Abstractions - Wassily Kandinsky (1866-1944)  - Piet Mondrian (1872-1944) - Kazimir Malevitch (1878-1935) - Paul Klee (1879-1940) - Theo van Doesburg (1883-1931) - Sonia Terk (1885-1979) - Robert Delaunay (1885-1941) - František Kupka (1871-1957) - Francis Picabia (1879-1953) -  ..

Last update : 11/11/2016

Concurremment au fauvisme, à l'expressionnisme, au cubisme, tous historiquement datés et situés, naît un mouvement artistique multiforme, quasi synchrone en divers foyers européens, les "abstractions".

Ce mouvement de représentation qui va au-delà du visible naît dans un contexte de transformation des cadres de la pensée : champs semblants illimités de la psychanalyse, des mathématiques, de la physique, par exemple. On peut s'interroger sur cette surprenant limite que ne franchiront pas Braque et Picasso lorsqu'ils quittent le cubisme cézanien entre 1910 et 1912 pour le cubisme analytique, ou "hermétisme", celui où tout vestige de lisibilité est banni, et l'abstraction une différence infime : Picasso et Braque ne franchiront pas le cap, le pas à faire pour déboucher sur l'art abstrait sera effectué par d'autres, très différents entre eux, mais tous des coloristes

C'est aux environs de 1910, que se développent différentes tendances abstraites dans le cadre des mouvements d’avant-garde allemand, russe, tchèque et hongrois, mais aussi français, italien. Il s'agit de représenter un ordre et une rationalité qui excluent une référence immédiate au monde extérieur, mais susceptibles de saisir et restituer les forces créatives  de la nature. Kandinsky tente ses premières formulations théoriques (« Du spirituel dans l’art », 1912) en développant concrètement ses recherches avec le groupe Der Blaue Reiter (1911) ainsi qu’avec Paul Klee, en enseignant au Bauhaus après la guerre. La troisième et dernière exposition de cette avant-garde réunit à Berlin en mars 1912, les membres du mouvement Die Brücke, les cubistes, les rayonnistes russes, les futuristes italiens. D'une rigueur plus mathématique et privilégiant une simplicité ascétique, les artistes du groupe hollandais De Stijl (P. Mondrian, Van Doesburg) et le russe Malevitch proposent un art abstrait géométrique et constructiviste dans les années 1920. En France, les années 1911-1913 voient l'élaboration d'une abstraction dynamique et colorée, avec Kupka, Delaunay, Picabia. En Italie, le "futurisme" s'impose avec la volonté de traduire toutes le pulsions du monde moderne.

Mais la tragédie de la Grande-Guerre porte un coup d'arrêt à toutes ces avant-gardes qui ont pendant dix années constellées tous les pays d'Europe : la figure humaine redevient visible..

 

Où rencontrer les peintres abstraits ?

- Kandinsky, Tableau avec l’Arc noir – Bild mit schwarzen bogen, 1912, Paris, Centre Georges Pompidou

- Kandinsky,Paysage avec église, 1913, Essen, Museum Folkwang

- Kandinsky,Dans le bleu, 1925, Düsseldorf, Kunstsammlung Nordrehein-Westfalen

- Mondrian, Composition A, 1923, Rome, Galleria d’Arte Moderna

- Mondrian, Composition avec plans de couleur, 1914, Paris, Centre Pompidou

- Mondrian, Composition C, rouge, jaune et bleu, 1935, Londres, Tate Modern

- Malevitch, Peinture suprématiste, 1915, Amsterdam, Stedelijk Museum

- Malevitch, Carré noir sur fond blanc, vers 1915, Saint Petersbourg, Musée de l’Ermitage

- Klee, Port et voiliers, 1937, Paris, Centre Pompidou

- Klee, Chat et oiseau, 1926, New York, MOMA 

- Klee, Ad Parnassum, 1932, New York, MOMA

 

De la couleur à la décomposition des formes - A partir de la fin du 19e, bien des artistes vont se détacher du réel et acquérir plus de liberté dans leur composition essentiellement par l'usage de la couleur. Maurice Denis pose en 1890 les principes de la peinture nabie, avec cette célèbre formule, « Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane, recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées... » (23 août 1890). Parmi les peintres du 20e siècle, les Fauves (autour de 1905) vont construire leur toile en fonction de leur émotion et de la réactivité des couleurs entre elles. Les Futuristes italiens, dans les années 1910, vont se tourner vers l’éclairage électrique pour réveiller les paysages. Frantisek FranKupka  (1871-1957) construit ses premières toiles abstraites par la couleur et peint sur les traces du Christ Jaune de Gauguin (1889) l'étonnant portrait, "la Gamme jaune" (1907), avant de s'éloigner, à partir de 1911, définitivement de la réalité et ne produire que des bandes colorées sur fonds monochromes : "Le jaune – c’est le citron, la paille, le blé qui prend des teintes dorées en mûrissant. Le jaune a été la couleur de l’infamie, la marque des mauvais lieux, l’emblème des lépreux et des juifs. Très apprécié au temps de l’Empire romain, il est au Tibet la couleur du grand lama, la couleur impériale en Chine et celle du deuil en Égypte...". Georges Braque (1882-1963) compose L’Estaque, le Port de la Ciotat (octobre-novembre 1906) en cherchant à imiter Paul Cézanne, le maître du paysage et de la construction par la couleur, avant de faire la connaissance de Picasso et de se lancer dans l'aventure du Cubisme : "Le peintre pense en formes et en couleurs ; l’objet, c’est la poétique. La forme et la couleur ne se confondent pas ; il y a simultanéité. Cézanne a bâti, il n’a pas construit : la construction suppose un remplissage. Sensation, révélation. Oublions les choses, ne considérons que les rapports" - Robert et Sonia Delaunay expérimenteront dès 1906 le pouvoir des couleurs en mouvement et leur capacité à évoquer le monde moderne, tandis que, à la limite du concevable, certains peintres  s'engageront aux limites de la puissance abstractive en expérimentant la peinture monochrome, à commencer  par Malevitch avec son énigmatique Carré blanc sur blanc de 1918....

Le pouvoir des couleurs en mouvement et leur capacité à évoquer le monde moderne - Les années 1911-1913 voient à Paris l'élaboration par František Kupka, Robert et Sonia Delaunay, Picabia d'une abstraction dynamique et colorée. Sonia Terk (1885-1979), après avoir quitté son Ukraine natale pour l'Allemagne puis Paris en 1906, découvre la peinture des Fauves et l’œuvre de Gauguin : "Tous les peintres ont étudié la lumière, mais c’était la lumière posée sur des objets, c’était une lumière complètement descriptive. Tandis que là, nous nous sommes attaqués à l’origine de la lumière, c’est-à-dire le soleil, la lune, c’est-à-dire le prisme des couleurs, quelque chose effectivement qui semblait une bombe dans l’histoire de la peinture"...

Très rapidement, elle utilise des aplats de tons purs et s’oriente vers un expressionnisme coloré qui ne soucie guère de vraisemblance. Après son "Nu bleu" (1906), à la manière de Matisse, sa "Finlandaise" (1907-1908, Musée d'Israël, Jérusalem), son "Nu jaune" (1908,  Musée des beaux-arts de Nantes),  image lascive d’une prostituée, est une synthèse de tous ses influences proches des artistes expressionnistes du groupe Die Brücke. En 1907, Sonia rencontre Robert Delaunay et en 1912, et tous deux, fascinés par l'observation de la lumière électrique de la ville, vont explorer le jeu des contrastes créés par la juxtaposition des tons et promouvoir un art constructif et dynamique de la couleur, expression exaltée du dynamisme moderne, le "simultanisme". Sonia Terk évoque ainsi ses premières intuitions: les cercles lumineux que projetaient les réverbères sur le pavé mouillé de Paris constituent un choc visuel qu'elle transpose en peinture dans ses "Études de lumière, boulevard Saint-Michel" (1913), les "Prismes électriques" (1914,  Centre national d'art et de culture Georges-Pompidou), les "Rythmes circulaires et Réalités concentriques" (1914). Robert Delaunay (1885-1941), impressionniste, divisionniste (Portrait de Jean Metzinger ou l'Homme à la tulipe, 1906), puis cubiste dit orphiste, "Disque simultané" (1912), "Fenêtres ouvertes simultanément" (1912, Tate, Londres), "Formes Circulaires" (1913, musée national d'art moderne, Paris). C'est en 1912 que Robert Delaunay conçoit sa série des "Fenêtres" jaillie du constat que la vitre rabattue d'une fenêtre ouverte peut donner du monde extérieur une image méconnaissable, comme l'anticipation d'une toile abstraite. Par la suite, ils exploreront une variété de supports et de techniques liés aux arts appliqués.

Robert Delaunay (1885-1941) fut souvent contesté par la critique comme pionnier de l'abstraction : est «abstrait, tout art qui ne contient aucun rappel, aucune évocation de la réalité observée», édictera par exemple Michel Seuphor (L'Art abstrait, 1949). Certes, Delaunay ne s'est jamais totalement détaché du réel et de la vie moderne, mais il en "parlera" en termes de lumière et de vibrations et nous donnera de nouvelles sensations, une harmonie chromatique qui nous entraîne dans l'art pur du mouvement de la couleur - Natif de Paris et s'adonnant à la peinture dès 1904, Robert Delaunay a lu les travaux du chimiste français Michel Eugène Chevreul  (1829) sur la loi du contraste simultané des couleurs ('Lorsqu’il s’agit de comparer les couleurs de deux étoffes qu’on juxtapose pour en apprécier exactement la différence ; dans ce cas, le contraste fait voir ces couleurs autrement que l’œil ne les verrait si elles étaient isolées l’une de l’autre"), écouté la leçon du néo-impressionnisme et du divisionnisme, puis celle de Cézanne, a connu Picasso et Braque, s'est fait reconnaître par Gleizes et fut de la première manifestation cubiste en 1911. Mais dès 1912, il quitte le cubisme et s'engage dans la voie de l'art abstrait....

Au long de huit années d'expérimentation, de 1906 (Manège électrique) à 1914, en une centaine d'oeuvres, Robert Delaunay a cheminé, isolé, du néo-impressionnisme à l'abstraction. Le monde qu'il reconstruit n'est pas celui de la rationalité à l'inexorable monochromie, mais celui de la lumière, une puissance active, une lumière qui déconstruit et désarticule (Autoportrait, 1909, séries des Tours de Notre-Dame, des Saint-Séverin, des Villes, des Tour Eiffel de 1909 et 1910), expérience du "simultanéisme", puis lumière qui reconstruit avec la première "Fenêtre" et le premier Disque simultané, les Disques circulaires (1912-1913), les Hélices (1923), la Joie de vivre (1930), les Rythmes sans fin (1933- 1934). Pionnier de l’abstraction, inventeur du mouvement orphique et de la «peinture pure», Delaunay ne rompra jamais avec la réalité, le figuratif ne disparaît pas, mais avec le traitement de la lumière et des couleurs (le jeu des complémentaires) qu'il opère, il parvient à générer des effets de mouvement qui libèreront les intuitions d'artistes singuliers, comme Paul Klee. Sonia Terk, qui épouse Robert Delaunay en 1910, l'accompagnera dans cette épopée à la marge de l'art abstrait qui suit au plus près près les révolutions urbaines et sociales de ce début du XXe siècle....

En 1910, Vassili Kandinsky peint la première peinture entièrement abstraite, "Erstes abstraktes Aquarell "et étude de la future Composition VII, et publie "Du spirituel dans l'art": Robert Delaunay n'y sera pas insensible, et s'il se rapproche de  Kandinsky et de Paul Klee, la série de compositions qu'il réalise entre 1912 et 1913, "Les Fenêtres", dans lesquelles la couleur se substitue au dessin, ne provient pas, contrairement à ses contemporains, de quelque quête intérieure, mais tout simplement de la réalité extérieure observée au gré des contrastes simultané des couleurs avec lesquels joue la lumière....


Le passage František Kupka à l'abstraction est soudain, en 1911, avec "Amorpha, fugue en deux couleurs" (Narodni Galerie, Prague) qu'il expose au Salon d'Automne à Paris en 1912. František Kupka (1871-1957), né à Opočno en Bohême, quitte Prague pour Paris en 1896, collabore à des hebdomadaire satirique à tendance anarchisante comme "l'Asiette au beurre", à l'instar de Juan Gris, Felix Vallotton, ou Jacques Villon, et participe aux réunions du groupe de la Section d'Or qui remettent en question le cubisme des Maîtres, avec Marcel Duchamp, Jean Metzinger, Francis Picabia ou Albert Gleizes. Ce qui semble l'animer, c'est la recherche du "sens des couleurs" dans ''l'insondable secret du monde intérieur". Il s'oriente successivement vers le Symbolisme, l'Impressionnisme puis un Fauvisme proche de l'Expressionnisme. En 1909, "Les Touches de piano" (1909, Narodni, Prague), le "Grand Nu" (1909, Musée National d'Art Moderne, Paris),  "Femme cueillant des fleurs" (1909-1910, Musée national d'art moderne, Paris) constituent un premier tournant : ce qu'il tente de traduire, c'est le mouvement et la lumière, que développeront les futuristes italiens ou Marcel Duchamp. Les influences du praxinoscope de Charles-Émile Reynaud et de la chronophotographie de Étienne-Jules Marey ne sont pas sans conséquences sur l'enrichissement de la perception du monde des artistes de la fin 19e et tout début 20e siècles. Avec "Madame Kupka parmi les verticales" (1910-11, Museum of Modern Art, New York), "Amorpha, fugue à deux couleurs" (musée de Prague), "Plans verticaux I (1912, Musée National d'Art Moderne, Paris), Kupka découpe sa toile en séries d'étroites bandes parallèles, des "plans par couleur" qui marquent désormais l'emprise des formes géométriques sur sur son oeuvre. Surgiront ainsi au cours des oeuvres suivantes des formes successives de formes courbes ou ogivales qui semblent surgir de quelque profondeur, non sans une certaine volonté de maîtrise dont on lui reprochera la froideur. 


Francis Picabia (1879-1953) est un peintre particulièrement inventif, mais aussi très versatile. Il produit dès 1909 quelques dessins et gouaches abstraits. Mais c'est en 1913 qu'il passe décisivement à l'abstraction avec ses grandes toiles "Udnie" (Paris, musée national d'art moderne) et "Edtaonisl" (Institut d'art de Chicago). Jusque-là, il avait réussit un parcours impressionniste qui avait su trouver son public. C'est à partir de 1908 que l'abstraction commence à le fasciner pour sa "peinture située dans l'invention pure qui recrée le monde des formes suivant son propre désir et sa propre imagination". La rencontre décisive sera celle de Marcel Duchamp, vers 1911, qui le fait entrer dans le "cénacle" de Puteaux, qui s'oppose à tout essai de mise en théorie du Cubisme par Gleizes et Metzinger,  qui l'accompagne aux États-Unis, de janvier à mai 1913, en tant que "porte-parole" de cet art nouveau qui sera présenté à l'Armory Show à New York. Fort de son individualité particulièrement exhubérante, il trouve à New-York les couleurs, les rythmes, le jazz, la bourgeoisie riche et décomplexée (New York, 1913, aquarelle et gouache, Paris, MNAM. ; Chanson nègre, 1913, Metropolitan Museum). Rentré à Paris, il exécute alors de grandes toiles où les formes et les couleurs seules permettent d'appréhender une réalité toute autre que celle des formes objectives : "Catch as catch can" (1913, Philadelphie, Museum of Art), "Je revois en souvenir ma chère Udnie" (1914, New York, MOMA). Progressivement une autre étape s'engage, se confirme son goût pour les détournements d'éléments empruntés à maints autres contextes : c'est le temps des fameux éléments "mécanomorphes" ("La Ville de New York aperçue à travers mon corps", 1913; "Voilà la femme", 1915 ; "Prostitution universelle", 1916, New Haven, Yale University Art Gallery; "Voilà la fille née sans mère", 1916-17; "Parade amoureuse", 1917; "L'Enfant Carburateur", 1919, New York, musée Guggenheim). Lorsque la guerre éclate, une toute autre période débute ...


1912 est l'année clef : de tous temps les peintres ont utilisé ce pouvoir que possèdent les lignes, les volumes, les couleurs, de constituer des ensembles ordonnés ayant la capacité d'interpeller notre pensée et notre sensibilité. Mais ce n'est que vers 1910-1914 que certains peintres franchissent une étape, renoncent purement et simplement à la figuration du monde visible. C'est en 1912 que Kandinsky atteint la pleine maturité dans ses "compositions", dont "Tableau avec l’Arc noir" (Bild mit schwarzen bogen, 1912, Munich) est une des plus célèbres. C'est à cette date que Delaunay entame ses séries des "Formes circulaires" et des "Fenêtres", parallèlement aux démarches de Sonia Terk; Kupka se manifeste comme totalement abstrait, Mondrian élabore son système de signes, et l'on est ainsi abstrait tant à Munich, à Paris, qu'à Moscou ou Malevitch va définir le suprématisme...


Wassily Kandinsky (1866-1944) 

Né à Moscou dans une famille aisée et cultivée, Kandinsky commence par étudier le droit avant de renoncer tardivement à sa carrière universitaire pour entrer à l’Académie des Beaux-arts de Munich (1896), après sa découverte de l’Impressionnisme en 1895, fasciné notamment par la luminosité et les couleurs de la fameuse série des "Meules" de Monet. Ses premiers tableaux sont d’essence naturaliste, cependant ses différents voyages dans toute l’Europe et un séjour à Paris en 1906-1907 lui font découvrir d’autres voies à travers Cézanne, Matisse et Picasso.

Ses créations s’organisent alors en "Impressions" (modèle naturaliste dépendant de la réalité extérieure), en "Improvisations" (transcriptions spontanées de la "sonorité intérieure" sur la toile) et en "Compositions" (des Improvisations plus élaborées, s’appuyant comme celles-ci sur des images venues de l’inconscient), suggérant une évolution de son degré d'abstraction dans le temps. Les "Impressions" virent le jour en 1911, les "Improvisations" en 1909, et Kandinsky ne peindra, à partir de 1910, que dix "Compositions", dont sept pendant les années d'avant-guerre. 

L'art n'a plus besoin de modèles concrets, extérieurs, mais une sorte de nécessité intérieure s'exprime en arrangements de couleurs et de formes. Le critique d'art Wilhem Worringer (1881-1965) avait en 1907 publié "Abstraktion und Einfülung"  qui correspond à cette idée de Kandinsky pour lequel "l'objet d'art" est un "organisme autonome de même importance que la nature". On retrouve ici la fameuse remarque de Cézanne disant que l'art est "une harmonie parallèle à la nature". Et Kandinsky rejoint ainsi le travail en cours dans un domaine artistique voisin, la musique, effectué par Arnold Schönberg (1874-1951) avec l'invention du dodécaphonisme. Kandinsky va différencier deux orientations artistiques fondamentales, le "grand réalisme", par lequel on tente de reproduire les motifs le plus fidèlement possible, et la "grande abstraction" par laquelle les oeuvres naissent de façon purement artistiques, renoncent à toutes formes concrètes et donnent un aspect extérieur concentrée sur un support pictural à la "sonorité intérieure".  Le matériel disponible à la réalisation des compositions abstraites sont les formes et les couleurs : elles ne possèdent aucune qualité propre, mais constituent les supports émotifs de l'expression. Chaque couleur crée un effet différent, qui à son tour peut dépendre des autres couleurs environnantes, et de plus, de sa forme. Un cercle bleu produit un effet différent sur l'observateur qu'un carré bleu. Et donc, s'interroge Kandinsky, "quelle forme dois-je utiliser pour atteindre l'expression nécessaire de mon expérience intérieure?" Kandinsky va donc tenter, dans ses tableaux, d'unir formes et couleurs d'après cette "nécessité intérieur" qui ordonne sa construction sur la toile.

"Composition VII" en 1913 est l’œuvre la plus importante de cette période. En 1911, il fonde avec Franz Marc et des expressionnistes allemands Der Blaue Reiter (le Cavalier bleu), et publieront un an plus tard l’Almanach du Cavalier bleu qui comprend en particulier un article de Kandinsky sur la question de la forme dans lequel il énonce que " la forme est l’expression extérieure du contenu intérieur " et qu’une forme n’est a priori pas meilleure qu’une autre ("Über die Formfrage"). La même année, il édite "Du spirituel dans l’art " (Über das Geistige in der Kunst), premier traité théorique sur l’abstraction qui lui permet de se faire connaître et de répandre ses idées. "D'une manière générale, y affirme-t-il, la couleur est un moyen d'exercer une influence directe sur l'âme".Animé par une tradition artistique orientale emprunte d'une profonde spiritualité,  Kandinsky s'est appuyé sur le paysage pour cheminer vers une abstraction qui n'est pas sans symbolique ni dépourvue d'une intense émotion, exprimant un nouveau langage pictural autonome, entrevu à partir de la mystique théosophique puis enrichi par des analogies musicales que l'on retrouvera chez Paul Klee.
Sa véritable décennie prodigieuse de peintre fut celle de 1910 à 1920, malgré, et peut-être parce que,  elle coïncide pleinement avec la Première Guerre mondiale et la révolution de 1917 en Russie, deux événements qui l'ont évidemment affecté pleinement...
 

A peine sorti de l’Académie des Beaux-Arts, Kandinsky fonde au printemps 1901 la «Phalanx», une association d’artistes qui entend organiser des expositions et organiser des formations. Kandinsky y enseigne la peinture et rencontre Gabrielle Münter (1877-1962) qui sera sa compagne jusqu’en 1914 (1903, Gabrièle Münter Painting, Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich). Mais l’école  n’ayant pas le succès attendu, Kandinsky dissout l’association et part à l'étranger avec sa compagne entre 1903 et 1908 : Hollande ("Amsterdam, View from the Window", 1904, Solomon R. Guggenheim Museum, New York City; "Beach Baskets In Holland", 1904, Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich), Venise, Tunis, Paris ("Park in St. Cloud", 1907), la Suisse, Dresde, Berlin et Rappalo ("Rapallo, Boats", 1905) où il séjourne du 23 décembre 1905 au 30 avril 1906,... Le néo-impressionnisme, ses combinaisons de tâches et ses rapports de tons inattendus l'intéressent un temps pour traduire les aspects multiples de cette vie matérielle et spirituelle russe qu'il porte en lui, passée ou présente ("Colorful Life", Buntes Leben, 1907)...

"Dans la Vie mélangée où la gageure principale était de peindre un mélange de masses, de taches et de lignes, j’ai appliqué la perspective à vol d’oiseau afin de me permettre de placer mes personnages les uns sur les autres". Le cavalier, son cheval, le couple amoureux, le rameur sur le fleuve tranquille, saint Georges et le dragon, ou la citadelle du Kremlin qui se déploie sur l’immense colline avec ses tours et ses coupoles colorées  se retrouvent sous de multiples formes codées dans l’œuvre de Kandkinsky. Au fond ne cherche-t-il pas un support pictural capable d'absorber puis d'exprimer l'art populaire russe si profondément ancré en lui? Ne tente-t-il pas, comme le feront Klee et Marc, de rejoindre et dépasser spirituellement dans un nouveau langage pictural cette naïveté d’expression et de simplification des formes que manifestait la religiosité populaire tant russe que germanique? Au cours de cette quête il découvre ainsi au Salon d’Automne de 1906 la liberté descriptive des couleur et leur transgression que proposaient Matisse et les Fauves, à Munich, l'art nouveau et le Jugendstil qui l'accompagne vers l'abstraction, en Russie, le suprématisme, puis de nouveau en Allemagne le Bauhaus qu'il partage avec Klee. S'impose progressivement la nécessité intérieur de dissoudre le superficiel et l'aléatoire au profit des sonorités de la couleur..

Vivre l'abstraction, apprendre à se mouvoir dans une composition artistique comme dans le vie - Kandinsky, Marc et Klee aimeront vivre dans l’exubérance joyeuse des couleurs vives, rustiques, la naïveté d’expression et la simplification des formes observées dans la nature. « Je n’oublierai jamais les grandes maisons de bois couvertes de sculptures. […] Elles m’apprirent à me mouvoir au sein même du tableau, à vivre dans le tableau. Je me souviens encore qu’entrant pour la première fois dans la salle, je restais figé sur place devant un tableau aussi inattendu. La table, les coffres, le grand poêle, qui tiennent une place importante dans la maison du paysan russe, les armoires, chaque objet, étaient peints d’ornements bariolés étalés à grands traits. Sur les murs, des images populaires, les représentations symboliques d’un héros, une bataille, l’illustration d’un chant populaire. […] Lorsqu’enfin j’entrai dans la pièce, je me sentis environné de tous côtés par la peinture dans laquelle j’avais pénétré. […] C’est à travers ces impressions vraisemblablement, et non autrement, que prit corps en moi ce que je souhaitais, le but que je fixai pour mon art personnel... » (Kandinsky, Rückblicke, Regards sur le passé)

Murnau, 1908 - Vers une peinture sans sujet, une peinture abstraite, le sujet c'est nous regardant  - En 1908, à l’invitation de Alexei von Jawlensky, Kandinsky et Gabrielle Münter passent l’été à Murnau dans les Alpes bavaroises, près du lac Stoffel. Jawlensky comme Münter mènent des recherches parallèles à celles de Kandinsky. Séduits par le paysage ils décident de s’installer dans une villa que Gabrielle Münter acquiert l’année suivante et le peintre y séjournera souvent jusqu'en 1914. A l’est, il voit le village dominé par l’église paroissiale et les vestiges d’un château médiéval, le chemin de fer passait au fond de son jardin. Kandinsky y découvre «la force surnaturelle de la couleur», le voici s'éloignant progressivement de la réalité et posant en larges touches des couleurs pures qui contrastent avec le noir des contours épais : "Autumn in Bavaria" (Centre Pompidou, Musée National d'Art Moderne, Paris),  "The Ludwigskirche in Munich" (Thyssen-Bornemisza Museum, Madrid), "Murnau, Burggrabenstrasse 1" (Dallas Museum of Art), "Murnau, View from the Window of the Griesbräu" (Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich)...

1909 est une année de transition, à côté des paysages apparaissent des compositions livrant les premières expériences de dissolution de la figuration, les  figures sont conçues d’une façon purement plane et ne reposent plus sur la stricte observation de la nature mais sur des correspondances formelles, le peintre utilise essentiellement des couleurs primaires, rouge, jaune et bleu, légèrement modulées avec du blanc comme élément de contraste destiné à augmenter l’intensité des couleurs. Kandinsky rejoint ainsi Cézanne pour qui "la couleur est le lieu où notre cerveau et l’univers se rencontrent..."

Murnau va devenir le centre de ralliement des membres du futur groupe du Blaue Reiter et Kandinsky travaille sans relâche sur le motif essayant de reproduire le "chœur des couleurs qui s’engouffra de la nature vers l’âme". Progressivement ses œuvres gagnent une résonance plus intérieure que visuelle, l'intensité chromatique des couleurs va dériver de leur effet réciproque. Libérées de leur fonction descriptive, les couleurs sont dès lors utilisées pour leur pouvoir d’action sur le spectateur et leur capacité d’interaction entre elles. Cette autonomie expressive de la couleur conduit progressivement Kandinsky sur le chemin de l’abstraction. "L’art n’est pas une vaine création d’objets qui se perdent dans le vide, mais une puissance qui a un but … Il est le langage qui parle à l’âme, dans la forme qui lui est propre". 

1909 - "Houses at Murnau", Art Institute of Chicago;  A Mountain, Lenbachhaus, Munich; "Crinolines", Tretyakov Gallery, Moscow;  "Group in Crinolines", Solomon R. Guggenheim Museum, New York City;  "Murnau view with railway and castle", Lenbachhaus, Munich; "Picture with archer", Solomon R. Guggenheim Museum, New York City…

 

La confirmation du chemin pictural vers l'abstraction s'impose un jour à Kadinsky, une expérience singulière reprise par nombre de commentateurs : "Je vivais déjà à Munich, je fus ravi un jour par une vue tout à fait inattendue dans mon atelier. C’était l’heure du jour déclinant. Après avoir travaillé sur une étude, je venais de rentrer chez moi avec ma boîte de peinture […] lorsque j’aperçus un tableau d’une indescriptible beauté baignée de couleurs intérieures. Je commençais par me renfrogner, puis me dirigeai droit sur cette œuvre énigmatique dans laquelle je ne voyais rien d’autres que les formes et des couleurs dont le sens me restait incompréhensible. Je trouvais instantanément la clef de l’énigme : c’était un de mes tableaux posé de côté contre le mur. Le jour suivant, je voulus reproduire l’impression à la lumière du jour. Mais je n’y parvins qu’à demi : même de côté, je reconnaissais sans cesse les objets, et il y manquait le subtil glacis du crépuscule. Je savais à présent très exactement que l’objet était nuisible à mes tableaux."  (Regards sur le passé et autres textes : 1912 – 1922.)

"Mountain" (1909, Berg, Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich) - Le cône de la montagne remplit l’espace pictural, à son pied,  deux figures stylisées,  au somment l’écho d’un détail figuratif (une ville russe et ses coupoles ?), premiers symptômes la dissolution de la figuration.  La montagne a la forme d’un cône peint en bleu, couleur de la spiritualité, couleur du  ciel qui attire l’homme vers l’infini. Kandinsky est en quête d'une expression originelle, un "immense silence" que les humains ne peuvent entendre, un parcours d'une simplicité formelle mais qu'ordonne le langage des couleurs. Le contraste entre le bleu de l'infini et le rouge, obstiné et insolent, nous livre les premiers signes d'une émotion impalpable, le vert nous donne la quiétude et le blanc, un monde où toutes les couleurs conçues comme substances physiques ont disparu, le grand silence absolu. Le tableau préfigure les premières "Improvisations", ou "impressions de la nature intérieure"...

1910, "Erstes abstraktes Aquarell", date de la toute première aquarelle abstraite de l'histoire de la peinture, semble-t-il, et quoiqu'en dise Malevich, mais Kandinsky ne tire pas son abstraction du cubisme, mais du "drame"  de la couleur pure, qu'il veut " libérer " avec sa peinture. En 1910, perdure encore dans ses oeuvres des éléments narratifs et figuratifs...

1911 - A Munich, Kandinsky fonde l'association Neue Künstlervereinigung München (NKVM) en 1909, avec Münter, Alexej von Jawlensky, bientôt rejoints par Franz Marc et August Macke, mais les antinomies de style sont telles que Kandinsky et Marc démissionnent du mouvement pour organiser la première exposition du Blaue Reiter et mettre en place les éléments d'un projet  d'exposition et d'animation qui rassemble toutes les techniques artistiques et ne connaît ni peuple ni frontière. D'existence brève, deux expositions en 1911-1912, le mouvement sera un creuset essentiel à la diffusion de l'art moderne dans les pays germaniques.

"Romantic Landscape" (1911, Romantische Landschaft, Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich) ou Pastorale (1911, Solomon R. Guggenheim Museum, New York City) ne sont pas des représentations mais des restitutions émotionnelles qui vont totalement modifier la structure des paysages ciblés, trois cavaliers courbés sur leur monture dans une chevauchée rapide traversent ainsi l’œuvre de la droite vers la gauche, la formation rocheuse brune et abrupte constitue une menace latente que les cavaliers vont certainement dépasser, le blanc étalé semble ouvrir de multiples possibilités. "St. George III" (1911, Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich),...

 

1912 - Kandinsky publie «Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier» : à la recherche d’un langage pictural doté d’une dimension spirituelle et symbolique, Kandinsky parvient  à formaliser une intuition phénoménale qui mènera à l'abstraction, la couleur est une vibration qui touche les cordes de la vie intérieure, «la couleur est un moyen d’exercer sur l’âme une influence directe. La couleur est la touche, l’œil le marteau qui la frappe, l’âme l’instrument aux mille cordes». Wassily Kandinsky entreprend donc de caractériser chaque couleur, les primaires (jaune, bleu, rouge), comme les secondaires (orange, vert, violet, chacune étant le résultat du mélange de deux couleurs primaires), ainsi que le brun, le gris et l'orange, en fonction des sensations et des émotions qu'elles suscitent chez le spectateur, en les comparant aux instruments de musique...

 

Le "blanc" est donné par la somme conventionnelle de toutes les couleurs de l'iris, et comme couleur le blanc n’existe pas dans la nature, c'est "le symbole d’un monde où toutes les couleurs en tant que caractéristiques et substances matérielles ont disparu", un monde qui "se situe si loin au-dessus de nous que nous ne pouvons entendre aucun son qui en provienne. Un grand silence en descend qui, une fois matérialisé, nous apparaît comme un mur froid, infranchissable et indestructible qui monte vers l’infini. Le blanc produit sur notre psychisme un effet de grand silence qui représente pour  nous l’absolu. C’est un silence qui n’est pas la mort mais qui est au contraire empli de possibilités. Le blanc résonne comme le silence qui pourrait soudain être compris..."
Le "noir" est comme le néant après le coucher du soleil, comme un silence éternel, sans avenir et sans espoir. Le noir est un manque de lumière, c'est une non-couleur, il s'éteint comme un pieu complètement brûlé. C'est un silence de mort, c'est la pause finale d'une performance musicale, mais contrairement au blanc dans lequel la couleur déjà contenue est faible, il fait ressortir n'importe quelle couleur.
Le "rouge" produit l’effet d’une couleur très vivante, fougueuse, qui dégage l’impression d’une force immense qui semble aller droit au but. Le rouge est chaud, vital, vif, agité mais différent du jaune, car il n'a pas sa superficialité. L'énergie du rouge est consciente, elle peut être canalisée. Plus il est clair et a tendance à jaunir, plus il a de la vitalité, de l'énergie. Le rouge moyen est profond, le rouge foncé est plus méditatif. Il est comparé au son d'un tuba.
Le "jaune" est doté d'une folie vitale, éclatante, d'une irrationalité aveugle ; il est comparé au son d'une trompette, d'une fanfare. Le jaune indique également l'excitation, il peut donc souvent être comparé au rouge mais diffère de ce dernier.
Le "bleu" est la couleur du ciel, il est profond ; quand il est intense il suggère la tranquillité, quand il tend au noir il est fortement dramatique, quand il tend à des tons plus clairs ses qualités sont semblables à celles du bleu, s'il est mélangé avec le jaune il le rend malté, et c'est comme si la folie du jaune devenait "hypocondrie". Il est généralement associé au son du violoncelle.
Le "vert" est une mobilité absolue dans une immobilité absolue, il fait s'ennuyer, suggère l'opulence, la complaisance, c'est une immobilité satisfaite, dès qu'il devient jaune il acquiert de l'énergie, du jeu. Avec le bleu, il devient réfléchi, actif. Il a les tons larges, chauds et semi-sombres du violon.
L' "orange" exprime l'énergie, le mouvement, et plus il est proche des tons du jaune, plus il est superficiel ; il est comparable au son d'une cloche ou d'un alto.
Le "violet", comme l'orange, est instable et il est très difficile de l'utiliser dans la bande intermédiaire entre le rouge et le bleu. Il est comparable au cor anglais, à la cornemuse, au basson.
Le "gris" est l'équivalent du vert, également statique, il indique le calme, mais alors que dans le vert il y a, même si paralysé, l'énergie du jaune qui le fait varier vers des tons plus clairs ou plus froids en lui faisant récupérer la vibration, dans le gris il y a absence absolue de mouvement, qu'il tourne vers le blanc ou le noir.
Le "brun" est obtenu en mélangeant le noir avec le rouge, mais comme l'énergie de ce dernier est fortement gardée, il s'ensuit qu'il est obtus, dur, peu dynamique.

"Bild mit schwarzen Bogen" (1912 With the black arch, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris) -

"Créer une œuvre, c’est créer un monde" - Terminé à l’automne 1912, exposé à Berlin à la galerie der Sturm,  c'est l'oeuvre emblématique de Kandinsky qui voit la réalité objective définitivement abandonnée, mais laissant toutefois la possibilité d’éventuelles associations. Le principe de l’indépendance de la forme et de la couleur s’affirme ici pleinement. Le thème central repose sur un affrontement cataclysmique figuré par trois masses de couleur bleu, rouge et violet, sur le point de se heurter, combat entre l’esprit et la matière, la matérialité et l’idéalité, entre la sensualité et la spiritualité. Les zébrures noires renforcent l’effet dynamique. Le grand arc noir, auquel renvoie le titre, joue le rôle d’une ligne de force structurant l’ensemble de cette composition. Pour Kandinsky, le noir est le symbole du silence, de l’arrêt définitif. Mais en prenant forme d’arc il devient mouvement et c’est lui qui fait interagir les blocs, et pointe en direction de la forme rouge qui s’avance progressivement vers le haut. Selon Kandinsky le rouge produit l’effet d’une couleur très vivante, fougueuse, qui dégage l’impression d’une force immense qui semble aller droit au but. L’œuvre traduit la guerre et non la paix...

 

L’année 1913 est la période la plus féconde de Kandinsky des années d’avant-guerre, produisant près de 29 toiles. "Regards sur le passé" réunit divers écrits du peintre, il y évoque ses souvenirs d’enfance en Russie et commente lui-même plusieurs de ses toiles récentes. En 1913 il retourne à Moscou juste avant que n’éclate la guerre..

"Bild mit weissem Rand (Moskau)" (1913 Picture with white border (Moskow), Solomon R. Guggenheim Museum, New York) - "J’ai réalisé le premier croquis peu de temps après mon retour de Moscou en décembre 1912. C’était le résultat des dernières expériences, habituellement très fortes à Moscou… Le premier croquis était très dépouillé, très concis. Dès le deuxième croquis, j’ai positionné la «décomposition» des expériences de la couleur et des formes dans l’angle inférieur droit. Le motif de la troïka que j’avais depuis longtemps en moi et que j’ai utilisé dans différents dessins, demeurait en haut à gauche... Après presque cinq mois, j’étais assis devant le deuxième croquis à la nuit tombante et je vis soudain tout à fait clairement ce qui manquait encore – c’était la bordure blanche… Cette bordure blanche, je l’ai faite d’une manière aussi capricieuse quelle me venait : en bas à gauche, abîme ; une vague blanche en surgit qui retombe brusquement, puis se repend sur le côté droit du tableau en une forme qui serpente paresseusement, forme un lac en haut à droite (où prend naissance le noir bouillonnement) et disparaît en direction du coin supérieur gauche, pour apparaître une dernière fois sur le tableau sous la forme définitive de blanches dentelures. Cette bordure blanche ayant été la clef du tableau, c’est le titre que j’ai donné à l’ensemble du tableau."

1913 - PETITES JOIES - KLEINE FREUDEN
Kandinsky « Le tableau entier me rappelle des gouttes tombant dans l’eau avec un  son clair et distinct … Mon but était de me laisser aller et d’asperger la toile d’une multitude de petites joies »  Kandinsky a décrit le tableau comme un système d’axes autour d’un centre, la montagne couronnée d’une ville , Kandinsky veut « rendre possible la restitution des expériences infinies du vécu spirituel dans les choses matérielles et abstraites »

1913 - SCHWARZE  STRICHE 1   -   TRAITS NOIRS  1
Une des dernières toiles peintes par Kandinsky à Munich en 1913
Une de ses  premières œuvres non-objectives dans sa marche vers l’abstraction lyrique la plus pure ou «  la peinture absolue ». La composition avec son filigrane délicat de lignes qui s’entrecroisent n’a aucun lien avec le monde matériel. Le caractère expressif et brillant des formes colorées organiques qui se chevauchent et des traits noirs très graphiques fait penser à un puzzle flottant ou à une tapisserie. Les taches de couleurs primaires et complémentaires créent l’illusion d’un mouvement rapide et donnent l’impression de vouloir se transformer en cercle, ce qui deviendra une caractéristique des œuvres du peinte.
En 1913 il retourne à Moscou juste avant que n’éclate la guerre. Durant les années qu’il passe en Russie il produira très peu de tableaux et se consacrera surtout à l’enseignement et à la réforme des musées...

A partir des années 1909-1910, les œuvres de Kandinsky s’articulent autour de trois types, les Impressions (Impressionen), émanant directement de la nature extérieure (äußeren Natur), les Improvisations (Improvisationen), soudaines expressions surgies de la nature intérieure (inneren Natur), et les Compositions (Komposition), expressions qui se forment en notre intériorité et requièrent une lente et progressive élaboration ("Über das Geistige in der Kunst" erschienen 1952, Manuskript 1910)...

 

Les "Impressions", ou impressions directes reçues de la nature extérieure - "Impression III (Concert)" (Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich), "Impression IV (Gendarme)" (1911, Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich), "Impression VI (Sunday)" (1911, Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich), "Improvisation 19", "Improvisation 19A", "Improvisation 21A" (1911, Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich), "Improvisation No. 20" (1911, The Pushkin State Museum of Fine Arts),...

"Impression III (Concert)" (1911) a été peint par Kandinsky le lendemain d’un concert d’Arnold Schönberg qu’il avait écouté le 2 janvier 1911 à Munich et qui l’avait fortement impressionné. Les "Impressions" peuvent être tant visuelles qu'acoustiques, intérieures et/ou extérieures. "La peinture a rattrapé la musique et les deux ont une tendance croissante à créer des œuvres «objectives» qui naissent d’elles-mêmes en tant qu’êtres autonomes", souligne Kandinsky.
La partie gauche du tableau représenterait le public et la grande forme noire évoquerait un piano à queue, Kandinsky impressionné par les  nouveautés audacieuses de la musique de Schönberg suggère un "son jaune", dynamique, évoquant non pas une profondeur mais une force intense qui se disperse de tous côtés,  vers le spectateur rayonnant de joie et de chaleur spirituelle. Enfin, l’orientation de toutes les formes donne au tableau un puissant mouvement ascendant à droite et  les taches de couleur devant le noir suscitent les dos courbés des auditeurs. La puissance de la musique est bien visualisée à l’aide des seuls éléments picturaux…

Les "Improvisations", expressions picturales inconscientes ou traductions picturales d’événements profondément spirituels - Le dessin préparatoire de l'œuvre permet d'établir le sujet du tableau avant que la fameuse "nécessité intérieure" se livre au réagencement de la représentation en formes colorées.

"Improvisation III" (1909, Centre Pompidou, Paris), "Improvisation IV" (1909), "Improvisation on Mahogany" (1910), "Improvisation with Horses" (1911) dans lequel Kandinsky expérimente les premiers signes d'une tension entre figuratif et abstrait, s’éloigne d’une description mimétique de la nature et commence à introduire des «signes extérieurs» d’abstraction, des plans qui se juxtaposent et s’interpénètrent, des formes simplifiées contenues d’un trait noir,  l'utilisation d'une palette chromatique arbitraire. "Improvisation 7 (Sturm)" (1910, Galerie nationale Tretiakov, Moscou), "Improvisation 14" (1910, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris), "Improvisation 28" (1912, Solomon R. Guggenheim Museum, New York), souvent interprétée comme l'annonce du monde chaotique et violent à venir et sa possible rédemption...

Vassily Kandinsky, Improvisation 9, 1910, Stuttgart, Staatsgalerie
Le tableau montre un vaste paysage panoramique montagnard, support du motif abstrait, tandis que le cavalier, son cheval et l'église, établissent un lien avec le concret. Le choix des couleurs est parfaitement calculé et appliqué de façon tout à fait autonome. L'expression dominante est donnée par le violet, complétée de tons rouge, jaune et vert, en harmonie ou en dissonance. La touche est rapide, les traits sont courts.

Les "Compositions", expressions picturales se formant lentement en nous et que l'on retravaille: ultime étape de la création picturale au cours de laquelle "la peinture peut parler d’esprit à esprit en une langue purement artistique", succédant aux peintures réaliste et naturaliste. Kandinsky donna le titre Composition à seulement une dizaine d’œuvres de sa production, dont les trois premières ont été détruites. Sketch for Composition II (1909-1910, Solomon R. Guggenheim Museum, New York City) - Composition IV (1910, Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Dusseldorf), …

 

Vassily Kandinsky, Composition IV

(Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf)

Les années qui précèdent la Première Guerre mondiale laissent paraître l'imminence d'un changement et ce sentiment d'anxiété est relayé par des penseurs comme Nietzsche ou Rudolf Steiner. Ce tableau a été directement associé à l'idée biblique d'apocalypse : sa partie gauche semble évoquer un monde détraqué, le soleil y est encerclé d'un arc-en-ciel et voilé de nuages, alors que les lances d'une phalange de combattants pénètrent à gauche. Une grande vague menace d'annihiler l'ensemble. La partie droite est plus calme, comme symbolisant une régénération spirituelle. Des cadavres ressuscités, enveloppés d'un linceul, font référence à cette résurrection évoquée dans l'Apocalypse. Mais pour Kandinsky, la démarche du spectateur n'est pas de déchiffrer les symboles de son oeuvre, mais de se laisser gagner par ces couleurs et ces lignes qui fonctionnent en mode subliminal et nous entraînent dans une nouvelle appréhension spirituelle. Kandinsky, en rendant ce monde plus abstrait, entend nous inciter à une vision au-delà de notre existence matérielle...

 

Vassily Kandinsky, Composition V (1911)
Ce tableau n'est plus figuratif, il est purement abstrait, il n'y a aucun descriptif d'objets ou de paysage, l'emploi de la perspective est superflu, l'espace est construit à partir des seules propriétés inhérentes aux couleurs dont certaines ont un pouvoir de rapprochement, d’autres d’éloignement. Kandinsky, à sa manière, nous fait franchir une tradition picturale, une manière de voir et de ressentir. Certains commentateurs y ont vu une variante  du Jugement Dernier et la courbe dominante serait l’abréviation de l’ange Gabriel, l’archange prophétique de la Naissance et de la Mort....

Vassily Kandinsky, Composition VII

(1913, Galerie Tretiakov, Moscow)

"La peinture est une collision fracassante de mondes différents destinés à créer par leur combat un monde nouveau qu’on nomme l’œuvre … Chaque œuvre naît exactement comme naquit le cosmos" - Cette toile est considérée comme son oeuvre la plus aboutie, parvenant à un langage pictural entièrement abstrait au service d'une intention artistique mais aussi d'un principe d'existence : créer un art qui puisse servir de remède spirituel à un monde malade de son matérialisme. Plus de trente études préliminaires, trois jours de travail intense, pour aboutir à une oeuvre qui, par delà son caractère apocalyptique, se veut un renaissance explosive, un cri d'espoir. L'oeuvre est aussi conçue pour que le spectateur puisse y pénétrer, s'y intégrer ...

Vassily Kandinsky, "Composition VI" 

(1913, Musée de l'Ermitage)
Une des compositions les plus importantes de l’époque munichoise de Kandinsky : "J’ai porté en moi ce tableau pendant un an et demi..." - Le point de départ est le Déluge qu’il a d’abord représenté dans un peinture sous verre. Partant de deux centres  secondaires un centre principal s’est formé dans lequel l’évènement dramatique culmine :  "Le déluge fut le point de départ de mon inspiration. C’était une peinture sur verre que j’avais faite pour mon plaisir. Quand je revis ce tableau qui allait d’une exposition à l’autre … j’étais ému par les couleurs, la composition et aussi par le dessin. Du premier coup je fis une esquisse définitive. Presque tout fut bon du premier jet."  Le motif central (le Déluge) fut transformé en un être purement pictural, Kandinsky élabore ici un nouveau langage pictural qui affirme l’autosuffisance des formes et des couleurs :  "Tous les éléments ont atteint un parfait équilibre de sorte qu’aucun élément n’a la prépondérance et le motif initial du tableau (le Déluge) a été dissous. Ce tableau est une création autonome purement artistique. Rien ne serait plus faux que de considérer ce tableau comme la représentation d’un évènement". Les couleurs blanc et rose génèrent une impression d’indéfini, et pour atténuer le traitement dramatique des lignes Kandinsky a inséré différentes nuances de rose qui ralentissent la progression dramatique des formes principales. Les formes très foncée en haut à gauche apportent une note évocatrice de désespoir. En bas à gauche la barque à rames. Ce signe représente le péril, la menace et l’anéantissement ...

 

Vassily Kandinsky, "Composition VII"
(1913, Galerie Tretiakov, Moscow)
Kandinsky : « La peinture est une collision fracassante de mondes différents destinés à créer par leur combat un monde nouveau qu’on nomme l’œuvre … Chaque œuvre naît exactement comme naquit le cosmos » - Cette toile est considérée comme son oeuvre la plus aboutie, parvenant à un langage pictural entièrement abstrait au service d'une intention artistique mais aussi d'un principe d'existence : créer un art qui puisse servir de remède spirituel à un monde malade de son matérialisme. Plus de trente études préliminaires, trois jours de travail intense, pour aboutir à une oeuvre qui, par delà son caractère apocalyptique, se veut un renaissance explosive, un cri d'espoir. L'oeuvre est aussi conçue pour que le spectateur puisse y pénétrer, s'y intégrer ...

Vassily Kandinsky, "Composition VIII" (1923, Solomon R. Guggenheim Museum, New York)
Cette toile est une des œuvres majeures de la création des années Bauhaus de Kandinsky. "Impression V (Park)" de 1911 est transposée dans des formes géométriques strictes qui dominent un espace dans lequel Kandinsky applique systématiquement sa conception des correspondances des couleurs et des formes. Le jaune chaud et le bleu froid fonctionnent comme deux polarités fondamentales. Les auras colorées autour des cercles, motif favori de Kandinsky, gardent seules leur liberté. La forme circulaire dans le coin gauche, noire et silencieuse est réchauffée par le rouge qui l’entoure: "j’aime aujourd’hui le cercle comme j’aimais par exemple autrefois le cavalier – peut-être davantage, dans la mesure où je trouve dans le cercle davantage de possibilités intérieures, raison pour laquelle il a pris la place du cheval. Comme je l’ai dit, tout cela n’a pas la moindre importance pendant mon travail, je ne choisis pas la forme  consciemment, elle se choisit elle-même"....

1914-1920 - En août 1914. Kandinsky, en tant que Russe, doit quitter l’Allemagne à la déclaration de la guerre, il gagne avec Gabriele Münter en Suisse, pour se séparer en novembre. Il gagne la Russie en 1915 et en 1919, devient le premier directeur du Musée de culture artistique de Moscou, un milieu artistique dominé par le constructivisme et le suprématisme. Les quelques oeuvres que réalisent Kandinsky (12 toiles en 1914) voient ainsi apparaître des formes géométriques, cercles, triangles courbes et lignes nettes, l'art constructiviste pousse à la modification progressive des éléments picturaux. En 1915 Kandinsky ne peindra aucune toile, comme en 1918. Il séjournera à Stockholm du 23 décembre 1915 au 16 mars 1916. Au total, les six années passées à Moscou seront peu productives, sombres, si ce n'est sa rencontre avec Nina Andreievskaïa, qui deviendra sa femme en 1917, et le retour à la peinture... Mais en 1920, le style de Kandinsky a évolué, les couleurs ne sont plus aussi vives et éclatantes, les formes se consolident en devenant des éléments plus tangibles, la passion et l'émotion semblent laisser place à un esprit plus serein et géométrique, est-ce encore et l'influencer de Malevitch et des constructivistes, un Kandinsky qui pourtant n'aime guère les "constructions calculées" et cette volonté de "libérer le spectateur de la psychologie bourgeoise pour en faire un homme d'actualité.."

"Painting with the Red Patch" (1914), "Panel for Edwin R. Campbell No. 1" (1914, Museum of Modern Art, New York), "Moscow II" (1916), "Troubled" (1917, Tretyakov Gallery, Moscow), "In Grey" (1917, Georges Pompidou, Paris), "White oval" (1919, Tretyakov Gallery, Moscow), "Moskau I" (1916, Galerie nationale Tretiakov, Moscou),"Red Oval" (1920, Solomon R. Guggenheim Museum, New York City), "White line" (1920), "Circles on Black" (1921, Solomon R. Guggenheim Museum, New York City) ...

 

1916 - Einfach (Simple), Vassily Kandinsky

(centre national d'art et de culture Georges-Pompidou, Paris)

Peu de taches, peut de traits. La sobriété dans les moyens donne de la vivacité à cette toile.
Kandinsky « La ligne se courbe, se casse, court dans toutes les directions et peut se transformer. Aucun outil ne va aussi vite qu’elle … Le plus léger frémissement d’émotion artistique se réfléchira dans la ligne fine et inflexible »....

1916 - Moskow I, Vassily Kandinsky
En 1914, l'Allemagne a déclaré la guerre à la Russie, et Kandinsky a été forcé de quitter Munich et de retourner à Moscou. Kandinky : « Je voudrais faire un grand paysage de Moscou, prendre des éléments partout et réunir dans un tableau des morceaux faibles et forts, tout mêler ensemble, comme le monde est mêlé, des éléments différents. Ça doit être comme un orchestre » - Toute la période russe (1914-1921) oscillera entre le réalisme et l’abstraction. Cette toile est sans doute la réalisation d’un vieux rêve : peindre Moscou à l’heure où le soleil « la réduit à une tache qui, telle une trompe en folie, met tout l’intérieur, toute l’âme en vibration ». La  vision de Moscou est comme suspendue en apesanteur se déploie sur le sommet central devant un petit couple vêtu du costume traditionnel. L’arc bleu au-dessus de la ville pourrait être la marque du malaise de l’artiste face aux bouleversements politiques et idéologiques qui secouent alors la Russie...
De 1915 à 1917 Kandinsky est en proie à des incertitudes personnelles et à de longues errances stériles. L’artiste oscille entre le réalisme et l’abstraction Il peint de petits paysages urbains comme au début des années 1900 et des compositions abstraites comme cette toile...

1922 - Schwarzer Raster (Trame noire), Vassily Kandinsky
(Centre Pompidou, Paris)
Le retour de Kandinsky en Allemagne, d’abord à Berlin, de déroula dans des conditions difficiles. La scène artistique berlinoise était dominée par des courants artistiques en opposition à la peinture abstraite (l’Expressionnisme et le mouvement Dada). En mars 1922 Kandinsky rencontre à Berlin le directeur du Bauhaus de Weimar, Walter Gropius, qui lui propose un poste d’enseignant dans une institution fondée en 1919 et considérée comme révolutionnaire. Parmi les professeurs figure Paul Klee. Le Bauhaus se propose de fusionner différents domaines artistiques dépassant ainsi le cloisonnement en vigueur dans les écoles traditionnelles « Trame noire » est l’un des cinq tableaux peints par Kandinsky lors de son séjour à Weimar.
Au centre la trame noire sur fond blanc au quadrillage dissymétrique renvoie au motif de l’échiquier. Autour de ce motif central gravitent des formes dans lesquelles on peut reconnaître des poissons, des bateaux flottant sur l’eau à gauche, un ensemble de taches de couleur nimbées de lumière ainsi que des éléments purement géométriques. La matière picturale est déposée sois en aplats francs (jaune, rouge, carmin, bleu, noir et blanc), soit dans un dégradé de nuances subtiles et délicates qui confèrent à l’œuvre une certaine légèreté. La profondeur de l’espace se lit dans la  superposition des différents plans colorés. Ce tableau fut exposé en 1923 lors de l’exposition du Bauhaus à Weimar....

1920-1930 - En URSS, Kandinsky ne s’est jamais politiquement engagé, il se voit de plus en plus isolé artistiquement et ses conditions matérielles deviennent de plus en plus difficiles. A la fin de 1921, il quitte l’Union soviétique pour Berlin, mais l’Expressionnisme et le mouvement Dada dominent la scène berlinoise, en opposition à la peinture abstraite. Toutefois, Kandinsky va entamer ici, pour le Bauhaus, - qui se propose de fusionner différents domaines artistiques dépassant ainsi le cloisonnement en vigueur dans les écoles traditionnelles (Walter Gropius) -, une longue période d’enseignement, retrouver Paul Klee  et devenir citoyen allemand. Dans les années 1920s, Kandinsky privilégie les formes plus géométriques mais toujours dans la continuité de sa recherche d’une perception intérieure. "Red Spot" en 1921 marque par le changement fondamental des formes expressives le commencement d’une nouvelle phase dans son œuvre. La puissance expressive des tableaux d’avant la guerre fait place à un "froid" schéma de composition, apparemment rationnel, de formes individuelles pures. "Blue segment" (1921, Solomon R. Guggenheim Museum, New York City), "Red spot II" (1921, Lenbachhaus, Munich), "Small worlds" (1922), "Black and Violet" (1923), "Composition VIII" (1923, Solomon R. Guggenheim Museum, New York City), "On White II" (1923, Georges Pompidou, Paris), "Orange" (1923, Museum of Modern Art (MoMA), New York City)...

1921 - Roter Fleck II (Tache rouge), Vassily Kandinsky
(Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich)
Ce tableau marque par le changement fondamental des formes expressives le commencement d’une nouvelle phase dans son œuvre. Sans le contact avec le constructivisme russe (Malevitch), la précision des surfaces, le caractère géométrique des éléments picturaux et la charge lissée des couleurs seraient incompréhensibles. La puissance expressive des tableaux d’avant la guerre a fait place à un froid schéma de composition, apparemment rationnel, de formes individuelles pures. Kandinsky a cependant toujours conservé ses distances avec l’art « mécanique » des constructivistes. Il utilise comme eux des formes géométriques comme des cercles, des triangles, des courbes et des lignes nettes, mais souvent en adoucissant leur délimitation et en utilisant des configurations irrégulières. Ce qui est particulièrement frappant, c'est le modelage de la grande tache rouge qui pulse tel un «cœur» légèrement décentré sur le trapèze blanc et ouvert devant un élément en forme de corne colorée à l’effet également plastique. Elle est soulignée par des courbes de couleur assez plates et par trois cercles suspendus qui évoluent de façon autonome dans l’espace. Le petit point vert à l’extrémité gauche est le dernier témoin de ce que Kandinsky appelle «l’image originelle de l’expression picturale» ...

1925 - Kleiner Traum in rot (Petit rêve en rouge), Vassily Kandinsky  
(Bern, Schweiz. Kunstmuseum Bern)
Ce petit tableau intime fut offert par Kandinsky à sa femme. Kandinsky : « Le cercle que j’utilise si fréquemment ne peut être autrement défini qu’en le qualifiant de romantique. Et le romantisme futur sera sûrement profond, beau, plein de sens, de bonheur... ». Kandinsky avait une prédilection pour ce petit tableau qui fut le seul illustrant son  livre « Point-ligne-plan » en 1926.

1925 – Im Blau (Dans le Bleu), Vassily Kandinsky
(Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf)
Kandinsky étudie l’effet uniformément créé par un fond de caractère intense. Tandis que le bleu tend visuellement à reculer, le grand cercle rouge au centre du tableau se projette vers le spectateur comme s’il était en relief. La composition entière est organisée sur un système de semi-transparences employé pour suggérer la dislocation des formes dans l’espace, comme si ce dernier avait de la profondeur. La luminosité différente des éléments et la pluralité des tons générée par les multiples combinaisons de superpositions contribuent à donner une forte impression de dynamisme et cette impression est accentuée par le choix d’une tonalité froide et uniforme pour le cercle. Kandinsky "dramatise" sa via la diagonale du grand triangle noir. Le mouvement de cette forme vers le bas à droite et équilibré par de nombreux éléments aux nuances jaunes dirigés vers le haut. Kandinsky : « Plus le bleu est profond, plus il évoque l’idée d’infini, suscitant la nostalgie de la pureté et du surnaturel ». En bas à droite une vache passe devant le moulin à vent... Si Kandinsky insiste sur la nécessité de refuser tout repère naturaliste, il démontre ici à quel point l’importance donnée au rapport entre les formes et les couleurs peut rendre difficile la lecture du sujet le plus prosaïque au point de le rendre presque invisible..

En décembre 1924, les enseignants de l’école de Weimar sont licenciés sous la pression des conservateurs et des nazis, le Bauhaus déménage en juin 1925 à Dessau, la fermeture définitive suivra bientôt. Kandinsky ne peint que peu de tableaux, cherche de nouvelles techniques picturales et travaille à son manuscrit,  "Punkt und Linie zu Fläche" (1926, Point et ligne sur plan. La montée du nazisme en Allemagne décident les Kandinsky à s’exiler à Paris en décembre 1933. "Gelb-Rot-Blau" (1925, Yellow-Red-Blue, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris) est considérée comme l’œuvre la plus importante de la période du Bauhaus,une oeuvre  construite autour des trois couleurs primaires et de leur correspondance avec trois formes géométriques fondamentales, le triangle, le cercle et le carré. "Transverse Line" (1924, Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf), "Black Relationship" (1924, Solomon R. Guggenheim Museum, New York City), "Small dream in red" (1925, Kunstmuseum Bern, Bern, Switzerland), "Einige Kreise" (1926, Several Circles, Solomon R. Guggenheim Museum, New York)...

La période de Dessau (1926-1929) compte 259 tableaux et un grand nombre de ces œuvres sont essentiellement conçues selon le "cercle", un procédé formel et une forme parfaite capable d’engendrer des structures et des possibilités spatiales infinies, permettant aussi le croisement de plans aux tons vifs et aux couleurs transparentes. On peut y voir des "allégories cosmiques", mais Kandinsky semble en premier lieu les considérer comme des possibilités formelles permettant la synthèse des contradictions (silencieux/bruyant, stable/instable, concentrique/excentrique) …

Les cercles forment une constellation qui change constamment selon que l’œil s’attache à telle ou telle partie et il est difficile de décider lesquels des cercles nous ont les plus proches ou les plus lointains. Le chevauchement de quelques cercles transparents fait naître de nouvelles couleurs. L’utilisation de la transparence rappelle la technique de la peinture sur verre que Kandinsky maîtrisait parfaitement. La sobriété de cette composition et l’utilisation des formes géométriques simples rappellent certaines œuvres de Paul Klee. Pendant leur séjour commun au Bauhaus de Dessau les deux artistes liés par une solide amitié arrivent parfois à des inventions picturales très proches. En 1929 Kandinsky fait la connaissance de Solomon Guggenheim qui lui rend visite au cours de l’été et lui achètera Composition VIII ....

Dans toutes les œuvres plus ou moins naturalistes « l’objet suit un procédé » par le dessin ou la peinture. L’art abstrait se dispense des objets et de leur processus : il crée ses propres formes d’expression. Dans le processus de création  le sentiment (intuition) et l’esprit (calcul) se contrôlent mutuellement ; «Je préfère ne pas penser pendant que je travaille» ou «Malheur à l’artiste qui, pendant son travail laisse son cerveau s’interposer dans son diktat intérieur». A côté du monde réel, l’art abstrait forge un nouveau monde qui n’a rien à voir en apparence avec «la réalité», en apparence, et de quelle réalité parle-t-on....

(Pfeil zum Kreis, 1930)

 

1930-1940 - En janvier 1934 les Kandinsky s’installent à Neuilly-sur-Seine, 144 tableaux seront produits. Kandinsky se lie avec les surréalistes, Miró, Arp, Breton et Max Ernst qui vont orienter son évolution picturale. Les années trente sont à Paris en effet très fortement marquées par le cubisme et le surréalisme et Kandinsky doit s'engager dans une justification de l'art abstrait : "Monde bleu" (Blue World, 1934, Solomon R. Guggenheim Museum, New York), "Mouvement I" (1935, Galerie nationale Tretiakov, Moscou), "Courbe dominante" (1936, Dominant Curve, Solomon R. Guggenheim Museum, New York), l’une des plus importantes de la période parisienne de Kandinsky, "Autour du cercle" (1940, Around the circle, Solomon R. Guggenheim Museum, New York). A la sévère construction géométrique caractérisant les dernières années du Bauhaus, notamment à Dessau, se superpose un vocabulaire de formes stylisées et biomorphes qui semblent empruntées au domaine de la biologie moléculaire. "Sky Blue" (1940, Musée National d'Art Moderne de Paris) semble suspendu entre le style abstrait et l'oeuvre d'un Miró...

En 1937, s'il bénéficie d'une exposition personnelle à New York, ses oeuvres sont en Allemagne confisquées par les Nazis au titre de l'Art dégénéré. Les Kandinsky obtiennent la nationalité française en 1939.. En 1938, Kandinsky reprenait bien des interrogations sur l'art abstrait et tente d'y répondre une ultime fois : "on a affirmé que les moyens d’expression de la peinture abstraite étaient si limités et si vite épuisés qu’elle se condamnerait à mort elle-même sans tarder … Mais, dans chaque nouvelle œuvre d’art authentique un monde nouveau, inexistant jusqu’alors, est exprimé …"


Franz Marc (1880-1916), proche de Kandinsky, développe un expressionnisme qui lui est propre, la quête d'une profondeur par delà les êtres qui utilise très tôt le support de la couleur ("Le bleu est le symbole du principe masculin, rude et spirituel. Le jaune est très peu présent : symbole de la femme, de la douceur, de la sensualité et de la gaieté. Rouge combattu (en arrière-plan) par les deux autres (jaune et bleu) symbolisant l’attribut de la matière, lourd et brutal", 1910) et c'est naturellement qu'il incorpore l'abstraction dès 1913. "A partir de l’animal, un instinct me poussa vers l’abstrait qui m’excitait encore plus : je ressentis très tôt l’être humain comme un être «laid» ; l’animal me semblait plus beau, plus pur, je découvrais cependant en lui aussi tant de choses contraires aux sentiments et laides, que mes représentations revinrent instinctivement de plus en plus schématiques et abstraits", écrit-il en 1915. La mort brutale de Marc en mars 1916 sur le front de la Premier Guerre Mondiale mit fin à une oeuvre d'une infinie profondeur…

Works: "Der Mandrill" (1913, Munich, Städtische Galerie im Lebenachhaus), "Broken Forms" (1914, Solomon R. Guggenheim Museum, New York City), "Stattungen" (1914, New York, Solomon R.Guggenheim Museum), "Kämpfende Formen" (1914, Munich, Staatsgalerie moderner Kunst), "Kleine Komposition III" (1914, Hagen, Karl-Ernst-Osthaus-Museum), "Playing Forms" (1914, Museum Folkwang, Essen), "Tyrol" (1914,  Munich, Staatsgalerie moderner Kunst)…


(František Kupka, Mme Kupka among Verticals, 1910-11, MoMA)

L'art abstrait moderne qui se développe au tournant du dix-neuvième siècle ne peut se comprendre sans évoquer l'intérêt croissant  pour les idéaux spirituels professés par les enseignements de la Théosophie et d'autres traditions de sagesse vers 1890. L'art abstrait peut être vu comme la manifestation visible d'une prise de conscience, celle d'un ordre cosmique sous-jacent, ultime vérité de ce monde, et de la nécessité de représenter une vérité cachée que ni les mots ni le figuratif ne peuvent rendre compte. Helena Blavatsky (1831-1891), qui parcourut le monde des chamans, des spirites, des médiums de 1848 à 1878, inaugure le terme de " théosophie" selon lequel toutes les religions et philosophies possèdent un aspect d'une vérité plus universelle. En 1875, elle fonde à New York la Theosophical Society , et publie en 1877 "Isis Unveiled", Clef des Mystères de la Science et de la Théologie anciennes et modernes, puis à Londres, "The Secret Doctrine" en 1888.

Wassily Kandinsky, Frantisek Kupka, Piet Mondrian et Kazimir Malevich puisent leur inspiration non pas dans une quelconque image familière de la réalité visible, mais dans une profonde  foi dans les choses invisibles. Ils se montrent ainsi, au travers de l'abstraction, tour à tour visionnaires, prophétiques, mystiques et profondément spirituels pour nous laisser entrevoir les grands mystères du cosmos.

Wassily Kandinsky était un étudiant particulièrement féru d'enseignements occultes et mystiques, la corrélation entre les vibrations, la couleur et le son structure toute son oeuvre. Frantisek Kupka fut d'abord un peintre symboliste en quête d'une représentation de la connaissance spirituelle, le langage de l'abstraction s'est imposé quand il a relié les forces agissant dans ce monde comme un microcosme des forces macrocosmiques de l'univers. Piet Mondrian n'a jamais caché son intérêt pour la théosophie, il en utilise les principes pour réduire toute forme à de simples contrastes de lignes et de couleurs et en traduisant la complexité de l'univers en de simples formes géométriques et couleurs primaires. Kazimir Malevitch s'impliqua dans le mouvement symboliste russe, puis entreprit d'explorer le zaoutisme et les oeuvres d'un Piotr Ouspenski (1878-1947), théosophe russe. Le mouvement zaum et les formalistes russes associés (le poète futuriste Aleksei Kruchyonykh (1886-1968), Declaration of the Word as Such,1913) considéraient que la langue n'était pas un véhicule si simple et si transparent de communication, et que les mots n'étaient pas si facilement liés aux objets qu'ils désignaient. La peinture abstraite suprématiste poursuivit un objet semblable en cherchant à traduire une réalité plus singulière qu'on ne pouvait le penser, en supprimer le monde réel pour donner aux spectateurs une image aussi étrange que le fameux Carré Noir...


Piet Mondrian (1872-944)
L'oeuvre de Pieter Cornelis Mondriaan fut l'une des plus radicales et des plus mal comprises du XXe siècle, y révélant un monde sans objet et une peinture qui devient une "réalité abstraite".  Mondrian, peintre néerlandais, est élevé par des parents militants. calvinistes : il y puise une exigence morale qui va se nourrir des enseignements de la théosophie, l'intuition d'une harmonie cosmique qui ne se révèle qu'à la raison, et dont le mouvement De Stijl permet de théoriser la transcription formelle, plastique, picturale ou architecturale.
 Il devient professeur de dessin et s'intéresse à la théosophie après une longue crise intérieure (1900). En 1904, il s'installe à Uden dans le Brabant et peint des fermes, des intérieurs, utilise principalement des tons verts et bruns et recherche avant tout les relations entre les lignes architecturales. Revenant à Amsterdam en 1905, Mondrian rencontre l'oeuvre de Jan Sluyters qui revient de son séjour parisien post-impressionniste avec des couleurs exubérantes. Mais c'est plus l'expérience visuelle que l'émotion qu'il traduit dans "Mill : Mill in Sunlight" (Molen ; Molen bij Zonlicht, 1908) et "Evening ; the Red Tree" (Avond ; De Rode Boom, 1908-1910). 

Entre 1907 et 1908, par l’entremise de Van Dongen, il entre en contacte avec les fauves et Munch. En 1911, Mondrian peint "L'arbre gris" (De Grijze Boom), une rupture de style qui s'attache plus au jeu des lignes qu'à la représentation d'un arbre. A quarante ans, Mondrian décide changer radicalement de voie et part s’installer à Paris en 1912 : il y découvre Cézanne, Braque et Picasso et se confronte au cubisme.

En 1913, il travaille en séries et crée ses premières toiles abstraites (Composition n°II, Tableau no. 1, 1913, The Kröller-Müller Museum, Composition in Oval with Color Planes 1, 1914). Mondrian semble se rendre compte qu'aucune esthétique n'est en mesure d'incarner cet "universel" dont il a l'intuition, éliminer toute perception ne suffit pas, faut-il encore s'affranchir des oppositions entre figure et fond, sens et forme.

 

Piet Mondrian, Portrait of a red girl, 1908-1909

(Haags Gemeentemuseum, La Haye, Pays-Bas)

Bien avant d'entreprendre ses compositions inspirées par le cubisme, de 1911 à 1912, Mondrian simplifie ses sujets jusqu'à ce qu'il ne contînt plus qu'un minimum de références. C'est vers 1900 que début son intérêt pour la théosophie, et que pour lui, progressivement, l'art, comme il en est de l'existence, doit s'écarter de la subjectivité individuelle pour atteindre à la "pure représentation de l'esprit humain" : le modèle occupe ici le centre de la toile, dans un univers silencieux et immobile ..

Piet Mondrian, "Nature morte au pot de gingembre, II"

(Still Life with Gingerpot II, 1912, Gemeentemuseum, La Haye)
Si Mondrian reprend ici le motif d'une toile d'inspiration cézannienne, reprend les procédés du cubisme analytique de Braque et de Picasso, jusqu'à la palette colorée aux tons ocres et gris, il entreprend une destruction totale, une décomposition par plans de tous les motifs qui annule toute possibilité de perception particulière...

En 1914, il repart en Hollande au chevet de son père mais est contraint d’y rester deux ans à cause de la guerre : il travaille alors sur l’opposition des éléments et la combinaison des notations géométriques et du motif. Il expose à la galerie Walrecht de La Haye le résultat de ses premières années parisiennes, des arrangements cubistes de représentations figuratives antérieures. En juillet, la Première Guerre mondiale éclate. Il travaille à Domburg sur une série de dessins et commence à écrire des textes philosophiques sur un art du futur, pour le monde moderne. En 1917, "Composition avec lignes noires" est le point d’aboutissement de cette recherche de l’abstraction tandis qu'il contribue à la revue hollandaise De Stijl, fondée par Theo van Doesburg en 1917. Son adhésion à la théosophie lui fait rechercher une matérialisation de l'Absolu, abandonne toute référence réaliste et passe à une abstraction totale (Composition with Grid #1, 1918, The Museum of Fine Arts, Houston).
Au contact d’un peintre du groupe De Stijl, Van der Leck, Mondrian maîtrise désormais la planéité du tableau. La structure linéaire qui supprime tout  «fond» blanc et délimite les rectangles par des lignes grises apparaît pour la première fois, dans "Composition with Gray and Light Brown" (1918, coll. Max Bill, Zurich). "La luminosité du ciel prononce la verticale, l’horizon masqué prononce l’horizontale"...

En juin 1919, Mondrian retourne à Paris, où son langage visuel devient de plus en plus abstrait et perd toute référence à la réalité. Il invente en 1920 le néoplasticisme, une abstraction géométrique: de grands rectangles de couleurs primaires en aplats sont organisés par un rigoureux réseau de lignes droites noires. "Composition avec rouge, jaune et bleu" (Stedelijk Museum d'Amsterdam) est considéré comme le premier tableau néo-plastique. Le but initial du cubisme était d'obtenir une représentation plus complète de la réalité, et non plus seulement optique. Avec Mondrian, la peinture devient plus épurée et plus cérébrale, la peinture n'exprime plus rien d'autre que ces rapports formels que le naturalisme a recouverts depuis des siècles sous les objets. A cela s'ajoute le principe du néo-plasticisme, ou principe général de l'équivalence plastique, qui semble exposer la promesse d'une société future, parfaitement équilibrée, où le dualisme dissout chaque particularité, où chaque élément est déterminé. Chacune des toiles néo-plastiques est alors considérée comme un modèle théorique et microcosmique d'un macrocosme à venir, les plans de couleur primaire s'opposent aux plans de non-couleur, les lignes verticales aux lignes horizontales.

Dans son atelier parisien de la rue du Départ, ses tableaux sont accrochés à des murs blanchis à la chaux, sur lesquels il pose également des cartons colorés, explorant ainsi les relations entre la couleur et la forme. Cet atelier singulier devient un haut lieu de pèlerinage de l'avant-garde artistique européenne...

"Composition avec du jaune, du rouge et du bleu" (1928)
C'est l'un des tableaux les plus célèbres de Piet Mondrian, qui montre clairement comment la composition de ses tableaux doit être structurée, utilisant moins de lignes et de couleur à partir de 1925. Le tableau comporte 5 couleurs,  rouge, jaune, bleu, noir et blanc, 8 zones colorées par un quadrillage de 5 épaisses lignes noires. Le jaune, le rouge, le bleu et le noir occupent chacun une case, et les 4 autres rectangles sont laissés blanc. Cette simplicité graphique explique sa popularité.
Mondrian pense qu'il existe une beauté universelle et absolue qui transcende nos sensations les plus subjectives, et l'artiste se doit de créer un art qui correspond à cet idéal. Seules la conscience et l'abstraction sont en mesure de nous permettre de reconnaître et ressentir cet idéal de beauté cosmique,  est un processus conscient qui ne peut être réalisé que par l'abstraction. Mondrian évite ainsi les éléments picturaux qui pourraient évoquer des sensations subjectives, ainsi les courbes, pour privilégier les lignes sont droites, horizontales ou verticales. Contrairement à son condisciple  Theo van Doesburg, il n'utilise pas de lignes diagonales et se réfère au concept de formes "pures". Mondrian utilise d'autre part les couleurs primaires comme support pictural, bleu, jaune, rouge, et des "non-couleurs", noir, blanc et gris. Si Wassily Kandinsky constitue l'un des modèles pour sa forme de conception abstraite, nombre d'idées de Mondrian peuvent être rattachées aux écrits du théosophe M. H. J. Schoenmaekers (1875-1944) qui formule les principes du mouvement De Stijl, ou Neoplasticisme, en 1917.  (Tableau No. IV: Lozenge Composition with Red, Gray, Blue, Yellow, and Black,  1924–1925, National Gallery of Art)...

En 1932, Mondrian se concentrera de plus en plus sur le rythme et le mouvement : Mondrian est obsédé par le jazz et le Charleston. Le repos se fait équilibre dynamique. En 1938, Mondrian fuit le nazisme et s'installe à Londres, puis en septembre 1940 à New York. Mondrian découvre aux Etats-Unis une méthode pour exprimer l'essence dynamique et rythmique de sa nouvelle passion pour la musique boogie-woogie et l'environnement urbain américain : les lignes noires font place à une variation de lignes colorées et de blocs: cf le fameux "Victory Boogie Woogie" inachevé (1944, collection Mr. and Mrs. Burton Tremaine, Meridan, Conn.)...


Kazimir Malevitch (1878-1935)
Né en Ukraine, figure marquante de l'avant-garde russe, formé à l'esthétique occidentale  (impressionnisme, cubisme..), Malevitch aboutit à une abstraction géométrique, le "suprématisme". De 1919 à 1921, il enseigne la peinture à Moscou et à Leningrad, où il passe le reste de sa vie. Lors d'une visite au Bauhaus de Weimar en 1926, il rencontre Wassily Kandinsky et publie un livre sur sa théorie sous le titre Die gegenstandslose Welt ("Le monde non objectif"). Ses toiles abstraites du "monde sans objet" portent le nom de ce qu'elles montrent (Carré rouge, carré noir..), puis Suprématie suivi d'un numéro. Il pousse en effet l'abstraction à son extrême pour trouver l'expression parfaite, "suprême". Il aboutit ainsi au premier tableau de l'art moderne et à une vision radicale qui fait écho à la philosophie nihiliste à laquelle il adhère : son célèbre "Carré blanc sur fond blanc" (1918, Musée d'art moderne, New York) portera ses théories suprématistes à leur conclusion logique...
"Dans le vaste espace du repos cosmique, j'ai atteint le monde blanc de l'absence d'objets qui est la manifestation du rien dévoilé." L'oeuvre peinte n'a plus aucun rapport d'assujettissement au monde réel, elle est en soi et pour soi, mais aussi concrète que le sont les autres objets qui nous entourent : l'objet-peinture n'imite rien, il existe autant que les objets-nature. Et la peinture n'est qu'une construction de couleurs sur un espace à deux dimensions, elle n'est en fait que la matérialisation d'une idée. Mais ces oeuvres ne sont pas de simples juxtapositions ou même provocations, elles mettent en oeuvre en fait des techniques de représentation spatiale, de rapports entre les formes, les poids des couleurs, le mouvement interne. Malevitch avait par ailleurs étudié le dynamisme futuriste. Et en retour, un peintre futuriste comme Balla se ralliera à l'abstraction vers 1915.
Malevitch publie "Le Monde de la non-objectivité", puis "Du cubisme au suprématisme", donne des cours à Léningrad, et à Kiev, mais mourra pauvre et démuni, persécuté par le régime stalinien... 

Kazimir Malevitch, "Un Anglais à Moscou" (1914)

(Stedelijk Museum, Amsterdam)

Les premières années, 1912-1915,  sont consacrées à des expérimentations successives, fauves (Bather, Gardener, 1911, Stedelijk Museum, Amsterdam), puis cubistes et cubo-futuristes avec "Woodcutter" (1912, Stedelijk Museum), "Floor Polishers" (Stedelijk Museum), "Morning in the Village after Snowstorm" (1913), "Guard" (1914)... Après un voyage à Paris en 1912, Malevitch fut en effet influencé par Picasso et le cubisme. En tant que membre du groupe Jack of Diamonds, il dirigera le mouvement cubiste russe. En 1913, Malevitch crée des motifs géométriques abstraits d'une manière qui anticipe le suprématisme.

En 1913, Malevitch se rallie à une nouvelle théorie littéraire qui entend élaborer le "zaoum", ou "langage transmental" qui a pour finalité première de  retrouver les pouvoirs du langage premier, en reconstruisant, à partir des cellules minimales des langues empiriques, dégagées de leur signification, une langue universelle. Le fer de lance de cette foi aveugle dans la puissance autonome du langage est Velimir Khlebnikov (1885-1922), poète symboliste puis fondateur avec  Maïakovski du futurisme russe. Le langage est ainsi une sorte de machine que l'artiste doit savoir mettre en mouvement pour créer du sens. Il ne faut plus considérer le langage comme un simple instrument décrivant avec docilité la réalité, mais comme un mécanisme doué d'un grand pouvoir d'évocation. Malevitch va donc tenter d'appliquer cette théorie à la peinture et juxtaposer, sans s'occuper de la moindre logique, des éléments divers dans le désordre où ils se donnent tel quel dans son univers mental.

Les suprématistes recherchent dans l'abstraction le " degré zéro " de la peinture, le point au-delà duquel le médium ne peut pas aller sans cesser d'être de l'art, le carré, le cercle et la croix, a texture de surface de la peinture sur toile en constituant les limites de cohérence interne. Après le départ en 1915 de Larionov et Gontcharova pour l'Occident, Malévitch devient le chef de l'avant-garde russe la plus extrême, en décembre s'ouvre la fameuse et célèbre exposition " 0,10 " où le public découvre un art à l'abstraction brutale et géométrique. Des ronds, des carrés, des lignes droites, des arcs de cercles, dont le fameux "carré noir sur fond blanc". Le "Suprématisme"  est alors pour Malévitch un art d'une absolue pureté, dégagé de toute anecdote, et qui produit par lui-même, par ses formes et ses couleurs, son sens ...

"Airplane Flying" (1915, Museum of Modern Art, New York), "Black Square" (1915, Tretyakov Gallery, Moscow), "Red Square", 'Suprematism" (1915, Stedelijk Museum), "Suprematism with blue triangle and black square" (1915), "Suprematism with eight rectangles" (1915), "Suprematism. Self Portrait in two dimensions" (1915), "Suprematistic Construction" (1915), "The Red Cross on a Black Circle" (1915), "Suprematic Painting" (1916), "White on white" (1918, Museum of Modern Art), …

Après le triomphe de la Révolution russe, Malevich avait pris conscience de la valeur de son art, dressant un parallélisme entre les nouveautés sociales et économiques du communisme et la nouvelle peinture, libre de schèmes académiques et attentive au développement des technologies modernes : "Workers of all countries unite!" (1918), "The black cross on a red oval" (1921, Stedelijk Museum), "Black Circle" (1923), ... Le peintre El Lissitzky (1890-1941), qui s'est engagé dans la Révolution russe et milite pour un art prolétarien, rencontre Marc Chagall à Vitebsk en 1919, mais ne tarde pas à s'engager dans un Suprématisme teinté de Futurisme : il y voit un radicalisme créatif susceptible de conduire à une société entièrement nouvelle (New Man, 1923).  Entre 1927 et 1934 s'étend une période considérée comme post-suprématiste, le régime politique, lefameux réalisme soviétique, se durcit particulièrement, Malevich va produire plus de deux cents oeuvres et recréer une peinture toute figurative ("Haymaking", 1929, Galerie Tretiakov,"Marpha and Van'ka" (1929), "Man in Suprematic Landscape" (1930) ...

La condamnation par Staline de l’art abstrait oblige ainsi Malevich à revenir définitivement à la peinture figurative, allant jusqu'à redevenir fauve ("Portrait of Woman in Yellow Hat", 1930) ou impressionniste ("Flowergirl", 1930) , non sans conserver sous-jacente sa construction suprématiste....


Paul Klee (1879-1940)

"L'art ne reproduit pas le visible, il rend visible. Et le domaine graphique, de par sa nature même, pousse à bon droit aisément à l'abstraction. Le merveilleux et le schématisme propres à l'Imaginaire s'y trouvent donnés d'avance et, dans le même temps, s'y expriment avec une grande précision. Plus pur est le travail graphique, c'est-à-dire plus d'importance est donnée aux assises formelles d'une représentation graphique, et plus s'amoindrit l'appareil propre à la représentation réaliste des apparences..". Le peintre suisse Paul Klee est un aquarelliste inclassable dont l'oeuvre est indissociable de la musique. De parents musiciens, il hésita à entreprendre une carrière de violoniste. Il visite Berlin, Paris, rencontre Kandinsky (1911), publie des écrits théoriques et expose. Dès ses débuts, il privilégie l'équilibre de la ligne et de la couleur qu'il utilise en dégradés de roses et de verts sombres. Il pense la couleur comme un équivalent de l'espace, du mouvement, de la musique, intègre à son chromatisme des vibrations plastiques. A partir de 1920, il crée à main levée un graphisme insolite et aérien. Après avoir enseigné au Bauhaus à Weimar, puis Dessau, Klee participe à la première exposition surréaliste à Paris et organise sa première exposition personnelle à la Galerie Vavin-Raspail. En 1929, il fait un voyage en Egypte, rejoint l'Académie de Düsseldorf, mais il est révoqué en 1933 par les nazis. Paul Klee doit se réfugier à Berne, sa ville natale, et, bouleversé par la situation, mourra en juin 1940.

Paul Klee, "Pflanzen in den Bergen" (1913)
Klee déplorait dans le cubisme le côté destructeur de la transformation des objets. Il critiquait l’arbitraire avec lequel Picasso réduisait le corps humain à des « formes primitives telles que triangle, rectangle et cercle ». Chez Klee le cubisme se limite presque exclusivement à des constructions spatiales abstraites qui lui inspirèrent la métaphore du « type cristallin ». Ce tableau est une rare représentation de la nature dans laquelle il s’aventure lui aussi à déconstruire un monde organique...
(Revolving House, 1921, Musée Thyssen-Bornemisza - Dream City, 1921 - Rose garden, 1920, Musée Lenbachhaus de Munich)

Paul Klee, Hammamet with mosque (1914)
Aquarelle exécutée lors du voyage effectué en compagnie de Macke. Elle se situe sur la frontière indécise entre le visible et le lisible où Klee va se complaire. La composition, basée sur de petits quadrilatères juxtaposés annone la série postérieure des « carrés magiques » et des architectures à venir.  Il écrit le 16 avril «La couleur et moi sommes un. Je suis peintre !» - «Le dessin, en tant qu’il exprime le mouvement de la main avec le crayon est si différent de l’usage que l’on fait du ton et de la couleur, que l’on pourrait fort bien exercer cet art dans l’obscurité. Tandis que le ton (mouvement du clair vers l’obscur) présuppose un peu de lumière et que la couleur en présuppose beaucoup» - Ce mouvement du clair vers l’obscur est nettement indiqué de l’angle inférieur gauche vers l’angle supérieur droit, du jaune pâle au bleu nuit en passant par les couleurs les plus chaudes au centre...

Paul Klee, "Full Moon" (1919)
Œuvre caractéristique de l’évolution subie par Klee en 1919. La peinture à l’huile l’oblige à une structure lente et persévérante. Sur le bord inférieur des triangles pointus. Au-dessus une imbrication de carrés et de rectangles avec la fenêtre sous la ligne oblique. Au milieu, à droite, des formes architecturales. En haut à gauche un arbre en forme de boule et une fenêtre. La lune blonde donne à l’œuvres son unité et la domine. Tout se déroule dans un espace plat qui n’est pas mesurable mais sensible. La pleine lune éclaire un paysage sans êtres humains mais on sent leur présence dans l’harmonie des rocs et des arbres, de la maison et des fenêtres, de l’extérieur et de l’intérieur. Le peintre précise les formes en faisant une tour ou une fenêtre illuminée et il en sort peu à peu un ensemble structuré.

"Wall Painting from the Temple of Longing" (1922)
Les flèches noires dirigées vers le haut n’indiquent pas uniquement la direction mais pointent vers des objectifs situés en dehors de l’espace pictural. Scène labyrinthique, sorte de décor de théâtre tout en parois et en murs. C’est le temple de la nostalgie. Klee appela «tragédie originelle de l’homme» , la sensation de l’écart entre sa sujétion physique aux lois de la pesanteur terrestre et sa faculté intellectuelle à parcourir l’espace et le temps. Klee:  «Faites-vous donner des ailes, ô flèches, afin de gagner le grand large, même si vous vous essoufflez sans pouvoir gagner»..

Toute sa vie, Paul Klee veut peindre des tableaux qui parlent d'eux-mêmes. Il veut que les images communiquent par la couleur, les formes et les lignes. "Je veux rendre la réalité visible par la peinture." ("Ich will die Wirklichkeit durch die Malerei sichtbar machen"). Ce sont les visions de Klee, c'est le but de Klee. En avance sur son temps, il est vivement critiqué pour ses commentaires sur ses propres œuvres et dévalorisé par l'accusation de "peinture enfantine" (kindlichen Malerei) - "Cat and Bird" (1928, Museum of Modern Art), "Flora on sand" (1927, Felix Klee Collection, Bern), "Place signs" (1926, Fondation Barnes)...

Paul Klee, "Magic Garden"

(1926, Zaubergarten, Foundation Peggy Guggenheim)
Ce «Jardin magique» est la synthèse du royaume imaginaire de Klee. Dans plusieurs œuvres le peintre a conduit le spectateur vers des lieux imaginaires, vers d’énigmatiques constructions qui sont souvent des ruines sur des décombres. Le voyage imaginaire est plus un déplacement dans le temps que dans l’espace. Le temps perd sa dimension chronologique pour devenir le lieu du souvenir. Pour rendre perceptible aux sens cet aspect il imite les processus de dégradation en travaillant la couche picturale jusqu’à ce que sa structure finisse par évoquer la surface de vieux murs usés par l’érosion. Le motif du jardin est l’un des plus importants dans ce contexte.
En 1926, Paul Klee a repris l'enseignement au Bauhaus sur son nouveau site à Dessau, analysant toutes les analogies possibles entre les propriétés des formes naturelles, des formes artificielles et des formes géométriques, combinant ici des images de bâtiments avec des formes végétales. 

"Bounds of the Intellect" (1927, Grenzen des Verstandes)

(Pinakothek der Moderne, Munich)
Klee défend la fragile intuition de l'artiste, une construction cristalline se devine, suivant d'un côté et de l'autre les facettes irrégulières de l'espace perceptible, s'opposant à la "vision absolue" que défendent des artistes dits progressistes qui appellent à la construction rationnelle du monde et de sa représentation. Ici, la partie inférieure est en effet marquée par une construction transparente mais non perceptible dans l’espace, un visage de structure cristalline reconnaissable à l’esquisse des yeux, du nez et de la bouche. Les yeux sont devenus les  oculaires d’un périscope : celui de gauche oriente ses rayons visuels sur plusieurs niveaux simultanément, celui de droite rencontre une lentille demi-convexe et se dirige vers le spectateur... En 1927 des artistes « progressistes » voulaient moderniser l’art dans le sens de la construction et de la rationalité, de la science et de la technologie, avec, au coeur de cette évolution, la photographie. Klee et Kandinsky perpétuent quant à eux une esthétique traditionnelle basée sur la peinture de chevalet. 

 

"Highway and byways" (1929)
C’est le tableau le plus important du voyage en Egypte que Klee s’offrit pour son 50èmeanniversaire. Il débarque le 24 décembre 1928 à Alexandrie. Il est de retour au Caire le 9 janvier après avoir vu Louqsor, Thèbes, Assouan. On peut comprendre le schéma des bandes si l’on connaît le fleuve aux bandes de terres fertiles ou si l’on voit sur des illustrations les formes des pyramides. Les routes, les champs conduisent au Nil. Ils courent en bandes horizontales de différentes largeurs sur la surface du tableau mais ils ne vont pas d’un bord à l’autre, ils sont coupés de verticales et de diagonales. Les couleurs claires, les roses, les verts, les bleus, les violets, les orangés et les ocres clairs sont posés en couches plates et crevassées. Ils figurent la terre et l’eau, le soleil africain, le printemps et la fécondité. Ce tableau a été peint environ six mois après le voyage ce qui a laissé aux pensées plastiques le temps de mûrir jusqu’à l’acte de peindre...

Ce n'est qu'après sa mort que nous comprenons ce que Paul Klee entendait par "réalité" lorsque nous faisons des recherches. Réduit à ce que l'œil voit nettement, réduit à la vivacité d'une image et de ses couleurs. Pour lui, c'est ce que l'œil voit. Ce n'est pas ce que l'homme observe en tant que tel. Réduction de la complexité, limitée à la couleur, pour créer la possibilité d'une réalité nouvelle et propre. Paul Klee laisse moins de place à l'interprétation que les autres artistes de son temps en donnant à chacune de ses toiles un nom unique...

(Paul Klee, Théorie de l'art moderne) - "Autrefois, on représentait les choses qu'on pouvait voir sur terre, qu'on aimait ou aurait aimé voir. Aujourd'hui, la relativité du visible est devenue une évidence, et l'on s'accorde à n'y voir qu'un simple exemple particulier dans la totalité de l'univers qu'habitent d'innombrables vérités latentes. Les choses dévoilent un sens élargi et bien plus complexe qui souvent infirme en apparence l'ancien rationalisme. L'accidentel tend à passer au rang d'essence..."

".... La seule voie optique ne répond plus entièrement aux besoins d'aujourd'hui, pas plus qu'elle ne satisfaisait seule ceux d'avant-hier. L'artiste, aujourd'hui, est mieux qu'un appareil photographique en plus subtil, il a plus de complexité, plus de richesse, et dispose de plus de latitude. Il est une créature sur terre, et créature dans l'Univers: créature sur un astre parmi les astres. Ces faits se répercutent peu à peu dans une nouvelle conception de l'objet naturel - plante, animal ou être humain, envisagé dans l'aire de la maison, du paysage ou de l'univers - qui tend à se totaliser. A  commencer par une conception très élargie de l'objet comme tel. Par notre connaissance de sa réalité interne, l'objet devient bien plus que sa simple apparence. Par notre connaissance que la chose est plus que sa simple apparence. Par notre connaissance que la chose est plus que son extérieur ne laisserait penser...."

Works: "Road Junction" (1913, Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich), "Rote und weisse Kuppeln" (1914, Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Dusseldorf), "Southern Gardens" (1919, Metropolitan Museum of Art, New York), "Rose Garden" (1920, Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich), "Red Balloon" (1922, Solomon R. Guggenheim Museum, New York City), "Senecio" (1922, Kunstmuseum Basel), "Tree Nursery" (1929, The Phillips Collection), ...

..."Insula Dulcamara" (1938, Kunstmuseum Bern), "Ein Weib für Götter" (1938), "Contemplation" (1938), "Flowers in Stone" (1939, (Galerie Rosengart, Lucerne), "Death and fire" (1940, Centre Paul-Klee)...


Theo van Doesburg (1883-1931)

Composition VIII (The Cow, c. 1918, MoMA, New-York)

Peintre et designer néerlandais, Theo van Doesburg rencontre Mondrian en 1915, - son compatriote Mondrian acquiert une célébrité dont ne bénéficiera guère van Doesburg, pourtant d'inspiration similaire  mais sans doute plus hanté par un constant désir d'expérimentation. Il participe à la fondation du magazine De Stijl (1917) , son titre de noblesse : et c'est bien sur l'expérience intérieure  que se fonde Théo Küpper, dit Théo Van Doesburg, pour élaborer une pensée plastique qui va privilégier  une analyse de l'espace pictural comme structure géométrico-sérielle de masses chromatiques élémentaires, une pensée plastique en rupture avec le "pittoresque des formes anciennes", et qui retrouve ainsi le chemin des matériaux produits par la technologie moderne... Cette oeuvre possède deux titres, "Composition VII", qui implique une image dénuée de toute référence au monde visuel, et "La Vache", qui le relie à la nature, c'est en effet une structure simplifiée de l'animal en train de paître, quatorze rectangles disposés en aplats, que Van Doesburg représente dans un nouveau langage pictural que l'on retrouvera dans de nombreux aspects du design à venir... 

Entre 1916 et 1919, Van Doesburg brûle les étapes de la Figuration à l'Abstraction ("Dancers", 1916, Kroller Muller Museum, The Hague, Netherlands; "Abstraction des joueurs de cartes", 1917, La Haye, Gemeentemuseum), poursuit ses échanges avec  Mondrian, une certaine croyance dans les potentialités spirituelles de l'art, une harmonie esthétique qu'il défend dans la revue De Stijl ("Rhythm of a Russian Dance", 1918, New York, M.O.M.A.), et se fait le propagateur d'une volonté de fusion de la peinture et de l'architecture (Stained glass Composition IV, 1918; Color design for the floor, walls and ceiling of an academic building in Amsterdam, 1923). Mais en 1922, c'est la rupture, rupture avec Mondrian, rupture pour une esthétique de la représentation de la ligne différente, rupture avec De Stijl, la surabondance de son talent (là où un Mondrian se cantonnera à une peinture géométrique et sombre tout au long de sa vie), le dadaïsme, l'oriente vers une autre voie qu'il exprime dans l'Elémentarisme et "Grundbegriffe der neuen gestaltenden Kunst" (1924).

Ses oeuvres les plus connues, telles que la série des "Counter-Compositions" (1924, Amsterdam, Stedelijk Museum; 1925, Haags Gameentemuseum, the Hague, the Netherlands), "Triangles" (1928, Venise, coll. Peggy Guggenheim) révèle sa recherche d'un équilibre plus dynamique et plus complexe des formes abstraites, il conserve ainsi les couleurs primaires et l'abstraction géométrique de De Stijl mais rejette toute stricte adhésion aux seules lignes horizontales et verticales avec l'utilisation de diagonales, dont le dynamisme lui semblait nécessaire (Simultaneous Counter-Composition, 1929-1930, New York, M.O.M.A.). En 1926, Hans et Sophie Tauber Arp inviteront van Doesburg à travailler avec eux à la conception et à la décoration d'un nouveau complexe de divertissement dans le bâtiment L'Aubette à Strasbourg, et il passera deux ans sur le projet, tentative d'illustration de son esthétique appliquée à l'architecture...