Saul Below (1915-2005), "The Adventures of Augie March" (1953), "Herzog" (1964), Mr. Sammler's Planet" (1969-1970) - Bernard Malamud (1914-1986), "The Assistant" (1957), "The Magic Barrel" (1958), "The Fixer" (1966) - Stanley Elkin (1930-1995), "A Bad Man" (1965)- Philip Roth (1933-2018), "Goodbye, Columbus"(1959), "Portnoy’s Complaint" (1969) - Cynthia Ozick (1928), "Trust" (1966), "Bloodshed and Three Novellas" (1976),...

Last update : 11/11/2016


A la fin de la Seconde Guerre mondiale, sociologues et psychologues américains font un constat désabusé : pour David Riesman (The Lonely Crowd , 1950), Allen Wheelis (La Crise d'identité, The Illusionless Man, 1966), Peter Viereck (The Unadjusted Man: A New Hero for Americans, 1956), le progrès aliène autant qu'il libère. L'écart va grandissant entre une technologie proliférante et une conscience individuelle de plus en plus "déshabitée". Ce sentiment est relayé par des romanciers d'origine juive, Bernard Malamud (L'homme de Kiev, 1966), Saul Bellow (Les Aventures d'Augie March, 1953; Herzog, 1964), Philip Roth (Goodbye Colombus, 1959). Ils ressentent d'autant plus cette angoisse qu'ils sont nés dans la communauté juive. La nation américaine connaît une crise identitaire, chacun est devenu étranger à soi-même et aux autres, et éclate en une infinité de petits ghettos.    "La conscience juive, modèle de la conscience malheureuse, est devenue le type même de la conscience américaine". Dans les romans américains apparaît alors un héros qui n'incarne plus les vertus du dynamisme et de l'entreprise : c'est un être isolé, inquiet, qui sent confusément que la société n'est pas l'élément naturel de l'homme. Son champ d'action est sa propre conscience à qui l'on doit prouver que sa vie a une sens. « La technologie, écrit Saul Bellow, a créé la conscience individuelle mais rien pour la remplir. »

 

David Riesman (1909-2002) - La Foule solitaire, Anatomie de la société moderne

(The Lonely Crowd : A Study of the Changing American Character , with Reuel Denney and Nathan Glazer, 1950)

Rejoignant l'interactionnisme qui gagne la psychologie et la sociologie américaine des années 1950, Riesman livre l'individu de la société moderne d'après-guerre, un individu qui cherche la norme, pour ne pas dire le sens, de son comportement, de son savoir-être, non plus dans son passé, non plus en lui-même, mais dans le regard des autres et dans ce nouveau genre d'existence artificielle que l'on appelle média...


Saul Bellow (1915-2005)

Saul Bellow est né en banlieue de Montréal, en 1915, de parents juifs émigrés de Russie. De l'université de Chicago, il ressort brillamment diplômé en sociologie et en anthropologie. Il enseigne à l'Université du Wisconsin puis sert dans la Marine durant la Seconde guerre mondiale. Le premier roman de Saul Bellow, "Dangling Man" (l’Homme de Buridan), publié en 1944, met en scène un indécis, incapable de s’engager et d’entreprendre. Vers 1948 il passe deux ans à Paris et découvre l'Europe. Dans "The Victim" (1947) , Bellow met en scène un Américain non juif qui s'acharne à persécuter un juif, lui prend son emploi, sa maison, sa femme; il finit par lui prendre ses complexes et s'identifier totalement à sa victime. "The Adventures of Augie March", lui vaut le prestigieux National Book Award 1954. Après "Henderson the Rain King"  (1959), qui marque un tournant dans son oeuvre (Eugene Henderson espère un miracle dans sa vie, "mystical, bodily" et pense le trouver en Afrique), paraît "Herzog" (1964), qui lui donne une réputation internationale : Moses E. Herzog reprend le chemin de la vie après avoir épuisé ses tentatives d'interpellation des grands penseurs de ce monde. "Mr Sammler's Planet" (1970) est le roman du désenchantement, Arthur Sammler, un vieux juif polonais survivant de la Shoah ne comprend plus le monde qui l'environne. Dans "Humboldt’s Gift" (1975), l'écrivain à succès Charlie Citrine plonge d'erreurs en échecs dans un parfait style tragi-comique. Au total, comme l'écrit Bellow, "the writer's art appears to seek a compensation for the hopelessness or meanness of existence", et c'est dans sa vie courante, dans les personnes qui l'entourent, qu'il ira chercher toute la matière de son oeuvre ("Fiction is the higher autobiography")...

 

«Je découvris que je pouvais écrire ce qui me plaisait, et que ce qui me plaisait, c'était d'habiller de mots une galerie de personnages – Grandma Lausch, Einhorn, l'infirme fertile, ou encore Augie March lui-même. Ces années passées à prendre des notes aboutissaient à la découverte d'une langue qui mettait tout à ma portée. Car la langue peut brider comme elle peut épanouir. Un excès de correction atrophie. Philip Roth le dit très bien quand il parle du "fourmillement éblouissant de détails" qui caractérise les pages d'ouverture d'Augie March. Je n'avais pas accumulé ces détails dans le but de les publier un jour. C'était la langue qui me les révélait. Il faut y voir le succès d'une stratégie inconsciente.» (Saul Bellow, «J'ai une stratégie» ). 

 

Les aventures d'Augie March (The Adventures of Augie March, 1953)

"Augie quitte le foyer dominé par Mémé Lausch, une vieille juive émigrée d'Odessa. II va dans le monde, accompagné de son frère Simon pour gagner sa vie. Petit aventurier de Chicago dans les années 30 et 40, il fera tous les métiers et rencontre une série de personnages originaux qui contribuent à son éducation

l'homme d'affaires Einhorn, les Renling, Thea, la belle héritière collectionneuse de serpents, Stella, une actrice américaine rencontrée au Mexique, Mimi, son épouse française. Attirés par son charme ingénu, ils veulent tous « faire quelque chose pour lui. » Mais Augie ne ressemble en rien au fils d'émigrés de tant de romans qui ne rêve qu'à réussir. Il n'a pas d'ambition, hormis celle de rester libre et disponible. Il est aussi résolument anti-idéologique : « Seigneur Dieu! pense-t-il au Mexique au milieu d'un groupe de trotskistes, gardez-moi de me laisser entraîner dans un autre de ces grands courants où je ne peux pas être moi-même. » « Etre moi-même. » Mais Augie n'arrive jamais à se définir et pour nous aussi sa personnalité demeure changeante, protéenne et contradictoire.

Les mille et une aventures d'Augie sont le moyen pour ce grand écrivain philosophe, humaniste et libéral, de nous montrer le monde avec ses pièges, ses absurdités mais aussi ses joies. Les Aventures d Augie March est un livre joyeux qui chante les appétits, les plaisirs de ce monde, plein de cet humour juif qui se joue de la souffrance pour mieux y échapper." (Livre de poche)

 

"The Adventures of Augíe March" de Saul Bellow est un roman à épisodes, un roman autobiographique qui renoue avec la tradition du picaro américain de "Modern Chívalry" (1804) de Hugh Henry Brackenridge et "Aventures d'Huckleberry Finn" (1884) de Mark Twain. Le voyage, l'errance, la lutte pour la survie font partie des réalités et des mythes de la conscience américaine, et il semble bien que le pícaresque soit la forme esthétique dans laquelle s'inscrive le mieux l'expérience américaine ou du moins sa mythologie. Le roman se présente comme une suite d'épisodes largement indépendants et reliés entre eux par le narrateur-héros Augie March.

Les premiers épisodes racontent l'initiation à la vie de notre héros par les Machiavel de quartier que sont d'abord Grandma Lausch, vieille intrigante, autoritaire, aux prétentions aristocratiques, qui a su déposséder la véritable mère d'Augie de son pouvoir maternel, puis plus tard William Einhom, personnage haut en couleur, cul-de-jatte au tempérament autocratique qui fascine le jeune Augie par ses magouilles et, malgré son infirmité, par sa joie de vivre. Chacun des Machiavel essaye d'enrôler Augie et de lui imposer sa propre vision du monde, sa philosophie de la vie. Augie semble d'abord ouvert à toutes les influences, toujours disponible, toujours prêt à se lancer dans l'aventure. Employé par les Renlings, qui désirent l'adopter, il est sur le point de se laisser tenter par les valeurs du rêve américain et les charmes pas toujours discrets de la bourgeoisie américaine. Mais il se dérobe au dernier moment, il se rebiffe, ne voulant pas renier ses origines, renoncer à ce qu'il est, à son identité profonde, à son histoire, et tomber sous la coupe d'une femme castratrice et d'un mari dont il devine les inclinations homosexuelles.

Sa rencontre avec la fascinante Théa Fenchel l'entraînera jusqu'au Mexique pour capturer des iguanes à l'aide d'un aigle dressé à cet effet. Mais il échoue, décevant la belle chasseresse. Théa, présentée d'abord comme la quintessence de la féminité, se durcit progressivement, se virilise, et Augie la quitte pour une autre femme qu'il croit moins exigeante, Stella.

Après l'odyssée mexicaine, Augie n'est plus le picaro insouciant. Au temps de l'aventure et du mouvement a succédé le temps du repos et de la méditation. Augie l'orphelin, renonçant à participer aux projets des autres, veut réaliser son propre projet : réunir dans un lieu idyllique des enfants et des mères abandonnés par les pères. Augie rêve de ce lieu utopique mais n'est pas prêt à passer à l'acte. ll craint de réactiver un contentieux explosif, la culpabilité du père et sa propre culpabilité à l'égard de la mère. Il craint que son rêve, s'il était réalisé, ne bascule dans le cauchemar. De plus, Stella refuse de satisfaire son vœu le plus cher, lui donner un enfant. Confronté à ce refus, Augie, comme le héros de "Cœur de lièvre" d`Updike, trouve son salut dans la fuite, la fuite à travers l'Europe, et l'évasion dans le monde de l'irréel et de l'imaginaire où enfin il peut vivre son fantasme de paternité et rêver à "ses enfants qui ne sont pas nés" ....  (Trad. Flammarion, 1977) 


Herzog, 1964

"Universitaire inquiet, deux fois divorcé, Herzog, au bord de la dépression nerveuse, s’est retiré seul à la campagne. Il parle tout seul ; il écrit des lettres à Spinoza, à Gandhi... “Dear Doctor Professor, I should like to know what you mean by the expression ‘the fall into the quotidian’. When did this fall occur? Where were we standing when it happened?”, écrit-il à Heidegger. Il recompose dans sa tête une communauté idéale pour compenser l’horreur du monde réel. Herzog souffre du mal du siècle selon Bellow : l’hypertrophie de la conscience intellectuelle. Parce qu’il veut tout comprendre, il ne peut plus rien entreprendre. Herzog s’est enfermé dans un dilemme insoluble : « La vie sans explication, dit-il, ne vaut pas d’être vécue, et la vie avec explication est insupportable. » Herzog sort de la crise quand il comprend qu’« il n’était pas nécessaire de faire tout ce travail minutieux de réflexion abstraite, travail auquel il s’était adonné comme si c’était la lutte pour la vie. Ne pas penser n’est pas nécessairement mortel. » À la fin du roman, Herzog reconnaît qu’il a eu tort de « partir en quête de la réalité avec le langage ». N’ayant plus de message pour le monde, il s’endort au soleil. Cette paix est assez inquiétante. Herzog, allongé dans son jardin en friche, s’abandonne-t-il au nihilisme heureux de la beat generation ? Le héros, sans projet ni ambition, semble se défaire, tandis que le roman tourne au monologue. Saul Bellow commente avec finesse : "C’est bien triste, mais le nombre de gens intelligents dont la conversation essentielle est avec eux-mêmes ne cesse de grandir." (Trad.Gallimard)

 

«Peut-être que j'ai perdu l'esprit, mais ça ne me dérange pas, songea Moses Herzog. D'aucuns le croyaient cinglé et pendant un temps, lui-même douta d'avoir toute sa tête. Mais aujourd'hui, bien qu'il se comportât bizarrement encore, il se sentait sûr de lui, gai, clairvoyant et fort. Comme envoûté, il écrivait des lettres à la terre entière, et ces lettres l'exaltaient tant que depuis la fin du mois de juin, il allait d'un endroit à l'autre avec un sac de voyage bourré de papiers. Il l'avait porté de New York à Martha's Vineyard, d'où il était reparti aussitôt ; deux jours plus tard, il prenait l'avion pour Chicago, et de là il se rendait dans un village de l'ouest du Massachusetts. Retiré à la campagne, il écrivit continuellement, fanatiquement, aux journaux, aux personnages publics, aux amis et aux parents, puis aux morts, à ses morts obscurs et, enfin, aux morts célèbres.» 

 

«Était-il intelligent ou idiot? En ce moment, il ne pouvait guère prétendre être intelligent. Il avait peut-être eu un jour les armes pour le devenir, mais il avait plutôt choisi d’être un rêveur et les requins l’avaient nettoyé. Quoi d’autre? Il perdait ses cheveux. Il lisait les publicités de Thomas, le spécialiste du cuir chevelu, avec le scepticisme de celui dont le désir de croire est profond, désespéré. Spécialiste du cuir chevelu! Oui, il avait été beau autrefois. Son visage portait les marques des corrections qu’il avait reçues. Mais il l'avait cherché, encourageant ainsi ses assaillants. Ce qui l’amena à réfléchir sur son personnage. Comment le qualifier? Eh bien, selon le vocabulaire actuel, il était narcissique ; il était masochiste ; il était anachronique.»

 

C`est dans "Herzog" que l'on situe traditionnellement le prototype de ce qu`on peut appeler le heros "bellovien". Au terme d'une crise qui ébranle les fondements mêmes de son être et qui le conduit au bord de la folie, Moïse Herzog éprouve le besoin de faire le point, de remonter le cours du temps pour retrouver le fil de sa vie. Le roman raconte cinq jours dans l'existence de Herzog : son voyage à Martha's Vineyard pour voir des amis, son retour à New York, la soirée érotique avec la voluptueuse Ramona, son rendez-vous avec son avocat Sikin au tribunal, son voyage à Chicago, l`accident de voiture, sa tentative de meurtre et sa retraite à Ludeyville. Mais l`essentiel se passe dans le monde clos de sa conscience...

Allongé dans un hamac, Herzog est hanté par ses souvenirs ; dans son esprit ébranlé défilent des scènes de son passé : scènes dramatiques de ses démêlés avec sa femme, gesticulations cocasses de son rival, tribulations de son père en Amérique et, plus loin encore, l'image de son grand-père laissé en Russie...

Herzog est aussi un plaidoyer et règlement de comptes. Herzog rumine son divorce. Sa femme Madeleine l'a trahi avec son meilleur ami. Il la présente comme une femme perfide, machiavélique et cynique qui n`hésite devant rien pour réaliser ses ambitions. C`est aussi une amante frigide et névropathe qui, sur le lit conjugal, dresse autour d`elle une muraille de gros livres poussiéreux. Pour Herzog, il ne fait pas de doute que son cas relève sinon de la psychiatrie du moins de la psychanalyse. Sa version des faits vise à faire porter à Madeleine l`entière responsabilité de la rupture. Lui n`a été que la victime d`une machination ourdie par Madeleine.

Mais Herzog lui-même semble se complaire dans son rôle de victime et jouir de sa propre souffrance. Il semble avoir, par son comportement. suscité les réactions violentes de Madeleine et même. en invitant son rival sous son toit, avoir voulu pousser sa femme dans les bras de celui-ci. Ses relations avec sa maîtresse Wanda, et son intérêt pour les talons aiguilles de Madeleine. pour les bottes et les cravaches des prostituées de Hambourg, révèlent bien un penchant pour les scénarios masochistes. ll aime aussi imaginer les souffrances qu`il pourrait infliger à sa femme, le plaisir quasi orgasmique qu`il aurait à l`étrangler de ses propres mains. ll va même jusqu`à chercher le vieux revolver de son père pour châtier la femme et l`amant. Mais il ne passe pas à l'acte...

Cette crise affective a bouleversé ses assises intellectuelles. ll n`arrive plus à achever sa thèse où il se proposait de détruire "la dernière erreur du romantisme sur l'unicité du moi" ; il se débat au milieu d'idées qu`il ne maîtrise plus. Désorienté, il ne parvient pas à élaborer, au milieu d'idéoIogies en faillite, de systèmes philosophiques à la dérive, "une synthèse de cinq sous" ; engagé dans un dialogue obsédant avec lui-même, il essaie désespérément de comprendre, il tente de trouver un sens à l`Histoire. Et les messages que Herzog adresse, dans sa furie épistolaire, aux vivants et aux morts, et même à Dieu, n'ont pas d`autre objet. Au terme de sa crise, Herzog, réconcilié avec lui-même et en harmonie avec le monde, interrompra son discours épistolaire et ira se reposer dans son jardin des Berkshires...


L'immigrant face aux multiples possibilités qu'offrent l' "American life" :
"And the charm, the ebullient glamour, the almost unbearable agitation that came from being able to describe oneself as a twentieth-century American was available to all. To everyone who had eyes to read the papers or watch television, to everyone who shared the collective ecstasies of news, crisis, power. To each according to his excitability. But perhaps it was an even deeper thing. Humankind watched and described itself in the very turns of its own destiny. Itself the subject, living or drowning at night, itself the object, seen surviving or succumbing, and feeling in itself the fits of strength and the lapses of paralysis – mankind’s own passion simultaneously being mankind’s great spectacle, a think of deep and strange participation, on all levels, from melodrama and mere noisedown into the deepest layers of the soul and into the subtlest silences, where undiscovered knowledge is"..


La planète de Mr. Sammler ("Mr. Sammler's Planet", 1969-1970)

"M. Sammler est un juif polonais, un intellectuel qui a échappé au double racisme nazi et polonais. À plus de soixante-dix ans il s'installe à New York et se trouve maintenant confronté en Amérique à la contestation générale, au bouleversement de toutes les valeurs sur lesquelles se fondait pour lui la culture. À travers les réflexions de ce spectateur lucide et désenchanté, Saul Bellow fait preuve d'un humour caustique, incisif, qui met en relief, jusque dans les moments les plus tragiques, les aspects absurdes de l'existence. Les promesses d’un avenir radieux lui semblent au contraire mener à plus de souffrance et de folie. " (Gallimard)

 

"Peu après l'aube, ou ce qui eût été l'aube dans un ciel normal, M. Artur Sammler, de son oeil embrouillé, considéra les livres et les journaux dans sa chambre du West Side et les soupçonna fortement de n'être ni les bons livres ni les bons journaux. En un sens, cela n'importait guère pour un homme de soixante-dix ans passés et, en outre, disponible. Il fallait être maboul pour se persuader d'avoir raison. Avoir raison c'était, pour une bonne part, affaire d'explications. L'homme intellectuel était devenu une créature expliquante, les pères pour leurs enfants, les femmes pour leurs maris, les orateurs pour les auditeurs, les techniciens pour les employés, les collègues entre eux, les docteurs pour leurs malades, l'homme pour son âme même, multipliaient les explications. L'âme voulait ce qu'elle voulait. Elle possédait ses propres connaissances naturelles. Piteusement penchée sur les superstructures de l'explication, pauvre oiseau, elle ne savait de quel côté s'envolait. Un bref instant, l'oeil se ferma. Une corvée toute hollandaise, songea Sammler, pomper, pomper sans cesse pour conserver quelques hectares de sol sec, la mer envahissante étant une métaphore pour la multiplication des faits et des sensations, la terre étant une terre d'idées. Il pensa, puisqu'aucune tâche ne l'attendait à son réveil, qu'il pouvait accorder au sommeil une seconde chance de résoudre pour lui certaines difficultés dans l'imaginaire, et il remonta la couverture électrique débranchée avec ses tendons et ses grumeaux internes. Le contact de la doublure de satin était agréable au bout de ses dogts.Il se sentait encore engourdi mais pas vraiment enclin à dormir. C'était le temps d'être conscient.
Il s'assit et brancha le serpentin électrique. L'eau avait été préparée à son coucher. Il se plaisait à observer les transformations des spires cendreuses.  Elles s'animaient impétueusement, crachant de minuscules étincelles et comme plongeant dans une rougeoyante fixité. Plus profonde encore. S'estompaient. Il n'avait qu'un oeil valide. Le gauche ne distinguait que la lumière et l'ombre. Mais l'oeil intact, brillant et sombre, observait tout sous la broussaille surplombante du sourcil comme chez certaines races de chien. Pour sa taille, il avait un vidage plutôt petit. Cette combinaison attirait sur lui l'attention, une attention qu'il avait toujours présente à l'esprit; qui le préoccupait. Durant plusieurs jours, alors qu'il rentrait dans son bus habituel en fin d'après-midi de la bibliothèque de la Quarante-deuxième rue, M. Sammler avait remarqué un pickpocket en train d'opérer. L'homme montait à Colombus Circle. Le coup, le délit, était commis aux environs de la Soixante-douzième rue, M. Sammler, n'eût été sa taille et son habitude de se tenir debout accroché à une poignée, n'aurait pas, de son unique oeil en bon état, remarqué le manège. Mais maintenant, il se demandait s'il n'avait pas regardé de trop près, s'il n'avait pas été vu voyant.
Il portait des verres sombres qui, en tout temps, protégaient sa vision, mais on ne pouvait le prendre pour un aveugle. Il n'avait pas à la main de canne blanche, seulement un parapluie roulé à l'anglaise. En outre, son comportement n'était pas celui de la cécité. Le voleur lui-même portait des lunettes fumées. C'était un Noir, puissamment bâti, vêtu avec une extrême élégance d'un manteau en poil de chameau qui aurait pu venir de chez FFish, dfu West End ou de chez Turnbull & Asser, Jeremyn Street, (Mr Sammler connaissait parfaitement son Londres).
Les cercles parfaits, violet gentiane et finement cerclés d'or, se tournèrent vers M. Sammler, mais sur le visage de l'homme se lisait la hardiesse d'un animal sûr de sa force. Sammler n'était pas timide mais il avait, dans la vie, largement récolté sa part d'ennuis. Une bonne dose de ces ennuis, en instance d'assimilation, ne serait jamais digérée. Il spupçonnait le criminel de s'être rendu compte qu'un grand type blanc (se faisant passer pour aveugle?) avait observé, enregistré les plus infimes détails de ses vols, les yeux baissés, regardant fixement. Comme s'il assistait à une opération chirurgicale à coeur ouvert. Et, bien qu'il voulût feindre, résolu à ne pas se détourner quand le voleur l'avait regardé, son vieux visage aux traits compacts, civilisés, s'était vraiment coloré, ses cheveux courts s'étaient hérissés, des picotements s'étaient éveillés dans ses lèvres et ses gencives. Il avait éprouvé une sorte de constriction, un pincement de douleur à la base du crâne où les nerfs, les muscles, les vaisseaux sanguins s'entrelacent étroitement. Le souffle de la Pologne du temps de la guerre avait passé sur les tissus endommagés - ces nerfs en spaghettis, comme il les évoquait.
Les autobus étaient supportables. Le métro le tuait. Fallait-il renoncer à l'autobus? Il ne s'était pas mêlé de ses propres affaires comme aurait dû le faire tout homme de soixante-dix ans à New York. C'était l'éternel problème de M. Sammler, il oubliait son âge, n'appréciait pas la situation, non protégé qu'il était ici par sa position, par les privilèges d'un éloignement que permettait un revenu de cinquante mille dollars à New York, l'appartenance à divers clubs, les taxis, les portiers, les lieux gardés. Pour lui, c'étaient les bus, l'écrasant métro, le déjeuner au self-service. Pas de motif de plainte grave, mais ses années "britanniques", deux décades à Londres comme correspondant de journaux et de revues de Varsovie l'avaient imprégné de manières qui n'étaient pas particulièrement utiles à Manhattan..." (traduction Henri Robillot, Gallimard).

Et le Juif immigré dans une Amérique post-Holocauste ne parvient pas à comprendre les comportements d'une jeunesse, en l'occurence sa jeune nièce Angela, qui exhibe et provoque de son corps...
"Chez Angela, on se trouvait sans rémission confronté à la sensualité féminine. On pouvait la sentir aussi. Elle portait des vêtements à la mode de style excentrique que Sammler remarquait avec un détachement sec, épuré, comme s'ils venaient d'une partie totalement différente de l'univers. A quoi correspondaient ces bottes de chevreau blanc? Ces collants transparents, opaques? A quoi rimaient-ils? Cet effet dans les cheveux baptisé laquage, cette couleur sous le mufle de lionne, ce déhanchement pour accentuer l'autorité naturelle du buste! Son manteau en plastique inspiré des cubistes ou de Mondrian, à dessins géométriques noirs et blancs, ses pantalons de chez Courrège et Pucci... Il voyait le triomphe grandissant du progrès dans la tolérance - liberté, fraternité, égalité, adultère! La tolérance, éducation universelle, suffrage universel, droits de la majorité reconnus par tous les gouvernements, droits des femmes, droits des enfants, droits des criminels, unité des différentes races affirmée, sécurité sociale, santé publique, droit à la justice - la lutte menée durant trois siècles révolutionnaires couronnée de succès, tandis que les entraves féodales de l'église et de la famille s'effritaient, que les privilèges de l'aristocratie (sans aucun devoir) se répandaient largement, démocratisés, en particulier les privilèges de la libido, le droit de perdre ses inhibitions, d'être spontané, d'uriner, de déféquer, de roter, de s'accoupler dans toutes les positions, à trois, à quatre, polymorphe, d'atteindre à la noblesse par le naturel, d'être primitif, de combiner l'ingéniosité dans le loisir et la luxure de Versailles avec l'aisance érotique sous les hibiscus de Samoa..."

 

"Mr. Sammlerk Planet", de Saul Bellow, peut être considéré comme le bilan d'une vie. Par-delà une intrigue sobre en péripéties, c'est le le bilan d`une époque, un bilan dressé par un comptable impassible, impartial, un homme qui, laissé pour mort par les Allemands au fond d'une fosse commune, qui a dû se frayer un passage à travers les cadavres pour rejoindre le monde des vivants. Recueilli par son neveu, il vit à New York avec sa fille Shula. C`est à partir de sa propre expérience, élargie par les souvenirs d'autres survivants, qu`il juge le nazisme qui pour lui représente le mal absolu. Sammler récuse la thèse de la banalité du mal développée par Hannah Arendt dans son ouvrage "Eichman à Jérusalem". C'est sur l'arrière-plan de ses souvenirs des camps de concentration nazis que viennent se placer les images d'une Amérique en proie à la violence sous toutes ses formes. Sammler voit dans la dégradation du paysage urbain et dans les actes criminels les signes d'une déchéance morale et spirituelle. 

Mais ce qui scandalise surtout Sammler c'est la frénésie sexuelle qui s`est emparée de l'Amérique et qui n'épargne pas ses parents les plus proches. Il est le confident forcé des exploits sexuels de la fille de son neveu, Angela Gruner, il est aussi la victime fascinée de l'exhibitionnisme d'un afro-américain qui, surpris par Sammler, le poursuit jusqu`à son immeuble et lui exhibe sa virilité triomphante. ll est aussi agressé verbalement par une jeune étudiante qui reprend à son compte les thèses de Wilhelm Reich exposées dans "La Révolution sexuelle". Sammler n`aime pas les jeunes, il les accuse d'œuvrer à la décadence de la civilisation occidentale par la bestialité de leurs mœurs sexuelles et surtout par leurs idées révolutionnaires.

Mais le roman n`est pas qu'un long réquisitoire. c`est aussi une méditation sur la vie et la mort. L`expérience limite que Sammler a vécue - son "ensevelissement" - l'a en quelque sorte libéré des contingences d'ici-bas. Ayant failli être dépouillé de la vie, il fait du dépouillement et du renoncement une règle de conduite. Il aime à se comparer à un prêtre, à un prophète, à un ermite engagé dans une quête mystique. Et sa méditation sur la mort et sur le mal le conduit inéluctablement à une réflexion sur Dieu. Bien que nourrie de textes bibliques, mais aussi de la lecture de Suso, Tauler et maître Eckhardt, sa réflexion ne se développe pas dans l'abstrait d'une argumentation théologique, mais puise dans ses émotions et l'observation de la vie autour de lui l'essentiel de sa substance. Le roman s`achève sur une prière que Sammler adresse à Dieu, véritable "kaddish" à la mémoire de son neveu Elya Gruner, mais aussi profession de foi d'un homme qui affirme. par-delà la barbarie et les forces du mal qui se déchaînent sur notre planète, la primauté du contrat moral, de l`Alliance qui lie la créature à son Créateur....

 

"Le Coeur à bout de souffle" (More Die of Heartbreak, 1987)

C`est l'histoire de Benn Crader, botaniste de réputation mondiale, qui, après quinze ans de veuvage et d'aventures amoureuses, décide de se remarier. Avec un instinct qui ne les trompe jamais, les héros belloviens choisissent toujours la femme qui tôt ou tard les fera souffrir. Benn jettera son dévolu sur Matilda Layamon qui a tout pour elle : charme, jeunesse, richesse. Ce mariage provoque la fureur jalouse de son neveu Kenneth qui se sent trahi et abandonné. Tout le roman n`est que la tentative de Kenneth pour convaincre son oncle qu`il a fait le mauvais choix. Il a toujours réussi à éloigner les femmes de son oncle et à provoquer la fuite de Benn quand la menace matrimoniale se précisait. Sa tactique consiste à dénigrer les aspirantes au mariage non pas directement mais en exploitant les confessions de Benn, en utilisant le discours de celui-ci et en le modulant à sa convenance. Le portrait qu`il dresse d`une maîtresse de son oncle, Caroline Bunge, "qui utilise du papier hygiénique en guise de préservatif", est particulièrement féroce. De même, Kenneth reprend-il les mots d`un poème d'Edgar Poe - mots utilisés par Benn pour rendre hommage à la beauté de sa belle - mais les détourne de leur sens et leur fait exprimer non pas la passion mais la frigidité marmoréenne de la nouvelle épouse. 

ll y a au fond une sorte de connivence entre Benn et Kenneth, une sorte de complémentarité. Les deux hommes ne peuvent se passer l`un de l`autre. Quand Benn part en mission, Kenneth ne vit plus. Benn ne fait rien sans  en référer à son neveu. Bien loin de se dérober aux intrusions répétées dans sa vie amoureuse, il prend plaisir à se confier à Kenneth et à lui faire partager ses fantasmes les plus secrets. Si l`oncle accepte si facilement de se laisser convaincre par le discours misogyne de Kenneth. c`est qu'il partage les mêmes appréhensions face à la sexualité féminine, ne cherchant dans ses aventures amoureuses qu`un certificat de virilité pour dissimuler un désir d`un autre ordre. 

Au fil du récit,  - la fascination de Benn pour les épaules viriles de Layamon, la vision de sa future femme déguisée en travesti comme Tony Perkins dans "Psychose", une scène de pelotage dans un restaurant où Benn semble bien avoir accepté de jouer le rôle féminin - la nature de ce désir se précise. On comprend dès lors la crise de jalousie de Kenneth, le dénigrement systématique de toute femme ayant des visées matrimoniales sur Benn, et ses manœuvres pour garder l`oncle à lui tout seul, d'en être le seul confident, le seul conseiller, le seul partenaire. 

A la fin du roman, le narrateur a atteint son but, éloigner de l`oncle toute présence féminine, quitte à l'envoyer à l'autre bout de la planète. Il restera, telle Pénélope, au foyer - dans l`appartement de Benn -, tissant son texte, attendant le retour d`Ulysse. "Le Cœur à bout de souffle" reprend, parfois sur le mode burlesque et même caricatural, les thèmes et les obsessions du narrateur bellovien. Kenneth et Benn sont les derniers exemplaires d`une lignée commencée par Joseph et continuée par Herzog et Citrine : ils reproduisent et parodient le modèle originel, participant ainsi à la création d'un archétype...

 

"Le Faiseur de Pluie" (On the Rain King, 1957)

Ce roman occupe une place particulière dans l'œuvre de Bellow : l`action se passe dans une Afrique mythique et onirique. le héros n`est pas juif. les aventures sont abracadabrantes, le registre parodique, le ton cocasse. Le roman raconte l`odyssée d'un Américain milliardaire, à la corpulence gargantuesque et aux frustrations infinies, lancé à travers l'Afrique. I1 ne s`agit cependant pas d`un récit de voyage, mais d'un pèlerinage, d'une quête, la dimension onirique du voyage permettant toutes les fantaisies fantasmatiques. Héritier d`une fortune maudite, qui aurait dû revenir à son frère aîné mort dans un accident de voiture, confusément Henderson se sent coupable ; il se considère aussi coupable de la mort de sa vieille servante provoquée par une de ses crises incontrôlables. Ces morts lui renvoient l`image de sa propre mort. C'est donc un peu pour expier ses péchés, mais aussi pour fuir l`échec de son premier mariage, les exigences de sa nouvelle épouse, le chaos de sa vie, qu'il part pour l`Afrique. en quête de vérités essentielles et surtout en quête de lui-même.

Au cours de ses pérégrinations africaines, Henderson va rencontrer deux tribus, les Arnewi et les Wariri. Les premiers sont sous le coup d`une malédiction. Des grenouilles, animaux totems de cette tribu, ont envahi le réservoir d'eau, ce qui rend celle-ci impure à la consommation. Ces grenouilles représentent le "corrélat objectif" de la malédiction et la culpabilité qu`Henderson traîne après lui. À l`aide d'un explosif, il veut détruire toutes les grenouilles mais ne réussit qu`à provoquer une catastrophe. Tel OEdipe chassé par les habitants de Thèbes, Henderson prend le chemin de l'exil.

Dès qu`il pénètre en territoire Wariri, il est fait prisonnier et soumis à toutes sortes d`épreuves initiatiques qui feront de lui le Roi de la pluie. Il doit notamment soulever une énorme statue représentant la Mère. L'épreuve prend l`allure d`une véritable étreinte amoureuse, mais la représentation rituelle de l'acte tabou, sans abolir l'interdit sur l'inceste, offre une solution de compromis entre le désir de transgression et l`obéissance à la loi. Il est pris alors sous la tutelle du roi Dahfu qui en fait son disciple.

Après de nombreuses péripéties, les unes comiques voire burlesques, comme la tentative de Henderson d`imiter la lionne Atti, - dramatisation parodique des théories du psychanalyste W. Reich sur la nécessité de redécouvrir l`animal en nous -, les autres tragiques, - comme la mort du roi tué par un lion - , le roman s`achève sur le retour de Henderson dans le monde dit civilisé et sur la réconciliation du fils avec l`image du père.

Alors que dans la tragédie grecque le destin achemine le héros vers la conscience de sa culpabilité. dans "Le Faiseur de pluie", par une série de déplacements, de renversements, de déguisements et d`épreuves initiatiques, le héros est libéré de la même angoisse. Il faut désormais. sur le chemin du retour, passer par Athènes, et contempler en toute sérénité

l'Acropole, haut lieu du pèlerinage œdipien (Trad. Gallimard. 1961).

 


Bernard Malamud (1914-1986)

La carrière d'écrivain et les sujets de Bernard Malamud sont indissociablement liés aux lieux et aux gens qui ont marqué sa vie. Son père était épicier et conteur. Pendant la Dépression, Malamud suivit les cours de deux universités new-yorkaises. Ses œuvres les plus récentes sont discrètement tissées d'allusions à ses vastes lectures. Tout aussi utiles pour un auteur furent les enseignements qu'il tira de son observation directe des efforts et des souffrances de Juifs en proie aux difficultés économiques de la Dépression. La leçon humaine qui lui fut donnée tenait aussi à la force de l'esprit de famille et de la solidarité humaine qui appartiennent à la tradition juive. Au début des années quarante, Malamud commença, à l'âge de vingt-sept ans, d'écrire des nouvelles tout en assurant des cours du soir dans un établissement secondaire. Après la guerre, son imagination littéraire prit en compte la dimension européenne, à la suite de l'horrible révélation de l'holocauste de six millions de Juifs. Ce crime nazi contre l'humanité et le poids plus lourd de l'histoire juive ont hanté les pages de sa fiction dans les années cinquante et après. N'étant pas enclin à écrire rapidement, il a maintenu sa production à un niveau uniformément élevé durant sa carrière. Avec "The Assistant", il publie en 1957 son premier véritable roman juif et réunit l'année suivante sa collection de nouvelles des années cinquante dans "The Magic Barrel", volume qui lui vaut son premier prix littéraire, le National Book Award. Emerge alors la structure habituelle des récits de Malamud: un protagoniste qui vit dans le trouble spirituel, souvent à l'intérieur de la "prison" d'un ghetto, nourrissant l'espoir du succès matériel pour lui-même ou ses enfants (on parle de conception "détournée" du Rêve américain). Il éprouve en outre le besoin d'acquérir plus de générosité humaine et une sagesse morale supérieure ; puis un "messager" fait son entrée, portant sur lui-même tout le poids de l'expérience du passé, et éveille le personnage central à la conscience qu'il doit être une source vive d'humanité ; notre héros subit alors des épreuves successives en crescendo jusqu'au moment de la révélation finale. Des images d'effondrement, de dégel ou de cassure accompagnent généralement ces pages terminales....

 

The Assistant (Le Commis), 1957

Morris Bober. qui tient une petite épicerie dans un quartier pauvre de Brooklyn. a de la peine à faire vivre sa femme et sa fille Helen. Au fil du temps, sa clientèle se réduit et il n`a d`autre solution que la vente de son commerce. Sa situation devient tout à fait catastrophique avec l`ouverture d'une autre boutique concurrente. Comme un malheur ne vient jamais seul, il est attaqué par un jeune gangster, Frank Alpine, qui lui dérobe la recette de la journée. Mais Frank (que le narrateur associe à saint François d`Assise), poussé par le remords, revient sur les lieux de l`agression et offre ses services à Bober qui, malade, accepte de se faire aider par ce "goy", ce non-juif qui ne lui inspire qu`une confiance limitée. Frank cède parfois à la tentation et vole dans le tiroir-caisse. Cependant, attiré par la compassion et la profonde humanité de Bober, ému par le récit de ses malheurs, et y voyant une identité de destins, Frank finit par se convertir au judaïsme.

Le roman retrace les étapes de cette conversion. Cette conversion passe par la médiation de Morris. Mais il s`agit moins d`une conversion de nature strictement religieuse que d'une métamorphose spirituelle, d'une rédemption. Pour Bober, qui n`est pas orthodoxe, être juif ce n`est pas suivre les prescriptions de la cacherout, mais c`est obéir aux préceptes moraux de la Thora, c`est surtout comprendre la souffrance de l`autre. Pour lui, le juif est l`homme qui souffre pour l'humanité. Bober apparait comme un père spirituel qui initie son fils aux valeurs morales. Malamud se fait l`apôtre d`une sorte d'humanisme mystique fondé sur la communion dans la souffrance.

Cette conversion passe aussi par l'amour que Frank éprouve pour Helen, la fille de Bober. Au début, réticente, Helen elle aussi se sent attirée par Frank qu'elle préfère à un parti plus riche. Mais elle ne tarde pas à être déçue par le comportement de Frank qui, l'ayant sauvée d`un viol alors qu`elle traversait le parc, l`oblige par la violence à lui céder. Cependant Frank se rachète par son travail à l`épicerie et par son attitude, par la suite irréprochable. La transformation de Frank Alpine est rendue au plan symbolique par l'identification progressive de celui-ci à son patron. Au début, Morris n'accepte pas que son commis prenne son tablier ; mais, malade, il laisse celui-ci s`occuper de la boutique et c`est Ida, la femme de Morris, qui, pourtant très méfiante à l`égard des étrangers, lui donne d'abord le pantalon puis le pyjama de son époux. Cette identification sera complète quand, à l`enterrement de Morris, Frank sautera dans la tombe de Bober. Désormais, c'est lui le chef de la famille, c`est lui qui remplacera Bober à l`épicerie, assumant le destin du petit épicier juif (Trad. Gallimard. 1960).

 


Philip Roth (1933-2018)

Né en 1933 à Newark, New Jersey, Philip Roth obtient, dès son premier livre, le recueil de nouvelles "Goodbye Columbus", en 1960, le National Book Award. Il fait scandale en 1969 avec "Portnoy et son complexe" (Portnoy’s Complaint). Il est l'auteur de plus d'une vingtaine de livres. La plupart de ses héros sont des juifs, un peu désorientés dans leurs problèmes moraux, philosophiques et sociaux et qui éprouvent des difficultés à s’intégrer à la société américaine. La communauté juive américaine, qui lui a d’abord donné le prix de Jewish Book Council en 1959, a vivement critiqué "Portnoy et son complexe". Les deux romans suivants furent une déception. "Letting go" (Laisser courir, 1962) est un gros roman sur les tourments politico-métaphysiques des étudiants et de leurs professeurs, et leurs crises sentimentales. "When she was Good" (Quand elle était gentille, 1967) est un drame de la démence chez les petits protestants de l’Ouest. Le thème dominant est celui de la frustration, les conséquences d’une morale répressive qui conduit l’homme à l’alcoolisme et la femme à la paranoïa. Chaque communauté fonctionne de manière close, se croit la seule à être vraiment américaine et observe les autres avec réprobation, et Roth n'évoque pas les autres communautés, elles demeurent invisibles Le rêve américain du self-made-man n'est qu'un mythe, chaque individu ne fabrique que des récits d'émancipation illusoires, ils demeurent le produit d'une éducation et d'un milieu, auxquels il ne peut échapper. C'est avant tout le mensonge que l'on se fait à soi-même, celui qu'on se raconte afin de se donner l'illusion de changer d'identité, qui est démenti par les coups de théâtre de l'histoire. Les familles tranquilles et heureuses décrites dans les romans de Philip Roth ne sont pas sans secrets et dissimulations, certains évènements provoquent une extériorisation souvent loufoque de son intériorité profonde , traitée avec dérision et ironie ...

Roth s'est attaqué aux questions d'identité, de paternité, de moralité et de mortalité dans une série de romans qui ont façonné le cours des lettres américaines dans la seconde moitié du XXe siècle, reflétant et traduisant toute la complexité de son héritage de juif-américain dans des œuvres comme "Portnoy's Complaint" (1969), "American Pastoral" (1997), "The Human Stain" (2000) et "The Plot Against America" (2004), qui ont remporté un succès à la fois critique et commercial, couvrant leur auteur de multiples prix littéraires. Et plus que n'importe quel autre écrivain de son temps, il fut infatigable dans son exploration de la sexualité masculine, non loin de Saul Bellow et de John Updike et les surpassant ne serait-ce qu'en ayant écrit plus de livres qu'eux ...

"La plus grave menace, à l'époque où j'étais enfant, venait de l'étranger, des Allemands et des Japonais, qui étaient nos ennemis parce que nous étions américains... Sur place, la plus grave menace venait des Américains qui s'opposaient à nous - ou nous repoussaient -, nous traitaient avec condescendance quand ils ne nous excluaient pas strictement - parce que nous étions juifs" (Les Faits. Autobiographie d'un romancier)

 

Goodbye Columbus (Goodbye, Columbus, 1959)

Son premier livre est un recueil de six nouvelles qui fut très favorablement accueilli et reçut en 1960 le National Book Award. On y trouve un mélange d’humour et de verve mais aussi de la détresse et de la nostalgie. La nouvelle qui donne son titre au recueil, « Goodbye Columbus », sous des scènes cocasses comme celle de l’achat d’un diaphragme par un couple d’étudiants, est pleine de tristesse ; c’est l’adieu à l’université (Columbus), à la jeunesse et aux illusions : le jeune héros juif et pauvre n’épousera pas son amour, la fille d’une famille israélite riche et snob, habitant la banlieue chic. Le thème dominant du recueil est la déception des jeunes juifs pauvres devant la dureté de la vie, devant l’abîme qui sépare les juifs possédants des pauvres, ou les juifs européens rescapés du nazisme de la communauté juive américaine. "Conversation des Juifs" montre un rabbin victime d’une espièglerie d’enfant. "Le Défenseur de la foi" se déroule dans l’armée. "L’habit ne fait pas le moine" décrit l’amitié insolite entre un étudiant de bonne famille et deux jeunes dévoyés. Dans "Eli le fanatique", les habitants d’une petite ville veulent empêcher les rescapés de l’hitlérisme de monter une école.

Mais dans les faits, Roth a connu autant de succès que de controverse avec son premier recueil de nouvelles, suivre les fortunes de la classe moyenne des Juifs américains pris entre l'ancien et le nouveau, négociant les frontières entre l'assimilation et la différenciation dans les banlieues, ne sont pas choses aussi banales que cela, et lorsqu'il remporta le National Book, on vit se déclencher un flot de condamnations, il était devenu le "juif qui se déteste"... Mais, répondra-t-il, l''épithète écrivain juif américain n'a pas de sens pour moi, "si je ne suis pas américain, je ne suis rien..." 

 


Zuckerman Bound (1979 - 1985) - 1969, après la parution de romans moins appréciés par la critique, Roth, qui enseigne depuis quatre ans à l'université de Pennsylvanie, publie "Portnoy's Complaint", un roman qui fait scandale en donnant la parole à un personnage dont les deux occupations principales sont la masturbation et l'ingestion de nourriture. Le style de l'auteur est composé d'irrévérence, d'humour salace et d'autodérision ; ses personnages principaux peuvent aisément émarger au rang d'antihéros tant ils doutent de leurs choix et peinent à sortir de l'enfance. En 1972,  "The Breast", récit de la métamorphose d'un narrateur en sein de femme, consacre l'écrivain qui est élu à l'American Academy of Arts and Sciences. Roth a effectué son premier voyage à Prague l'année précédente et s'est installé dans une vieille ferme du Connecticut, son logis jusqu'à la fin de sa vie. 

Puis survient l'alter ego de l'écrivain, et plus encore. A travers Zuckerman, Roth va s'attaquer aux problèmes de la célébrité, de la littérature et de son identité juive dans une séquence de cinq romans...

En 1974, "My Life as a Man" introduit Nathan Zuckerman, le protagoniste des nouvelles rédigées par un narrateur-écrivain nommé Peter Tamopol. Double dédoublement et mise en abyme du métier d'écrivain : Roth donne voix à Peter qui donne voix à Nathan, et ouvre ainsi le "cycle Zuckerman". La même année, il fonde aux célèbres éditions Penguin la collection Writers from the Other Europe et œuvre pour la traduction et la diffusion des écrivains d”Europe de l'Est. Le cycle Zuckerman se poursuit, en 1979, "The Ghost Writer" voit  Nathan Zuckerman, le narrateur, se souvenir du jeune écrivain qu'il fut vingt ans auparavant; en 1981, "Zuckerman Unbound" nous expose son héros devenu si riche et si célèbre qu'il est harcelé par un admirateur persuadé d'étre également écrivain; dans "The Anatomy lesson" (1983) nous assistons à la chute d'un Nathan Zuckerman que la maladie rend incapable d'écrire : le récit de ses souffrances occupe toute sa vie et remplace son activité d'écrivain. En 1985, c'est "The Prague Orgy", Nathan Zuckerman retrouve vie auprès d'écrivains contestataires d'Europe de l'Est qui, loin des débats d'idées, 'entraînent dans des ébats sexuels. 1986, avec "The Counterlife", c'est la fin des aventures de Nathan Zuckerman entrelaçant vies rêvées ou réelles, le chef-d'œuvre de Roth dans lequel chacun aspire à la condition de l'autre et l'idée même d'un soi devient une fabrication à la fois héroïque et à double sens. Mais il faut attendre 2007 pour assister à la dernière apparition du personnage de Nathan Zuckerman, "Exit Ghost" ...

 

Portnoy et son complexe  (Portnoy’s Complaint, 1969)

"Portnoy est un livre scabreux, presque obscène, où Roth manie la langue verte d’un Rabelais et le lyrisme sexuel d’un Henry Miller. Cette épopée de la fornication, cette complainte du sexe malheureux est avant tout un roman de la culpabilité, où la culpabilité sexuelle est de la même nature que la culpabilité raciale. Car Portnoy est un avocat juif qui, sur le divan d’un psychanalyste juif, « crache » tous les détails impudiques de son enfance, entre sa Mamma castratrice et son père constipé. Honte raciale et honte sexuelle sont le symbole de la conscience malheureuse qui permet à Roth de démonter le processus d’aliénation. Condamné à vie au ghetto du refoulement, Portnoy porte son sexe comme une étoile jaune, parce que les libidos sont seules au monde. Roth a génialement utilisé le yiddish et la famille juive pour mesurer la distance qui nous sépare d’une vraie société de tolérance." (Trad. Gallimard) Monologue des obsessions masturbatoires d'un jeune juif, Alexander Portnoy, attaché à sa mère, et de ses relations troublées avec les femmes dans les années 1940 dans le New Jersey, un roman qui transformera un jeune auteur entreprenant en une célébrité scandaleuse. Un best-seller immédiat, le monologue follement comique retrace la vie d'Alexander Portnoy alors qu'il poursuit sa libération sexuelle par des actes érotiques toujours plus extrêmes, retenus seulement par l'emprise de fer de son éducation juive américaine ...

 

"Oui, honte, honte à Alex Portnoy, le seul représentant de sa promotion qui n'a pas fait des grands-parents de sa maman et de son papa. Alors que tous les autres ont épousé des gentilles filles juives, fait des enfants, acheté des maisons et (selon la phrase de mon père) se sont enracinés. Alors que tous les autres fils ont assuré leur postérité, eh bien voilà ce qu'il a fait, lui - il a chassé le con. Et le con shikse, qui plus est! Chassé, reniflé, lapé, shuppé, mais par-dessus tout, il y a pensé. Jour et nuit, au travail et dans la rue - à trente-trois ans d'âge, et il rôde toujours dans les rues, avec des yeux hors de la tête. Un vrai miracle qu'il n'ait pas été réduit en bouillie par un taxi étant donné la façon dont il traverse les grandes artères de Manhattan à l'heure du déjeuner.

Trente-trois ans, et toujours à mater et à se monter le bourrichon sur chaque fille qui croise les jambes en face de lui dans le métro. Toujours à se maudire de ne pas avoir adressé la parole à la succulente paire de nichons qui monta vingt-cinq étages seule avec lui dans l'ascenseur! Puis à sa maudire aussi bien pour le motif inverse! Car il est bien connu qu'il a abordé dans la rue des filles d'aspect en tous points respectable et, en dépit du fait que depuis son apparition sur l'écran de la télé, un dimanche matin, son visage n'est pas totalement inconnu d'une fraction éclairée du public - en dépit du fait qu'il se rend peut-être à l'appartement de sa maîtresse du moment pour y dîner - il est bien connu qu'en telle ou telle occasion, il a murmuré, "Dites donc, vous ne voulez pas venir chez moi?"  Bien entendu, elle va répondre, "Non". Bien entendu, elle va hurler, "Fichez-moi le camp, espèce de ...!" ou répondre d'un ton sec, "J'ai déjà un charmant chez moi, merci, avec un mari dedans." Que fait-il de lui-même, cet imbécile! Ce crétin! Ce sournois! Cet obsédé sexuel!

Tout simplement il ne peut pas - il ne veut pas - réprimer le feu qui lui ronge le chibre, la fièvre qui lui délabre le cerveau, le désir qui le dévore en permanence, de l'inédit, du neuf, de l'extravagant, du jamais conçu et, si vous êtes capable d'imaginer une chose pareille, du jamais rêvé. En matière de con, il continue à vivre dans un état qui ne s'est jamais démenti et n'a subi aucun raffinement depuis qu'il avait quinze ans et ne pouvait se lever de son banc de classe sans cacher sa trique derrière son cahier à trois anneaux..."

 

Le Complot contre l'Amérique (The Plot Against America, 2004)

En 1997, "American Pastoral", prix Pulitzer, contait la contestation violente de l'extrême gauche des années 1970, 1998, "I Married a Communist" se veut une réflexion, toujours sur l'histoire récente des États-Unis, en l'occurrence le maccarthysme; en 2000 , "The Human Stain" répond au contexte dans lequel éclate l'affaire Lewinsky. Avec "The Plot Against America", Roth continue d'entrecroiser des éléments autofictionnels avec une réflexion sur les heures les plus noires des Etats-Unis de la seconde moitié du XXe siècle. C'est histoire de son pays vue sous un angle contrefactuel en imaginant tout simplement que l'aviateur Charles Lindbergh accède en 1940 à la présidence des États-Unis (Franklin Delano Roosevelt accomplira son troisième mandat durant cette période) :  le romancier nous décrit quelles auraient été les répercussions de cette élection dans un quartier peuplé de familles juives modestes du New Jersey, qui ressemble à s'y tromper à celui de son enfance. Pendant deux ans, de juin 1940 à octobre 1942, et son "alternative history" invite à une singulière expérience immersive de la peur avec l'hypothèse d'une dérive de la démocratie américaine vers l'antisémitisme et l'isolationisme (Lindbergh nous est dépeint s'empressant de signer un pacte de non-agression avec Hitler), une dérive vécue par un enfant de 7 à 9 ans dont l'identité intime se forge à partir de cet événement fictif : "C'est la peur qui préside à ces Mémoires, une peur perpétuelle. Certes, il n'y a pas d'enfance sans terreurs, mais tout de même : aurais-je été aussi craintif si nous n'avions pas eu Lindbergh pour président, ou si je n'étais pas né dans une famille juive ?" ...

 

Le quartier Weequahic de Newark, où il a grandi et qui est devenu dans son écriture une sorte d'Eden disparu, était un lieu de fierté de la classe moyenne,  un lieu de frugalité et d'aspiration, un endroit où personne n'ignorait "le pouvoir d'intimider qui émanait du plus haut et du plus bas de l'Amérique des Gentils", où être juif et être américain étaient pratiquement indiscernables...

"Nous étions une famille heureuse, en 1940. Mes parents étaient des gens sociables, hospitaliers, qui trouvaient leurs amis parmi les collègues de mon père et les femmes qui avaient, comme ma mère, aide à monter l'association de parents d'élèves de la toute jeune école de Chancellor Avenue, que nous fréquentions mon frère et moi. Tous étaient juifs. Les hommes du quartier travaillaient à leur compte, marchands de bonbons, épiciers, bijoutiers; ils vendaient des robes, des meubles, tenaient la station-service, la charcuterie casher; ils étaient propriétaires de petits ateliers de fabrique sur la ligne de partage entre Newark et Irvington; ils étaient plombiers, électriciens, peintres ou chauffagistes. D'autres, comme mon père, étaient des pousse-cailloux de la vente qui arpentaient les rues pour démarcher les gens et toucher leur commission. Les médecins juifs, les avocats, les commerçants prospères qui avaient de grands magasins en ville habitaient des pavillons individuels dans les rues à l'est de Chancellor Avenue, plus près de Weequahic Park, ses cent vingt hectares paysagers, ses pelouses, ses bois, son lac où l'on canotait, son parcours de golf, sa piste de courses d'attelage, séparaient cette partie de Weequahic des usines et des zones de fret aux bords de la Route 27 et du viaduc des chemins de fer de Pennsylvanie, puis, plus à l'est, de l'aéroport à peine ébauche, et, plus à l'est encore, au bord de l'Amérique, des hangars et des docks de la baie de Newark, où l'on déchargeait des denrées venues du monde entier. Côté ouest, ce côté ouest sans parc qui était le nôtre, on trouvait bien un instituteur ou un pharmacien par-ci par-là, mais il n'y avait guère de professions libérales chez nos proches voisins, et sûrement aucune famille d'industriels ou de financiers opulents. Les hommes travaillaient cinquante, soixante, voire soixante-dix heures et plus par semaine. Les femmes travaillaient tout le temps, sans grand équipement ménager pour les décharger des corvées; elles faisaient la lessive, repassaient les chemises, reprisaient les chaussettes, retournaient les cols, recousaient les boutons, glissaient de la naphtaline dans les lainages, ciraient les meubles, balayaient, passaient la serpillière, faisaient les vitres, récuraient les lavabos, les baignoires, les toilettes, les cuisinières, passaient l'aspirateur sur les tapis, soignaient les malades, faisaient les commissions et la cuisine, nourrissaient la parentèle, mettaient de l'ordre dans les placards, les tiroirs, avec un oeil sur les travaux de peinture, l'entretien de la maison; elles marquaient les fêtes religieuses, payaient les factures, tenaient les comptes du ménage sans perdre de vue les enfants : santé, habillement, scolarité, alimentation, conduite, anniversaires, sans oublier la discipline et la bonne humeur. Quelques-unes trimaient avec leur mari à la boutique familiale, dans les rues commerçantes; le soir après l'école, ainsi que le samedi, leurs aînés venaient les aider, livrer la marchandise, tenir le stock et faire le ménage de la boutique.

C'était par leur travail que j'identifiais et que je distinguais nos voisins, bien plus que par leur religion. Dans notre quartier, aucun homme ne portait la barbe ou le costume désuet du Vieux Monde; on ne portait pas davantage la kippa, ni à l'extérieur ni dans les maisons où j'avais mes entrées chez mes petits camarades. Les adultes ne pratiquaient plus la religion par des signes extérieurs reconnaissables, si tant est qu'ils aient continué de la pratiquer de façon sérieuse, et autour de nous, mis à part des commerçants d'âge mûr comme le tailleur ou le boucher casher, ou encore quelques vieillards malades ou décrépits contraints d'habiter chez leurs enfants adultes, presque personne n'avait d'accent. En 1940, dans les familles juives du sud-ouest de la plus grande ville du New Jersey, on parlait un anglais américain bien plus proche de celui d`Altoona ou Binghamton que des célèbres dialectes de nos homologues juifs des cinq districts, sur l”autre rive de l'Hudson. Des caractères hébraïques avaient été imprimés au pochoir sur la vitrine du boucher casher, et gravés au fronton des petites synagogues, mais c'étaient bien, avec le cimetière, les seuls endroits où l'on avait l'occasion de rencontrer l'alphabet du livre de prière plutôt que les lettres familières de la langue maternelle en usage à longueur de temps chez presque tout le monde, pour tout propos imaginable, humble ou noble. Au kiosque à journaux, devant la boutique de bonbons du coin, il y avait dix fois plus de lecteurs du Racing Farm et de ses conseils pour les turfistes que du Forvetz, quotidien en yiddish.

Israël n'existait pas encore; en Europe, six millions de Juifs n'avaient pas encore cessé d'exister..."

 

En 2010, "Nemesis", qui a pour sujet l'épidémie de polio qui a ravagé les États-Unis au cours de l'été 1941, et qui a particulièrement affecté la communauté juive de Newark, la ville natale de l'auteur. Philip Roth annonce alors qu'il n'écrira plus. Géant de la littérature américaine, l'écrivain est mort d'une insuffisance cardiaque congestive, dans un hôpital de Manhattan à New York, selon plusieurs médias américains, dont le New York Times et le magazine The New Yorker . Il avait 85 ans. Observateur lucide de la société américaine et de ses travers, le natif de Newark dans le New Jersey, le 19 mars 1933, avait été régulièrement pressenti pour le Nobel de littérature, sans jamais l'obtenir ...

 


Stanley Elkin (1930-1995) 

Né à Brooklyn, New York, dans une famille juive, d'un père représentant en bijouterie de fantaisie, élevé à Chicago,  enseignant dans le département d'anglais de l'Université Washington de Saint-Louis, Stanley Elkin commence à écrire dans les années 60  et publiera une dizaine de romans ("The Magic Kingdom", "The Franchiser"), de courts romans ou "novellas" ("The Bailbondsman") et des recueils de nouvelles ("Criers and Kibitzers, Kibitzers and Criers", "Searches and Seizures") : souvent qualifié de "serious funny writer", encensé par la critique mais ignoré du grand public,  Stanley Elkin campe des personnages du Midwest américain, qu'il connaît bien depuis son enfance, des personnages ambigus, entièrement habités par leur vie professionnelle (Ellerbee, le propriétaire du magasin d'alcools de '' The Living End ''; Alexander Main, le Bailbonsman; et Ben Flesh, le franchiseur),  embarqués dans des histoires banales, qui tentent, soutenus par un style parlé d'une impressionnante virtuosité,  de s'en tirer malgré tout. Son réalisme teinté d'humour noir n'est jamais bien loin de cette littérature de l'absurde qu'il aimait tant dans Camus ou dans Saul Below. Son premier roman,  "Boswell: A Modern Comedy" (1964), révèle ce goût de l'absurde : cette biographie de Samuel Johnson adaptée au monde moderne décrit comment lutte désespérement un personnage hanté par le sentiment de son indépassable médiocrité. Avec son second roman, "A Bad Man" (1967), Elkin fut  reconnu comme "a bright satirist, a bleak absurdist and a deadly moralist" par la critique littéraire. 

 

Un sale type (A Bad Man, 1965)

Leo Feldman, propriétaire d'un grand bazar, est condamné à un an de prison pour avoir rendu divers petits "services". Du fond de sa cellule, Feldman médite sur sa vie passée. Cynique et apparemment dépourvu de sentiments, Feldman va devoir affronter l'hostilité de ses compagnons de prison. Récit noir et farce métaphysique sur l'innocence et la culpabilité. 

 

"Un jour un jeune homme coiffé d'un feutre presque sans rebord fit irruption dans le bureau où Feldman était occupé à dicter une lettre à sa secrétaire. Il brandissait un revolver et dit : 

- "Lève les pattes, les carottes sont cuites, Feldman."  Ils travaillaient devant le coffre de Feldman, dans lequel était déposé la recette journalière du grand magasin dont il était propriétaire. La secrétaire, qui se nommait Miss Lane, pressa immédiatement un bouton situé sous une saillie du bureau de Feldman et une puissante sonnerie retentit. 

- "La police sera là avant que nous ayons eu le temps d'ouvrir le coffre", annonça-t-elle dans le fracas drelinesque. Mais Feldman qui, jusqu'alors, était resté assis dans son fauteuil, les coudes sur le bureau, les joues appuyées contre les paumes, dans l'attitude de la concentration, se mit en devoir de lever les mains en l'air. 

- "Je crains fort d'avoir à me passer de vos services pendant un moment, Miss Lane, hurla Feldman. 

- "Un geste, dit le jeune homme, et je te plombe." 

- "Il faut reconnaître que vous avez la situation bien en main, concéda Feldman.

Miss Lane les regarda à tour de rôle.

- "Mais.. qu'est-ce que ..., s'enquit-elle.

- "Cest les carottes, expliqua Feldman. Elles sont cuites."

Il fut condamné à un an d'emprisonnement au pénitencier. C'était quelque part dans l'Ouest de l'Etat, dans les montagnes, où il n'avait jamais mis les pieds, lui qui passait ses vacances dans l'Est, à la plage, ou qui était allé à Las Vegas pour les spectacles, et deux fois en Europe pendant un mois et dans les Caraïbes, en croisière, habillé au rayon Yachting.

Ce n'était pas dans une ville, ni près d'une ville et il n'existait aucune liaison directe entre la ville de Feldman et la prison, distante de trois cent miles.

Après sa condamnation, un adjoint du shérif vint le voir dans cellule.

- "Demain, on va prendre le train", dit-il. 

Feldman ne dormit pas. A l'exception des quelques heures qui avaient suivi son arrestation, c'était la première soirée qu'il passait en prison. Il portait encore le complet bleu d'homme d'affaires flambant neuf que l'acheteur était allé lui chercher au rayon Vêtements pour hommes. Il se demandait si on lui passerait les menottes..."

 

"Une femme entra dans la pièce et s'assit sur une chaise droite à quelques dizaines de centimètres du divan sur lequel Feldman lui-même était assis. Elle se tassa à la renverse, son derrière glissant vers le bas à l'intérieur de ses vêtements, de telle sorte que son corps entier sembla descendre par rapport à sa robe, découvrant une cuisse, des jarretelles, le haut d'un bas comme un vase de chair. Sa position aurait pu être une démonstration de secourisme, ce qu'il convenait de faire dans certains cas d'attaque respiratoire. Feldman attendit qu'elle prît la parole puis s'aperçut qu'elle était un peu grise et ne l'avait pas encore remarqué. Il contempla ses sous-vêtements, et en vint rapidement à y imaginer des formes, des renflements, des ombres, des taches. Cette contemplation le rendait nerveux et il se demanda s'il devait toussoter ou frotter les pieds par terre. Il regarda son visage. Il ne connaissait rien aux regards et ne pouvait pas deviner un caractère d'après la physionomie des gens. Ils étaient jeunes ou vieux, bruns ou blonds, gras ou maigres. Cette femme paraissait la trentaine et plus, elle était brune et devait mesurer deux ou trois centimètres de plus que lui, à moins que ce ne fût la façon dont elle tenait ses jambes étendues devant elle qui la grandissait. (Il trouvait à sa posture quelque chose de "lincolnesque"). Il trouvait agréable d'être là avec elle, leur intimité accidentelle et le fait qu'elle parût ignorer sa présence l'excitait bigrement! Elle leva une fois les yeux et, là encore, parut ne pas le remarquer; il s'installa donc confortablement dans sa contemplation, les mains posées sur les cuisses..."

 

Marchand de liberté (Searches and Seizures, 1973)

"Cincinnati, les années 60. Alexander Main est un bailbondsman, un marchand de liberté. Ses clients  ? Truands, petits malfrats et autres égarés aux prises avec la justice, pour lesquels il se porte garant, faisant son beurre des commissions proportionnelles au montant des cautions. Un métier un peu louche qui demande du flair, car il ne faut pas se tromper de client, repérer celui qui pourra payer, qui ne cherchera pas à faire faux-bond au moment du procès. Du bagout aussi, pour mettre tout le monde dans sa poche, escrocs, avocats, flics, juges  : la petite routine pittoresque et perverse de la justice américaine, la bonne vieille danse de l’argent et de la loi. Et enfin, il faut de la poigne, être prêt à faire parler la poudre, à faire respecter ses intérêts. Incroyable bonimenteur, Main est un personnage complexe, imprévisible, un malin mélancolique, un drôle de type qui fait de drôles de rêves. Il tyrannise gentiment son assistant, Crainpool, terne gratte-papier dont la fadeur se révélera trompeuse…" (Editions Cambourakis)

 

The Franchiser (1976)

Elkin conte les exploits de Ben Flesh, créateur d'une énorme empire de franchises couvrant tout le territoire américain, "one of the men who made America look like America, who made America famous" et dont l'enthousiasme fournit un morceau d'anthologie : "The colors of those ice creams! Chocolate like new shoes. Cherry like bright fingernail polish. We do a Maple Ripple it looks like fine-grained wood, Peach like a light coming through a lampshade. You should see that stuff -- the ice-cream paints bright as posters, fifty Day-Glo colors. You scoop the stuff up you feel like Jackson Pollock." Mais, à l'instar de la tragédie que vivra Elkin, Ben Flesh est atteinte par une sclérose en plaques qui va brouiller ses sensations alors que prolifèrent ces chaînes commerciales, - Monsieur Softee, Kentucky Fried Chicken - à travers le pays.

 

"Au commencement était la fin" (The Living End, 1979)

Dans ce court roman,  Ellerbee, un commerçant de spiritueux à Minneapolis, bon mari, bon employeur, bon samaritain, est assassiné lors d'un hold-up : commence alors une autre histoire dans laquelle il doit parcourir le Paradis, qui lui est refusé, l'Enfer, où il rencontre le complice de son meurtrier, puis le Purgatoire, sous l'emprise d'un Dieu qui ne parvient pas à trouver véritablement son public.

 

Mrs. Ted Bliss (Mrs. Ted Bliss, 1995)

"Environ une semaine après avoir enterré son mari au cimetière de Chicago où reposaient presque tous les Bliss, Dorothy Bliss, revenue à Miami où elle vivait, fut abordée par un homme du nom d'Alcibiade Chitral. Le señor Chitral était natif du Venezuela et nouveau venu aux États-Unis. Il voulait faire une proposition à Dorothy. Il lui offrait d'acheter la voiture de son défunt mari. Quand Mrs. Bliss entendit ce qu'il disait, elle devint folle de rage, furieuse et, malgré son sourire, elle lui aurait, si le chagrin ne l'avait pas tant envahie, claqué la porte au nez. Vautour, pensa-t-elle, vautour charognard sans vergogne ! À quatre-vingt-deux ans, Mrs. Ted Bliss, qui affectionne les tailleurs-pantalons en polyester aux couleurs chatoyantes, est une veuve respectable. Mais elle va faire une grosse bêtise le soir où, finalement, elle accepte l'offre du gentleman vénézuélien qui, après tout, lui propose plus du double de la valeur du vieux tacot dont elle n'a pas l'usage et qu'il convoite. Seulement voilà, il s'agit d'un trafiquant de drogue. Et notre charmante retraitée, touchante et ridicule à la fois, va se trouver embarquée dans une série d'aventures qu'elle prendra avec sang-froid mais qui donneront des sueurs froides à ses enfants et petits-enfants. À travers elle, sur ce ton à la fois burlesque et désespéré qui n'appartient qu'à lui, Stanley Elkin, très malade quand il a écrit ce livre, son dernier, nous administre une leçon de vie." (Mercure de France)

 

 

Le court roman "Le Danseur de flamenco" ("The Bailbondsman") est adapté au cinéma par John Korty sous le titre "Alex & the Gypsy " (1976), with Jack Lemmon, Geneviève Bujold, James Woods - un individu sans scrupules fournit aux prévenus les cautions nécessaires à leur mise en liberté provisoire, mais choisit finalement l'amour avec une jeune gitane...