Truman Capote (1924-1984), "Breakfast at Tiffany's" (1958), "In Cold Blood" (1966) - ...
Lastupdate: 31/12/2016
Avec Truman Capote, une nouvelle forme de roman apparaît, "le roman non fictionnel" : l'intrigue ne naît plus de l'imagination d'un auteur, elle ne se fonde pas plus sur des faits réels, mais émane de la réalité même. L'auteur se saisit donc de cette trame de la réalité, la décrit avec minutie et va s'efforcer d'analyser les motivations des personnages pour les livrer dans leur pleine humanité au lecteur. 'In Cold Blood" est emblématique de ce nouveau style littéraire. Ce n'est pas seulement le récit d'un crime horrible, c'est une œuvre qui a créé un nouveau genre et a profondément interrogé la nature de la violence et de l'identité américaine ...
Truman Capote (1924-1984)
De son vrai nom Truman Streckfus Persons, Truman Capote est né à La Nouvelle-Orléans et a été élevé dans une plantation de l'Alabama, son père avocat épouse une Miss Alabama de seize ans qui enferme son fils dans un placard pour vivre sa vie : le mariage finit dans l'alcoolisme et la rupture. Truman prend le nom de son beau-père, vit avec des cousines, retrouve son père : il quitte définitivement à 17 ans le système scolaire et travaille de 1941 à 1945 comme pigiste au New Yorker. Il manifeste très tôt un grand don d'observation et une virtuosité littéraire dans ses premières nouvelles, rapidement remarquées par le milieu littéraire new-yorkais. Son premier roman "Les domaines hantés" (Other Voices, Other Rooms, 1948) remporte un vif succès mais la couverture de son livre qui le représente en starlette androgyne allongé langoureusement sur un sofa fait scandale. Truman Capote lance ainsi, en toute "innocence" selon lui, l'une des carrières littéraires américaines les plus flamboyantes, avant de sombrer dans l'alcoolisme et la cocaïne à la fin des années soixante. "Other Voices, Other Rooms" raconte la rencontre du jeune Joel Knox, à la recherche de son père, et d'un vieil homme muet et infirme qui ne communique qu'en lançant des balles de tennis rouges dans l'escalier. En 1949, il publie un recueil de contes, "L'arbre de nuit" (The Grass Harp). Suivent "Local color", en 1950, "La harpe d'herbes" en 1951, "Les muses parlent" en 1956. Sa créativité littéraire s'achève avec "Breakfast at Tiffany's" (1958) et "In Cold Blood" (1966), deux énormes succès et le début de sa lente descente aux enfers...
"Other Voices, Other Rooms" (Les Domaines hantés, 1948)
Un petit garçon nommé Joel Harrison Knox (nom de jeune fille de sa mère, qu'il vient de perdre) se rend seul de La Nouvelle-Orléans à un lieu perdu dans l'arrière-pays, pour y vivre avec son père qu'il ne connaît pas et dont il n'a jamais porté le nom de famille, Sansom. Dans, ou autour de cette demeure, jadis patricienne qui, en se délabrant, a pris un caractère primitif et hanté, Joel rencontre sa belle-mère Amy, son languissant cousin Randolph, ainsi que diverses figures qui contribuent à l'atmosphère extrêmement féerique du lieu : Idabel et Florabelle, les farouches jumelles d'une ferme voisine; Jesus Fever, le nain noir qui conduit la charrette; Zoo, sa petite-fille, la servante au cou zébré de rouge ; Little Sunshine, ermite noir vivant seul dans les ruines marécageuses du Cloud Hotel, splendide au XIXe siècle. Sans compter l'apparition à une fenêtre d'une dame étrange, qui semble appartenir à un siècle encore plus lointain... Joel ne désire toutefois qu'une chose : voir son père. Quand, après bien des hésitations, on l'y autorise enfin, c'est pour découvrir un paralytique quasiment muet, qui fait rebondir des balles de tennis rouges depuis son lit quand il a besoin de quelque chose, et auquel son fils doit faire la lecture après lui avoir donné à manger cuillerée par cuillerée. Dès lors, qu`est-ce que le jeune garçon pourrait bien encore attendre d`une maison construite autour d'un vide ("Mr. Sansom? Et qui était-ce? Personne, le néant. Un nom qui semblait n'avoir aucun sens" et, plus loin, "On aurait dit que l'édifice reposait sur un cône de verre"), maison qui se nomme "Skully”s Landing", sorte de "débarcadère du crâne"? En dépit du beau récit fait par Randolph de ses mésaventures avec Pepe Alvarez, le boxeur mexicain trop aimé, en dépit d'une escapade à la foire en compagnie d'ldabel, Joel ne va plus aspirer qu'à repartir de ce domaine hanté. Il le fera avec Randolph, dont l'ambiguïté en fait une sorte de passeur d`identités : "Randolph avait autant de facettes que l'œil d'une mouche. Ni homme ni femme, ses différentes identités s'annihilaient les unes les autres. Assortiment de mascarades, Randolph c'était qui, quoi? X, un contour que l`on remplit d`une personnalité à l`aide de crayons de couleur". Et c'est au Cloud Hotel, autre domaine hanté ("l'endroit où se trouvaient les gens qui avaient été rayés de la surface de la terre, ceux qui mouraient sans être morts"), que Joel va se transfigurer en lui-même et ressortir de l`épreuve, s'écriant vainqueur et joyeux : "Je suis moi".
C'est à neuf ans que Truman Streckfus Persons devint le plus légalement du monde Truman Garcia Capote .... (trad. Gallimard,1949).
"Petit déjeuner chez Tiffany" (Breakfast at Tiffany's, 1958)
Le roman, qui connaît un grand succès, est récit de la rencontre et d'un amour sans retour d'un écrivain débutant, le narrateur, avec sa voisine du dessous, une jeune femme déroutante, Holly Golightly, anticonformiste d'à peine dix-neuf ans, femme-enfant qui vit aux crochets de quelques riches amants. "J'avais été au cinéma, j'étais rentré et je m'étais mis au lit avec un grog au rhum et le dernier Simenon. C'était tellement mon idée d'une soirée confortable que je ne parvenais pas à comprendre le sentiment de malaise qui s'amplifia en moi au point que je pouvais entendre les battements de mon cœur... Le sentiment que l'on m'épiait. Que quelqu'un était dans la chambre. Puis il y eut une succession de coups secs sur la vitre, une apparition d'un gris spectral. Je renversai le grog. Il me fallut un certain temps avant que je me décide à ouvrir la fenêtre et à demander à Miss Golightly ce qu'elle voulait."...
1 million d'exemplaires de "Breakfast at Tiffany's" seront vendus en 6 mois (1958), un succès qui tient à la combinaison d'un personnage mythique et insaisissable, porté par une prose étincelante
- La Création d'un Personnage Iconique et Inoubliable : Holly Golightly...
C'est la raison la plus évidente et la plus cruciale. Holly Golightly n'est pas un personnage, c'est un archétype, un mythe moderne, une anti-héroïne complexe : Holly est un paradoxe vivant. Elle est à la fois sophistiquée et naïve, libre et profondément vulnérable, cynique et romantique. Cette complexité psychologique la rend fascinante et impossible à réduire à une simple étiquette. Capote dépeint une femme indépendante, qui vit des cadeaux d'hommes ("rats" et "super-rats") et fréquente des gangsters, mais il le fait avec une telle tendresse et une telle nuance qu'elle échappe au jugement moral. Le lecteur est séduit par son charme, son énergie et sa quête désespérée de beauté et de sécurité.
Son vrai nom, Lula Mae Barnes, et son passé rural contrastent avec son personnage fabriqué de Holly Golightly. Elle incarne le rêve américain de se réinventer, mais aussi la mélancolie et la perte d'identité qui peuvent l'accompagner. Elle est "une voyageuse", en transit perpétuel, cherchant un lieu qui lui ressemble, symbolisé par la quiétude de Tiffany's.
- Une Écriture Éblouissante et Économique ...
Capote était un styliste obsessionnel. Breakfast at Tiffany's est un chef-d'œuvre de concision et d'évocation. En quelques phrases, Capote campe une atmosphère, un personnage secondaire ou un lieu. La description de l'appartement dépouillé de Holly, avec ses caisses en guise de meubles, en dit long sur son état d'esprit. L'histoire est racontée par un jeune écrivain, voisin de Holly, qui est à la fois observateur et amoureux transi. Ce point de vue permet une proximité avec le personnage tout en maintenant une certaine distance, renforçant le mystère qui l'entoure. Le ton oscille constamment entre la comédie légère (les fêtes folles, les répliques cinglantes de Holly) et une tristesse profonde, une sensation de solitude urbaine et d'égarement. Cette ambivalence est au cœur du livre.
- Bien que moins explicite que ne l'aurait souhaité Capote (son éditeur a censuré certains passages), la novella était extrêmement audacieuse. Les implications sur la vie sexuelle de Holly, ses relations avec des hommes riches et puissants, et surtout l'homosexualité à peine voilée du personnage de José Ybarra-Jaegar étaient très en avance sur son temps. Le personnage de Holly elle-même défie les conventions genrées de l'époque. Le livre esquisse une critique du matérialisme et des illusions de la haute société new-yorkaise, que Holly fréquente mais à laquelle elle n'appartient jamais vraiment.
- La fin du livre est l'une des plus belles et des plus tristes de la littérature américaine ...
Holly ne trouvera pas le bonheur conventionnel. Elle disparaît, laissant derrière elle un mystère et le chat sans nom, qui symbolise son refus de s'attacher et de définir les choses. Cette fin ouverte, mélancolique et anti-conformiste, est bien plus puissante qu'une résolution traditionnelle. Le titre lui-même est un symbole génial. Tiffany & Co. représente un idéal de beauté, de calme, de permanence et de luxe inatteignable pour Holly. C'est un sanctuaire où "rien de mal ne peut vous arriver". Ce lieu devient le cœur métaphorique de sa quête existentielle.
"Je suis toujours ramené vers les lieux où j'ai vécu ; les maisons et leur voisinage. Ainsi par exemple cette maison brune dans le quartier des Est-Soixante-Dix, où, pendant les premières années de la guerre, j'eus mon premier appartement new-yorkais. Il consistait en une pièce encombrée d'un mobilier de grenier : sofa et chaises bouffies, recouvertes de ce velours râpeux et d'un rouge particulier que l'on associe aux voyages en été dans un train. Les murs étaient revêtus de stuc et d'une couleur assez analogue au jus de chique. Partout, même dans la salle de bain, ils s'ornaient de gravures représentant des ruines romaines tavelées par l'âge. L'unique fenêtre s'ouvrait sur l'échelle d'incendie. Malgré cela, je me sentais ragaillardi lorsque je tâtais dans ma poche la clef de cet appartement. En dépit de sa mélancolie c'était tout de même un endroit à moi, le premier, et j'y avais mes livres et des pots pleins de crayons à aiguiser, tout ce dont j'avais besoin — je le sentais — pour devenir l'écrivain que je voulais être.
Il ne me serait jamais venu à l'esprit, à cette époque, d'écrire au sujet de Holly Golightly, et encore maintenant je n'y aurais pas pensé, si une conversation que j'eus avec Joe Bell, n'avait remis en marche les rouages du souvenir qu'elle m'avait laissé.
Holly Golightly avait été une des locataires de la vieille maison brune. Elle occupait l'appartement au-dessous du mien. Quant à Joe Bell, il tenait un bar au coin de Lexington Avenue. Il y est encore. Holly et moi nous avions l'habitude de nous y rendre six ou sept fois par jour, pas pour boire, du moins pas toujours, mais pour téléphoner. Pendant la guerre ce n'était pas facile d'avoir un téléphone particulier. Qui plus est, Joe Bell avait la gentillesse de prendre les communications, ce qui, dans le cas de Holly, n'était pas une mince faveur, car elle en recevait une fameuse quantité.
Bien entendu cela remonte loin. Et jusqu'à la semaine dernière j'étais resté des années sans revoir Joe Bell. Par-ci, par-là nous avions gardé le contact, et à l'occasion je m'arrêtais à son bar quand je passais dans le quartier, mais en fait, nous n'avions jamais été de grands amis, sauf dans la mesure où nous étions l'un et l'autre des amis de Holly Golightly. Joe Bell n'a pas un caractère facile, il le reconnaît lui-même. Il dit que c'est parce qu'il est célibataire, et sensible de l'estomac. N'importe qui, le connaissant bien, vous dira qu'il n'est pas d'un abord commode, et qu'il est même franchement impossible pour qui ne partage pas ses manies dont Holly fait partie. Parmi les autres il y a le hockey sur glace, les chiens de Weimaraner, « La fille du dimanche » série offerte par une marque de savon et qu'il écoute depuis quinze ans, et Gilbert et Sullivan. Il prétend qu'il est parent d'un des deux mais je ne me souviens pas duquel.
Et c'est pourquoi, lorsque le téléphone sonna en fin d'après-midi mardi dernier et que j'entendis « Ici, Joe Bell », je sus qu'il s'agissait de Holly. Il ne me le dit pas, mais simplement : « Pouvez-vous vous amener en vitesse ? C'est important . » Une raucité d'excitation faisait vibrer sa voix de crapaud.
J'arrêtai un taxi dans un déluge de pluie d'octobre et le long du chemin je me demandai si elle ne serait pas là-bas et si je n'allais pas revoir encore Holly.
Mais il n'y avait personne dans l'établissement que son propriétaire. Le bar de Joe Bell est tranquille si on le compare à la plupart des bars de Lexington. Il ne se pique ni de néon ni de télévision. Deux vieux miroirs reflètent le temps qu'il fait dehors, et derrière le bar, dans un renfoncement entouré de photographies de champions de hockey sur glace, il y a toujours un grand vase de fleurs fraîches que Joe lui-même arrange avec un soin de mère. C'est ce qu'il était en train de faire lorsque j'entrai.
« Bien entendu, dit-il, plantant à fond un glaïeul dans le vase, bien entendu je ne vous aurais pas dérangé si ce n'est que j'avais besoin de votre avis. Il est arrivé quelque chose de bizarre.
— Vous avez des nouvelles de Holly ? »
Il tripota une feuille comme s'il ne savait quoi me répondre. Petit avec une belle toison de cheveux blancs, son visage osseux et fuyant conviendrait mieux à quelqu'un de beaucoup plus grand. Son teint est généralement hâlé, mais me parut plus coloré que d'habitude. « Je ne peux pas dire exactement que j'ai de ses nouvelles, du moins je ne crois pas. C'est pour ça que j'aimerais votre opinion. Laissez-moi vous préparer un verre. Quelque chose de nouveau. On appelle ça un Ange blanc », ajouta-t-il, mélangeant de la vodka et du gin, moitié moitié, mais pas de vermouth. Tandis que j'avalais cette combinaison, Joe Bell se tenait debout, suçant une pastille digestive et retournant dans son esprit ce qu'il avait à me dire. Puis : « Vous souvenez-vous d'un certain Mr. I. Y. Yunioshi ? Un citoyen venu du Japon ?
— De Californie », rectifiai-je. Je me souvenais parfaitement de Mr. Yunioshi. Il est photographe dans un magazine illustré, et quand je l'ai connu il vivait dans l'appartement-atelier, au dernier étage de la maison brune.
« Ne m'embrouillez pas. Tout ce que je vous demande c'est si vous savez de qui je parle. Bon, parfait. Eh bien, hier soir, qui est-ce qui se dandine ici, sinon ce même Mr. Yunioshi. Je ne l'avais pas vu, disons, depuis plus de deux ans. Et où pensiez-vous qu'il était, pendant ce temps-là ?
— En Afrique. »
Joe Bell, les yeux rétrécis, s'arrêta de sucer sa pastille.
« Non ! Comment le savez-vous ?
— Je l'ai vu dans Winchell. » Ce qui en fait était la vérité.
Joe fit sonner sa caisse enregistreuse et en sortit une enveloppe bulle.
« Et ça ? Est-ce que vous l'avez lu aussi dans Winchell ? »
L'enveloppe contenait trois photographies se ressemblant plus ou moins, bien que prises sous des angles différents. Celles d'un grand Nègre délicat, vêtu d'une chemise de calicot et qui, avec un sourire timide et pourtant affecté, exhibait entre ses mains une bizarre sculpture sur bois, la sculpture étirée d'une tête de jeune fille aux cheveux de garçon, courts et lisses, ses yeux de bois trop grands et obliques dans un visage effilé, la bouche large, exagérée, assez semblable à des lèvres de clown. Au premier coup d'œil cela ressemblait à une sculpture des plus primitives. Mais ce n'était pas le cas. C'était l'effigie toute crachée de Holly Golightly, du moins pour autant que ce sombre objet immobile pût l'être.
« Et maintenant, qu'est-ce que vous en dites ? demanda Joe Bell, ravi de ma perplexité.
— Ça lui ressemble.
— Ecoutez-moi bien, mon garçon ». Et il claqua le bar de sa main. « C'est elle. Aussi sûr que je suis un homme en âge de porter des culottes. Le petit Japonais l'a reconnue, la minute où il l'a vue.
— Où l'a-t-il vue ? En Afrique ?
— Non. La statue seulement. Mais ça revient au même. Lis plutôt toi-même », ajouta-t-il retournant une des photographies.
On pouvait lire à l'envers : Sculpture sur bois. Tribu S. Tococul. East Anglia. Jour de Noël 1956.
Il continua : « C'est ce que dis le Japonais ». Et voilà l'histoire : Le jour de Noël, Mr. Yunioshi avec son appareil photographique traversa Tococul, un village perdu dans une brousse préhistorique et totalement dénué d'intérêt, tout au plus une agglomération de huttes de boue avec des singes dans les cours et des busards sur les toits. Il se décidait à s'en éloigner quand il vit soudain un Nègre accroupi sous une porte en train de sculpter des singes sur une canne. Son travail frappa Mr. Yunioshi qui demanda à en voir davantage. C'est là-dessus que lui fut montrée la sculpture d'une tête de jeune fille. Il eut alors l'impression, comme il le dit à Joe Bell, qu'il rêvait. Mais quand il offrit de l'acheter, le Nègre soupesa de la main ses parties intimes (apparemment un geste tendre comme de désigner son coeur) et dit non. Une livre de sel et dix dollars, une montre-bracelet, deux livres de sel et vingt dollars, rien ne l'ébranla. Mr. Yunioshi était décidé en tout cas à se faire dire comment la sculpture avait pu être faite. Cela lui coûta son sel et sa montre, et l'aventure lui fut contée en africain, en anglais petit nègre, et en gestes de la main. Il semble qu'au printemps de cette année-là, un groupe de trois Blancs était arrivé de la brousse à cheval. Une jeune femme et deux hommes. Les hommes, l'un et l'autre les yeux rouges de fièvre, durent rester enfermés et grelottant pendant plusieurs semaines dans une hutte isolée, tandis que la jeune femme ayant présentement éprouvé un attrait pour le sculpteur partageait sa paillasse.
— Je ne crois pas ce détail-là, dit pudiquement Joe Bell. Je sais bien qu'elle avait ses idées. Mais je ne crois pas qu'elle les aurait poussées jusque-là.
— Et après ?
— Après, rien. » Il haussa les épaules. « Le moment venu, elle s'en fut à cheval comme elle était venue.
— Seule ou avec les deux hommes ? »
Joe Bell cligna des yeux. « Avec les deux hommes je suppose. Quant au Jap il interrogea tout le monde à son sujet d'un bout à l'autre du pays. Mais personne d'autre ne l'avait jamais vue. »
Ce fut alors comme s'il sentait ma propre impression de découragement le gagner, et qu'il ne voulait pas y participer. « Il y a une chose qu'il faut que vous admettiez, c'est que ce sont les seules nouvelles précises qui nous soient parvenues depuis je ne sais combien d'années. » Il compta sur ses doigts et il n'y en avait pas assez. « Tout ce que j'espère c'est qu'elle est riche. Il faut être riche pour s'en aller se baguenauder en Afrique.
— Elle n'a probablement jamais mis le pied en Afrique », dis-je avec conviction. Et cependant je pouvais l'imaginer là-bas. C'était un pays qui devait la tenter ! Et puis cette tête sculptée… je regardai de nouveau les photographies.
« Vous qui savez des tas de choses, où est-elle ?
— Morte. Ou dans un asile de fous. Ou mariée. Je crois qu'elle est mariée, qu'elle s'est assagie, et qu'elle est probablement ici même dans cette ville. »
Il réfléchit un instant.
« Non, dit-il, et il secoua la tête. Je vais vous dire pourquoi. Si elle était dans cette ville je l'aurais vue. Imaginez un homme qui aime marcher, un homme comme moi qui a parcouru les rues pendant dix ou douze ans, et qui, pendant toutes ces années, a cherché une même personne et ne l'a jamais rencontrée… Est-ce que ça ne tombe pas sous le sens qu'elle n'est pas là ? Je vois des fragments d'elle tout le temps, un petit derrière plat, n'importe quelle fille mince qui marche vite et droit. »
Il s'arrêta, comme trop conscient de la manière intense dont je le regardais.
« Vous trouvez que je déraille ?
— C'est simplement que je ne savais pas que vous l'aimiez. Pas à ce point-là. »
Je regrettai ce que je venais de dire. Cela le déconcerta. Il rassembla les photographies, les remit dans leur enveloppe. Je consultai ma montre. Je n'avais aucun rendez vous, mais je me dis que je ferais mieux de partir.
« Un instant, fit-il, agrippant mon poignet. Bien sûr que je l'aimais. Mais ce n'était pas parce que j'avais envie d'elle. » Et il ajouta sans sourire :
« Non pas que je ne considère pas ce côté-là de la question. Même à mon âge, et je vais avoir soixante-sept ans le 10 janvier… Mais c'est un fait curieux. Plus je vieillis et plus je pense à ces choses-là. Je ne me souvenais pas y avoir tellement pensé quand j'étais jeune et maintenant c'est une minute sur deux. C'est peut-être que plus on vieillit et que moins on arrive à transformer la pensée en action, plus on renferme tout ça dans sa tête jusqu'à ce que ça devienne une obsession. Chaque fois que je lis dans le journal qu'un vieux bonhomme s'est compromis, je sais que c'est à cause de cette obsession. Mais (il se versa un whisky qu'il avala tel quel) je ne me suis, moi, jamais compromis. Et je jure que ça ne m'a jamais traversé l'esprit en ce qui concerne Holly. Vous pouvez très bien aimer quelqu'un sans en passer par là. Et le respecter comme un étranger qui serait un ami. »
Deux hommes entrèrent dans le bar et le moment me parut choisi pour partir. Joe Bell me suivit jusqu'à la porte. De nouveau il me saisit le poignet.
« Vous le croyez n'est-ce pas ?
— Que vous n'avez pas eu envie de Holly ?
— Je veux dire à propos de l'Afrique. »
Je crois qu'à ce moment, je ne me souvenais plus de l'histoire, seulement de cette vision d'elle s'éloignant à cheval. «De toute façon, elle est partie.
— Oui, fit-il en ouvrant la porte. Partie tout simplement. »
Dehors la pluie avait cessé. Il n'en restait qu'une vapeur dans l'air. Je pris le tournant et suivis la rue jusqu'à l'endroit où se dresse la maison de pierre brune. C'est une rue avec des arbres qui en été dessinent des ombres fraîches sur le trottoir. Mais en cette saison les feuilles avaient jauni et la plupart étaient tombées ; la pluie les avait rendues glissantes et elles dérapaient sous les pieds. La maison brune est à mi-chemin du bloc, contre une église où l'horloge bleue du clocher sonne les heures. On lui a redonné du lustre depuis mon départ. Une élégante porte noire a remplacé l'ancienne, en verre dépoli, et de distingués volets gris habillent les fenêtres. Aucun des locataires d'autrefois n'y habite encore, à l'exception de Mme Sapphia Spanella, chanteuse à la voix rauque, qui, chaque après-midi, allait patiner à roulettes dans Central Park. Je sais qu'elle est encore là parce que j'ai gravi les marches et inspecté les boîtes à lettres. C'est une de ces boîtes qui m'avait autrefois révélé Holly Golightly.
J'étais dans la maison depuis une semaine lorsque je m'étais avisé que la boîte à lettres affectée à l'appartement 2 portait, insérée, une carte libellée curieusement. Elle disait, imprimée et non gravée : Miss Holiday Golightly ; et en dessous, dans l'angle : Voyageuse de commerce. Cela m'obséda comme un air de musique. Miss Holiday Golightly. Voyageuse de commerce.
Un soir, longtemps après minuit, je m'éveillai au son de la voix de Mr. Yunioshi qui parlait du haut de l'escalier. Comme il occupait l'appartement du dernier étage, sa voix, exaspérée et réprobatrice, résonnait dans toute la maison : « Miss Golightly, je proteste ! »
La voix qui remonta vers la sienne, s'enflant du bas de l'escalier, bêtifiait juvénilement et gaiement.
« Oh ! chéri, je suis tellement désolée mais j'ai perdu cette clef de malheur !
— Vous ne devez pas persister à sonner mon appartement. Vous devez, je prie vous, avoir pour vous-même une clef faite.
— Mais je les perds toutes.
— Je travaille. Dormir je dois ! hurla M. Yunioshi. Mais toujours vous chez moi sonnez...."
Blake Edwards adapta au cinéma en 1961 "Breakfast at Tiffany's" avec, dans le rôle de la naïve et excentrique Holly Golightly, déterminée à épouser un millionnaire brésilien, Audrey Hepburn, devenue mythique, tout autant que la chanson qu'elle interprète, "Moon River", de Henry Mancini et Johnny Mercer. George Peppard joue le rôle de son voisin de palier, un écrivain qui est "parrainé" par une riche Patricia Neal....
Mais si le film mythique de Blake Edwards a considérablement accru la notoriété de l'œuvre de Capote, il illustre parfaitement comment le système hollywoodien de l'époque, régi par le Code Hays, gommait systématiquement les aspérités, les ambiguïtés et les non-conformismes d'une œuvre littéraire pour la rendre acceptable pour le grand public américain ...
- Dans le livre de Capote, Holly est une anti-héroïne amorale :c'est une escorte de luxe qui vit des cadeaux d'hommes ("rats" et "super-rats"). Elle est cynique, manipulatrice et son passé est trouble. À l'écran, Audrey Hepburn incarne une excentrique romantique et innocente. Le scénario transforme ses "cadeaux" en pourboires de 50 $ qu'elle reçoit pour "visiter" le mafieux Sally Tomato à Sing Sing, officiellement pour lui donner des "leçons de météo". Toute référence explicite à la prostitution est évacuée. Son côté calculateur est adouci par un charme espiègle et une vulnérabilité qui la rendent immédiatement sympathique et "acceptable".
- Le livre de Capote regorge de sous-textes sexuels et aborde des sujets tabous, tels que l'homosexualité (le personnage de José Ybarra-Jaegar, l'amant brésilien de Holly, est clairement suggéré comme étant gay ou bisexuel dans le livre. Au cinéma, il devient un aristocrate brésilien conventionnel, simplement un peu distant), la grossesse et l'avortement (dans la novella, Holly tombe enceinte et évoque froidement se faire avorter ("I'm going to have a baby. […] I could have it down there. But… the cost."). Le film supprime entièrement cet élément, l'un des plus sombres du livre), le passé de Holly (son mariage avec Doc Golightly est révélé comme étant une union avec un homme beaucoup plus âgé, mais légitime. Le film en fait un mariage d'enfance presque innocent, qu'elle a fui pour chercher une vie meilleure, ce qui justifie moralement sa fuite).
- Le livre est une histoire de solitude, d'aliénation et de quête d'identité dans la jungle new-yorkaise. La fin est ouverte et mélancolique. Le film devient une comédie romantique classique. L'arc narratif est recentré sur la relation entre Holly et Paul (le "Fred" du livre, rebaptisé et transformé). La quête existentielle est reléguée au second plan par la romance.
L'objectif n'était pas de servir l'intégrité artistique de l'œuvre de Capote, mais de créer un produit commercial grand public, rentable et inoffensif.
"De Sang froid" (In Cold Blood, An unspeakable crime in the heartland, 1966)
Truman Capote invente le genre du "roman-vérité" en 1966 avec "De Sang Froid", et atteint la consécration : il retrace le meurtre de la famille Clutter, au
Kansas, en 1959, par deux inadaptés sociaux, Dick Hickock et Perry Smith, le procès et leur exécution. Capote recontruit cette Amérique du début des années 1960 et tente de comprendre ce qui a pu
conduire à ces excès meurtriers ...
"I—THE LAST TO SEE THEM ALIVE
Editor’s note: All quotations in this article are taken either from official records or from conversations, transcribed verbatim, between the author and
the principals.
The village of Holcomb stands on the high wheat plains of western Kansas, a lonesome area that other Kansans call “out there.” Some seventy miles east
of the Colorado border, the countryside, with its hard blue skies and desert-clear air, has an atmosphere that is rather more Far West than Middle West. The local accent is barbed with a prairie
twang, a ranch-hand nasalness, and the men, many of them, wear narrow frontier trousers, Stetsons, and high-heeled boots with pointed toes. The land is flat, and the views are awesomely
extensive; horses, herds of cattle, a white cluster of grain elevators rising as gracefully as Greek temples are visible long before a traveller reaches them.
Holcomb, too, can be seen from great distances. Not that there is much to see—simply an aimless congregation of buildings divided in the center by the
main-line tracks of the Santa Fe Railway, a haphazard hamlet bounded on the south by a brown stretch of the Arkansas (pronounced “Ar-kan-sas”) River, on the north by a highway, Route 50, and on
the east and west by prairie lands and wheat fields. After rain, or when snowfalls thaw, the streets, unnamed, unshaded, unpaved, turn from the thickest dust into the direst mud. At one end of
the town stands a stark old stucco structure, the roof of which supports an electric sign—“dance”—but the dancing has ceased and the advertisement has been dark for several years.
..."
Le village de Holcomb est situé sur les hautes plaines à blé de l'ouest du Kansas, une région solitaire que les autres habitants du Kansas appellent "là-bas". A quelque soixante-dix miles à l'est de la frontière du Colorado, la région a une atmosphère qui est plutôt Far West que Middle West avec son dur ciel bleu et son air d'une pureté de désert. Le parler local est hérissé d'un accent de la plaine, un nasillement de cow-boy, et nombreux sont les hommes qui portent d'étroits pantalons de pionniers, de grands chapeaux de feutre et des bottes à bouts pointus et à talons hauts. Le pays est plat et la vue étonnamment vaste; des chevaux, des troupeaux de bétail, une masse blanche d'élévateurs à grain, se dressent aussi gracieusement que des temples grecs, sont visibles bien avant que le voyageur ne les atteigne.
On peut également voir Holcomb de très loin. Non pas qu'il y ait tellement à voir - rien qu'une agglomération de bâtiments sans objet séparée au centre par les rails de la grande ligne du Santa Fe Railroad, un hameau construit au petit bonheur et limité au sud par une partie boueuse de la rivière Arkansas (se prononce « Ar-kan-sas ››), au nord par une grand-route, la Route 50, et à l'est ainsi qu'à l'ouest par des terres de pâturage et des champs de blé. Après la pluie, ou à la fonte des neiges, les rues sans nom, sans ombre et sans pavés, passent de la poussière la plus épaisse à la boue la plus affreuse. A un bout de la ville s'élève une vieille structure rigide en stuc dont le toit supporte une enseigne lumineuse - DANCING - mais on a cessé d'y danser et le panneau est éteint depuis de nombreuses années.
"A côté, un autre édifice avec une enseigne manque d'à-propos, en lettres d'or craquelées sur une vitre sale - Banque de Holcomb. La banque ferma ses portes en 1933, et ses anciens bureaux de comptabilité furent transformés en appartements. C'est l'un des deux "immeubles de rapport" de la ville, le deuxième étant une vieille demeure délabrée connue sous le nom de "Maison des enseignants" parce qu'une bonne partie du professorat de l'école locale y vit. Mais la plupart des habitations de Holcomb sont des maisons en bois sans étage avec des vérandas sur le devant. Près de la gare, la receveuse des postes, une femme décharnée qui porte une veste en cuir brut, des treillis et des bottes de cow-boy, préside à un bureau de poste qui tombe en ruine. La gare elle-même, avec sa peinture écaillée couleur de soufre,est également mélancolique; le Chief, le Superchief, le El Capitan passent tous les jours, mais ces fameux express ne s'arrêtent jamais là. Les trains de voyageurs ne s'arrêtent jamais - sauf de temps à autre un train de marchandises. Sur la route, il y a deux postes d'essence dont l'un est aussi une épicerie pauvrement approvisionnée tandis que l'autre fait fonction de café - Chez Hartman - où Mrs. Hartman, la propriétaire, sert des sandwiches, du café, des sodas et de la bière à 3,2 degrés. (Holcomb, comme tout le reste du Kansas, est "sec".)
Et c'est vraiment tout. A moins d'inclure, comme il se doit, l'École de Holcomb, un édifice de bonne apparence qui révèle une circonstance que l'aspect de la communauté camoufle par ailleurs : que les parents qui envoient leurs enfants à cette école "unifiée" moderne et pourvue d'un personnel enseignant qualifié - les classes vont du jardin d'enfants à la première, et une lotte d'autobus transporte les étudiants dont le nombre habituel se chiffre aux environs de trois cent soixante, d'aussi loin que seize miles - sont en général des gens prospères. Gros fermiers pour la plupart, ce sont des gens de plein air de souches très variées : Allemands, Irlandais, Norvégiens, Mexicains, Japonais. Ils élèvent du bétail et des moutons, cultivent le blé, le millet, la graine fourragère et la betterave à sucre. L'exploitation agricole a toujours été une affaire hasardeuse, mais dans l'ouest du Kansas ceux qui la pratiquent se considèrent des "joueurs-nés", car ils doivent lutter contre une précipitation de pluie extrêmement faible (la moyenne annuelle est de dix-huit pouces) et d'angoissants problèmes d'irrigation. Cependant, les sept dernières années ont été des années de bénéfique absence de sécheresse. Les fermiers du comté de Finney, dont Holcomb fait partie, ont fait de bonnes affaires; ils ont fait de l'argent non seulement grâce à l'agriculture mais aussi grâce à l'exploitation d'abondantes ressources en gaz naturel, et cette richesse se reflète dans la nouvelle école, les intérieurs confortables des fermes, les élévateurs à grain verticaux et pleins à craquer.
Jusqu'à un matin de la mi-novembre 1959, peu d'Américains - en fait peu d'habitants du Kansas - avaient jamais entendu parler de Holcomb. Comme les eaux de la rivière, comme les automobilistes sur la grand-route, et comme les trains jaunes qui filent à la vitesse de l'éclair sur les rails du Santa Fe, la tragédie, sous forme d'événements exceptionnels, ne s'était jamais arrêtée là. Les habitants du village, au nombre de deux cent soixante-dix, étaient satisfaits qu'il en fût ainsi, tout à fait heureux d'exister à l'intérieur d'une vie ordinaire : travailler, chasser, regarder la télé, assister aux fêtes scolaires, aux répétitions du chœur, aux réunions du club des "4-H" (Head (tête), Heart (cœur), Hands (mains), Health (santé)). Mais aux petites heures de ce matin de novembre, un dimanche, certains bruits étrangers empiétèrent sur les rumeurs nocturnes habituelles de Holcomb, sur l'hystérie perçante des coyotes, le frottement sec des graines d'ecballium dans leur course précipitée, la plainte affolée et décroissante des sifflets de locomotive. A ce moment-là, dans Holcomb qui sommeillait, pas une âme n'entendit les quatre coups de fusil qui, tout compte fait, mirent un terme à six vies humaines. Mais par la suite les habitants de la ville, jusqu'alors suffisamment confiants les uns dans les autres pour ne se donner que rarement la peine de verrouiller leurs portes, se surprirent à les recréer maintes et maintes fois, ces sombres explosions qui allumèrent des feux de méfiance dans les regards..."
L'Invention du "Non-Fiction Novel" (Roman de non-fiction) - C'est l'innovation la plus célèbre du livre. Capote a délibérément brouillé la frontière entre le fait et la fiction, appliquant les techniques narratives du roman (développement psychologique, structure dramatique, symbolisme, dialogues reconstitués) à une histoire vraie et minutieusement documentée.
Il a ainsi créé un genre hybride d'une puissance inédite. Le livre se lit avec la tension et l'immersion d'un thriller, tout en ayant le poids et l'autorité du journalisme. Cette approche a ouvert la voie au Nouveau Journalisme (Tom Wolfe, Norman Mailer) et à la vague des romans documentaires et des "true crime" que nous connaissons aujourd'hui.
Capote a passé six ans sur ce projet, se rendant sur place juste après le meurtre et menant des milliers d'heures d'entretiens avec les habitants de Holcomb, les enquêteurs et surtout les deux meurtriers. Il a su gagner la confiance de Perry Smith et Dick Hickock, créant une proximité troublante, surtout avec Perry. Cette immersion lui a permis d'obtenir un niveau de détail et une profondeur psychologique que le simple reportage judiciaire n'aurait jamais pu offrir.
Contrairement le journalisme "objectif" de l'époque, Capote assume un point de vue. Il reconstruit les pensées et les sentiments des victimes et des assassins avec une intimité déconcertante, nous plaçant littéralement dans leur esprit au moment des faits.
Mais Capote ne se contente pas de décrire un crime ; il explore les racines de la violence américaine. Le livre est autant l'histoire du meurtre que le portrait de Perry Smith. Capote détaille son enfance traumatique, ses rêves brisés, sa sensibilité d'artiste et sa quête désespérée d'affection. Il en fait une figure tragique et complexe, presque sympathique, sans jamais excuser ses actes. Cette ambiguïté morale est au centre de la puissance du livre : peut-on à la fois haïr le crime et compatir au criminel ?
Le livre met en scène le choc entre l'Amérique rurale, ordonnée et pieuse des Clutter, et l'Amérique marginale, violente et désenchantée de Smith et Hickock. Ce double portrait interroge les failles du rêve américain.
La prose de Capote est précise, froide et pourtant incroyablement évocatrice. Le titre est parfait, le récit est mené avec une froideur clinique, un détachement qui contraste violemment avec l'horreur des événements, renforçant ainsi l'impact émotionnel. Et ici tout est symbolique, du paysage plat et désolé du Kansas à la dernière scène où l'ami des Clutter, Alvin Dewey, croise la tombe de Nancy Clutter et celle de Perry Smith au cimetière, mettant fin au livre sur une note de mélancolie et de réconciliation tragique. La construction alternée entre les Clutter qui vaquent à leurs dernières occupations et les assassins qui se rapprochent inexorablement crée un suspense insoutenable, digne des plus grands thrillers.
"... Dewey introduisit une clé dans la serrure de la porte d’entrée de la demeure des Clutter. A l’intérieur, la maison était chaude car le chauffage n'avait pas été arrêté. et les pièces dont les parquets luisants sentaient l’encaustique parfumée au citron ne semblaient inoccupées que momentanément ; comme si c'était un dimanche et que la famille allait revenir de l’église d’un moment à l’autre. Les héritières, Mrs. English et Mrs. Jarchow, avaient enlevé un plein fourgon de vêtements et de meubles, et malgré tout, l’atmosphère d’une maison encore habitée n’en avait pas été diminuée pour autant. Dans le salon, une partition de musique, Comin’ Thro’ the Rye, était ouverte sur le pupitre du piano. Dans le vestibule, un grand chapeau de feutre taché de sueur, celui de Herb, était accroché à un porte-chapeaux. En haut, dans la chambre de Kenyon, sur une étagère au-dessus du lit, les verres des lunettes du jeune mort luisaient en réfléchissant la lumière.
Le détective passa d’une pièce à l’autre. Il avait fait le tour de la maison plusieurs fois ; en effet, il s’y rendait presque chaque jour, et, dans un sens, on pourrait dire qu’il tirait un certain plaisir de ces visites car l’endroit, contrairement à sa propre demeure ou au bureau du shérif avec son remue- ménage, était paisible. Les téléphones dont les fils avaient été coupés étaient silencieux. Le grand calme de la plaine l’entourait. Il pouvait s’asseoir dans le rocking-chair de Herb dans le salon, se balancer et réfléchir. Quelques-unes de ses conclusions étaient inébranlables ; il croyait que l’assassinat de Herb Clutter avait été le but principal des criminels, le mobile étant une haine de psychopathe, ou peut-être un mélange de haine et de vol, et il croyait que les meurtres avaient été perpétrés posément, deux heures ou même plus s'étant écoulées entre l’arrivée des tueurs et leur départ. (Le coroner, le Dr. Robert Fenton, signalait une différence
appréciable dans la température des corps des victimes, et en déduisait que l’ordre d’exécution avait été Mrs. Clutter, Nancy, Kenyon et Mr. Clutter.) Sa certitude que la famille connaissait très bien les personnes qui l’avaient anéantie reposait sur ces convictions. Au cours de sa visite, Dewey s’arrêta près d’une fenêtre de l’étage supérieur, ses regards se fixant sur une chose qu’il avait aperçue pas trop loin, un épouvantail à moineaux dans le chaume. L’épouvantail portait une casquette de chasseur et une robe de calicot, à fleurs passé (certainement une vieille robe de Bonnie Clutter ?). Le vent soulevait la jupe et faisait osciller l’épouvantail, donnant l’impression que c'était un personnage qui dansait tristement dans le champ froid de décembre. Sans trop savoir pourquoi, Dewey se souvint du rêve de Marie. Récemment, un matin, elle lui avait servi un petit déjeuner qui était un incroyable gâchis d'œufs sucrés et de café salé, puis elle en avait rendu responsable un « rêve idiot », mais un rêve que la puissance de la lumière du jour n’avait pas dissipé. «C'était tellement réel, Alvin, dit-elle. Aussi réel que cette cuisine. C’est là que j'étais. Ici dans la cuisine. Je préparais le dîner et soudainement Bonnie est entrée par la porte ..."
Enfin, le livre soulève des questions troublantes sur le rôle de l'écrivain et la relation entre l'artiste et son sujet. Exploitation ou empathie ? Capote a-tie exploité la tragédie des Clutter et la détresse de Smith pour faire une œuvre d'art ? A-t-il manipulé les meurtriers pour obtenir leur histoire, leur promettant une aide juridique qu'il ne pouvait pas fournir ? "De Sang Froid" a consumé Capote. Sa relation ambiguë avec Perry Smith, qu'il admirait et utilisait, l'a hanté jusqu'à la fin de sa vie. Il n'a jamais achevé un autre livre après celui-ci. Cette histoire derrière l'histoire ajoute une couche de mystère et de tragédie à l'œuvre elle-même ...
"In Cold Blood" fut porté à l'écran en 1967, produit et réalisé par Richard Brooks, avec Robert Blake dans le rôle de Perry Smith et Scott Wilson dans celui de Richard "Dick" Hickock, deux hommes qui assassinent une famille de quatre personnes à Holcomb, au Kansas ...
Brooks y ajoutera un personnage fictif, "The Reporter", joué par Paul Stewart. Le film est tourné en noir et blanc, avec une photographie granuleuse et réaliste (signée Conrad Hall) qui évoque le photojournalisme et les documents policiers. Il évite le sensationnalisme et conserve une froideur clinique qui correspond parfaitement au titre.
Le film suit scrupuleusement la structure en deux parties du livre :
- La première partie alterne entre la vie de la famille Clutter à Holcomb, Kansas, et la route des assassins, Perry Smith et Dick Hickock, qui se dirigent vers leur maison sans savoir pourquoi ils vont les tuer. Cette construction crée un suspense tragique et une tension insoutenable.
- La seconde partie se concentre sur l'enquête, l'arrestation, le procès et l'exécution des deux hommes.
- Les lieux réels - Brooks a tourné plusieurs scènes sur les véritables lieux du drame : dans la maison des Clutter (avec l'accord des nouveaux propriétaires), à Holcomb, et dans la prison de Kansas où les meurtriers ont été détenus. Cette authenticité renforce l'impact documentaire.
- La précision des faits - Le scénario de Brooks reprend la plupart des événements et des dialogues tirés directement du livre. Les personnages secondaires (les voisins, les agents du FBI) sont souvent joués par des acteurs non professionnels ou des habitants de la région, accentuant le réalisme.
- La psychologie des assassins C'- est le point de fidélité le plus crucial. Brooks, comme Capote, consacre une grande partie du film à explorer la relation complexe et dysfonctionnelle entre Perry et Dick, et surtout la psyché torturée de Perry Smith. La scène où Perry raconte son passé tragique à un agent du FBI est presque mot pour mot tirée du livre.
Mais un livre de 300 pages doit être condensé. Certains détails de l'enquête, certains portraits de membres de la communauté de Holcomb sont nécessairement réduits ou omis pour la fluidité du film.
La différence la plus notable est l'omission du rôle de Capote. Dans le livre, la présence de Capote et de son amie Harper Lee en tant qu'enquêteurs et narrateurs est centrale. Le film va les exclure complètement. L'histoire est racontée sans médiation d'un auteur-narrateur. Ce choix renforce l'objectivité apparente du film et évite de faire de Capote un personnage de sa propre histoire.
Brooks insiste peut-être un peu plus que Capote sur la dimension de pitié que l'on peut éprouver pour Perry Smith, notamment grâce à la performance extraordinaire de Robert Blake.
Le film de Richard Brooks n'est donc pas une copie conforme du livre, mais en est une interprétation cinématographique extrêmement fidèle sur le fond...
Après "In Cold Blood", Truman Capote n'a pas vraiment retrouvé l'inspiration sous sa forme la plus pure et puissante. Le livre l'a épuisé émotionnellement, son succès l'a détourné de son art, et sa tentative de le dépasser (Answered Prayers) s'est soldée par un désastre social et créatif qui a accéléré sa chute. Sa vie est devenue une tragédie où l'écrivain, incapable d'écrire, s'est auto-détruit sous les yeux de tous, transformant sa propre existence en une sorte de prolongement macabre et public de son œuvre...
L'écriture de "In Cold Blood" a été une entreprise épuisante qui a duré six ans. Capote a vécu une immersion totale et traumatisante dans l'univers violent du crime et de la peine de mort.
Capote a développé une relation complexe et ambiguë avec le meurtrier Perry Smith. Il éprouvait à la fois de l'empathie et de l'horreur. L'exécution de Smith en 1965 l'a profondément affecté, le plongeant dans une dépression et un sentiment de culpabilité dont il ne s'est jamais vraiment remis. Il aurait déclaré : "Je l'ai connu et je l'ai aimé... Et j'ai aussi été son bourreau".
Comment surpasser un livre que l'on a soi-même présenté comme une révolution littéraire ? Le succès de "In Cold Blood" a créé une pression immense. Le livre ne fut pas seulement un best-seller, mais une œuvre qui avait changé le paysage littéraire. La peur de ne pas pouvoir se renouveler ou d'être comparé défavorablement à son propre travail a contribué à une paralysie créative.
Enfin, le succès a propulsé Capote au sommet de la notoriété publique. Il est devenu une vraie célébrité, adoubé par le gotha new-yorkais et le monde du glamour. Il a délaissé le travail d'écriture solitaire pour les mondanités, les fêtes, l'alcool et la drogue. Son temps et son énergie étaient siphonnés par sa vie publique. Son blocage d'écrivain le frustrait, ce qui le poussait à davantage boire pour oublier, ce qui, en retour, anéantissait sa discipline et sa capacité à travailler.
L'Échec de "Answered Prayers" (Prières exaucées) : c'était censé être son grand œuvre, son "À la recherche du temps perdu" américain, un roman romain à clé sur la haute société new-yorkaise qu'il fréquentait.
En 1975, il publie des extraits (La Côte basque, 1965) dans Esquire. Le texte était une chronique cruelle et méchante, dévoilant les secrets les plus scandaleux de ses amies riches et puissantes (dont Babe Paley, son amie proche). La haute société new-yorkaise, se sentant trahie, l'a mis au ban. En brûlant ses sources (son cercle d'amis), Capote a perdu le sujet de son livre et le public qui l'adulaient. Isolé, rongé par les rancunes et les addictions, il n'a jamais pu terminer "Answered Prayers". Le livre est resté un fragment publié à titre posthume.
Certes, il a tout de même publié après "In Cold Blood", mais ces œuvres étaient des variations sur son passé ou de moindre envergure. "Music for Chameleons" (1980) est un recueil de textes hétéroclites (nouvelles, portraits, un récit de fait divers). Le texte principal, "Handcarved Coffins", est une tentative de retrouver la magie du non-fiction novel, mais il est bien plus court et moins percutant. Le livre a été bien reçu, mais c'était l'ombre de son talent passé. Ses publications sont devenues de plus en plus sporadiques et souvent autobiographiques, comme s'il ne parvenait plus à inventer, seulement à se souvenir.
