Michel Maffesoli (1944), "Le Temps des tribus. Le déclin de l'individualisme dans le sociétés postmodernes" (1988), "La Transfiguration du politique, La tribalisation du monde moderne" (1992) - ...
Last update: 2018/12/12


Néo-tribalisme - Irrésistiblement les sociétés modernes se transforment ou du moins assiste-t-on depuis les années 1980 à ce qui ressemble à un émiettement du corps social, à un épuisement des institutions, à l'effondrement des idéologies, à une véritable transmutation des valeurs : derrière la société de masse, qui a longtemps défini l'une des formes de la modernité, se profileraient désormais les nouvelles figures d'une socialité exubérante et polymorphe dont le sociologue Michel Maffesoli livrerait les premiers contours. Le mouvement des rave-partys, dans les années 1980 et 1990 n'est pas tant l'expression d'une identité commune qu'une conscience collective. Le "Temps des tribus" se pose ainsi comme le diagnostic  des sociétés de cette fin du XXe siècle, une exploration de leurs métamorphoses : à la fameuse fragmentation de la société postmoderne répondent des communautés de sentiment. Sentiment et émotion se substituent aux idéaux de la Raison, à la logique de l'identité succède la logique de l'affect. Nous sommes entrés dans l'ère des «tribus ››, des réseaux, des petits groupes, et vivons à l'heure des rassemblements éphémères et effervescents. Le fait de partager une expérience sociale ou une sensibilité esthétique compte beaucoup plus que l'individualité, et tout individu peut ainsi naviguer d'un groupe à l'autre et s'épanouir dans ce qui peut ressembler à une existence plurielle ...

En 1887, Ferdinand Tönnies étudiait les liens sociaux et constatait que l'on était passé de la communauté à la société. Dans les années 1970 et 1980, plusieurs sociologues poursuivant l'oeuvre de Robert King Merton affirmaient que les jeunes tissaient des liens en fonction du sexe et de la classe sociale....


Michel Maffesoli (1944)

Michel Maffesoli est un sociologue français connu, parfois controversé, pour ses travaux sur le concept de postmodernité et l’étude des groupes sociaux, des sous-cultures et du rôle du symbolisme et de la mythologie dans les sociétés modernes, et notamment pour ce qui est de comprendre comment les sociétés contemporaines sont organisées et comment les individus forment des identités collectives. Il se fera notamment reconnaître pour son exploration du "néo-tribalisme", l'individualisme cèderait la place à de nouvelles formes de collectivité basées sur l'appartenance tribale et les affinités partagées. Il est né en 1944 à Graissessac (Hérault). Professeur émérite à la Sorbonne et membre de l'Institut universitaire de France, il crée en 1982 le Centre d'études sur l'actuel et le quotidien (CEAQ) et reçoit en 1992 le Grand Prix des sciences humaines de l'Académie française pour "La Transfiguration du politique" (La Petite Vermillon, 2002). Dans "La Force de l'imaginaire, contre les nouveaux bien-pensants" (Liber, 2019), le sociologue soutiendra que l'imaginaire, souvent relégué au second plan par la rationalité et la logique, est en réalité une force fondamentale qui structure les comportements, les croyances, et les valeurs collectives. Dans une époque marquée par le déclin des grandes idéologies et la montée du relativisme, l'imaginaire collectif devient un espace de résistance, d'expression, et se manifeste dans divers aspects de la vie sociale, tels que les arts, les médias, la politique, et les nouvelles formes de religiosité. Un imaginaire qui, loin d'être une simple évasion, est un moyen puissant de comprendre et de donner du sens à la complexité du monde actuel...

"À l'encontre de ce qu'il est coutume d'admettre, la fin des grands récits de référence ne vient pas de ce qu'il n'y ait plus de maître à penser. La qualité de la recherche intellectuelle n'est pas forcément plus mauvaise qu'à d'autres époques. En fait s'il y a désaffection vis-à-vis des idéologies surplombantes et lointaines, c'est parce que l'on assiste à la naissance d'une multiplicité d'idéologies vécues au jour le jour, et reposant sur des valeurs proches. Vécu et proxémie. Ce sens de la concrétude de l'existence peut dès lors être considéré comme une expression de bonne santé, comme l'expression d'une vitalité propre. Vitalisme qui sécrète en quelque sorte une pensée organique, avec bien sûr les qualités propres à ce genre de pensée, à savoir l'insistance sur la pénétration intuitive : vue de l'intérieur, sur la compréhension : saisie globale, holistique des divers éléments du donné et sur l'expérience commune : ce qui est ressenti avec d'autres comme constitutif d'un savoir vécu ..." (Le temps des tribus)


"L'ordre des choses penser la postmodernité" (1979)

Un texte fondateur de Michel Maffesoli qui s'inscrit dans le sillage de sa thèse sur la "logique de la domination" et pose les bases de ce qui deviendra sa sociologie emblématique du "temps des tribus". Le livre se situe à un moment charnière où les grands récits modernes (Progrès, Révolution, Raison) commencent à montrer leurs limites.

 

La thèse centrale de Maffesoli est que la postmodernité n'est pas une ère de chaos ou de décadence, mais l'émergence d'un nouvel "ordre des choses", radicalement différent de l'ordre moderne. Cet ordre n'est pas fondé sur la rationalité instrumentale, l'individualisme abstrait et la projection dans un avenir meilleur, mais sur la puissance de l'imaginaire, le lien social concret (la "socialité") et le culte du présent.

 

"L’époque récente n’est pas avare en événements perturbant le bel édifice de la modernité. Ceux-ci illustrent, à loisir, nombre d’analyses que je m’emploie à approfondir depuis bientôt quarante ans. L’abstention, politique mais aussi, plus subtilement, sociale, touchant toutes les couches de la population, témoigne du retrait de l’opinion publique par rapport à ceux qui prétendent la représenter.

Dans la vie sociale en son entier, ce sont les réactions émotionnelles, le jeu du « comme si », les rêveries qui prédominent. C’est ce besoin de réenchantement du monde que les élites instituées ne peuvent ou ne veulent pas entendre. Focalisées qu’elles sont sur le vieil idéal républicain démocratique du « Contrat social » construit sur trois principes intangibles : individualisme, rationalisme et progressisme. Mais le monde change et il y a urgence à penser la mutation civilisationnelle en cours. Ce qui en appelle à un nouveau « Discours de la méthode ». Ce qui nécessite que l’on sache mettre entre parenthèses nos certitudes intellectuelles : un retrait essentiel par rapport à la « doxa » tout à la fois dominante et totalement déphasée.

Cet écart absolu ne pourra se faire que si l’on sait s’enraciner dans cette sagesse populaire qui, toujours et à nouveau, est la condition de possibilité de tout vivre ensemble. Et du coup dépasser ou, tout simplement, ignorer ces mots vides de sens, ces lancinantes incantations voyant du populisme et du communautarisme partout. Facilités de langage (on dit, de nos jours, « éléments de langage ») ne faisant que traduire la peur de l’intelligentsia vis-à-vis de l’idéal communautaire ; c’est-à-dire d’un sentiment populaire reprenant force et vigueur.

J’ai dit dans deux livres précédents, consacrés déjà à la méthode, comment il convient de regarder le monde tel qu’il est et non pas tel qu’il devrait être (La Connaissance ordinaire). Et comment il faut, pour ce faire, mobiliser non seulement la raison, mais aussi le rêve, l’imagination, le monde des sens (Éloge de la Raison sensible). Ce livre-ci, L’Ordre des choses, revient bien sûr sur quelques-unes de ces thématiques en les approfondissant. Mais il met également l’accent sur la question du temps.

En effet, chaque société peut se définir par le rapport qu’elle entretient au temps, aux trois modalités de la temporalité que sont passé, présent, futur. La modernité était orientée, tendue même, vers le futur et en rupture avec le passé. Ce qui entraînait un report de jouissance : une forme de déni du présent.

Tout autre est le rapport au temps postmoderne que l’on peut caractériser comme étant un « enracinement dynamique ». Une inscription dans la tradition qui soit, en même temps, une intensification de l’instant vécu « ici et maintenant ». Un présent gros du futur et plein du passé. Un temps se définissant par le territoire. Un temps « einsteinisé », en quelque sorte. C’est-à-dire un temps se contractant en espace. Une écosophie aux conséquences insoupçonnées !

Il est fréquent, et c’est même la spécialité des élites déphasées, de dénoncer le culte de l’instant et le présentéisme des sociétés postmodernes. On peut aussi les prendre au sérieux et tenter de décrypter leur ordonnancement, saisir leur raison interne. Exposer, explorer l’ordre des choses, sans le juger, ni le dénier.

Ceci impose de dépasser, avec radicalité, ces chapelets de platitudes déversées quotidiennement par la langue de bois politique, le blablatage journalistique ou le gémissement d’intellectuels plus militants que penseurs. C’est là contre qu’il faut, avec sérénité, rappeler que la fin d’un monde n’est pas la fin du monde. Voilà ce qu’il convient de penser. Avec justesse. C’est-à-dire, au plus près de son étymologie, repérer la vérité de l’époque : la « dé-couvrir ».

L’éducation ne me paraissant plus de mise, ce n’est pas un traité ou un ensemble de règles que je livre au lecteur. Dans une perspective initiatique, c’est plutôt à un cheminement auquel je le convie. Chemin de pensée qui, comme le rappelle Heidegger, « à chacun de ceux qui le suivent, il donne ce qui lui revient » !

Dans le labyrinthe du vécu, il convient d’avancer avec précaution, sans brusquerie, avec empathie. Au rythme de la vie. Ce qui n’est pas sans risque car on ne peut plus nier que le tragique est, à nouveau, à l’ordre du jour.

L’ensauvagement du monde est d’actualité. L’imaginaire postmoderne repose sur la conscience obscure d’un tel état de fait. C’est cette conscience obscure, ce savoir incarné, voire cet inconscient collectif que j’appelle sagesse populaire. C’est cela qu’il faut penser, sine ira et studio, sans ressentiment ni faveur !"

 

I. Les Principes Fondamentaux de la Postmodernité selon Maffesoli ...

- La Fin des Grands Récits et l'Âge des Dieux : S'inspirant de Nietzsche ("Dieu est mort") et de la notion de "dieux souterrains", Maffesoli affirme que la modernité a voulu tuer le sacré et les mythes. En postmodernité, ceux-ci réapparaissent sous de nouvelles formes : dans le sport, la musique, les médias, les communautés éphémères. Le "polythéisme des valeurs" remplace le monothéisme de la Raison unique.

- La Socialité vs la Société : C'est une distinction capitale. La Société est la structure institutionnelle, politique et économique, froide et abstraite, régie par un "contrat social". La Socialité est le lien organique, chaud et émotionnel qui unit les personnes dans leur quotidienneté (voisins, fans, groupes d'affinités). Pour Maffesoli, la vitalité est du côté de la socialité, qui échappe en grande partie aux institutions.

- L'Imaginaire et le Phénomène d'Émotion : Contre le primat de la raison, Maffesoli réhabilite l'imaginaire collectif comme force structurante. Le "phénomène d'émotion" – la capacité à être "ému ensemble" – devient le ciment du nouveau lien social. C'est l'effervescence collective du concert, du stade, ou même du rassemblement festif.

- Le Présentéisme : La modernité était tournée vers le futur (le Progrès). La postmodernité, selon Maffesoli, est un "éternel présent". Elle valorise l'instant, l'expérience immédiate, l'hédonisme et l'esthétisation de la vie quotidienne. Il n'y a plus de projet utopique lointain, mais une recherche de sens dans l'ici et maintenant.

- La Figure du "Nomade" : L'individu moderne, stable et rationnel, cède la place au "nomade" postmoderne, qui circule entre différentes tribus, joue avec les identités et privilégie l'appartenance multiple et éphémère.

 

"Il ne faut pas, en effet, avoir peur de penser à contre-courant de l’establishment académique. C’est même faire preuve de bonne santé intellectuelle que de refuser de bêler en chœur quelques bons sentiments servant de fondement à la « doxa » sécurisante qu’il est habituel de nommer, antiphrase par excellence : Science ! Il vaut mieux, comme le dit Montaigne, être « un cheval échappé ». Faire un pas, à l’écart, permettant, hors des sentiers battus, de trouver la voie la plus opportune pour atteindre l’expérience collective. Du coup, il n’est pas nécessaire de tout expliquer. Mais on doit, toujours, essayer de comprendre : décrire sans prescrire. « Je n’assigne pas, je raconte » (Montaigne).

La prétention donc : un « discours de la méthode » postmoderne. Exigeant pour ceux qui veulent se mettre en chemin (meta odos). Dédaigneux, comme Descartes le fut, envers ceux, ils sont nombreux, s’instituant gardiens des temples dogmatiques. Il faut, ici ou là, n’accorder qu’un haussement d’épaules condescendant aux diverses formes du positivisme ambiant, constituant le « conformisme logique » propre à la bien-pensance du moment : rationalisme désuet, économicisme dominant, marxisme inconscient. Toutes choses constituant le prêt à penser moderne et aboutissant à l’inauthenticité des formules creuses, quelque peu incantatoires, fonds de commerce des marchands de pensée ayant, surtout, peur de la hauteur de vue et du mépris des objections.

Un simple haussement d’épaules ai-je dit, car la vétusté de ces dogmes est par trop évidente. Et comme cela a été dit, « ces bourdes, Dieu merci, passeront » ! Mais pour l’immédiat, dans la foultitude des écrits de circonstance, il est peu de livres qui honorent le temps. Tant il est vrai, comme le disait Molière, que l’on est submergé de ce qui est « bon à mettre au cabinet».

Dans l’Antiquité, les dieux étaient impassibles et purs. Ils n’avaient pas à se préoccuper de ce qui était concret et impur. C’est bien ainsi que l’on a considéré la théorie : elle doit être totalement étrangère au pathétique social, au vécu, à ce qui est. Elle doit se contenter d’édicter comment on doit être, penser, se comporter.

À l’encontre de ces rigides spécialistes, ayant une compréhension des choses de la vie bornée par des scrupules surannés, il vaut mieux rester, en son sens étymologique, un « amateur ». Ouvert à cette aventure qu’est la vie de l’esprit ; tout comme la vie tout court. Aux demi-lettrés enclos dans leurs certitudes, préférer la sensibilité théorique sachant unir l’intelligence et le sens de l’expérience. Le chapon a, dans son ordre, son utilité. Mais entravé par sa graisse même, il ne peut imiter le vol audacieux de l’aigle. N’est-ce point ce dernier qui doit servir d’exemple à l’art de penser ? ...."

 

Prophétique et Novateur, en 1979, Maffesoli a perçu avec une grande acuité des tendances qui se sont amplifiées (la tribalisation via les réseaux sociaux, la recherche de communauté, l'importance de l'image et de l'émotion). Sa déconstruction de la raison instrumentale et de l'individualisme abstrait est puissante. Il montre bien comment la modernité a engendré un désenchantement du monde.  Maffesoli tourne le regard sociologique vers les pratiques banales, les "petits riens" de la vie sociale, là où se niche selon lui le vrai sens. C'est une approche fertile et souvent négligée. L'ouvrage est dense, poétique, et convoque une culture immense (sociologie, philosophie, histoire des religions, littérature). Cette écriture "baroque" est en elle-même une rupture avec le style froid et "scientifique" de la sociologie moderne.

 

Malgré son influence, l'ouvrage de Maffesoli fait l'objet de vives critiques ...

- Un Angélisme Social ? La célébration de la "socialité" et des "tribus" peut apparaître comme une vision romantique et idéalisée. Maffesoli a tendance à occulter les aspects négatifs de ces communautés : conformisme de groupe, exclusion de l'étranger, pulsions violentes (les hooligans sont aussi une "tribu"). Sa vision minimise les rapports de pouvoir et de domination à l'intérieur même des tribus.

- Le Problème du Politique : C'est la critique la plus fréquente. En opposant la "socialité" vivante à la "Société" morte, Maffesoli semble acter la fin de toute possibilité d'action politique collective et transformative. Sa pensée est souvent jugée conservatrice (au sens où elle entérine l'état des choses) ou dépolitisée. Que faire face aux inégalités structurelles si l'on se contente de décrire l'effervescence des tribus ?

-La méthode de Maffesoli est plus intuitive, philosophique et herméneutique que fondée sur une enquête de terrain rigoureuse. Ses concepts sont souvent des "idéaux-types" poétiques dont on peut difficilement mesurer la portée concrète. Certains sociologues lui reprochent un manque de scientificité.

- En célébrant le polythéisme des valeurs et la fragmentation, Maffesoli peine à fournir des critères pour juger ou orienter l'action. Si toutes les tribus et tous les imaginaires se valent, sur quelle base critiquer les dérives sectaires, identitaires ou complotistes, qui sont aussi des phénomènes tribaux postmodernes ?

- Maffesoli analyse largement la culture et le social, mais laisse dans l'ombre le capitalisme mondialisé, qui est pourtant un acteur central de la postmodernité. Le "nomadisme" et le "présentéisme" peuvent aussi être interprétés comme les effets d'un capitalisme flexible et consumériste.


"Le Temps des Tribus : Le Déclin de l'Individualisme dans les Sociétés de Masse" (1988)

Michel Maffesoli introduit l'idée que les sociétés contemporaines ne sont plus structurées autour des grandes institutions et des identités fixes (comme la classe sociale ou la nation), mais plutôt autour de petites communautés fluides et éphémères qu'il appelle "tribus". Des sociétés dans lesquelles l'appartenance communautaire et l'expérience partagée deviennent des éléments centraux de la vie sociale, remplaçant l'isolement de l'individu moderne. Et des "tribus" fondées sur des affinités émotionnelles, des passions partagées, et des styles de vie communs plutôt que sur des structures formelles. 

 

".... La nébuleuse affectuelle - « Noí siamo la splendida realta. » Cette inscription, à l'écriture maladroite, relevée dans un coin perdu de l'Italie méridionale, résume bien l'enjeu de la socialité. On y trouve en raccourci les divers éléments qui la caractérisent : relativisme du vivre, grandeur et tragique du quotidien, pesanteur du donné mondain que l'on assume tant bien que mal, le tout s'exprimant dans ce "nous" servant de ciment, et qui aide justement à supporter l'ensemble. On a tellement insisté sur la déshumanisation, le désenchantement du monde moderne, sur la solitude qu'il engendre, que l'on n'est plus à même de voir les réseaux de solidarité qui s'y constituent.

À plus d'un titre, l'existence sociale est aliénée, soumise aux injonctions d'un Pouvoir multiforme, il n'en reste pas moins qu'il existe une Puissance affirmative qui malgré tout redit le "jeu (toujours) recommencé du solidarisme ou de la réciprocité". Il s'agit là d'un "résidu" qui mérite attention. Pour faire bref, on peut dire que, suivant les époques, un type de sensibilité prédomine; un style qui spécifie les rapports que nous établissons avec les autres. Cette mise en perspective stylistique est de plus en plus soulignée (P. Brown, "Genèse de l'Antiquité tardive", P. Veyne, G. Durand, "La Beauté comme présence paraclétique, Eranos", 1984, M. Maffesoli). En la matière, elle permet de rendre compte du passage de la "polis à la thiase", ou encore de l'ordre politique à celui de la fusion. Alors que le premier privilégie les individus et leurs associations contractuelles, rationnelles, le second va mettre l'accent sur la dimension affective, sensible. D'un côté, le social qui a une consistance propre, une stratégie et une finalité, d'un autre côté, une masse où se cristallisent des agrégations de tous ordres, ponctuelles, éphémères, aux contours indéfinis.

La constitution du social et sa reconnaissance théorique ne furent pas chose aisée. Il en est de même, actuellement, de cette nébuleuse que l'on appelle "socialité". Ce qui explique qu'une recherche peut être approximative, partielle, parfois cahotante, à l'image de ces rassemblements sur lesquels on n'a aucune certitude. Mais l'enjeu, encore une fois, est d'importance ; et je parie que l'avenir de nos disciplines dépend essentiellement de notre capacité à savoir rendre compte du grouillement en question.

Pour ma part, je considère que les ressassements sur le narcissisme ou sur le développement de l'individualisme, lieux communs de nombre d'analyses sociologiques et journalistiques, sont des pensées convenues. À moins qu'elles n'expriment le désarroi profond d'intellectuels ne comprenant plus rien à la société qui est leur raison d'être et qui tentent ainsi de lui redonner sens; en des termes adéquats au champ moral et/ou politique dans lequel ils excellent. Je ne reviendrai donc pas sur un combat d'arrière-garde, il suffit d'indiquer, même si c'est d'une manière un peu tranchée, comment l' "expérience d'autrui" fonde communauté, fût-elle conflictuelle. Que l'on me comprenne bien, je n'entends pas participer à l'élaboration de cette bouillie morale, fort à la mode par les temps qui courent, mais plutôt de donner les linéaments de ce que pourrait être une logique de la fusion.

Métaphore s'il en est que cette fusion, car ainsi qu'on peut le voir à propos de la masse, elle peut s'opérer sans qu'existe ce que traditionnellement on appelle le dialogue, échange et autres fariboles de la même eau. La fusion de la communauté peut être parfaitement désindividualisante, elle crée une union en pointillé qui n'implique pas une pleine présence à l'autre (ce qui renvoie au politique), mais établit plutôt un rapport en creux, ce que j'appellerais un rapport tactile : dans lamasse on se croise, se frôle, se touche, des interactions s'établissent, des cristallisations s'opèrent et des groupes se forment.

On peut comparer cela à ce que W. Benjamin dit du Nouveau Monde Amoureux de Fourier, un "monde où la moralité n'a plus rien à faire", un monde où "les passions s'engrènent, se mécanisent entre elles", un monde où, pour reprendre les termes mêmes de Fourier, s'observe un ordre de combinaisons et d'associations indéfinies et indifférenciées. Et pourtant, ces rapports tactiles, par sédimentations successives, ne manquent pas de créer une ambiance spéciale ; ce que j'ai appelé une union en pointillé. Pour aider notre réflexion, je propose une image : à sa naissance, le monde chrétien est une nébuleuse de petites entités parsemées dans l'Empire romain tout entier. Le grouillement que cela induit sécrète alors cette belle théorie de la "communion des saints". Liaison souple et ferme à la fois qui n'en assure pas moins la solidité du corps ecclésial. C'est cette effervescence groupale et son ethos spécifique qui vont donner naissance à la civilisation que l'on sait. 

On peut imaginer que l'on soit confronté aujourd'hui à une forme de "communion des saints". Les messageries informatiques, les réseaux sexuels, les diverses solidarités, les rassemblements sportifs et musicaux sont autant d'indices d'un ethos en formation. C'est cela qui délimite le nouvel Esprit du temps que l'on peut appeler "socialité".

Précisons tout d°abord que la tradition phénoménologique et compréhensive a longuement abordé ce problème. Je pense en particulier à A. Schutz qui dans nombre de ses analyses, et très précisément dans son article "Making music together", a étudié la "relation de syntonie" (mutual tuning in relationship) selon laquelle les individus en interaction s'épiphanisent dans un «nous très fortement présent» (in vivid presence). Bien sûr, à la base on trouve la situation de face à face, mais, par contamination, c'est l'ensemble de l'existence sociale qui est concerné par cette forme d'empathie. D'ailleurs, que ce soit par le contact, par la perception, par le regard, il y a toujours du sensible dans la relation de syntonie. Ainsi qu'on le verra plus loin, c'est ce sensible qui est le substrat de la reconnaissance et de l'expérience de l'autre.

Dès à présent, on peut remarquer que c'est à partir de là que s'élabore "la relation des esprits", autre manière de nommer la compréhension dans son sens le plus fort.

Même si c'est banalité de le dire, il ne faut pas craindre de le répéter, l'originalité de la démarche sociologique c'est qu'elle repose sur la matérialité de l'être-ensemble. Dieu (et la théologie), l'Esprit (et la philosophie), l'individu (et l'économie) laissent la place au regroupement. L'homme n'est plus considéré isolément. Et même lorsqu'on accorde, ce que j'aurais tendance à faire, la prévalence à l'imaginaire, on ne doit pas oublier qu'il est issu d'un corps social, et qu'il s'y matérialise en retour. Il n'y a pas à proprement parler d'autosuffisance, mais constante rétroaction. Toute vie mentale nait d'un rapport et de son jeu d'actions et de rétroactions. Toute la logique communicationnelle ou symboliste est fondée là-dessus. C'est ce que O. Spann appelle "l'idée d'appariement" (Gezweiung). Effet de couple que l'on peut voir entre les parents et l'enfant, le maître et les disciples, l'artiste et ses admirateurs. Étant bien entendu que cet effet de couple transcende les éléments qui le composent. Cette transcendance est caractéristique de la perspective sociologique à ses débuts qui fut, on le sait, obnubilée par la communauté médiévale. Cependant, comme le bourgeoisisme triomphant avait pour vecteur essentiel l'individualisme, ce modèle communautaire fut progressivement refoulé, ou ne servit, "a contrario", qu'à justifier l'aspect progressiste et libérateur de la modernité. 

Il n'en reste pas moins que les mythes corporatiste ou solidariste sont présents, telle la statue du Commandeur, à l'horizon de notre démarche. Même le plus positiviste des sociologues, A. Comte, en donne une nouvelle formalisation dans sa religion de l'humanité. On connaît son influence sur Durkheim et la sociologie française, mais ce que l'on sait moins bien, c'est que, par W. G. Sumner interposé, le mythe solidariste trouva écho dans la pensée américaine.

Sans vouloir s'y étendre, on peut signaler que le solidarisme ou la religion de l'humanité peuvent servir de toile de fond aux phénomènes groupaux auxquels nous sommes confrontés contemporainement. Et ce principalement pour ce qui concerne la logique de l'identité. C'est cette dernière qui servit de pivot à l'ordre économique, politique et social qui a prévalu depuis deux siècles. Mais même s'il continue à fonctionner, son effet de rouleau compresseur n'a plus du tout la même efficacité. 

Ainsi pour saisir "le sentiment et l 'expérience partagés" qui sont à l'œuvre dans de nombreuses situations et attitudes sociales, il convient de prendre un autre angle d'attaque. Celui de l'esthétique me paraît le moins mauvais. 

J'entends esthétique, d'une manière étymologique, comme la faculté commune de sentir, d'éprouver. Malgré son rationalisme, Adorno avait remarqué que l'esthétique pouvait permettre de "défendre le non-identique qu'opprime dans la réalité la contrainte de l'identité". On ne peut mieux souligner l'efflorescence et l'effervescence du néo-tribalisme qui, sous ses diverses formes, refuse de se reconnaître dans quelque projet politique que ce soit, qui ne s'inscrit dans aucune finalité, et qui a pour seule raison d'être le souci d'un présent vécu collectivement. 

Il suffit de se référer aux recherches et monographies faites sur les groupes de jeunes, sur les cercles affinitaires, sur les petites entreprises industrielles pour s'en convaincre. Il reste encore à engager d'autres enquêtes sur les réseaux télématiques pour conforter l'aspect prospectif des relations de syntonie.

Les diverses lamentations des hommes politiques, des gens d'Église ou des journalistes sur la désindividualisation croissante sont un indice en faveur de réalités "supra-singulières" ou "supra-individuelles". Hors de toute appréciation normative, il faut savoir en tirer les diverses conséquences. À partir d'expériences psychologiques menées dans les années soixante-dix, Watzlawick parlait du "désir ardent et inébranlable d'être en accord avec le groupe". Actuellement, il n'est même plus question de désir, mais d'une ambiance dans laquelle on baigne. Et ce qui était expérimental dans les groupes californiens est devenu réalité commune dans la vie de tous les jours. Le désir faisait encore appel à un sujet qui en était le porteur; ce n'est plus le cas. Le souci de conformité est une conséquence de la massification, et c'est à l'intérieur de celle-ci que s'opèrent incidemment et d'une manière aléatoire, les regroupements. 

J'ai parlé plus haut de la "matérialité" de l'être-ensemble, le va-et-vient masse-tribu en est l'illustration. On peut imaginer qu'à la place d'un sujet-acteur, on soit confronté à un emboîtement d 'objets. Telle une poupée gigogne, le grand objet-masse recèle des petits objets-groupes qui se diffractent à l'infini.

En élaborant son éthique de la sympathie, M. Scheler s'attache à montrer qu'elle n'est ni essentiellement ni exclusivement sociale. Elle serait une forme englobante, matricielle en quelque sorte. C'est une telle hypothèse que je formulerai à mon tour. 

Suivant le balancier des histoires humaines, après avoir été minorisée cette forme serait à nouveau présente. Elle privilégierait la fonction émotionnelle et les mécanismes d'identification, de participation qui lui sont subséquents. Ce qu'il appelle la "théorie de l'identification de la sympathie" permet d'expliquer les situations de fusion, ces moments d'extase qui peuvent être ponctuels, mais qui peuvent également caractériser le climat d'une époque. Cette théorie de l'identification, cette sortie extatique de soi est en parfaite congruence avec le développement de l'image, avec celui du spectacle (du spectacle stricto sensu aux parades politiques), et naturellement avec celui des foules sportives, des foules touristiques, ou tout simplement des foules de badauds. Dans tous ces cas, on assiste à un dépassement du "principium indivíduationis" qui était le nombre d'or de toute organisation et théorisation sociales.

Faut-il établir comme le propose M. Scheler une gradation entre "fusion", "reproduction" et "participation" affectives ? Il vaut mieux, à mon avis, et ne serait-ce qu'à titre heuristique, faire état d'une nébuleuse "affectuelle", d'une tendance orgiastique ou, comme je l'ai déjà analysé, dionysiaque. Les explosions orgiastiques, les cultes de possession, les situations fusionnelles ont existé de tout temps. Mais parfois, ils prennent une allure endémique et deviennent prééminents dans la conscience collective. Sur quelque sujet que ce soit, nous vibrons à l'unisson. Halbwachs parle à ce propos d' "interférences collectives". Ce qui nous semble être une opinion personnelle est en fait celle de tel ou tel groupe auquel nous appartenons. D'où la création de ces doxa qui sont la marque du conformisme, et que l'on retrouve dans tous les groupes particuliers, y compris dans celui qui s'en déclare le plus détaché : celui des intellectuels.

Cette nébuleuse "affectuelle" permet de comprendre la forme spécifique que prend la socialité de nos jours : le va-et-vient masses-tribus. 

En effet, à la différence de ce qui a prévalu dans les années soixante-dix - avec ces points forts que sont la contre-culture californienne et les communes étudiantes européennes - il s'agit moins de s'agréger à une bande, à une famille, à une communauté que de virevolter d'un groupe à l'autre. C'est ce qui peut donner l'impression d'une atomisation, c'est ce qui peut faire parler à tort de narcissisme. En fait, à l'encontre de la stabilité induite par le tribalisme classique, le néo-tribalisme est caractérisé par la fluidité, les rassemblements ponctuels et l'éparpillement. C'est ainsi que l'on peut décrire le spectacle de la rue dans les mégapoles modernes. L'adepte du jogging, le punk, le look rétro, le bon chic bon genre, les amuseurs publics, nous invitent à un travelling incessant. 

Par sédimentations successives se constitue l'ambiance esthétique dont il a été question et c'est au sein d'une telle ambiance que ponctuellement peuvent s'opérer ces "condensations instantanées ›› (Hocquenghem-Scherer), fragiles mais qui dans le moment même sont l'objet d'un fort investissement émotionnel. C'est cet aspect séquentiel qui permet de parler de dépassement du principe d'individuation.

Faisons ici image : dans une belle description des autoroutes américaines, et de leur trafic, J. Baudrillard fait état de cet étrange rituel et de la "régularité de (ces) flux (qui) met fin aux destinées individuelles". Pour lui la "seule véritable société, (la) seule chaleur ici, (est) celle

d'une propulsion, d'une compulsion collective". 

Cette image peut nous aider à penser. D'une manière quasi animale, on sent une force qui transcende les trajectoires individuelles ou plutôt qui fait que celles-ci s'inscrivent dans un vaste ballet dont les figures, pour aussi stochastiques qu'elles soient, n'en forment pas moins, en fin de compte, une constellation dont les divers éléments s'ajustent en système sans que la volonté ou la conscience y soit pour quelque chose. C'est cela l'arabesque de la "socialité".

Caractéristique du "social" : l'individu pouvait avoir une fonction dans la société, et fonctionner dans un parti, une association, un groupe stable.

Caractéristique de la "socialité" : la personne (persona) joue des rôles, tant à l'intérieur de son activité professionnelle qu'au sein des diverses tribus à laquelle elle participe. Son costume de scène changeant, elle va, suivant ses goûts (sexuels, culturels, religieux, amicaux) prendre sa place, chaque jour, dans les divers jeux du theatrum mundi.

On n'insistera jamais assez là-dessus : à l'authenticité dramatique du social répond la tragique superficialité de la socialité. 

J'ai déjà montré à propos de la vie quotidienne comment la profondeur pouvait se cacher à la surface des choses. D'où l'importance de l'apparence. Il n'est pas question de l'aborder ici en tant que telle, mais uniquement d'indiquer brièvement qu'elle est vecteur d'agrégation. Dans le sens indiqué plus haut, l'esthétique est un moyen d'éprouver, de sentir en commun. C'est aussi un moyen de se reconnaître. "Parva esthetica" ? En tout cas, la bigarrure vestimentaire, les cheveux multicolores et autres manifestations punk servent de ciment. La théâtralité instaure et conforte la communauté. Le culte du corps, les jeux de l'apparence ne valent que parce qu'ils s'inscrivent dans une vaste scène où chacun est à la fois acteur et spectateur. Pour paraphraser Simmel et sa sociologie des sens, il s'agit d'une scène qui est "commune à tous". L'accent est mis moins sur ce qui particularise que sur la globalité des effets. Le propre du spectacle est d'accentuer soit directement, soit d'une manière euphémique, la dimension sensible, tactile de l°existence sociale. Être-ensemble permet de se toucher. Tous les plaisirs populaires sont des plaisirs de foule ou de groupe ; et l'on ne peut pas comprendre cette étrange compulsion à se rassembler, si l'on n'a pas présente à l'esprit cette constante anthropologique ..."


Michel Maffesoli, La Transfiguration du politique, La tribalisation du monde moderne, 1992

Aujourd'hui, l'un des grands lieux communs du discours savant tient dans l'annonce réitérée que le monde change. Une quasi-obsession, un leitmotiv entêtant qui proclame que les sociétés développées implosent, perdent leurs repères traditionnels, répudient leurs idéologies et liquident leurs valeurs ancestrales. Le diagnostic n'est pas sans fondements. Il faut maintenant tenter de comprendre. Approcher au plus près les phénomènes qui, chaque jour, induisent la logique d'une pulvérisation du corps social. Interpréter au plus juste les mouvements de revendications ethniques, la résurgence brutale des fanatismes religieux, la proclamation radicale des spécificités culturelles, comme le regroupement des individus dans le cadre de micro-sociétés où domine le rapport affectif. "La Transfiguration du politique" entreprend l'analyse de ce qu'il convient d'appeler la culture du sentiment, dont la vivacité des émotions et le désir de l'inutile sont les deux composantes essentielles. Inaugurant ainsi une lecture stimulante de l'espace de vie et de pensées nouvelles qui structurent désormais la socialité postmoderne. 

 

"La transfiguration du politique est achevée quand l'ambiance émotionnelle prend la place du raisonnement, ou quand le sentiment se substitue à la conviction. Cela se préparait de longue date. Ainsi Goethe, dont on vantait la sagesse olympienne, préfigure, à l'apogée de la modernité, la saturation d'un ordre des choses fondé en raison lorsqu'il déclare que « le sentiment est tout » (Gefühl ist alles...). En la matière, et sa position en son temps mérite attention, il s'agit pour lui de relativiser la raison, en particulier en valorisant « l'intuition sensible ». Sur ce point il se rapproche de la philosophie de Schopenhauer qui entend lier raison et expérience, et veille à ne faire ni de l'une, ni de l'autre, des entités isolées et valables en soi. Souligner le rôle de l'intuition sensible par rapport à la simple raison raisonnante est une bonne propédeutique permettant de nous introduire dans un monde éprouvé et partagé avec d' autres. En effet, alors que le rationalisme induit une conception de l' individu autonome, maître de lui et producteur de l'Histoire, toutes choses qui sont à la base du politique, l'intuition, le sensible, l'expérience soulignent davantage l'aspect esthétique de l'existence commune. C'est peut-être pour cela que des termes comme esthétique, esthétisant, esthétisme ont mauvaise presse dans la logique du devoir-être qui tend à prévaloir dans le moralisme ambiant. Ils sont toujours connotés péjorativement, et ce (ou ceux) à quoi on les applique est de ce fait invalidé. En fait, j'ai déjà eu l'occasion de le montrer (Au creux des apparences, 1990), l'esthétique, au plus près de son étymologie, ne manque pas d'avoir une valeur éthique. L'esthétique induit une stratégie particulière : l'on maîtrise moins le monde que l'on n'en jouit. Mais cette jouissance, il faut insister là-dessus, est rien moins qu'individualiste; elle est, par construction, partagée. En ce sens l'esthétique est synonyme d'intersubjectivité. En tant qu'idéal-type, il n'est pas illogique d'envisager un individu rationnel autosuffisant, ou à tout le moins n'entretenant que des rapports fonctionnels et utilitaires avec ses semblables. La chose est totalement impensable pour ce qui concerne l'ordre de l'esthétique: je ne peux éprouver qu'avec d'autres. Mais alors que le rapport fonctionnel est toujours finalisé, donc repérable et analysable en tant que tel, l'émotion commune s'épuise dans l'acte, elle se suffit à elle-même, d'où son aspect imprévisible, polysémique, et particulièrement insaisissable. Ce sont d'ailleurs ces caractéristiques qui rendent l'esthétique suspecte, tant il est vrai que nous sommes habitués à tout mesurer à l'aune de l'utilité et de la prédictibilité. Il se trouve que, tel le retour du refoulé, c'est l'expression du collectif qui tend à prévaloir contemporainement. Et œ pour le meilleur et pour le pire. En effet, que ce soit la violence des bandes de jeunes dans les banlieues des grandes villes, la désaffection en masse vis-à-vis de l'action politique, les divers rassemblements qui ponctuent la vie sociale, ou même les fanatismes de tous ordres, raciaux, religieux, ethniques, dans chacun de ces cas on trouve le besoin d'éprouver avec d'autres des émotions fortes. Le politique rationnel, que la modernité avait mis plus de deux siècles à édifier, péniblement et consciencieusement, est complètement submergé par des lames de fond non rationnelles qui laissent pantois les responsables, décideurs et hommes politiques nationaux et internationaux. Telles des bulles épisodiques se produisant sur une surface d'eau plane, là où on les attend le moins, des explosions variables en intensité et en qualité ont lieu ici et là, sans qu'il soit possible, à proprement parler, de les prévoir, et donc de les prévenir. Ce sera un conflit du travail à propos de revendications tout à fait irréalistes, une explosion de "ras le bol" de tel ou tel groupe social, à moins que ce ne soit celle d'une génération, ce pourra être une revendication ethnique, une effervescence religieuse, ou même une affirmation nationaliste, la palette est vaste de toutes ces occasions possibles. Elles auront lieu, indifféremment, dans les pays industrialisés, dans ceux du tiers-monde, elles vont toucher sans distinction les sociétés capitalistes ou celles qui se voulaient socialistes. Rien ni aucun pays n'est à l'abri, il n'y a plus de classes sociales intouchables. Le bouillonnement est général, et le feu est sous toutes les marmites...."


"La Connaissance ordinaire" (1995)

Maffesoli explore le concept de "connaissance ordinaire," une forme de savoir qui s'oppose aux connaissances académiques, scientifiques ou "savantes". Il se concentre sur les manières dont les gens ordinaires comprennent et interprètent le monde, en s'appuyant sur des intuitions, des expériences vécues, et des perceptions quotidiennes. Le sociologue définit la "connaissance ordinaire" comme un savoir pratique et intuitif, ancré dans le quotidien et les expériences communes. Contrairement à la connaissance scientifique, qui cherche des explications rationnelles et objectives, la connaissance ordinaire repose sur des intuitions, des émotions, et des perceptions directes de la réalité. Et l'auteur souligne que d'évidence la connaissance ordinaire est profondément liée à l'expérience vécue, fruit d'une accumulation de situations, de relations, et de ressentis qui forment une sorte de "sagesse populaire." C'est une connaissance qui se construit dans l'interaction avec le monde, plutôt que dans l'abstraction ou la théorie.

C'est une occasion de critiquer la domination du rationalisme dans les sociétés modernes, qui tend à mépriser ou à ignorer la connaissance ordinaire : le rationalisme, en cherchant à tout expliquer de manière logique et systématique, manque la richesse et la profondeur de la compréhension intuitive que les gens ordinaires ont de leur propre existence.

Et dans cette connaissance ordinaire, les mythes, les symboles, et les récits jouent un rôle central. Ces éléments permettent aux individus de donner du sens à leur expérience et de relier leur vie personnelle à des significations plus larges. C'est ainsi que les communautés se forment autour de ces partages symboliques, créant une cohésion sociale basée sur des croyances et des valeurs communes. Et l'auteur de plaider pour une reconnaissance de la pluralité des formes de connaissance tout en s'inscrivant dans une tradition sociologique compréhensive, cherchant à comprendre le monde social à travers les yeux de ceux qui le vivent ...


"L'ère des soulèvements" (2020)

Dans cet ouvrage, Maffesoli analyse les dynamiques sociales contemporaines marquées par une montée des soulèvements, des révoltes et des contestations à travers le monde. Covid-19 ou "gilets jaunes", i explore les causes et les implications de ce phénomène, qu'il voit comme une manifestation de la transformation profonde des sociétés postmodernes, une crise des institutions traditionnelles et un rejet des systèmes politiques, économiques et culturels dominants. Les modèles issus de la modernité, basés sur le rationalisme, l'individualisme, et la centralisation du pouvoir, sont en train de s'effondrer. Les soulèvements expriment le ras-le-bol d'une population qui ne se reconnaît plus dans ces systèmes, jugés incapables de répondre aux besoins et aspirations des gens. Dans ce contexte de soulèvements, on peut observer un retour à des formes de socialité plus locales et communautaires. Les individus cherchent à se reconnecter avec des valeurs de proximité, d'entraide et de solidarité, vaste contraste avec l'atomisation et l'individualisme de la modernité. Une fois de plus, le sociologue insiste, avec l'émergence de petites révoltes, sur le rôle central des émotions et des affects dans les mouvements de soulèvements. Ces mouvements sont souvent animés par des sentiments de colère, de frustration, mais aussi d'espoir et de désir de changement. Ils représentent une forme de réappropriation de la vie collective par l'émotion ...

 ".. De la même façon qu'il ne sert à rien de dénier la mort, destin commun et inéluctable de l'humanité, il ne sert à rien de défendre des valeurs qui n'ont plus de puissance agrégative. La République Une et Indivisible n'attire plus, elle n'est plus crédible. Les inégalités sont d'autant plus insupportables qu'elles sont accentuées par un discours et une administration pseudo-égalitaires. L'école en est actuellement un bon exemple.

Il y a un irrépressible besoin de regroupement communautaire, qu'il soit pérenne ou le plus souvent occasionnel. Il y a un besoin de "vibrer ensemble", de chanter ensemble, d'occuper ensemble l'espace commun. Le dénier au nom de la santé publique comme au nom de l'idéal universaliste ne fait que renforcer la violence de la pulsion communautaire. Parler, avec l'arrogance de la petite tribu au pouvoir, du "communautarisme", c'est juste attiser la guerre de tous contre tous. Les regroupements communautaires se font essentiellement sur des affects partagés, des sentiments communs, une communion émotionnelle. Les dénier risque tout au plus de les enkyster dans une contestation politique qui ne peut que se développer plus violemment. Permettre les rassemblements festifs, les collaborations informelles, les expériences communes, les originalités locales, voilà qui fera que s'élabore un nouveau mode d`être-ensemble, de vivre-ensemble, respectueux de l'altérité fondamentale et soucieux des affects partagés. Les soulèvements, insurrections et diverses révoltes en sont les prémices auxquels les esprits aigus se doivent d'être attentifs."

 


"Sarkologies" (2010)

Un "Objet" Sociologique Inattendu : publié en 2010, un ouvrage singulier dans la bibliographie de Michel Maffesoli. Alors que celui-ci est connu pour son analyse des "tribus" et de la socialité informelle, il se penche ici sur un objet hyper-centralisé et médiatique : la figure et le phénomène politique de Nicolas Sarkozy.

La thèse centrale de Maffesoli est que le "sarkozysme" ne peut pas être compris uniquement avec les grilles de lecture politiques traditionnelles (gauche/droite, libéralisme, etc.). Il faut y voir l'expression, au plus haut niveau de l'État, des caractéristiques fondamentales de la postmodernité que le sociologue analyse depuis des décennies. Sarkozy incarnerait, selon lui, le "politique" à l'âge des tribus.

 

"Pourquoi tant de haine ? Tant d’hystérie ? Pourquoi ses détracteurs, au lieu d’opposer aux discours du président Sarkozy, à ses actes de gouvernement, leur propre programme, au moins une évaluation raisonnée du sien, en reviennent-ils toujours aux attaques ad hominem, aux injures, aux supputations sur son état amoureux, sa santé mentale, son caractère ? Ce qui en fait, du coup, un héros de roman, un être de fiction.

Il y a de nombreuses raisons à cela. Ou plutôt, un ensemble de variations autour d’une raison principale que je dirai plus loin.

Mais dès l’abord, rappelons qu’au plus près de son étymologie, l’hystérie est cela même qui renvoie au ventre, qui le suscite et qui l’agite. Amusant ? Instructif en tout cas, de voir que ceux qui vont l’accuser des pires turpitudes, dont celle d’être un perpétuel agité, un gesticulateur, succombent à un travers identique : leurs analyses reposant moins sur la raison que sur l’émotion. En cela, le sachant ou pas, ils sont bien de ce temps qui voit l’émotionnel, telle une lame de fond, emporter tout et tous sur son passage. Sarkozy joue à l’évidence sur un tel registre. C’est son génie, et il en joue avec talent. Mais ses imprécateurs pas moins, qui, tel le chœur de la tragédie grecque, lui donnent la réplique sur un registre identique. Sinon que dans le premier cas, le jeu est assumé, que dans le second il reste inconscient.

On peut donner une première et provisoire explication à la hargne que le président déclenche : il représente, d’une manière caricaturale, ce dont on a peur, mais dont on pressent qu’inéluctablement, « ça arrive ». Avec ce XXIe siècle commençant, un cycle s’achève et avec lui les valeurs, les certitudes ayant marqué la modernité. Toute cette culture, sucée avec le lait maternel, celui d’une République une et indivisible, peu à peu s’estompe. D’où un effroi diffus engendrant une panique, elle bien précise, que l’on va projeter sur celui qui, sans honte excessive, annonce qu’il va assumer un changement jugé nécessaire. On craint moins Sarkozy « en soi » que comme symbole du monde qui rattrape la France et l’oblige dans la douleur à évoluer. Il est une bonne autobiographie du moment.

Pour bien saisir le processus en cours, on peut faire une comparaison chimique. Il y a en suspension tant de craintes que le plus petit discours, considéré comme inapproprié, une action que l’on va juger déplacée, l’un ou l’autre perpétré par un homme dont on a dit la nature désinvolte, fait cristalliser une solution saturée de peur. Il n’est pas nécessaire d’être grand clerc pour savoir que, toujours, c’est son exacerbation qui déclenche la haine. Mais il n’est pas certain, nous le verrons, qu’une telle passion soit partagée par tous.

En tout cas, il est essentiel, dans une telle démarche, de procéder avec le plus de sérénité possible. En la matière, de savoir distinguer, chez qui que ce soit, ce qui sépare sa réputation de la vérité. À l’image d’une sociologie cherchant à repérer la logique à l’œuvre dans la vie sociale, d’une psychologie débusquant celle en jeu dans les méandres de la psychè, une « Sarkologie » se doit de repérer ce qui agit en lui. Sa raison interne, dont l’intéressé n’est pas forcément conscient ; ce qui est non connu, de lui et des autres, et qui, comme tel, mérite d’être connu. La logique agissante, parfois à son corps défendant, dans le dit et le fait du personnage. En bref, mettre entre parenthèses théories (et convictions). Présenter et laisser parler les faits, repérer leurs secrètes connexions.

Mais pour saisir cette logique interne, il ne faut pas avoir peur d’échapper aux simples spéculations de la raison raisonnante. Rationalisme qui, très souvent, va à rebours du bon sens et de la droite raison. Le débat n’est pas académique. On le sait depuis Pascal : « Le cœur a ses raisons que la raison… » Et cela est d’actualité quand on sait comme les affects jouent un rôle de plus en plus important dans la vie sociale, et désormais aussi dans la vie politique. Même si l’élection a toujours mis en mouvement des forces obscures. Il suffit, à cet égard, d’entendre dire, de plus en plus, concernant l’irruption sur la scène publique de tel ou tel personnage : « ça » relève de l’irrationnel.

C’est bien ce qui a constitué l’élément essentiel du succès de Sarkozy. À dire vrai, c’est moins de l’irrationnel dont il est question que d’un « non-rationnel » ayant sa logique spécifique, faisant au passage sauter les repères auxquels nous avaient habitués les tenants (droite et gauche confondues) de la politique traditionnelle.

En employant ce mot de succès à propos de Nicolas Sarkozy, il ne s’agit bien sûr pas d’un jugement politique, encore moins d’un jugement de valeur. Mais d’un constat : ça marche. Ce qu’il dit, ce qu’il fait rencontre une adhésion d’un grand nombre de personnes, au moment précis où il dit ou fait. Bien sûr, les (bons) sondages ont, pour l’instant, disparu mais une forme d’adhésion demeure.

Chaque petite anecdote, chaque fait divers auquel le président se sent tenu de réagir – enfant mordu par un chien, maisons détruites par une tornade, meurtre commis par un récidiviste en cavale – est traité comme un événement majeur, requérant une loi (par essence universelle). Mais ce sont justement les faits divers, les anecdotes, les petites histoires de tous les jours qui constituent l’essentiel de la vie du plus grand nombre. J’ai souvent été rendu attentif à l’importance du « pleurer ensemble », ce que Durkheim nomme un « rite piaculaire ». Certains ont pu parler à propos des faits divers du Mana quotidien. Bref, Sarkozy, en « s’intéressant » à ces faits anecdotiques mais essentiels au même titre qu’aux grands « déterminants » économiques et politiques voire aux questions importantes du moment (le chômage, les déficits publics…), rencontre un indéniable succès, une audience, en tout cas une résonance. C’est pour cela que Nicolas Sarkozy est présent dans les conversations de tous les jours, le café du commerce, les échanges entre voisins de lotissement ou de village.

Pour le dire en d’autres termes, ce à quoi nous ont rendus attentifs les esprits les plus aigus de la chose publique, c’est qu’à côté de l’histoire extérieure qui, de nos jours, est le fonds de commerce des médias, des experts en sciences politiques et des divers sondeurs (tous atteints d’une maladie bien moderne : la quantophrénie), il existe une histoire intérieure qu’il faut deviner ou, en son sens strict, qu’il faut inventer, c’est-à-dire faire venir au jour. Inventer le dessous des choses, l’endroit de la conscience collective.

N’étant ni courtisan ni résistant, il ne s’agit pas ici d’approuver ou de critiquer Nicolas Sarkozy. Ni de se prononcer sur la qualité de ses actes, sur son bilan. Ni de prédire sa réélection ou d’annoncer sa chute inéluctable. Mais de s’interroger sur le fait qu’il provoque chez les uns (les élites éduquées) tant de ressentiment, et chez d’autres (que, faute de mieux, on peut appeler le peuple) des réactions diverses et versatiles mais qui, même hostiles en apparence, témoignent d’une forme d’empathie. Autrement dit, il ne s’agit pas de discuter ses actes de gouvernement, mais de constater que quand il nous parle ou nous écoute, il nous comprend. Embarquons maintenant à bord de ces « Sarkologies »… (Préface)

 

Les Concepts Clés : Sarkozy, Archétype Postmoderne

Maffesoli décrypte la présidence Sarkozy à travers le prisme de ses propres concepts ...

- Le "Tribun" et la Gestion des Émotions (Le Phénomène d'Émotion) : Maffesoli voit en Sarkozy non un idéologue, mais un "tribun" ou un "meneur d'hommes" dont le pouvoir repose sur sa capacité à capter, canaliser et exprimer les émotions collectives. Son langage direct, ses coups de colère, ses manifestations d'empathie ou de virulence sont analysés non comme des maladresses, mais comme une esthétisation de la politique, où l'affect prime sur le programme. C'est la politique comme "drame" ou "spectacle", répondant au besoin de "communion émotionnelle".

- Le "Nomadisme" et le Présentéisme : La suractivité, l'ubiquité médiatique, l'accumulation de réformes dans l'instant sont interprétées comme la traduction politique du présentéisme postmoderne. Sarkozy incarne l'"homme pressé", sans passéisme (rupture affichée) et sans projet utopique lointain, mais entièrement tourné vers l'action immédiate, le "faire" et le visible. Son nomadisme (physique et politique) reflète celui du citoyen postmoderne, zappant entre les identités et les affiliations.

- La Fin des Grands Récits et le Pragmatisme : Le sarkozysme marquerait l'achèvement de la grande politique idéologique. Il n'y a plus de "récit" mobilisateur (comme le Progrès ou la Révolution), mais une suite d'"adaptations" pragmatiques aux circonstances. Maffesoli y voit la manifestation du "polythéisme des valeurs" : on pioche des idées à droite, à gauche, au centre, en fonction des besoins du moment, sans cohérence idéologique forte. C'est la politique du "en même temps" avant l'heure.

- L'Importance de l'Imaginaire et de la Forme : Pour Maffesoli, le fond politique (les réformes) est moins important que la forme et l'imaginaire que Sarkozy a su créer. Le "bling-bling", l'hyper-visibilité médiatique, le storytelling permanent, la mise en scène de la vie privée sont autant d'éléments qui nourrissent un imaginaire collectif autour de la performance, de la réussite et de la vitalité. La politique devient une esthétique de la puissance.

 

Points Forts et Apports de l'Ouvrage...

L'approche de Maffesoli offre une perspective rafraîchissante et provocante. Elle force à regarder la politique autrement, non comme un champ d'idées pures, mais comme un phénomène social total, où le sensible, l'émotionnel et l'imaginaire jouent un rôle fondamental.

Le livre est particulièrement éclairant pour analyser le style Sarkozy. Il donne des clés pour comprendre pourquoi ce style, souvent critiqué, a pu fonctionner et captiver une partie de l'opinion publique. Il montre comment la communication et l'émotion sont devenues centrales en politique.

"Sarkologies" est une application concrète, presque un cas d'école, des concepts maffesoliens à un objet contemporain. Il démontre la capacité de sa grille de lecture à s'appliquer à des phénomènes apparemment éloignés de ses terrains de prédilection (les tribus urbaines, les communautés affinitaires).

 

L'ouvrage a été très critiqué, parfois sévèrement, pour plusieurs raisons ...

- L'Angélisme et la Neutralisation du Politique : C'est la critique principale. En analysant le sarkozysme comme une simple "expression" de la postmodernité, Maffesoli évacue presque complètement la question du pouvoir, des idéologies et des conséquences sociales des politiques menées. La violence symbolique, les réformes libérales, les polémiques sécuritaires sont esthétisées et neutralisées. Le livre peut être perçu comme une légitimation savante du phénomène qu'il prétend décrire, en le dépolitisant radicalement.

- Un Déterminisme Sociologique Exagéré : La grille de lecture est si forte qu'elle en devient réductrice. Tout, dans l'action de Sarkozy, est interprété comme la manifestation nécessaire de la postmodernité. Cela laisse peu de place au hasard, à la stratégie consciente, à l'opportunisme politique pur ou aux logiques institutionnelles spécifiques. L'analyse frôle parfois le déterminisme ("c'était inéluctable car nous sommes en postmodernité").

- L'Absence de Critique Normative : Maffesoli adopte une posture de sociologue "compréhensif" qui décrit sans juger. Mais en refusant tout jugement de valeur, il s'interdit de critiquer le fond des politiques. Peut-on analyser un phénomène politique sans évoquer ses effets sur les inégalités, la justice sociale ou la démocratie ? Pour ses détracteurs, cette neutralité est complaisante et constitue une faute éthique.

- Un Oubli des Résistances : En présentant Sarkozy comme l'incarnation parfaite de son époque, Maffesoli donne l'impression que la postmodernité est un bloc homogène. Il néglige les résistances, les contre-courants, les critiques virulentes que le "sarkozysme" a suscitées, qui sont aussi des phénomènes sociaux et politiques postmodernes.

 

Le livre est écrit dans le style baroque et métaphorique caractéristique de l'auteur. Pour les non-initiés, il peut sembler obscur. Pour les critiques, il verse parfois dans un jargon qui masque l'absence de démonstration empirique solide. "Sarkologies" est sans doute l'un des livres les plus polémiques de Maffesoli. Il ne faut pas y chercher une analyse politique conventionnelle, mais une sociologie du sensible appliquée au pouvoir. Son grand mérite est de nous forcer à repenser ce qu'est le "politique" aujourd'hui. Il montre de manière convaincante que le leadership ne repose plus seulement sur des idées, mais aussi sur une capacité à incarner des affects et des imaginaires collectifs. Cependant, sa principale faiblesse reste son déficit critique.