Herbert Marcuse (1898-1979) - "Eros and Civilization" (1955), "One-Dimensional Man" (1964), "Counterrevolution and Revolt" (1972) - Thorstein Bunde Veblen (1857-1929) -  Ralf Dahrendorf (1929-2009) - ...

Last update : 12/11/2016


"Dans ce monde où la rationalité technologique est la seule dimension, la "conscience heureuse" tend à devenir prépondérante" c'est pourtant "une fine pellicule posée sur la peur, le malheur et le dégoût" (Marcuse, 1964) - En 1848, le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels faisait de la lutte des classes le moteur de l'histoire et décrivait la société capitaliste en tant que lieu de conflit entre bourgeoisie et prolétariat. Cette vision de la dynamique sociale ne semble plus d'actualité et l'Histoire contemporaine en a quelque peu complexifié la problématique, mais au fond l'intuition centrale, si simplificatrice, nous dit-on, est loin d'être devenue caduque et a revêtu d'autres habits conceptuels. Il y a bien, toujours, des classes possédantes, des élites, des systèmes de stratifications politiques, économiques et sociales qui détiennent le pouvoir et l'exerce à leur propre profit, sans de nos jours de véritables remises en cause, voire une reconnaissance naturelle et des retombées "bienfaitrices" pour l'ensemble du corps social. La lutte des classes n'a fait que changé fondamentalement de nature, c'est ce que ne vont cesser d'écrire nombre de sociologues et de philosophes….. 


La critique du capitalisme avancé, de la technologie et des mécanismes de domination de Herbert Marcuse reste étonnamment actuelle, elle s'est même accentuée et complexifiée en ce début du XXIe siècle ...

1. "Éros et Civilisation" (1955) : La Révolte du Désir et l'Idéologie du Bien-être ...

Dans cet ouvrage, Marcuse propose une relecture freudo-marxiste. Il distingue la répression nécessaire (pour vivre en société) de la répression superflue (imposée par la logique de performance et de domination du capitalisme). La "Répressivité Désublimée" ou la Libération Contrôlée est son concept le plus prophétique. Marcuse théorise une société où le système, au lieu d'interdire les pulsions (comme dans la société victorienne), les libère et les encourage pour mieux les contrôler et en tirer profit. Et aujourd'hui , nous vivons dans une société hypersexualisée où la "libération sexuelle" est un argument marketing puissant. Les apps de rencontre, la pornographie en ligne, l'érotisation publicitaire donnent l'illusion d'une liberté totale. Pourtant, cette sexualité est souvent standardisée, marchandisée et détournée de sa force subversive originelle. Elle ne remet pas en cause l'ordre établi ; elle le sert en canalisant les désirs vers la consommation. La "désublimation répressive" est le moteur de l'économie de l'attention.

Le "principe de performance" est la forme historique que prend la domination dans le capitalisme avancé : l'individu doit être performant, productif et efficient. Aujourd'hui, le discours du bien-être (wellness), du développement personnel et de l'optimisation de soi (self-optimization) est omniprésent. Il ne s'agit plus seulement de travailler à l'usine, mais d'être un entrepreneur de soi-même, toujours plus performant, healthy et résilient. Cette injonction est une forme insidieuse de domination qui pousse à l'épuisement (burn-out) et fait porter la responsabilité de l'échec sur l'individu ("tu n'as pas assez travaillé sur toi-même"), et non sur le système.

2. "L'Homme Unidimensionnel" (1964) : L'Absorption de la Critique et la Société du Spectacle

C'est son ouvrage le plus célèbre, qui analyse la capacité du système à étouffer toute opposition. - L'Absorption et la Récupération (Coolification) - Marcuse explique comment le système "absorbé" la critique en la transformant en produit ou en trend marketing. De nos jours, on parle de "woke capitalism". Les valeurs de la contre-culture (féminisme, antiracisme, écologie) sont vidées de leur substance radicale et transformées en slogans publicitaires. Une marque vend des baskets avec des messages d'empowerment, une banque se peint aux couleurs LGBT pendant le Pride Month, les multinationales communiquent sur leur "engagement écologique" (greenwashing). La révolte devient un style, une niche de marché, et donc une force qui ne menace plus le système économique. - Le Cercle Vicieux de la Consommation et le Bonheur Conforme - Marcuse décrit une société où les individus sont aliénés mais se sentent heureux car leurs "faux besoins" (créés par la publicité) sont comblés.

Aujourd'hui, la logique consumériste est plus forte que jamais, étendue au domaine numérique (abonnements, nouveaux gadgets, likes). Le "rêve" est toujours d'acheter une maison, une voiture, le dernier iPhone. Le bonheur est défini par et pour le système. Les réseaux sociaux deviennent des machines à générer du consentement et de la conformité en créant l'illusion du choix et de la singularité.

La "pensée unidimensionnelle" est une pensée qui ne peut plus concevoir d'alternative au système existant ("There is no alternative" - TINA). Aujourd'hui, les algorithmes des réseaux sociaux et des moteurs de recherche créent des "bulles filtrantes" (filter bubbles) qui renforcent cette unidimensionalité. Ils nous enferment dans un univers cognitif cohérent où les opinions divergentes sont exclues. La technologie, au lieu de libérer, devient un instrument de contrôle et de homogénéisation de la pensée bien plus efficace que la propagande traditionnelle.

3. "Contre-révolution et Révolte" (1972) : Les Nouvelles Résistances?

Dans ce livre, Marcuse cherche les issues, les nouvelles formes de révolte face à un système qui a appris à se défendre. Marcuse place l'espoir dans une "nouvelle sensibilité" qui privilégie l'être sur l'avoir, l'esthétique et l'éthique sur la performance, la coopération sur l'agression.

Aujourd'hui, on peut retrouver cette sensibilité dans les mouvements écologistes radicaux (qui défendent une rupture civilisationnelle et un nouveau rapport au vivant), dans l'écoféminisme, dans les zetas (jeunes qui refusent le modèle de travail et de consommation de leurs aînés) et dans les revendications fortes autour du soin (care), de la bienveillance et de la santé mentale. Ces luttes ne sont plus seulement économiques ; elles sont existentielles et culturelles.

Pourquoi, alors que nous sommes si "libres" de consommer et de nous exprimer, nous avons le sentiment diffus que cette liberté est un leurre. Comment le système se renforce en donnant l'illusion du changement. L'apport de Marcuse est d'avoir montré que la domination n'est plus seulement une affaire d'exploitation économique brute, mais un asservissement bien plus total par et dans la vie quotidienne, la culture et le psychisme lui-même. Penser la libération aujourd'hui passe-t-il encore nécessairement par une lecture de Marcuse?


Herbert Marcuse (1898-1979), philosophe de l'École de Francfort, est incontournable dans "L’Homme unidimensionnel" (1964) : non seulement  il y développe une critique radicale de la société industrielle avancée, dénonçant son caractère totalitaire sous des apparences démocratiques et libérales, mais plus encore il nous permet de comprendre, pour peu que l'on soit en mesure de se poser la question, comment le capitalisme moderne détruit la pensée critique tout en se faisant passer pour une liberté ...

 

1. La critique de la société technologiquement totalitaire ...

Marcuse montre que le capitalisme moderne ne domine plus par la répression brute (comme dans les régimes fascistes), mais par l’intégration des désirs et des besoins via :

- La consommation (la publicité crée de faux besoins).

- La culture de masse (les médias uniformisent la pensée).

- La rationalité technocratique (l’efficacité devient une fin en soi, éliminant toute critique).

Contrairement à Marx, qui pensait que le prolétariat serait la force révolutionnaire, Marcuse constate que le système neutralise la contestation en rendant les individus dépendants de leur propre aliénation.

 

2. L’unidimensionnalité : la fin de la pensée critique ...

Le titre du livre résume sa thèse centrale : l’homme moderne est "unidimensionnel", c’est-à-dire qu’il ne perçoit plus que la réalité imposée par le système. La science, la technique et la logique marchande deviennent des idéologies qui justifient le statu quo. La philosophie analytique et le positivisme éliminent toute réflexion métaphysique ou utopique. Le langage lui-même est contrôlé (ex. : "défense nationale" pour justifier la guerre). Marcuse s’inspire de Heidegger (sur la technique) et de Freud (sur la répression des désirs), mais les dépasse en montrant que la société moderne invente une "répression désublimée" : elle autorise une sexualité apparente tout en vidant les désirs de leur subversion.

 

3. Les forces de résistance (et leurs limites) ...

Marcuse identifie des groupes marginalisés comme seuls capables de résister, les opprimés (minorités raciales, chômeurs), les étudiants et intellectuels, les pays du Tiers-Monde (en lutte contre l’impérialisme). Mais il reste pessimiste : le système a une capacité d’absorption des révoltes (ex. : la récupération marchande des contre-cultures).


Wilhelm Reich (1897-1957) et Herbert Marcuse (1898-1979) sont les principaux représentants de ce qu'on a appelé le freudo-marxisme : celui-ci contribue aux grandes questions qui se forgent dans les années 50s et agiteront les années 60s en articulant l'analyse freudienne des processus psychiques et l'analyse marxiste des processus sociaux. Alors que Reich remet en cause "sauvagement" le système capitaliste en tant que générateur des névroses, Marcuse développe une critique de la civilisation industrielle, de son aliénation,  ("Éros et la Civilisation", 1955 ; "l'Homme unidimensionnel", 1964) entièrement fondée sur la répression des pulsions : le principe de plaisir peut alors constituer un axe de contestation de l'ordre établi, qu'il soit capitaliste ou marxiste-léniniste. Si son interprétation du marxisme vise moins la lutte des classes que l'adaptation à la société américaine, il reste critique envers un communisme soviétique aussi déshumanisé que le capitalisme. Erich Fromm (1900-1980), lui aussi associé aux recherches de l'École de Francfort,  s'efforcera d'intégrer les facteurs socio-économiques au déterminisme des névroses, mais alors que Marcuse se préoccupe essentiellement des concepts d'aliénation, de conscience et d'abolition du travail, Fromm réinterprète Marx en humaniste. Le contexte historique de la Guerre froide a toutefois émoussé la critique sociale de cette époque, une critique qui ne pouvait analyser les problématiques des démocraties libérales sans tenir compte de l' "autre bloc" idéologique, celui des Etats communistes et d'un marxisme qui semblait perdre toutes ses illusions pratiques et théoriques... 


Wilhelm Reich est le premier à tenter d'ouvrir un dialogue entre Marx et Freud (Dialektischer Materialismus und Psychoanalyse, 1929) et Herbert Marcuse, même s'il en critique son primitivisme, lui empruntera de nombreux éléments. Comme le marxisme, la psychanalyse apparaît à cette époque comme la possibilité d'une critique radicale de la vie quotidienne. Reich est ainsi le premier à faire intervenir dans les composantes étiologiques de la névrose des données d'ordre social et économique. Il remarque ainsi que plus de 80% de la population ouvrière de Vienne vivait à quatre personnes dans une seule pièce, comment ne pas s'étonner que la plupart d'entre eux présentent des troubles sexuels. "Ni en psychiatrie ni en psychanalyse, on avait coutume de questionner les patients sur les  conditions sociales qui leur étaient faites." Après deux années de travail à la Clinique psychanalytique de Vienne (1920s), Wilhelm Reich  est convaincu que la psychanalyse individuelle un rayon d'action très limité: "seule une petite fraction de ceux qui sont psychiquement malades pouvait recevoir un traitement. Quand on s'occupait de cette fraction, on perdait des centaines d'heures de travail à cause de certains échecs dus à des problèmes techniques mal résolus. Restait un faible groupe qui nous récompensait des efforts accomplis. La psychanalyse n'a jamais fait secret de cette situation malheureuse de la thérapeutique" (Reich, La Fonction de l'Orgasme). Seule une révolution sociale peut rendre efficace une révolution psychanalytique. La misère sexuelle ne peut être endiguée en multipliant les cliniques ou les analystes, seule une transformation radicale de la société pourrait en venir à bout. De telles idées propulsent rapidement Reich à la marge du mouvement psychanalytique.... 


La culture de masse renforce inéluctablement la répression politique : la culture a un rôle crucial dans notre existence, c'est en elle et par elle que se développent des alternatives aux normes sociales. Or, depuis les années 1960, toutes les formes d'art autrefois subversives sont désormais récupérées par les médias, leurs potentialités critiques sont neutralisées, elles ne deviennent guère plus que des divertissements. Sans recul possible, les masses adoptent en l'état les normes sociales, toute rébellion devient inimaginable...

Marcuse est resté l'homme dénonçant un monde devenu "unidimensionnel", un monde dans lequel l'individu n'a plus d'existence possible en dehors du "système", la distance qui jadis existait entre culture et réalité et qui permettait d'imaginer d'autres manières d'être ou de vivre a disparu. Dans les années 1960, la société occidentale a connu une telle abondance et une telle tolérance, qu'elle a ainsi absorbé, semble-t-il, tous les modes de vie imaginables et l'insatisfaction n'est plus qu'un problème parmi d'autres à résoudre. L'art, intégré dans les médias de la culture de masse, par exemple, n'a plus cette capacité d'inspirer créativité et rébellion. L'aliénation est devenu un produit commercialisable... 


Herbert Marcuse (1898-1979)

Philosophe américain d'origine allemande, associé à l'Ecole de Francfort, Marcuse poursuit une vision plus politique que celle de Horkheimer. Sa "pensée critique" ne se contente pas d'une théorie, si fondamentale soit-elle, mais entend repérer dans le tissu social et culturels tous les indices révolutionnaires et les enjeux générateurs d'espoirs qui séduiront nombre de contestataires des années 68s. Du "jeune Marx", Marcuse retiendra la conception d'un sujet en devenir dans une histoire concrète marqué par l'exploitation systématique de la nature et des hommes; de Freud, il empruntera les concepts nécessaires à une compréhension psychologique et ontologique des mécanismes de cette domination et des conditions existentielles d'une libération des hommes, donnant ainsi un sens subversif à la psychanalyse. De plus, là où un Sartre affirme sa liberté par le seul fait de posséder une capacité critique dans la contingence du monde, Marcuse considère qu'un esprit libre dans un corps asservi ne fait que perpétuer l'ordre économico-social établi.

Dans les années qui suivent la guerre de 1914-1918 et la révolution bolchevique de 1917, inscrit au parti social-démocrate avant de le quitter après l'assassinat de Rosa Luxemburg, il est l'étudiant de Husserl et de Heidegger, avec lequel il prépare sa thèse sur "L'Ontologie de Hegel et le fondement d'une théorie de l'histoire". Il entre en 1932 à l'Institut de recherches sociales de Francfort, mais doit quitter l'Allemagne pour Genève (1932), Paris (1933), puis New York (1934), avec l'Institut. Les étapes de l'exil qui l'amène à enseigner tour à tour aux universités Columbia, Harvard et Brandeis comme professeur de philosophie et de science politique. Il doit beaucoup de ses idées centrales à Horkheimer. En 1979, il y enseigne encore, par passion, et mènera jusqu'au bout le combat d'une pensée radicale.

 

Les écrits d'Herbert Marcuse représentent l'avant-garde, dans la sociologie nord-américaine, d'un courant proche du marxisme. Philosophe, réfugié allemand, ancien membre de l`École de Francfort et professeur universitaire à Brandeis, San Diego, Columbia et Harvard, Marcuse contribuera au développement d'une sociologie critique et engagée. Il débute son parcours en réexaminant les bases philosophiques du marxisme, exposant la philosophie historique d`Hegel en rapport avec les origines des sciences sociales. Marcuse démontre que la sociologie naissante est imprégnée de positivisme, ce qui la fige dans un cadre d'analyse anhistorique. C'est ainsi que dès son origine, la sociologie se révèle être partie prenante de la structure idéologique de la société bourgeoise. La dernière partie de son ouvrage, "Reason and Revolution" (1941), se consacre à une critique décapante de la sociologie en tant que discipline universitaire et formatrice de l'idéologie capitaliste ...

 

L'Ontologie de Hegel et la théorie de l'historicité

(Hegels Ontologie und die Grundlegung einer Theorie der Geschichtlichkeit, 1932)

"Cette thèse universitaire, consacrée à Hegel, s'attache à relire le philosophe à la lumière des concepts d'historicité et de vie. L'ambition de Marcuse est de tenter d'articuler la logique ontologique et la phénoménologie de l'histoire. Le devenir de l'être du monde et celui de l'être psychique et social de l'humanité obéiraient alors à des principes identiques. Cette recherche passe nécessairement par la radicalisation de la pensée hégélienne au XXe siècle, c'est-à-dire par la relecture de l'œuvre de Dilthey et par la discussion détaillée de la question de l'historicisme. " (Gallimard) 


En 1936, Marcuse écrit, en collaboration avec Thedore Adorno, "Etudes sur l'autorité et la famille" (Autorität und Familie in der deutschen Soziologie bis 1933). Il achève ainsi la partie allemande de son œuvre, fait paraître aux Etats-Unis « Le Marxisme soviétique, une analyse critique », «Eros et civilisation» (1955), qui lui apportera une notoriété mondiale. Herbert Marcuse s'efforce de démontrer que le pessimisme de Freud sur I'avenir de la culture n'est pas fondé. Dans « Malaise dans la civilisation ››, Freud constatait que malgré ses promesses la civilisation n'a pas rendu l'homme heureux. Par ses exigences, elle impose le refoulement de toutes ses pulsions sexuelles et agressives, les contraignant à se sublimer dans le travail. Ce refoulement, qui est à l'origine de la prolifération des névroses, n'en est pas moins indispensable au développement de la civilisation. ll y a pour Freud une antinomie irréductible entre le travail et la sexualité. En outre, le caractère privé du couple ne peut s'harmoniser sans conflits avec l'exigence d'un lien social universel. D'où la croissance dans la société moderne du sentiment de culpabilité et de l'agressivité refoulée. Aussi tout l'avenir du monde paraît-il à Freud lié à la lutte éternelle de la pulsion de vie et de la pulsion de mort, d'Eros et de Thanatos. Herbert Marcuse ne conteste pas l'analyse de Freud. L'ethnologue Margaret Head a montré, par exemple, que les indigènes des îles Samoa ignoraient la plupart des répressions occidentales. Marcuse reprend cet exemple et s'appuie sur les théories freudiennes pour soutenir qu'une culture non répressive est possible. La culture occidentale, selon lui, n'est pas seulement répressive, mais «surrépressive», et cela sans nécessité réelle. Cette position radicale a conduit Herbert Marcuse à devenir I'adversaire acharné des thèses culturalistes (Karen Horney, Sullivan, Fromm) auxquelles il reproche d'avoir transformé la psychanalyse en simple idéologie de l'adaptation. 


Raison et révolution. Hegel et la naissance de la théorie sociale

(Reason and Revolution. Hegel and the Rise of Social Theory, 1941)

 Premier exposé systématique du fondement théorique de sa pensée, Marcuse puise dans le rapport dialectique de la Raison et de la Révolution, dans le passage de l'idéologie philosophique hégélienne à la théorie sociale marxiste, sa position originale par rapport à ce même marxisme, la spécificité de sa critique des sociétés industrielles, son interprétation de la crise de l'idéologie révolutionnaire. Marcuse part toujours de Hegel, c'est par lui que la dialectique place la réalisation du sujet au sein de la réalité objective, donne naissance à un système dans lequel l'individu devient universel : et cette pensée dialectique ne peut être que destructrice puisqu'en s'affirmant, l'homme dissout le monde pour le faire sien. La négation fonde la connaissance. "L'existence est à la fois l'aliénation et le processus par lequel le sujet revient à soi en comprenant et en maîtrisant l'aliénation". Pourtant le système de Hegel demeure inabouti, il faut encore l'appliquer à la réalité sociale. Marx intervient ici, reprend les concepts d'aliénation et de négation, "la négativité de la société capitaliste réside dans l'aliénation du travail, la négation de cette négativité adviendra avec l'élimination du travail aliéné." Là où l'homme ordinaire fera preuve de mécontentement vis-à-vis de son existence sociale, inconscient des causes de son malaise et ignorant des solutions pouvant y être apportées, le révolutionnaire, lui, est mécontent de son mécontentement et s'arroge, subversif, la liberté de vouloir être heureux. Marcuse s'appuie ensuite sur la découverte de sociologie pour tenter de définir une "philosophie concrète" mais ne dispose pas encore de tous les éléments de réflexion lui permettant d'aboutir aux conclusions de "l'Homme unidimensionnel" de 1964. En fin de parcours, la "fin de l'hégélianisme", son rapport au national-socialisme et au fascisme sont discutés. 

"Cette étude a été écrite avec l'espoir d'apporter une contribution à la renaissance moins des études hégéliennes que d'une faculté mentale en danger de disparition : le pouvoir de la pensée négative. Selon la définition de Hegel, "la pensée, en vérité, c'est essentiellement la négation de ce qui est immédiatement devant nous". Qu'entend-il par "négation", cette catégorie centrale de la dialectique ? Chez Hegel , même les concepts les plus abstraits et les plus métaphysiques sont saturés d'expérience, - l'expérience d'un monde où l'irraisonnable devient raisonnable, et, comme tel, détermine les faits; d'un monde où la non-liberté est la condition de la liberté, et guerre le garant de la paix. Le monde se contredit. Le sens commun et la science se débarrassent de cette contradiction; mais la pensée philosophique commence lorsqu'elle reconnaît que les faits réels ne correspondent pas aux notions imposées par le sens commun et par la raison scientifique - bref, lorsqu'elle se refuse à les accepter. Dans la mesure où ces notions éludent les contradictions nécessaires qui constituent la réalité, elles s'abstraient du processus même de la réalité. Mais la négation que la dialectique applique à ces notions n'est pas seulement la critique d'une logique conformiste, qui nie la réalité des contradictions ; c'est aussi une critique de l'état de choses existant menée sur son propre terrain, une critique du système de vie établi qui renie ses propres promesses et ses propres possibilités.

Aujourd'hui, ce mode de pensée dialectique est étranger à tout l'univers reçu du discours et de l'action : il semble appartenir au passé et être réfuté par les réussites de la civilisation technologique. La réalité établie semble promettre et produire suffisamment pour repousser ou pour absorber toutes les alternatives. Ainsi, l'acceptation, et même l'affirmation de cette réalité paraît être le seul principe méthodologique raisonnable. Bien plus, elle ne semble exclure ni les critiques ni les changements; au contraire, l'insistance sur le caractère dynamique du statu quo, sur ses "révolutions" constantes, est l'un des ressorts les plus solides de l'attitude incriminée ici. Et pourtant, cette dynamique semble opérer indéfiniment à l'intérieur du même cadre de vie : elle régularise plutôt qu'elle n'abolit la domination de l'homme, à la fois par l'homme et par les produits de son travail. Le progrès devient purement quantitatif et tend de ce fait à retarder indéfiniment le passage de la quantité à la qualité, c'est-à-dire l'avènement de nouveaux modes d'existence avec de nouvelles formes de raison et de liberté...."


Le livre que Marcuse publie sur la psycho-analyse freudienne constitue la deuxième contribution majeure de Marcuse au renouvellement de l`analyse sociale : comment la vie émotionnelle affective occidentale fut-elle transformée par les mutations sociales découlant de l'évolution du système de production capitaliste. L'aspect de libéralisation sociale, et plus particulièrement de libération sexuelle, s'apparente dans les sociétés capitalistes avancées à de nouvelles formes de répression, dissimulées par la liberté de consommer. Ce sera là toute la démonstration d` "Éros et Civilisation" (1963). L'avènement d'une société de consommation exige, en effet, une nouvelle moralité qui valorise l'acquis des biens matériels et facilite des échanges émotionnels sans profondeur, échanges qui confondent plaisir sensuel et amour. Il résulte de cette "libération répressive" une énorme mystification des rapports sociaux. Cette confusion mystificatrice est entretenue par la réinterprétation des analyses de Sigmund Freud : c'est dans les écrits des néo-behavioristes que l'analyse freudienne perd sa capacité dialectique en devenant un positivisme primaire et un renforcement supplémentaire de l'idéologie capitaliste... 


Éros et civilisation. Contribution à Freud

(Eros and Civilization. A Philosophical Inquiry into Freud, 1955)

 L'essai d'Herbert Marcuse fut publié en 1955 à Boston et constitue le résultat d'une triple rencontre inédite, Freud, Marx et la culture américaine. C'est avec cet ouvrage que Marcuse cesse d'être uniquement un universitaire parmi d'autres, et devient sans doute l'un des critiques les plus radicaux de la société industrielle avancée. La tentative de rapprocher psychanalyse et marxisme dans une oeuvre philosophique , la première du genre, lui ouvre une tribune politique dans le monde entier, malgré toutes les obscurités, limites ou contradictions que recèlent ses réflexions. Le sous-titre de l'oeuvre, "Contribution à Freud", indique bien qu'il s'agit d'une relecture des oeuvres de Freud, et notamment de "Das Unbegagen in der Kulture" (Malaise dans la Civilisation, 1930). Marcuse entend révéler un radicalisme latent chez Freud, semblable à celui qu'il avait découvert chez Hegel, au-delà de leurs attitudes conservatrices. Marcuse ne partage pas en effet  le pessimisme de Freud, un Freud qui pense que fondamentalement "la libre satisfaction des besoins instinctuels de l'homme est incompatible avec la société civilisée", que la civilisation, qui a permis certes bien des progrès impose par des activités et des manifestations socialement utiles est la civilisation "le sacrifice systématique de la libido, son détournement rigoureusement imposé". Freud ne croit pas à la possibilité d'une transformation de cette civilisation dominée à jamais par la lutte éternelle des deux pulsions Eros et Thanatos. Toute civilisation est en son essence répressive. Ce pessimisme est-il un principe de la théorie psychanalytique ou une option de Freud lui-même? Penser Freud en dépit de Freud pour mettre en perspective la possibilité d'une culture non-répressive, et ce à partir de la psychanalyse  elle-même, tel est l'objectif de Marcuse dans cet ouvrage.

"Mais la propre théorie de Freud fournit des arguments pour mettre en question sa thèse selon laquelle la civilisation exige une répression de plus en plus intense. A l'intérieur de ses propres théories, la discussion de ce problème doit être reprise. Est-ce que l'interdépendance de la liberté et de la répression, de la production et de la destruction, de la tyrannie et du progrès, constitue réellement le principe de la civilisation? Ou, est-ce que cette interdépendance n'est que le résultat d'une organisation historique de l'existence humaine? En termes freudiens: le principe de principe de plaisir et le principe de réalité sont-ils inconciliables au point d'exiger la transformation répressive de la structure instinctuelle de l'homme? Ou ce conflit permet-il d'envisager le concept d'une civilisation non répressive, fondée sur une expérience de l'existence radicalement différente des relations radicalement différentes entre l'homme et la nature et des relations sociales fondamentalement différentes?"

Marcuse débute son propos en attaquant tous ces "révisionnistes" qui, par déférence au "sens commun" - une notion rejetée par Marcuse au même titre que celle du "positivisme" -, ont supprimé le ressentiment révolutionnaire de Marx et le côté le plus sombre de la vision de Freud, notamment l'instinct de mort et le chaudron du refoulement sexuel….

C'est bien la "pseudo-mythologie obscurantiste" d'un Jung et les néo-freudiens, les analystes américains qui alimentent la thématique du "Culturalisme", Karen Horney, Clara Thompson ou Erich Fromm, que Marcuse attaque. Une Karen Horney qui pense qu'au fond il faut chercher la source des conflits sexuels dans le quel le névrosé est embarqué non pas dans son archéologie infantile et dans son inconscient, mais dans son mode d'existence : la psychanalyse aurait pour vocation de réconcilier à tout prix l'individu avec le monde social, un monde social à l'origine de sa névrose. De même, au cours d'une violente altercation par revues interposées Marcuse (L'implication sociale du révisionnisme néo-freudien) et Fromm (Les implications humaines du gauchisme instinctiviste) se heurteront en 1966 : pour Marcuse, il ne s'agit plus avec ces thèses de réaliser le fameux passage indiqué par Freud, "Wo es war, soll Ich werden", sujet de multiples interprétations par ailleurs, mais d'adapter l'individu au monde existant. La psychanalyse dans cette optique devient une idéologie. C'est que pour Fromm, la société n'est pas seulement répressive, mais espace social dans lequel l'individu s'accomplit et se réalise. La santé mentale, avec les culturalistes, n'est plus équilibre des forces instinctives avec le principe de réalité, mais adaptation au conformisme, et plus précisément au conformisme de la culture américaine...

"J'ai essayé de donner une nouvelle formulation à certaines questions fondamentales et de les développer dans une direction qui n'avait pas encore été complètement explorée. Je suis conscient du caractère expérimental de cette recherche et j'espère exposer plus adéquatement dans un avenir proche certain des problèmes posés, en particulier ceux qui concernent la théorie esthétique", écrit Marcuse...Le crime primitif par lequel les frères se regroupent pour mettre à mort le chef patriarcal et se partager ses femmes constitue la métaphore centrale de notre civilisation. Marcuse entreprend alors d'adapter les idées freudiennes aux catégories marxistes. Toute civilisation est bien fondée sur le refoulement de la libido sexuelle et du principe de plaisir, et l'ordre capitaliste vient rajouter un surplus de répression avec le concept d'aliénation que propose Marx. Les corps sont réduits à des instruments de travail, les individus doivent limiter tous liens sexualisés entre eux, les zones sexuelles de développement, -oral, anal, phallique -, sont désexualisées : l'instinct sexuel est surlocalisé dans les aires génitales, Eros est relégué à la vie privée de peur qu'il puisse interférer avec les pratiques du fameux penchant protestant du "travail pour le travail". L'oppression capitaliste perpétue le refoulement sexuel : pour y échapper, la seule alternative est-elle de verser dans une "perversité polymorphe" de relations amoureuses et de travail érotisé?

"Le concept de l'homme qui découle de la théorie freudienne est l'acte d'accusation le plus irréfutable contre la civilisation occidentale et, en même temps, le plaidoyer les plus inattaquable en faveur de cette civilisation. Selon Freud l'histoire de l'homme est l'histoire de sa répression. La culture n'impose pas seulement des contraintes à son existence sociale, mais aussi à son existence biologique. Elle ne limite pas seulement certaines parties de l'être humain, mais sa structure instinctuelle elle-même. Cependant une telle contrainte est justement la condition préalable du progrès.
Laissés libres de poursuivre leurs objectifs naturels, les instincts fondamentaux de l'homme seraient incompatibles avec toute association et toute protection durables: ils détruiraient même ce qu'ils unissent. Eros sans garde-fou est tout aussi fatal que sa contrepartie mortelle, l'instinct de mort. Leur force destructive provient du fait qu'ils luttent pour une satisfaction que la civilisation ne peut permettre: la satisfaction en tant que telle et comme fin en elle-même, à tout moment. Les instincts doivent donc être détournés de leurs objectifs, inhibés quant à leurs buts. La civilisation commence quand l'objectif primaire (la satisfaction intégrale des besoins) est effectivement abandonné...
.... L'adaptation du plaisir au principe de réalité implique l'assujettissement et le détournement de la force destructive de la satisfaction instinctuelle, de son incompatibilité avec les normes et les relations sociales, et par là même, implique la transsubstantiation du plaisir lui-même..."

Marcuse s'élève donc contre une interprétation littérale de Freud qui semble penser à l'impossibilité d'une culture qui ne soit pas répressive: " la métapsychologie de Freud est une tentative toujours renouvelée pour révéler et pour mettre en question la nécessité terrible du lien interne entre civilisation et barbarie, progrès et souffrance, liberté et malheur - un lien qui se révèle en dernière analyse comme étant celui qui existe entre Eros et Thanatos. Freud met en question la civilisation, non pas d'un point de vue romantique ou utopique, mais sur la base de la souffrance et de la misère, que son développement implique…" De plus, les possibilités techniques ont évolué depuis Freud, nous sommes entrés dans un monde d'opulence, de gaspillage, et c'est ainsi que Marcuse introduit les concepts de surrépression (non plus la lutte pour l'existence mais pour la domination du monde) et de rendement, la forme spécifique du principe de réalité dans nos sociétés industrielles avancées.
"Le principe de rendement, qui est celui d'une société orientée vers le gain et la concurrence dans un processus d'expansion constante, présuppose une longue évolution, au cours de laquelle la domination a été de plus en plus rationalisée: la direction du travail social assure maintenant la continuation de la société à une grande échelle dans des conditions améliorées. Pendant longtemps, les intérêts de la domination et les intérêts de toute société coïncident; l'utilisation fructueuse de l'appareil de production permet aux besoins et aux facultés des individus de s'accomplir. Pour la grande majorité des habitants, l'étendue et la forme de la satisfaction sont déterminées par l'usage de leur propre labeur, mais ce labeur est un travail pour un appareil qu'ils ne contrôlent pas, qui opère comme un pouvoir indépendant auquel les individus doivent se soumettre s'ils veulent vivre.." Corps et esprit deviennent ainsi de simples instruments de travail aliénés, le corps voit sa propre sexualité totalement refoulée, l'imagination érotique devient alors le refuge dans lequel les instincts retrouvent une nouvelle vie. La libération de l'Eros ouvre vers un nouveau principe ce réalité : "l'Eros orphique transforme l'existence: il se rend maître de la crainte et de la mort. Son langage est chant, et son travail est jeu.."


Le Marxisme soviétique. Analyse critique

(Soviet Marxism. A Critical Analysis, 1958)

ans la préface à l'édition française (Gallimard, Idées), Herbert Marcuse écrit : "dans ce livre, j'émets l'hypothèse que l'affaiblissement du potentiel révolutionnaire dans les sociétés industrielles avancées de l'Occident, provoqué par la vigueur persistante du capitalisme organisé et par la persistance du totalitarisme dans la société soviétique (deux tendances interdépendantes) semble faire des partis communistes les héritiers historiques des partis sociaux-démocrates d'avant-guerre." Sociétés occidentale et soviétique "partagent des traits communs à la civilisation industrielle la plus récente: la centralisation et l'embrigadement évincent l'entreprise individuelle et l'autonomie de l'individu. La concurrence est organisée et rationalisée, les bureaucraties économiques et politiques exercent conjointement le pouvoir; le comportement de la population est coordonné grâce aux mass media". Et l'Union soviétique, voulant accélérer son développement et sauter des étapes que les pays occidentaux ont traversées (absolutisme éclairé, libéralisme, libre entreprise, liberté de concurrence) est contrainte d'utiliser un énorme appel de production, inséré dans un système de domination en conflit avec le libéralisme. La nationalisation et la centralisation de l'appareil industriel s'accompagnent de l'asservissement au travail comme dans la sphère du capitalisme développé. Mais quelles sont les différences entre la doctrine de Marx et la théorie et la pratique du communisme exposées et appliquées par Lénine, Staline et Kroutchev? Marcuse tente une analyse de la conception soviétique sur les grands problèmes du marxisme que sont la dialectique, le passage au socialisme, la morale communiste, l'idéologie. Les Soviets ont mis en place un "communisme à l'état brut" contre lequel Marx avait mis en garde, un capitalisme d'Etat qui nie la personnalité humaine. L'absurdité du marxisme soviétique reflète l'absurdité d'une situation historique où la réalisation des promesses de Marx n'est apparue que pour être remise à plus tard, et où les nouvelles forces productives servent à nouveau d'instrument de répression productive. L'importance de la bureaucratie constitue au bout du compte une force répressive à l'égard de l'individu en tant qu'elle est l'organisation autoritaire centralisée, dirigée par des groupes qui déterminent les besoins de la société indépendamment du contrôle collectif de la population gouvernée. On arrive ainsi à un résultat paradoxal, "le marxisme soviétique lie la réification de l'Etat au progrès même du socialisme..."


Marcuse est célèbre pour les analyses de "L'homme unidimensionnel. Essai sur l'idéologie de la société industrielle avancée" (1968), ouvrage dans lequel il décrit l'étouffement de la pensée critique par le processus de "désublimation répressive". La société capitaliste développe une capacité d`absorption des oppositions en favorisant le marketing et la publicité. Ces pratiques ne sont plus des dépenses improductives, mais le principal apanage du mode de production capitaliste. Marcuse prendra néanmoins ses distances vis-à-vis du marxisme classique en soulignant la transformation de la classe ouvrière dans ces pratiques, d'où sa perte de puissance revendicative pour s`opposer à l`organisation capitaliste....

 

L'Homme unidimensionnel

(One-Dimensional Man, 1964)

"J'ai analysé dans ce livre quelques tendances du capitalisme américain qui conduisent à une "société close", close parce qu'elle met au pas et intègre toutes les dimensions de l'existence, privée et publique. Deux résultats de cette société sont d'une importance particulière: l'assimilation des forces et des intérêts oppositionnels dans un système auquel ils s'opposaient dans les étapes antérieures du capitalisme, et l'administration et la mobilisation méthodiques des instincts humains, ce qui rend ainsi socialement dirigeables et utilisables des éléments explosifs et «anti-sociaux» de l'inconscient. La puissance du négatif, largement incontrôlée aux stades du développement antérieur de la société, est maîtrisée et devient un facteur de cohésion et d'affirmation. Mieux que jamais auparavant les individus et les classes reproduisent la répression subie. Car le processus d'intégration se déroule, pour l'essentiel, sans terreur ouverte: la démocratie consolide la domination plus fermement que l'absolutisme; liberté administrée et répression instinctuelle deviennent des sources sans cesse renouvelées de la productivité. Sur un tel fondement la productivité devient destruction, destruction que le système pratique "vers l'extérieur" à l'échelle de la planète..." (Préface à l'édition française, février 1967)

L'Homme unidimensionnel se compose de trois parties : «La Société unidimensionnelle» (chap.I à IV), «La pensée unidimensionnelle» (chap. V à VII), et «Perspectives d'un changement historique» (chap. VIII à V). De son expérience américaine, Marcuse, alors professeur de politique et de philosophie à l'université de Boston, tire son analyse des forces sociales répressives engendrées par le modèle technologique prévalant dans les pays industriellement avancés : "Il est d’une importance qui dépasse de loin les effets immédiats que l’opposition de la jeunesse contre la « société d’abondance » lie rébellion instinctuelle et rébellion politique. La lutte contre le système, qui n’est portée par aucun mouvement de masse, qui n’est impulsée par aucune organisation effective, qui n’est guidée par aucune théorie positive, gagne dans cette liaison une dimension profonde qui compensera peut-être un jour le caractère diffus et la faiblesse numérique de cette opposition." Marcuse constate la disparition des forces historiques qui jadis prenaient en charge la négation du capitalisme. La classe ouvrière des sociétés industrielles avancées est désormais associée, intégrée au système de domination et constamment mobilisée et mobilisable contre toute tentative de rupture. Il constate de même que la révolution sexuelle est désormais arrivée, et qu'ainsi cette pensée unidimensionnelle qui jadis a pénétré et sapé le moteur des progrès des sciences et de la technologie, menace de s'emparer de même de tout mouvement libérateur. Nous sommes totalement aveuglés par ces catégories mentales qui sous-tendent notre pensée et nous conduisent à nier continûment et implicitement toutes les réalités oppressives. : "le centre culturel est étroitement lié au centre commercial.."

(I/3, La société unidimensionnelle, 4, La conquête de la conscience malheureuse : une désublimation répressive)

Deux sphères antagonistes coexistaient jusque-là dans la société, une réalité culturelle, souvent "accommodante", et une réalité sociale, rarement troublée par les idéaux de celle-ci. La productivité technologique croissante qui conquiert désormais l'homme et la nature, liquide dans le même temps les éléments oppositionnels et transcendants que portaient cette culture. La "réalité" la dépasse, l'intègre dans un vaste processus de désublimation, un phénomène d'absorption culturelle justifié par le progrès technique: parce qu'il y a moins de misère dans la société industrielle avancée, "le Refus est réfuté. La liquidation de la culture supérieure est un effet secondaire de la conquête de la nature et de la conquête progressive du rare..."

"Cette société supprime la vraie réalité des images les plus chères de la transcendance, en les incorporant dans l'ambiance de la vie quotidienne omniprésente. Ainsi elle démontre que les conflits insolubles deviennent maniables - la tragédie, le roman, les anxiétés et les rêves primitifs sont susceptibles d'une solution technique ou d'une "dissolution". Le psychiatre prend soin des Don Juan, des Roméo, des Hamlet, des Faust comme il prend soin d'OEdipe - il les soigne. Les dirigeants du monde perdent leur aspect métaphysique. Leur apparition à la télévision, dans les conférences de presse, au parlement et aux auditions publiques, n'ont plus rien d'un drame, sauf peut-être au niveau de la publicité, et cependant les conséquences de leurs actes vont bien au-delà du drame.

Les prescriptions contre l'humanité, les injustices sont réglées par une bureaucratie et une organisation rationnelles dont le centre vital, cependant, demeure invisible. L'âme a peu de désirs et de secrets qui ne puissent pas devenir les sujets d'une analyse, d'une discussion raisonnable, d'une enquête. La solitude, la condition même qui fortifie l'individu contre la société, est devenue techniquement impossible. Les analyses linguistiques et logiques démontrent que les vieux problèmes métaphysiques sont des problèmes illusoires, la quête du "sens" des choses doit être reformulée, c'est la quête du sens des mots, et l'univers établi du discours et du comportement peut fournir les critères adéquats pour la réponse.

C'est un univers rationnel qui par le simple poids, par les simples capacités de son appareil, bloque toute fuite. La culture supérieure du passé représentait beaucoup de choses pour la réalité quotidienne - de l'opposition, un ornement, une protestation, de la résignation. Elle était aussi l'apparence de la liberté: elle refusait les comportements établis. Un tel refus ne peut être bloqué que par une compensation qui semble plus satisfaisante que le refus lui-même. C'est en vertu d'une satisfaction matérielle progressive que se sont effectuées la conquête et l'unification des opposés et que la culture supérieure s'est transformée en culture populaire. C'est au cours de cette transformation que se produit une "désublimation" croissante.

La distanciation artistique est sublimation. Elle crée les images de situations qui sont inconciliables avec le principe de réalité établi; mais en tant qu'images culturelles elles deviennent tolérables, instructives même, et utiles. Cette imagerie a perdu son efficacité. Le fait qu'elle prend place dans la cuisine, le bureau, le magasin, qu'elle est mise en circulation dans un but commercial, pour les loisirs, est en un sens, une désublimation - il remplace une satisfaction médiatisée par une satisfaction immédiate. Mais cette désublimation se fait à partir d'une « position de force » de la société qui peut se permettre de donner plus qu'auparavant, parce que ses intérêts ont été pris en charge par ses citoyens au plus profond de leur être et parce que les satisfactions qu'elle procure sont des éléments de cohésion sociale et de contentement.

Le principe de plaisir absorbe le principe de réalité; la sexualité est libérée (libéralisée plutôt) sous des formes socialement constructives. Cette notion implique qu'il y a des formes répressives de désublimation en comparaison desquelles les pulsions et les objectifs sublimés font preuve d'un plus grand écart, de plus de liberté et de refus à l'égard des tabous sociaux. Une semblable désublimation est très efficace dans le domaine sexuel ; ici comme dans la désublimation de la culture supérieure elle constitue un effet secondaire des contrôles sociaux de la technologie, qui généralisent la liberté tout en intensifiant la domination. Si on analyse comment l'énergie instinctuelle se transforme dans l'usage qu'en fait la société, on comprendra mieux le lien qui existe entre la désublimation et la réalité technologique. Dans cette société le temps que l'on passe sur les machines et avec les machines n'est pas exclusivement un temps de travail (c'est-à-dire un labeur déplaisant mais nécessaire) et l'énergie que la machine économise n`est pas exclusivement de l'énergie de travail. La mécanisation a aussi "sauvegardé" la libido, la force des instincts de vie - c`est-à-dire qu`elle lui a supprimé les formes antérieures de réalisation. C'est ce qu'exprime essentiellement le contraste romantique entre le voyageur moderne et le poète vagabond ou l`artisan faisant son "tour", entre la chaîne d'assemblage et l'établi, entre la ville et la cité, entre le pain industriel et la miche faite à la main, entre le bateau à voile et le hors-bord. Ce monde romantique, il est vrai, était saturé de misère, de sueur et de crasse, qui constituaient l'ambiance de tout plaisir et de toute joie. Il y avait toutefois un "paysage", un véhicule de l'expérience libidinale qui n'existe plus.

Avec cette disparition (qui est une nécessité historique du progrès), toute une dimension de l'activité et de la passivité humaines a été dé-érotisée. L'environnement d'où l`individu pouvait tirer du plaisir (il pouvait l'érotiser presque comme une zone étendue de son corps) a été restreint. En conséquence, l' "univers" de la cathexis libidineuse s'est restreint de la même manière. Il en résulte une localisation et une contraction de la libido, l'érotique se restreint à l'expérience et à la satisfaction sexuelles. Si l'on compare par exemple le fait de faire l'amour dans un pré avec celui de faire l`amour dans une automobile, si l'on compare une promenade d`amoureux le long des murs d'une vieille ville avec une promenade d'amoureux dans les rues de Manhattan: dans les premiers cas l'environnement participe et invite à la cathexis libidinale, il tend à être érotisé; la libido transcende les zones érogènes immédiates - c'est un processus de sublimation non répressive. Au contraire, un environnement mécanisé semble bloquer une telle auto-transcendance de la libido. Empêchée d'étendre le champ de la satisfaction érotique, la libido devient moins polymorphe, son érotisme n'est pas capable d'aller au-delà d'une sexualité localisée (ou moins capable) et par conséquent la sexualité devient plus intense.

En affaiblissant l'érotique et en renforçant l'énergie sexuelle, la société technologique établit des limites pour la sublimation. Elle restreint également le besoin de sublimer. Dans l'appareil mental, la tension entre ce qui est désiré et ce qui est permis semble beaucoup plus faible ; le principe de réalité ne semble plus requérir une transformation violente et douloureuse des besoins instinctuels. L'individu doit s'adapter à un monde qui ne semble pas exiger de lui un renoncement à ses besoins profonds - c'est un monde qui n'est pas essentiellement hostile.

Ainsi l'organisme est conditionné au préalable à accepter spontanément ce qui lui est offert. On pourrait parler d'une "désublimation institutionnalisée" dans la mesure où la libération provoque une contraction des besoins instinctuels et non pas leur extension et leur développement; cette pseudo-libération œuvre en effet davantage "pour" le statu quo d'une répression générale que "contre" lui. Dans la formation de la personnalité autoritaire de notre temps cette désublimation est devenue un élément fondamental.

On a souvent noté que la société industrielle avancée opère avec un plus grand degré de liberté sexuelle - "opère" au sens où cette liberté devient une valeur marchande et un élément des mœurs sociales. Dans les relations de travail, dans le monde du travail, on permet au corps d'exhiber ses caractères sexuels sans qu'il cesse pour autant d'être un instrument de travail. C'est un des rares exploits de la société industrielle qui a été possible parce que le travail pénible et salissant s'est restreint, parce que les vêtements bon marché et attrayants, les soins de beauté, l'hygiène sont devenus accessibles et parce que  l'industrie publicitaire a eu ses impératifs, etc.

Les employées de bureau sexy, les vendeuses sexy, les "managers" jeunes et virils sont des marchandises qui ont une grande valeur commerciale; quant à la compagnie d'une maîtresse agréable - jadis prérogative des rois, des princes, des lords -, elle facilite dans le monde des affaires les carrières, fût-ce de personnes qui n'occupent qu'un poste fort modeste.

Le fonctionnalisme, qui se veut artistique, favorise cette tendance générale. Les magasins et les bureaux s'ouvrent sur des grandes baies vitrées, le personnel est exposé à tous les regards, à l'intérieur il n'y a plus de hauts comptoirs et les cloisons opaques ont disparu. Dans les grands ensembles et les faubourgs bourgeois, la barrière qui séparait autrefois la vie privée de la vie publique s'est brisée. Ainsi les qualités attractives d'une femme et d'un mari sont facilement exposées à un public d'autres femmes et d'autres maris. Cette socialisation n'est pas en contradiction avec la dé-érotisation de l'environnement, elle lui est complémentaire.

Le sexe s'est intégré aux relations publiques et aux relations de travail; il semble donc bénéficier d'une plus grande satisfaction. Le progrès technique et un mode de vie plus confortable ont permis de faire entrer systématiquement des composants libidineux dans la production et dans la circulation des marchandises. Mais quelle que soit la manière dont on peut contrôler et mobiliser l'énergie instinctuelle (la libido est souvent manipulée scientifiquement) et quand bien même on l'utilise pour protéger le statu quo, n'est-elle pas satisfaisante en vue de manipuler les individus tant que conduire un hors-bord, pousser une puissante tondeuse à gazon, faire de la vitesse en automobile, sont des divertissements?

Cette mobilisation et cette manipulation de la libido expliquent en grande partie la soumission volontaire des individus, l'absence de terreur, l'harmonie pré-établie entre les besoins individuels et les désirs, les buts et les aspirations exigés par la société.

La conquête politique et technologique des facteurs transcendants de l'existence humaine, si caractéristique de la civilisation industrielle avancée, s'affirme aussi dans la sphère instinctuelle: la satisfaction se fait sous une forme qui engendre la soumission et affaiblit la rationalité de la protestation. La satisfaction autorisée par la société et souhaitable a un champ beaucoup plus grand; mais à travers cette satisfaction le principe de plaisir a subi une réduction - privé qu'il st des revendications qui sont inconciliables avec la société établie. Le plaisir sous cette forme engendre la soumission.

La désublimation ainsi structurée procure des plaisirs; mais la sublimation, elle, préserve la conscience des renonciations que la société répressive impose aux individus et elle préserve ainsi le besoin de libération. Certes c'est toujours la puissance de la société qui impose la sublimation, mais c'est la conscience malheureuse de cette puissance qui déjà transparaît dans l'aliénation. Certes toute sublimation accepte les interdits que la société impose à la satisfaction instinctuelle, mais elle transgresse aussi ces interdits.

Le surmoi, en censurant l'inconscient et en s`implantant en tant que conscience, censure aussi le censeur parce que quand la conscience évaluée relève l'acte mauvais et interdit elle enregistre cet acte non seulement au niveau de l'individu mais également au niveau de la société. Au contraire, les satisfactions que procurent une société non libre provoquent une perte de conscience et tendent à faire une conscience heureuse qui accepte les méfaits de cette société ; elle est le signe que la lucidité et l'autonomie sont en train de se perdre. La sublimation en revanche implique une autonomie et une lucidité supérieures; elle sert de médiation entre le conscient et l'inconscient, entre le processus primaire et le processus secondaire, entre l'intellect et l'instinct, entre l'attitude de résignation et l'attitude de rébellion..."

 

(I/3, La société unidimensionnelle, 4, L'univers du discours clos)

"...La conscience heureuse - qui croit que le réel est rationnel et que le système satisfait les besoins - donne la mesure de ce qu'est le nouveau conformisme. Le nouveau conformisme c'est le comportement social influencé par la rationalité technologique. Il est nouveau parce qu'il est rationnel à un degré sans précédent. Il est le support d'une société qui a limité l'irrationalité plus primitive des époques précédentes (dans ses secteurs les plus avancés elle l'a éliminée), qui prolonge la vie et qui l'améliore plus régulièrement qu'autrefois. La guerre atomique n`est pas encore là; et c'est la prospérité qui règne dans les métropoles; il n`y a plus de camps d'extermination nazis. La torture est devenue une affaire banale, mais dans la guerre coloniale, en marge du monde civilisé. Là pourtant on la pratique avec bonne conscience : la guerre, c'est la guerre. La guerre est en marge, elle aussi - elle ne ravage que des pays "sous-développés". Et la conscience heureuse masque le rapport que ces deux faits peuvent avoir - la guerre et la prospérité.

On pardonne journellement à cette société le pouvoir qu'elle s`est acquis sur l'homme, à cause de son efficience et de sa productivité. Si elle assimile tout ce qu'elle touche, si elle absorbe l'opposition, si elle joue avec la contradiction, elle fait la démonstration de sa supériorité culturelle. De la même manière, si elle détruit des ressources, si elle fait proliférer le gaspillage, cela prouve son abondance et le "degré élevé de son bien-être" ;  "la Communauté est trop bien à l'abri du besoin".

Les communications de masse qui établissent la médiation entre le maître et l'esclave sont imprégnées par cette espèce de bien-être, par cette superstructure productive qui repose sur la base malheureuse de la société. Des agents de publicité façonnent l'univers de communication dans lequel s'exprime le comportement unidimensionnel. Son langage va dans le sens de l'identification et de l'unification, il établit la promotion systématique de la pensée positive, de l'action positive, enfin il s'attaque systématiquement aux notions critiques et transcendantes. Dans les formes de langage actuellement prévalentes, il y a un contraste entre les formes de pensée dialectiques, bidimensionnelles, et le comportement technologique, ou les "habitudes de pensée" sociales. 

Dans la façon dont s'expriment ces habitudes de pensée, la tension entre l'apparence et la réalité, entre le fait et le facteur, entre la substance et l'attribut, tend à disparaître. La parole et le langage s'imprègnent d'éléments magiques, autoritaires, rituels. Le discours est privé des termes médiats qui sont les étapes du processus de la connaissance et de l'évaluation cognitive. Les concepts qui appréhendent les faits et qui les transcendent sont en train de perdre leur représentation linguistique authentique. Sans les termes médiats le langage tend à exprimer et à favoriser l'identification immédiate entre le facteur et le fait, entre la vérité et la vérité établie, entre l'essence et l'existence, entre la chose et sa fonction.

Ces identifications qui sont un aspect caractéristique de l'opérationnalisme apparaissent également dans le comportement social, au niveau du discours. Le langage, en devenant fonctionnel, rejette de la structure et du mouvement de la parole tous les éléments non conformes. Le vocabulaire et la syntaxe sont également affectés. La société exprime ses exigences directement dans le matériel linguistique, mais cela ne se fait pas sans opposition; la langue populaire s`attaque avec un humour provocant et plein de dépit au discours officiel et semi-officiel. L'argot et les expressions familières n'ont jamais été aussi riches et suggestives. C'est comme si l'homme de la rue (ou son porte-parole anonyme) affirmait son humanité dans son langage, en l'opposant aux pouvoirs existants ; c'est comme si le refus et la révolte qui sont maîtrisés au niveau politique éclataient dans un vocabulaire qui appelle les choses par leur nom. Cependant la recherche sur le plan militaire, les bureaux de direction, les gouvernements et les machines, les experts du bon fonctionnement et les instituts de beauté (qui maquillent les politiciens quand ils passent à la télévision) parlent un langage différent et pour l'instant ils semblent avoir le dernier mot. C`est le mot qui ordonne et qui organise ; il incite les gens à faire, à acheter, à accepter. Le style dans lequel il est transmis constitue une véritable création linguistique ; la structure de la phrase est abrégée et condensée de manière à ce qu'aucune tension, aucun "espace" ne soient laissés entre ses différentes parties..."


Herbert Marcuse a écrit que l’homme nord-américain est devenu unidimensionnel et que la société américaine elle-même est devenue totalitaire. Faute d'opposition sociale ou politique, une sociologie critique y serait donc impensable. Plus nuancé, Raymond Aron a rappelé en son temps que le peuple américain comme ses penseurs, fussent-ils sociologues, ne ressentent pas la nécessité de remettre en question les structures globales de leur société ou de poser le problème des finalités sociales. Leur révolution, celle du XVIIIe siècle, est derrière eux, il s’agit pour eux de conserver l’acquis de cette révolution, et ce dans un contexte de standard de vie sans équivalent.

 

Les seules problématiques dès lors envisagées sont celles de l'intégration sociale, des relations entre individus venus de divers horizons culturels et ethniques, de l'adaptabilité et de la mobilité. Les études de psychologie sociale ont pris, de ce fait, une importance extraordinaire, le "fonctionnalisme" est devenu dominant dans la sociologie américaine (que requiert un système social pour se maintenir ? quelles fonctions doit-il remplir ? quelles composantes doit-il inclure ?) et l'ensemble des moyens de connaissance dédiés aux sciences humaines semblent être principalement orientés vers un seul et même enjeu, la maîtrise et la manipulation du milieu humain au service de l'efficacité.
Pourtant, dans la tradition de Thorstein Veblen, Charles Wright Mills estime que toute sociologie est fondamentalement politique et doit servir à combattre les préjugés et à changer la société.  Il est en cela la figure la plus marquante de la sociologie critique américaine.

 

Dans ses travaux ultérieurs, tels que "Négations. Essais de théorie critique" (1969) et "Vers la libération" (1969), Marcuse tente d'esquisser les aires de révolte et de subversion d'une société de plus en plus "intégrée". Mystifiés par des salaires relativement élevés, les travailleurs ne représentent plus une force de changement jusqu'à une nouvelle crise socio-économique. Dans l'attente de cette conjoncture, l'opposition dynamique se trouve, selon Marcuse, dans les ghettos ethniques, en milieu étudiant et chez certains privilégiés des classes moyennes. Toute l'influence de Marcuse tient à la démonstration qu`il fait de l'apport du marxisme à l`explicatíon des phénomènes les plus complexes. Il ajoute une dimension philosophique au discours sociologique américain qui relancera les études d'une nouvelle génération de sociologues. Le marxisme pénétrera alors durablement dans les facultés nord-américaines. Au moment où le marxisme ne représente plus le même pôle d'attraction chez les universitaires français, paradoxalement, il prend son essor aux États-Unis, intensifiant les débats politiques sur les campus.... 


Thorstein Bunde Veblen (1857-1929)

The Theory of the Leisure Class, 1899

La classe possédante recherche le profit au détriment du développement du bien-être pour tous. La consommation ostentatoire (conspicuous consumption) permet au riche oisif d'asseoir son rang (reputability), énonce Veblen, qui distingue la classe laborieuse qui produit les biens de consommation, et la classe de loisir, qui engrange les profits qu'elle n'a pas créés, et achètent les biens superflus pour exhiber richesse, pouvoir et rang ....

 

Veblen a décrypté la logique sociale de la consommation à l'aube du capitalisme moderne. Il a montré comment et pourquoi on consomme pour le statut social. Marcuse va pousser cette analyse à son paroxysme en montrant comment, au 20ème siècle, cette logique n'était plus seulement un moyen de distinction mais était devenue le ciment même d'un système de domination total, capable de formater les désirs et d'étouffer toute pensée critique ...

 

Thorstein Veblen et Herbert Marcuse, bien que séparés par une génération et des traditions intellectuelles distinctes, offrent deux critiques fondamentales et complémentaires des mécanismes de domination, de consommation et de reproduction sociale dans les sociétés capitalistes avancées ... 

 

- Veblen, économiste institutionnaliste et sociologue, observe le capitalisme de la « Belle Époque » (Gilded Age), caractérisé par l'émergence de grandes fortunes industrielles et d'une nouvelle aristocratie d'affaires. Sa critique vise une classe sociale précise (la leisure class) et son comportement.

- Marcuse, philosophe de l'École de Francfort, héritier de Marx, Freud et Hegel, analyse le capitalisme avancé de l'après-guerre, l'État-providence, la société de consommation de masse et la culture médiatique. Son objet n'est plus une classe mais le système totalisant qui intègre toutes les classes.

- Veblen est le théoricien de la « consommation ostentatoire » (conspicuous consumption). Pour lui, la classe oisive (leisure class) ne travaille pas et affiche son statut social par la consommation de biens inutiles et le gaspillage de temps (oisiveté ostentatoire). Le but est d'établir et de maintenir un rang social par l'« émulation pécuniaire » : les classes inférieures aspirent à imiter les modes de consommation des classes supérieures pour gagner en prestige.

- Marcuse reprend et radicalise cette idée en la plaçant dans le capitalisme de masse du 20ème siècle. Pour Marcuse, le système crée des « faux besoins » (besoins artificiels, imposés par la publicité et l'idéologie dominante) pour perpétuer l'aliénation et la soumission. La consommation n'est plus seulement ostentatoire ; elle devient un mécanisme de contrôle social et d'intégration. En nous faisant désirer sans cesse de nouveaux produits, le système étouffe notre capacité à imaginer une autre forme de société.

- Veblen oppose l'« instinct de workmanship » (l'instinct de travail bien fait, de créativité utile) aux « comportements prédateurs » et parasitaires de la classe oisive. Le système est irrationnel car il récompense la prédation et la futilité plutôt que la production utile et l'efficacité industrielle.

- Marcuse parle de « rationalité irrationnelle ». La société est hautement rationnelle sur le plan technique (efficacité de la production, technologie de pointe) mais profondément irrationnelle dans ses fins (production d'armements, gaspillage des ressources, aliénation de l'individu, destruction de l'environnement). La logique du système perpétue une forme de folie généralisée.

- La critique de Veblen est socio-économique. Il montre comment les habitudes de pensée (habits of thought) de la classe oisive (le goût pour l'ostentation, le mépris du travail utile) deviennent les valeurs dominantes de toute la société, freinant le progrès social.

 

- La critique de Marcuse est culturelle et psychologique. Il va plus loin en analysant comment la domination ne s'exerce plus seulement par la coercition économique mais en s'incrustant dans la psyché même des individus, via la culture de masse, la publicité et l'idéologie. La soumission devient volontaire et inconsciente.


Herbert Marcuse écrit, dans l'introduction de L'Homme unidimensionnel : " J'aimerais souligner l'importance des travaux de C. Wright Mills et de ses études qui sont souvent mal accueillies à cause de leur simplification, de leurs exagérations et de leur caractère journalistique. "The Hidden Persuaders", "The Status Seekers", "The Waste Makers", de Vance Packard [...] appartiennent à cette catégorie. Certes, le manque d'analyse théorique masque souvent, dans ces travaux, les causes des conditions décrites, mais ces conditions sont suffisamment éloquentes par elles-mêmes. "


Ralf Dahrendorf (1929-2009)
Sociologue britannique d'origine allemande, Dahrendorf étudia la philosophie, la philologie classique et la sociologie à l'université de Hambourg entre 1947 et 1952,  poursuit ses études à la London School of Economics, et débute en 1957 sa carrière d’enseignant à l'université de Hambourg. Il a cherché à reformuler les bases de l'analyse des conflits sociaux et du changement social par une mise en relation critique des théories marxistes et des théories fonctionnalistes de la sociologie américaine. Selon Dahrendorf, c'est la distribution inégale de l'autorité qui est à la base des conflits sociaux dans une société et non une lutte pour la possession des moyens de production comme le soutenait Karl Marx. Il a écrit, notamment, "Classe et conflit de classes dans la société industrielle" (1957), "Homo sociologicus" (1959), "The New Liberty : Survival and Justice in a Changing World" (1975).

 

"Classe et conflit de classes dans la société industrielle"

(Class and Class Conflict in Industrial Society, 1957)

Pour Ralf Dahrendorf, il est vain de vouloir soutenir que le fonctionnement de nos sociétés industrielles puisse être décrit en terme de consensus normatif et d'équilibre social : au contraire, toute société complexe porte elle, nécessairement et en permanence, une multiplicité de conflits d'intérêts, dissociés les uns des autres, et qui ne sont pas tous des conflits de classes portés par des luttes de classes dérivant de l'inégale distribution de la propriété des moyens de production. Pour Dahrendorf, qui distingue le pouvoir (attaché à la personne) de l'autorité (liée aux statuts et aux rôles sociaux), tous les conflits viennent d'une inégale répartition de l'autorité parmi les groupes sociaux et les personnes. Cette dissymétrie dans l'autorité a des impacts beaucoup plus profond que celle dans la répartition des richesses : elle conduit en effet à des antagonismes plus rigides entre les détenteurs de l'autorité attachés au maintien du statu quo et ceux qui en sont dépourvus et de ce fait favorables au changement, et poussés au conflit s'ils parviennent à s'organiser. Pour Dahrendorf, seule l'égalité des conditions de départ ainsi que la certitude qu'il n'y aura pas de transfert de privilèges d'une génération à l'autre assurent le bon fonctionnement de la société ouverte, libre et démocratique.

 

Imaginer Marcuse et Dahrendorf en dialogue revient à opposer deux visions du monde, Deux visions qui semblent irréconciliables ...

Si tous deux rejettent une vision harmonieuse et consensuelle de la société,

- Que ce soit pour la révolution (Marcuse) ou pour la réforme (Dahrendorf), le conflit est le principal agent du changement social. Ils s'opposent ensemble aux théories fonctionnalistes (comme celle de Talcott Parsons) qui voient la société comme un système en quête d'équilibre.

- pour Dahrendorf, Marcuse est un utopiste dangereux dont la théorie de la domination totale nie la capacité des individus à se révolter et dont le projet révolutionnaire menace les libertés individuelles chèrement acquises par les démocraties libérales.

- pour Marcuse, Dahrendorf est un idéologue du système qui célèbre les "règles du jeu" d'un jeu qui est lui-même truqué. Sa théorie du conflit institutionnalisé est un leurre qui participe à la contre-révolution en faisant croire que le changement est possible sans briser le cadre.

Leur rapprochement n'aboutit pas à une synthèse, mais à un choix de perspective. Ensemble, ils forment les deux extrémités d'un spectre : d'un côté, la foi dans la capacité à réformer le système de l'intérieur (Dahrendorf) ; de l'autre, la conviction de la nécessité de le renverser de l'extérieur (Marcuse). Cette tension est plus que jamais au cœur des débats politiques contemporains...

 

Herbert Marcuse et Ralf Dahrendorf représentent deux pôles presque opposés de la pensée sociologique et politique du XXe siècle. Leur confrontation fait ressortir les tensions fondamentales entre une théorie radicale de la révolution et une théorie libérale du conflit et de la réforme...

- Herbert Marcuse est un philosophe de l'École de Francfort, héritier de la dialectique hégélienne, du marxisme et de la psychanalyse freudienne. Sa pensée est critique, radicale et utopique. Elle vise à dévoiler les mécanismes de domination totale du capitalisme avancé et à fonder la possibilité d'une libération totale de l'homme.

- Ralf Dahrendorf est un sociologue libéral et un homme politique (membre du FDP en Allemagne). Héritier de la tradition wébérienne, il s'oppose au marxisme qu'il juge dépassé. Sa pensée est conflictuelle mais réformiste. Elle vise à analyser le conflit comme moteur du changement social within the system (dans le cadre du système), pour le réformer et l'améliorer.

- Pour Marcuse, le conflit dans la société "unidimensionnelle" est étouffé, canalisé, absorbé. Le véritable conflit – la lutte des classes – a été neutralisé par la consommation de masse et l'idéologie. Le conflit authentique doit donc être rétabli de l'extérieur par ceux qui ne sont pas intégrés (les jeunes, les opprimés, les intellectuels radicaux). Il débouche sur la nécessité d'un "Grand Refus" de la totalité du système, un conflit révolutionnaire visant à une transformation civilisationnelle.

- Pour Dahrendorf, le conflit est endémique, inévitable et même souhaitable dans toute société. Il ne nie pas les classes sociales, mais les définit non par la propriété des moyens de production (Marx) mais par l'autorité dans les organisations (qui commande ? qui obéit ?). Ce conflit entre ceux qui détiennent l'autorité et ceux qui la subissent est le moteur du changement social. Cependant, ce conflit est régulé : il s'exprime through des canaux institutionnels (syndicats, partis politiques, débats parlementaires). Le but n'est pas la révolution, mais la réforme progressive du système.

- La domination marcusienne est insidieuse. C'est une domination intériorisée. Le système crée de "faux besoins" qui nous aliènent sans que nous le sachions. Nous nous soumettons volontairement parce que nous sommes conditionnés pour le faire. La liberté elle-même devient un instrument de domination ("tolérance répressive"). La critique doit donc être philosophique et culturelle pour réveiller les consciences.

- La domination chez Dahrendorf est objective et institutionnelle. Elle découle de positions inégales dans les structures d'autorité (dans l'entreprise, l'État, etc.). Elle n'a pas besoin d'être intériorisée pour exister ; elle est une donnée structurelle. Les individus se rebellent naturellement contre cette autorité, ce qui génère un conflit visible et gérable. La domination n'est jamais totale car le conflit est toujours présent.

- Marcuse : L'État est l'Agent de la Contre-Révolution - L'État dans le capitalisme avancé est un État qui gère la domination. Il organise la contre-révolution pour préserver le système. Il utilise la force (répression) mais aussi la persuasion (idéologie, consommation). Les institutions ne sont pas neutres ; elles sont les instruments de la reproduction du système.

 

- Dahrendorf : L'État est l'Arbitre du Conflit - L'État libéral est le cadre qui régule et institutionnalise le conflit. Il fournit les règles du jeu (l'État de droit, la démocratie parlementaire) qui permettent aux conflits de s'exprimer sans détruire la société. Les institutions sont les arènes où se négocient et se résolvent (temporairement) les conflits. Elles sont le moyen d'éviter la violence et la révolution.


Dans ses travaux ultérieurs, tels que "Négations. Essais de théorie critique" (1969) et "Vers la libération" (1969), Marcuse tente d'esquisser les aires de révolte et de subversion d'une société de plus en plus "intégrée". Mystifiés par des salaires relativement élevés, les travailleurs ne représentent plus une force de changement jusqu'à une nouvelle crise socio-économique. Dans l'attente de cette conjoncture, l'opposition dynamique se trouve, selon Marcuse, dans les ghettos ethniques, en milieu étudiant et chez certains privilégiés des classes moyennes. Toute l'inuflence de Marcuse tient à la démonstration qu`il fait de l'apport du marxisme à l`explicatíon des phénomènes les plus complexes. Il ajoute une dimension philosophique au discours sociologique américain qui relancera les études d'une nouvelle génération de sociologues. Le marxisme pénétrera alors durablement dans les facultés nord-américaines. Au moment où le marxisme ne représente plus le même pôle d'attraction chez les universitaires français, paradoxalement, il prend son essor aux États-Unis, intensifiant les débats politiques sur les campus....


"Counterrevolution and Revolt" (Contre-révolution et révolte) de Herbert Marcuse, publié en 1972...

Ce livre est souvent considéré comme une suite et une actualisation de sa pensée développée dans "L'Homme unidimensionnel" (1964). Écrit à la fin des années 1960 et au début des années 1970, il réagit directement aux événements de l'époque ...

- L'échec relatif et la répression des mouvements de protestation de 1968 (notamment en France et aux États-Unis).

- La montée en puissance de ce que Marcuse appelle la "Contre-révolution" : une réaction organisée du système capitaliste pour absorber, réprimer et dévoyer les forces de changement.

- La guerre du Vietnam et l'agressivité de la politique étrangère américaine.

- L'émergence de nouveaux sujets révolutionnaires (les étudiants, les mouvements de libération des minorités, les féministes) en dehors du prolétariat traditionnel.

L'ouvrage est à la fois un constat sombre de la puissance du système et un effort pour trouver les germes d'une opposition radicale et authentique.

 

La Nature de la Contre-Révolution ...

Marcuse commence par analyser la force et la nature de la réaction du système établi. Pour lui, la "contre-révolution" n'est pas simplement une répression violente et visible (comme la police chargeant les manifestants), mais un processus bien plus insidieux et efficace. Elle opère principalement par :

- L'absorption et la récupération : Le système capitaliste avancé a une capacité remarquable à intégrer la dissidence. Il commercialise les symboles de la révolte (musique, mode, langage), vide les idées radicales de leur sens et les transforme en nouveaux produits de marché. La protestation devient ainsi un style de vie parmi d'autres, inoffensif pour le système.

- La "Tolérance répressive" : Concept clé de Marcuse, développé dans un essai précédent. Il s'agit d'une tolérance superficielle et généralisée qui, en réalité, sert à maintenir le statuquo. Toutes les opinions sont tolérées, mais seules celles qui sont favorables au système ont une réelle audience et un pouvoir d'influence. Cette tolérance neutralise le conflit en donnant l'illusion de la liberté d'expression tout en maintenant les structures de pouvoir intactes.

- Le bien-être matériel : La société de consommation offre un niveau de confort et de prospérité sans précédent à une large partie de la population. Cette abondance matérielle ("le pain et les jeux" modernes) crée un profond sentiment de satisfaction et d'apathie, désarmant le potentiel révolutionnaire en achetant le consentement des masses.

 

Les Nouvelles Bases de la Révolte ...

Face à cette contre-révolution omniprésente, Marcuse cherche à identifier où et comment une révolte authentique peut encore émerger. Il se tourne vers les mouvements qui ont émergé dans les années 1960.

Marcuse constate que la classe ouvrière traditionnelle des pays industrialisés a été largement intégrée au système (via la consommation et l'idéologie). Les véritables forces de changement se trouvent désormais en périphérie :

- Les mouvements étudiants et intellectuels : Ils sont à l'avant-garde car moins intégrés dans le processus de production et plus sensibles aux problèmes de aliénation, de liberté et d'écologie.

- Les mouvements de libération des opprimés (Noirs, minorités ethniques) : Leur lutte contre une oppression visible et violente les place en contradiction directe avec le système.

- Les mouvements de libération dans le Tiers-Monde : Leur combat contre l'impérialisme est une attaque frontale contre le centre capitaliste.

- Le Potentiel Radical de la Jeunesse : Marcuse voit dans la jeunesse le porteur d'une "nouvelle sensibilité". Il ne s'agit pas seulement d'une révolte politique, mais d'une transformation anthropologique : un rejet des valeurs compétitives, agressives et répressives de la société capitaliste, au profit de valeurs esthétiques, érotiques et coopératives.

 

Le Rôle de l'Art et de l'Esthétique ...

C'est l'un des apports les plus originaux du livre. Marcuse accorde un rôle central à l'art et à l'esthétique dans la lutte pour la libération.

- La Dimension Esthétique comme Force Subversive : L'art véritable, pour Marcuse, possède une qualité "non-réaliste". Il présente un monde différent, une alternative au principe de réalité dominant. Il incarne ce qu'il appelle "le Grand Refus" : le refus catégorique de la totalité du système existant et de ses valeurs.

- Créer de Nouvelles Formes de Perception : La tâche de l'art radical n'est pas de faire de la propagande politique directe, mais de transformer la sensibilité des individus. Il doit briser l'unidimensionalité de la pensée en faisant percevoir la laideur de l'oppression et la beauté de la liberté. L'art doit éduquer les sens pour désirer un monde véritablement libre.

- La "Naturalisation" de l'Homme : Marcuse lie la libération humaine à une réconciliation avec la nature. Une société libérée serait une société où l'être humain ne domine plus la nature, mais vit en harmonie avec elle. L'art, en célébrant la beauté naturelle, peut être un vecteur de cette nouvelle conscience écologique (une idée très avant-gardiste pour 1972).

 

D'où une Réévaluation du Marxisme ...

Marcuse opère une critique interne du marxisme traditionnel, qu'il estime nécessaire de mettre à jour. Au-delà de la Lutte des Classes Économique : La révolution ne peut plus se limiter à la seule prise de contrôle des moyens de production. Elle doit être une révolution culturelle, existentielle et sensorielle beaucoup plus profonde.

La Question de la Violence : Marcuse aborde ce dilemme de manière complexe. Il justifie la violence défensive des opprimés contre la violence systémique de l'oppresseur, mais il reste très sceptique quant à l'utilisation de la violence comme stratégie principale dans les sociétés avancées, où elle joue souvent en faveur de la contre-révolution qui peut alors justifier une répression brutale.

Le livre se termine sur une note à la fois sombre mais se refusant à abdiquer. Marcuse est parfaitement conscient de la puissance écrasante de la contre-révolution et des échecs des mouvements de révolte. Il n'annonce pas une révolution imminente. Cependant, il insiste sur le fait que les germes de la révolte sont toujours présents. La tâche prioritaire est "le travail de persuasion politique, d'éveil et d'organisation de la conscience". Il s'agit d'un long processus d'éducation radicale, de résistance culturelle et de construction d'une contre-culture authentique qui préfigure la société libre. L'espoir, pour Marcuse, réside dans la capacité des individus à développer une nouvelle sensibilité qui rendra l'ordre existant intolérable et désirable un alternative radicale.