Dino Buzzati (1906-1972), "Il deserto del Tartari" (Le Désert des Tartares, 1940) - Elio Vittorini (1908-1966), "Conversazione in Sicilia" (1941) - Brancati Vitaliano (1907-1954), "Don Giovanni in Sicilia" (1942) - Cesare Pavese (1908-1950), "Le Bel Été" (La bella estate, 1941) - ...
Last Update: 11/11/2016


Italo Calvino, dans la préface de son premier roman, "Le Chemin des nids d'araignée" (Il sentiero dei nidi di ragno, 1964) explique que le néoréalisme n'est pas une école, mais un "ensemble de voix" parlant une Italie multiple, silencieuse jusque-là ("non fu una scuola, ma un insieme di voci, in gran parte periferiche, una molteplice scoperta delle diverse Italie, specialmente delle Italie fino allora più sconosciute dalla letteratura"). Et c'est au lendemain de la guerre, guerre civile et guerre mondiale, que tout un chacun entend "faire entendre son existence" ("L'essere usciti da un'esperienza - guerra, guerra civile - che non aveva risparmiato nessuno, stabiliva un'immediatezza di comunicazione tra lo scrittore e il suo pubblico: si era faccia a faccia, alla pari, carichi di storie da raccontare, ognuno aveva la sua, ognuno aveva vissuto vite irregolari drammatiche avventurose, ci si strappava le parole di bocca").


C'est un bien mystérieux roman que publie Dino Buzzati alors qu'éclate la Seconde Guerre mondiale, autant mystérieux qu'inquiétant. Les soldats d'une garnison attendent d'un jour à l'autre l'attaque de l'ennemi tartare, qui doit provenir du Nord. La forteresse où se déroule l'action appartient a un passé vague. Située au pied de rudes montagnes inaccessibles, au bord d'un désert caillouteux, elle est suspendue entre rêve et réalité. Les soldats se préparent constamment à cette attaque même si nul ne sait quand et comment elle aura lieu. Personne non plus ne connaît réellement l'ennemi. C'est le destin qui guide ces vies, dont celle du lieutenant Drogio qui se trouve là contre son gré, après un voyage épuisant assombri par l'énigmatique forteresse et par la dureté menaçante du paysage. Dans l'atmosphère surréaliste de la garnison, la vie est régie par une stricte routine militaire. Des sentinelles patrouillent on ne sait quoi pour défendre la forteresse d'on ne sait qui. Les manoeuvres militaires sont dépourvues de tout sens apparent, tandis que la vie irréelle des soldats est dominée par une attente absurde. Mais "chacun doit remplir son devoir", peu importe sa consistance ou son absence de consistance... ... Si le message est simple, convenons que le roman imprègne néanmoins notre imagination, ne serait-ce que parce qu'au fond  l’auteur a façonné une histoire fantôme hantée par les esprits les plus troublants de tous, nos propres attentes...

C'est aussi en 1941-1942, que la censure arrête le second tirage de "Conversation en Sicile" d'Elio Vittorini, un roman qui témoignait du désespoir opposé par le Mezzogiorno à une oppression multiforme, un Vittorini qui avait publié ses premiers récits dans la page littéraire des journaux en 1927, deux ans après la promulgation des lois fascistes sur la presse. Quant à Brancati Vitaliano, après un bref élan sentimental pour l'idéologie fasciste, il devint un des intellectuels les virulent dans sa critique systématique du régime et il choisira de mettre en scène la petite et la moyenne bourgeoisie méridionale comme modèles où se retrouvent justement les racines du comportement fasciste. Enfin Cesare Pavese, qui avait connu une première crise psychologique et artistique dans les années 1935-1936, en vint à se retirer définitivement après les vingt mois de désastres qui suivirent l'armistice  du 8 septembre 1943 ... 


Dino Buzzati (1906-1972)

Dino Buzzati est l’un des conteurs les plus séduisants du XXe siècle : ses fictions sont un croisement entre Kafka et les frères Grimm, des fables et des fantasmes anxieux, enchanteurs, étranges, et notamment par leur matière-de-factualité (l’auteur a passé sa vie à écrire au Corriere della Sera, le principal journal de Milan). Dans un de ses contes, un ascenseur descend, descend, descend, ne s’écrase pas, ne s’arrête pas; dans un autre, les poches d’une veste se remplissent miraculeusement — et malicieusement — de l’argent des autres; dans un troisième, un immense poing apparaît dans le ciel un matin (« C’était Dieu, et la fin du monde »)... 

Ecrivain, journaliste et, accessoirement, peintre, né à Belluno, dans le Frioul, l'une des régions les plus secrètes de l'Italie du Nord avec ses montagnes abruptes et une certaine autonomie de l'idiome et des sentiments -, l'histoire de Dino Buzzati est double. 

Pour le public italien, il est dès l'abord un journaliste, entré de bonne heure au Corriere della Sera, le plus grand quotidien de la péninsule, débutant par une rubrique des faits divers les plus variés pour se signaler par des reportages de plus en lus et marqués par l`ange du bizarre, auxquels il demeurera fidèle jusqu'à la fin de sa vie - le goût du baroque et d'un certain fantastique le portera à décrire le métro de Milan en construction, tout en y poursuivant le diable, ou encore à raconter par le menu une visite de l'intérieur du corps humain... 

Mais il est aussi l'un des maillons atypiques de cette chaîne d'auteurs et d'artistes qui contribue à ce que l'on nomme de part  le monde le "réalisme magique", le versant italien est est composé d'écrivains tels que Alberto Savinio (1891-1952), Massimo Bontempelli (1878-1960) ou Tommaso Landolfi (1908-1979), ici les faits-divers du quotidien basculent dans l'étrange, l'imprévu, l'humour noir, les effets de surprise nous induisent sans cesse à méditer sur l'inquiétude existentielle, la peur du vide, la démesure du temps ...

Deux récits marquent ces débuts, "Burnabo des montagnes" (1933) et "Le Secret du bosco Vecchio" (Il segreto del Bosco Vecchio, 1935), dans lesquels Buzzati se révèle d'ores et déjà tel qu`en lui-même, dans sa personnalité dolomitique. On aura par la suite souvent tendance à rapprocher Buzzati de Kafka, mais si le monde de l'écrivain Tchèque est clos, celui de Buzzati est un monde de hauteurs, de mirages, d'attente perpétuelle d'une communication. L'impression d'un malaise ambiant ou le déni de tout espoir se retrouve certes dans son chef-d'œuvre, "Le Désert des Tartares" (1940) : épopée d'une attente chimérique, où se reflète la stagnation des garnisons libyennes que Buzzati avait connues par ses reportages, mais aussi la vaine et interminable extase de quelque autre Barnabo des montagnes... C`est à partir de ce livre que Buzzati, désormais assuré de ses moyens (un style net, le baroque naissant non des fioritures mais de la luxuriance de l'inventivité), que l'auteur se livre totalement, au vent de la fantaisie, mais sous le signe d'une angoisse constante : ce sera la suite de ses contes, qui va des "Set Messagers" (Settemessaggeri, 1941), à l' "Ecroulement de la Baliverna" (1954), des "Sessanta raconti" (1958) à "L'image de pierre", et aux nouvelles en gestation publiées sous le titre "En ce moment précis" (1963), le "K" (1966), les "Nuits difficiles" (1971)...

 

"Il deserto del Tartari" (Le Désert des Tartares, 1940) 

" Ce fut un matin de septembre que Giovanni Drogo, qui venait d’être promu officier, quitta la ville pour se rendre au fort Bastiani, sa première affectation. Il faisait encore nuit quand on le réveilla et qu’il endossa pour la première fois son uniforme de lieutenant. Une fois habillé, il se regarda dans la glace, à la lueur d’une lampe à pétrole, mais sans éprouver la joie qu’il avait espérée. Dans la maison régnait un grand silence, rompu seulement par les petits bruits qui venaient de la chambre voisine, où sa mère était en train de se lever pour lui dire adieu. C’était là le jour qu’il attendait depuis des années, le commencement de sa vraie vie. ..." 

C'est un roman qui fait tourner la plus simple des intrigues dans l’esprit du lecteur comme une présence inhabituellement persistante et interrogative. Un jeune officier militaire, Giovanni Drogo, affecté à un avant-poste éloigné aux confins d’un empire indéfini, passe sa vie sur des remparts surplombant un désert, en attendant l’invasion des légendaires Tartares, une attaque qui fournira tant à lui qu'à ses compagnons un moment de gloire sans équivalent en ce monde. Mais, à travers des années et des décennies d’attente, à investir son espoir dans le moindre scintillement de lumière à l’horizon, à dépenser sa vitalité à suivre les routines rigoureuses et à élaborer des précautions de mot de passe du fort isolé, les Tartares ne viennent jamais. Alors que les amis du soldat à la maison se marient, élèvent des enfants et mènent des vies plus ou moins épanouissantes, l’existence même de Drogo ne semble pouvoir jamais débuter : et la promesse de ses jours sombre dans un suspense implacable mais de plus en plus futile...

 

XI - Quasi due anni dopo Giovanni Drogo dormiva una notte nella sua camera della Fortezza. Ventidue mesi erano passati senza portare niente di nuovo e lui era rimasto fermo ad aspettare, come se la vita dovesse avere per lui una speciale indulgenza. Eppure ventidue mesi sono lunghi e possono succedere molte cose: c'è tempo perché si formino nuove famiglie, nascano bambini e incomincino anche a parlare, perché una grande casa sorga dove prima c'era soltanto prato, perché una bella donna invecchi e nessuno più la desideri, perché una malattia, anche delle più lunghe, si prepari (e intanto l'uomo continua a vivere spensierato), consumi lentamente il corpo, si ritiri per brevi parvenze di guarigione,

riprenda più dal fondo, succhiando le ultime speranze, rimane ancora tempo perché il morto sia sepolto e dimenticato, perché il figlio sia di nuovo capace di ridere e alla sera conduca le ragazze nei viali, inconsapevole, lungo le cancellate del cimitero.

 

XI - Une nuit, presque deux ans plus tard, Giovanni Drogo dormait dans sa chambre du fort. Vingt-deux mois avaient passé sans rien apporter de neuf et il était resté ferme dans son attente, comme si la vie eût dû avoir pour lui une indulgence particulière. Et pourtant, c’est long vingt-deux mois, et bien des choses peuvent arriver : vingt-deux mois suffisent pour fonder de nouvelles familles, pour que naissent des enfants et qu’ils commencent même à parler, pour que s’élève une grande maison là où il n’y avait que de l’herbe, pour qu’une jolie femme vieillisse et ne soit plus désirée par personne, pour qu’une maladie, même l’une des plus longues, se prépare (et, pendant ce temps, l’homme continue de vivre, sans soucis), consume lentement le corps, se retire, laissant croire pendant un temps bref à la guérison, reprenne plus profondément, rognant les derniers espoirs, et il reste encore du temps pour que le mort soit enseveli et oublié, pour que son fils soit de nouveau capable de rire et, le soir, se promène par les avenues avec des jeunes filles ingénues, le long des grilles du cimetière.

 

 L'esistenza di Drogo invece si era come fermata. La stessa giornata, con le identiche cose, si era ripetuta centinaia di volte senza fare un passo innanzi. Il fiume del tempo passava sopra la Fortezza, screpolava le mura, trascinava in basso polvere e frammenti di pietra, limava gli, scalini e le catene, ma su Drogo passava invano; non era ancora riuscito ad agganciarlo nella sua fuga.

 Anche quella notte sarebbe stata uguale a tutte le altre se Drogo non avesse fatto un sogno. Egli era tornato bambino e si trovava di notte al davanzale di una finestra.

 

L’existence de Drogo, au contraire, s’était comme arrêtée. La même journée, avec ses événements identiques, s’était répétée des centaines de fois sans faire un pas en avant. Le fleuve du temps passait sur le fort, lézardait les murs, charriait de la poussière et des fragments de pierre, limait les marches et les chaînes, mais sur Drogo il passait en vain ; il n’avait pas encore réussi à l’entraîner dans sa fuite.

Cette nuit aussi eût été semblable à toutes les autres si Drogo n’avait pas fait un rêve. Il était redevenu enfant et se trouvait, en pleine nuit, devant une fenêtre.

 

Par delà un profond renfoncement de la maison, il voyait la façade d’un somptueux palais illuminé par la lune. Et l’attention de Drogo enfant était attirée tout entière vers une étroite fenêtre haut placée, surmontée par un baldaquin de marbre. La lune, pénétrant par les vitres, allait frapper une table sur laquelle il y avait un tapis, un vase et des statuettes d’ivoire. Et ces quelques objets que l’on pouvait voir donnaient à imaginer que, derrière, dans l’obscurité, s’ouvrait l’intimité d’un vaste salon, le premier d’une interminable série, tous pleins de choses précieuses, et que le palais tout  entier dormait, de ce sommeil absolu et provocant que connaissent les demeures des gens riches et heureux. Quelle joie – pensa Drogo – que de pouvoir vivre dans ces salons, de pouvoir s’y promener pendant des heures, découvrant toujours de nouveaux trésors.

Cependant, entre la fenêtre à laquelle il se penchait et le merveilleux palais – un intervalle d’une vingtaine de mètres – s’étaient mises à flotter des formes fragiles, pareilles peut-être à des fées, qui traînaient derrière elles de longs voiles, que la lune faisait chatoyer.

Dans le sommeil, la présence de semblables créatures, telles qu’il n’en avait jamais vu dans le monde réel, n’étonnait pas Giovanni. Elles ondulaient dans l’air en de lents tourbillons, effleurant avec insistance la jolie fenêtre.

A cause de leur nature même, elles semblaient appartenir logiquement au palais, mais le fait qu’elles ne prêtassent aucune attention à Drogo, ne s’approchant jamais de sa maison, mortifiait celui-ci. Ainsi même les fées fuyaient les enfants ordinaires pour s’occuper seulement des gens fortunés qui, eux, ne les regardaient même pas, mais dormaient, indifférents, sous des baldaquins de soie ?

« Psst… psst…», fit timidement Drogo deux ou trois fois, pour attirer l’attention des fantômes, tout en sachant bien néanmoins, au fond de son cœur, que ce serait inutile. Aucun d’eux, en effet, ne parut entendre, aucun d’eux ne s’approcha, même d’un mètre, de sa fenêtre.

Mais voici qu’une de ces créatures magiques s’accroche au rebord de la fenêtre d’en face, avec une sorte de bras, et frappe discrètement au carreau, comme pour appeler quelqu’un.

Il ne se passa que quelques instants avant qu’une frêle silhouette, oh ! combien petite comparée à la monumentale fenêtre, apparût derrière les vitres, et Drogo reconnut Angustina, lui aussi enfant.

Angustina, d’une pâleur impressionnante, portait un costume de velours, au col de dentelle blanche, et il n’avait pas du tout l’air content de cette sérénade silencieuse.

Drogo pensa que son camarade allait l’inviter, ne fût-ce que par politesse, à jouer avec les fantômes. Mais il n’en fut pas ainsi. Angustina ne sembla pas remarquer son ami et, lorsque Giovanni appela « Angustina ! Angustina ! », il ne tourna même pas les yeux vers lui.  Au lieu de cela, Angustina, d’un geste las, ouvrit la fenêtre et se pencha vers l’esprit accroché au rebord de la fenêtre, comme s’il était très intime avec lui et comme s’il voulait lui dire quelque chose. L’esprit fit un signe et, suivant la direction de ce geste, Drogo tourna les yeux vers une grande place, absolument déserte, qui s’étendait devant les maisons. Sur cette place, à une dizaine de mètres du sol, avançait dans l’air un mince cortège d’autres esprits qui traînaient un petit palanquin. Apparemment de la même essence qu’eux, le petit palanquin était débordant de voiles et de panaches. Angustina, avec sa caractéristique expression d’indifférence et d’ennui, le regardait s’avancer ; il était évident que le petit palanquin lui était destiné.

L’injustice meurtrissait le cœur de Drogo. Pourquoi tout pour Angustina et rien pour lui ? Pour un autre encore, oui, mais justement pour Angustina, toujours si fier et arrogant ! Drogo regarda les autres fenêtres pour voir s’il y avait quelqu’un qui pût éventuellement prendre son parti, mais il ne parvint à découvrir personne.

Finalement, le petit palanquin s’arrêta, se balançant juste devant la fenêtre, et, d’un bond, tous les fantômes se juchèrent autour de lui, formant une palpitante couronne ; ils étaient tous tournés vers Angustina, non plus obséquieux, mais avec une curiosité avide et presque méchante. Abandonné à lui-même, le petit palanquin demeurait en l’air, comme accroché à d’invisibles fils.

D’un coup, toute jalousie abandonna Drogo, car il comprit ce qui était en train de se passer. Il voyait Angustina à la fenêtre, tout droit, les yeux fixés sur le petit palanquin. Oui, les messagers des fées étaient venus à lui, cette nuit-là, mais pour quelle ambassade ! C’était donc à un long voyage que devait servir le petit palanquin, et il ne serait de retour ni avant l’aube, ni la nuit suivante, ni celle d’après, ni jamais. Les salons du palais attendraient en vain leur petit maître, deux mains de femmes refermeraient avec précaution la fenêtre laissée ouverte par le fugitif et toutes les autres fenêtres aussi seraient closes pour abriter dans l’ombre les pleurs et la désolation.

Les fantômes, naguère aimables, n’étaient donc pas venus jouer avec les rayons de lune, ils n’étaient pas sortis, innocentes créatures, de jardins parfumés, mais ils venaient de l’abîme.

 Les autres enfants eussent pleuré, ils eussent appelé leur mère, mais Angustina, lui, n’avait pas peur et conversait placidement avec les esprits, comme pour établir certaines modalités qu’il était nécessaire de préciser. Serrés autour de la fenêtre, semblables à une guirlande d’écume, ils se chevauchaient l’un l’autre, se poussant vers l’enfant, et celui-ci faisait oui de la tête, comme pour dire : bien, bien, tout est parfaitement d’accord. A la fin, l’esprit qui, le premier, avait agrippé l’appui de la fenêtre, peut-être était-ce le chef, fit un petit geste impérieux. Angustina, toujours de son air ennuyé, enjamba l’appui de la fenêtre (il semblait déjà devenu aussi léger que les fantômes) et s’assit dans le petit palanquin, croisant les jambes en grand seigneur. La grappe de fantômes se défit dans un ondoiement de voiles, le véhicule enchanté s’ébranla doucement.

Un cortège se forma, les fantômes firent une évolution semi-circulaire dans le renfoncement des maisons, pour s’élever ensuite dans le ciel, dans la direction de la lune. Pour décrire le demi-cercle, le petit palanquin passa, lui aussi, à quelques mètres de la fenêtre de Drogo, qui, agitant les bras, tenta de crier en un suprême adieu : « Angustina ! Angustina ! »

Son ami mort tourna finalement alors la tête vers Giovanni, le regardant fixement pendant quelques instants, et il sembla à Drogo qu’il lisait dans ses yeux une gravité vraiment excessive chez un enfant aussi petit. Mais le visage d’Angustina s’ouvrait lentement à un sourire de complicité, comme si Drogo et lui pouvaient comprendre bien des choses inconnues aux fantômes ; une ultime envie de plaisanter, la dernière occasion de montrer que lui, Angustina, n’avait besoin de la pitié de personne : « C’est un épisode quelconque, avait-il l’air de dire, il serait vraiment stupide de s’en étonner. »

Emporté par le palanquin, Angustina détacha ses yeux de Drogo et tourna la tête, regardant devant lui, dans la direction du cortège, avec une espèce de curiosité amusée et méfiante. Il avait l’air d’essayer pour la première fois un nouveau jouet auquel il ne tenait pas du tout, mais que, par politesse, il n’avait pu refuser.

Il s’éloigna de la sorte dans la nuit, avec une noblesse presque inhumaine. Il n’eut pas un seul regard pour son palais, ni pour la place qui était en dessous de lui, ni pour les autres maisons, ni pour la ville où il avait vécu. Le cortège avança en serpentant lentement dans le ciel, montant  toujours plus haut, il devint une traînée confuse, puis un minuscule panache de brume, puis il disparut.

La fenêtre était restée ouverte, les rayons de la lune illuminaient encore la table, le vase, les statuettes d’ivoire qui avaient continué de dormir. A l’intérieur de cette maison, étendu sur le lit d’une autre chambre, à la lueur tremblotante des cierges, gisait peut-être un petit corps humain privé de vie, dont le visage ressemblait à celui d’Angustina ; et il devait porter un costume de velours au grand col de dentelle, avoir sur ses lèvres pâles et figées un sourire."

 


Elio Vittorini (1908-1966)
Ecrivain et critique  littéraire, Vittorini a marqué la littérature italienne de l’après-guerre dans nombre de revues et des activités d'éditeur qui l'amenèrent, avec Italo Calvino,  à jouer un grand rôle dans l’essor du roman néoréaliste. L'homme de lettres s'est construit dans l'Italie du fascisme et de la Seconde guerre mondiale : alors que ses premières œuvres sont celle d'un "partisan" prônant une sorte de fascisme "de gauche",  il  évolue au fil de ses expériences, se sentant comme dépossédé de toute espérance devant une oppression politique constante,  la puissance de l'idéologie et la misère ambiante , le poids de la nécessité d'un choix que l'atmosphère politique semble imposer : sa littérature, souvent déconcertante dans ses procédés romanesques, butte aux frontière d'une réalité qui lui échappe, rejetant au bout du compte comme vain tout engagement ou esprit critique, contestant même la possibilité d'un regard lucide sur un monde alors d'une instabilité profonde.
Né à Syracuse d'un père cheminot qu'il suit partout dans ses déplacements, Elio Vittorini passe ainsi son enfance le long d'une voie ferrée, fugue à  dix-sept ans jusqu'en Vénétie, renonce aux études et devient tour à tour ouvrier sur un chantier de construction, puis ouvrier typographe. Il  s’installe  à  Florence  où  il  collabore  aux  principales  revues  littéraires, publie  le  recueil de nouvelles "Piccola borghesia" (Les Petits-bourgeois, 1931), puis son premier roman en feuilleton "L’œillet rouge" (1933),  récit d'une éducation sentimentale à l'époque de la montée du fascisme. Comme Cesare Pavese, il va contribuer à  faire  connaître  en  Italie  la  littérature américaine par ses traductions et éditions, dont en 1941 l’anthologie Americana, interdite par la censure fasciste. C’est en 1941 que paraît son roman le plus célèbre, "Conversation en Sicile". suivi de "Uomini e no, 1945 (Les Hommes et les autres), "Il Sempione strizza l'occhio al Frejus", 1947 (Le Simplon fait un clin d'œil au Fréjus), "Diario in pubblico", 1957 (Journal en public).

 


L'Œillet rouge (Il garofano rosso, 1948)
Ce livre a une histoire. Vittorini était âgé de vingt-quatre ans lorsqu'il commença, en 1933, de l'écrire et il en avait à peine rédigé la moitié que la revue Solaria, de Florence, en entreprenait la publication. Le troisième feuilleton ayant provoqué la saisie de la revue, les suivants ne purent paraître que profondément mutilés par la censure préalable. La publication en revue achevée, Vittorini réécrivit toutes les parties du roman altérées par la censure, en vue de l'édition du roman en volume. Travail de révision double, car, s'il visait à restituer au livre le langage et le ton qui lui étaient propres, il tenait compte aussi, bien entendu, des interdits manifestés par la censure. C'est ce troisième état du manuscrit qui fut soumis à l'examen des autorités de Rome. Des années passèrent, et Vittorini venait d'écrire son œuvre majeure, Conversation en Sicile, et ne se souciait plus de L'œillet rouge, lorsque, en 1938, le manuscrit lui revint accompagné d'une interdiction définitive. II ne devait finalement paraître en volume dans cette troisième version, que l'auteur, alors âgé de quarante ans, se refusa à juste titre à retoucher encore une fois, qu'en 1948. Vittorini le faisait suivre d'une longue postface qui nous livre, outre l'histoire et la critique de ce livre, son art poétique personnel.
Si l'auteur se montre, dans cette postface, relativement sévère pour ce roman de jeunesse, c'est sans doute qu'il pense avoir trouvé avec la prose lyrique et les incantations de Conversation en Sicile son style définitif. L'œillet rouge, à son jugement, ne serait pas un «vrai livre», mais plutôt un «document» et précisément un document sur «l'attirance qu'un mouvement fasciste peut exercer [...] sur les jeunes». Le lecteur d'aujourd'hui peut à l'inverse y trouver, sous la surcharge des différentes techniques d'écriture mises en œuvre (où d'ailleurs se rencontre déjà celle qui régnera sur Conversation), à travers l'exubérance juvénile des épisodes, une passionnante éducation sentimentale et politique, qui tient à la fois du roman d'aventures et du roman de formation (et même du conte initiatique : voir la rencontre du jeune héros avec la «femme de mauvaise vie» Zobeida dans la maison de tolérance). Il s'agit en vérité de l'un de ces livres rares et précieux que certains grands écrivains n'auront pu écrire que dans leur jeune âge, au moment où le génie impersonnel de la jeunesse les guide encore autant ou plus que ce qui était voué à se dégager plus tard en eux comme leur génie propre. " (Editions Gallimard)

 


Conversation en Sicile (Conversazione in Sicilia, 1941)

Le livre le plus célèbre d'Elio Vittorini raconte le voyage initiatique de Silvetro Ferrauto, un typographe de Milan qui entreprend un voyage vers sa Sicile natale.
«- À quelle heure pars-tu ? me demanda ma mère.
La Sicile était devenue immobile et j'en souffrais, je répondis que je voulais arriver à temps pour partir le soir même de Syracuse.
-Tu es contente que je sois venu te voir ? lui demandai-je.
Et elle me dit : "Cela va de soi. Ça fait plaisir de parler avec un de ses fils, au bout de quinze ans..." Un bruissement d'eau qui débordait l'amena de nouveau vers le fourneau, vers tous les objets de sa solitude. Elle continua : "Les années vont et viennent, les enfants vont et viennent...».

 


Les hommes et les autres (Uomini e no, 1947)
«Je pourrais découvrir comment il y a, dans les plus délicats rapports entre les hommes, une continuelle pratique de fascisme, où celui qui impose croit seulement aimer et celui qui subit croit, en subissant, faire tout juste le minimum, pour ne pas offenser. Je pourrais peut-être montrer comment il y a, dans cela, la plus subtile, mais aussi la plus cruelle, des tyrannies, et la plus inextricable des servitudes ; lesquelles, toutes les deux, tant qu'on les admettra, pousseront à admettre toutes les autres tyrannies et toutes les autres servitudes des hommes pris séparément, des classes et des peuples entre eux.»
"Uomini e no", le titre italien de ce roman, signifie que nous, les hommes, pouvons aussi être des «non-hommes». Il vise à rappeler qu'il y a, en l'homme, de nombreuses possibilités inhumaines. Récit de résistance où les communistes s'opposent aux nazis et aux fascistes, Les hommes et les autres est à la fois un roman engagé et un texte expérimental et poétique. Il pose la question de l'humaine inhumanité et de la barbarie, mais aussi et surtout celle, incertaine, de l'engagement littéraire." (Editions Gallimard)

 


Les villes du monde (Le Città del mondo)
"Commencée très probablement en 1952, la rédaction de ce grand roman fut interrompue en 1955, et Vittorini, que la mort de son fils Giusto avait durement touché, ne devait jamais la reprendre. C'est donc là une œuvre qu'il faut dire inachevée, non sans insister toutefois sur le fait que, délibérément conçue par Vittorini comme capable d'un développement indéfini (il lui arriva dans les années cinquante de la désigner comme «work in progress»), elle était peut-être interminable par nature.
Par le jeu de l'errance perpétuelle où il jette d'emblée les divers personnages qui y paraissent – un berger et son fils, un sculpteur de marionnettes et son fils, un couple de jeunes mariés, une vieille fille de joie et une adolescente vagabonde... – à travers une Sicile dont il serait vain de se demander si elle est la Sicile d'hier, la Sicile antique ou la Sicile «de toujours», et qui est bien plutôt une négation du lieu, lieu de passage, monde en diaspora, le livre prend la double dimension de l'épopée et de l'utopie. Utopie sans prophétie, épopée dont les épisodes seraient des idylles plutôt que des hauts faits. En cela, le roman exprime la longue marche que fut aussi toute la vie d'Elio Vittorini lui-même, marche d'amitié vers ce qui pourrait être la Ville, la vraie Ville du genre humain." (Editions Gallimard)


Brancati Vitaliano (1907-1954)

Né dans un petit village situé à la pointe sud de la Sicile, Brancati finit ses études à Catane puis gagne Rome, fasciné "sentimentalement" par le parti national fasciste et Mussolini. Mais dès la fin de 1934, il rejette ses premiers écrits et exprime un dégoût du fascisme dans "Les Années perdues "(1934-1936) et que l'on retrouvera dans ses livres suivants. En 1937, devenu professeur, il reourne en Sicile, s'adonne à l'enseignement et à l'écriture, semblant foncièrement atteint et déprimé par son expérience de Rome.

Dès lors, tous ses romans sont imprégnés de cette atmosphère sous-jacente d'oppression et de critique du régime fasciste : il met ainsi en scène la petite et la moyenne bourgeoisie de cette vie de province dans laquelle il tente de retrouver les racines du comportement fasciste qui l'obsède. Il semble que ce soit sous l'angle de l'esthétique et de l'étroitesse des milieux sociaux que Vitaliano relève le point d'attaque.

En 1941, il revient à Rome. "Don Juan en Sicile" (Don Giovanni in Sicilia, 1942) est le portrait incisif du « mâle sicilien », Giovanni Percolla, qui, après une jeunesse d'ennui vécue dans les bars de Catane à parler des échecs et du Nord lointain, épouse une femme qui réussit à l'entraîner à Milan. Il passe alors de l'apathie sicilienne à l'efficienza milanaise, mais un retour dans sa région natale lui redonne en quelques jours le goût de la sieste, du bavardage et des pleutreries du mâle sicilien. Le roman sera adapté au cinéma en 1967 par Alberto Lattuada. Dans les années qui suivent, il rencontre et épouse Anna Proclemer.
Brancati élargit son analyse à la bourgeoisie italienne en général, et sa critique de la politique fasciste devient encore plus directe avec "Le Vieillard aux bottes" (Il Vecchio con gli stivali, 1945) : un petit employé réussit une modeste carrière grâce aux combines que tolère le régime ; à la Libération, il est victime de l'épuration après avoir été dénoncé par ses anciens supérieurs qui effacent habilement toutes les traces de leurs anciennes escroqueries.

 


Dans "Le Bel Antonio" (Il Bell'Antonio, 1949), c'est toujours la bourgeoisie de Catane qui est présentée avec ses mythes de puissance et sa soif de possession : les mécanismes psychologiques du fascisme sont ici démontés et leur essence dérisoire est mise au jour grâce au personnage d'Antonio, jeune homme beau et impuissant dont l'échec total, comme celui du régime, ne peut aboutir qu'à une image socialement et esthétiquement morbide. Le roman adapté au cinéma par Mauro Bolognini,en 1960, avec Marcello Mastroianni et Claudia Cardinale. La notoriété de Brancati débute à cette époque.  Dans "Les Ardeurs de Paolo" (Paolo il caldo, 1955), le thème de l'auto-destruction à travers le sexe marque le scepticisme radical de Brancati à l'égard d'une société capitaliste qui ne laisse aucune chance, sinon celle de l'obsession érotique sous son aspect macabre et tragique : le roman, inachevé, sera précé par Alberto Moravia, et sera adapté en 1973 au cinéma par Marco Vicario. Brancati meurt en effet prématurément en 1954 après s'être séparé de son épouse. Enfin, comble de son désenchantement total, son pamphlet, "Ritorno alla censura" (1952), constitue une violente attaque contre l'Italie démocrate-chrétienne en laquelle il ne peut croire.


Cesare Pavese (1908-1950)

Né à Santo Stefano Belbo, dans les collines piémontaises, élevé par une mère peu expansive et rigide à Turin, ville industrialisée et au centre des luttes politiques, Cesare Pavese a vécu une période historique tragique et confuse et fut lui-même tourmenté par le sens à donner à sa présence au monde. La découverte de la littérature américaine, l'adhésion au Parti communiste, les amours déçues, l'insatisfaction devant le succès jalonnent son existence qui aboutit au suicide dans une chambre d'hôtel un soir d'août 1950, alors qu'il est au sommet de sa gloire.

Au début des années 30, il commence son travail de traducteur qu'il ne devait plus abandonner (Dos Passos, Melville, Steinbeck, G. Stein, Joyce, Defoë, Faulkner...). Arrêté pour antifascisme en 1935, il est exilé en Calabre pendant huit mois. L'année suivante, il publie son premier recueil de poèmes, mais ce n'est qu'avec son premier roman, en 1941, "Le Bel Été" (La bella estate), qu'il se signale à l'attention de la critique. Par la suite,  il écrit et publie régulièrement romans et nouvelles nourris par la thématique néoréaliste mais traitée dans une perspective symbolique (l’un de ses récits, "Femmes entre elles", sera filmé en 1955 par Antonioni). Après la Seconde Guerre mondiale, Cesare Pavese adhère au Parti communiste italien, s'établit à Serralunga di Crea, puis à Rome, à Milan et finalement à Turin, travaillant pour les éditions Einaudi. Il ne cesse d'écrire durant ces années, notamment en 1949 un roman : "La Lune et les Feux". 


Le Bel Été  (La bella estate, 1949)

Le recueil est constitué de trois courts romans ou longues nouvelles : le premier intitulé "Le Bel Été" (La bella estate) est de 1940, le suivant, qui s'intitule "Le Diable sur les collines" (Il diavolo sulle colline), a été écrit en 1948, enfin le dernier, "Entre femmes seules" (Tra donne sole) date de 1949 qui est aussi la date de la première parution du recueil. 

Dans celui-ci, les thèmes que Pavese avait déjà abordés dans "Avant que le coq chante" sont traités avec une force et une ampleur singulières. Les trois nouvelles du recueil se déroulent soit à Turin, soit dans les collines piémontaises, ces deux univers privilégiés auxquels l'écrivain était particulièrement attaché. Turin, c'est la ville des interminables promenades nocturnes, celle où les héros pavesiens refusent de dormir, marchent au long des nuits en tenant d'interminables conversations. C'est le lieu où il peut toujours  "arriver quelque chose", c'est aussi l'atmosphère qui voit les individus se perdre. A Turin s'opposent les "collines", le pays des souvenirs d'enfance, l'endroit où l'on retrouve le contact avec la terre, le soleil, le vin, les forces brutes de la nature. Sur cescollines natales se conservent, immuables, les traditions locales, familiales. Et nous retrouvons aussi ici l' "enfer" pavesien : un univers où chaque manifestation de la vie a un "poids" et une saveur inégalables, mais où les individus sont dévorés par une plaie secrète : l'impossibilité de communiquer, la solitude. (Trad. Gallimard, 1955).

 

"La bella estate" - La première nouvelle roman revient sur la vie d'une jeune femme, nommée Ginia qui cède aux avances d'un jeune peintre Guido et s'ouvre sur une phrase célèbre, « À cette époque, c'était toujours fête » (A quei tempi era sempre festa), qui contraste avec la fin tragique de la jeune Gina (Ginia se perd une dernière fois en suivant Amelia l’initiatrice sombre, la lesbienne syphilitique dont elle embrasse la poitrine malade) ...

 

" A quei tempi era sempre festa. Bastava uscire di casa e traversare la strada, per diventare come matte, e tutto era così bello, specialmente di notte, che tornando stanche morte speravano ancora che qualcosa succedesse, che scoppiasse un incendio, che in casa nascesse un bambino, e magari venisse giorno all’improvviso e tutta la gente uscisse in strada e si potesse continuare a camminare camminare fino ai prati e fin dietro le colline..."

 

"À cette époque-là, c’était toujours fête. Il suffisait de sortir et de traverser la rue pour devenir comme folles, et tout était si beau, spécialement la nuit, que, lorsqu’on rentrait, mortes de fatigue, on espérait encore que quelque chose allait se passer, qu’un incendie allait éclater, qu’un enfant allait naître dans la maison ou, même, que le jour allait venir soudain et que tout le monde sortirait dans la rue et que l’on pourrait marcher, marcher jusqu’aux champs et jusque de l’autre côté des collines.

"Bien sûr, disaient les gens, vous êtes en bonne santé, vous êtes jeunes, vous n'êtes pas mariées, vous n'avez pas de soucis..." Et même l'une d'entre elles, Tina,  était sortie boiteuse de l'hôpital et qui n'avait pas de quoi manger chez elle, riait, elle aussi, pour un rien et, un soir où elle clopinait derrière les autres, elle s'était arrêtée et s'était mise à pleurer parce que dormir était idiot et que c'était du temps volé à la rigolade.

Ginia, quand une de ses crises la prenait, n'en laissait rien paraître, mais, raccompagnant chez elle l'une des autres, elle parlait, parlait jusqu'au moment où elles ne savaient plus que dire.

De la sorte, lorsque arrivait l'instant de se quitter, il y avait déjà un bon moment qu'elles étaient chacune comme seules, et Ginia rentrait chez elle calmée et sans regretter de n'avoir plus de compagnie. Les nuits les plus belles, bien entendu, c'était le samedi, quand elles allaient danser et que le lendemain, on pouvait dormir. Mais il leur en fallait moins encore, et, certains matins, Ginia sortait pour aller travailler, heureuse à la seule idée du bout de chemin qu'elle avait à faire. Les autres disaient : "Moi, si je rentre tard, après, j'ai sommeil; si je rentre tard, on me sonne les cloches..." Mais Ginia n'était jamais fatiguée, et son frère, qui travaillait de nuit, la voyait seulement au repas du soir car, le jour, il dormait. A midi (Severino se retournait dans son lit quand elle entrait), Gínia mettait la table et mangeait avec appétit, mastiquant lentement, écoutant les bruits de la maison. Le temps passait lentement, comme c'est le cas dans les logements vides, et Ginia avait le loisir de laver les assiettes qui attendaient sur l'évier et de faire un peu le ménage; puis, elle s'étendait sur le divan qui était sous la fenêtre et se laissait aller à faire un petit somme, bercée par le tic-tac du réveil qui était dans la pièce voisine.

Parfois même, elle fermait les volets pour faire l'obscurité et se sentir plus seule. D'autant que Rosa, en descendant à trois heures, s'arrêtait devant sa porte et grattait doucement pour ne pas réveiller Severino, jusqu'au moment où elle lui répondait qu'elle était éveillêe. Alors, elles sortaient ensemble et se quittaient au tram.

Ginia et Rosa n'avaient de commun que ce bout de chemin et une étoile de petites perles dans les cheveux. Mais une fois où elles passaient devant une vitrine, Rosa ayant dit : "On a l'air de deux sœurs", Ginia s'aperçut que cette étoile faisait ordinaire et elle comprit que, si elle ne voulait pas être prise, elle aussi, pour une ouvrière, elle devait porter un chapeau.

D'autant plus que Rosa, qui était encore sous la coupe de son père et de sa mère, ne pourrait s'en payer un que Dieu sait quand.

Rosa, quand elle passait la réveiller, entrait s'il n'était pas déjà tard; et Ginia se faisait aider à remettre de l'ordre, et elles riaient sous cape de Severino qui, comme tous les hommes, ne savait pas ce que c'est que de tenir une maison. Rosa, pour faire durer la plaisanterie, appelait Severino "ton mari" mais, fréquemment, Ginia s'assombrissait et répliquait qu'avoir tous les ennuis d'un ménage mais pas d'homme, ce n'était pas très gai. Ginia ne parlait pas sérieusement - car, justement, son plus grand plaisir, c'étaít de passer ces quelques heures seule à la maison, comme une dame - mais il fallait bien faire comprendre de temps en temps à Rosa qu'elles n'étaient plus des gosses. Même dans la rue, Rosa ne savait pas se tenir, elle faisait des grimaces, riait, se retournait - Ginia l'aurait tuée.

Mais quand elles allaient ensemble au bal, Rosa était précieuse parce qu'elle tutoyait tout le monde et que ses sottises faisaient comprendre aux autres que Ginia était plus fine. Au cours de cette si belle année où elles commençaient à vivre seules, Ginia s'était vite aperçue que ce qu'elle avait de différent des autres, c'était qu'elle était seule également à la maison - Severino ne comptait pas -- et qu'à seize ans, elle pouvait vivre commeune femme. C'est pour cela que, tant qu'elle porta l'étoíle dans ses cheveux, elle accepta la compagnie de Rosa qui la faisait rire. Pour faire la folle, Rosa, quand elle s'y mettait, n'avait pas sa pareille dans tout le quartier. Lorsqu'elle riait et regardait en l'air, elle était capable de décontenancer n'importe qui, et, des soirées entières, elle ne faisait ni ne disait rien qui ne fût une vraie comédie. Et elle était querelleuse comme un coq. "Qu'est-ce que tu as, Rosa? lui demandait quelqu'un pendant qu'on attendait que l'orchestre commence. - Peur (et les yeux lui sortaient de la tête) : j'ai vu là derrière un vieux qui me fixe, il m'attend dehors, j'ai peur..." L'autre était incrédule: "Ça doit être ton grand-père.- Idiot! - Alors, on danse. - Non, parce que j'ai peur." Ginia, au milieu d'un tour de danse, entendait l'interlocuteur de Rosa qui criait : "Tu es une mal élevée, une garce, va te cacher. Retourne à l'usine!" Alors, Rosa riait et faisait rire les autres, mais Ginia, continuant de danser, se disait que c'était justement l'usine qui rendait les filles comme ça. Et, du reste, il suffisait de regarder les mécanos qui liaient, eux aussi, connaissance en faisant ce genre de plaisanteries.

S'il y en avait un dans la bande, on pouvait être sûr qu'avant la nuit, une fille se fâcherait ou, si elle était plus bête, se mettrait à pleurer. Ils vous charriaient comme Rosa. Ils voulaient toujours vous emmener dans les champs. Avec eux, on ne pouvait pas causer et il fallait se tenir tout de suite sur la défensive. Mais ce qu'ils avaient de bien, c'est que, certains soirs, on chantait, et eux chantaient bien, surtout si Ferruccio était là avec sa guitare, un grand blond qui était toujours chômeur mais qui avait encore les doigts noirs et abîmés par le charbon. Il semblait impossible que ces grosses mains fussent aussi agiles, et Ginia qui les avait senties sous son aisselle une fois où ils revenaient tous ensemble des collines, prenait bien garde de ne pas les regarder quand elles jouaient de la guitare..."

 

Ginia, l'héroïne, est une très jeune fille, qui travaille dans un atelier de couture et vit seule avec son frère, dans un univers pauvre et mesquin. Une fille plus âgée qu`elle, Amélia, se pare à ses yeux d'un grand prestige car elle pose nue pour des peintres et semble avoir accès à un milieu plus brillant que celui des ouvriers et des petites apprenties. Par l'intermédiaire d'Amélia, Ginia fait la connaissance d'un jeune peintre, Guido, et devient sa maîtresse. Mais elle sera cruellement déçue dans ses espoirs de bonheur et son amour pour Guido. "Le Bel Eté" est bien le récit de l'entrée d'une enfant dans le monde cruel des adultes, de la difficulté de s'y faire une place, de s'y défendre, de la difficulté, surtout, d'abandonner les rêves de l'enfance et de voir les êtres dans leur triste nudité ... Elle avait "voulu jouer les femmes et elle n'y était pas parvenue..."

 

"Il diavolo sulle colline" - Le Diable sur les collines - Oreste, Pieretto et le narrateur de la nouvelle font leurs études à Turin; le premier étudie la médecine, les deux autres le droit. La soif de vivre des trois jeunes gens est si violente qu'ils ne peuvent se résigner le soir à rentrer dormir chez eux; alors, presque chaque nuit, ils parcourent la ville et la campagne environnante, se grisant de conversations, de fumée de cigarettes et de clair de lune. C`est au cours d'une de ces randonnées qu'ils rencontrent un autre garçon, Poli, avec qui ils vont se lier intimement. Fils d'un très riche "commendatore" milanais, Poli vit au sein d'une société oisive et dépravée. Perverti jusqu'à la moelle, il est cependant habité par un rêve de pureté et d'innocence. Trop veule pour se détacher d'un milieu social qui le corrode, le jeune homme est pourtant assez sincère pour ne pas "tricher" avec l'existence lamentable et périlleuse dans laquelle il s'est engagé. C'est pourquoi, cahotant entre l'abjection et l'aspiration à la sainteté, il se laissera finalement détruire par l'alcool et la drogue....

 

"Tra donne sole" - Clelia, la narratrice de "Entre femmes seules" a connu à Turin une enfance pauvre et, jeune fille, a quitté la ville en se jurant de parvenir à une situation sociale qui lui assurerait aisance et indépendance. Dix-sept ans plus tard, la voici de retour à Turin où elle doit prendre la direction de la succursale d'une importante maison de couture romaine. Clelia a atteint son but : elle a obtenu, par son travail, une situation enviable, elle est reçue dans la meilleure société turinoise; de plus, elle est sans attache, indépendante. Mais la "réussite" de Clelia a son revers. La jeune femme est à tout jamais coupée du Turin de son enfance car celui-ci appartient à une classe sociale dont elle est définitivement sortie, sans pour autant s'être intégrée à la société dans laquelle elle est parvenue à faire représentation de son existence. Les plaisirs et les drames qui agitent les riches Turinois désœuvrés lui paraîtront toujours vains ou incompréhensibles. Solitaire, mais lucide, elle ne peut que se réfugier dans son métier, sa seule et véritable patrie ...

 


La Lune et les Feux (précédé de La Plage)

(La spiaggia, 1941) Dans le microcosme social que constitue "La plage" pendant la saison balnéaire, le narrateur observe jalousement un couple ami. En attendant, en souhaitant même peut-être obscurément une rupture, il décrit en contrepoint sa solitude sans espoir, telle que fut celle de Pavese. Dans "La Lune et les feux" (La luna e i falò, 1950), dernier roman de Pavese, un ancien pupille de l'Assistance publique, revient, après avoir émigré, au pays qui lui tient lieu de pays natal. C'est pour l'auteur un retour aux sources et son testament spirituel. .Le thème dominant est "le sentiment d'être exclu". Les plus beaux chapitres du récit, écrit Calvino, sont ceux qui racontent deux jours de fête : "l'un vécu par l'enfant désespéré d'être resté à la maison parce qu'il n'a pas de chaussures, l'autre par le jeune homme qui doit conduire la voiture des filles du maître. Le poids existentiel qui se célèbre et s'épanche dans la fête, l'humiliation sociale qui cherche sa revanche animent ces pages dans lesquelles se fondent les divers plans de connaissance sur lesquels Pavese mène sa recherche..."

Italo Calvino, toujours : le récit est emblématique, "tous les romans de Pavese tournent autour d'un thème caché, autour d'une chose non dite qui est la chose qu'il veut vraiment dire et qui ne peut être dite qu'en la taisant. Il se compose, autour de cela, un tissu de signes visibles, de paroles prononcées : ces signes, à leur tour, ont une face secrète (une signification polyvalente ou incommunicable) qui compte plus que celle qui est manifeste, mais leur véritable signification réside dans la relation qui les lie à la chose non dite."


De 1945 à 1950, Cesare Pavese ne cesse d'écrire. C'est en 1945 qu'il écrivit "La Terre et la Mort" (La terra e la morte, "Verrà la morte e avra i tuoi occhi"), "Dialogues avec Leuco", "Le Camarade (Il compagno). Ce sont aussi les années où Pavese s'intéresse au communisme, auquel il adhère sans véritable vocation politique. En 1949, il publie "Avant que le coq chante", qui comprend "La Maison sur la colline", "Le Diable sur les collines", et "Entre femmes seules", dans lequel vit le plus réel de ses personnages féminins, Clelia. A l'automne de 1949, il écrivit en deux mois "La Lune et les Feux", "souvenir de l'enfance et du monde", son dernier livre et peut-être son chef-d'oeuvre. Son "Journal", qui retrace tout le parcours de son idéale "maturité" sera publié en 1952 sous le titre "Le Métier de vivre", et porte, à la date du 18 août 1950, cette ultime phrase : "Plus un mot. Un geste. Je n`écrirai plus." Le sentiment qu'il avait dit tout ce qu'il avait à dire, une nouvelle déception amoureuse (avec une jeune actrice américaine à laquelle il avait dédié des poèmes en anglais et des scénarios de cinéma), et l'insatisfaction devant le succès attisèrent son ancienne obsession du suicide. Le 26 août au soir, il se donna la mort dans une chambre d'hôtel en absorbant un barbiturique...


"Prima che il gallo canti" (1949, Avant que le coq chante)

Sous ce titre, Cesare Pavese a réuni en 1949 deux récits, "Il carcere" (1938, La prison), et "La casa in collina" (1947, La Maison sur la colline). L'édition française du recueil (1953) comprendra un troisième récit. Le thème commun à ces trois récits est celui de la difficulté des rapports humains, de l'amère solitude dont tout héros pavesien est la proie, solitude du narrateur de "Tes pays", pour qui le comportement des durs paysans piémontais est incompréhensible ; solitude de Stefano, qui voit les êtres avec lesquels il est obligé de vivre comme à travers les barreaux d'une cellule; solitude de Corrado, que son impuissance à s'engager aux côtés des antifascístes, ses amis, accule à une fuite éperdue, loin de la guerre, loin du danger, et loin des autres. (Trad. Gallimard, 1953)

 

"Tes pays" (Paesi tuai, 1937), récit en prose qui a pour cadre la campagne piémontaise, dont l' écrivain était originaire. Deux thèmes principaux y apparaissent, celui de la solitude, celle du narrateur, citadin isolé dans un milieu rural qui lui est étranger, et celui de l'inconscience criminelle d'une famille de fermiers. Talino, un inquiétant personnage miné par des instincts criminels, est protégé par sa famille, qui veut à tout prix le garder en raison des services qu'il rend à la ferme. ll faudra qu'il tue l'une de ses sœurs d'un coup de fourche pour que ses parents se résignent à le voir emmener par les carabiniers ..

 

"Il carcere" (1938, La prison) - Stefano, condamné politique, est envoyé, à sa sortie de prison, en résidence surveillée dans un village de l'Italie du Sud.Bientôt il découvre qu'il lui est si difficile de communiquer avec les habitants du pays que le village est devenu pour lui une nouvelle cellule : les murs ne sont plus les mêmes, mais la solitude du prisonnier est toujours aussi pesante. 

 

"La casa in collina" (La Maison sur la colline) - Dans les années 1943-1945, à la fin de la guerre, Turin est écrasée sous les bombes. Les habitants se réfugient en banlieue, sur les collines. Les actions des partisans, la répression ajoutent leur cruauté à celle des bombardements. Corrado, petit professeur de lycée, n'arrive pas à trouver sa place dans la guerre. Il est seul; il a peur. Alors il quitte la ville, il fuit vers son pays natal, pour s'y terrer, et attendre... 

 


Le Métier de vivre, posthume (Il mestiere di vivere, 1952)

Dans son journal, très intimiste, publié après son décès sous le titre qu’il lui avait lui-même donné, Le métier de vivre, on peut comprendre au fil des pages ce qui amena l’auteur à se supprimer alors qu’il était au sommet de sa gloire. Pavese y parle de lui-même, de sa solitude, de sa difficulté de vivre et des rapports qu’il entretient avec autrui et en particulier avec les femmes. Il aborde aussi longuement son métier d’écrivain et médite sur l’évolution de son style, sur la valeur de ses œuvres, sur le sens de la littérature. «Un homme seul, dans une baraque, qui mange le gras et la sauce d’une marmite. Certains jours il la racle avec un vieux couteau ; certains autres avec ses ongles ; il y a longtemps la marmite était pleine et bonne, maintenant elle est aigre et, pour en sentir le goût, l'homme ronge ses ongles cassés. Et il continuera demain et après. Il me ressemble à moi qui cherche du travail dans mon cœur.»