Madame de Stael (1766-1817) - Benjamin Constant (1767-1830) - Etienne de Senancour (1770-1846) - Élisabeth Vigée Le Brun (1755-1842) - ...

Last update 12/18/2016


Bien que très différents par leurs tendances politiques et religieuses, - l'une, représentant les idées de progrès et de liberté, héritage du XVIIIe siècle, fut toujours partisan d'un régime libéral et commença par être voltairienne avant de devenir sur le tard une protestante mystique; l'autre, défenseur de la tradition, fut un des plus ardents promoteurs du mouvement de réaction qui au lendemain de la Révolution tenta de restaurer au seuil du XIXe siècle l'idéal monarchique et chrétien des âges précédents - Mme de Staël et Chateaubriand ont du moins ce trait commun d'avoir été les deux seuls écrivains vraiment originaux, que compte la littérature impériale, et, au milieu des derniers survivants du classicisme, les deux grands précurseurs du romantisme. Tous deux inaugurent une littérature personnelle qui brise cette "grande muraille de Chine" qu'édifie Bonaparte devenu Napoléon "pour empêcher les idées du dehors d'y pénétrer". Plus encore, Mme de Staël fait la douloureuse expérience que "la gloire elle-même ne saurait être pour une femme qu'un deuil éclatant du bonheur". "O mon Dieu, écrira de même Élisabeth Browning (1805-1861), auteur d' "Aurora Leigh" (1857), toi seul sais combien il est triste pour une femme d'être assise pendant les nuits d'hiver à son foyer solitaire et d'entendre les nations la vanter au loin. Et cependant aucun baiser ne s'est posé sur nos lèvres, et nos yeux restent humides parce que nul n'a demandé le motif de nos larmes"...


Élisabeth Vigée Le Brun (1755-1842)
La grande portraitiste, élève de Joseph Vernet et Jean-Baptiste Greuze, peintre officiel de la reine Marie-Antoinette (1774), du fameux "Le Peintre Hubert Robert" (1788, musée du Louvre) et de la "tendresse maternelle" (1786), Élisabeth Vigée Le Brun cherche par la suite sa place, à l'écart du bruit du monde, dans une France emportée par la Révolution, l'Empire et la Restauration : résidant à Saint-Pétersbourg (1795), elle retrouve sa citoyenneté française en 1800, fait une longue escale à Berlin, tente à 48 ans, en 1803, à Londres, de relancer sa carrière dans un contexte où les portraitistes sont désormais fort nombreux : François Gérard (1770-1837), Jean- Baptiste Isabey (1767-1855), Horace Vernet (1789-1863), Thomas Lawrence (1769-1830), Firmin Massot (1766-1849)...
En Suisse, Élisabeth Vigée Le Brun s'adonne aux paysages et rencontre Madame de Staël en 180. De retour en France, elle obtient des commandes de la famille impériale (Caroline Murat, reine de Naples avec sa fille Laetitia, 1807) et vit enfin apaisée la Restauration, pour s'éteindre progressivement. Il lui fut reproché sa mièvrerie mais ses nombreux autoportraits ( 1782, Self-portrait in a Straw Hat, National Gallery, London) et son style révèlent sans doute paradoxalement à quel point cette femme peintre semble s'être gardée de représenter toute passion, comme luttant pour ne jamais évoquer tout ce qui se passait en elle, "la douleur, l'effroi, la joie qui m'agitaient tour à tour" dans un monde où elle avait perdu tout un monde sur l'échafaud ...

 


Madame de Staël (1766-1817)
Si le mouvement romantique n'est pas né en France, les guerres napoléoniennes, l'émigration de l'élite royaliste, l'instauration de l'Empire dans les pays allemands, en Italie, en Espagne, la cristallisation d'une quasi conscience européenne avec le Congrès de Vienne (1815), vont en favoriser l'expression. Fille de Jacques Necker,  contrôleur général des finances de Louis XVI, Germaine de Staël-Holstein, dite Mme de Staël, est la grande facilitatrice de ce courant dans la littérature française :  protestante, voltairienne, agnostique (au grand regret de Chateaubriand), elle ressent en ce début de siècle la nécessité de reprendre le cours de cette  "marche lente et continuelle de l'esprit humain" qui non seulement est le reflet des influences réciproques de la littérature, de la religion, des moeurs, du climat, mais plus encore nous impose de sortir du classicisme ou des formalismes de toute nature pour nous ouvrir à ces différents mondes qui s'offrent alors, inconnus : l'histoire des nations en construction, les légendes, la mythologie, les rêves, l'imaginaire, les sentiments. Le roman s'ouvre ainsi délibérément à l'analyse morale et psychologique.

Une grande partie de l'œuvre de Mme de Staël a vu le jour sous le Directoire et dans les premières années du Consulat (1795-1802). Ce furent d’abord ses "Réflexions sur la paix" , où elle s’associait vivement aux espérances de ces premiers jours de liberté moins orageuse et de vie sociale renaissante. En 1796, Germaine de Staël soutient l'idée que le bonheur des nations est lié à la liberté et au bon gouvernement ("De l'influence des passions sur le bonheur des individus"). En 1801, elle examine avec Montesquieu l’évolution de la littérature et de la pensée à travers les différents types de sociétés, de gouvernements, de religions ("De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales") : alors que le premier consul Bonaparte soutient le siècle de Louis XIV, emblématique de remise en ordre et d’autorité, contre un XVIIIe siècle fomenteur de désordres révolutionnaires, Germaine de Staël défend les Lumières, la perfectibilité, la liberté. Suivent deux romans, "Delphine" (1802) et "Corinne ou l'Italie" (1807) qui connaissent un certain succès, non sans arrière-pensées : y retrouver traces de la fameuse liaison de Mme de Staël et de Benjamin Constant. C'est aussi, et alors peu perçu, l'expression d'une femme qui ressent profondément que depuis la déflagration de 1789, "tout marche vers le déclin dans la destinée des femmes, excepté la pensée" (Lettres sur Rousseau, préface de 1814).
En octobre 1803, Bonaparte la suspecte de comploter dans son salon et lui impose de quitter Paris. Elle gagne l'Allemagne, rencontre Goethe, Schiller et Schlegel, puis sa propriété de Coppet (Suisse) où elle réunit bien des esprits cosmopolites et libéraux, noyau de résistance à l'Empire : Charles Victor de Bonstetten (1745-1832), Benjamin Constant, Madame de Krudener (1764-1824), August Wilhelm Schlegel (1767-1845) et Jean de Sismondi (1773-1842), entre autres.

(Madame de Staël, portrait par Gérard, Château de Versailles)

En 1805, Germaine de Staël arrive en Italie, Chateaubriand n’y est plus depuis un an, et découvre Naples, les vestiges d’Herculanum et de Pompéi et la forte colonie française de Rome. Son ouvrage le plus retentissant, "De l'Allemagne" (1810), est frappé d'interdit par la police impériale : elle y fait connaître les grandes pages de la littérature allemande, y définit le concept de "romantisme" comme négation du classicisme ("Rien dans la vie ne doit être stationnaire, et l'art est pétrifié quand il ne change plus"), et plus encore permet aux "romantismes"  de prendre conscience d'eux-mêmes. Mais, isolée, abandonnée de Constant, Germaine de Staël lit Fénelon, écrit des "Réflexions sur le suicide", débute ses "Dix années d'exil" et finit par se réfugier à Londres où elle peut enfin faire paraître en 1813 "De l'Allemagne" en français. Elle regagne la France à la Restauration. Ses "Considérations sur la Révolution" seront publiées après sa mort en 1818.

(Madame de Staël en Corinne (1807), Firmin Massot, Collection du château de Coppet, Suisse)

 


1801,"De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales"

A l'aube du Romantisme, dans son Discours préliminaire, Mme de Staël écrit que son intention fut "'`examiner quelle est l'influence de la religion, des mœurs et des lois sur la littérature" et inversement : "ll me semble, dit-elle, que l'on n`a pas suffisamment analysé les causes morales et politiques qui modifient l'esprit de la littérature". Si l`on étudie les diverses activités spirituelles, il est possible, pense notre auteur, d'apercevoir l`idée de progrès dans toute sa rigueur : ce progrès humain suit le chemin long et continu des conquêtes philosophiques sans oublier celui des arts. Dans chacune de ces activités se manifeste clairement la puissance de l`esprit, qui suscite de grands sentiments et guide l'être humain vers le bonheur. La Révolution française a été un immense fait historique. Il est donc nécessaire de méditer sur ses plus sûres conquêtes. Désormais, la poésie courtoise et mondaine n'avait plus aucune raison d`être. La littérature nouvelle s`appuie sur une noble et haute conception de la société, qui est de conduire l'être humain aux manifestations les plus sincères de la spiritualité. Ainsi, la liberté trouve dans les positions littéraires le moyen de se manifester en faveur du bonheur humain, si par ce dernier l`on entend non point la jouissance égoïste, mais la totale participation à la vie commune et à toutes ses exigences. 

Les principales époques littéraires sont ainsi analysées, depuis la culture grecque et latine jusqu'au christianisme et à la Renaissance, et chacune de ces périodes est étudiée dans toute sa complexité. Commence ensuite l'examen d`une civilisation nouvelle, celle du monde moderne, caractérisé par une littérature qui s'inspire des idéaux des peuples nordiques et d`un nouveau sentiment de la vie. Chaque époque doit avoir sa littérature, avec une recherche du vrai, qui est liberté et sens de la dignité envers la création spontanée. Nombre de facteurs se rencontrent dans une littérature et contribuent à la former : ce sont les nécessités historiques, le climat, le costume et la politique. Avec des éléments aussi divers, il est vain de penser qu`un schéma unique puisse servir pour toutes les littératures et tous les peuples : et cela détruit la rigueur de la théorie classique. La division déjà faite entre les peuples nordiques et les peuples méridionaux est marquée d`une façon significative par l'avènement du christianisme. Traitant ensuite de la culture française depuis la Révolution jusqu`au romantisme, des progrès réalisés en matière de goût, de philosophie, d'éloquence et dans l'ensemble des activités humaines, l'auteur soutient que grâce à la morale républicaine, que la France finira un jour par acquérir, naîtront de nouveaux genres littéraires....

 

De l’importance de la littérature dans ses rapports avec la vertu.

"La parfaite vertu est le beau idéal du monde intellectuel. Il y a quelques rapports entre l’impression qu’elle produit sur nous et le sentiment que fait éprouver tout ce qui est sublime, soit dans les beaux-arts, soit dans la nature physique. Les proportions régulières des statues antiques, l’expression calme et pure de certains tableaux, l’harmonie de la musique, l’aspect d'un beau site dans une campagne féconde, nous transportent d’un enthousiasme qui m'est pas sans analogie avec l’admiration qu’inspire le spectacle des actions honnêtes. Les bizarreries, inventées ou naturelles, étonnent un moment l’imagination; mais la pensée ne se repose que dans l’ordre. Quand on a voulu donner une idée de la vie à venir, on a dit que l’esprit de l’homme retournerait dans le sein de son Créateur; c’était peindre quelque chose de l’émotion qu’on éprouve, lorsque, après les longs égarements des passions, on entend tout à coup cette magnifique langue de la vertu, de la fierté, de la pitié, et qu’on trouve encore que son âme entière y est sensible.

La littérature ne puise ses beautés durables que dans la morale la plus délicate. Les hommes peuvent abandonner leurs actions au vice, mais jamais leur jugement. Il n’est donné à aucun poète, quel que soit son talent, de faire sortir un effet tragique d’une situation qui admettrait en principe une immoralité. L’opinion, si vacillante sur les événements réels de la vie, prend un caractère de fixité quand on lui présente à juger des tableaux d’imagination. La critique littéraire est bien souvent un traité de morale. Les écrivains distingués, en se livrant seulement à l’impulsion de leur talent, découvriraient ce qu’il y a de plus héroïque dans le dévouement, de plus touchant dans les sacrifices. Étudier l’art d’émouvoir les hommes, c’est approfondir les secrets de la vertu.

Les chefs-d’œuvre de la littérature, indépendamment des exemples qu’ils présentent, produisent une sorte d’ébranlement moral et physique, un tressaillement d’admiration qui nous dis- pose aux actions généreuses. Les législateurs grecs attachaient une haute importance à l’effet que pouvait produire une musique guerrière ou voluptueuse. L’éloquence, la poésie, les situations dramatiques, les pensées mélancoliques agissent aussi sur les organes, quoiqu’elles s’adressent à la réflexion. La vertu devient alors une impulsion involontaire, un mouvement qui passe dans le sang, et vous entraîne irrésistiblement comme les passions les plus impérieuses. Il est à regretter que les écrits qui paraissent de nos jours n’excitent pas plus souvent ce noble enthousiasme. Le goût se forme sans doute par la lecture de tous les chefs-d’œuvre déjà connus dans notre littérature; mais nous nous y accoutumons dès l’enfance; chacun de nous est frappé de leurs beautés à des époques différentes, et reçoit isolément l’impression qu’elles doivent produire. Si nous assistions en foule aux premières représentations d’une tragédie digne de Racine; si nous lisions Rousseau, si nous écoutions Cicéron se faisant entendre pour la première fois au milieu de nous, l’intérêt de la surprise et de la curiosité fixerait l’attention sur des vérités délaissées; et le talent, commandant en maître à tous les esprits, rendrait à la morale un peu de ce qu’il a reçu d’elle; il rétablirait le culte auquel il doit son inspiration.

Il existe une telle connexion entre toutes les facultés de l’homme, qu’en perfectionnant même son goût en littérature, on agit sur l’élévation de son caractère : on éprouve soi-même quelque impression du langage dont on se sert; les images qu’il nous retrace modifient nos dispositions. Chaque fois qu’appelé à choisir entre différentes expressions, l’écrivain ou l’orateur se détermine pour celle qui rappelle l’idée la plus délicate, son esprit choisit entre ces expressions, comme son âme devrait se décider dans les actions de la vie; et cette première habitude peut conduire à l’autre.

Le sentiment du beau intellectuel, alors même qu’il s’applique aux objets de littérature, doit inspirer de la répugnance pour tout ce qui est vil et féroce ; et cette aversion involontaire est une garantie presque aussi sûre que les principes réfléchis.

On est honteux de justifier l’esprit, tant il paraît évident, au premier aperçu, que ce doit être un grand avantage. Néanmoins, on s’est plu quelquefois, par une sorte d’abus de l’esprit même, à nous retracer ses inconvénients. Une équivoque de mots a seule donné quelque apparence de raison à ce paradoxe.

Le véritable esprit n’est autre chose que la faculté de bien voir; le sens commun est beaucoup plutôt de l’esprit que les idées fausses. Plus de bon sens, c’est plus d’esprit; le génie, c’est le bon sens appliqué aux idées nouvelles. Le génie grossit le trésor du bon sens; il conquiert pour la raison. Ce qu’il découvre aujourd’hui sera dans peu généralement connu, parce que les vérités importantes, une fois découvertes, frappent tout le monde presque également. Les sophismes, les aperçus appelés ingénieux, quoiqu’ils manquent de justesse, tout ce qui diverge enfin, doit être uniquement considéré comme un défaut. L’esprit ainsi assimilé, sous tous les rapports, à la raison supérieure, ne peut pas plus nuire qu’elle. Encourager l’esprit, dans une nation, appeler aux emplois publics les hommes qui ont de l’esprit, c’est faire prospérer la morale.

On attribue souvent à l’esprit toutes les fautes qui viennent de n’avoir pas assez d’esprit. Les demi-réflexions, les demi-aperçus troublent l’homme sans l’éclairer. La vertu est à la fois une affection de lame et une vérité démontrée; il faut la sentir ou la comprendre. Mais si vous prenez du raisonnement ce qui trouble l’instinct, sans atteindre à ce qui peut en tenir lieu, ce ne sont pas les qualités que vous possédez qui vous perdent, ce sont celles qui vous manquent...."

 

Delphine (Germaine de Staël, 1802)
Roman épistolaire d'une femme - pour Germaine de Staël, La Révolution a fait régresser la condition féminine -  qui met en scène une passion scandaleuse ("les convenances de la société sont en opposition à la véritable volonté du cœur") autant que fatale ("les caractères de Léonce et Delphine ne se conviennent pas"), souligne les vertus du divorce et prône la religion naturelle. Dans un enchaînement inéluctable, une jeune femme intelligente et droite perd toutes ses illusions sur les autres et sur elle-même, et assiste au naufrage de l’amour qu’elle porte à un homme enfermé lui-même dans les préjugés de sa caste. 

"... Non, Léonce, ma chère Louise, ne convient pas à votre Delphine; ah! combien les sentimens de votre généreux frère, mon noble protecteur, répondoient mieux à mon coeur! il me répétoit souvent qu'une âme bien née n'avoit qu'un seul principe à observer dans le monde, faire toujours du bien aux autres et jamais de mal. Qu'importe à celle qui croit à la protection de l'Être suprême et vit en sa présence, à celle qui possède un caractère élevé, et jouit en elle-même du sentiment de la vertu, que lui importe, me disoit M.d'Albémar, les discours des hommes? elle obtient leur estime tôt ou tard, car c'est de la vérité que l'opinion publique relève en dernier ressort; mais il faut savoir mépriser toutes les agitations passagères que la calomnie, la sottise et l'envie excitent contre les êtres distingués. Il ajoutoit, j'en conviens, que cette indépendance, cette philosophie de principes convenoit peut-être mieux encore à un homme qu'à une femme; mais il croyoit aussi que les femmes, étant bien plus exposées que les hommes à se voir mal jugées, il falloit d'avarice fortifier leur âme contre ce malheur. La crainte de l'opinion rend tant de femmes dissimulées, que pour ne point exposer la sincérité de mon caractère, M. d'Albémar travailloit de tout son pouvoir à m'affranchir de ce joug. Il y a réussi; je ne redoute rien sur la terre que le reproche juste de mon coeur, ou le reproche injuste de mes amis: mais que l'opinion publique me recherche ou m'abandonne, elle ne pourra jamais rien sur ces jouissances de l'âme et de la pensée, qui m'occupent et m'absorbent tout entière. Je porte en moi-même un espoir consolateur, qui se renouvellera toujours, tant que je pourrai regarder le ciel, et sentir mon coeur battre pour la véritable gloire et la parfaite bonté..."

 

Delphine d'Abbémar est une jeune veuve, foncièrement honnête et bonne, mais indifférente à l' "opinion".  Léonce de Mondeville, qu'elle  aime et qui l'aime, est au contraire prisonnier des préjugés sociaux. N'ayant pas le courage de braver le jugement du monde, il épouse une autre femme; et Delphine se fait religieuse. Léonce s'aperçoit trop tard de son erreur et de son injustice. En vain par la mort de Mme de Mondeville deviendra-t-il libre de se marier avec Delphine, que la Révolution en abolissant les vœux ecclésiastiques a fait sortir du couvent; tous les malentendus du passé continuent à les séparer; ils ne se rejoindront que dans la mort: Léonce est fusillé comme émigré et Delphine s'empoisonne...

 

Confidences d’une solitaire....

"Pour vous aider de ma présence, je voudrais, chère Delphine, aller à Paris; mais je ne m’en sens pas la force, il m’est absolu- ment impossible de vaincre la répugnance que j’éprouve à sortir de ma solitude.

Il faut bien vous avouer le motif de cette répugnance, je consens à vous l’écrire; mais je n’aurais jamais pu me résoudre à vous en parler, et je vous prie instamment de ne pas me répondre sur un sujet que je n’aime pas à traiter. Vous savez que j’ai l’extérieur du monde le moins agréable; ma taille est contrefaite, et ma figure n’a point de grâce ; je n’ai jamais voulu me marier, quoique ma fortune attirât beaucoup de prétendants; j’ai vécu presque toujours seule, et je serais un mauvais guide pour moi-même et pour les autres au milieu des passions de la vie; mais j’en sais assez pour avoir remarqué qu’une femme disgraciée de la nature est l’être le plus malheureux lorsqu’elle ne reste pas dans la retraite. La société est arrangée de manière que, pendant les vingt années de sa jeunesse, personne ne s’intéresse vivement à elle; on l’humilie à chaque instant sans le vouloir, et il n’est pas un seul des discours qui se tiennent devant elle, qui ne réveille dans son âme un sentiment douloureux.

J’aurais pu jouir, il est vrai, du bonheur d’avoir des enfants : mais que ne souffrirais-je pas, si j’avais transmis à ma fille les désavantages de ma figure! si je la voyais destinée, comme moi, à ne jamais connaître le bonheur suprême d’être le premier objet d’un homme sensible ! Je ne le confie qu’à vous, ma chère Delphine; mais, parce que je ne suis point faite pour inspirer de l’amour, il ne s’ensuit pas que mon cœur ne soit pas susceptible des affections les plus tendres. J’ai senti, presque au sortir de l’enfance, qu’avec ma figure, il était ridicule d’aimer. Imaginez- vous de quels sentiments amers j’ai dû m’abreuver? il était ridicule pour moi d’aimer, et jamais cependant la nature n’avait formé un cœur à qui ce bonheur fût plus nécessaire.

Un homme dont les défauts extérieurs seraient très marquants, pourrait encore conserver les espérances les plus propres à le rendre heureux. Plusieurs ont ennobli par des lauriers les disgrâces de la nature; mais les femmes n’ont d’existence que par l’amour; l’histoire de leur vie commence et finit avec l’amour : et comment pourraient-elles inspirer ce sentiment sans quelques agréments qui puissent plaire aux yeux ! La société fortifie à cet égard l’intention de la nature au lieu d’en modifier les effets; elle rejette de son sein la femme infortunée que l’amour et la maternité ne doivent point couronner. Que de peines dévorantes n’a-t-elle point à souffrir dans le secret de son cœur!

J’ai été romanesque, comme si je vous ressemblais, ma chère Delphine; mais j’ai néanmoins trop de fierté pour ne pas cacher à tous les regards le malheureux contraste de ma destinée et de mon caractère. Comment suis-je donc parvenue à supporter le cours des années qui m’étaient échues? Je me suis renfermée dans la retraite, rassemblant sur votre tête tous mes intérêts, tous mes vœux, tous mes sentiments; je me disais que j’aurais été vous, si la nature m’eût accordé vos grâces et vos charmes; et secondant de toute mon âme l’inclination de mon frère, je l’ai conjuré de vous laisser la portion de son bien qu’il me destinait.

Qu’aurais-je fait de la richesse? j’en ai ce qu’il faut pour rendre heureux ce qui m’entoure, pour soulager l’infortune autour de moi; mais quel autre usage de l’argent pourrais-je imaginer qui n’eût ajouté au sentiment douloureux qui pèse sur mon âme! Aurais-je embelli ma maison pour moi, mes jardins pour moi? et jamais la reconnaissance d’un être chéri ne m’au- rait récompensée de mes soins! Aurais je réuni beaucoup de monde, pour entendre plus souvent parler de ce que les autres possèdent et de ce qui me manque? aurais-je voulu courir le risque des propositions de mariage qu’on pouvait adresser à ma fortune, et me serais-je condamnée à supporter tous les détours qu’aurait pris l’intérêt avide pour endormir ma vanité et m’ôter jusqu’à l’estime de moi-même?

Non, non, Delphine, ma sage résignation vaut bien mieux. Il ne me restait qu’un bonheur à espérer; je l'ai goûté, je vous ai adoptée pour ma fille; j’avais manqué la vie, j’ai voulu vous donner tous les moyens d’en jouir. Je serais sans doute bien heureuse d’être près de vous, de vous voir, de vous entendre; mais avec vous seraient les plaisirs et la société brillante qui doivent vous entourer. Mon cœur, qui n’a point aimé, est encore trop jeune pour ne pas souffrir de son isolement, quand tous les objets que je verrais m’en renouvelleraient la pensée.

Les peines d’imagination dépendent presque entièrement des circonstances qui nous les retracent; elles s’effacent d’elles- mêmes, lorsque l’on ne voit ni n’entend rien qui en réveille le souvenir; mais leur puissance devient terrible et profonde quand l’esprit est forcé de combattre à chaque instant contre des impressions nouvelles. Il faut pouvoir détourner son attention d’une douleur importune et s’en distraire avec adresse, car il faut de l’adresse vis-à-vis de soi-même, pour ne pas trop souffrir. Je ne connais guère les autres, ma chère Delphine, mais assez bien moi ; c’est le fruit de la solitude. Je suis parvenue avec assez d’efforts à me faire une existence qui me préserve des chagrins vifs; j’ai des occupations pour chaque heure, quoique rien ne remplisse mon existence entière; j’unis les jours aux jours, et cela fait un an, puis deux, puis la vie. Je n’ose changer de place, agiter mon sort ni mon âme; j’ai peur de perdre le résultat de mes réflexions et de troubler mes habitudes qui me sont encore plus nécessaires, parce qu’elles me dispensent de réflexions même, et font passer le temps sans que je m’en mêle.

Déjà cette lettre va déranger mon repos pour plusieurs jours; il ne faut pas me faire parler de moi, il ne faut presque pas que j’y pense; je vis en vous; laissez-moi vous suivre de mes vœux, vous aider de mes conseils, si j’en peux donner pour ce monde que j’ignore."

 

Mme de C..., à Mme d’A... - Sur la vie de devoir et de famille.

"... Sans entrer dans les détails de mon affection pour M. de C. . . , vous savez que le bonheur de ma vie intérieure n’est fondé ni sur l’amour, ni sur rien de ce qui peut lui ressembler. Je suis heureuse par les sentiments qui ne trompent jamais.

Dans les premiers jours de ma jeunesse, j’ai essayé de vivre dans le monde, pour y chercher l’oubli de quelques-unes de mes espérances déçues ; mais je ressentais dans ce monde une agitation semblable à celle que fait éprouver une voiture rapide, qui va plus vite que vos regards même, et vous présente des objets que vous n’avez pas le temps de considérer. Je ne pouvais me rendre compte de la durée des heures, ma vie m’était dérobée, et cet état, qui semble être celui du plus grand mouvement possible, me conduisait cependant à la plus parfaite apathie morale ; les impressions et les idées se succédaient sans laisser en moi aucune trace ; il m’en restait seulement une sorte de fièvre sans passion, de trouble sans intérêt, d’inquiétude sans objet, qui me rendait ensuite incapable de m’occuper seule.

C’est dans cette situation, qu’une voix qui, depuis que j’existe, a toujours fait tressaillir mon cœur, sut me rappeler à moi-même; mon père me conseilla de m’établir une grande partie de l’année à la campagne, et d’élever moi-même mes enfants. Je m’ennuyai d’abord un peu de la monotonie de mes occupations; mais, par degrés, je repris la possession de moi- même, et je goûtai les plaisirs qui ne se sentent que dans le silence de tous les autres, la réflexion, l’étude, et la contemplation de la nature. Je vis que le temps divisé n’est jamais long, et que la régularité abrège tout.

Il n’y a pas un jour, parmi ceux qu’on passe dans le grand monde, où l’on n’éprouve quelques peines ; misérables, si on les compte une à une; importantes, quand on considère leur influence sur l’ensemble de la destinée. Un calme doux et pur s’empare de l’âme dans la vie domestique; on est sûr de conserver jusqu’au soir la disposition du réveil; on jouit continuellement de n’avoir rien à craindre, et rien à faire pour n’avoir rien à craindre; l’existence ne repose plus sur le succès, mais sur le devoir; on goûte mieux la société des étrangers, parce qu’on se sent tout à fait hors de leur dépendance, et que les hommes dont on n’a pas besoin ont toujours assez d’avantages, puisqu’ils ne peuvent avoir aucun inconvénient.

Quand je regrettais l’amour, et désirais le succès, la société, la nature, tout me paraissait mal combiné, parce que je n’avais deviné le secret de rien : je me sentais hors de l’ordre, à l’extrémité du cercle de l’existence ; mais rentrée dans la morale, je suis au centre de la vie, et loin d’être agitée par le mouvement universel, je le vois tourner autour de moi sans qu’il puisse m’atteindre.

J’ai pour père un ami, le premier de mes amis ; mais quand je serais seule, je pourrais trouver dans ma conscience le confi- dent de toutes mes pensées. J'entends au dedans de moi-même la voix qui me répond; et cette voix acquiert chaque jour plus de force et de douceur. Le devoir m’ouvre tous ses trésors; et j'éprouve ce repos animé, ce repos qui n’exclut ni les idées les plus hautes, ni les affections les plus profondes, mais qui naît seulement de l’harmonie de vous-même avec la nature.

Les occupations qui ne se lient à aucune idée de devoir, vous inspirent tour à tour du dégoût ou du regret ; vous vous reprochez d’être oisif; vous vous fatiguez de travailler; vous êtes en présence de vous-même, écoutant votre désir, cherchant à le bien connaître, le voyant sans cesse varier, et trouvant autant de peine à servir vos propres goûts que les volontés d’un maître étranger. Dans la route du devoir, l’incertitude n’existe plus, la satiété n’est point à redouter; car, dans le sentiment de la vertu, il y a jeunesse éternelle; quelquefois on regrette encore d’autres biens; mais le cœur, content de lui-même, peut se rap- peler sans amertume les plus belles espérances de la vie : s'il pense au bonheur qu’il ne peut goûter, c’est avec un sentiment dont la douleur lui tient lieu de ce qu’il a perdu.

Quelles jouissances ne trouve-t-on pas dans l’éducation de ses enfants! Ce n’est pas seulement les espérances qu’elle renferme qui vous rendent heureux, ce sont les plaisirs mêmes que la société de ces cœurs si jeunes fait éprouver; leur ignorance des peines de la vie vous gagne par degrés; vous vous laissez entraîner dans leur monde, et vous les aimez non seulement pour ce qu’ils promettent, mais pour ce qu’ils sont déjà; leur imagination vive, leurs inépuisables goûts rafraîchissent la pensée ; et si le temps que vous avez d’avance sur eux ne vous permet pas départager tous leurs plaisirs , vous vous reposez du moins sur le spectacle de leur bonheur; l’âme d’un enfant doucement soutenue, doucement conduite par l’amitié, conserve longtemps l’empreinte divine dans toute sa pureté; ces caractères innocents, qui s’étonnent du mal et se confient dans la pitié, vous attendrissent profondément, et renouvellent dans votre cœur les sentiments bons et purs, que les hommes et la vie avaient troublés : pouvez-vous, Madame, pouvez-vous renoncer pour toujours à ces émotions délicieuses?

Je l’avoue, il est un bonheur dont je jouis, qui n’a été donné à personne sur la terre; c’est à lui peut-être que je dois mon retour aux résolutions que je vous conseille: il faut donc vous faire connaître ce sentiment, dans tout ce qu’il peut avoir de doux et de cruel.

Vous avez entendu parler de l’esprit et des rares talents de mon père, mais on ne vous a jamais peint l'incroyable réunion de raison parfaite et de sensibilité profonde, qui fait de lui le plus sûr guide et le plus aimable des amis. Vous a-t-on dit que maintenant l’unique but de ses étonnantes facultés est d’exercer la bonté, dans ses détails comme dans son ensemble? il écarte de ma pensée tout ce qui la tourmente; il a étudié le cœur humain pour mieux le soigner dans ses peines, et n’a jamais trouvé dans sa supériorité qu’un motif pour s’offenser plus tard, et pardonner plus tôt; s’il a de l’amour-propre, c’est celui des êtres d’une autre nature que la nôtre, qui seraient d’autant plus indulgents, qu’ils connaîtraient mieux toutes les inconséquences et toutes les faiblesses des hommes.

La vieillesse est rarement aimable, parce que c’est l’époque de la vie où il n’est plus possible de cacher aucun défaut ; toutes les ressources pour faire illusion ont disparu ; il ne reste que la réalité des sentiments et des vertus; la plupart des caractères font naufrage avant d’arriver à la fin de la vie, et l’on ne voit souvent dans les hommes âgés que des âmes avilies et troublées, habitant encore, comme des fantômes menaçants, des corps â demi ruinés; mais, quand une noble vie a préparé la vieillesse, ce n’est plus la décadence qu’elle rappelle, ce sont les premiers jours de l’immortalité. 

L'homme que le temps n’a point abattu, en a reçu des présents que lui seul peut faire, une sagacité presque infaillible, une indulgence inépuisable, une sensibilité désintéressée. La tendresse que vous inspire un tel père est la plus profonde de toutes ; l’affection qu’il a pour vous est d’une nature tout à fait divine. Il réunit sur vous seul tous les genres de sentiments ; il vous protège, comme si vous étiez un enfant; vous lui plaisez, comme si vous étiez toujours jeune; il se confie à vous, comme si vous aviez atteint l’âge de maturité.

Une incertitude presque habituelle, une réserve fière se mêlent à l’amour que vous inspirent vos enfants. Us s’élancent vers tant de plaisirs qui doivent les séparer de vous ; ils sont appelés à tant de vie après votre mort, qu’une timidité délicate vous commande de ne pas trop vous livrer, en leur présence, à vos sentiments pour eux. Vous voulez attendre, au lieu de pré- venir, et conserver envers cette jeunesse resplendissante la dignité que l’on doit garder avec les puissants, alors même qu’on a pour eux la plus sincère amitié ! Mais il n’en est pas ainsi de la tendresse filiale; elle peut s’exprimer sans crainte; elle est si sûre de l’impression qu’elle produit !

Je ne suis pas personnelle, je crois que ma vie l’a prouvé ; mais si vous saviez combien il m’est doux de me sentir environnée de l’intérêt de mon père! de ne jamais souffrir sans qu’il s’en occupe, de ne courir aucun danger sans me dire qu’il faut que je vive pour lui, moi qui suis le terme de son avenir! L’on nous assure souvent qu’on nous aime, mais peut-être est-il vrai que l’on n’est nécessaire qu’à son père? Les espérances de la vie sont prêtes à consoler tous nos contemporains de route; mais le charme enchanteur de la vieillesse qu’on aime, c’est qu’elle vous dit, c’est que l’on sait que le vide qu’elle éprouverait en vous perdant ne pourrait plus se combler.

Si j’étais dangereusement malade, et que je fusse loin de mon père, je serais accessible à quelques frayeurs; mais s’il était là, je lui abandonnerais le soin de ma vie, qui l'intéresse plus que moi. Le cœur a besoin de quelque idée merveilleuse qui le calme, et le délivre des incertitudes et des terreurs sans nombre que l’imagination fait naître; je trouve ce repos nécessaire dans la conviction où je suis que mon père porte bonheur à ma destinée : quand je dors sous son toit, je ne crains point d’être réveillée par quelques nouvelles funestes 1 ; quand l’orage descend des montagnes et gronde sur notre maison, je mène mes enfants dans la chambre de mon père, et, réunis autour de lui, nous nous croyons sûrs de vivre, ou nous ne craignons plus la mort, qui nous frapperait tous ensemble.

La puissance que la religion catholique a voulu donner aux prêtres, convient véritablement à l’autorité paternelle ; c’est votre père qui, connaissant toute votre vie, peut être votre interprète auprès du ciel; c’est lui dont le pardon vous annonce celui d’un Dieu de bonté; c’est sur lui que vos regards se reposent avant de s’élever plus haut; c’est lui qui sera votre médiateur auprès de l’Être suprême, si, dans les jours de votre jeunesse, les passions véhémentes ont trop entraîné votre cœur."

 

Mme de Staël et Napoléon...

Napoléon - qui pourtant peut compter lui-même au nombre des écrivains avec ses proclamations militaires, ses discours, ses mémoires (Le Mémorial de Sainte-Hélène), ses écrits divers et sa correspondance (comprenant à elle seule 18 volumes publiés en 1855-186969) - n'a guère encouragé la littérature de son temps : s'il a protégé les écrivains de second ordre, que leur médiocrité rendait dociles, il a persécuté les deux plus grands, Mme de Staël et Chateaubriand, dont l'indépendance de caractère portait ombrage à son esprit dominateur. 

Mme de Staël a raconté sa lutte contre Napoléon dans les Mémoires qu'elle commença à Coppet, et continua en Suède, mais ne furent publiées par son fils on 1821 sous ce titre, "Dix années d'Exil" (1803-1813). Elle y déclare: "Le plus grand grief de l'empereur Napoléon contre moi, c'est le respect dont j'ai toujours été pénétrée pour la véritable liberté". Elle se brouilla avec Bonaparte, après lui avoir fait, il est vrai, dès 1797 d'inutiles avances. Il n'avait pas oublié l'opuscule, hostile au Premier Consul, qu'avait publié en 1802 le vieux Necker, "Dernières vues de politique et de finance". Peut-être soupçonnait-il Mme de Staël de l'avoir inspiré à son père. De plus, il ne lui pardonnait pas d'avoir formé avec ses amis un groupe favorable au général Bernadotte, dont l'ambition l'inquiétait. Et surtout il lui en voulait d'être une femme, et une femme célèbre; car il n'avait que du mépris pour ce sexe, et de la méfiance pour toute gloire qui ne grandissait pas à l'ombre de son nom. Il la persécuta donc. Avec d'autant plus de sûreté qu'il avait tout de suite reconnu son point faible : "J'étais vulnérable, a-t-elle avoué elle-même (Dix années d'exil, chap. 11), par mon goût pour la société". Avec d'autant plus d'acharnement qu'à plusieurs reprises, elle refusa par dignité de faire les premiers pas dans la voie de la réconciliation.

En octobre 1803,elle reçut l'ordre de s'éloigner à quarante lieues de Paris. C'est alors qu'elle demanda et obtint la permission d'aller avec ses enfants en Allemagne, d'où elle fut rappelée par la maladie de son père, qui mourut avant son retour, le 10 avril 1801;. En 1806, comme elle voulait après son premier voyage en Italie revenir à Paris, elle reçut de nouveau l'ordre de repartir pour Coppet, où elle resta jusqu'en 1810, avec le seul intermède de son second voyage en Allemagne. C'est la publication de son livre "De l'Allemagne" qui lui attira les plus dures persécutions. Pour en surveiller l'impression, elle s'était établie à Blois, sans d'ailleurs y être officiellement autorisée. Mais elle eut beau avoir obtenu le visa des censeurs, après avoir consenti îi toutes les suppressions exigées, le ministre de police, le général Savary, duc de Rovigo, fit saisir les 10 000 exemplaires déjà tirés et lui ordonna de quitter la France dans les vingt-quatre heures. A ses réclamations il répondit par une lettre du 3 octobre 1810, dans laquelle il écrivait : "Il m'a paru que l'air de ce pays-ci ne vous convenait point, et nous n'en sommes pas encore réduits a chercher des modèles dans les peuples que vous admirez. Votre dernier ouvrage n'est point français." 

Ce qui avait surtout soulevé l'indignation de la police contre le livre de Mme de Staël, c'est l'apostrophe finale, qui est une critique transparente de l'esprit froidement calculateur du gouvernement napoléonien: « O France! terre de gloire et d'amour! si l'enthousiasme un jour s'éteignait sur votre sol, si le calcul disposait de tout et que le raisonnement seul inspirât même le mépris des périls, à quoi vous serviraient votre beau ciel, vos esprits si brillants, votre nature si féconde? Une intelligence active, une impétuosité savante vous rendraient les maîtres du monde; mais vous n'y laisseriez que la trace des torrents de sable, terribles comme les flots, arides comme lé désert."

 

Mme de Staël, Bonaparte en 1797...

(Considérations sur la Révolution française)

"... Le Directoire n’était point enclin à la paix, non qu’il voulût étendre la domination française au delà du Rhin et des Alpes, mais parce qu'il croyait la guerre utile à la propagation du système républicain. Son plan était d’entourer la France d’une ceinture de républiques, telles que celles de Hollande, de Suisse, de Piémont, de Lombardie, de Gênes. Partout il établissait un directoire, deux conseils de députés, enfin une constitution semblable en tout à celle de France. C’est un des grands défauts des Français, résultat de leurs habitudes sociales, que de s’imiter les uns les autres, et de vouloir qu’on les imite. Ils prennent les variétés naturelles dans la manière de penser de chaque homme, ou même de chaque nation, pour un esprit d’hostilité contre eux.

Le général Bonaparte était assurément moins sérieux et moins sincère dans l’amour des idées républicaines que le Directoire, mais il avait beaucoup plus de sagesse dans l’appréciation des circonstances.

Il pressentit que la paix allait devenir populaire en France, parce que les passions s’apaisaient, et qu’on était las des sacrifices; en conséquence il signa le traité de Campo-Formio avec l’Autriche. Mais ce traité contenait la cession de la république de Venise, et l’on ne conçoit pas encore comment il parvint à déterminer ce Directoire, qui pourtant était, à certains égards, républicain, au plus grand attentat qu’on pût commettre d’après ses propres principes. A dater de cet acte, non moins arbitraire que le partage de la Pologne, il n’a plus existé dans le gouvernement de la France aucun respect pour aucune doctrine politique, et le règne d’un homme a commencé quand celui des principes a fini.

Le général Bonaparte se faisait remarquer alors par son caractère et son esprit autant que par ses victoires, et l’imagination des Français commençait à s’attacher vivement à lui. On citait ses proclamations aux républiques cisalpine et ligurienne. Dans l’une on remarquait cette phrase : Vous étiez divisés et pliés par la tyrannie ; vous n'étiez pas en état de conquérir la liberté. Dans l’autre : Les vraies conquêtes, les seules qui ne coûtent point de regrets , ce sont celles que l’on fait sur l’ignorance. Il régnait un ton de modération et de noblesse dans son style, qui faisait contraste avec l’âpreté révolutionnaire des chefs civils de la France. Le guerrier parlait alors en magistrat, tandis que les magistrats s’exprimaient avec la violence militaire. Le général Bonaparte n’avait point mis à exécution dans son armée les lois contre les émigrés. On disait qu’il aimait beaucoup sa femme, dont le caractère était plein de douceur; on assurait qu’il était sensible aux beautés d’Ossian; on se plaisait à lui croire toutes les qualités généreuses qui donnent un beau relief aux facultés extraordinaires. On était d’ailleurs si fatigué des oppresseurs empruntant le nom de la liberté, et des opprimés regrettant l’arbitraire, que l’admiration ne savait où se prendre; et le général Bonaparte semblait réunir tout ce qui devait la captiver.

C’est avec ce sentiment du moins que je le vis pour la première fois à Paris. Je ne trouvai pas de paroles pour lui répondre, quand il vint à moi me dire qu’il avait cherché mon père à Coppet, et qu’il regrettait d’avoir passé en Suisse sans le voir. Mais lorsque je fus un peu remise du trouble de l’admiration, un sentiment de crainte très prononcé lui succéda. Bonaparte alors n’avait aucune puissance; on le croyait même assez menacé par les soupçons ombrageux du Directoire; ainsi, la crainte qu’il inspirait n’était causée que par le singulier effet de sa personne sur presque tous ceux qui l’approchent. J’avais vu des hommes très dignes de respect, j’avais vu aussi des hommes féroces : il n’y avait rien dans l’impression que Bonaparte produisit sur moi qui pût me rappeler ni les uns ni les autres. J’aperçus assez vite, dans les différentes occasions que j’eus de le rencontrer pendant son séjour à Paris, que son caractère ne pouvait être défini par les mots dont nous avons coutume de nous servir ; il n’était ni bon, ni violent, ni doux, ni cruel, à la façon des individus à nous connus. Un tel être, n’ayant point de pareil, ne pouvait ni ressentir, ni faire éprouver aucune sympathie : c’était plus ou moins qu’un homme. Sa tournure, son esprit, son langage sont empreints d’une nature étrangère, avantage de plus pour subjuguer les Français, ainsi que je l’ai dit ailleurs.

Loin de me rassurer, en voyant Bonaparte plus souvent, il m’intimidait toujours davantage. Je sentais confusément qu’aucune émotion du cœur ne pouvait agir sur lui. Il regarde une créature humaine comme un fait ou comme une chose, mais non comme un semblable. Il ne hait pas plus qu’il n'aime ; il n’y a que lui pour lui ; tout le reste des créatures sont des chiffres. La force de sa volonté consiste dans l’imperturbable calcul de son égoïsme; c’est un habile joueur d’échecs, dont le genre humain est la partie adverse qu'il se propose de faire échec et mat. Ses succès tiennent autant aux qualités qui lui manquent, qu'aux talents qu’il possède. Ni la pitié, ni l’attrait, ni la religion, ni l’attachement à une idée quelconque, ne sauraient le détourner de sa direction principale. Il est pour son intérêt ce que le juste doit être pour la vertu : si le but était bon, sa persévérance serait belle.

Chaque fois que je l’entendais parler, j’étais frappée de sa supériorité; elle n’avait pourtant aucun rapport avec celle des hommes instruits et cultivés par l’étude ou la société, tels que l’Angleterre et la France peuvent eu offrir des exemples. Mais ses discours indiquaient le tact des circonstances, comme le chasseur a celui de sa proie. Quelquefois il racontait les faits politiques et militaires de sa vie d’une façon très intéressante; il avait même, dans les récits qui permettaient de la gaîté, un peu de l’imagination italienne. Cependant rien ne pouvait triompher de mon invincible éloignement pour ce que j’apercevais en lui. Je sentais dans son âme une épée froide et tranchante qui glaçait en blessant; je sentais dans son esprit une ironie profonde à laquelle rien de grand ni de beau, pas même sa propre gloire, ne pouvait échapper; car il méprisait la nation dont il voulait les suffrages, et nulle étincelle d’enthousiasme ne se mêlait à son besoin d’étonner l’espèce humaine.

Ce fut dans l’intervalle entre le retour de Bonaparte et son départ pour l’Égypte, c’est-à-dire, vers la fin de 1797, que je le vis plusieurs fois à Paris; et jamais la difficulté de respirer que j’éprouvais en sa présence ne put se dissiper. J’étais un jour à table entre lui et l’abbé Sieyès : singulière situation, si j’avais pu prévoir l’avenir! J’examinais avec attention la figure de Bonaparte; mais, chaque fois qu’il découvrait en moi des regards observateurs, il avait l’art d’ôter à ses yeux toute expression, comme s’ils fussent devenus de marbre. Son visage était alors immobile, excepté un sourire vague qu’il plaçait sur ses lèvres à tout hasard, pour dérouter quiconque voudrait observer les signes extérieurs de sa pensée ."

 

Commencements de l’empire...

"La motion pour appeler Bonaparte à l’empire fut faite dans le Tribunat par un conventionnel, autrefois jacobin, appuyée par Jaubert, avocat et député du commerce de Bordeaux, et secondée par Siméon, homme d’esprit et de sens, qui avait été proscrit sous la république comme royaliste. Bonaparte voulait que les partisans de l'ancien régime et ceux des intérêts permanents de la nation fussent réunis pour le choisir. Il fut convenu qu’on ouvrirait des registres dans toute la France pour que chacun exprimât son vœu, relativement à l’élévation de Bonaparte sur le trône. Mais, sans attendre ce résultat, quelque préparé qu'il fût, il prit le titre d’empereur par un sénatus-consulte, et ce malheureux sénat n’eut pas même la force de mettre des bornes constitutionnelles à cette nouvelle monarchie. Un tribun, dont je voudrais oser dire le nom, eut l’honneur d’en faire la motion spéciale. Bonaparte, pour aller habilement au-devant de cette idée, fit venir chez lui quelques sénateurs, et leur dit : 

"Il m’en coûte beaucoup de me placer ainsi en évidence; j’aime mieux ma situation actuelle. Toutefois, la continuation de la république n’est plus possible; on est blasé sur ce genre-là; je crois que les Français veulent la royauté. J’avais d'abord pensé à rappeler les vieux Bourbons ; mais cela n’aurait fait que les perdre et moi aussi. Ma conscience me dit qu’il faut à la fin un homme à la tête de tout ceci; cependant » peut-être vaudrait-il mieux encore attendre... J’ai vieilli la France d’un siècle depuis quatre ans; la liberté, c’est un bon code civil, et les nations modernes ne se soucient que de la » propriété. Cependant, si vous m’en croyez, nommez un comité, organisez la constitution, et, je vous le dis naturellement,  ajouta-t-il en souriant, prenez des précautions contre ma » tyrannie; prenez-en, croyez-moi."

Cette apparente bonhomie séduisit les sénateurs, qui, au reste, ne demandaient pas mieux que d’être séduits. L’un d’eux, homme de lettres assez distingué, mais l’un de ces philosophes qui trouvent toujours des motifs philanthropiques pour être contents du pouvoir, disait à un de ses amis : « C’est admirable! avec quelle simplicité l’empereur se laisse tout dire! L’autre jour, je lui ai démontré pendant une heure de suite qu’il fallait absolument fonder la dynastie nouvelle sur une charte qui assurât les droits de la nation. — Et que vous a-t-il répondu? lui demanda-t-on. — Il m’a frappé sur l’épaule avec une bonté parfaite, et il m’a dit : "Vous avez tout à fait raison, mon cher sénateur; mais, liez-vous à moi, ce n'est pas le moment".  Et ce sénateur, comme beaucoup d’autres, se contentait du plaisir d’avoir parlé, lors même que son opinion n’était pas le moins du monde adoptée. Les besoins de l’amour-propre, chez les Français, l’emportent de beaucoup sur ceux du caractère.

Une chose bien bizarre, et que Bonaparte a pénétrée avec une grande sagacité, c’est que les Français, qui saisissent le ridicule avec tant d’esprit, ne demandent pas mieux que de se rendre ridicules eux-mêmes, dès que leur vanité y trouve son compte d’une autre manière. Rien en effet ne prête plus à la plaisanterie que la création d’une noblesse toute nouvelle, telle que Bonaparte l’établit pour le soutien de son nouveau trône. Les princesses et les reines, citoyennes de la veille, ne pouvaient s’empêcher de rire elles-mêmes, en s’entendant appeler Votre Majesté. D’autres, plus sérieux, se faisaient répéter le titre de Monseigneur du matin au soir, comme le Bourgeois gentilhomme. On consultait les vieilles archives, pour retrouver les meilleurs documents sur l’étiquette ; des hommes de mérite s’établissaient gravement à composer des armoiries pour les nouvelles familles : enfin, il n’y avait pas de jour qui ne donnât lieu à quelque situation digne de Molière; mais la terreur, qui faisait le fond du tableau, empêchait que le grotesque de l’avant-scène ne fût bafoué comme il aurait dû l’être. La gloire des généraux français relevait tout, et les courtisans obséquieux se glissaient à l’ombre des militaires, qui méritaient sans doute les honneurs sévères d’un État libre, mais non les vaines décorations d’une semblable cour. La valeur et le génie descendent du ciel, et ceux qui en sont doués n’ont pas besoin d’autres ancêtres. Les distinctions accordées dans les républiques ou dans les monarchies limitées, doivent être la récompense de services rendus à la patrie, et tout le monde y peut également prétendre ; mais rien ne sent le despotisme tartare comme cette foule d’honneurs émanant d’un seul homme, et dont son caprice est la source.

Des calembours sans fin furent lancés contre la noblesse de la veille; on citait mille mots des dames nouvelles, qui supposaient peu d’usage des bonnes manières. Et en effet, ce qu’il y a de plus difficile à apprendre, c’est le genre de politesse qui n’est ni cérémonieux ni familier; cela semble peu de chose, mais il faut que cela vienne du fond de nous-mêmes; car personne ne l’acquiert, quand les habitudes de l’enfance ou l’élévation de l’âme ne l'inspirent pas." (Dix années d'exil)

 

(Premier départ en exil, en 1803)

"ll fallut donc partir. Benjamin Constant eut la bonté de m'accompagner ; mais comme il aimait aussi beaucoup le séjour de Paris, je souffrais du sacrifice qu'il me faisait. Chaque pas des chevaux me faisait mal, et, quand les postillons se vantaient de m'avoir menée vite, je ne pouvais m'empêcher de soupirer du triste service qu'ils me rendaient. Je fis ainsi quarante lieues sans reprendre la possession de moi-même. Enfin nous nous arrêtâmes a Châlons, et Benjamin Constant, ranimant son esprit, souleva, par son étonnante conversation, au moins pendant quelques instants, le poids qui m'accablait. Nous continuâmes, le lendemain, notre route jusqu'à Metz, où je voulais m'arrêter pour attendre des nouvelles de mon père. La je passai quinze jours, et je rencontrai l'un des hommes les plus aimables et les plus spirituels que puissent produire la France et l'Allemagne combinées, M. Charles de Villers. Sa société me charmait, mais elle renouvelait mes regrets pour ce premier des plaisirs, un entretien où l'accord le plus parfait règne dans tout ce qu'on sent et dans tout ce qu'on dit.

A Francfort, ma fille, alors âgée de cinq ans, tomba dangereusement malade. Je ne connaissais personne dans la ville; la langue m'était étrangère, le médecin même auquel je confiai mon enfant parlait à peine français. Oh I comme mon père partageait ma peine! quelles lettres il m'écrivait! que de consultations de médecins, copiées de sa propre main, ne m'envoya-t-il pas de Genève! On n'a jamais porté plus loin l'harmonie de la sensibilité et de la raison; on n'a jamais été, comme lui, vivement ému par les peines de ses amis, toujours actif pour les secourir, toujours prudent pour en choisir les moyens, admirable en tout enfin. C'est par le besoin du cœur que je le dis, car que lui fait maintenant la voix même de la postérité!

J'arrivai à Weimar, où je repris courage, en voyant, à travers les difficultés de la langue, d'immenses richesses intellectuelles hors de la France. J'appris à lire l'allemand; j'écoutais Goethe et Wieland, qui heureusement pour moi parlaient bien français. Je compris l'âme et le génie de Schiller, malgré sa difficulté à s'exprimer dans une langue étrangère. La société du duc et de la duchesse de Weimar me plaisait extrêmement, et je passai là trois mois, pendant lesquels l'étude de la littérature allemande donnait à mon esprit tout le mouvement dont il a besoin pour ne pas me dévorer moi-même."

 

Corinne ou l'Italie (Germaine de Staël, 1807)
Trois personnages, trois destinées au travers desquelles s'expriment un homme, artisan de son propre malheur, et deux femmes, l'une soumise mais mal aimée, et l'autre, Corinne, artiste renommée incarnant l'Italie mais sacrifiée et anéantie. Au-delà d'un style parfois emphatique ou abusant de lyrisme, le prototype du personnage romantique s'y expose désormais, celui d'un "esprit supérieur" qui éprouve les pires difficultés à retrouver ici-bas situations et individualités dont il s'est forgé une image idéale.

".. Oswald arriva le soir chez Corinne avec un sentiment tout nouveau; il pensa qu'il était peut-être attendu. Quel enchantement que cette première lueur d'intelligence avec ce qu'on aime! Avant que le souvenir entre en partage avec l'espérance, avant que les paroles aient exprimé les sentiments, avant que l'éloquence ait su peindre ce que l'on éprouve, il y a dans ces premiers instants je ne sais quel vague, je ne sais quel mystère d'imagination, plus passager que le bonheur même, mais plus céleste encore que lui.
Oswald, en entrant dans la chambre de Corinne, se sentit plus timide que jamais. Il vit qu'elle était seule, et il en éprouva presque de la peine ; il aurait voulu l'observer longtemps au milieu du monde; il aurait souhaité d'être assuré, de quelque manière, de sa préférence, avant de se trouver tout à coup engagé dans un entretien qui pouvait refroidir
Corinne à son égard, si, comme il en était certain, il se montrait embarrassé et froid par embarras. Soit que Corinne s'aperçût de cette disposition d'Oswald, ou qu'une disposition semblable produisît en elle le désir d'animer la conversation pour faire cesser la gêne, elle se hâta de demander à lord Nelvil s'il avait vu quelques-uns des monuments de Rome.
- Non, répondit Oswald. - Qu'avez-vous donc fait hier, reprit Corinne en souriant?
- J'ai passé la journée chez moi, dit Oswald : depuis que je suis à Rome, je n'ai vu que vous, madame, ou je suis resté seul.
Corinne voulut lui parler de sa conduite à Ancone, elle commença par ces mots :
- Hier j'ai appris...., puis elle s'arrêta, et dit : - Je vous parlerai de cela quand il viendra du monde.
Lord Nelvil avait une dignité dans les manières qui intimidait Corinne ; et d'ailleurs elle craignait, en lui rappelant sa noble conduite, de montrer trop d'émotion; il lui semblait qu'elle en aurait moins quand ils ne seraient plus seuls. Oswald fut profondément touché de la réserve de Corinne, et de la franchise avec laquelle elle trahissait, sans y penser, les motifs de cette réserve; mais plus il était troublé, moins il pouvait exprimer ce qu'il éprouvait.
Il se leva donc tout à coup, et s'avança vers la fenêtre ; puis il sentit que Corinne ne pourrait expliquer ce mouvement ; et, plus déconcerté que jamais, il revint à sa place sans rien dire. Corinne avait en conversation plus d'assurance qu'Oswald..."

 

Corinne est encore l'histoire d'une femme malheureuse, et malheureuse pour s'être élevée au-dessus des autres femmes par son intelligence. Poétesse triomphalement fêtée, elle inspire à Oswald une passion qu'elle partage et qui s'exalte au spectacle des beautés artistiques de l`Italie, qu'ils contemplent ensemble. Mais Oswald, choqué dans son puritanisme de sa liberté d'allures, effrayé sans doute aussi de sa supériorité intellectuelle, lui préfère comme épouse Lucile Edgermond, qui se trouve être justement -  c'est le côté romanesque de l'ouvrage - la demi-sœur de Corinne, fille de lord Edgermond et de sa première femme, une Romaine. Et celle-ci mourra du désespoir d'avoir vu s'éloigner le bonheur entrevu. En 1800, Mme de Staël écrivait déjà: "S'il existait une femme séduite par la célébrité de l'esprit, et qui voulut chercher à l'obtenir, combien il serait aisé de l'en détourner, s'il en était temps encore! On lui montrerait à quelle affreuse destinée elle serait prête à se condamner. Examinez l'ordre social, lui dirait-on, et vous verrez bientôt qu'il est tout entier armé contre une femme qui veut s'élever à la hauteur de la réputation des hommes" (De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, 2e partie, chap. IV, Des femmes qui cultivent les lettres).

 

Une confidence de Miss Edgermond

"N’exigez point que je vous raconte comment deux hommes, dont la passion pour moi n’a que trop éclaté, ont occupé successivement ma vie, avant de vous connaître : il faudrait faire violence à ma conviction intime, pour me persuader maintenant qu’un autre que vous a pu m’intéresser, et j’en éprouve autant de repentir que de douleur  Je vous dirai seulement ce que vous avez appris déjà par mes amis, c’est que mon existence indépendante me plaisait tellement, qu’après de longues irrésolutions et de pénibles scènes, j’ai rompu deux fois des liens que le besoin d’aimer m’avait fait contracter, et que je n’ai pu me résoudre à rendre irrévocables.

Un grand seigneur allemand voulait, en m’épousant, m’emmener dans son pays, où son rang et sa fortune le fixaient. Un prince italien m’offrait à Rome même l’existence la plus brillante. Le premier sut me plaire en m’inspirant la plus haute estime; mais je m’aperçus, avec le temps, qu’il avait peu de ressources dans l’esprit. Quand nous étions seuls, il fallait que je me donnasse beaucoup de peine pour soutenir la conversation, et pour lui cacher avec soin ce qui lui manquait. Je n’osais, en causant avec lui, me montrer ce que je puis être, de peur de le mettre mal à l’aise; je prévis que son sentiment pour moi diminuerait nécessairement le jour où je cesserais de le ménager, et néanmoins il est difficile de conserver de l’enthousiasme pour ceux que l’on ménage. Les égards d’une femme pour une infériorité quelconque, dans un homme, supposent toujours qu’elle ressent pour lui plus de pitié que d’amour, et le genre de calcul et de réflexion que ces égards demandent, flétrit la nature céleste d’un sentiment involontaire.

Le prince italien était plein de grâce et de fécondité dans l’esprit. Il voulait s’établir à Rome, partageait tous mes goûts, aimait mon genre de vie; mais je remarquai, dans une occasion importante, qu’il manquait d’énergie dans l'âme, et que, dans les circonstances difficiles de la vie, ce serait moi qui me verrais obligée de le soutenir et de le fortifier : alors tout fut dit pour l’amour; car les femmes ont besoin d’appui, et rien ne les refroidit comme la nécessité d’en donner. Je fus donc deux fois détrompée de mes sentiments, non par des malheurs ni par des fautes, mais par l’esprit observateur qui me découvrit ce que l’imagination m’avait caché."

 

De l’Allemagne (Germaine de Staël, 1810)
C'est l'ouvrage qui exerça une influence considérable en faisant connaître en France la pensée et la littérature allemandes (notamment Goethe, Schiller, mais aussi l'idéalisme de Kant) et en appelant la littérature française à se renouveler, à sortir des limites trop strictes d'un classicisme que s'efforcera de maintenir, par ailleurs, l'empire napoléonien. Il ne s'agit pas tant d'imiter servilement l'Allemagne, mais de puiser, comme elle, dans la nature, la mémoire collective nationale et les richesses de la sensibilité ("la véritable force d'un pays, c'est son caractère naturel").

« Le nom de romantique a été introduit nouvellement en Allemagne, pour désigner la poésie dont les chants des troubadours ont été l'origine, celle qui est née de la chevalerie et du christianisme. Si l'on n'admet pas que le paganisme et le christianisme, le Nord et le Midi, l'Antiquité et le Moyen Age, la chevalerie et les institutions grecques et romaines, se sont partagé l'empire de la littérature, l'on ne parviendra jamais à juger sous un point de vue philosophique le goût antique et le goût moderne.
On prend parfois le mot classique comme synonyme de perfection. Je m'en sers ici dans une autre acception, en considérant la poésie classique comme celle des anciens, et la poésie romantique comme celle qui tient de quelque manière aux traditions chevaleresques. Cette division se rapporte également aux deux ères du monde : celle qui a précédé l'établissement du christianisme, et celle qui l'a suivi.[...]
La littérature des Anciens est chez les modernes une littérature transplantée : la littérature romantique ou chevaleresque est chez nous indigène, et c'est notre religion et nos institutions qui l'ont fait éclore. Les écrivains imitateurs des anciens se sont soumis aux règles du goût les plus sévères; car, ne pouvant consulter ni leur propre nature, ni leurs propres souvenirs, il a fallu qu'ils se conformassent aux lois d'après lesquelles les chefs-d'œuvre des anciens peuvent être adaptés à notre goût, bien que toutes les circonstances politiques et religieuses qui ont donné le jour à ces chefs-d'œuvre soient changées. Mais ces poésies d'après l'antique, quelque parfaites qu'elles soient, sont rarement populaires, parce qu'elles ne tiennent, dans le temps actuel, à rien de national. [...].
Nos poètes français sont admirés par tout ce qu'il y a d'esprits cultivés chez nous et dans le reste de l'Europe; mais ils sont tout à fait inconnus aux gens du peuple et aux bourgeois même des villes, parce que les arts en France ne sont pas, comme ailleurs, natifs, du pays même où leurs beautés se développent. [...].
La littérature romantique est la seule qui soit susceptible encore d'être perfectionnée, parce qu'ayant ses racines dans notre propre sol, elle est la seule qui puisse croître et se vivifier de nouveau : elle exprime notre religion; elle rappelle notre histoire; son origine est ancienne, mais non antique.
La poésie classique doit passer par les souvenirs du paganisme pour arriver jusqu'à nous : la poésie des Germains est l'ère chrétienne des beaux-arts : elle se sert de nos impressions personnelles pour nous émouvoir : le génie qui l'inspire s'adresse immédiatement à notre cœur, et semble évoquer notre vie elle-même comme un fantôme, le plus puissant et le plus terrible de tous." (De l'Allemagne, IIème partie, ch. XI).

 

Entre la Révolution française et la Restauration, le Château de Coppet, construit en 1257 par Pierre de Savoie près de Nyon et du lac Léman dans le canton de Vaud (Suisse), fut acquis par Jacques Necker en 1784 et devint un centre intellectuel majeur en Europe: exilée par Napoléon, Madame de Staël (Germaine Necker) y accueillera Benjamin Constant, Charles-Victor de Bonstetten, Auguste Guillaume Schlegel et autres penseurs, poètes ou princes...

 


Benjamin Constant (1767-1830)
Mme de Staël a dressé un portrait bien connu de Benjamin Constant dans "Corinne" (1807) sous les traits de son personnage, Oswald, portrait jugé représentatif de cette toute première génération romantique : derrière cet esprit caustique et distant qui sait briller dans les salons et ce personnage de séducteur qui brise le destin de femmes remarquables, le héros romantique fait preuve d'une véritable inaptitude au bonheur et d'un désintérêt profond pour toutes choses.
"À vingt-cinq ans, il était découragé de la vie ; son esprit jugeait tout d'avance, et sa sensibilité blessée ne goûtait plus les illusions du cœur. Personne ne se montrait plus que lui complaisant et dévoué pour ses amis, quand il pouvait leur rendre service ; mais rien ne lui causait un sentiment de plaisir, pas même le bien qu'il faisait : il sacrifiait sans cesse et facilement ses goûts à ceux d'autrui ; mais on ne pouvait expliquer par la générosité seule cette abnégation absolue de tout égoïsme, et l'on devait souvent l'attribuer au genre de tristesse qui ne lui permettait plus de s'intéresser à son propre sort. Les indifférents jouissaient de ce caractère, et le trouvaient plein de grâces et de charmes ; mais quand on l'aimait, on sentait qu'il s'occupait du bonheur des autres comme un homme qui n'en espérait pas lui-même, et l'on était presque affligé de ce bonheur qu'il donnait sans qu'on pût le lui rendre."

 

Né à Lausanne, européen par culture et dandy invétéré qui courut de femmes en femmes, de duels en duels, étudiant en Angleterre et en Allemagne, exilé pendant l'Empire, Benjamin Henri Constant de Rebecque, dit Benjamin Constant, vit dans le dédoublement permanent,  s'occupant de lui-même en se désintéressant de lui-même, a-t-on dit : ses deux grands romans, "Adolphe" et "Cécile", emprunte à sa liaison orageuse avec Madame de Staël, de 1794 à 1808, mais aussi à ses innombrables conquêtes telles que Charlotte de Mahrenholz, née Hardenberg (1769-1845), Madame de Staël, Julie Talma (1756-1815), Anna-Suzanne O’Dwyer, devenue Lindsay (1764-1820)...

Romancier explorant les subtilités de l’analyse psychologique, dépeignant "ce mélange d’égoïsme et de sensibilité qui se combinait en lui pour son malheur et celui des autres", d'un pessimisme foncier, il est pourtant connu comme homme d'Etat, tour à tour jacobin, républicain, partisan du coup d'État du 18 Brumaire lorsqu'il est membre du Tribunat, puis anti bonapartiste, figure incontournable du libéralisme sous la Restauration après s'être rapproché des Bourbons. "Peut-être ai-je le malheur, écrit-il à Mme de Charrière dès 1791, de sentir trop ce que tant d'écrivains ont répété, en agissant comme s'ils n'en croyaient rien, que toutes nos poursuites, tous nos efforts, tout ce que nous tentons, faisons, changeons, ne sont que des jeux de quelques moments et ne peuvent mener qu'à un anéantissement très prochain, que par conséquent nous n'avons pas plus de motif pour acquérir de la gloire, pour conquérir un empire ou pour faire un bon livre que nous n'en avons pour faire une promenade ou une partie de whist, que le temps indépendant de nous va d'un pas égal et nous entraîne également, soit que nous dormions ou veillions, agissions ou nous tenions dans une inaction totale. Cette vérité triviale et toujours oubliée est toujours présente à mon esprit, et me rend presque insensible à tout."

On date de 1807-1808 le tournant qui voit Constant abandonner son esprit de détachement, se tourner vers un certain quiétisme et rejoindre un Chateaubriand ou un Senancour, voire au-delà lorsqu'il écrit que l'homme "se trouve seul sur une terre qui doit l'engloutir. Sur cette terre les générations se suivent, passagères, fortuites, isolées ; elles paraissent, elles souffrent, elles meurent ; nul lien n'existe entre elles. Aucune voix ne se prolonge des races qui ne sont plus aux races vivantes, et la voix des races vivantes doit s'abîmer bientôt dans le même silence éternel. Que fera l'homme sans souvenir, sans espoir, entre le passé qui l'abandonne et l'avenir fermé devant lui ?" (De la religion considérée dans sa source, ses formes et son développement, 1824-1830). La solution serait-elle "durant cette vie d'un jour, durant cette apparition bizarre, sans passé comme sans avenir, et tellement courte qu'elle paraît à peine réelle, c'était de profiter de chaque moment" (De l'esprit de conquête et d'usurpation, 1814)?

Dans les années 1810-1812, Constant débute la rédaction du récit de sa vie (Le "Cahier rouge") et semble tourner définitivement une page de sa vie et de ses tourments. Son célèbre discours de 1819,  "De la Liberté des Anciens comparée à celle des Modernes", devient l'un des textes canoniques de la tradition libérale.

 

Adolphe, anecdote trouvée dans les papiers d'un inconnu (Benjamin Constant, 1816)
Récit cruel et pessimiste, "Adolphe" est reconnu, au même titre que "Les souffrances du jeune Werther" (1774) de Goethe, comme un chef-d’œuvre des romantismes et répond quelque part à sa manière au "René" de Chateaubriand. L'ouvrage ne s'imposera toutefois qu'après 1880.

"... J'aurais voulu m'asseoir à côté d'Ellénore, mais le maître de la maison l'avait autrement décidé : je fus placé à peu près vis-à-vis d'elle. Au commencement du souper, elle était rêveuse. Quand on lui adressait la parole, elle répondait avec douceur ; mais elle retombait bientôt dans la distraction. Une de ses amies, frappée de son silence et de son abattement, lui demanda si elle était malade. « Je n'ai pas été bien dans ces derniers temps, répondit-elle, et même à présent je suis fort ébranlée ».
J'aspirais à produire dans l'esprit d'Ellénore une impression agréable ; je voulais, en me montrant aimable et spirituel, la disposer en ma faveur, et la préparer à l'entrevue qu'elle m'avait accordée. J'essayai donc de mille manières de fixer son attention. Je ramenai la conversation sur des sujets que je savais l'intéresser ; nos voisins s'y mêlèrent : j'étais inspiré par sa présence ; je parvins à me faire écouter d'elle, je la vis bientôt sourire : j'en ressentis une telle joie, mes regards exprimèrent tant de reconnaissance, qu'elle ne put s'empêcher d'en être touchée. Sa tristesse et sa distraction se dissipèrent : elle ne résista plus au charme secret que répandait dans son âme la vue du bonheur que je lui devais ; et quand nous sortîmes de table, nos coeurs étaient d'intelligence comme si nous n'avions jamais été séparés.
« Vous voyez, lui dis-je, en lui donnant la main pour rentrer dans le salon, que vous disposez de toute mon existence ; que vous ai-je fait pour que vous trouviez du plaisir à la tourmenter ? »

Adolphe va séduire par désoeuvrement Elléonore. Pris au jeu, ne sachant ni rompre ni vraiment aimer, il a l'impression de perdre sa vie. Elléonore, convaincue qu'elle est abusée et trahie, se laisse mourir sans que son amant ne sache la sauver. Il se retrouve libre mais à jamais désemparé. 

".. C'était une de ces journées d'hiver où le soleil semble éclairer tristement la campagne grisâtre, comme s'il regardait en pitié la terre qu'il a cessé de réchauffer. Ellénore me proposa de sortir.
« Il fait bien froid, lui dis-je. – N'importe, je voudrais me promener avec vous». Elle prit mon bras ; nous marchâmes longtemps sans rien dire ; elle avançait avec peine, et se penchait sur moi presque tout entière.
« Arrêtons-nous un instant. – Non, me répondit-elle, j'ai du plaisir à me sentir encore soutenue par vous ». Nous retombâmes dans le silence. Le ciel était serein ; mais les arbres étaient sans feuilles ; aucun souffle n'agitait l'air, aucun oiseau ne le traversait : tout était immobile, et le seul bruit qui se fît entendre était celui de l'herbe glacée qui se brisait sous nos pas. « Comme tout est calme, me dit Ellénore ; comme la nature se résigne ! Le coeur aussi ne doit-il pas apprendre à se résigner ? »
Elle s'assit sur une pierre ; tout à coup elle se mit à genoux, et, baissant la tête, elle l'appuya sur ses deux mains. J'entendis quelques mots prononces à voix basse. Je m'aperçus qu'elle priait. Se relevant enfin : « Rentrons, dit-elle, le froid m'a saisie. J'ai peur de me trouver mal. Ne me dites rien ; je ne suis pas en état de vous entendre. »
À dater de ce jour, je vis Ellénore s'affaiblir et dépérir..."


Etienne de Senancour (1770-1846)
Etienne Pivert de Sénancour fut un homme solitaire, retiré à Senlis,  vivant de ses lectures et de quelques petits travaux de librairie ou de préceptorat. Parmi ses nombreux livres et essais, tous publiés dans une indifférence absolue, tels que "Aldomen ou le Bonheur dans l'obscurité" (1795), "Rêveries sur la nature primitive de l'homme" (1799-1833), "Oberman" s'imposa en 1804 comme le bréviaire de toute la génération romantique de 1830 (Balzac, Michelet..) avec le concours de Sainte-Beuve et de George Sand qui préfacèrent l'ouvrage en 1833. A 60 ans donc, ses oeuvres sont rééditées et il publie un dernier roman, "Isabelle" (1833).

Préface de George Sand  - "... A voir la mélancolie profonde de leur démarche, on croirait qu'Oberman et René vont suivre la même voie et s'enfoncer dans les mêmes solitudes pour y vivre calmes et repliés sur eux-mêmes. Il n'en sera pas ainsi. Une immense différence établit l'individualité complète de ces deux solennelles figures. René signifie le génie sans volonté ; Obermann signifie l'élévation morale sans génie, la sensibilité maladive monstrueusement isolée en l'absence d'une volonté avide d'action. René dit : Si je pouvais vouloir, je pourrais faire; Obermann dit : A quoi bon vouloir? je ne pourrais pas.
En voyant passer René si triste, mais si beau, si découragé, mais si puissant encore, la foule a dû s'arrêter, frappée de surprise et do respect. Cette noble misère, cette volontaire indolence, cette inappétence affectée plutôt que sentie, cette plainte éloquente et magnifique du génie qui s'irrite et se débat dans ses langes, ont pu exciter le sentiment d'une présomptueuse fraternité chez une génération inquiète et jeune. Toutes les existences manquées , toutes les supériorités avortées se sont redressées fièrement, parce qu'elles se sont crues représentées dans cette poétique création. L'incertitude, la fermentation do René en face de la vie qui commence , ont presque consolé de leur impuissance les hommes déjà brisés sur le seuil. Ils ont oublié que René n'avait fait qu'hésiter à vivre, mais que des cendres de l'ami de Chactas, enterré aux rives du Meschacébé, était né l'orateur et le poëte qui a grandi parmi nous.
Atteint, mais non pas saignant de son mal, Oberman marchait par des chemins plus sombres vers des lieux plus arides. Son voyage fut moins long, moins effrayant en apparence ; mais René revint de l'exil, et la trace d'Obermann fut effacée et perdue.
Il est impossible de comparer Oberman à des types de souffrance tels que Faust, Manfred , Childe-Harold , Conrad et Lara. Ces variétés de douleur signifient, dans Goethe, le vertige de l'ambition intellectuelle ; et dans Byron, successivement , d'abord un vertige pareil (Manfred) ; puis la satiété de la débauche (Childe-Harold) ; puis le dégoût de la vie sociale et le besoin de l'activité matérielle (Conrad); puis, enfin, la tristesse du remords dans une grande âme qui a pu espérer un instant trouver dans le crime un développement sublime de la force, et qui, rentrée en elle-même, se demande si elle ne s'est pas misérablement trompée (Lara).
Obermann, au contraire, c'est la rêverie dans l'impuissance , la perpétuité du désir ébauché. Une pareille donnée psychologique ne peut être confondue avec aucune autre. C'est une douleur très-spéciale, peu éclatante, assez difficile à observer, mais curieuse, et qui ne pouvait être poétisée que par un homme en qui le souvenir vivant de ses épreuves personnelles nourrissait le feu de l'inspiration. C'est un chant triste et incessant sur lui-même, sur sa grandeur invisible , irrévélable, sur sa perpétuelle oisiveté. C'est une mâle poitrine avec de faibles bras ; c'est une âme ascétique avec un doute rongeur qui trahit sa faiblesse, au lieu de marquer son audace. C'est un philosophe à qui la force a manqué de peu pour devenir un saint. Werther est le captif qui doit mourir étouffé dans sa cage; René, l'aigle blessé qui reprendra son vol ; Obermann est cet oiseau des récifs à qui la nature a refusé des ailes, et qui exhale sa plainte calme et mélancolique sur les grèves d'où partent les navires et où reviennent les débris.
Chez Obermann, la sensibilité seule est active, l'intelligence est paresseuse ou insuffisante. S'il cherche la vérité, il la cherche mal, il la trouve péniblement, il la possède a travers un voile. C'est un rêveur patient qui se laisse souvent distraire par des influences puériles, mais que la conscience de son mal ramène à des larmes vraies, profondes, saisissantes. C'est un ergoteur voltairien qu'un poétique sentiment de la nature rappelle à la tranquille majesté de l'élégie. Si les beautés descriptives et lyriques de son poème sont souvent troublées par l'intervention de la discussion philosophique ou de l'ironie mondaine, la gravité naturelle à son caractère, le recueillement auguste de ses pensées les plus habituelles lui inspirent bientôt des hymnes nouveaux , dont rien n'égale la beauté austère et la sauvage grandeur. .."

Oberman (Senancour, 1804)
Travail d'introspection d'un jeune homme de 20 ans qui évoque au long d'une centaine de lettres neuf ans de sa vie, le roman offre la méditation non pas d'un coeur en proie à quelques peines ou déceptions, mais d'une âme soumise sans concession au tourments de la pensée elle-même, au désordre de l'ennui: "dès longtemps, la vie me fatigue et elle me fatigue tous les jours davantage." Il ne tente pas de lutter contre ce poids d'illusions sans bornes qui font sur lui, mais tout au contraire se laisse envahir par une nouvelle sensibilité exacerbée qui lui ouvre la beauté des paysages qui l'environne, le fracas des torrents, les "accents d'une langue primitive" : et retrouve ainsi dans la solitude de cette expérience comme les échos d'une harmonie perdue,  comme une substance "altérable mais indestructible" à laquelle l'homme semble appartenir par essence. 

".. Je vous ai dit pourquoi je n'ai pas fait ce qu'on voulait; il faut vous dire pourquoi je n'ai pas fait autre chose. J'examinais si je rejetterais absolument le parti que l'on voulait me faire prendre; cela m'a conduit à examiner quel autre je prendrais, et à quelle détermination je m'arrêterais. Il fallait choisir, il fallait commencer, pour la vie peut-être, ce que tant de gens , qui n'ont en eux aucune autre chose, appellent un état. Je n'en trouvai point qui ne fût étranger à ma nature , ou contraire à ma pensée. J'interrogeai mon être, je considérai rapidement tout ce qui m'entourait; je demandai aux hommes s'ils sentaient comme moi ; je demandai aux choses si elles étaient selon mes penchants, et je vis qu'il n'y avait d'accord ni entre moi et la société, ni entre mes besoins et les choses qu'elle a faites. Je m'arrêtai avec effroi, sentant que j'allais livrer ma vie à des ennuis intolérables, à des dégoûts sans terme comme sans objet. J'offris successivement à mon coeur ce que les hommes cherchent dans les divers états qu'ils embrassent. Je voulus même embellir, par le prestige de l'imagination , ces objets multipliés qu'ils proposent à leurs passions, et la fin chimérique à laquelle ils consacrent leurs années. Je le voulais, je ne le pus pas. Pourquoi la terre est-elle ainsi désenchantée à mes yeux? Je ne connais point la satiété, je trouve partout le vide.
Dans ce jour, le premier où je sentis le néant qui m'environne, dans ce jour qui a changé ma vie , si les pages de ma destinée se fussent trouvées entre mes mains pour être déroulées ou fermées à jamais, avec quelle indifférence j'eusse abandonné la vaine succession de ces heures si longues et si fugitives, que tant d'amertumes flétrissent, et que nulle véritable joie ne consolera! Vous le savez, j'ai le malheur de ne pouvoir être jeune : les longs ennuis de mes premiers ans ont apparemment détruit la séduction. Les dehors fleuris ne m'en imposent pas : mes yeux demi-fermés ne sont jamais éblouis; trop fixes, ils ne sont point surpris.
Ce jour d'irrésolution fut du moins un jour de lumière : il me fit reconnaître en moi ce que je n'y voyais pas distinctement. Dans la plus grande anxiété où j'eusse jamais été, j'ai joui pour la première fois de la conscience de mon être. Poursuivi jusque dans le triste repos de mon apathie habituelle, forcé d'être quelque chose , je fus enfin moi-même ; et dans ces agitations jusque alors inconnues je trouvai une énergie, d'abord contrainte et pénible , mais dont la plénitude fut une sorte de repos que je n'avais pas encore éprouvé. Celle situation douce et inattendue amena la réflexion qui me détermina. Je crus voir la raison do ce qu'on observe tous les jours, que les différences positives du sort ne sont pas les causes principales du bonheur ou du malheur des hommes.
Je me dis : La vie réelle de l'homme est en lui-même ; celle qu'il reçoit du dehors n'est qu'accidentelle et subordonnée. Les choses agissent sur lui bien plus encore selon la situation où elles le trouvent que selon leur propre nature. Dans le cours d'une vie entière, perpétuellement modifié par elles, il peut devenir leur ouvrage; mais, dans cette succession toujours mobile, lui seul subsiste, quoique altéré, tandis que les objets extérieurs relatifs à lui changent entièrement ; il en résulte que chacune de leurs impressions sur lui dépend bien plus, pour son bonheur ou son malheur, de l'état où elle le trouve, que de la sensation qu'elle lui apporte et du changement présent qu'elle fait en lui. Ainsi, dans chaque moment particulier de sa vie, ce qui importe surtout à l'homme , c'est d'être ce qu'il doit être. Les dispositions favorables des choses viendront ensuite; c'est une utilité du second ordre pour chacuu des moments présents. Mais la suite de ces impulsions devenant, par leur ensemble, le vrai principe des mobiles intérieurs de l'homme, si chacune de ces impressions est. à peu près indifférente , leur totalité fait pourtant notre destinée. Tout nous importerait-il également dans ce cercle de rapports et de résultats mutuels ? L'homme dont la liberté absolue est si incertaine, et la liberté apparente si limitée, serait-il contraint à un choix perpétuel qui demanderait une volonté constante, toujours libre et puissante ? Tandis qu'il ne peut diriger que si peu d'événements, et qu'il ne saurait régler la plupart de ses affections, lui importe-t-il, pour la paix de sa vie, de tout prévoir, de tout conduire , de tout déterminer dans une sollicitude qui, même avec des succès non interrompus, ferait encore le tourment de cette même vie? .."

Le "romantisme" jaillit dans cette prise de conscience soudaine où se donne avec une brutale évidence l'antagonisme de la nature et de la raison, de l'aspiration à la plénitude et de l'accablement de l'éternel recommencement. Oberman perçoit la trace dans de fugitives sensations d'un univers équilibré et harmonieux retrouvé.

« Lorsque les frimas s'éloignent, je m'en aperçois à peine ; le printemps passe, et ne m'a pas attaché ; l'été passe, je ne le regrette point. Mais je me plais à marcher sur les feuilles tombées, aux derniers beaux jours, dans la forêt dépouillée. D'où vient à l'homme la plus durable des jouissances de son cœur, cette volupté de la mélancolie, ce charme plein de secrets, qui le fait vivre de ses douleurs et s'aimer encore dans le sentiment de sa ruine ? Je m'attache à la saison heureuse qui bientôt ne sera plus : un intérêt tardif, un plaisir qui paraît contradictoire m'amène à elle alors qu'elle va finir. Une même loi morale me rend pénible l'idée de la destruction, et m'en fait aimer ici le sentiment dans ce qui doit cesser avant moi. Il est naturel que nous jouissions mieux de l'existence périssable, lorsqu'avertis de toute sa fragilité nous la sentons néanmoins durer en nous. Quand la mort nous sépare de tout, tout reste pourtant ; tout subsiste sans nous. Mais, à la chute des feuilles, la végétation s'arrête, elle meurt ; nous, nous restons pour des générations nouvelles, et l'automne est délicieuse parce que le printemps doit venir encore pour nous. Le printemps est plus beau dans la nature ; mais l'homme a tellement fait que l'automne est plus douce. La verdure qui naît, l'oiseau qui chante, la fleur qui s'ouvre ; et ce feu qui revient affermir la vie, ces ombrages qui protègent d'obscurs asiles ; et ces herbes fécondes, ces fruits sans culture, ces nuits faciles qui permettent l'indépendance ! Saison du bonheur ! je vous redoute trop dans mon ardente inquiétude. Je trouve plus de repos vers le soir de l'année, et la saison où tout paraît finir est la seule où je dorme en paix sur la terre de l'homme. »

 

"La vallée d'Oberman", Franz Liszt (1855) - Le compositeur Franz Liszt (1811-1886) rencontre Marie d’Agoult en 1833 lors d’un concert dans un salon de la noblesse parisienne, la comtesse a alors vingt-huit ans, le compositeur six de moins, ils décident tous deux pour vivre leur passion "scandaleuse" de fuir la France pour Genève. La Suisse, l’Italie et Rome constitueront les principales étapes d'un périple emblématique de la sensibilité romantisme, tous deux partageront passions, émotions de la nature et sources d'inspiration littéraire : « Ayant parcouru en ces derniers temps bien des pays nouveaux, bien des sites divers, bien des lieux consacrés par l’histoire et la poésie ayant senti que les aspects variés de la nature et les scènes qui s’y rattachaient ne passaient pas devant mes yeux comme de vaines images, mais qu’elles remuaient dans mon âme des émotions profondes : qu’il s’établissait entre elles et moi une relation vague mais immédiate, j’ai essayé de rendre en musique quelques-unes de mes sensations les plus fortes, de mes plus vives perceptions… ». Les pièces qui composent les «Années de pèlerinage», un cycle de trois années évoquant la Suisse puis l'Italie, hanteront Liszt jusqu'au soir de sa vie. L'année relative à la Suisse comporte notamment une pièce, "la vallée d'Oberman", inspirée du roman épistolaire de Senancour, Obermannn et d'une ode de Byron, Le Pèlerinage de Childe Harold d'une grande profondeur poétique...