enfantin qui n'était point, pourtant, de l'enfance sénile. Qu'était-ce donc alors ? Miss Bartlett ne prit pas le temps de le considérer et son regard passa du visage aux habits. L'examen ne fut pas très satisfaisant. Cet homme essayait sans doute de lier connaissance avant qu'elles-mêmes ne fussent dans le train. Elle prit donc l'expression la plus vague pour répondre à son interlocuteur :

- Ah ! Vraiment ! Une belle vue, c'est si agréable !

-Voici mon fils, dit le vieil homme. Il s'appelle George. Lui aussi a une belle vue.

- Ah ! dit Miss Bartlett, arrêtant Lucy qui manifestait l'intention de parler.

- Je veux dire, poursuivit-il, que vous pouvez prendre nos chambres et nous les vôtres : échangeons-les. 

Dans la rangée de touristes la classe des gens vraiment bien fut choquée d'une telle proposition; sa sympathie se porta vers les nouvelles venues. Miss Bartlett, pour répondre, ouvrit la bouche le moins possible et prononça :

- Merci infiniment, ceci est hors de question.

- Pourquoi ? dit le vieil homme, les deux poings sur la table.

- Parce que c'est tout à fait hors de question. Merci.

- Voyez-vous, commença Lucy, nous n'aimons pas vous priver...

Sa cousine l'arrêta de nouveau. 

- Mais pourquoi ? persista-t-il. Les femmes aiment une belle vue ; les hommes, non.

Il frappa la table des deux poings comme un enfant mal élevé et, se tournant vers son fils :

- George, persuade-les !

- C'est si évident qu'elles devraient prendre nos chambres, fit le garçon, il n'y a rien d'autre à dire.

 

He did not look at the ladies as he spoke, but his voice was perplexed and sorrowful. Lucy, too, was perplexed; but she saw that they were in for what is known as “quite a scene,” and she had an odd feeling that whenever these illbred tourists spoke the contest widened and deepened till it dealt, not with rooms and views, but with—well, with something quite different, whose existence she had not realized before. Now the old man attacked Miss Bartlett almost violently: Why should she not change? What possible objection had she? They would clear out in half an hour.

Miss Bartlett, though skilled in the delicacies of conversation, was powerless in the presence of brutality. It was impossible to snub any one so gross. Her face reddened with displeasure. She looked around as much as to say, “Are you all like this?” And two little old ladies, who were sitting further up the table, with shawls hanging over the backs of the chairs, looked back, clearly indicating “We are not; we are genteel.”

“Eat your dinner, dear,” she said to Lucy, and began to toy again with the meat that she had once censured.

Lucy mumbled that those seemed very odd people opposite.

“Eat your dinner, dear. This pension is a failure. Tomorrow we will make a change.”

 

Il avait parlé sans lever les yeux sur ces dames mais sa voix était perplexe et chagrine. Perplexe, Lucy ne l'était pas moins ; elle voyait pourtant qu'elles ne couperaient pas à ce qu'on nomme une "grande scène", avec, en outre, la sensation bizarre que chaque parole de ces touristes mal élevés élargissait, approfondissait le débat jusqu'à un point où il n'était plus question de chambres et de vues mais de - ma foi, de quelque chose dont l'existence jusqu'alors lui était demeurée inconnue. Et voici que le vieil homme attaquait Miss Bartlett presque violemment: pourquoi refusait-elle cet échange ? Quelle objection valable ? Ils débarrasseraient leurs chambres en une demi-heure.

Experte en conversations délicates, Miss Bartlett demeurait sans forces devant la brutalité ; impossible de remettre à sa place un être aussi grossier. Son visage s'empourpra de mécontentement. Elle jeta un regard circulaire comme pour dire : "Est-ce là votre genre

à tous ?" et deux vieilles dames menues, assises plus haut, leurs châles pendant sur le dossier de leurs chaises, renvoyèrent un regard qui signifiait clairement "Non, nous sommes distinguées."

- Mangez, chérie, ordonna Miss Bartlett qui se mit à chipoter la viande, objet de son blâme récent.

Lucy murmura :

- Bien étranges, ces gens, en face.

- Mangez, chérie! Décidément cette pension ne convient pas. Nous en changerons dès demain.

 

Hardly had she announced this fell decision when she reversed it. The curtains at the end of the room parted, and revealed a clergyman, stout but attractive, who hurried forward to take his place at the table, cheerfully apologizing for his lateness. Lucy, who had not yet acquired decency, at once rose to her feet, exclaiming: “Oh, oh! Why, it’s Mr. Beebe! Oh, how perfectly lovely! Oh, Charlotte, we must stop now, however bad the rooms are. Oh!” Miss Bartlett said, with more restraint:

“How do you do, Mr. Beebe? I expect that you have forgotten us: Miss Bartlett and Miss Honeychurch, who were at Tunbridge Wells when you helped the Vicar of St. Peter’s that very cold Easter.”

The clergyman, who had the air of one on a holiday, did not remember the ladies quite as clearly as they remembered him. But he came forward pleasantly enough and accepted the chair into which he was beckoned by Lucy.

“I am so glad to see you,” said the girl, who was in a state of spiritual starvation, and would have been glad to see the waiter if her cousin had permitted it. “Just fancy how small the world is. Summer Street, too, makes it so specially funny.”

“Miss Honeychurch lives in the parish of Summer Street,” said Miss Bartlett, filling up the gap, “and she happened to tell me in the course of conversation that you have just accepted the living—”

“Yes, I heard from mother so last week. She didn’t know that I knew you at  Tunbridge Wells; but I wrote back at once, and I said: ‘Mr. Beebe is—’”

“Quite right,” said the clergyman. “I move into the Rectory at Summer Street next June. I am lucky to be appointed to such a charming neighbourhood.”

“Oh, how glad I am! The name of our house is Windy Corner.”

Mr. Beebe bowed.

“There is mother and me generally, and my brother, though it’s not often we get him to ch-The church is rather far off, I mean.”

“Lucy, dearest, let Mr. Beebe eat his dinner.”

“I am eating it, thank you, and enjoying it.”

He preferred to talk to Lucy, whose playing he remembered, rather than to Miss Bartlett, who probably remembered his sermons. He asked the girl whether she knew Florence well, and was informed at some length that she had never been there before. It is delightful to advise a new-comer, and he was first in the field.

“Don’t neglect the country round,” his advice concluded. “The first fine afternoon drive up to Fiesole, and round by Settignano, or something of that sort.”

“No!” cried a voice from the top of the table. “Mr. Beebe, you are wrong. The first fine afternoon your ladies must go to Prato.”

“That lady looks so clever,” whispered Miss Bartlett to her cousin. “We are in luck.”

 

L'impitoyable arrêt était à peine prononcé qu'on dut le révoquer. Au fond de la pièce, en effet, les rideaux venaient de s'ouvrir laissant apparaître un clergyman, corpulent mais sympathique, qui se hâta vers sa place à table, s'excusant allègrement de son retard.

Lucy, trop jeune encore pour une parfaite tenue, s'était aussitôt dressée :

-Oh! Oh! s'exclama-t-elle, mais c'est Mr Beebe! Oh! quelle chance inouïe ! Charlotte, il faut absolument rester maintenant, si affreuses que soient les chambres. Oh !

Miss Bartlett, avec plus de réserve, dit :

- Comment allez-vous, Mr Beebe ? Vous nous avez oubliées, je suppose : Miss Bartlett et Miss Honeychurch qui habitaient Tunbridge Wells, ces Pâques si froides où vous secondiez le vicaire de St-Peter.

Le clergyman, qui avait l'air d'un homme en vacances, n'avait pas gardé de ces dames un souvenir aussi précis que le leur. Il s'avança pourtant d'assez bonne grâce et accepta la chaise que Lucy lui offrait.

- Je suis si contente de vous voir! dit la jeune fille qui, dans l'état de famine mentale où elle se trouvait, eût été contente de voir le garçon de table si sa cousine l'avait permis. Imaginez! Comme le monde est petit ! Summer Street rend la chose encore plus drôle.

- Miss Honeychurch habite dans la paroisse de Summer Street, dit Miss Bartlett comblant le vide, elle m'a appris incidemment, au cours d'une conversation, que vous veniez d'accepter...

- Oui, c'est une lettre de ma mère qui m'en a informée la semaine passée. Elle ignorait que je vous eusse déjà rencontré à Tunbridge Wells ; j'ai répondu tout de suite pour lui dire: "Mais Mr Beebe, c'est..."

- Exact, dit le clergyman, j'occuperai le rectorat de Summer Street en juin prochain. J'ai de la chance, voyez, puisque mes fonctions me vaudront un si charmant voisinage.

- Oh ! que je suis contente ! Notre maison s'appelle Windy Corner.

Mr Beebe s'inclina.

- D'habitude nous sommes, maman, moi et mon frère quoiqu'il se laisse rarement emmener à l'ég... Je veux dire que l'église est assez loin de chez nous.

- Lucy, ma chérie, laissez manger Mr Beebe.

- Je mange, merci bien, et avec grand plaisir.

A la conversation de Miss Bartlett il préférait celle de Lucy. Il se souvenait du jeu de l'une au piano tandis que l'autre se souvenait probablement de ses sermons. Miss Honeychurch connaissait-elle bien Florence ? Il apprit longuement qu'elle y venait pour la première fois. Donner des conseils à une nouvelle recrue est toujours agréable et Mr Beebe arrivait bon premier.

- Ne négligez pas la campagne environnante, acheva-t-il. Le premier après-midi de beau temps, montez en voiture à Fiesole et faites le tour par Settignano ou quelque chose de ce genre.

- Non! cria une voix au bout de la table. Vous faites erreur, Mr Beebe. .. Le premier après-midi de beau temps elles doivent aller à Prato.

- Cette dame paraît fort intelligente, murmura Miss Bartlett à sa cousine. Nous avons de la chance !

 

And, indeed, a perfect torrent of information burst on them. People told them what to see, when to see it, how to stop the electric trams, how to get rid of the beggars, how much to give for a vellum blotter, how much the place would grow upon them. The Pension Bertolini had decided, almost enthusiastically, that they would do. Whichever way they looked, kind ladies smiled and shouted at them. And above all rose the voice of the clever lady, crying: “Prato! They must go to Prato. That place is too sweetly squalid for words. I love it; I revel in shaking off the trammels of respectability, as you know.”

The young man named George glanced at the clever lady, and then returned moodily to his plate. Obviously he and his father did not do. Lucy, in the midst of her success, found time to wish they did. It gave her no extra pleasure that any one should be left in the cold; and when she rose to go, she turned back and gave the two outsiders a nervous little bow.

 The father did not see it; the son acknowledged it, not by another bow, but by raising his eyebrows and smiling; he seemed to be smiling across something.

She hastened after her cousin, who had already disappeared through the curtains — curtains which smote one in the face, and seemed heavy with more than cloth. Beyond them stood the unreliable Signora, bowing good-evening to her guests, and supported by ’Enery, her little boy, and Victorier, her daughter. It made a curious little scene, this attempt of the Cockney to convey the grace and geniality of the South. And even more curious was the drawingroom, which attempted to rival the solid comfort of a Bloomsbury boardinghouse.

WAS THIS REALLY ITALY ?

 

De la chance, en effet, car un véritable torrent d'informations se déversa soudain sur elles. On leur enseigna ce qu'il fallait voir, quand il fallait le voir, la façon d'arrêter les tramways, la recette pour se débarrasser des mendiants, le prix d'un sous-main et l'envoûtement de cette ville qui ne cesserait de grandir pour elles. La pension Bertolini tout entière venait de décider, presque avec enthousiasme, qu'elles étaient "bien". Où que leur regard se tournât, il rencontrait le visage de dames qui criaient vers elles en souriant. Au-dessus de toutes les voix s'élevait celle de la dame si intelligente : - A Prato! Il faut qu'elles aillent à Prato! C'est un lieu d'une sordidité trop exquise pour être exprimable. Je l'adore. Mon plus grand plaisir, vous le savez, est de ruer dans les brancards de la respectabilité.

Le dénommé George jeta un coup d'œil vers l'intellectuelle puis se replia pensivement sur son assiette. Evidemment, lui et son père n'étaient pas des gens "bien". Au milieu de son triomphe, Lucy prit le temps de le regretter. Voir quelqu'un laissé dans le froid n'ajoutait rien à son plaisir. Se levant pour sortir, elle s'inclina vers les deux outsiders exclus en un petit salut nerveux. Le père n'en vit rien. Le fils y répondit mais non point par une inclination symétrique: il éleva seulement les sourcils et sourit. Il paraissait sourire à travers on ne sait quoi. 

Lucy se hâta de rejoindre sa cousine, disparue déjà derrière les rideaux, des rideaux qui vous frappaient au visage, plus lourds, semblait-il, que leur drap. Au-delà se tenait la Signora félonne, flanquée de son petit Henri et de sa fille Victoria', qui saluait chacun de ses hôtes d'un bonsoir, avec révérence. Bien curieuse, cette tentative cockney de mimer la grâce et la cordialité du Midi. Plus curieux encore les efforts du salon pour égaler le confort d'une pension de Bloomsbury.

VRAIMENT, ETAIT-CE L'ITALIE ?

 Miss Bartlett was already seated on a tightly stuffed armchair, which had the colour and the contours of a tomato. She was talking to Mr. Beebe, and as she spoke, her long narrow head drove backwards and forwards, slowly, regularly, as though she were demolishing some invisible obstacle. “We are most grateful to you,” she was saying. “The first evening means so much.

When you arrived we were in for a peculiarly mauvais quart d’heure.”

He expressed his regret.

“Do you, by any chance, know the name of an old man who sat opposite us at dinner?”

“Emerson.”

“Is he a friend of yours?”

“We are friendly—as one is in pensions.”

“Then I will say no more.”

He pressed her very slightly, and she said more.

“I am, as it were,” she concluded, “the chaperon of my young cousin, Lucy, and it would be a serious thing if I put her under an obligation to people of whom we know nothing. His manner was somewhat unfortunate. I hope I acted for the best.”

“You acted very naturally,” said he. He seemed thoughtful, and after a few moments added: “All the same, I don’t think much harm would have come of accepting.”

“No harm, of course. But we could not be under an obligation.”

“He is rather a peculiar man.” Again he hesitated, and then said gently: “I think he would not take advantage of your acceptance, nor expect you to show gratitude. He has the merit—if it is one—of saying exactly what he  means. He has rooms he does not value, and he thinks you would value them.

He no more thought of putting you under an obligation than he thought of being polite. It is so difficult—at least, I find it difficult—to understand people who speak the truth.”

Lucy was pleased, and said: “I was hoping that he was nice; I do so always hope that people will be nice.”

“I think he is; nice and tiresome. I differ from him on almost every point of any importance, and so, I expect—I may say I hope—you will differ. But his is a type one disagrees with rather than deplores. When he first came here he not unnaturally put people’s backs up. He has no tact and no manners—I don’t mean by that that he has bad manners—and he will not keep his opinions to himself. We nearly complained about him to our depressing Signora, but I am glad to say we thought better of it.”

“Am I to conclude,” said Miss Bartlett, “that he is a Socialist?”

Mr. Beebe accepted the convenient word, not without a slight twitching of the lips.

“And presumably he has brought up his son to be a Socialist, too?”

 “I hardly know George, for he hasn’t learnt to talk yet. He seems a nice creature, and I think he has brains. Of course, he has all his father’s mannerisms, and it is quite possible that he, too, may be a Socialist.”

“Oh, you relieve me,” said Miss Bartlett. “So you think I ought to have accepted their offer? You feel I have been narrow-minded and suspicious?”

“Not at all,” he answered; “I never suggested that.”

“But ought I not to apologize, at all events, for my apparent rudeness?”

He replied, with some irritation, that it would be quite unnecessary, and got up from his seat to go to the smoking-room.

“Was I abore?” said Miss Bartlett, as soon as he had disappeared. “Why didn’t you talk, Lucy? He prefers young people, I’m sure. I do hope I haven’t monopolized him. I hoped you would have him all the evening, as well as all dinner-time.”

“He is nice,” exclaimed Lucy. “Just what I remember. He seems to see good in every one. No one would take him for a clergyman.”

“My dear Lucia—” “Well, you know what I mean. And you know how clergymen generally laugh; Mr. Beebe laughs just like an ordinary man.”

“Funny girl! How you do remind me of your mother. I wonder if she will approve of Mr. Beebe.”

 “I’m sure she will; and so will Freddy.”

“I think every one at Windy Corner will approve; it is the fashionable world. I am used to Tunbridge Wells, where we are all hopelessly behind the times.”

“Yes,” said Lucy despondently.

 

There was a haze of disapproval in the air, but whether the disapproval was of herself, or of Mr. Beebe, or of the fashionable world at Windy Corner, or of the narrow world at Tunbridge Wells, she could not determine. 

 

Miss Bartlett occupait déjà un dur fauteuil qui avait la couleur et les contours d'une tomate. Elle entretenait Mr Beebe et, tandis qu'elle parlait, sa longue tête maigre oscillait d'arrière en avant, avec lenteur, avec régularité, comme pour démolir un obstacle invsible.

- Nous vous sommes infiniment reconnaissantes, disait-elle. La première soirée a tant d'importance! Et quand vous êtes arrivé nous étions particulièrement sur le point de passer un mauvais quart d'heure.

Mr Beebe s'en montra fâché.

- Connaîtriez-vous, par hasard, le nom de l'homme âgé assis juste en face de nous pendant le dîner ? 

- Emerson.

- Serait-il votre ami ?

- Nous sommes en bons termes, comme on l'est dans une pension.

- Je n'en dirai donc pas davantage.

Il la pressa fort légèrement et elle en dit davantage.

- Je suis pour ainsi dire, conclut-elle, le chaperon de ma jeune cousine Lucy et je porterais une sérieuse responsabilité si j'acceptais qu'elle fût l'obligée de personnes dont nous ne connaissons rien. L'attitude de ce monsieur n'a pas été des plus heureuses. J'espère, pour ma part, avoir agi au mieux.

- Vous avez agi de façon fort compréhensible, dit-il.

Il parut pensif et, après un instant, ajouta : - Il n'y aurait pas eu, néanmoins, grand mal à accepter, me semble-t-il.

- Grand mal, bien sûr. Mais nous ne pouvions pas être ses obligées.

-  C'est un homme un peu étrange.

De nouveau il hésita, puis dit avec douceur :

- Je crois qu'il n'aurait pas cherché à tirer profit de la situation et n'aurait demandé en retour aucune gratitude. Il a le mérite - si c'en est un - de dire exactement ce qu'il pense. Ces chambres sans valeur pour lui, il a pensé qu'elles en auraient une pour vous. Il n'a pas plus songé à vous forcer la main par un service qu'il n'a songé à être poli. Comprendre les hommes qui disent la vérité est si difficile - au moins pour moi.

Lucy en fut heureuse et dit :

- J'avais l'espoir qu'il serait sympathique ; j'ai toujours tellement espoir que les gens soient sympathiques !

_ Je le trouve... sympathique et fatigant. Nous différons sur presque tous les points de quelque importance. Il en sera probablement de même pour vous: je m'y attends et, si je puis dire, je l'espère. Mais son genre est de ceux qu'on désapprouve plutôt qu'on ne les déplore. Dès son arrivée ici il nous a bien un peu hérissés, et, j'ose affirmer, non sans raison. Il n'a ni tact ni manières et ne sait pas garder ses opinions pour lui. Nous avons été sur le point d'adresser à son sujet une plainte à la pauvre Signora, mais, tout bien pensé, nous nous sommes abstenus et j'en suis heureux aujourd'hui.

- Dois-je en conclure, dit Miss Bartlett, que c'est un socialiste ?

Mr Beebe accepta le mot non sans une moue légère.

- Et fort probablement il a fait aussi de son fils un socialiste ?

- Je connais à peine George qui n'a pas encore appris à converser. Il paraît être un bon garçon et je le crois intelligent. Naturellement il partage toutes les affectations de son père, et il est

fort possible que lui aussi soit socialiste.

- Oh! vous me soulagez! dit Miss Bartlett. Ainsi vous pensez que j'aurais dû accepter leur offre ? A votre sens j'ai fait preuve d'un esprit étroit et soupçonneux ?

- Nullement, répondit-il. Je n'ai rien avancé de pareil.

- Mais ne devrais-je pas, en tout cas, présenter des excuses pour mon impolitesse apparente ?

Avec un peu d'irritation il répliqua que c'était tout à fait inutile et se leva pour gagner le fumoir.

- L'ai-je lassé ? demanda Miss Bartlett, aussitôt disparu son interlocuteur. Lucy, pourquoi n'avez-vous pas parlé? Je suis sûre qu'il préfère les jeunes. Je ne l'ai pas accaparé, au moins ? J'avais l'espoir que vous le garderiez toute la soirée, comme pendant le dîner.

- Il est charmant, s'exclama Lucy. C'est exactement le souvenir que j'avais de lui. Il semble ne voir que le bien partout. On ne le prendrait jamais pour un pasteur.

- Oh ! Lucia...

- Enfin vous savez bien ce que je veux dire... la façon dont les pasteurs rient d'ordinaire. Mr Beebe rit comme tout le monde.

- Etrange fille! Comme vous me rappelez votre mère! Je me demande si Mr Beebe aura sa sympathie.

- Mais j'en suis sûre. Et celle de Freddy aussi.

- Evidemment il aura la sympathie de tous à Windy Corner où l'on vit dans le monde. Moi, j'en suis restée à Tunbridge Wells où nous sommes à jamais dépassés par l'époque.

- Oui, fit Lucy découragée.

Une désapprobation embrumait l'atmosphère. Mais qui était désapprouvé ? Elle-même ? Mr Beebe ? La mondanité de Windy Corner ou l'étroitesse de Tunbridge Wells ? Elle l'ignorait. Elle tenta d'obtenir des précisions : comme toujours, la chose à ne pas faire.

 

Le thème du roman est le suivant : Lucy, que son comportement classe comme un produit particulièrement représentatif de l'éducation victorienne, se libère peu à peu des entraves et des préjugés que miss Bartlett, son chaperon, traîne partout avec elle. Fatiguée de sa vie sans événements, Lucy sent en elle une personnalité qui ne demande qu'à se réaliser, et elle espère trouver en Italie celui qui "la révélera à elle-même". À la pension logent également Mr. Emerson et son fils George. Ils ont eu la gentillesse de proposer aux deux Anglaises un échange de chambres. Les jeunes filles désiraient en effet une vue sur l'Arno. Divers incidents conduiront peu à peu Lucy à franchir ses anciennes "frontières spirituelles". Pourtant elle est encore prisonnière de "ce monde sans joie ni amour" dans lequel elle vit. Elle part pour Rome, chassée par un baiser  que George lui a donné dans un taillis où toute la lumière et la beauté du monde semblaient concentrées... 

 

La seconde partie du roman se passe en Angleterre, chez Lucy. Elle est revenue d'Italie avec des yeux neufs. Elle a appris que les barrières sociales ne sont pas inamovibles et que "personne n'était exclu d'un amour possible". Plus que jamais on sent, en la voyant ou en l'écoutant jouer du piano, qu' "un jour elle vivra comme elle joue, merveilleusement". Elle est bientôt fiancée à Cecil Vyse. Ce jeune homme distingué, cet esthète qui voit en elle une œuvre d'art mais non pas une femme capable de sentir et de penser par elle-même, ne lui convient pas. Mais elle ne le comprend que lorsque George Emerson lui montrera Cecil tel qu'il est, c'est-à-dire "fait pour la société et les conversations cultivées", mais "incapable d`intimité avec personne, moins encore avec une femme". Lucy finira par s'avouer qu'elle aime George. C'est à lui qu'elle ira, ayant enfin découvert la "sainteté d'un désir direct ". (Trad. Laffont, 1947, Bourgois, 1986).

 


Howards End  (Howards End, 1910)

"One may as well begin with Helen's letters to her sister.

Howards End,Tuesday. Dearest Meg,

It isn't going to be what we expected. It is old and little, and altogether delightful--red brick. We can scarcely pack in as it is, and the dear knows what will happen when Paul (younger son) arrives tomorrow. From hall you go right or left into dining-room or drawing-room. Hall itself is practically a room. You open another door in it, and there are the stairs going up in a sort of tunnel to the first-floor. Three bedrooms in a row there, and three attics in a row above. That isn't all the house really, but it's all that one notices--nine windows as you look up from the front garden. Then there's a very big wych-elm--to the left as you look up--leaning a little over the house, and standing on the boundary between the garden and meadow. I quite love that tree already. Also ordinary elms, oaks--no nastier than ordinary oaks--pear-trees, apple-trees, and a vine. No silver birches, though. However, I must get on to my host and hostess. I only wanted to show that it isn't the least what we expected. Why did we settle that their house would be all gables and wiggles, and their garden all gamboge-coloured paths?..."

"Réflexions sur les bouleversements sociaux de l'ère édouardienne, le roman présente deux familles, les Schlegel, idéalistes et intellectuels, et les Wilcox, matérialistes et pourvus de sens pratique. Le livre examine les tentatives de communication entre des personnages magnifiquement élaborés : les deux soeurs Schlegel, Margaret et Helen, vont en effet réagir de façon contrastée aux Wilcox, Helen s'opposant à leurs idéaux, Margaret espérant pouvoir réconcilier les deux approches."

 

Who shall inherit England? Howards End, maison de campagne, source de conflit et symbole de lutte de classe au sein de la société, qui donc héritera de l’Angleterre? Quelle catégorie sociale définira la nation? E.M. Forster nous entraîne en pleins bouleversements sociaux de l'ère édouardienne, nous faisant littéralement vivre les relations qui se nouent entre trois familles, les Schlegel, - Margaret, Helen et leur frère Tibby -, idéalistes et intellectuels, les Wilcox, - Henry et Ruth et leurs enfants Charles, Paul et Evie -, matérialistes, pourvus de sens pratique, mais obsédés par le commerce, et les Bast, une famille appauvrie, dirigée par un commis d’assurance de la classe moyenne inférieure qui espère désespérément que les livres le sauveront de la désolation sociale et économique. 

 

C'est aussi le combat d’une femme, Margaret (un auto-portrait?), qui tente de maintenir ses idéaux et son intégrité face aux valeurs conformistes moribondes d'une société au seuil des années précédant la Première Guerre mondiale...  "Looking back over the past six months, Margaret realized the chaotic nature of our daily life, and its difference from the orderly sequence that has been fabricated by historians. Actual life is full of false clues and sign-posts that lead nowhere. With infinite effort we nerve ourselves for a crisis that never comes. The most successful career must show a waste of strength that might have removed mountains, and the most unsuccessful is not that of the man who is taken unprepared, but of him who has prepared and is never taken" (Au cours des six derniers mois, Margaret s’est rendu compte de la nature chaotique de notre vie quotidienne et de sa différence par rapport à la séquence ordonnée fabriquée par les historiens. La vie actuelle est pleine de faux indices qui ne mènent nulle part. Avec un effort infini, nous nous évaluons pour une crise qui ne vient jamais. La carrière la plus réussie doit montrer un gaspillage de force qui aurait pu enlever les montagnes, et le plus infructueux n’est pas celui de l’homme qui est pris au dépourvu, mais de celui qui a préparé et n’est jamais pris)... 

Et, par son style, c'est tout autant une véritable immersion qu'expérimente le lecteur, tant dans chacune des confrontations majeures que nous livre l'intrigue que dans la réaction subjective, absence d'émotion ou sensibilité excessive, de tel ou tel personnage...

 Alors que la fin de la brève romance d’Helen Schlegel avec Paul Wilcox semble indiquer la rupture entre les deux famille Wilcox et Schlegel, ces derniers rencontrent lors d’une représentation de la Cinquième Symphonie de Beethoven, Leonard Bast, simple et pauvre employé,  à qui Helen vole accidentellement son parapluie : il associera désormais les Schlegel à ses tentatives d'évolution. Les Schlegel sont par ailleurs surpris de voir les Wilcox quitter leur domaine de campagne de Howards End pour un appartement à Londres en face de leur maison sur Wickham Place. Mais Paul Wilcox est parti pour gagner fortune au Nigeria, et Helen est en vacances avec sa cousine Frieda en Allemagne. C'est dans ce contexte que Margaret, la sœur aînée d’Helen et le chef de famille, va se lier d’amitié avec Ruth Wilcox et trouver en elle une âme soeur. Celle-ci meurt peu de temps après et , laisse une note manuscrite demandant que Howards End soit donné à Margaret. Mais son mari, Henry, un homme d’affaires éminent, et son fils Charles, par ailleurs en difficulté, ignorent ce souhait. C'est au cours de discussions portant sur l'avenir de Léonard Bast que Margaret et Henry vont se lier peu à peu. Lorsque le bail expire à Wickham Place, les Schlegel commencent à chercher une autre maison. Henry leur propose de leur louer une maison qu’il possède à Londres. C'est ainsi que progressivement se tissent des liens entre Henry et Margaret jusqu'au mariage puis à la mainmise finale de celle-ci sur Howards End.

 

Entretemps, Forster nous a livré bien des tentatives de relations entre ces trois catégories sociales, entrelaçant progressivement leurs histoires jusqu’à ce qu’elles soient inextricablement liées. Helen Schlegel a eu une brève romance avec Paul Wilcox, Margaret Schlegel s'est liée d’amitié avec Ruth Wilcox, puis a épousé Henry Wilcox après la mort de Ruth. Voici Jacky Bast qui se révèle ancien amant de Henry,  Helen qui a une liaison avec Leonard Bast et finalement porte son enfant. À la fin du roman, Margaret, Helen, le fils d’Helen et Leonard, et Henry vivront tous à Howards End; Henry fait des dispositions pour que Margaret hérite de la maison, suggérant que, comme les personnages du roman, les classes sociales seront forcées, qu'elles le reconnaissent ou pas, de s’adapter à une Angleterre qu’elles pourront toutes partager....

 

Je ne peux m’empêcher d’espérer, et très tôt le matin dans le jardin, j’ai l’impression que notre maison est l’avenir aussi bien que le passé ...

(CHAPTER XLIV) - "Helen smiled. “Oh, Meg, you are a person,” she said. “Think of the racket and torture this time last year. But now I couldn’t stop unhappy if I tried. What a change — and all through you!”

“Oh, we merely settled down. You and Henry learnt to understand one another and to forgive, all through the autumn and the winter.”

“Yes, but who settled us down?”

Margaret did not reply. The scything had begun, and she took off her pince-nez to watch it.

“You!” cried Helen. “You did it all, sweetest, though you’re too stupid to see. Living here was your plan — I wanted you; he wanted you; and everyone said it was impossible, but you knew. Just think of our lives without you, Meg — I and baby with Monica, revolting by theory, he handed about from Dolly to Evie. But you picked up the pieces, and made us a home. Can’t it strike you — even for a moment — that your life has been heroic? Can’t you remember the two months after Charles’s arrest, when you began to act, and did all?”

“You were both ill at the time,” said Margaret. “I did the obvious things. I had two invalids to nurse. Here was a house, ready furnished and empty. It was obvious. I didn’t know myself it would turn into a permanent home. No doubt I have done a little towards straightening the tangle, but things that I can’t phrase have helped me.”

“I hope it will be permanent,” said Helen, drifting away to other thoughts.

“I think so. There are moments when I feel Howards End peculiarly our own.”

“All the same, London’s creeping.”

She pointed over the meadow — over eight or nine meadows, but at the end of them was a red rust.

“You see that in Surrey and even Hampshire now,” she continued. “I can see it from the Purbeck Downs. And London is only part of something else, I’m afraid. Life’s going to be melted down, all over the world.”

Margaret knew that her sister spoke truly. Howards End, Oniton, the Purbeck Downs, the Oderberge, were all survivals, and the melting-pot was being prepared for them. Logically, they had no right to be alive. One’s hope was in the weakness of logic. Were they possibly the earth beating time?

“Because a thing is going strong now, it need not go strong for ever,” she said. “This craze for motion has only set in during the last hundred years. It may be followed by a civilisation that won’t be a movement, because it will rest on the earth. All the signs are against it now, but I can’t help hoping, and very early in the morning in the garden I feel that our house is the future as well as the past.”

They turned and looked at it. Their own memories coloured it now ..."

 

Hélène sourit.

- Oh, Meg, tu es vraiment quelqu'un, dit-elle. Pense aux tourments et aux tortures de l'an passé, à pareille époque. Aujourd'hui, je ne pourrais pas rester malheureuse, même si j'essayais. Quel changement - grâce à toi !

- Oh, nous nous sommes fixés, voilà tout. Toi et Henry, vous avez appris à vous comprendre et à pardonner, pendant l'automne et l'hiver.

- Oui, mais qui nous a fixés ?

Margaret se tut. Le faucheur avait commencé son travail : elle ôta son lorgnon pour le regarder.

- Cest toi ! cria Hélène. C'est toi qui as tout fait, ma douce, bien que tu sois trop stupide pour le comprendre. Ton intention était vraiment de vivre ici - j'avais besoin de toi, il avait besoin de toi ; et tout le monde trouvait la chose impossible, mais toi, tu savais. Songe un peu à ce que seraient nos existences sans toi, Meg - moi et Bébé avec Monica, révoltée par principe ; lui, ballotté de Dolly à Evie. Tu as ramassé les morceaux, tu nous as donné un foyer. Ne seras-tu pas effleurée, un court instant, par l'idée que ta vie est héroïque ? N'as-tu aucun souvenir de ces deux mois, après l'arrestation de Charles, où tu t'es mise à agir et à tout faire ?

- Vous étiez malades, alors, tous les deux, dit Margaret. J'ai fait ce qui s'imposait. J'avais deux personnes à soigner. La maison était là, entièrement meublée et vide. Oui, cela s'imposait. Je ne prévoyais pas que notre installation deviendrait définitive. Naturellement, j'ai fait ce que j'ai pu pour débrouiller l'écheveau, mais des choses que je ne puis formuler m'ont aidée.

- J'espère que ce sera définitif, dit Hélène, dérivant vers d'autres pensées. Je le crois. Il y a des moments où je sens Howards End particulièrement nôtre.

- Londres gagne, pourtant.

Elle pointa l'index au-dessus des prairies - huit ou neuf prairies, certes, mais au-delà apparaissait une tache de rouille.

- C'est tout pareil dans le Surrey et même dans le Hampshire, poursuivit-elle. Je le vois bien du haut des Purbeck Downs. Et Londres, je le crains, n'est qu'un aspect d'autre chose. Il va y avoir, dans le monde entier, une refonte de l'existence.

Elle disait la vérité, Margaret ne l'ignorait pas. Howards End, Oniton, les Purbeck Downs, les Oderberge n'étaient rien que des survivants et on préparait le creuset à leur intention. Logiquement, ces lieux, ces êtres n'avaient plus le droit de vivre. Il restait un espoir pourtant: la faiblesse de la logique. S'ils étaient la terre, et qu'elle battît le temps ?

- Parce qu'une chose croît en force maintenant, dit-elle, il n'est pas nécessaire qu'elle croisse toujours. Cette folie du mouvement date d'un siècle à peine. Une civilisation peut la suivre, qui ne se déplacerait pas parce qu'elle reposerait sur la terre. Tous les signes sont contraires, pour le moment, mais je ne puis m'empêcher d'espérer et, parfois, très tôt le matin, j'ai l'impression, dans ce jardin, que notre maison représente l'avenir aussi bien que le passé.

Toutes deux se tournèrent pour regarder la maison. Elle se nuançait maintenant de souvenirs personnels ..."

 

James Ivory portera en 1992 "Howards End", avec Emma Thompson (Margaret Schlegel), Helena Bonham Carter(Emma Thompson (sa soeur Helen),  Anthony Hopkins (Henry J. Wilcox) et Vanessa Redgrave (Ruth Wilcox).


"La Route des Indes"  (A Passage to India, 1924)

Le chef-d’œuvre de 1924 de Forster, nous dit-on en préface, un roman construit sur le désir de surmonter la barrière qui divise l’Est et l’Ouest dans l’Inde coloniale et qui montre, avec une simplicité déconcertante, les limites de la tolérance, des bonnes intentions et de la bonne volonté pour régler les problèmes communs entre deux cultures différentes. Le roman ne débute pas par une description classique de l'Inde telle que la voient les Anglais, mais par la perception qu'ont les Indiens de leurs colonisateurs anglais. La célèbre phrase de Forster, « only connect,», souligne la nécessité pour les êtres humains de surmonter leurs hésitations et leurs préjugés et de travailler à créer du lien les uns avec les autres. Mais lorsqu’il se tourna vers l’Inde coloniale, Forster se demanda si la connexion est même possible. Le roman commence par des gens très désireux de se connecter et de surmonter les stéréotypes et les préjugés qui ont divisé les deux cultures...

 

"Chapter 3 - THE third act of Cousin Kate was well advanced by the time Mrs. Moore reentered the club. Windows were barred, lest the servants should see their mem-sahibs acting, and the heat was consequently immense. One electric fan revolved like a wounded bird, another was out of order. Disinclined to return to the audience, she went into the billiard room, where she was greeted by “I want to see the real India,” and her appropriate life came back with a rush.

This was Adela Quested, the queer, cautious girl whom Ronny had commissioned her to bring from England, and Ronny was her son, also cautious, whom Miss Quested would probably though not certainly marry, and she herself was an elderly lady.

“I want to see it too, and I only wish we could. Apparently the Turtons will arrange something for next Tuesday.”

“It’ll end in an elephant ride, it always does. Look at this evening. Cousin Kate! Imagine, Cousin Kate! But where have you been off to? Did you succeed in catching the moon in the Ganges?”

The two ladies had happened, the night before, to see the moon’s reflection in a distant channel of the stream. The water had drawn it out, so that it had seemed larger than the real moon, and brighter, which had pleased them.

“I went to the mosque, but I did not catch the moon.”

“The angle would have altered—she rises later.”

“Later and later,” yawned Mrs. Moore, who was tired after her walk. “Let me think—we don’t see the other side of the moon out here, no.”

“Come, India’s not as bad as all that,” said a pleasant voice. “Other side of the earth, if you like, but we stick to the same old moon.”

 

(Iere partie, La Mosquée, 3) - "Le troisième acte de "Cousine Kate" était bien lancé lorsque Mrs Moore pénétra de nouveau dans le club. On avait fermé les contrevents des fenêtres pour éviter que les domestiques ne vissent jouer leurs maîtres, et la chaleur était devenue étouffante. Un ventilateur électrique tournoyait comme un oiseau blessé, l'autre était hors d'usage. Peu désireuse de retourner au spectacle, elle entra dans la salle de billard. Accueillie par un: "Je veux voir l'Inde vraie !"  elle retrouva en une bouffée sa vie propre: revoici Adela Quested, cette étrange et circonspecte jeune fille que Ronny lui avait fait amener d'Angleterre; Ronny, c'était son fils, circonspect lui aussi, que Miss Quested épouserait probablement, quoique rien ne fût sûr ; elle-même était une dame déjà vieille.

- Moi aussi je veux la voir: je souhaite seulement que nous le puissions. Apparemment, les Turton vont arranger quelque chose pour mardi prochain.

- Cela finira par une promenade à dos d'éléphant, c'est toujours la même chose. Voyez ce soir: Cousine Kate! Imaginez un peu: Cousine Kate I Mais où êtes-vous allée rôder ? Etes-vous parvenue à attraper la lune dans le Gange ?

Toutes deux avaient vu par hasard, la nuit précédente, la lune se réfléchir dans un bras éloigné du fleuve. L'eau l'avait tant étirée qu'elle y paraissait plus grosse et plus brillante que la vraie, ce qui les avait amusées.

- Je suis allée à la mosquée, mais je n'ai pas attrapé la lune.

- Son inclinaison est changée : elle se lève plus tard.

- De plus en plus tard, bâilla Mrs Moore lassée par sa promenade. Voyons, nous n'apercevons pas l'autre côté de la lune, ici, non ?

- Allez, l'Inde n'est pas si mauvaise que cela, dit une voix agréable. L'autre côté de la terre, oui, mais nous restons attachés à la même vieille lune.

 

Neither of them knew the speaker nor did they ever see him again.He passed with his friendly word through red-brick pillars into the darkness.

“We aren’t even seeing the other side of the world; that’s our complaint,” said Adela. Mrs. Moore agreed; she too was disappointed at the dullness of their new life. They had made such a romantic voyage across the Mediterranean and through the sands of Egypt to the harbour of Bombay, to find only a gridiron of bungalows at the end of it. But she did not take the disappointment as seriously as Miss Quested, for the reason that she was forty years older, and had learnt that Life never gives us what we want at the moment that we consider appropriate. Adventures do occur, but not  punctually. She said again that she hoped that something interesting would be arranged for next Tuesday.

“Have a drink,” said another pleasant voice. “Mrs. Moore — Miss Quested —have a drink, have two drinks.” They knew who it was this time — the Collector, Mr. Turton, with whom they had dined. Like themselves, he had found the atmosphere of Cousin Kate too hot. Ronny, he told them, was stagemanaging in place of Major Callendar, whom some native subordinate or other had let down, and doing it very well; then he turned to Ronny’s other

merits, and in quiet, decisive tones said much that was flattering. It wasn’t that the young man was particularly good at the games or the lingo, or that he had much notion of the Law, but — apparently a large but — Ronny was dignified.

 

Ni l'une ni l'autre ne reconnurent celui qui parlait ainsi ; elles ne ne revirent d'ailleurs jamais plus. Sur ce mot amical il disparut dans l'ombre, derrière des piliers de brique rouge.

- Nous ne voyons pas même l'autre côté du monde. Voilà le malheur, dit Adela.

Mrs Moore en convint : elle aussi était déçue par le peu d'éclat de leur nouvelle vie. Elles avaient fait un romantique voyage à travers la Méditerranée et les sables de l'Egypte jusqu'à la rade de Bombay, pour trouver seulement, à la fin, quelques bungalows en croix comme un gril. Mais elle prenait sa déception plus à la légère que Miss Quested parce qu'elle avait quarante ans de plus et avait appris que la vie ne nous donne jamais ce que nous lui demandons au moment que nous jugeons opportun. Les aventures surviennent bien, mais

pas à l'heure dite. Elle avait l'espoir, répéta-t-elle, de voir s'organiser quelque chose d'intéressant pour le mardi suivant.

_ Buvez donc ! dit une autre voix agréable. Mrs Moore, Miss Quested, prenez un rafraîchissement, prenez deux rafraîchissements.

Elles savaient cette fois qui parlait, c'était le gouverneur, Mr Turton, avec qui elles avaient dîné. Comme elles, il avait trouvé trop chaude l'atmosphère de Cousine Kate. Ronny, leur dit-il, était metteur en scène à la place du major Callendar qu'un subordonné indigène, ou un autre, avait fait redescendre, et s'en acquittait très bien ; il en vint alors aux autres qualités de Ronny, et, à mots tranquilles et nets, dit force choses flatteuses. Ce n'était pas que le jeune homme excellât plus particulièrement dans les sports ou les dialectes indigènes, ni qu'il eût une connaissance particulière de la loi, mais - et c'était, paraît-il, un grand mais - Ronny était plein de dignité.

 

Mrs. Moore was surprised to learn this, dignity not being a quality with which any mother credits her son. Miss Quested learnt it with anxiety, for she had not decided whether she liked dignified men. She tried indeed to discuss this point with Mr. Turton, but he silenced her with a good-humoured motion of his hand, and continued what he had come to say. “The long and the short of it is Heaslop’s a sahib; he’s the type we want, he’s one of us,” and another civilian who was leaning over the billiard table said, “Hear, hear!” The matter was thus placed beyond doubt, and the Collector passed on, for other duties called him.

Meanwhile the performance ended, and the amateur orchestra played the National Anthem. Conversation and billiards stopped, faces stiffened. It was the Anthem of the Army of Occupation. It reminded every member of the club that he or she was British and in exile. It produced a little sentiment and a useful accession of willpower. The meagre tune, the curt series of demands on Jehovah, fused into a prayer unknown in England, and though they perceived neither Royalty nor Deity they did perceive something, they were strengthened to resist another day. Then they poured out, offering one another drinks.

“Adela, have a drink; mother, a drink.”

They refused—they were weary of drinks—and Miss Quested, who always said exactly what was in her mind, announced anew that she was desirous of seeing the real India...."

 

Mrs Moore fut surprise de l'apprendre, la dignité n'étant pas une qualité dont les mères gratifient ordinairement leurs fils. Miss Quested l'apprit avec anxiété, car elle n'avait pas encore décidé si les hommes pleins de dignité lui plaisaient. Elle essaya bien de discuter sur ce point avec Mr Turton, mais il lui imposa silence d'un signe de main amical et continua son discours : pour tout dire, Heaslop est un Sahib ; c'est notre homme, c'est l'un de nous, et un autre fonctionnaire, penché sur la table du billard, dit: « Parfaitement, parfaitement !" La chose fut ainsi mise hors de doute et le gouverneur s'en fut répondre à d'autres devoirs.

Cependant le spectacle avait pris fin et l'orchestre d'amateurs se mit à jouer l'hymne national. Les conversations et les jeux s'arrêtèrent, les visages se durcirent, c'était l'hymne de l'année d'occupation. Il rappelait à chaque membre du club, homme ou femme, qu'il était anglais et en exil. Il faisait naître en tous un peu de sentimentalité et galvanisait utilement les volontés. Le maigre chant, la brève série des requêtes à Jéhovah s'exaltaient en une prière inconnue en Angleterre, et, bien que ce ne fût ni roi ni Dieu, ils percevaient cependant quelque chose et en étaient fortifiés pour une épreuve future. Puis ils s'évadèrent, s'offrant les uns aux autres des rafraîchissements.

- Adela, buvez donc quelque chose ; maman, vous aussi.

Elles refusèrent, fatiguées de se rafraîchir, et Miss Quested, qui disait toujours exactement ce qu'elle avait dans la tête, annonça de nouveau qu'elle avait envie de voir l'Inde vraie ..."

 

"A Passage to India" est donc sans doute le plus éclatant témoignage du non-conformisme de E.M. Forster. Sous le couvert d'une fiction, ce dernier soulève, en effet, le vaste et complexe problème de l'ímpérialisme britannique dans l'Inde. Le livre suscita des discussions passionnées et connut un regain d'actualité après le départ des Anglais. Dans la petite ville de Chandragor, les fonctionnaires de Sa Majesté et leurs familles sont régis par des idées toutes faites qui, pour eux, ont valeur de dogme. Ils professent notamment que "l'homme qui sort des rangs est perdu", qu' "on ne peut courir le lièvre et chasser avec les chiens" et que la catastrophe fut inévitable, "toutes les fois que des Anglais et des Indiens essayèrent de se lier intimement". Forster a donné beaucoup de vie à tous ces conformistes de stricte observance, et qui, au nom du bon ordre, tiennent pour négligeable le mystère de l'Inde.

Mais voici que deux femmes fraîchement débarquées d'Angleterre, l'une âgée (Mrs. Moore) et l'autre plus jeune (miss Adela Quested), prétendent naïvement aller à la recherche de l` "Inde vraie" et se lient d'amitié avec un médecin musulman, le Dr Aziz, garçon loyal qui les convie à une excursion, pour lui fort dispendieuse, aux grottes de Marabar. Festoyer avec un Indien !... Au club, c'est un vrai scandale. La malchance aidant, miss Quested, dont l'équilibre nerveux laisse à désirer, pense mourir d'effroi en entendant l'écho dans une des grottes, et sort bouleversée, assurant qu`Aziz a voulu lui faire violence. Aziz va passer en jugement, et déjà les officiels triomphent, lorsque Adela, prise de remords, avoue qu'elle a faussement accusé le jeune médecin. Miss Quested, dès lors, a "renié les gens de sa classe" et Aziz est acquitté, mais la vie, pour lui, n`en devient pas moins impossible ; et jusqu'à la fin - encore qu'il se soit réfugié dans une jungle lointaine - il devra rester "en observation". C`est aussi le fiasco de l'amitié qu'il vouait au sympathique professeur Fielding, principal du petit collège de Chandragor, à qui son amour de l'indigène

vaut cependant une réputation de séditieux...

"À bas les Anglais en tout cas. Voilà qui est sûr!", s`écrie finalement Aziz désabusé. "Déguerpissez, mes amis, et en vitesse vous dis-je. Nous pouvons (entre Indiens) nous haïr mortellement, mais c'est vous que nous haïssons le plus." (Trad. Plon, 1927 ; Bourgois, 1985)

 

(Part 2, Caves, chapter 14) " MOST of life is so dull that there is nothing to be said about it, and the books and talk that would describe it as interesting are obliged to exaggerate, in the hope of justifying their own existence. Inside its cocoon of work or social obligation, the human spirit slumbers for the most part, registering the distinction between pleasure and pain, but not nearly as alert as we pretend.

There are periods in the most thrilling day during which nothing happens, and though we continue to exclaim, “I do enjoy myself,” or, “I am horrified,” we are insincere. “As far as I feel anything, it is enjoyment, horror”—it’s no more than that really, and a perfectly adjusted organism would be silent.

It so happened that Mrs. Moore and Miss Quested had felt nothing acutely for a fortnight. Ever since Professor Godbole had sung his queer little song, they had lived more or less inside cocoons, and the difference between them was that the elder lady accepted her own apathy, while the younger resented hers. It was Adela’s faith that the whole stream of events is important and interesting, and if she grew bored she blamed herself severely and compelled her lips to utter enthusiasms. This was the only insincerity in a character otherwise sincere, and it was indeed the intellectual protest of her youth. She was particularly vexed now because she was both in India and engaged to be married, which double event should have made every instant sublime.

India was certainly dim this morning, though seen under the auspices of Indians. Her wish had been granted, but too late. She could not get excited over Aziz and his arrangements. She was not the least unhappy or depressed, and the various odd objects that surrounded her —the comic “purdah” carriage, the piles of rugs and bolsters, the rolling melons, the scent of sweet oils, the ladder, the brass-bound box, the sudden irruption of Mahmoud Ali’s butler from the lavatory with tea and poached eggs upon a tray—they were all new and amusing, and led her to comment appropriately, but they wouldn’t bite into her mind. So she tried to find comfort by reflecting that her main interest would henceforward be Ronny.

“What a nice cheerful servant! What a relief after Antony!”

“They startle one rather. A strange place to make tea in,” said Mrs. Moore, who had hoped for a nap.

“I want to sack Antony. His behaviour on the platform has decided me.”

Mrs. Moore thought that Antony’s better self would come to the front at  Simla. Miss Quested was to be married at Simla; some cousins, with a house looking straight on to Thibet, had invited her.

“Anyhow, we must get a second servant, because at Simla you will be at the hotel, and I don’t think Ronny’s Baldeo …” She loved plans....

 

(2e partie, Les Grottes, 3) "La plus grande partie de la vie est si terne qu'il n'y a rien à en dire, et les livres et les discours qui tentent de lui donner un intérêt sont obligés d'exagérer dans l'espoir de justifier leur propre existence. A l'intérieur du cocon tissé de travail et d'obligations sociales, l'esprit des hommes somnole la plupart du temps, enregistrant les alternatives de plaisir et de douleur, mais sans rien de la vivacité que nous nous attribuons. Il y a des moments, dans les jours les plus secoués, pendant lesquels rien n'arrive ; nous continuons, il est vrai, à nous exclamer: "Comme je suis heureux! " ou : "C'est horrible", mais c'est sans sincérité. "Dans la mesure où je ressens quelque chose, c'est de la joie, c'est de l'horreur" - il n'y a en nous rien de plus que cela et un organisme parfaitement adapté demeurerait silencieux.

Tel était l'état de Mrs Moore et de Miss Quested, qui, depuis quinze jours, n'avaient pas eu une sensation aiguë. Depuis que le professeur Godbole leur avait chanté son étrange petite chanson, elles avaient plus ou moins vécu dans leur cocon, et la seule différence entre elles était que la vieille dame acceptait sa propre apathie, tandis que la jeune s'en voulait de la sienne. Adela croyait en l'importance comme en l'intérêt du courant entier des événements ; lorsqu'elle s'ennuyait, elle s'en blâmait sévèrement, et contraignait ses lèvres à prononcer d'enthousiastes paroles. C'était là le seul manque de sincérité de ce caractère sincère partout ailleurs ; c'était la forme intellectuelle que prenait la protestation de sa jeunesse. Elle était, à ce moment, particulièrement blessée parce qu'elle se trouvait à la fois dans l'Inde et fiancée, deux conditions qui eussent dû rendre sublimes tous les instants de sa vie.

L'Inde se montrait bien obscure ce matin, quoique des Hindous la lui fissent voir. Son désir avait été exaucé, mais trop tard. Elle ne pouvait parvenir à trouver emballants Aziz ni ses projets. Elle n'était pas le moins du monde malheureuse, et les objets bizarres et variés qu'elle pouvait voir autour d'elle -le comique wagon-purdah, la pile de tapis et de coussins, les melons roulant sans cesse, l'odeur d'huiles essentielles, l'échelle, la malle aux cercles de cuivre, l'irruption soudaine du maître d'hôtel de Mahmoud Ali sortant du cabinet de toilette avec, sur un plateau, du thé et des œufs pochés -, tout cela était nouveau et amusant, et ne laissait pas de lui foumir l'occasion de commentaires appropriés, mais ne parvenait pas à entamer son esprit. Elle essaya de retrouver son aplomb par la pensée que l'intérêt principal de sa vie serait désormais tout en Ronny..."

 

Le soupçon en Orient est une sorte de tumeur maligne, une maladie mentale, qui le rend soudain conscient de lui-même et hostile; il fait confiance et se méfie en même temps d’une manière que l’Occidental ne peut pas comprendre. C’est son démon, comme l’hypocrisie de l’Occidental....

(chapter 31) - "Aziz sighed. Each for himself. One man needs a coat, another a rich wife; each approaches his goal by a clever detour. Fielding had saved the girl a fine of twenty thousand rupees, and now followed her to England. If he desired to marry her, all was explained; she would bring him a larger dowry. Aziz did not believe his own suspicions—better if he had, for then he would have denounced and cleared the situation up. Suspicion and belief could in his mind exist side by side. They sprang from different sources, and need never intermingle. Suspicion in the Oriental is a sort of malignant tumour, a mental malady, that makes him self-conscious and unfriendly suddenly; he trusts and mistrusts at the same time in a way the Westerner cannot comprehend. 

It is his demon, as the Westerner’s is hypocrisy. Aziz was seized by it, and his fancy built a satanic castle, of which the foundation had been laid when he talked at Dilkusha under the stars. The girl had surely been Cyril’s mistress when she stopped in the College—Mohammed Latif was right. But was that all?  Perhaps it was Cyril who followed her into the cave… . No; impossible. Cyril hadn’t been on the Kawa Dol at all. Impossible. Ridiculous. Yet the fancy left him trembling with misery. Such treachery—if true—would have been the worst in Indian history; nothing so vile, not even the murder of Afzul Khan by Sivaji. He was shaken, as though by a truth, and told Hassan to leave him.

Next day he decided to take his children back to Mussoorie. They had come down for the trial, that he might bid them farewell, and had stayed on at Hamidullah’s for the rejoicings. Major Roberts would give him leave, and during his absence Fielding would go off to England. The idea suited both his beliefs and his suspicions. Events would prove which was right, and preserve, in either case, his dignity.

 

" ... Chacun prêchait pour soi. Un homme veut une veste, l'autre une femme riche, et tous s'approchent de leur but par un astucieux détour. Fielding avait sauvé à la jeune fille un joli denier de vingt mille roupies, puis la suivait en Angleterre. S'il avait l'intention de l'épouser, tout s'expliquait ; elle lui apporterait une dot plus grosse. Aziz ne croyait pas à ses propres soupçons, il aurait mieux valu qu'il y crût, car alors il les eût montrés et eût tiré l'affaire au clair. Ses soupçons et ses croyances pouvaient exister côte à côte dans son esprit. Ils jaillissaient de sources différentes et il n'éprouvait pas le besoin de les confronter. Les soupçons chez l'Oriental sont comme une tumeur maligne, une maladie mentale qui le rend réservé et poíntilleux brusquement; il a confiance et se défie en même temps d'une façon que l'Occidental ne saurait comprendre. 

C'est son démon, comme l'hypocrisie est celui de l'Occidental. Il s'était emparé d'Aziz qui se mit à construire un château diabolique dont les fondations avaient été jetées à Dilkusha pendant leur causerie sous les étoiles. La jeune fille avait été sûrement la maîtresse de Fielding pendant son séjour au collège. Mohammed Latif avait raison. Mais était-ce tout? Peut-être était-ce Cyril qui l'avait suivie dans la grotte... Non. Impossible. Cyril n'avait jamais été au Kawa-Dol. Impossible. Ridicule. Pourtant cette imagination le rendait misérable et tremblant. Cette trahison - si elle était véritable - n'aurait pas sa pareille dans toute l'histoire de l'Inde ; rien n'y était aussi vil, pas même le meurtre de Afzul Khan par Sivaji. Il était ébranlé comme par une vérité et dit à Hassan de le laisser.

Le lendemain il décida de ramener ses enfants à Mussoorie. Ils en étaient descendus pour le procès et de façon qu'il pût leur dire adieu, puis étaient restés chez Hamidullah pendant les fêtes. Le major Roberts lui accorderait un congé et pendant son absence Fielding partirait pour l'Angleterre. L'idée satisfaisait à la fois ses croyances et ses soupçons. Les événements montreraient de quel côté était la vérité et sa dignité serait sauvegardée dans les deux cas.

 

Fielding was conscious of something hostile, and because he was really fond of Aziz his optimism failed him. Travelling light is less easy as soon as affection is involved. Unable to jog forward in the serene hope that all would come right, he wrote an elaborate letter in the rather modern style: “It is on my mind that you think me a prude about women. I had rather you thought anything else of me. If I live impeccably now, it is only because I am well on the forties—a period of revision. In the eighties I shall revise again. And before the nineties come—I shall be revised! But, alive or dead, I am absolutely devoid of morals. 

Do kindly grasp this about me.” 

Aziz did not care for the letter at all. It hurt his delicacy. He liked confidences, however gross, but generalizations and comparisons always repelled him. Life is not a scientific manual. He replied coldly, regretting his inability to return from Mussoorie before his friend sailed: “But I must take my poor little holiday while I can. All must be economy henceforward, all hopes of Kashmir have vanished for ever and ever. When you return I shall be slaving far away in some new post."

 

Fielding avait conscience d'une certaine hostilité et, à cause de son affection réelle pour Aziz, perdit là son optimisme. Il est moins facile de voyager sans bagages dès qu'une affection vous lie. Incapable de passer outre avec l'espoir que tout s'arrangerait, il écrivit une lettre laborieuse dans un style assez moderne. "J'ai dans l'esprit que vous m'accusez de pruderie à propos des femmes. Je préférerais que vous pensiez n'importe quoi d'autre à mon sujet. Si je vis sans pécher maintenant, c'est que je suis bien avant dans la quarantaine, une période de révision. Dans mes quatre-vingts je ferai une révision nouvelle. Et avant que les quatre-vingt-dix n'arrivent, je serai révisé! Mais, vivant ou mort, je suis complètement dénué de moralité. Ayez la bonté de bien vous pénétrer de cette particularité."

Aziz ne goûta pas du tout cette lettre. Elle blessait sa délicatesse. Il aimait les confidences, même grossières, mais les généralisations et les comparaisons lui répugnaient toujours.

La Vie n'est pas un manuel scientifique. Il répondit froidement, exprimant ses regrets, disant l'impossibilité pour lui de retourner de Mussoorie avant le départ de son ami. « Mais je dois prendre mes pauvres petites vacances quand je le peux. Je ne dois plus désormais penser qu'à l'économie et tout espoir de Cachemire s'est évanoui pour toujours, toujours. Quand vous retournerez j'aurai repris mon esclavage très loin dans un nouveau poste."

 

"A Passage to India", réalisé par David Lean, avec Judy Davis (Adela Quested), Peggy Ashcroft (Mrs. Moore), Victor Banerjee (Dr. Aziz Ahmed), James Fox (Richard Fielding), la méfiance culturelle et les fausses accusations condamnent une amitié dans l’Inde coloniale britannique entre un médecin indien, une Anglaise fiancée à un magistrat de la ville et un éducateur anglais ...