Simone Weil (1900-1943), "La pesanteur et la grâce" (1947), "Attente de Dieu" (1950), "La condition ouvrière" (1951), "Oppression et liberté (1955) - ...
Last update : 12/12/2017
"La force, c’est ce qui fait de quiconque lui est soumis une chose" - Le mysticisme chrétien est venu structuré la volonté d'engagement de Simone Weil dans le monde. Son oeuvre, écho de tous les bouleversements de la guerre, des malheurs de l'humanité laborieuse et de la condition ouvrière, est une quête passionnée de justice sociale et de salut individuel exprimée dans un style pur guidé par une réflexion rigoureuse, par nature, mais une réflexion que déborde de toute part son "illumination" spirituelle ..
"Elle avait voulu vivre de la vie la plus humble et la plus obscure; elle considérait tous les privilèges sociaux - fortune, titres, honneurs, relations, etc. - comme des écrans aussi confortables que trompeurs placés entre l’âme et le réel, comme une espèce de rembourrage d'illusions qui empêcherait l'homme de rentrer vraiment en contact avec la nécessité nue; c’est en bas de la pyramide sociale, à même la terre rugueuse, qu'elle se sentait le plus prés du ciel, et, si elle avait désiré partager le travail et l’existence des ouvriers d’usine et de ferme, c'est peut-être avant tout pour épouser à fond l'aspect le plus inhumain de la condition prolétarienne - l'anonymat, l'indifférence al égard des personnes - dans lequel elle voyait le meilleur moyen de « disparaitre » à ses propres yeux et aux yeux du monde. Vidée d’elle-même par un travail abrutissant, noyée dans la foule au regard des autres, elle espérait accéder ainsi à ce « rien » mystique qui est ici-bas l'image et le seuil du Tout. « Le moi, disait-elle, n’est que l'ombre projetée parle péché et l’erreur qui arrêtent la lumière de Dieu, et que je prends pour un être. » Et voici que, par un étrange retour des choses, sa volonté d’effacement se retourne contre elle-même et n’aboutit qu’à mettre en relief les côtés les plus extérieurs de ce moi dont la destruction fut le grand but de son existence ..." ("Simone Weil telle que nous l'avons connue", J.-M Perrin et G. Thibon, 1952).
Simone Weil combine de manière radicale et personnelle philosophie grecque (Platon), mysticisme chrétien, analyse marxiste radicale, critique sociale, et une sensibilité aiguë à la souffrance humaine. Elle a forgé des concepts-clés qui résonnent fortement ...
- L'Attention : Comme forme suprême de générosité intellectuelle et spirituelle, opposée à la volonté de puissance.
- La Pesanteur et la Grâce : Métaphores fondamentales pour décrire les forces qui tirent l'âme vers le bas (égoïsme, pouvoir) et celles qui l'élèvent (amour, beauté, vérité).
- Le Malheur (Affliction) : Distinct de la simple souffrance, c'est une destruction totale de l'âme et du sens, nécessitant une réponse de compassion absolue.
- Le Déracinement : Comme cause majeure de l'oppression et de la perte de sens dans les sociétés modernes.
- L'Enracinement : Comme besoin fondamental de l'âme humaine (besoins de l'âme comme l'ordre, la liberté, l'obéissance, la responsabilité, l'égalité...).
Ayant analysé avec une grande lucidité les mécanismes de l'exploitation et de la déshumanisation dans le travail industriel et les systèmes politiques, au-delà des dogmes marxistes ou capitalistes, sa pensée a cette singularité qu'elle n'est pas théorique. Elle est nourrie par son engagement ouvrier en usine (décrit dans "La Condition Ouvrière"), son combat aux côtés des anarchistes pendant la guerre d'Espagne., son expérience mystique intense et douloureuse, son exil et sa mort prématurée pendant la guerre. Ses thèmes résonnent profondément avec les préoccupations contemporaines ...
Si elle est reconnue en France (et pourtant reléguée médiatiquement par son homonyme), son influence est souvent jugée plus large et plus profonde dans le monde anglo-saxon (ses oeuvres majeures ont été traduites en anglais très tôt, souvent dès les années 1950, "Gravity and Grace" en 1952, "Waiting for God" en 1951, "The Need for Roots" en 1952).Cela tient à une diffusion précoce et efficace de ses oeuvres en traduction, à une résonance particulière avec des traditions intellectuelles et spirituelles anglo-saxonnes (mysticisme, pragmatisme, philosophie morale/politique), à une perception peut-être moins entravée par des clivages idéologiques hexagonaux, et à une plus grande facilité d'intégration dans le paysage académique interdisciplinaire anglo-saxon. Son message d'attention, de compassion et de résistance spirituelle face aux forces de la "pesanteur" continue de trouver un écho puissant, particulièrement dans les cultures anglo-saxonnes.
En France, elle a pu être perçue comme trop mystique pour les rationalistes, trop hétérodoxe pour les catholiques traditionnels, trop critique du marxisme pour une partie de la gauche intellectuelle, et son style aphoristique et fragmenté est parfois opposé à la tradition systématique française.
Née à Paris le 3 février 1909, morte à Londres le 24 août 1943. issue d'unne famille de riche bourgeoisie israélite, Simone Weil reçut une première éducation toute agnostique. Enfant d'une intelligence extrêmement précoce, elle fut une brillante élève du lycée Victor-Duruy.
Après avoir fait son année de philosophie sous la direction de Le Senne, elle entra en "khagne" au lycée Henri-IV, où pendant trois années, elle reçut l'enseignement du philosophe Alain. Admise à l'Ecole Normale Supérieure en 1928, agrégée de philosophie en 1931, Simone Weil s'enthousisasma déjà avec une égale passion pour la pensée grecque et pour le syndicalisme révolutionnaire. Pendant ses années d'étude, Simone Weil avait également acquis une connaissance approfondie de la pensée de Marx, et c'est un congrès de la C.G.T. qui lui fournit le sujet de son premier article, publié en octobre 1931, dans Libres Propos, petite revue de son maitre Alain. Mais, son naturel libertaire lui inspirant la plus grande méfiance pour l'étatisme soviétique, Simone Weil fréquentait les trotskistes, les anarchistes syndicalistes, les militants de la Révolution prolétarienne, beaucoup plus que les communistes orthodoxes. Nommée professeur de philosophie au Lycée du Puy en automne 1931, puis au Lycée d'Auxerre, elle fonda aussitôt un cercle d'études, auquel elle abandonna tout son traitement d'agrégée, se contentant pour vivre des cinq francs quotidiennement alloués aux chômeurs de la ville. A ses yeux, l' "ennemi capital" n'est plus seulement le fascisme, mais bien, sous ses noms divers, "fascisme, démocracie ou dictature du prolétariat", l' "appareil administratif, policier et militaire".
Simone Weil s`oriente donc déjà vers une solution essentiellement personnaliste et morale du problème social , comme l'attestent ses "Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale", écrites en 1934, et recueillies avec d'autres essais dans le volume "Oppression et liberté" (1955).
Mais une âme d'apôtre comme était celle que l'on prêtait à Simone Weil ne pouvait manquer de souffrir des privilèges et du confort attachés à sa position d'ïntellectuelle. Dès son enfance, elle avait senti d'instinct que la misère ne pouvait être vraiment connue que par une expérience, une participation engageant la vie tout entière. A Roanne, au cours de sa troisième année d'enseignement (1933-34), elle prit la décision de s'astreindre au travail d'ouvrière d`usine, comme à une épreuve volontaire et indispensable pour étayer sa pensée et son action de militante révolutionnaire.
Le 4 décembre 1934, elle entrait donc chez Renault et, remplissant les pénibles fonctions de manœuvre sur machines, aux presses et aux fraiseuses, elle y resta employée jusqu'en août 1935. Lorsqu'elle quitta l'usine, elle se trouvait dans un état de santé misérable, mais son expérience morale, consignée dans le journal et les lettres recueillies sous le titre "La Condition ouvrière" (1951), a été plus accablante encore : Simone Weil venait ainsi de découvrir que l'oppression de l'ouvrier moderne ne tient pas seulement à une mauvaise organisation sociale, toujours réformable, mais à la nature même du travail mécanique, dont la nécessité s'impose pourtant.
Conservant ses habitudes d'extrême pauvreté volontaire, Simone reprend le professorat à Bourges (1935-36), mais bientôt la guerre civile espagnole vient la bouleverser. Dès août 1936, elle part pour Barcelone, impatiente de s'engager dans les rangs des anarchistes. Un accident l'obligera à regagner la France deux mois plus tard, mais ce bref contact avec la guerre lui a suffit pour constater avec effroi à quel point le goût du meurtre pour lui-même peut être facilement réveillé chez l'homme dit "civilisé". Il lui semble d'autre part - et son expérience rejoint ici celle de Malraux dans "Espoír" et de Bernanos dans "Les Grands Cimetières sur la lune", que l'opposition entre dictature et démocratie tend de plus en plus à s'effacer et que, dans tous les camps idéologiques, l'homme moderne est écrasé par la machine sociale ou guerrière, réduit à l'état de fonction anonyme.
Au printemps de 1937, au cours d'un voyage à Assise (Ombrie, Italie), Simone Weil, pour la première fois de sa vie, tombait à genoux devant un crucifix. Un séjour à Solesmes pendant la semaine pascale de 1938 confirma cette soudaine rencontre avec Dieu : "Le Christ lui-même est descendu et m'a prise", elle commença alors à faire de l'Evangile sa lecture quotidienne, mais, à l'égard de l'Eglise, liée à ses yeux au système capitaliste et bourgeois, elle gardera la plus grande réserve.
Le 13 juin 1940, l'invasion allemande l'obligea à quitter Paris, elle se réfugia à Marseille. Une loi raciale vint la mettre en congé sans indemnité, elle consacra tout son temps dès lors à la méditation et au travail personnel. C'est à cette époque qu'elle commence à rédiger ses "Cahiers", dont un extrait fut publié en 1950 sous le titre "La Pesanteur et la Grâce", puis en trois volumes (1951-1956). Elle fréquente alors le groupe des Cahiers du Sud et donne, sous le pseudonyme d'Emile Novis, des articles de philosophie et de littérature à leur revue.
Son évolution religieuse se poursuit, mais refuse le baptême, - s'en explique dans des letrres recueillies dans "Attente de Dieu" (1950) : elle a la foi, elle veut vivre la charité, mais refuse refuse le dogme qui lui appararaît comme une limitation arbitraire de la révélation.
Le 17 mai 1942, elle parvient à s'embarquer pour les Etats-Unis, via l'Afrique du Nord, et poursuit sa méditation spirituelle - "La Connaissance surnaturelle" (1950) -, tout en multipliant les démarches pour entrer dans les services de la "France libre" à Londres. En novembre 1942, elle arrive en Angleterre et, pendant l'hiver suivant, rédige son essai sur "L'Enracinement" (1950). Malheureusement, sa santé, déjà atteinte, est encore aggravée par les restrictions volontaires qu'elle continue de s'imposer avec une rigueur accrue. En avril 1943, Simone Weil est admise à l'hôpital Middlesex à Londres et meurt quelques mois plus tard au sanatorium d'Ashford ("Ecrits de Londres et dernières lettres", 1956). Sa notoriété d'écrivain ne débutera qu'après sa mort...
("La vie de Simone Weil : avec des lettres et d'autres textes inédits de Simone Weil. - Fayard, Simone Pétrement, Paris, 1978)
"Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale" (1934)
Un essai qui n'est au départ qu`un article à l`adresse de Boris Souvarine et destiné à La Critique sociale (la revue que fit paraître Souvarine entre 1931 et 1934) où Simone Weil avait lu, en septembre 1933, l'article de Julius Dickmann qui l'inspire, et qui va devenir une des oeuvres les plus achevées de Simone Weil. Julius Dickmann (1894-1942) est un théoricien marxiste autrichien qui sera déporté à Izbica et auteur d'un "Der Arbeitsbegriff bei Marx" méconnu ("Pour une autocritique du marxisme : oeuvres complètes 1917-1936, Smolny). Simone Weil commencera, en mai 1934 cet ouvrage pour en achever la rédaction à l'automne 1934, peu avant son expérience de l`usine, rapportée dans "La Condition ouvrière" (1935).
A l`époque où elle écrit, et dans les milieux qu`elle fréquente, le marxisme est la référence et reste un espoir incontournable. Mais Simone Weil rompt avec cette attitude : elle n`accepte l'idée de révolution qu'en fonction d`une transformation préalable de la société. Le communisme peut-il s`imposer à un type de société qui n'est nullement prête à le comprendre? Marx a construit sa théorie sans considération de l'ordre des choses et donne pour cause de l'oppression la production capitaliste, au lieu, comme S. Weil le souligne, de désigner la production même de la grande industrie : Marx n'a pas mis en valeur la croissance et le "développement automatique" des forces de production, parmi lesquelles S. Weil distingue le milieu naturel, l`activité comme concurrence. et l'outillage, à savoir les machines. L`homme qui se définissait auparavant par un rapport à la nature est à présent confronté à un univers d'hommes, mais non fondé sur l'homme. Le machinisme a exclu l`homme de la satisfaction du travail : l`objet seul compte, et l`homme le réalise par fragments, ignorant même à quoi est lié son travail. Là réside l'oppression qui définit le salarié. L`homme "qui produit" n'a aucun contrôle sur le travail qu'il accomplit. L'individu qu'il est se réduit au rôle d'exécutant, voire d'esclave. Sans droits, il se plaint sans vraiment savoir parler et perd le sens de la conscience du moi. S. Weil propose alors de substituer à la notion de rendement celle du "rapport du travailleur à son travail" où ce dernier a un droit de regard sur son travail, où s'engage sa responsabilité.
"Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale" (1934, Oppression et liberté)
"La période présente est de celles où tout ce qui semble normalement constituer une raison de vivre s'évanouit, où l'on doit, sous peine de sombrer dans le désarroi ou l'inconscience, tout remettre en question. Que le triomphe des mouvements autoritaires et nationalistes ruine un peu partout l'espoir que de braves gens avaient mis dans la démocratie et dans le pacifisme, ce n'est qu'une partie du mal dont nous souffrons ; il est bien plus profond et bien plus étendu. On peut se demander s'il existe un domaine de la vie publique ou privée où les sources mêmes
de l'activité et de l'espérance ne soient pas empoisonnées par les conditions dans lesquelles nous vivons. Le travail ne s'accomplit plus avec la conscience orgueilleuse qu'on est utile, mais avec le sentiment humiliant et angoissant de posséder un privilège octroyé par une passagère faveur du sort, un privilège dont on exclut plusieurs être humains du fait même qu'on en jouit, bref une place. Les chefs d'entreprise eux-mêmes ont perdu cette naïve croyance en un progrès économique illimité qui leur faisait imaginer qu'ils avaient une mission.
Le progrès technique semble avoir fait faillite, puisque au lieu du bien-être il n'a apporté aux masses que la misère physique et morale où nous les voyons se débattre ; au reste les innovations techniques ne sont plus admises nulle part, ou peu s'en faut, sauf dans les industries de guerre. Quant au progrès scientifique, on voit mal à quoi il peut être utile d'empiler encore des connaissances sur un amas déjà bien trop vaste pour pouvoir être embrassé par la pensée même des spécialistes ; et l'expérience montre que nos aïeux se sont trompés en croyant à la diffusion des lumières, puisqu'on ne peut divulguer aux masses qu'une misérable caricature de la culture scientifique moderne, caricature qui, loin de former leur jugement, les habitue à la crédulité. L'art lui-même subit le contrecoup du désarroi général, qui le prive en partie de son public, et par là même porte atteinte a l'inspiration. Enfin la vie familiale n'est plus qu'anxiété depuis que la société s'est fermée aux jeunes. La génération même pour qui l'attente fiévreuse de l'avenir est la vie tout entière végète, dans le monde entier, avec la conscience qu'elle n'a aucun avenir, qu'il n'y a point de place pour elle dans notre univers. Au reste ce mal, s'il est plus aigu pour les jeunes, est commun à toute l'humanité d'aujourd'hui.
Nous vivons une époque privée d'avenir. L'attente de ce qui viendra n'est plus espérance, mais angoisse. Il est cependant, depuis 1789, un mot magique qui contient en lui tous les avenirs imaginables, et n'est jamais si riche d'espoir que dans les situations désespérées ; c'est le mot de révolution. Aussi le prononce-t-on souvent depuis quelque temps. Nous devrions être, semble-t-il, en pleine période révolutionnaire ; mais en fait tout se passe comme si le mouvement révolutionnaire tombait en décadence avec le régime même qu'il aspire à détruire. Depuis plus d'un siècle, chaque génération de révolutionnaires a espéré tour à tour en une révolution prochaine ; aujourd'hui, cette espérance a perdu tout ce qui pouvait lui servir de support. Ni dans le régime issu de la révolution d'Octobre, ni dans les deux Internationales, ni dans les partis socialistes ou communistes indépendants, ni dans les syndicats, ni dans les organisations anarchistes, ni dans les petits groupement de jeunes qui ont surgi en si grand nombre depuis quelque temps, on ne peut trouver quoi que ce soit de vigoureux, de sain ou de pur ; voici longtemps que la classe ouvrière n'a donné aucun signe de cette spontanéité sur laquelle comptait Rosa Luxembourg, et qui d'ailleurs ne s'est jamais manifestée que pour être aussitôt noyée dans le sang ; les classes moyennes ne sont séduites par la révolution que quand elle est évoquée, à des fins démagogiques, par des apprentis dictateurs.
On répète souvent que la situation est objectivement révolutionnaire, et que le « facteur subjectif » fait seul défaut ; comme si la carence totale de la force même qui pourrait seule transformer le régime n'était pas un caractère objectif de la situation actuelle, et dont il faut chercher les racines dans la structure de notre société ! C'est pourquoi le premier devoir que nous impose la période présente est d'avoir assez de courage intellectuel pour nous demander si le terme de révolution est autre chose qu'un mot, s'il a un contenu précis, s'il n'est pas simplement un des nombreux mensonges qu'a suscités le régime capitaliste dans son essor et que la crise actuelle nous rend le service de dissiper. Cette question semble impie, à cause de tous les êtres nobles et purs qui ont tout sacrifié, y compris leur vie, à ce mot. Mais seuls des prêtres peuvent prétendre mesurer la valeur d'une idée à la quantité de sang qu'elle a fait répandre. Qui sait si les révolutionnaires n'ont pas versé leur sang aussi vainement que ces Grecs et ces Troyens du poète qui, dupés par une fausse apparence, se, battirent dix ans autour de l'ombre d'Hélène ?
Jusqu'à ces temps-ci, tous ceux qui ont éprouvé le besoin d'étayer leurs sentiments révolutionnaires par des conceptions précises ont trouvé ou cru trouver ces conceptions dans Marx. Il est entendu une fois pour toutes que Marx, grâce à sa théorie générale de l'histoire et à son analyse de la société bourgeoise, a démontré la nécessité inéluctable d'un bouleversement proche où l'oppression que nous fait subir le régime capitaliste serait abolie ; et même, à force d'en être persuadé, on se dispense en général d'examiner de plus près la démonstration. Le « socialisme scientifique » est passé à l'état de dogme, exactement comme ont fait tous les résultats obtenus par la science moderne, résultats auxquels chacun pense qu'il a le devoir de croire, sans jamais songer à s'enquérir de la méthode. En ce qui concerne Marx, si l'on cherche à s'assimiler véritablement sa démonstration, on s'aperçoit aussitôt qu'elle comporte beaucoup plus de difficultés que les propagandistes du « socialisme scientifique » ne le laissent supposer."
Dans ses "Réflexions sur les causes de la liberté et de I'oppression sociale", et avant le travail en usine qu'elle effectuera, S. Weil porte sur le marxisme un regard critique et déplace l'interrogation sur le rapport entre le travailleur et son travail - et non plus sur l`idée de rendement telle qu`elle était étudiée. Elle souligne ainsi déjà un décalage entre les normes d'une pensée et ce "qui devrait être" en fait le point d'ancrage de celle-ci....
"À vrai dire, Marx rend admirablement compte du mécanisme de l'oppression capitaliste ; mais il en rend si bien compte qu’on a peine à se représenter comment ce mécanisme pourrait cesser de fonctionner. D'ordinaire, on ne retient de cette oppression que l'aspect économique, à savoir l'extorsion de la plus-value ; et si l'on s'en tient à ce point de vue, il est certes facile d'expliquer aux masses que cette extorsion est liée à la concurrence, elle-même liée à la propriété privée, et que le jour où la propriété deviendra collective tout ira bien. Cependant, même dans les limites de ce raisonnement simple en apparence, mille diffcultés surgissent pour un examen attentif. Car Marx a bien montre que la véritable raison de l'exploitation des travailleurs, ce n'est pas le désir qu'auraient les capitalistes de jouir et de consommer, mais la nécessité d'agrandir l'entreprise le plus rapidement possible afin de la rendre plus puissante que ses concurrentes. Or ce n'est pas seulement l'entreprise, mais toute espèce de collectivité travailleuse, quelle qu'elle soit, qui a besoin de restreindre au maximum la consommation de ses membres pour consacrer le plus possible de temps à se forger des armes contre les collectivités rivales ; de sorte qu'aussi longtemps qu'il y aura, sur la surface du globe, une lutte pour la puissance, et aussi longtemps que le facteur décisif de la victoire sera la production industrielle, les ouvriers seront exploités. À vrai dire, Marx supposait précisément, sans le prouver d'ailleurs, que toute espèce de lutte pour la puissance disparaîtra le jour où le socialisme sera établi dans tous les pays industriels ; le seul malheur est que, comme Marx l'avait reconnu lui-même, la révolution ne peut se faire partout à la fois ; et lorsqu'elle se fait dans un pays, elle ne supprime pas pour ce pays, mais accentue au contraire la nécessité d'exploiter et d'opprimer les masses travailleuses, de peur d'être plus faible que les autres nations. C'est ce dont l'histoire de la révolution russe constitue une illustration douloureuse. Si l'on considère d'autres aspects de l'oppression capitaliste, il apparaît d'autres difficultés plus redoutables encore, ou, pour mieux dire, la même difficulté, éclairée d'un jour plus cru. La force que possède la bourgeoisie pour exploiter et opprimer les ouvriers réside dans les fondements mêmes de notre vie sociale, et ne peut être anéantie par aucune transformation politique et juridique.
Cette force, c'est d'abord et essentiellement le régime même de la production moderne, à savoir la grande industrie. À ce sujet, les formules vigoureuses abondent, dans Marx, concernant l'asservissement du travail vivant au travail mort, « le renversement du rapport entre l'objet et le sujet », « la subordination du travailleur aux conditions matérielles du travail ». « Dans la fabrique », écrit-il dans le Capital, « il existe un mécanisme indépendant des travailleurs, et qui se les incorpore comme des rouages vivants... La séparation entre les forces spirituelles qui interviennent dans la production et le travail manuel, et la transformation des premières en puissance du capital sur le travail, trouvent leur achèvement dans la grande industrie fondée sur le machinisme. Le détail de la destinée individuelle du manœuvre sur machine disparaît comme un néant devant la science, les formidables forces naturelles et le travail collectif qui sont incorporés dans l'ensemble des machines et constituent avec elles la puissance du maître ».
Ainsi la complète subordination de l'ouvrier à l'entreprise et à ceux qui la dirigent repose sur la structure de l'usine et non sur le régime de la propriété. De même « la séparation entre les forces spirituelles qui interviennent dans la production et le travail manuel », ou, selon une autre formule, « la dégradante division du travail en travail manuel et travail intellectuel » est la base même de notre culture, qui est une culture de spécialistes. La science est un monopole, non pas à cause d'une mauvaise organisation de l'instruction publique, mais par sa nature même ; les profanes n'ont accès qu'aux résultats, non aux méthodes, c'est-à-dire qu'ils ne peuvent que croire et non assimiler.
Le « socialisme scientifique » lui-même est demeuré le monopole de quelques-uns, et les « intellectuels » ont malheureusement les mêmes privilèges dans le mouvement ouvrier que dans la société bourgeoise. Et il en est de même encore sur le plan politique. Marx avait clairement aperçu que l'oppression étatique repose sur l'existence d'appareils de gouvernement permanents et distincts de la population, à savoir les appareils bureaucratique, militaire et policier ; mais ces appareils permanents sont l'effet inévitable de la distinction radicale qui existe en fait entre les fonctions de direction et les fonctions d'exécution. Sur ce point encore, le mouvement ouvrier reproduit intégralement les vices de la société bourgeoise.
Sur tous les plans, on se heurte au même obstacle. Toute notre civilisation est fondée sur la spécialisation, laquelle implique l'asservissement de ceux qui exécutent à ceux qui coordonnent ; et sur une telle base, on ne peut qu'organiser et perfectionner l'oppression, mais non pas l'alléger. Loin que la société capitaliste ait élaboré dans son sein les conditions matérielles d'un régime de liberté et d'égalité, l'instauration d'un tel régime suppose une transformation préalable de la production et de la culture...."
La force et la justice - Simone Weil a retenu de son maître Alain que la force et la justice appartiennent à deux ordres étrangers. Mais, à ses yeux, la soif de justice est incompréhensible sans "la lumière surnaturelle de la grâce" ...
"La contradiction essentielle de la condition humaine, c'est que l'homme est soumis à la force, et désire la justice. Il est soumis à la nécessité, et désire le bien. Ce n'est pas son corps seul qui est ainsi soumis, mais aussi toutes ses pensées; et pourtant l'être même de l'homme consiste à être tendu vers le bien. C'est pourquoi nous croyons tous qu'il y a une unité entre la nécessité et le bien. Certains croient que les pensées de l'homme concernant le bien possèdent ici-bas le plus haut degré de force. Ce sont ceux qu'on nomme les idéalistes. Ils se trompent doublement, d'abord en ce que ces pensées sont sans force, puis en ce qu'elles ne saisissent pas le bien. Elles sont influencées par la force; de sorte que cette attitude est finalement une réplique moins énergique de l'attitude contraire. D'autres croient que la force est par elle-même orientée vers le bien. Ce sont des idolâtres. C'est là la croyance de tous les matérialistes qui ne tombent pas dans l'état d'indifférence. Ils se trompent aussi doublement; d'abord la force est étrangère et indifférente au bien, puis elle n'est pas toujours et partout la plus forte. Seuls peuvent échapper à ces erreurs ceux qui ont recours à la pensée incompréhensible qu'il y a une unité entre la nécessité et le bien, autrement dit entre la réalité et le bien, hors du ce monde. Ceux-là croient aussi que quelque chose de cette unité se communique à ceux qui dirigent vers elle leur attention et leur désir. Pensée encore plus incompréhensible, mais expérimentalement vérifiée.
Marx était un idolâtre. Son idolâtrie avait pour objet la société future ; mais comme tout idolâtre a besoin d'un objet présent, il la reportait sur la fraction de la société qu'il croyait sur le point d'opérer la transformation attendue, c'est-à-dire le prolétariat. Il se regardait comme étant son chef naturel, au moins pour la théorie et la stratégie générale; mais en un autre sens il croyait recevoir de lui la lumière. Si on lui avait demandé pourquoi, toute pensée étant soumise aux fluctuations de la force, lui-même, Marx, ainsi qu'un grand nombre de ses contemporains, pensait continuellement à une société parfaitement juste, la réponse lui aurait été facile. A ses yeux, c'était là un effet mécanique de la transformation qui se préparait et qui, bien que non accomplie, était dans un état de germination assez avancé pour se refléter dans les pensées de quelques-uns. Il interprétait de même la soif de justice totale tellement ardente chez les ouvriers à cette époque.
Il avait raison en un sens. Presque tous les socialistes de ce temps, lui-même y compris, auraient sans doute été incapables de se mettre du côté des plus faibles si, à côté de la compassion causée par la faiblesse, il n`y avait eu le prestige lié à une apparence de force. Ce prestige venait non d'un avenir pressenti, mais d'un passé récent, de quelques scènes éclatantes et trompeuses de la Révolution française.
Les faits montrent que presque toujours les pensées des hommes sont façonnées, comme le pensait Marx, par les mensonges de la morale sociale. Presque toujours, mais non pas toujours. Cela aussi est certain. Il y a vingt-cinq siècles, certains philosophes grecs, dont les noms mêmes nous sont inconnus, affirmaient que l'esclavage est absolument contraire à la raison et à la nature. Autant les fluctuations de la morale selon les temps et les pays sont
évidentes, autant aussi il est évident que la morale qui procède directement de la mystique est une, identique, inaltérable. On peut le vérifier en considérant l'Égypte, la Grèce, l'Inde, la Chine, le bouddhisme, la tradition musulmane, le christianisme, et le folklore de tous les pays. Cette morale est inaltérable parce qu'elle est un reflet du bien absolu qui est situé hors de ce monde. Il est vrai que toutes les religions, sans exception, ont fait des mélanges impurs de cette morale et de cette morale sociale, avec des dosages variables. Elle n'en constitue pas moins la preuve expérimentale ici-bas que le bien pur et transcendant est réel; en d'autres termes, la preuve expérimentale de l'existence de Dieu."
(Oppression et liberté, Fragments de Londres, Gallimard, éd.)
"La Condition ouvrière" (1935)
En décembre 1934, Simone Weil entrait comme « manœuvre sur la machine » dans une usine. Ce professeur agrégé voulait vivre la vie d'un ouvrier, partager ses peines, mais éprouver aussi la solidarité et l'amitié. "La Condition ouvrière" est la somme de ces observations vécues. Il se
compose de son « Journal d'usine » et d'une série de textes, où l'auteur dégage la philosophie et la morale de cette expérience..
Simone Weil écrit la civilisation industrielle de l’intérieur, en plein coeur. A l’usine le travail se réduit à une simple souffrance. Elle cherche les remèdes, il en existe, ils sont simples, mais ils sont incompatibles avec les intentions mercantiles et la volonté politique d’aliéner les hommes. Elle s’intéresse à la question générale du travail industriel : le malheur de cette civilisation, c’est
qu'il n'y a pas de finalité, il n’y a que des moyens. Chez les cadres, l’absence de finalité est compensée par le gain d’argent et de prestige. Mais chez les ouvriers la nécessité simple et cruelle - c’est-à-dire la misère toujours recommencée - pèse comme une fatalité. La seule fin que l’on puisse proposer à la société du travail est celle-là même dont elle est privée : la beauté.
".. L'univers où vivent les travailleurs refuse la finalité. Il est impossible qu'il y pénètre des fins, sinon pour de très brèves périodes qui correspondent à des situations exceptionnelles. L’équipement rapide de pays neufs, tels qu’ont été l’Amérique et la Russie, produit changements sur changements à un rythme si allègre qu’il propose à tous, presque de jour en jour, des choses nouvelles à attendre, à désirer, à espérer ; cette fièvre de construction a été le grand instrument de séduction du communisme russe, par l’effet d'une coïncidence, car elle tenait à l'état économique du pays et non à la révolution ni a la doctrine marxiste.
Quand on élabore des métaphysiques d’après ces situations exceptionnelles, passagères et brèves, comme l’ont fait les Américains et les Russes, ces métaphysiques sont des mensonges.
La famille procure des fins sous forme d’enfants à élever. Mais à moins qu’on n’espère pour eux une autre condition - et par la nature des choses de telles ascensions sociales sont nécessairement exceptionnelles - le spectacle d’enfants condamnés à la même existence n’empêche pas de sentir douloureusement le vide et le poids de cette existence.
Ce vide pesant fait beaucoup souffrir. Il est sensible même à beaucoup de ceux dont la culture est nulle et l’intelligence faible. Ceux qui, par leur condition, ne savent pas ce que c’est ne peuvent pas juger équitablement les actions de ceux qui le supportent toute leur vie. II ne fait pas mourir, mais il est peut-être aussi douloureux que la faim. Peut-être davantage. Peut-être il serait littéralement vrai de dire que le pain est moins nécessaire que le remède a cette douleur.
Il n’y a pas le choix des remèdes. Il n’y en a qu'un seul. Une seule chose rend supportable la monotonie, c’est une lumière d’éternité ; c'est la beauté.
Ii y a un seul cas où la nature humaine supporte que le désir de l’âme se porte non pas vers ce qui pourrait être ou ce qui sera, mais vers ce qui existe. Ce cas, c‘est la beauté. Tout ce qui est beau est objet de désir, mais on ne désire pas que cela soit autre, on ne désire rien y changer, on désire cela même qui est. On regarde avec désir le ciel étoilé d’une nuit claire, et ce qu’on désire, c’est uniquement le spectacle qu’on possède.
Puisque le peuple est contraint de porter tout son désir sur ce qu’il possède déjà, la beauté est faite pour lui et il est fait pour la beauté. La poésie est un luxe pour les autres conditions sociales. Le peuple a besoin de poésie comme de pain. Non pas la poésie enfermée dans les mots ; celle-là, par elle-même, ne peut lui être d’aucun usage. Il a besoin que la substance quotidienne de sa vie soit elle-même poésie.
Une telle poésie ne peut avoir qu’une source. Cette source est Dieu. Cette poésie ne peut être que religion .... "
".... De plus, il faut bien le dire, nous subissons tous une certaine déformation qui vient de ce que nous vivons dans l'atmosphère de la société bourgeoise, et même nos aspirations vers une société meilleure s'en ressentent. La société bourgeoise est atteinte d'une monomanie : la monomanie de la comptabilité. Pour elle, rien n'a de valeur que ce qui peut se chiffrer en francs et en centimes. Elle n'hésite jamais à sacrifier des vies humaines à des chiffres qui font bien sur le papier, chiffres de budget national ou de bilans industriels. Nous subissons tous un peu la contagion de cette idée fixe, nous nous laissons également hypnotiser par les chiffres. C'est pourquoi, dans les reproches que nous adressons au régime économique, l'idée de l'exploitation, de l'argent extorqué pour grossir les profits, est presque la seule que l'on exprime nettement. C'est une déformation d'esprit d'autant plus compréhensible que les chiffres sont quelque chose de clair, qu'on saisit du premier coup, tandis que les choses qu'on ne peut pas traduire en chiffres demandent un plus grand effort d'attention. Il est plus facile de réclamer au sujet du chiffre marqué sur une feuille de paie que d'analyser les souffrances subies au cours d'une journée de travail. C'est pourquoi la question des salaires fait souvent oublier d'autres revendications vitales.
Et on arrive même à considérer la transformation du régime comme définie par la suppression de la propriété capitaliste et du profit capitaliste comme si cela était équivalent à l'instauration du socialisme.
Eh bien, c'est là une lacune extrêmement grave pour le mouvement ouvrier, car il y a bien autre chose que la question des profits et de la propriété dans toutes les souffrances subies par la classe ouvrière du fait de la société capitaliste.
L'ouvrier ne souffre pas seulement de l'insuffisance de la paie. Il souffre parce qu'il est relégué par la société actuelle à un rang inférieur, parce qu'il est réduit à une espèce de servitude. L'insuffisance des salaires n'est qu'une conséquence de cette infériorité et de cette servitude. La classe ouvrière souffre d'être soumise à la volonté arbitraire des cadres dirigeants de la société, qui lui imposent, hors de l'usine, son niveau d'existence, et, dans l'usine, ses conditions de travail.
Les souffrances subies dans l'usine du fait de l'arbitraire patronal pèsent autant sur la vie d'un ouvrier que les privations subies hors de l'usine du fait de l'insuffisance de ses salaires.
Les droits que peuvent conquérir les travailleurs sur le lieu du travail ne dépendent pas directement de la propriété ou du profit, mais des rapports entre l'ouvrier et la machine, entre l'ouvrier et les chefs, et de la puissance plus ou moins grande de la direction. Les ouvriers peuvent obliger la direction d'une usine à leur reconnaître des droits sans priver les propriétaires de l'usine ni de leur titre de propriété ni de leurs profits ; et réciproquement, ils peuvent être tout à fait privés de droits dans une usine qui serait une propriété collective. Les aspirations des ouvriers à avoir des droits dans l'usine les amènent à se heurter non pas avec le propriétaire mais avec le directeur. C'est quelquefois le même homme, mais peu importe.
Il y a donc deux questions à distinguer : l'exploitation de la classe ouvrière qui se définit par le profit capitaliste, et l'oppression de la classe ouvrière sur le lieu du travail qui se traduit par des souffrances prolongées, selon le cas, 48 heures ou 40 heures par semaine, mais qui peuvent se prolonger encore au-delà de l'usine sur les 24 heures de la journée.
La question du régime des entreprises, considérée du point de vue des travailleurs, se pose avec des données qui tiennent à la structure même de la grande industrie. Une usine est essentiellement faite pour produire. Les hommes sont là pour aider les machines à sortir tous les jours le plus grand nombre possible de produits bien faits et bon marché. Mais d'un autre côté, ces hommes sont des hommes ; ils ont des besoins, des aspirations à satisfaire, et qui ne coïncident pas nécessairement avec les nécessités de la production, et même en fait n'y coïncident pas du tout le plus souvent. C'est une contradiction que le changement de régime n'éliminerait pas. Mais nous ne pouvons pas admettre que la vie des hommes soit sacrifiée à la fabrication des produits.
Si demain on chasse les patrons, si on collectivise les usines, cela ne changera en rien ce problème fondamental qui fait que ce qui est nécessaire pour sortir le plus grand nombre de produits possible, ce n'est pas nécessairement ce qui peut satisfaire les hommes qui travaillent dans l'usine.
Concilier les exigences de la fabrication et les aspirations des hommes qui fabriquent est un problème que les capitalistes résolvent facilement en supprimant l'un de ses termes : ils font comme si ces hommes n'existaient pas. À l'inverse, certaines conceptions anarchistes suppriment l'autre terme : les nécessités de la fabrication. Mais comme on peut les oublier sur le papier, non les éliminer en fait, ce n'est pas là une solution. La solution idéale, ce serait une organisation du travail telle qu'il sorte chaque soir des usines à la fois le plus grand nombre possible de produits bien faits et des travailleurs heureux. Si, par un hasard providentiel, on pouvait trouver une telle méthode de travail, assez parfaite pour rendre le travail joyeux, la
question ne se poserait plus. Mais cette méthode n'existe pas, et c'est même tout le contraire qui se passe. Et si une telle solution n'est pas pratiquement réalisable, c'est justement parce que les besoins de la production et les besoins des producteurs ne coïncident pas forcément. Ce serait trop beau si les procédés de travail les plus productifs étaient en même temps les plus agréables.
Mais on peut tout au moins s'approcher d'une telle solution en cherchant des méthodes qui concilient le plus possible les intérêts de l'entreprise et les droits des travailleurs. On peut poser en principe qu'on peut résoudre leur contradiction par un compromis en trouvant un moyen terme, tel que ne soient pas entièrement sacrifiés ni les uns ni les autres ; ni les intérêts de la production ni ceux des producteurs. Une usine doit être organisée de manière que la matière première qu'elle utilise ressorte en produits qui ne soient ni trop rares, ni trop coûteux, ni défectueux, et qu'en même temps les hommes qui y entrent un matin n'en sortent pas diminués physiquement ni moralement le soir, au bout d'un jour, d'un an ou de vingt ans.
C'est là le véritable problème, le problème le plus grave qui se pose à la classe ouvrière : trouver une méthode d'organisation du travail qui soit acceptable à la fois pour la production, pour le travail et pour la consommation. Ce problème, on n'a même pas commencé à le résoudre, puisqu'il n'a pas été posé ; de sorte que si demain nous nous emparions des usines, nous ne saurions quoi en faire et nous serions forcés de les organiser comme elles le sont actuellement, après un temps de flottement plus ou moins long.
Je n'ai pas moi-même de solution à vous présenter. Ce n'est pas là quelque chose qu'on puisse improviser de toutes pièces sur le papier. C'est dans les usines seulement qu'on peut arriver peu à peu à imaginer un système de ce genre et à le mettre à l'épreuve, exactement comme les patrons et les chefs d'entreprises, les techniciens, sont arrivés peu à peu à concevoir et à mettre au point le système actuel.
Pour comprendre comment se pose le problème, il faut avoir étudié le système qui existe, l'avoir analysé, en avoir fait la critique, avoir apprécié en quoi il est bon ou mauvais, et pourquoi. Il faut partir du régime actuel pour en concevoir un meilleur. Je vais donc essayer d'analyser ce régime (que vous connaissez mieux que qui que ce soit) en me référant à la fois à. son histoire, aux ouvrages de ceux qui ont contribué à l'élaborer, et à la vie quotidienne des usines dans la période qui a précédé le mouvement de juin 1936 ..."
"La Pesanteur et la Grâce" (1947)
"Tous les mouvements naturels de l’âme sont régis par des lois analogues à celles de la pesanteur matérielle. La grâce seule fait exception. Il faut toujours s’attendre à ce que les choses se passent conformément à la pesanteur, sauf intervention du surnaturel.
Deux forces règnent sur l’univers : lumière et pesanteur. Pesanteur. – D’une manière générale, ce qu’on attend des autres est déterminé par les effets de la pesanteur en nous ; ce qu’on en reçoit est déterminé par les effets de la pesanteur en eux. Parfois cela coïncide (par hasard), souvent non. Pourquoi est-ce que dès qu’un être humain témoigne qu’il a peu ou beaucoup besoin d’un autre, celui-ci s’éloigne ? Pesanteur...."
Au printemps de 1942, lors de leur dernière rencontre, S. Weil remet à Gustave Thibon un ensemble de onze Cahiers : le premier fut écrit en 1933-1934, les suivants entre janvier 1941 et le printemps 1942. Il ne s'agit pas d'un journal, il ne recèle pas de confidences personnelles, mais livre une pensée en mouvement, à la façon d'un exercice spirituel.
Deux extraits seront publiés, "La Pesanteur et la Grâce" (1947) et "La Connaissance surnaturelle" (1950) ...
Accepter le vide - ".. Il faut être un temps sans récompense, naturelle ou surnaturelle.
Il faut une représentation du monde où il y ait du vide, afin que le monde ait besoin de Dieu. Cela suppose le mal.
Aimer la vérité signifie supporter le vide, et par suite accepter la mort. La vérité est du côté de la mort. L’homme n’échappe aux lois de ce monde que la durée d’un éclair. Instants d’arrêt, de contemplation, d’intuition pure, de vide mental, d’acceptation du vide moral. C’est par ces instants qu’il est capable de surnaturel.
Qui supporte un moment le vide, ou reçoit le pain surnaturel, ou tombe. Risque terrible, mais il faut le courir, et même un moment sans espérance. Mais il ne faut pas s’y jeter..."
Dans "La Pesanteur et la Grâce", Simone Weil note que l’illusion de la force « consiste a croire que les victimes de la force étant innocentes des violences qui se produisent, si on leur met en main la force, elles la manieront justement » ..
" .. A force d’être aveugle, le destin établit une sorte de justice, aveugle elle aussi, qui punit les hommes armés de la peine du talion ; l’ Iliade l'a formulée longtemps avant l’Evangile, et presque dans les mêmes termes : "Arès est équitable, et il tue ceux qui tuent".
Si tous sont destinés en naissant à souffrir la violence, c’est la une vérité à laquelle l’empire des circonstances ferme les esprits des hommes. Le fort n’est jamais absolument fort, ni le faible absolument faible, mais l'un et l’autre l’ignorent. Ils ne se croient pas de la même espèce ; ni le faible ne se regarde comme le semblable du fort, ni il n’est regardé comme tel. Celui qui possède la force marche dans un milieu non résistant, sans que rien, dans la matière humaine autour de lui, soit de nature à susciter entre I’élan et l’acte ce bref intervalle où se loge la pensée. Où la pensée n’a pas de place, la justice ni la prudence n’en ont. C’est pourquoi ces hommes armés agissent durement et follement.
Ainsi la violence écrase ceux qu’elle touche. Elle finit par apparaitre extérieure à celui qui la manie comme à celui qui la souffre ; alors nait l’idée d’un destin sous lequel les bourreaux et les victimes sont pareillement innocents, les vainqueurs et les vaincus frères dans la même misère.
Le vaincu est une cause de malheur pour le vainqueur comme le vainqueur pour le vaincu.
(...)
Quoi qu’il en soit, ce poème est une chose miraculeuse. L’amertume y porte sur la seule juste cause d’amertume, la subordination de l’âme humaine à la force, c’est-a-dire, en fin de compte, à la matière. Cette subordination est la même chez tous les mortels, quoique l'âme la porte diversement selon le degré de vertu. Nul dans I’lliade n’y est soustrait, de même que nul n’y est soustrait sur terre. Nul de ceux qui y succombent n’est regardé de ce fait comme méprisable.
Tout ce qui, à l’intérieur de l’âme et dans les relations humaines, échappe à l’empire de la force est aimé, mais aimé douloureusement, à cause du danger de destruction continuellement suspendu.
Tel est l’esprit de la seule épopée véritable que possède l’Occident.
(...)
La tragédie attique, du moins celle d’Eschyle et de Sophocle, est la vraie continuation de l’épopée. La pensée de la justice l’éclaire sans jamais y intervenir ; la force y apparait dans sa froide dureté, toujours accompagnée des effets funestes auxquels n’échappe ni celui qui en use ni celui qui la souffre ; l’humiliation de l’âme sous la contrainte n’y est ni déguisée, ni enveloppée de pitié facile, ni proposée au mépris ; plus d’un être blessé par la dégradation du malheur y est offert à l’admiration. L’Evangile est la dernière et merveilleuse expression du génie grec, comme l’Illiade en est la première ; l’esprit de la Grèce s’y laisse voir non seulement en ce qu'il y est ordonné de rechercher à l’exclusion de tout autre bien “le royaume et la justice de notre Père céleste”, mais aussi en ce que la misère humaine y est exposée, et cela chez un être divin en même temps qu’humain. Les récits de la Passion montrent qu’un esprit divin, uni à la chair, est altéré par le malheur, tremble devant la souffrance et la mort, se sent, au fond de la détresse, séparé des hommes et de Dieu.
Le sentiment de la misère humaine est une condition de la justice et de l’amour. Celui qui ignore à quel point la fortune variable et la nécessité tiennent toute âme humaine sous leur dépendance ne peut pas regarder comme des semblables ni aimer comme soi-même ceux que le hasard a séparés de lui par un abîme. La diversité des contraintes qui pèsent sur les hommes fait naître l'illusion qu’il y a parmi eux des espèces distinctes qui ne peuvent communiquer. Il n’est possible d’aimer et d’être juste que si l’on connaît l’empire de la force et si l’on sait ne pas le respecter...."
"L'enracinement" (1950)
Ce dernier essai de Simone Weil fut rédigé à Londres (où elle était arrivée en novembre 1942), alors qu'elle travaille à la direction de l`lntérieur, au commissariat de l'Action sur la France. La mission de sabotage en France qu'elle espérait lui ayant été refusée, S. Weil se met au travail sur le projet d'un "Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain" : elle y examine les rapports entre l'individu et sa collectivité, montre les failles du monde moderne, la décomposition de la société contemporaine, et esquisse les conditions d'une intégration harmonieuse de l'homme – et avant tout de l'ouvrier – dans un ensemble équilibré ... Albert Camus, qui publie l`ouvrage en 1950, lui donne le titre d' "Enracinement", par opposition à la notion de déracinement qui forme la deuxième partie de l'ouvrage.
Simone Weil poursuit ici le regard critique qu'elle porte sur le marxisme et qu'elle développe dans les "Réflexions sur les causes de la liberté et de I'oppression sociale" écrites en 1934, et traite des devoirs envers l'être humain et non envers le groupe social.
S. Weil délimite sa réflexion entre deux points : le passé en fonction duquel elle examine un certain regard sur l'histoire avec le sentiment que les hommes ont "détruit du passé", et la matière, qui est à l`homme un modèle d'ordre et d`obéissance totale. ll faut certes poser des devoirs envers l'homme, mais celui-ci s'est mis hors de l'obéissance.
Il s'est en quelque sorte "déraciné" par une inadéquation face aux lois et à la nature des choses, par une "honteuse conquête" de la terre, par la soumission à l`idée de progrès. Au niveau politique, S. Weil, qui s'interroge sur la légitimité du gouvernement français à Londres, dépasse le cadre de l'actualité. Son principal souci demeure le maintien de la souveraineté nationale au sein de l`Etat. Aussi S. Weil refuse de faire appel à des notions comme la "grandeur", car ce sont des notions qui reconduisent l'idée de force. Et lorsqu'elle cite Platon et le mythe de la caverne, elle note bien que celui qui en sort est l'homme et non une collectivité.
Ramenant la nation à un fait, sans lui accorder de valeur absolue, S. Weil entend restaurer la notion d'un ensemble où ne peuvent être privilégiés des éléments comme le rendement et l'argent, où les forces naturelles sont liées aux forces spirituelles, où le travail, qui atteint ainsi à sa dimension spirituelle, fait la jonction entre les deux et opère par lui-même la transformation de l'acte le plus servile.
"... Cela n'a pas de sens de dire que les hommes ont, d'une part des droits, d'autre part des devoirs. Ces mots n'expriment que des différences de point de vue. Leur relation est celle de l'objet et du sujet. Un homme, considéré en lui-même, a seulement des devoirs, parmi lesquels se trouvent certains devoirs envers lui-même. Les autres, considérés de son point de vue, ont seulement des droits. Il a des droits à son tour quand il est considéré du point de vue des autres, qui se reconnaissent des obligations envers lui. Un homme qui serait seul dans l'univers n'aurait aucun droit, mais il aurait des obligations.
La notion de droit, étant d'ordre objectif, n'est pas séparable de celles d'existence et de réalité. Elle apparaît quand l'obligation descend dans le domaine des faits ; par suite elle enferme toujours dans une certaine mesure la considération des états de fait et des situations particulières. Les droits apparaissent toujours comme liés à certaines conditions. L'obligation seule peut être inconditionnée. Elle se place dans un domaine qui est au-dessus de toutes conditions, parce qu'il est au-dessus de ce monde.
Les hommes de 1789 ne reconnaissaient pas la réalité d'un tel domaine. Ils ne reconnaissaient que celle des choses humaines. C'est pourquoi ils ont commencé par la notion de droit. Mais en même temps ils ont voulu poser des principes absolus. Cette contradiction les a fait tomber dans une confusion de langage et d'idées qui est pour beaucoup dans la confusion politique et sociale actuelle. Le domaine de ce qui est éternel, universel, inconditionné, est autre que celui des conditions de fait, et il y habite des notions différentes qui sont liées à la partie la plus secrète de l'âme humaine.
L'obligation ne lie que les êtres humains. Il n'y a pas d'obligations pour les collectivités comme telles. Mais il y en a pour tous les êtres humains qui composent, servent, commandent ou représentent une collectivité, dans la partie de leur vie liée à la collectivité comme dans celle qui en est indépendante.
Des obligations identiques lient tous les êtres humains, bien qu'elles correspondent à des actes différents selon les situations. Aucun être humain, quel qu'il soit, en aucune circonstance, ne peut s'y soustraire sans crime ; excepté dans les cas où, deux obligations réelles étant en fait incompatibles, un homme est contraint d'abandonner l'une d'elles.
L'imperfection d'un ordre social se mesure à la quantité de situations de ce genre qu'il enferme.
Mais même en ce cas il y a crime si l'obligation abandonnée n'est pas seulement abandonnée en fait, mais est de plus niée.
L'objet de l'obligation, dans le domaine des choses humaines, est toujours l'être humain comme tel. Il y obligation envers tout être humain, du seul fait qu'il est un être humain, sans qu'aucune autre condition ait à intervenir, et quand même lui n'en reconnaîtrait aucune.
Cette obligation ne repose sur aucune situation de fait, ni sur les jurisprudences, ni sur les coutumes, ni sur la structure sociale, ni sur les rapports de force, ni sur l'héritage du passé, ni sur l'orientation supposée de l'histoire. Car aucune situation de fait ne peut susciter une obligation.
Cette obligation ne repose sur aucune convention. Car toutes les conventions sont modifiables selon la volonté des contractants, au lieu qu'en elle aucun changement dans la volonté des hommes ne peut modifier quoi que ce soit.
Cette obligation est éternelle. Elle répond à la destinée éternelle de l'être humain. Seul l'être humain a une destinée éternelle. Les collectivités humaines n'en ont pas. Aussi n'y a-t-il pas à leur égard d'obligations directes qui soient éternelles. Seul est éternel le devoir envers l'être humain comme tel.
Cette obligation est inconditionnée. Si elle est fondée sur quelque chose, ce quelque chose n'appartient pas à notre monde. Dans notre monde, elle n'est fondée sur rien. C'est l'unique obligation relative aux choses humaines qui ne soit soumise à aucune condition.
Cette obligation a non pas un fondement, mais une vérification dans l'accord de la conscience universelle. Elle est exprimée par certains des plus anciens textes écrits qui nous aient été conservés. Elle est reconnue par tous dans tous les cas particuliers où elle n'est pas combattue par les intérêts ou les passions. C'est relativement à elle qu'on mesure le progrès.
La reconnaissance de cette obligation est exprimée d'une manière confuse et imparfaite, mais plus ou moins imparfaite selon les cas, par ce qu'on nomme les droits positifs. Dans la mesure où les droits positifs sont en contradiction avec elle, dans cette mesure exacte ils sont frappés d'illégitimité.
Quoique cette obligation éternelle réponde à la destinée éternelle de l'être humain, elle n'a pas cette destinée pour objet direct. La destinée éternelle d'un être humain ne peut être l'objet d'aucune obligation, parce qu'elle n'est pas subordonnée à des actions extérieures.
Le fait qu'un être humain possède une destinée éternelle n'impose qu'une seule obligation ; c'est le respect. L'obligation n'est accomplie que si le respect est effectivement exprimé, d'une manière réelle et non fictive ; il ne peut l'être que par l'intermédiaire des besoins terrestres de l'homme.
La conscience humaine n'a jamais varié sur ce point...."
(L'Enracinement, Première partie, Les besoins de l'âme)
En réinscrivant l'être humain dans une réalité non séparée de la volonté de Dieu, le travail signifie un consentement au monde et à la responsabilité de chacun d'entre nous, qui nous est ainsi rendue ...
"... La notion de patrie avait perdu tout crédit parmi les ouvriers français au cours du dernier quart de siècle. Les communistes l'ont remise en circulation après 1934, avec grand accompagnement de drapeaux tricolores et de chants de la « Marseillaise ».
Mais ils n'ont pas eu la moindre difficulté à la mettre de nouveau en sommeil peu avant la guerre. Ce n'est pas en son nom qu'ils ont commencé l'action de résistance. Ils ne l'ont adoptée de nouveau que trois quarts d'année environ après la défaite. Peu à peu ils l'ont adoptée intégralement. Mais il serait par trop naïf de voir là une réconciliation véritable entre la classe ouvrière et la patrie. Les ouvriers meurent pour la patrie, ce n'est que trop vrai. Mais nous vivons dans un temps tellement perdu de mensonges que même la vertu du sang volontairement sacrifié ne suffit pas à remettre dans la vérité.
Pendant des années, on a enseigné aux ouvriers que l'internationalisme est le plus sacré des devoirs, et le patriotisme, le plus honteux des préjugés bourgeois. On a passé d'autres années à leur enseigner que le patriotisme est un devoir sacré, et ce qui n'est pas patriotisme, une trahison. Comment, en fin de compte, seraient-ils dirigés autrement que par des réactions élémentaires et par de la propagande ?
Il n'y aura pas de mouvement ouvrier sain s'il ne trouve à sa disposition une doctrine assignant une place à la notion de patrie, et une place déterminée, c'est-à-dire limitée. D'ailleurs, ce besoin n'est davantage évident pour les milieux ouvriers que parce que le problème de la patrie y a été beaucoup discuté depuis longtemps. Mais c'est un besoin commun à tout le pays. Il est inadmissible que le mot qui aujourd'hui revient presque continuellement accouplé à celui de devoir, n'ait presque jamais fait l'objet d'aucune étude. En général, on ne trouve à citer à son sujet qu'une page médiocre de Renan.
La nation est un fait récent. Au Moyen Âge la fidélité allait au seigneur, ou à la cité, ou aux deux, et par delà à des milieux territoriaux qui n'étaient pas très distincts. Le sentiment que nous nommons patriotisme existait bien, à un degré parfois très intense ; c'est l'objet qui n'en était pas territorialement défini. Le sentiment couvrait selon les circonstances des surfaces de terre variables.
À vrai dire le patriotisme a toujours existé, aussi haut que remonte l'histoire.
Vercingétorix est vraiment mort pour la Gaule ; les tribus espagnoles qui ont résisté à la conquête romaine parfois jusqu'à l'extermination, mouraient pour l'Espagne, et le savaient, et le disaient ; les morts de Marathon et de Salamine sont morts pour la Grèce ; au temps où la Grèce, non encore réduite en province, était par rapport à Rome dans le même état que la France de Vichy par rapport à l'Allemagne, les enfants des villes grecques jetaient des pierres, dans la rue, aux collaborateurs, et les appelaient traîtres, avec la même indignation qui est la nôtre aujourd'hui.
Ce qui n'avait jamais existé jusqu'à une époque récente, c'est un objet cristallisé, offert d'une manière permanente au sentiment patriotique. Le patriotisme était diffus, errant, et s'élargissait ou se resserrait selon les affinités et les périls. Il était mélangé à des loyautés différentes, celles envers des hommes, seigneurs ou rois, celles envers des cités. Le tout formait quelque chose de très confus, mais aussi de très humain...."
"L’Iliade, ou le Poème de la force" (écrit en 1940, paru en 1953)
Parfaitement consciente des événements (en 1933, elle publie un reportage sévère sur la situation en Allemagne au moment ou Hitler s‘empare du pouvoir), Simone Weil choisit en 1940 de décrire l’atroce violence qui règne sur les fronts de la guerre et dans les camps de la mort a partir du poème épique d’Homère, L'Iliade.
Radicalement étrangère à la justice, la force pure ou la violence absolue cause un mal plus grand que le meurtre : elle déshumanise avant de tuer. Mais personne ne la possède véritablement : « aussi impitoyablement la force écrase, aussi impitoyablement elle enivre quiconque croit la posséder ».
"En aspirant à la vengeance, le faible désire la force dont jouit son bourreau. Cela le conduit à l'illusion d’un maniement innocent de la force, « le mal qui est a la poignée du glaive est transmis a la pointe ». Comment combattre ces causes de malheurs sans fin que sont le désir de la force ou de la grandeur et les jouissances du maniement de la violence ? Simone Weil ne voit pas d’autre remède qu'une modification spirituelle et personnelle : « le sentiment de la misère humaine est une condition de la justice et de l’amour (...). Il n’est possible d’aimer et d’être juste que si l’on connait l’empire de la force et si l’on sait ne pas le respecter ».
Le vrai héros, le vrai sujet, le centre de l'Iliade, c'est la force. La force qui est maniée par les hommes, la force qui soumet, les hommes, la force devant quoi la chair des hommes se rétracte. L’âme humaine ne cesse pas d’y apparaitre modifiée par ses rapports avec la force, entrainée, aveuglée par la force dont elle croit disposer, courbée sous la contrainte de la force qu’elle subit. Ceux qui avaient rêvé que la force, grâce au progrès, appartenait désormais au passé, ont pu voir dans ce poème un document ; ceux qui savent discerner la force, aujourd’hui comme autrefois, au centre de toute histoire humaine, y trouvent le plus beau, le plus pur des miroirs.
La force, c’est ce qui fait de quiconque Jui est soumis une chose. Quand elle s’exerce jusqu’au bout, elle fait de l‘homme une chose au sens le plus littéral, car elle en fait un cadavre. Il y avait quelqu’un, et, un instant plus tard, il n’y a personne. (...)
La force qui tue est une forme sommaire, grossière de la force. Combien plus variée en ses procédés, combien plus surprenante en ses effets, est l’autre force, celle qui ne tue pas ; c’est-à-dire celle qui ne tue pas encore. Elle va tuer sûrement, ou elle va tuer peut-être, ou bien elle est seulement suspendue sur l’être qu’a tout instant elle peut tuer ; de toutes façons, elle change l'homme en pierre. Du pouvoir de transformer un homme en chose en le faisant mourir procède un autre pouvoir, et bien autrement prodigieux, celui de faire une chose d’un homme qui reste vivant. ll est vivant, il a une âme ; il est pourtant une chose. Être bien étrange qu’une chose qui a une âme ; étrange état pour l’âme. Qui dira combien il lui faut à tout instant, pour s’y conformer, se tordre et se plier sur elle-même ? Elle n’est pas faite pour habiter une chose ; quand elle y est contrainte, il n’est plus rien en elle qui ne souffre violence. (...)
Il est vrai que tout homme est destiné a mourir, et qu’un soldat peut vieillir parmi les combats ; mais pour ceux dont l'âme est soumise au joug de la guerre, le rapport entre la mort et l’avenir n’est pas le même que pour les autres hommes.
Pour les autres la mort est une limite imposée d’avance a l’avenir ; pour eux elle est l’avenir même, l’avenir que leur assigne leur profession. Que des hommes aient pour avenir la mort, cela est contre nature. Dés que la pratique de la guerre a rendu sensible la possibilité de la mort qu'enferme chaque minute, la pensée devient incapable de passer d'un jour à son lendemain sans traverser l'image de la mort. L’esprit est alors tendu comme il ne peut souffrir de l’être que peu de temps ; mais chaque aube nouvelle amène la même nécessité ; les jours ajoutés aux jours font des années.
L’âme souffre violence tous les jours. Chaque matin l’âme se mutile de toute aspiration, parce que la pensée ne peut pas voyager dans le temps sans passer par la mort.
Ainsi la guerre efface toute idée de but, même l’idée des buts de la guerre. Elle efface la pensée même de mettre fin à la guerre. La possibilité d'une situation si violente est inconcevable tant qu’on n’y est pas ; la fin en est inconcevable quand on y est. Ainsi l’on ne fait rien pour amener cette fin. Les bras ne peuvent pas cesser de tenir et de manier les armes en présence d’un ennemi armé ; l’esprit devrait combiner pour trouver une issue ; il a perdu toute capacité de rien combiner à cet effet. Il est occupé tout entier à se faire violence.
Toujours parmi les hommes, qu’il s’agisse de servitude ou de guerre, les malheurs intolérables durent par leur propre poids et semblent ainsi du dehors faciles à porter ; ils durent parce qu’ils ôtent les ressources nécessaires pour en sortir..."
"Attentes de Dieu" (Editions Fayard, 1966)
Un livre qui entend nous apprendre le vrai sens de l'illumination qui a fait passer Simone Weil d'un agnosticisme anticlérical à une recherche religieuse, - et qui n'a plus cessé jusqu'à sa mort.
Le titre, nous explique l'introduction, désigne bien l'attitude spirituelle fondamentale de Simone Weil. À condition de l'entendre, non dans un sens passif et définitif, mais comme l'ardente "vigilance du serviteur tendu vers le retour du maître" comme le stade provisoire d'une recherche qui préfère au plaisir de la chasse l'écoute de la vérité en une intime communion. L'expérience intérieure s'exprime donc dans ces pages avec le double accent de l'intensité et de l'inachevé. C'est un dialogue avec soi-même, avec les autres, avec Dieu, jusqu'aux niveaux les plus profonds et les plus émouvants de l'existence, dans lequel le lecteur se sent constamment interpellé et entraîné.
Ces textes ont tous été composés entre janvier et juin 1942 et ils se rattachent tous, de plus ou moins loin, au dialogue que, depuis le mois de juin précédent, nous poursuivions ensemble à l'écoute de la Vérité, elle, attirée par le Christ, moi, prêtre depuis treize ans, nous explique JM Perrin : "en 1949 j'avais consenti à publier ces textes et surtout la correspondance - qui en est la partie la plus belle - afin de faire connaître les pages les plus éclairantes de son expérience intérieure et de sa personnalité ; mais la raison de cette publication était surtout, comme Simone en avait exprimé explicitement le désir lors de nos diverses rencontres.."
Née à Paris le 3 février 1909, Simone Weil a été élevée dans un complet agnosticisme. Elle éprouve un sens aigu de la misère humaine, qui engendre en elle le plus vif sentiment de compassion envers les pauvres, les travailleurs, les déshérités. Elle est anti-religieuse, militante syndicaliste, éprise de la révolution prolétarienne, mais indépendante de tout parti. Jeune agrégée de philosophie, elle partage son salaire avec des chômeurs. En 1934, elle abandonne sa chaire de professeur et se fait ouvrière. En 1936, elle s'engage dans la guerre d'Espagne. En 1938, une illumination transforme sa vie : "Le Christ est descendu et m'a prise.". En 1941, réfugiée dans le midi, elle fait la connaissance des Dominicains de Marseille et de Gustave Thibon ; elle diffuse Témoignage chrétien. En 1942, elle s'embarque pour New-York avec ses parents ; elle n'a de cesse de servir, à Londres, où elle arrive fin novembre 1942. Mais la souffrance morale, intellectuelle, physique l'achemine rapidement à l'hôpital, puis au sanatorium d'Ashford, où elle meurt le 24 août 1943.
"... Après mon année d'usine, avant de reprendre l'enseignement, mes parents m'avaient emmenée au Portugal, et là je les ai quittés pour aller seule dans un petit village. J'avais l'âme et le corps en quelque sorte en morceaux. Ce contact avec le malheur avait tué ma jeunesse. Jusque-là je n'avais pas eu l'expérience du malheur, sinon le mien propre, qui, étant le mien, me paraissait de peu d'importante, et qui d'ailleurs n'était qu'un demi-malheur, étant biologique et non social. Je savais bien qu'il y avait beaucoup de malheur dans le monde, j'en étais obsédée, mais je ne l'avais jamais constaté par un contact prolongé. Étant en usine, confondue aux yeux de tous et à mes propres yeux avec la masse anonyme, le malheur des autres est entré dans ma chair et dans mon âme. Rien ne m'en séparait, car j'avais réellement oublié mon passé et je n'attendais aucun avenir, pouvant difficilement imaginer la possibilité de survivre à ces fatigues. Ce que j'ai subi là m'a marquée d'une manière si durable qu'aujourd'hui encore, lorsqu'un être humain, quel qu'il soit, dans n'importe quelles circonstances, me parle sans brutalité, je ne peux pas m'empêcher d'avoir l'impression qu'il doit y avoir erreur et que l'erreur va sans doute malheureusement se dissiper. J'ai reçu là pour toujours la marque de l'esclavage, comme la marque au fer rouge que les Romains mettaient au front de leurs esclaves les plus méprisés. Depuis je me suis toujours regardée comme une esclave.
Étant dans cet état d'esprit, et dans un état physique misérable, je suis entrée dans ce petit village portugais, qui était, hélas, très misérable aussi, seule, le soir, sous la pleine lune, le jour même de la fête patronale. C'était au bord de la mer. Les femmes des pêcheurs faisaient le tour des barques, en procession, portant des cierges, et chantaient des cantiques certainement très anciens, d'une tristesse déchirante. Rien ne peut en donner une idée. je n'ai jamais rien entendu de si poignant, sinon le chant des haleurs de la Volga. Là j'ai eu soudain la certitude que le christianisme est par excellence la religion des esclaves, que des esclaves ne peuvent pas ne pas y adhérer, et moi parmi les autres..."
De toute son œuvre, ces pages spontanées et brûlantes sont des plus propres à communiquer ce qu'elle appelait ses "intuitions pré-chrétiennes" et à faire comprendre ses hésitations personnelles devant le baptême sacramentel..."
"... La malheur est une merveille de la technique divine. C'est un dispositif simple et ingénieux qui fait entrer dans l'âme d'une créature finie cette immensité de force aveugle, brutale et froide. La distance infinie qui sépare Dieu de la créature se rassemble tout entière en un point pour percer une âme en son centre. L'homme à qui pareille chose arrive n'a aucune part à cette opération. Il se débat comme un papillon qu'on épingle vivant sur un album. Mais il peut à travers l'horreur continuer à vouloir aimer. Il n'y a à cela aucune impossibilité, aucun obstacle, on pourrait presque dire aucune difficulté. Car la douleur la plus grande, tant qu'elle est en deçà de l'évanouissement, ne touche pas à ce point de l'âme qui consent à une bonne orientation..."
(...)
"... La grande énigme de la vie humaine, ce n'est pas la souffrance, c'est le malheur. Il n'est pas étonnant que des innocents soient tués, torturés, chassés de leurs pays, réduits à la misère ou à l'esclavage, enfermés dans des camps ou des cachots. puisqu'il se trouve des criminels pour accomplir ces actions. Il n'est pas étonnant non plus que la maladie impose de longues souffrances qui paralysent la vie et en font une image de la mort, puisque la nature est soumise à un jeu aveugle de nécessités mécaniques. Mais il est étonnant que Dieu ait donné au malheur la puissance de saisir l'âme elle-même des innocents et de s'en emparer en maître souverain. Dans le meilleur des cas, celui qui marque le malheur ne gardera que la moitié de son âme.
Ceux à qui il est arrivé un de ces coups après lesquels un être se débat sur le sol comme un ver à moitié écrasé, ceux-là n'ont pas de mots pour exprimer ce qui leur arrive. Parmi les gens qu'ils rencontrent, ceux qui, même ayant beaucoup souffert, n'ont jamais eu contact avec le malheur proprement dit n'ont aucune idée de ce que c'est. C'est quelque chose de spécifique, irréductible à toute autre chose comme les sons, dont rien ne peut donner aucune idée à un sourd-muet. Et ceux qui ont été eux-mêmes mutilés par le malheur sont hors d'état de porter secours à qui que ce soit et presque incapables même de le désirer. Ainsi la compassion à l'égard des malheureux est une impossibilité. Quand elle se produit vraiment, c'est un miracle plus surprenant que la marche sur les eaux, la guérison des malades et même la résurrection d'un mort.
Le malheur a contraint, le Christ à supplier d'être épargné, à chercher des consolations auprès des hommes, à se croire abandonné de son Père. Il a contraint un juste à crier contre Dieu, un juste aussi parfait que la nature seulement humaine le comporte, davantage peut-être, si Job est moins un personnage historique qu'une figure, du Christ. « Il se rit du malheur des innocents. » Ce n'est pas un blasphème, c'est un cri authentique arraché à la douleur. Le livre de Job, d'un bout à l'autre, est une pure merveille de vérité et d'authenticité. Au sujet du malheur, tout ce qui s'écarte de ce modèle est plus ou moins souillé de mensonge.
Le malheur rend Dieu absent pendant un temps, plus absent qu'un mort, plus absent que la lumière dans un cachot complètement ténébreux. Une sorte d'horreur submerge toute l'âme. Pendant cette absence il n'y a rien à aimer. Ce qui est terrible, c'est que si, dans ces ténèbres où il n'y a rien à aimer, l'âme cesse d'aimer, l'absence de Dieu devient définitive. Il faut que l'âme continue à aimer à vide, ou du moins à vouloir aimer, fût-ce avec une partie infinitésimale d'elle-même. Alors un jour Dieu vient se montrer lui-même à elle et lui révéler la beauté du monde, comme ce fut le cas pour Job. Mais si l'âme cesse d'aimer, elle tombe dès ici-bas dans quelque chose de presque équivalent à l'enfer.
C'est pourquoi ceux qui précipitent dans le malheur des hommes non préparés à le recevoir tuent des âmes. D'autre part, à une époque comme la nôtre, où le malheur est suspendu sur tous, le secours apporté aux âmes n'est efficace que s'il va jusqu'à les préparer réellement au malheur. Ce n'est pas peu de chose.
Le malheur durcit et désespère parce qu'il imprime jusqu'au fond de l'âme, comme avec un fer rouge, ce mépris, ce dégoût et même cette répulsion de soi-même, cette sensation de culpabilité et de souillure, que le crime devrait logiquement produire et ne produit pas. Le mal habite dans l'âme du criminel sans y être senti. Il est senti dans l'âme de l'innocent malheureux. Tout se passe comme si l'état de l'âme qui par essence convient au criminel avait été séparé du crime et attaché au malheur ; et même à proportion de l'innocence des malheureux.
Si Job crie son innocence avec un accent si désespéré, c'est que lui-même n'arrive pas à y croire, c'est qu'en lui-même son âme prend le parti de ses amis. Il implore le témoignage de Dieu même, parce qu'il n'entend plus le témoignage de sa propre conscience ; ce n'est plus pour lui qu'un souvenir abstrait et mort...."
(L'amour de Dieu et le malheur).