Sexual Revolution - Verena Stefan, ""Häutungen" (1975) - Hélène Cixous, "Le Rire de la Méduse" (1975) - Marilyn French, "The Woman’s Room" (1977) - Nawal El Saadawi, "Woman at Point Zero" (Imra'a inda nuqtat al-sifr, 1975) - Dacia Maraini, "Donna in guerra" (1975) - Monique Wittig, "Les Guérillères" (1969) - Angela Carter, "The Passion of New Eve" (1977) - Nancy Friday, "My Secret Garden : Women's Sexual Fantasies" (1973), "Forbidden Flowers" (1975) - Alix Kates Shulman, "Memoirs of an Ex-Prom Queen" (1972) - Erica Jong (1942), "Fear of Flying" (Le Complexe d'Icare, 1973), "How to save your own life" (1977), "Fear of fity" (1994) - .....
Last update: 12/12/2024
Le slogan "the personal is political" en anglais, popularisé par Carol Hanisch dans un essai de 1969 intitulé "The Personal Is Political", et publié en 1970 dans l’ouvrage collectif "Notes from the Second Year: Women’s Liberation" (New York, 1970) ouvre la décennie 1970 ...
Hanisch y défend l’idée que les expériences privées des femmes (tâches ménagères, sexualité, anxiété, solitude) sont des conséquences directes de structures politiques patriarcales, et donc doivent être analysées politiquement.
Et de fait, la "littérature des femmes" (pour ne pas dire féministe) des années 1970 va constituer un tournant majeur : elle libère la voix des femmes dans toutes ses dimensions - corporelle, sociale, sexuelle, politique -, et renverse d'une façon décisive (mais non définitive) le tabou sur la subjectivité érotique des femmes, affirmant leur droit au plaisir solitaire et à une imagination complexe. Et singulièrement, cette nouvelle liberté, affirmée haut et fort, va parfois plus désarçonner les féministes les plus convaincues que les hommes eux-mêmes : ces derniers sont mis au défi de réévaluer leurs idées reçues sur la "nature" de la sexualité féminine.
Face à l'émergence d'un désir féminin assumé sans honte, articulé autour du pouvoir et de la libération personnelle, et porté par une exploration plus audacieuse de la sexualité, il est singulier de voir s'intensifier dans la même décennie une nouvelle valeur refuge pour l'homme (et débat entre féministes), celui de la pornographie qui va connaître dans cette fameuse décennie 1970 une expansion sans précédent et d'une ambiguïté telle qu'elle accompagnera la dite révolution sexuelle jusqu'à la fin du XXe siècle....
En France, les années 1970 voient l’éclosion d’une littérature des femmes d’une diversité inédite : plus de 500 titres publiés sous l’impulsion de maisons engagées (Des Femmes, Denoël/Gonthier). Cette production foisonnante transcende les genres – du manifeste théorique (Irigaray) à l’épopée lesbienne (Wittig), en passant par l’autofiction subversive ("Les Mots pour le dire" de Marie Cardinal (1975, Grasset), plus d'un million d’exemplaires pour un symbole de libération par l’écriture thérapeutique.) et la dystopie féministe (Rochefort). Les conflits idéologiques (Cixous vs Wittig, essentialisme vs matérialisme) nourrissent une créativité protéiforme où s’inventent, dans la friction des idées, de nouveaux langages du corps, du désir et du politique.
Les années 1970 furent une période de renaissance et d'expansion sans précédent pour la littérature produite par et sur les femmes aux États-Unis et au Royaume-Uni. La quantité était suffisamment importante et l'impact culturel suffisamment profond pour redéfinir durablement le paysage littéraire et y établir fermement les voix des femmes. Sa richesse réside dans l'extraordinaire diversité des voix, l'audace formelle, l'exploration de territoires inédits (le corps, la sexualité, les violences, l'intime comme politique), la création d'infrastructures alternatives (Maisons d'édition, revues, collectifs). Rééditions d'autrices classiques ou oubliées (Jane Austen, les soeurs Brontë, Virginia Woolf, mais aussi Zora Neale Hurston, etc.), oeuvres de fiction contemporaines explorant l'expérience féminine (Marilyn French, The Women's Room ; Erica Jong, Fear of Flying ; Alice Walker, Meridian ; Toni Morrison, Sula, Song of Solomon ; Margaret Atwood, Surfacing, Lady Oracle ; Doris Lessing, The Golden Notebook - publié en 1962 mais devenu emblématique dans les années 70), essais et théorie féministe fondateurs (Kate Millett, Sexual Politics ; Germaine Greer, The Female Eunuch ; Shulamith Firestone, The Dialectic of Sex ; Susan Brownmiller, Against Our Will ; le collectif du Combahee River Collective Statement), poésie (Adrienne Rich, Audre Lorde, Sylvia Plath - décédée en 1963 mais très lue dans les années 70) ...
"Wanda" (1970) de Barbara Loden, est l'un des premiers longs métrages américains majeurs écrits, réalisés et interprétés par une femme durant cette période charnière. Barbara Loden incarne une figure féminine radicale pour l'époque : Wanda, une femme apathique, errant dans une Amérique rurale désindustrialisée (Pennsylvanie), échoue dans ses rôles d'épouse et de mère, et se laisse entraîner dans un braquage...
"Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles" (1975) de Chantal Akerman (Belgique, mais impact majeur en Europe et USA/UK), un film est révolutionnaire par sa forme et son sujet.
Il observe méticuleusement, pendant plus de 3 heures, le rituel domestique d'une veuve (Jeanne Dielman, incarnée par Delphine Seyrig) qui élève seule son fils et se prostitue occasionnellement pour subvenir à ses besoins. La minutie de la mise en scène (plans fixes, durée réelle des tâches) rend palpable l'ennui, la répétition et la charge mentale. L'événement central (le meurtre final du client) n'est pas traité comme un thriller, mais comme la conséquence implacable de cette oppression silencieuse. Il fait écho aux critiques féministes du foyer comme lieu d'oppression et à l'analyse du travail domestique. Akerman, jeune réalisatrice, crée ici un monument du cinéma qui influence profondément le regard porté sur le quotidien féminin.
La libération des femmes exige leur libération du corps - Shulamith Firestone(1945-2012), dans "The Dialectic of Sex: The Case for Feminist Revolution" (1970), propose une des critiques les plus radicales et visionnaires du patriarcat et des structures de domination sexuée. Son œuvre est considérée comme incontournable pour plusieurs raisons, à la fois théoriques, historiques et politiques.
Firestone fusionne les apports du marxisme, de la psychanalyse freudienne et du féminisme pour développer une critique matérialiste du genre, centrée sur la biologie de la reproduction comme première base de l’oppression des femmes. Elle affirme que l’oppression des femmes n’est pas simplement culturelle ou symbolique, mais enracinée dans le fait biologique de la maternité. Dès lors, l’émancipation féminine passe par l’abolition des différences biologiques reproductives, à travers la technologie (naissance artificielle, etc.). Bien avant Judith Butler ou Donna Haraway, Firestone remet en cause la naturalisation des rôles de sexe et envisage une société post-genre.
- L’oppression des femmes précède les classes sociales : Firestone s’appuie sur Engels mais le dépasse : selon elle, la première division de classes est celle du sexe, liée à la capacité biologique des femmes à enfanter.
- La maternité comme instrument de domination : la grossesse, l’accouchement et l’éducation des enfants ont historiquement asservi les femmes. Elle parle d’une « caste reproductrice », soumise aux hommes via la famille nucléaire.
- La famille comme noyau du patriarcat : elle critique vivement la famille traditionnelle, qu’elle voit comme une structure oppressive, reproductive de la hiérarchie sexuelle, affective et économique.
- L’émancipation féminine n’est possible que par une révolution technologique, rendant obsolète la reproduction sexuée. Elle imagine une société où la procréation est externalisée, et où les enfants sont élevés collectivement (Tout comme le but ultime de la révolution socialiste n’était pas seulement l’élimination du privilège de classe économique, mais de la distinction de classe économique elle-même, le but ultime de la révolution féministe doit être non seulement l’élimination du privilège masculin, mais de la distinction sexuelle elle-même).
- Elle souhaite ainsi abolir les catégories de "féminin" et "masculin" au profit d’une fluidité sexuelle et affective, libérée des injonctions normatives hétérosexuelles.
Ne le sait-on plus, mais les best-sellers internationaux de Nancy Friday, "My Secret Garden" (1973) et "Forbidden Flowers" (1975) ont révélé que les femmes possèdent des imaginaires érotiques au moins aussi inventives et puissantes que celles des hommes ...
Nancy Friday (1933-2017) fut une journaliste et autrice américaine devenue une figure pionnière et controversée de l'étude de la sexualité féminine et des relations entre les genres. Si Nancy Friday n'a pas "inventé" l'imagination érotique féminine, elle l'a, par sa méthode de collecte et de publication massive de fantasmes réels et anonymes, rendue visible, publique et incontestable d'une manière jamais faite auparavant. Avant elle, la littérature érotique était soit médicale soit masculine (comme Sade). Ses livres, puisant dans des récits bruts de fantasmes sans jugement, ont donné une voix aux femmes ordinaires. Et elle a démontré empiriquement que cette imagination était d'une diversité, d'une inventivité, d'une complexité et d'une puissance au moins égales à celles attribuées aux hommes, pulvérisant ainsi des siècles de stéréotypes et de silence imposés. Ses livres ont été des outils majeurs de libération et de reconnaissance de la subjectivité érotique des femmes.
"Forbidden Flowers: More Women's Sexual Fantasies" (1975) constitue la suite du premier ouvrage, approfondissant et élargissant la collection de fantasmes; "My Mother/My Self: The Daughter's Search for Identity" (1977), fut un best-seller analysant de manière provocante la relation mère-fille et son impact sur le développement de l'identité et de la sexualité de la fille (un livre qui a suscité beaucoup de débats); "Jealousy" (1985) aborde le thème de la jalousie dans les relations amoureuses; "The Power of Beauty" (1996) analyse le rôle et l'impact de la beauté dans la société et la vie des femmes; enfin, "Men in Love: Men's Sexual Fantasies: The Triumph of Love over Rage" (1980) applique sa méthode aux hommes, elle y explore leurs fantasmes, mettant notamment en lumière la peur de la dépendance émotionnelle et la gestion de la rage...
Nancy Friday, "My Secret Garden : Women's Sexual Fantasies" (1973)
C'est le livre qui donne une voix publique, sans filtre, à l'imagination érotique féminine, prouvant sa richesse et sa complexité face à des siècles de silence, de déni et de stéréotypes. C'est aussi le livre qui a su légitimer la vie intérieure sexuelle des femmes, normalisé la masturbation et ouvert un espace crucial de discussion.
Une révolution : briser le silence sur la vie intérieure érotique des femmes, un territoire largement inexploré et nié par la société, la psychanalyse dominante (Freud et ses successeurs) et même certaines branches du féminisme de l'époque. Friday va recueillir anonymement des centaines de fantasmes sexuels détaillés auprès de femmes ordinaires (américaines principalement, de divers âges, milieux sociaux et états civils). Elle a utilisé des questionnaires, des entretiens personnels et des lettres spontanées. Sa force est d'avoir donné la parole directe aux femmes, sans intermédiaire théorique a priori.
Son postulat de base : Les fantasmes sont une composante normale, saine et essentielle de la sexualité féminine, un "jardin secret" où la liberté est totale.
El le livre va effectivement nous révéler une gamme incroyablement large de scénarios érotiques, pulvérisant le mythe de la femme uniquement romantique et passive. On y trouve des fantasmes de domination et de soumission (jouer les deux rôles), des scénarios anonymes (inconnus dans le train, l'avion, la rue), de l'exhibitionnisme et u voyeurisme, des fantasmes de groupe (trios, orgies), de la bisexualité et du lesbianisme fantasmés, du sadomasochisme (léger, fessée, ligotage), des transgression de tabous (fantasmée, non réalisée : inceste, bestialité, viol - souvent dans un cadre de perte de contrôle désirée), des récits très explicites et graphiques, loin de la pudeur attendue.
Les récits sont caractérisés par leur richesse sensorielle (détails visuels, tactiles, olfactifs), la complexité narrative et une intensité émotionnelle forte. Ils démontrent une capacité d'imagination érotique au moins égale, sinon différente, à celle traditionnellement attribuée aux hommes.
La libération par le Fantasme : le fantasme est présenté, par Nancy Friday, comme un espace de liberté totale, sans jugement ni conséquence réelle, dans lequel la femme explore ses désirs les plus secrets, même socialement inacceptables. Friday insiste lourdement sur le fait qu'un fantasme (même violent ou transgressif) ne prédispose pas à un passage à l'acte et n'est pas le reflet d'une expérience vécue ou d'un désir de la vivre, mais une scène de théâtre mentale. Le Fantasme sert à l'excitation sexuelle (souvent pendant la masturbation), à la découverte de soi, à la gestion de l'angoisse, à l'expression symbolique de pulsions interdites ou de conflits psychiques (notamment liés à la relation mère-fille, qu'elle développera dans "My Mother/My Self"). Au détour de sa démonstration, le livre légitime et célèbre la masturbation féminine comme pratique saine et source de connaissance de soi, en lien intime avec le fantasme.
La publication fut un événement choquant et libérateur. Le livre est devenu un best-seller international, parlant à des millions de femmes. Des milliers de femmes ont écrit à Friday pour la remercier de leur avoir fait comprendre qu'elles n'étaient pas "anormales" ou seules. Malgré ses limites méthodologiques et ses angles morts analytiques (notamment sur les dimensions sociales et politiques du désir), son impact historique est indéniable et profondément libérateur pour des générations de femmes ...
".. In my mind, as in our flicking, I am at the crucial point: . . . We are at this Baltimore Colt-Minnesota Viking football game, and it is very cold. Four or five of us are huddled under a big glen plaid blanket. Suddenly we jump up to watch Johnny Unitas running toward the goal. As he races down the field, we all turn as a body, wrapped in our blanket, screaming with excitement. Somehow, one of the men—I don't know who, and in my excitement I can't look—has gotten himself more closely behind me. I keep cheering, my voice an echo of his, hot on my neck. I can feel his erection through his pants as he signals me with a touch to turn my hips more directly toward him. Unitas is blocked, but all the action, thank God, is still going toward that goal and all of us keep turned to watch. Everyone is going mad. He's got his cock out now and somehow it's between my legs; he's torn a hole in my tights under my short skirt and I yell louder as the touchdown gets nearer now. We are all jumping up and down and I have to lift my leg higher, to the next step on the bleachers, to steady myself; now the man behind me can slip it in more easily. We are all leaping about, thumping one another on the back, and he puts his arm around my shoulders to keep us in rhythm. He's inside me now, shot straight up through me like a ramrod; my God, it's like he's in my throat! "All the way, Johnny! Go, go, run, run!" we scream together, louder than anyone, making them all cheer louder, the two of us leading the excitement like cheer leaders, while inside me I can feel whoever he is growing harder and harder, pushing deeper and higher into me with each jump until the cheering for Unitas becomes the rhythm of our fucking and all around us everyone is on our side, cheering us and the touchdown . . . it's hard to separate the two now. It's Unitas' last down, everything depends on him; we're racing madly, almost at our own touchdown. My excitement gets wilder, almost out of control as I scream for Unitas to make it as we do, so that we all go over the line together. And as the man behind me roars, clutching me in a spasm of pleasure, Unitas goes over and I ...
"Tell me what you are thinking about," the man I was actually fucking said, his words as charged as the action in my mind. As I'd never stopped to think before doing anything to him in bed (we were that sure of our spontaneity and response), I didn't stop to edit my thoughts. I told him what I'd been thinking.
He got out of bed, put on his pants and went home.Lying there among the crumpled sheets, so abruptly rejected and confused as to just why, I watched him dress. It was only imaginary, I had tried to explain; I didn't really want that other man at the football game. He was faceless! A nobody! I'd never even have had those thoughts, much less spoken them out loud, if I hadn't been so excited, if he, my real lover, hadn't aroused me to the point where I'd abandoned my whole body, all of me, even my mind. Didn't he see? He and his wonderful, passionate fucking had brought on these things and they, in turn, were making me more passionate. Why, I tried to smile, he should be proud, happy for both of us ..."
« Dans mon esprit, comme dans notre ébats, j'en suis au point crucial : ... Nous sommes à ce match de football entre les Colts de Baltimore et les Vikings du Minnesota, et il fait un froid glacial. Quatre ou cinq d'entre nous sont blottis sous une grande couverture en prince-de-galles. Soudain, nous bondissons pour regarder Johnny Unitas foncer vers la zone d'en-but. Tandis qu'il dévale le terrain, nous nous tournons tous comme un seul homme, enroulés dans notre couverture, hurlant d'excitation. En quelque sorte, l'un des hommes – je ne sais pas lequel, et dans mon excitation je ne peux pas regarder – s'est placé plus près derrière moi. Je continue à encourager, ma voix faisant écho à la sienne, chaude sur ma nuque. Je sens son érection à travers son pantalon tandis qu'il me fait signe d'un contact pour tourner mes hanches plus directement vers lui. Unitas est bloqué, mais toute l'action, Dieu merci, se dirige toujours vers cette zone d'en-but et nous restons tous tournés pour regarder. Tout le monde devient fou. Il a sorti son sexe maintenant et en quelque sorte, il est entre mes jambes ; il a déchiré un trou dans mes collants sous ma jupe courte et je crie plus fort alors que le touchdown se rapproche. Nous sautons tous de haut en bas et je dois lever la jambe plus haut, sur la marche supérieure des gradins, pour garder l'équilibre ; maintenant, l'homme derrière moi peut le glisser plus facilement à l'intérieur. Nous bondissons tous, nous nous tapons dans le dos, et il passe son bras autour de mes épaules pour garder le rythme. Il est en moi maintenant, planté droit comme un bélier ; mon Dieu, c'est comme s'il était dans ma gorge !
"Jusqu'au bout, Johnny ! Vas-y, vas-y, cours, cours !" crions-nous ensemble, plus fort que tous, les faisant crier encore plus fort, nous deux menant l'excitation comme des meneurs de claque, tandis qu'en moi je sens celui qu'il est devenir de plus en plus dur, poussant plus profondément et plus haut en moi à chaque saut jusqu'à ce que les cris pour Unitas deviennent le rythme de notre baise et que tout autour de nous, tout le monde soit de notre côté, nous encourageant ainsi que le touchdown... il est difficile de séparer les deux maintenant. C'est la dernière tentative d'Unitas, tout dépend de lui ; nous fonçons follement, presque à notre propre touchdown. Mon excitation devient plus sauvage, presque incontrôlable alors que je crie à Unitas de réussir comme nous, pour que nous franchissions tous la ligne ensemble. Et alors que l'homme derrière moi rugit, me serrant dans un spasme de plaisir, Unitas franchit la ligne et je...
"Dis-moi à quoi tu penses", dit l'homme avec qui j'étais réellement en train de baiser, ses mots aussi chargés que l'action dans mon esprit. Comme je ne m'étais jamais arrêtée pour réfléchir avant de lui faire quoi que ce soit au lit (nous étions si sûrs de notre spontanéité et de notre réponse), je ne m'arrêtai pas pour censurer mes pensées. Je lui dis ce à quoi j'avais pensé.
Il sortit du lit, enfila son pantalon et rentra chez lui.
Étendue là parmi les draps froissés, rejetée si abruptement et confuse quant à la raison exacte, je le regardai s'habiller. Ce n'était qu'imaginaire, avais-je essayé d'expliquer ; je ne voulais pas vraiment de cet autre homme au match de foot. Il était sans visage ! Un inconnu ! Je n'aurais même jamais eu ces pensées, encore moins les aurais-je exprimées à voix haute, si je n'avais pas été si excitée, si lui, mon véritable amant, ne m'avait pas excitée au point où j'avais abandonné tout mon corps, tout mon être, même mon esprit. Ne voyait-il pas ? Lui et son merveilleux, passionné baiser avaient provoqué ces choses et elles, en retour, me rendaient plus passionnée. Pourquoi, essayai-je de sourire, il devrait être fier, heureux pour nous deux... »
(...)
Nancy Friday, "Forbidden Flowers" (1975)
C'est la suite directe de "My Secret Garden", publiée seulement deux ans après. Le titre "Forbidden Flowers" est déjà tout un programme - l'accent sera encore plus marqué sur la transgression et le livre s'affirme comme la célébration d’une nouvelle liberté sexuelle et sociale, où les femmes d’aujourd’hui se réjouissent de la conscience de leur propre vie érotique intérieure.
Friday va d'abord cibler ici plus explicitement les jeunes femmes et les célibataires, perçues comme plus libres du "joug" du mariage traditionnel et plus ouvertes à explorer leur imagination érotique sans culpabilité immédiate. Il s'agit de continuer à normaliser, libérer la parole et démontrer que la diversité et l'intensité des fantasmes féminins sont la norme, non l'exception. Il s'agit de montrer que le "jardin secret" est encore plus vaste et varié qu'imaginé.
Si les grandes catégories restent similaires (domination / soumission, anonymat, groupe, voyeurisme / exhibitionnisme, bisexualité, S/M léger, transgression), "Forbidden Flowers"pousse plus loin son propos avec les fantasmes "Première Fois" / Initiation (des scénarios mettant en scène la perte de virginité, réelle ou fantasmée, souvent de manière idéalisée ou au contraire transgressante), des S/M plus explicite (davantage de récits impliquant contrainte, humiliation, jeux de pouvoir marqués, même si souvent dans un cadre consenti et fantasmé), la multiplicité des Partenaires (orgies et scènes de groupe plus complexes et fréquentes) des Figures d'Autorité (des fantasmes impliquant enseignants, médecins, prêtres, policiers, employeurs, exploitant le tabou de l'autorité), une homosexualité féminine plus affirmée et des transgressions taboues accentuées (inceste, bestialité, scatologie apparaissent plus fréquemment, bien que restant marginaux dans l'ensemble).
Au vu de la population étudiée et des résultats de son analyse, Friday avancera que la période précédant le mariage traditionnel est souvent celle où l'imagination érotique est la plus libre, intense et exploratoire, car moins contrainte par les rôles conjugaux et maternels. Encore plus que dans le premier livre, elle insiste sur le fantasme comme espace de souveraineté absolue de la femme sur son désir, indépendant du partenaire réel.
Best-seller lui aussi, l'accueil critique et intellectuel du livre fut parfois moins enthousiaste que pour "My Secret Garden". L'effet de surprise était passé, et certaines critiques méthodologiques et politiques se firent plus vives. Certaines féministes radicales ont reproché, par exemple, à Friday de ne pas assez interroger comment des fantasmes de soumission, de viol ou d'humiliation pouvaient être le fruit de l'intériorisation de l'oppression masculine et des violences sexuelles réelles, plutôt qu'une pure expression de liberté. La séparation fantasme / réalité leur semblait trop simpliste ...
Contrairement à "My Secret Garden" (1973), où les fantasmes étaient souvent marqués par la soumission et la culpabilité, "Women on top : how real life has changed women's sexual fantasies" (1991) révèle une génération (années 1980‑1990) de femmes désirant prendre le contrôle, explorant leur pouvoir sexuel et leur indépendance, parfois ressentant même de la colère envers les hommes. Le livre s’inscrit dans un contexte post-révolution sexuelle et post-second-wave féministe, tout en soulignant les préoccupations liées au VIH, aux grossesses non désirées et à l’évolution de la perception du désir féminin. Friday note que, malgré les avancées du féminisme, la société reste ambivalente sur les fantasmes féminins, oscillant entre libération et tabou.
Verena Stefan, "Häutungen" (1975)
Un livre qui fut un acte politique avant d'être un projet littéraire. Sorti en 1975 grâce à Frauenoffensive, la maison d’édition fondée par un collectif de 18 femmes à Munich, "Häutungen. Biografische Aufzeichnungen. Gedichte. Träume. Analysen" connut un succès immédiat et permit la consolidation financière de la maison. « Roman culte » de la nouvelle vague féministe en langue allemande, "Häutungen" conte dans un langage cru et poétique la transformation personnelle de la narratrice, qui passe d’un amour hétérosexuel à un amour lesbien, symbolisant une “mue” ("Shedding", "Mues", traduction publiée chez Des Femmes, Paris, en 1978).vers la liberté et la conscience féminine. Verena Stefan est une écrivaine suisse active dès les années 1970 dans les cercles féministes, notamment le collectif « Brot und Rosen » à Berlin et son oeuvre introduit la “Betroffenheitsliteratur” (littérature du vécu féministe) dans les débats culturels de l’époque...
« Alors, que fais-tu maintenant ? ("Was machst du dann?, une introduction de l'autrice)
Aujourd'hui, on m'invite en tant que vétérane du Nouveau Mouvement des Femmes pour témoigner "de ce que c'était à l'époque, de la façon dont je vois ces vingt dernières années et si quelque chose a vraiment changé" (wie es damals war, wie ich die letzten zwanzig Jahre sehe und ob sich überhaupt irgend etwas geändert hat). On m'invite parce que je suis devenue une figure symbolique de l'éveil, parce que j'ai écrit "Mues" (Häutungen), parce que "Mues" a été le premier texte littéraire issu du Nouveau Mouvement des Femmes (Frauenliteratur), parce que "Mues" a fait sensation.
Dans le discours anniversaire que j'ai prononcé en 1990 pour les quinze ans de la librairie féministe Lillemor's à Munich, j'ai évoqué l'époque où il n'y avait pas de librairies de femmes, pas de maisons d'édition féministes, pas de textes féministes (et heureusement, pas de terme trompeur comme "littérature féminine") :
"Je me souviens très bien de ce que c'était quand tout cela n'existait pas, et c'était une époque terrible. En 1967, quand j'ai passé mon bac, Monique Wittig avait trente-deux ans et avait déjà reçu le prix Médicis en 1964 pour son premier livre "Opoponax", la même année où Christa Reinig était récompensée par le prix de littérature de Brême. Mais jusqu'à aujourd'hui, l'une ne peut pas lire l'autre parce que les livres de Christa Reinig n'ont pas été traduits. À l'époque, personne ne nous a dit que ces autrices existaient même. Nous n'avions jamais entendu parler d'une Virginia Woolf ni d'une Marieluise Fleißer. Je ne me souviens pas avoir entendu parler d'une seule autrice de couleur pendant toute ma scolarité. L'enseignement était classique. Ensuite, après 1968, la gauche a proclamé la mort de la littérature bourgeoise. Ce qui comptait se passait dans la rue, dans les bars bondés, au cinéma et dans les chants de protestation. Ce n'est qu'en 1972 que j'ai recommencé à lire. Et avec d'autres femmes, nous avons constaté à quel point nous étions affamées, dans quelle situation de carence nous vivions. Nous voulions apparaître, en tant que sujets, pas comme les objets décrits du point de vue masculin. Nous voulions savoir que Virginia Woolf s'était déjà demandé en 1928 ce que cela signifierait pour la littérature moderne s'il y avait dans un livre : "Chloe liebte Olivia". Ou que dans un roman de Doris Lessing, l'héroïne se demandait si une femme menstruée pouvait ou non apparaître dans un livre.
Et où étaient les pirates, les inventrices, les combattantes, les fondatrices d'État ? L'un des mots les plus importants que nous nous sommes appris au début des années soixante-dix était, je crois, "Expertin". Nous avons constaté un jour que nous partions du principe, à partir de maintenant, que nous étions des expertes. Des expertes de notre corps, de notre sexualité et de l'interprétation de notre sexualité, de notre esprit, de notre psyché, de nos rêves et de l'interprétation de nos rêves ; des expertes de notre créativité et de nos productions. C'est ainsi que nous avons commencé à parler entre nous. Nous avons commencé à redéfinir l'expérience féminine du monde, à dire avec nos propres mots ce que le monde signifiait pour nous. "Nos corps sont utilisés pour vendre des marchandises avec lesquelles les hommes gagnent des millions" (Unsere Körper werden benutzt, um Waren zu verkaufen, mit denen Männer Millionen machen), écrivions-nous en 1972 dans le "FrauenhandbuchNr. 1" de Brot und Rosen (Pain et Roses ♀). Une telle phrase n'existait jusqu'alors que dans les textes du mouvement des femmes américain. Nous avions vécu dans un monde où de telles phrases n'existaient pas. L'une ouvrait les yeux et les oreilles de l'autre. L'une faisait part à l'autre des perceptions qu'elle jugeait normales. Chacune commençait à concevoir son existence comme existante parce qu'elle pouvait entendre, lire et dire des phrases dans lesquelles ses perceptions existaient.
Soudain, il y eut à nouveau des livres. Celles qui disaient savoir ce qu'était la littérature et qui n'avaient jamais cessé de lire donnaient des tuyaux confidentiels. "La Cloche de détresse (The Bell Jar), Voyage au Phare (To the Lighthouse), Une chambre à soi (A Room of One's Own)". Au cinéma alternatif, nous fixions l'écran après minuit, où apparaissait une tête puissante aux cheveux coupés court. De son vivant déjà, elle ressemblait à un monument, et c'était une écrivaine. Elle n'écrivait pas seulement, elle vécut pendant des décennies avec la même amante. Le film s'appelait : "If this you see remember me" (Si tu vois ceci, souviens-toi de moi). Le lendemain, j'écumai les librairies. L'ère des librairies féministes n'avait pas encore commencé. Je dénichai un exemplaire de "Trois Vies" (Three Lives). Pendant des semaines, nous avons vécu dans les "Trois Vies", surtout dans la vie de Melanctha, tout comme nous avons vécu pendant des semaines avec "Christa T." (Christa T.). À peine nous étions-nous remises de "Sexus et Domination" (Sexual Politics), qu'arrivait déjà "La Femme eunuque" (The Female Eunuch), "La Puissance féminine" (Die Potenz der Frau), et cela continuait avec "Rubyfruit Jungle", "Riverfinger Women" et "Flying". Les nouveaux slogans aussi se transmettent de pays en pays et de continent en continent : "Une femme sans homme est comme un poisson sans vélo" (A woman without a man is like a fish without a bicycle), dit-on en France, et avec le vers "I want a Women's Revolution like a lover" (Je veux une révolution des femmes comme une amante) commence le poème "Monster" de Robin Morgan. La phrase se déroule comme une bannière sur la langue : "I want a Womens Revolution like a Lover". Au début, nous sommes toutes sœurs. Le début est vite terminé. Puis il est dit : "La sororité est puissante, elle peut te tuer" (Sisterhood is powerful, it can kill you).
"Mues" est l'histoire d'un livre qui est arrivé. Il n'a pas été fabriqué par le marché du livre, n'a pas été protégé, ni lancé. La faim des lectrices pour un tel livre a contribué à déterminer le tirage. Le tirage de "Mues" a rendu possible la construction de la maison d'édition Frauenoffensive (Offensive des Femmes). L'histoire de "Mues" est une histoire à l'envers. Pour moi, c'est surtout l'histoire de l'autrice que je suis devenue. En 1977, j'ai écrit dans la seconde postface de "Mues" : "Mues n'est pas le premier ouvrage d'une carrière littéraire. Écrire un livre était alors la forme la plus appropriée d'agir pour la cause des femmes. Cela ne signifiait pas qu'un deuxième livre suivrait nécessairement". » (...)
Le titre "Häutungen" (au pluriel) signifie littéralement «mues», c’est-à-dire transformations successives par lesquelles passe un être vivant en se dépouillant de sa vieille peau. Le livre suit le parcours d'une narratrice sans nom (alter ego de Verena Stefan) depuis sa jeunesse hétéronormée jusqu’à son émancipation féministe et lesbienne. Il est structuré en fragments de prose poétique, journal intime, réflexions politiques, notations corporelles et sexuelles. Le récit débute dans la douleur d’un monde structuré par le regard masculin. Le corps est perçu comme un lieu d’aliénation : sexualité normée, rapports de pouvoir dans les relations hétérosexuelles, honte intériorisée. Commence la recherche d’un langage propre. Stefan veut désapprendre la langue masculine pour inventer une parole féminine authentique, corporelle, fragmentée mais incarnée. La narratrice découvre la solidarité entre femmes, participe à des groupes de parole, lit des théoriciennes féministes. Elle décrit ce processus comme une série de "mues", chacune étant une rupture avec une forme d’aliénation (familiale, sociale, sexuelle, intellectuelle).
Le livre est aussi l’un des premiers dans l’espace germanophone à nommer et décrire ouvertement une sexualité lesbienne. Stefan s’émancipe des modèles de désir patriarcaux, affirmant une érotique du regard, du toucher, de la tendresse et de la réciprocité. Le texte s’inscrit dans le mot d’ordre féministe : le personnel est politique. Chaque expérience intime est interprétée comme l’effet d’une structure patriarcale à déconstruire ...
On sent une influence de Christa Wolf ou Ingeborg Bachmann dans cette écriture féminine analytique ..
"Samuel habe ich als herzlichen menschen kennengelernt. Er strahlte wärme und sinnlichkeit aus. Ich nahm an, daß es mit ihm möglich wäre, sich auf halbem weg zu treffen. Jetzt sind seine gesichtszüge erstarrt, er hat seine herzlichkeit versenkt. Wieso gehe ich trotzdem mit? Ich bin verliebt / bin ich verliebt?
J’ai connu Samuel comme un être chaleureux. Il dégageait une tendresse sensuelle. J’imaginais qu’avec lui, une rencontre à mi-chemin serait possible. Aujourd’hui, ses traits se sont figés, il a enfoui sa bienveillance. Alors pourquoi est-ce que je reste ?
Suis-je amoureuse ? / Suis-je amoureuse ?
J’avais besoin de le connaître.
Son geste pour une nuit partagée ne me parut pas étrange. Malgré les empreintes douloureuses, j’étais secrètement fière, dans une part de moi, d’en être arrivée là : pouvoir coucher avec un homme sans façons.
La lumière de l’ascenseur est crue. J’observe Samuel attentivement.
Il fait un pas vers moi, m’embrasse sur la bouche. Nous ne nous connaissons pas, ignorons tout l’un de l’autre. L’effervescence est restée dans l’entassement humain du bar. Nous voilà seuls face à face. Bientôt nous nous déshabillerons, nous glisserons ensemble dans un lit. Ce baiser ne peut nous leurrer sur nos intentions.
Nous restons immobiles.
Il pose une main sur mon épaule. Je lève un sourire. Il baisse les yeux. Il passe un bras autour de moi. Je me penche vers lui. Il me serre. Je me blottis.
Aucun bruit. Des cratères s’ouvrent.
L’ascenseur s’arrête en sursaut. Dans l’appartement, Samuel me prend la main : « Viens, prenons un dernier schnaps. » Dans le néon de la cuisine, nous nous jaugons avec méfiance.
À qui nous sommes-nous liés ? Aucun accord ne semble exister pour se reconnaître. Maladresse mutuelle.
Dans sa chambre, il s’allonge sur le lit, croise les mains derrière la nuque, me regarde.
Il bat des ailes, impuissant, avec ses sentiments émondés. Je commence le chemin vers lui. (Ich beginne, den weg zu ihm zurückzulegen). Hésitante, je me mets en mouvement, un pas après l’autre. Mon visage sourit.
Je n’abandonne pas l’espoir qu’il vienne à ma rencontre.
Je m’accorde à son rythme, sans pression, sans exigence, lui laisse du temps. Je marche inlassablement vers lui le long de l’équateur, autour du globe, tandis que nos corps s’ébranlent déjà. Avec des mains éclairées, nous nous déshabillons mutuellement. Les points de signalisation s’activent. Bras, jambes et torse bougent. Dans le bombardement en tapis des instructions parfaitement connues, nous nous étirons, plions, pivotons, nous redressons, nous allongeons.
Enfin nous fermons les yeux,
les lèvres s’embrassent. Les mains chercheuses s’efforcent non de retracer les lignes connues du corps de l’autre sexe, mais d’atteindre vraiment l’humain derrière. Nous essayons de rire, essayons sans mots de fabriquer un peu de bonheur. Nous savons par les livres, les films, et les expériences confirmant ce savoir livresque et cinématographique, ce qu’il / elle désire. Nous agissons et réagissons en conséquence. Nous réagissons au fait qu’il / elle sait ce qu’il / elle aime. Nous nous fions à cette connaissance puisée dans les livres, les films, l’expérience, en supposant qu’elle est juste.
Samuel arrive à mes seins.
Ils restent inertes. Je ne les aime toujours pas. Quelle horreur que le désir puisse naître alors que je ne m’aime pas, alors que l’amour de soi et l’amour de l’autre sont disjoints, séparés comme parler et aimer, travailler et aimer, comme désir et amour.
Maintenant il baisse la tête, peut enfin la déposer un instant. Je l’accueille.
À nouveau je regarde le crâne d’un homme entre mes seins. Que cherche-t-il ?
Je me mets à courir, Samuel s’évanouit, la distance reste inchangée.
Samuel est-il un mirage ? Mon désir d’être nourrie est-il un mirage ? Je veux dire « stop », tout de suite, m’écarter de lui, plonger mon regard dans le sien, parler, nous endormir ensemble.
Mon vagin est-il humide ? Son pénis est-il raide ? Tout est-il bien préparé pour réunir ce qui est séparé ? Vaginapénis est devenu une unité de substitution, un ersatz pour tous les liens déchirés.
Son pénis bouge dans mon vagin. Il a glissé sans heurt. Je ne ressens aucune douleur à l’ovaire droit, il ne semble pas trop long. Le pénis bouge dans mon vagin avant que j’aie pu atteindre Samuel, celui à qui il appartient. Ma première vague de désir s’est depuis longtemps retirée,
immobilisée. Le visage de Samuel se dissout. C’est ce sérieux génital maudit que je n’ai jamais compris.
Que je n’aie pas eu d’orgasme reste tout aussi peu mentionné dans la pièce que la question de savoir ce qu’est un orgasme. « Cette histoire d’objet sexuel ! Je ne trouve pas si grave qu’on se satisfasse mutuellement, non ? »
Retarder de quelques secondes la mort par congélation, interrompre l’anonymat et la solitude :
Devenir une seule chair. (Ein fleisch werden.)
Être reconnu par quelqu’un et avoir le sentiment d’exister enfin comme personne, unique et irremplaçable :
Devenir une seule chair. (Ein fleisch werden.)
Toutes les instructions sont connues. Parfois la satisfaction tend peut-être un écran devant les fenêtres. Nous avons encore survécu. Samuel relève une dernière fois la tête : « C’est quand même plus beau de s’endormir à deux. »
Ma tête hoche.
Ma main caresse ses cheveux. Son visage repose dans mon aisselle. Mes yeux emplissent l’obscurité. Le lendemain matin, le sortilège s’est dissipé. Une camarade et un camarade se retrouvent dans la cuisine d’une colocation berlinoise.
Ce qui subsiste :
Comprendre pourquoi je ne suis pas partie après la première nuit, après les premiers signes que là aussi m’attendaient un dur labeur, peut-être une destruction...."
(Am nächsten morgen ist der spuk verflogen. Eine genossin und ein genosse treffen sich in einer Berliner wohngemeinschaftsküche wieder. Was übrig bleibt: Herauszufinden, warum ich nicht wegblieb nach der ersten nacht, nach den ersten hinweisen, daß auch hier schwerarbeit, womöglich zerstörung auf mich wartete...)
Hélène Cixous, "Le Rire de la Méduse" (1975)
Figure majeure du féminisme littéraire français des années 1970, Cixous développe ici l’idée selon laquelle les femmes doivent écrire à partir de leur corps, de leur sexualité, de leur vécu propre - et non selon les codes et structures d’un langage phallogocentrique (masculin, rationnel, autoritaire). Et cette idée devient le cœur de l’écriture féminine, un concept central dans les études littéraires féministes et poststructuralistes. Cixous propose une relecture du mythe de Méduse, traditionnellement représentée comme un monstre effrayant, pétrifiant les hommes du regard. Elle en fait un symbole de la puissance refoulée des femmes, réprimée par la culture patriarcale et transforme une figure de terreur en une allégorie de libération féminine ...
"Je parlerai de l’écriture féminine : de ce qu’elle fera. Il faut que la femme s’écrive: que la femme écrive de la femme et fasse venir les femmes à l’écriture, dont elles ont été éloignées aussi violemment qu’elles l’ont été de leurs corps ; pour les mêmes raisons, par la même loi, dans le même but mortel. Il faut que la femme se mette au texte - comme au monde, et à l’histoire -, de son propre mouvement.
Il ne faut plus que le passé fasse l’avenir. Je ne nie pas que les effets du passé sont encore là. Mais je me refuse à les consolider en les répétant; à leur prêter une inamovibilité équivalente à un destin ; à confondre le biologique et le culturel. Il est urgent d’anticiper.
Ces réflexions, parce qu’elles s’avancent dans une région sur le point de se découvrir, portent nécessairement la marque de l’entretemps que nous vivons, celui où le nouveau se dégage de l’ancien, et plus exactement la nouvelle de l’ancien. C’est pourquoi, comme il n’y a pas de lieu d’où poser un discours, mais un sol millénaire et aride à fendre, ce que je dis a au moins deux faces et deux visées : détruire, casser; prévoir l’imprévu, projeter.
J’écris ceci en tant que femme vers les femmes. Quand je dis « la femme », je parle de la femme en sa lutte inévitable avec l’homme classique; et d’une femme-sujet universelle, qui doit faire advenir les femmes à leur(s) sens et leur histoire. Mais il faut dire, avant tout, qu'il n'y a pas, aujourd'hui même, et malgré l'énormité du refoulement qui les a maintenues dans ce « noir » qu'on essaie de leur faire reconnaître comme leur attribut, une femme générale, une femme type. Ce qu'elles ont en commun, je le dirai. Mais ce qui me frappe, c'est l'infinie richesse de leurs constitutions singulières : on ne peut parler d'une sexualité féminine, uniforme, homogène, à parcours codable, pas plus que d'un inconscient semblable. L'imaginaire des femmes est inépuisable, comme la musique, la peinture, l'écriture : leurs coulées de fantasmes sont inouïes. J'ai plus d'une fois été émerveillée par ce qu'une femme me décrivait d'un monde sien qu'elle hantait secrètement depuis sa petite enfance. Monde de recherche, d'élaboration d'un savoir, à partir d'une expérimentation systématique des fonctionnements du corps, d'une interrogation précise et passionnée de son érogénéité. Cette pratique, d'une richesse inventive extraordinaire, en particulier de la masturbation, se prolonge ou s'accompagne d'une production de formes, d'une véritable activité esthétique, chaque temps de jouissance inscrivant une vision sonore, une composition, une chose belle. La beauté ne sera plus interdite. Alors je souhaitais qu'elle écrive et proclame cet empire unique. Pour que d'autres femmes, d'autres souveraines inavouées, s'écrient alors: moi aussi je déborde, mes désirs ont inventé de nouveaux désirs, mon corps connaît des chants inouïs, moi aussi je me suis tant de fois sentie pleine à exploser de torrents lumineux, de formes beaucoup plus belles que celles qui encadrées se vendent pour toute la galette qui pue. Et moi aussi je n'ai rien dit, je n’ai rien montré; je n’ai pas ouvert la bouche, je n’ai pas repeint ma moitié du monde. J’ai eu honte. J’ai eu peur et j'ai bouffé ma home et ma peur. Je me disais : tu es folle! Qu’est-ce que c’est que ces montées, ces inondations, ces bouffées ? Quelle est la femme bouillonnante et infinie qui n’a pas, immergée qu'elle était dans sa naïveté, maintenue dans l’obscurantisme et le mépris d’elle-même par la grande poigne parentale-conjugale-phallogocentrique, eu honte de sa puissance ?, qui ne s’est pas, surprise et horrifiée par le remue-ménage fantastique de ses pulsions (car on lui a fait croire qu'une femme bien réglée, normale, est d’un calme ... divin), accusée d’être monstrueuse? qui, sentant s’agiter une drôle d'envie (de chanter, d'écrire, de proférer, bref de faire sortir du neuf), ne s’est pas crue malade? Or sa maladie honteuse, c’est qu’elle résiste à la mort, qu’elle donne tant de fil à retordre.
Et pourquoi n’écris-tu pas ? Écris! L’écriture est pour toi, tu es pour toi, ton corps est à toi, prends-le. Je sais pourquoi tu n’as pas écrit. (Et pourquoi je n’ai pas écrit avant l’âge de vingt-sept ans.) Parce que l’écriture c'est à la fois le trop haut, le trop grand pour toi, c’est réservé aux grands, c’est-à-dire aux « grands hommes »; c’est de « la bêtise ». D’ailleurs tu as un peu écrit, mais en cachette. Et ce n’était pas bon, mais parce que c’était en cachette, et que tu te punissais d’écrire, que tu n'allais pas jusqu’au bout; ou qu’écrivant, irrésistiblement, comme nous nous masturbions en cachette, c’était non pas pour aller plus loin, mais pour atténuer un peu la tension, juste assez pour que le trop cesse de tourmenter. Et puis dès qu'on a joui, on se dépêche de se culpabiliser - pour se faire pardonner; ou d’oublier, d’enterrer, jusqu’à la prochaine. Écris, que nul ne ce retienne, que rien ne t’arrête ..."
Le langage, pour Cixous, est construit selon une logique masculine (phallogocentrique), ce qui contribue à l’oppression symbolique des femmes. Elle appelle à détruire cette structure de domination en introduisant dans l’écriture un langage plus fluide, corporel, subversif. Le corps est central : les femmes doivent écrire avec leur corps, depuis leur corps. Cixous oppose cette écriture à la logique rationnelle et cloisonnée du discours masculin. L’écriture féminine serait donc plus proche du rêve, de l’émotion, du flux, du rythme — plutôt que de la structure logique classique. Les femmes ont intériorisé leur infériorité symbolique. Elles se censurent. L'écriture devient alors un outil d’émancipation, un moyen de désapprendre la honte et de retrouver la jouissance d’être soi. Enfin, l’essai s'attaque aux binarismes classiques (homme/femme, actif/passif, raison/émotion, etc.) qui structurent la pensée occidentale. Nous sommes ici dans le sillage de Derrida et Lacan, mais en rupture avec leurs paradigmes masculins ...
Judith Butler ("Gender Trouble", 1990) remettra en cause la naturalisation du sexe dans des textes comme celui de Cixous...
"... De la féminité les femmes ont presque tout à écrire : de leur sexualité, c’est-à-dire de l'infinie et mobile complexité, de leur érotisation, des ignitions fulgurantes de telle infime-immense région de leurs corps, non du destin, mais de l'aventure de telle pulsion, voyages, traversées, cheminements, brusques et lents éveils, découvertes d’une zone naguère timide tout à l'heure surgissante. Le corps de la femme aux mille et un foyers d'ardeur, quand elle le laissera - fracassant les jougs et censures - articuler le foisonnement des significations qui en tous sens le parcourt, c'est de bien plus d'une langue qu’il va faire retentir la vieille langue maternelle à un seul sillon.
Nous nous sommes détournées de nos corps, qu'on nous a honteusement appris à ignorer, à frapper de la bête pudeur; on nous a fait le coup du marché de dupes : chacun aimera l'autre sexe. Je te donnerai ton corps et roi tu me donneras le mien. Mais quels sont les hommes qui donnent aux femmes le corps qu'elles leur remettent aveuglément ? Pourquoi si peu de textes ? Parce que si peu de femmes encore regagnent leur corps. Il faut que la femme écrive par son corps, qu'elle invente la langue imprenable qui crève les cloisonnements, classes et rhétoriques, ordonnances et codes, qu'elle submerge, transperce, franchisse le discours à réserve ultime, y compris celui qui se rit d’avoir à dire le mot « silence », celui qui visant l'impossible s'arrête pile devant le mot « impossible » et l'écrit comme « fin ».
Telle est la puissance féminine, qu'emportant la syntaxe, rompant ce fameux fil (juste un tout petit fil, disent-ils) qui sert aux hommes de substitut de cordon pour s'assurer, sans quoi ils ne jouissent pas, que la vieille mère est bien toujours derrière eux, à les regarder faire phallus, elles iront à l'impossible...."
"Woman at Point Zero" (Imra'a inda nuqtat al-sifr), Nawal El Saadawi (1975)
Un roman paru pour la première fois en 1975 en arabe (publié en anglais en 1983) et l'un des textes les plus puissants de la littérature féministe postcoloniale du XXe siècle. Le roman s’ouvre sur une narratrice - psychiatre, alter ego de Saadawi - qui rencontre une prisonnière nommée Firdaus, condamnée à mort pour avoir tué un homme. L’histoire est construite comme le long monologue de Firdaus, dans lequel elle retrace sa vie, ses humiliations, et son éveil à la révolte.
Orpheline élevée dans la pauvreté, Firdaus subit des violences sexuelles dès l’enfance (par son oncle, puis dans la rue). Privée d'affection, elle découvre tôt que son corps est une marchandise dans un monde masculin brutal. Mariée de force à un vieil homme violent, elle fuit une relation marquée par les coups et l’asservissement. Elle devient secrétaire, mais subit harcèlement et domination. Elle choisit alors la prostitution, qu’elle voit non comme une déchéance, mais comme un acte de contrôle économique et existentiel sur son corps. C’est la seule période où elle se sent libre : en monnayant ses services, elle renverse la logique du pouvoir masculin. Mais une relation abusive avec un proxénète met fin à cette illusion d’autonomie. Lorsqu’il veut la soumettre, elle le tue. En prison, elle refuse la grâce, affirmant : « Je suis plus libre ici, dans cette cellule, que ne l’ai jamais été dehors. »
Le livre fut traduit dans plus de 30 langues, enseigné dans les cours de littérature comparée, de gender studies, de postcolonial studies, et comparé à des textes tels que "The Awakening", de Kate Chopin, "I, Tituba: Black Witch of Salem", de Maryse Condé, "The Second Sex", de Simone de Beauvoir (influence explicite sur El Saadawi) ...
« La Femme et le sexe : ou Les souffrances d'une malheureuse opprimée » (Al-mar'a wa al-jins, publié en 1972) est un essai féministe radical de Nawal El Saadawi, dans lequel elle mêle médecine, psychanalyse, sociologie, politique et autobiographie pour dénoncer l’oppression sexuelle des femmes dans les sociétés arabes, en particulier en Égypte. Ce texte est souvent considéré comme l'un des plus explosifs de son œuvre et a valu à l'autrice censure, arrestation, interdiction d’exercer, et menaces de mort (Première traduction française, Éditions des femmes, 1981).
El Saadawi aborde sans détour l’excision, qu’elle a elle-même subie à l’âge de six ans. Elle décrit ses effets physiques et psychologiques sur les femmes (traumatismes, troubles sexuels, stérilité, douleurs chroniques). Elle condamne les justifications religieuses et culturelles de cette pratique. L’autrice démonte la construction de la virginité féminine comme obsession sociale, symbole de l’honneur familial et critique le culte de l’hymen, entretenu par les institutions médicales, juridiques et religieuses. El Saadawi défend l'idée que la femme a le droit au plaisir sexuel, un droit nié ou réprimé dans les sociétés patriarcales, et accuse les structures patriarcales d'avoir transformé la sexualité féminine en objet de contrôle moral, étatique et familial. L’autrice attaque les interprétations misogynes de l’islam, sans remettre en question la religion en soi et critique les figures d’autorité masculine (pères, maris, imams, médecins) comme piliers d’un ordre patriarcal sacralisé.
Nawal El Saadawi était alors médecin en santé publique et militante féministe en Égypte : elle sera démise de ses fonctions au ministère de la Santé.
Marilyn French, "The Woman’s Room" (1977)
Marilyn French (1929–2009) est une écrivaine, critique littéraire et militante féministe radicale américaine. Ancienne professeure de littérature anglaise, influencée par Virginia Woolf et Simone de Beauvoir, elle est surtout connue pour son roman « The Woman’s Room » (1977), qui devint immédiatement un best-seller mondial et l’un des textes les plus emblématiques de la deuxième vague féministe aux États-Unis. Plus de 20 millions d’exemplaires seront vendus dans le monde. Traduction française, "Toilettes pour femmes", Laffont, 1978)).
Chronique de la vie domestique d’une femme au foyer dans les années 1950-60 et critique de l’assignation sociale des femmes à la sphère privée, l'histoire de Mira, une femme blanche de classe moyenne, de son adolescence dans les années 1940 à son émancipation intellectuelle et politique dans les années 1970. Une chronique lucide et douloureuse de l’aliénation des femmes dans l’Amérique patriarcale de l’après-guerre, en s’appuyant sur l'expérience domestique, conjugale, maternelle et sexuelle. French a su nous montrer comment les femmes sont psychologiquement détruites par des rôles sociaux imposés (mère, épouse, ménagère) : le récit a résonné profondément avec des millions de femmes dans le monde entier, car il mettait des mots sur une expérience bien silencieuse ...
Le récit alterne entre deux temporalités, le présent (années 1970), - Mira Ward, la narratrice, est une femme divorcée, étudiante à Harvard, reconstruisant sa vie après son mariage -, et le passé (années 1950-60), - le récit de la vie de Mira comme femme au foyer dans la banlieue aisée de "Euclid", entourée d'autres femmes dont les destins tragiques illustrent l'échec du modèle traditionnel.
"... Il y avait deux cultures. - le monde, qui se composait des hommes, et la leur, où il n’y avait que des femmes et des enfants. A l’intérieur de leur monde, elles étaient présentes les unes pour les autres physiquement et émotionnellement. Elles s’accordaient, avec bonne humeur et silencieuse compréhension, soutien, affection et légitimité les unes aux autres, ainsi qu'aux intérêts qu’elles avaient en commun. Mira se disait qu’elles étaient plus importantes les unes pour les autres que ne l’étaient leurs maris pour elles. Puis Mira donna sa première partie...
"Presque tout le monde arriva très en avance. Le petit living-room était. immaculé et avait été dégagé pour la circonstance : le linge propre qui avait été empilé cet après-midi-là sur un coin du canapé, les jouets éparpillés par terre, tout avait été jeté dans des placards pour la soirée. Les quelques petites tables présentaient des œufs durs coupés, des olives, du fromage, des crackers, et des ramequins de chips et de bretzels. Bien qu’elles se rencontrassent toutes presque chaque jour, les femmes étaient très excitées quand elles arrivaient.
Les hommes avaient leur allure habituelle : un peu moins strictement habillés que lorsqu'ils allaient au travail, mais élégants, vêtus de vestons et de vestes de sport et portant chaussures impeccables. Mais les femmes! Les pantalons en loques, les visages pas maquillés, les bigoudis et les tabliers avaient disparu. elles arboraient jupes longues, faux diamants, cheveux permanentés, bas, hauts talons, eye-liner et rouge à lèvres. Toutes étaient attirantes et ce soir, dans leurs vêtements enchanteurs, elles étaient superbes et le savaient. Elles envahirent le living-room avec fièvre; leurs voix avaient un timbre plus aigu qu’à l'ordinaire; elles riaient plus fort et plus facilement qu’à l'ordinaire.
Les hommes, sentant quelque chose de différent, haussèrent les épaules et abandonnèrent le living-room aux « filles », se plantèrent avec leurs verres de whisky-soda dans la cuisine et discutèrent de matches de football, de voitures, des meilleures marques de pneus. Les femmes s’assirent d’un air mal assuré dans la pièce étrangère avec leurs vêtements étrangers, et se regardèrent les unes les autres. Elles se jaugèrent soudain réciproquement, observant l’ovale d’un visage et la longueur d’un cou comme si elles ne les avaient jamais vus auparavant. Elles n'étaient qu’à moitié conscientes de ce qui se passait.
Les femmes n'étaient jamais séparées de leurs enfants. Sortir coûte de l’argent pour la baby-sitter, le diner, les billets de cinéma ou de théâtre, un argent qu’elles n'avaient presque jamais. La grossesse leur avait enseigné à ne pas trop penser à l'avenir : le futur était simplement davantage de présent. Leurs horizons se limitaient à leurs vies.
Mais, ce soir, elles avaient pénétré dans le living-room bien habillées et prêtes à tout, comme elles se le disaient avec de petits rires nerveux. Elles s'étaient vues, elles et les autres, sous une forme nouvelle. Elles étaient encore jeunes, elles étaient attirantes. Se regardant dans la grande glace avant de quitter la maison, elles virent qu'elles n'étaient pas très différentes des jeunes créatures qu’elles avaient prises pour modèles - les femmes ensorcelantes de magazines de mode et de cinéma. Elles se mirent à comprendre obscurément qu’elles avaient un autre moi que celui avec lequel elles vivaient chaque journée. C'était une sorte de miracle..."
French ne critique pas des individus, mais un système patriarcal entier : mariage, famille nucléaire, division genrée du travail, éducation, médecine, justice, qui conspirent pour maintenir les femmes dans un état de subordination et d'aliénation. La violence masculine (physique, sexuelle, psychologique, économique) est présentée comme une réalité omniprésente et constitutive de l'ordre social décrit, de la banlieue "respectable" aux bas-fonds. L'œuvre analyse profondément comment les rôles imposés (épouse, mère, ménagère) annihilent l'identité propre et le désir des femmes. French montre à la fois comment le système pousse les femmes à se concurrencer (pour les hommes, le statut social) et comment la solidarité et l'amitié entre femmes (Mira/Kyla, Mira/Val) peuvent être des forces de résistance et de survie.
"The Woman's Room" est bien plus qu'un roman ; c'est un acte politique et une analyse sociologique implacable. En disséquant chapitre après chapitre la vie quotidienne, les destins brisés et le lent éveil de Mira, Marilyn French expose avec une force rare la machine à broyer qu'était le modèle féminin traditionnel des années 50-60 et pose les bases d'une critique radicale du patriarcat dont la résonance reste forte aujourd'hui.
"... Elle était accablée. Voilà donc tout ce que cela voulait dire, tous les trucs bizarres qu'on lui avait appris. Tout s'éclairait, tout s’expliquait. Et ce tout était trop lourd pour elle. D’autres filles allaient dans des bars, d’autres filles dansaient. La différence était qu’elle avait donné l'impression d’être seule. Qu’une femme ne fût pas marquée comme propriété d’un mâle en faisait une putain en chaleur susceptible d’être attaquée par n'importe quel mâle, ou même par tous en même temps. Qu’une femme ne pût pas sortir et s'amuser à danser sans se soucier de ce que penseraient (ou pire, c'était bien probable) tous les mâles, voilà qui lui semblait une si grande injustice qu’elle n’arrivait pas à l’avaler. Elle était femme et cela seul suffisait à la priver de liberté, quoi que pussent dire les livres d’histoire, qui prétendaient que le droit de vote pour les femmes avait marqué la fin de l'inégalité ou que l’on déformait les pieds des femmes uniquement dans un pays anachronique, pas à la page et étrange comme la Chine. Elle n'était constitutionnellement pas libre. Elle ne pouvait pas sortir seule le soir. Elle ne pouvait pas, dans un moment de solitude, sortir dans une taverne pour boire un verre en compagnie. Les deux fois où elle avait pris un train de jour, pour visiter les musées de New York, elle avait été draguée sans arrêt. Elle n'avait même pas le droit de donner l'impression d’être sans escorte, si cette escorte décidait de la laisser tomber, elle était perdue.
Et elle n’avait pas même le droit de se défendre : il lui fallait s’en remettre à un mâle là aussi. Et quoique frêle et boiteux, Biff était plus à même qu'elle de s'occuper de toutes ces choses-là. Si ces types s'en étaient vraiment pris à elle, toute sa colère, toute sa hauteur et toute sa force ne lui auraient jamais servi à rien.
Elle ne serait jamais libre, jamais. Jamais. Cela serait toujours ainsi. Elle pensa aux amies de sa mère et les comprit brusquement. Où qu'elles allassent et quoi qu'elles fissent, elles devaient toujours se préoccuper de ce que les hommes pensaient, comment ils les regardaient, ce qu'ils pouvaient faire ..."
Marilyn French ne cherche pas à plaire ou à équilibrer les points de vue. Elle décrit un système oppressif avec une rage contrôlée mais implacable. Mira est une jeune femme brillante, mais conditionnée par la société à se marier et à être "aimable". Elle épouse un homme respectable, Norman, avec qui elle a deux enfants. Son univers se réduit à la sphère domestique. Elle s’enferme dans une routine de tâches ménagères, subit le mépris intellectuel de son mari, et abandonne ses ambitions personnelles. Norman finit par la quitter pour une femme plus jeune, ce qui la laisse émotionnellement ruinée mais libre. Mira retourne à l’université (Harvard) où elle rencontre d'autres femmes aux trajectoires similaires et découvre le féminisme, la solidarité féminine, la colère politique. Ces années marquent une véritable reconstruction de soi. À travers ses amitiés, notamment avec Val, militante lesbienne radicale, Mira ouvre les yeux sur les systèmes d’oppression auxquels elle a participé malgré elle. Le roman se termine sur une lucidité amère, sans happy end, mais avec un regard clairvoyant sur les contraintes sociales...
Le livre est souvent comparé à "The Second Sex" (Simone de Beauvoir) ou "The Feminine Mystique" (Betty Friedan), mais sous une forme romanesque accessible. Il a ouvert la voie à une nouvelle forme de littérature féminine politisée, dans la lignée de Doris Lessing, Margaret Atwood, ou Alice Walker.
Après The Women’s Room (1977), Marilyn French a publié plusieurs autres ouvrages importants, mais le plus connu après celui-là est sans doute « Beyond Power: On Women, Men, and Morals » (1985) — traduit en français sous le titre « Au-delà du pouvoir : Les femmes, les hommes et la morale » (1987, Éditions des femmes) : un essai ambitieux et monumental (plus de 700 pages) dans lequel Marilyn French s’attaque à l’idée que la domination et la hiérarchie sont des faits biologiques : elle soutient au contraire qu’elles sont le résultat de choix historiques et moraux, et propose donc une contre-histoire féministe de la civilisation occidentale.
« The Bleeding Heart » (1980), traduit en français sous le titre « Les Bons Sentiments » (Éditions Acropole, 1981), est le deuxième roman majeur de Marilyn French, un roman moins connu, mais fondamental pour comprendre l’évolution de son féminisme littéraire, plus intime, plus concentré sur la vie intérieure d’une femme, Dolores, intellectuelle quinquagénaire, divorcée, féministe. Le roman se déroule presque entièrement dans l’espace mental d’une relation amoureuse entre elle et Victor, un homme brillant mais attaché aux structures de pensée patriarcales. C’est un roman à deux voix : il explore à la fois l'attirance, le conflit idéologique, les blessures du passé, la difficulté à aimer en restant soi. À travers leurs dialogues, leurs silences, leurs conflits et leurs souvenirs, French dissèque les tensions entre amour romantique et conscience féministe. Le roman retrace aussi le passé de Dolores : ses échecs amoureux, sa maternité, sa relation à son corps vieillissant, sa solitude, sa colère contre la société.
Dacia Maraini, "Donna in guerra" (1975)
Dacia Maraini est l’une des figures majeures de la littérature italienne contemporaine, particulièrement active dans les domaines du féminisme, du théâtre engagé et de la critique sociale. Elle est née en 1936 à Fiesole et a été proche des milieux intellectuels italiens des années 1960 à 1980, notamment via sa relation avec Alberto Moravia et sa collaboration avec Pier Paolo Pasolini. Elle est aussi cofondatrice du Teatro della Maddalena (1973), théâtre féministe autogéré à Rome.
"Donna in guerra" est un roman emblématique du féminisme italien des années 1970. Le roman, écrit sous forme de journal intime, suit Vannina, une jeune institutrice romaine mariée à Giacinto, un représentant de commerce machiste et infidèle.
- La Souffrance Silencieuse - Au début, Vannina vit dans une soumission résignée. Elle supporte l'égoïsme et les infidélités flagrantes de Giacinto, ses humiliations constantes, et une vie sexuelle non désirée assimilée à un devoir conjugal. Elle s'occupe des tâches domestiques et subvient même financièrement aux besoins du couple. Sa vie est marquée par l'ennui, la frustration et un profond sentiment d'invisibilité. Elle observe le monde autour d'elle (voisins, collègues) où les inégalités de genre et la violence masculine sont la norme.
- Le Voyage en Sardaigne et l'Éveil : Giacinto emmène Vannina en vacances en Sardaigne chez des amis. Ce séjour devient un catalyseur. Vannina est confrontée à la misogynie encore plus brutale et archaïque de la société sarde (notamment à travers le personnage de Massimo). Elle est témoin d'un avortement clandestin et dangereux subi par une jeune femme, expérience qui la révulse et lui ouvre les yeux sur la violence spécifique infligée aux corps des femmes et le contrôle de leur sexualité. Elle commence à ressentir une colère sourde et un rejet de son rôle assigné.
- La Rencontre avec Suna et la Prise de Conscience Radicale - De retour à Rome, Vannina rencontre Suna, une femme mystérieuse, indépendante et radicalement féministe. Suna vit seule, refuse tout compromis avec le patriarcat, parle sans fard de la condition des femmes et de la nécessité de la révolte. Elle devient une figure de mentor et d'inspiration pour Vannina. Leurs conversations sont des étincelles pour Vannina. Elle commence à analyser sa propre vie et la société à travers un prisme féministe, identifiant clairement l'oppression systémique.
- La "Guerra" (Guerre) Personnelle et la Rupture - La "guerre" du titre est celle que Vannina déclare progressivement contre sa propre soumission et contre le système qui l'opprime. Cette guerre est d'abord intérieure : une lutte pour la prise de conscience de sa propre valeur et de ses désirs. Elle se manifeste par de petits actes de rébellion : elle refuse de plus en plus les avances de Giacinto, conteste ses paroles, remet en question ses choix. La tension monte dans le couple. Le point culminant est le refus final de Vannina : quand Giacinto tente de la violer (car il considère son corps comme sa propriété), elle se défend physiquement avec une force nouvelle et le chasse du lit conjugal. Cet acte symbolise la rupture définitive avec la soumission.
- L'Épilogue Incertain mais Libérateur - Le roman ne se termine pas par une victoire claire ou une solution facile. Giacinto quitte la maison. Vannina reste seule, face à un avenir incertain mais libre. Sa dernière phrase ("Je suis vivante") est un cri de renaissance. Elle a gagné la guerre contre sa propre annihilation, mais la lutte plus large continue.
Paru en 1975, en pleine bataille pour les droits des femmes en Italie (droit de famille réformé en 1975, légalisation de l'avortement en 1978), le roman a résonné comme un cri de ralliement. Il a offert un miroir à des milliers de femmes, validant leurs expériences et alimentant le débat public sur l'égalité et l'autodétermination.
Monique Wittig, "Les Guérillères" (1969, réédité largement dans les années 70)
Un manifeste poético-politique déguisé en fiction qui est à la fois une utopie guerrière, une mythologie féministe, et une subversion radicale du langage patriarcal (Les Guérillères sont le lieu de rencontre de quelques textes, dans lesquels des « prélèvements » ont été effectués, à la fois comme indications des références socio-historico-culturelles du livre et comme indices des distances que le livre tente d’opérer par rapport à elles). Il y eut un temps où on ne disait pas "elles" débute un texte fragmentaire, composé de courts paragraphes, qui ensemble tracent l’histoire d’un soulèvement des femmes contre un ordre masculin.
"... Qu’est-ce que le début ? disent-elles. Elles disent qu’au début elles sont pressées les unes contre les autres. Elles ressemblent à des moutons noirs. Elles ouvrent la bouche pour bêler ou pour dire quelque chose mais pas un son ne sort. Leurs cheveux leurs poils frisés sont appliqués contre les fronts. Elles se déplacent sur la surface lisse, brillante. Leurs mouvements sont des translations, des glissements. Elles sont étourdies par les reflets au-devant desquels elles vont. Leurs membres à nul point ne peuvent s’accrocher. À la verticale, à l’horizontale, c’est la même glace ni froide ni chaude, c’est la même brillance qui nulle part ne les retient. Elles avancent, il n’y a pas d’avant, il n’y a pas d’arrière. Elles progressent, il n’y a pas de futur, il n’y a pas de passé. Elles se meuvent lancées les unes contre les autres. Les mouvements qu’elles amorcent avec leurs membres inférieurs ou avec leurs membres supérieurs multiplient les déplacements. S’il y a eu un déplacement initial c’est un fait qui contredirait leur fonctionnement immuable. Ce serait une variation fondamentale qui contredirait le système d’ensemble, il instaurerait le désordre. Elles vont ou elles viennent enfermées dans quelque chose d’étincelant et de noir. Le silence est total. Si parfois elles tentent de s’arrêter pour écouter quelque chose, le bruit d’un train, la sirène d’un bateau, la musique de X X, leur mouvement d’arrêt les propulse de part et d’autre d’elles-mêmes, les fait osciller, leur donne un départ nouveau. Elles sont prisonnières du miroir.
Elles disent que le féminaire divertit les petites filles. Par exemple trois sortes de nymphes y sont mentionnées. Les nymphes naines sont triangulaires. Ce sont, accolés, deux replis étroits. Elles sont presque invisibles parce que les lèvres les dissimulent. Les nymphes moyennes ont l’aspect d’une feuille de liliacée. Elles sont en forme de demi-lune ou triangulaires. On les voit sur toute leur longueur raides souples bouillonnantes. Les grandes nymphes déployées ressemblent à des ailes de papillon. Elles sont hautes triangulaires ou quadrangulaires, très apparentes.
Elles disent qu’étant porteuses de vulves elles connaissent ce qui les caractérise. Elles connaissent le mont le pénil le pubis le clitoris les nymphes les corps et les bulbes du vagin. Elles disent qu’elles s’enorgueillissent à juste titre de ce qui a longtemps été considéré comme l’emblème de la fécondité et de la puissance reproductrice de la nature..."
Les Guérillères, ce sont des femmes guerrières, libérées, organisées, qui ont pris les armes après des siècles de silence et de soumission. "Elles" vivent dans un espace autonome, symbolisé par le "cercle" (rituel, stratégique, philosophique), leur univers est régi par des symboles féminins : le soleil, la roue, le cercle, le phallus renversé. L’anneau vaginal (O) devient emblème de puissance. Des cérémonies célèbrent leurs corps, leurs armes, leurs mortes, leur parole est collective, incantatoire. Elles réécrivent les mythes (Amazones, déesses) et effacent les récits patriarcaux (subvertir le langage est un acte de libération). Les femmes ne sont pas une classe naturelle, mais une classe sociale produite par l’hétérosexualité comme régime politique : la destruction de ce système est nécessaire pour toutes les libérer. La violence culmine mais la guerre n’est pas une fin en soi. Des hommes, intrigués par la nouvelle société des femmes, viennent à elles sans armes. Le roman se termine sur l’idée d’une nouvelle société possible, une utopie post-patriarcale, non essentialiste, mais profondément politique.
Wittig a développé ses thèses dans "La Pensée straight" (1992) et "L’Opoponax" (Prix Médicis 1964).
Angela Carter, "The Passion of New Eve" (1977)
Romancière, nouvelliste et journaliste britannique, figure majeure du réalisme magique et du féminisme postmoderne, Angela Carter (1940–1992) est connue notmamment pour trois livres, "Nights at the Circus" (1984), "The Bloody Chamber" (1979), "The Magic Toyshop" (1967).
Roman de science-fiction féministe sur la transformation d’un homme en femme, au style baroque, subversif, mêlant mythes (nous sommes un tissu de mythes, nous nous drapons dans des rêves), contes de fées, érotisme et critique sociale, "The Passion of New Eve" est considéré comme le texte fondateur des Gender Studies (le genre est une prison culturelle) : Carter y expose la chair comme territoire politique, une guerre des signes où le corps est le premier champ de bataille.
- Evelyn, un jeune professeur londonien cynique, fuit une Angleterre en guerre pour les États-Unis. Obsédé par le culte de la star du cinéma Tristessa de St-Ange (symbole de la féminité idéalisée et mélancolique), il la traque dans le désert américain: il sera capturé par une armée de femmes guerrières menée par Mère, déesse matriarcale, dans la cité souterraine de Beulah.
- C'est alors l'étape de la Transformation : Mère (figure terrifiante, mi-déesse mi-chirurgienne) force Evelyn à subir une chirurgie de réassignation sexuelle. Il devient Ève, incarnation physique de la "femme" : "Je suis l’Utopie de la chair faite femme". - Le but de Mère étant de venger le patriarcat en créant une nouvelle Ève, symbole de renaissance matriarcale (Mère incarne un féminisme autoritaire qui reproduit les violences du patriarcat et Carter rejette l’idée d’une "nature féminine" universelle).
- La Quête de Tristessa enchaîne une nouvelle étape - Ève s’échappe et rencontre Tristessa – mais, révélation choquante, l’icône féminine est un homme (Albert) vivant en recluse. Tristessa incarne le simulacre : "Elle" est une construction du désir masculin, un mythe cinématographique. Leur relation érotique et violente brouille les frontières entre masculin / féminin, réalité / illusion.
- Apocalypse et Renaissance marquent la dernière étape de l'intrigue : Eve et Tristessa fuient à travers un pays en guerre civile. Après avoir découvert que Tristessa (icône féminine mythique) est en réalité un homme (Albert) vivant en recluse, Ève entame une relation ambivalente avec elle / lui. Ils sont capturés par Zero, un poète misogyne et violent qui les réduit en esclavage. Dans un théâtre abandonné, Zero orchestre un rituel sacrificiel au cours duquel Tristessa, habillée en mariée, est tuée d'une balle par Zero lors d'une parodie de cérémonie nuptiale. "Elle tomba comme un oiseau blessé", mettant fin au mythe de la féminité idéalisée. Dans la confusion, Ève profite du chaos pour s'échapper. Elle est désormais enceinte - mais la paternité reste ambiguë (enfant de Zero ? de Tristessa ? d'une auto-fécondation symbolique ?).
Dans la scène finale, Ève erre seule vers l'océan, un symbole de fluidité et de recommencement. Elle contemple l'eau en tenant son ventre : "L’histoire est un cauchemar dont j’essaie de me réveiller". Dernière image, elle marche vers les vagues, enceinte, laissant ouverte la question de l'avenir ...
Alix Kates Shulman, "Memoirs of an Ex-Prom Queen" (1972)
Le Mythe de la Reine de Bal, le titre est ironique et profondément significatif. La "Prom Queen" représente l'idéal féminin imposé : beauté, popularité, promesse d'un avenir radieux centré sur le mariage. Le roman démonte ce mythe en montrant comment ce statut éphémère est en réalité un piège qui conditionne les femmes à valoriser leur valeur par le regard masculin et les prépare à une vie de désillusion...
C'est en effet tout d'abord un portrait brutal et novateur de la Condition Féminine des Années 1950-60 - L'intrigue suit Sasha Davis, de son adolescence dans les années 1950 (où elle est élue reine de bal) à sa vie de jeune femme mariée et mère dans les années 1960. Il dépeint avec une franchise inédite les expériences partagées par des millions de femmes de sa génération : la pression obsessionnelle sur l'apparence et la virginité, le harcèlement sexuel banalisé, la peur de la "fatalité des trente ans", les frustrations du mariage traditionnel, l'aliénation de la maternité isolée, la difficulté de concilier ambitions intellectuelles / professionnelles et vie familiale, et l'humiliation de l'avortement clandestin.
Le roman est très explicitement politique et féministe : contrairement à des œuvres antérieures explorant la frustration féminine de manière plus individuelle ou psychologique (comme "La Cloche de détresse" de Plath), "Memoirs of an Ex-Prom Queen" montre explicitement l'éveil politique de son héroïne. Sasha prend progressivement conscience que ses problèmes personnels ne sont pas des échecs individuels, mais le résultat d'un système patriarcal oppressif. La fin du roman la voit s'engager dans le mouvement féministe naissant.
Le roman incarne parfaitement le slogan central de la deuxième vague féministe. Il démontre comment les aspects les plus intimes et apparemment "privés" de la vie d'une femme (son corps, sa sexualité, son mariage, sa maternité, ses ambitions étouffées) sont en réalité structurés par des forces politiques, sociales et économiques discriminatoires.
La tyrannie de la Beauté et du Vieillissement - Shulman aborde avec une radicalité nouvelle l'obsession de la beauté et la terreur du vieillissement imposées aux femmes. Les scènes sur la pression pour rester jeune et désirable, la dévalorisation brutale après 25 ans, et la réification du corps féminin sont des passages marquants et toujours percutants.
L'Intelligence Confisquée - Sasha est intelligente et ambitieuse intellectuellement, mais se voit constamment découragée, sous-estimée ou exploitée intellectuellement par les hommes (y compris son mari). Le roman montre comment le système étouffe le potentiel intellectuel des femmes.
Publié par une petite maison d'édition féministe (Knopf l'a ensuite racheté), le livre est devenu un best-seller phénoménal par le bouche-à-oreille, touchant profondément des milliers de femmes qui s'y reconnaissaient. Il a donné une voix et une validation à leur colère et leur frustration. Il est immédiatement devenu une référence incontournable du mouvement féministe, souvent lu et discuté dans les groupes de conscience et il a contribué à politiser une génération.
« ... Cet essai ne traite pas de l'amour, un sujet qui englobe des considérations à la fois émotionnelles et anatomiques. Il porte plutôt sur les relations génitales et la manière dont elles ont nui à la vie des femmes. Les mythes et les mensonges concernant l'anatomie génitale féminine sont si répandus et si préjudiciables aux femmes que le sujet mérite une considération totalement distincte, même s'il ne représente que la moitié de l'histoire.
Dès le plus jeune âge, on nous enseigne à toutes et à tous que l'organe sexuel masculin principal est le pénis, et que l'organe sexuel féminin principal est le vagin. Ces organes sont censés définir les sexes, être la différence entre les garçons et les filles. On nous enseigne que la raison de ces différences, et l'usage auquel sont destinés ces organes sexuels, est liée à la procréation. C'est un mensonge. Dans notre société, ces organes ne servent que rarement à faire des bébés. Bien plus souvent, ils sont utilisés pour procurer du plaisir sexuel aux hommes, un plaisir qui culmine dans l'éjaculation. Le pénis et le vagin ensemble peuvent faire soit des bébés, soit des orgasmes masculins ; très rarement, ils produisent ensemble des orgasmes féminins. Les hommes, qui bénéficient grandement tant des orgasmes que des bébés, n'ont eu aucune raison de remettre en question la définition traditionnelle du pénis et du vagin comme de véritables contreparties génitales.
Les femmes, par contre, en ont eu raison. Le plaisir sexuel de la femme est souvent exclu de ces définitions. Si l'on considérait que la fonction des organes sexuels féminins est d'apporter du plaisir aux femmes, alors la sexualité féminine serait définie par, et centrée sur, un organe différent. On enseignerait à toutes et à tous dès la petite enfance que, si l'organe sexuel masculin principal est le pénis, l'organe sexuel féminin principal est le clitoris. »
(Organs and Orgasms, Alix Kate Shulman, from "Women in a Sexist Soxiety", 1971)
Erica Jong (1942)
Préfaçant "Fear of Flying", Henry Miller écrit que l'on attendait enfin une voix de femme pour parler librement et surtout totalement des grands problèmes de l'existence que sont l'amour, le sexe, tels qu'on peut les ressentir, les vivre, et en se débattant sans inhibition au milieu d'autres contradictions que celles de l'homme, celles de la femme. Erica Jong est née à New York de parents passionnés par les arts et a fait de fortes études classiques, accumulé les diplômes de littérature et de philosophie, jusqu'au jour où elle a décidé d'écrire, pour parler d'elle comme femme, et en femme, avec une franchise et un naturel qui scandalisent les uns, mais enthousiasment les autres.
Dans sa préface de "Fear of Fifty", Erica Jong revient sur les femmes de sa génération, aux prises avec leur âge mais aussi avec ce qu'elles ont vécues ...
"Quel parcours de montagnes russes! Notre sexe subissait les aléas de la mode en même temps que les jupes passaient du mini au maxi et du maxi au mini, que le féminisme donnait de la voix ou se taisait, et que les couleurs de la maternité étaient alternativement hissées ou mises en berne. Nous qui avions été élevées à l'époque de l'avortement illégal (époque où, pour une lycéenne ou une jeune étudiante, une grossesse sonnait le glas des ambitions), nous avons connu plus tard la révolution sexuelle - événement fabriqué de toutes pièces par les médias et remplacé par le bon vieux puritanisme à l'américaine dès l'explosion du SIDA. Comme on pouvait s'y attendre, la tragédie qu'a été la perte des plus grands talents de notre génération a servi d'excuse à la répression de la force vitale et de son messager, Eros.
Le sexe, c'était un coup oui un coup non, version nouvelle et inattendue de ce qu'Anthony Burgess appelle le "dedans-dehors" dans L'Orange mécanique. Il fallait se rendre à l'évidence : que ce soit dans sa vie érotique ou dans sa vie professionnelle, la génération coup-du-lapin n'avait aucun point de repère. Il suffit de penser aux conseils qui ont accompagné nos jeunes années, et de les comparer au genre de société qui nous attendait à l'âge adulte...
Toute notre enfance, on avait voulu nous faire croire que les hommes étaient là pour nous protéger et nous faire vivre, or, l'expérience nous prouvait le contraire ; on nous avait seriné que nos enfants devaient nous occuper à plein temps (du moins tant qu'ils étaient petits), et nous nous apercevions rapidement que le statut de mère au foyer était un luxe réservé à un petit nombre ; ou encore, on nous avait bercées de l'idée que féminité égalait douceur et conciliation, et il était clair que si nous voulions survivre (en cas de divorce, dans notre travail et même à la maison), mieux valait revoir cette définition et défendre bec et ongles nos propres besoins.
Nous étions toujours déchirées entre la mère que nous avions dans la tête et la femme qu'il fallait devenir si nous voulions rester en vie. Un pied dans le passé et l'autre dans l'avenir, nous sommes passées clopin-clopant du premier amour au veuvage en traversant maternité, mariage, divorce, carrières et ménopause, sans jamais savoir quel rôle ou quelle identité endosser, découvrant à chaque tournant un territoire affectif vierge. Nous avons été pionnières dans notre propre vie, mais en payant le tribut du pionnier : un permanent manque de confort.
La récompense, c'est le formidable sentiment de fierté que donne la douloureuse réalisation de soi. "J'ai réussi ! nous exclamons-nous, à la fois ahuries et époustouflées. Si je l'ai fait, pourquoi pas vous ?" Qui a changé ? Les hommes, ou les femmes ? Ou les deux? Mes grands-pères et mon père, grands sexistes devant l'Eternel, n'auraient jamais abandonné leurs enfants pour se lancer dans des frasques avec des jeunesses. C'étaient peut-être de vrais salauds, allègrement infidèles qui plus est, mais au moins, c'étaient des salauds pourvoyeurs. Ils avaient signé pour la vie, et ils apportaient à leur famille une sécurité aujourd'hui disparue.
Pourquoi la génération suivante n'a-t-elle pas eu les mêmes scrupules ? Les hommes se sont fait distancer, mais par qui ? Par les femmes, ou par l'histoire. À moins qu'il se soit produit entre les sexes un bouleversement que nous n'avons pas encore reconnu, pas encore nommé ? A mesure que les femmes acquéraient une certaine force, on aurait dit que les hommes perdaient la leur.
Apparence ? Réalité ? Plus nous grappillions de miettes de pouvoir, plus les hommes sombraient dans la paranoïa ; on aurait dit que nous leur avions coupé les jambes. Faut-il que les femmes se taisent pour que les hommes puissent parler ? Faut-il que les femmes soient culs-de-jatte pour que les hommes puissent marcher ?
Les femmes de ma génération atteignent la cinquantaine dans la rage et la perplexité. De tous nos espoirs, pas un seul ne s'est réalisé; le sol se dérobe sans cesse sous nos pieds. Le premier psychologue ou psychanalyste venu vous dira qu'il n'y a rien de plus difficile à gérer que l'inconsistance. Et de ce côté-là, on peut dire que nous avons eu notre dose : de quoi devenir carrément schizophrène. Peut-être nos grands-mères étaient-elles mieux armées pour une vie d'oppression que nous pour nous adapter à une liberté tant revendiquée..."
"Fear of Flying" (Le Complexe d'Icare, 1973)
Née en 1942, Erica Jong a quinze ans en 1957, et donne, avec l'histoire d'Isadora Wing, une description satirique de ce que pouvait être une adolescence américaine dans la bourgeoisie des années cinquante, une adolescente dévorant les ouvrages de Margaret Mead (Coming of Age in Samoa, 1928, Growing Up in New Guinea, 1930), et n'importe quoi à condition qu'y figure le mot "puberté" : l'histoire d'Isadora Wing, par deux fois mariée et psychanalysée, est aussi le récit d'une libération sexuelle et d'une découverte de soi. Isadora Wing prend pour modèle Mary Wollstonecraft et Virginia Woolf, quitte son psychiatre de mari durant une conférence internationale pour s'enfuir avec son amant, parcourir avec lui l'Europe, alternent séances de baise et de culpabilité, infidélité libératrice et dépendance affective, jusqu'à ce que dernier l'abandonne, et qu'elle se voit revenir vers un mari qui, entre-temps, a appris à voler de ses propres ailes.
1 - OU IL EST QUESTION D’UN CONGRES DU REVE ET DE BAISER SANS EFFEUILLAGE
Ils étaient cent dix-sept psychanalystes sur ce vol de la Pan Am à destination de Vienne. Cent dix-sept, dont au moins six m’avaient soignée, sans parler d’un septième que j’avais épousé. Cela dit, Dieu sait si c’était l’imbécillité de ces jivaros rétrécisseurs de psyché ou à ma nature et à sa splendide imperméabilité à la psychanalyse que je devais d’avoir encore plus peur maintenant, si possible, de l’avion qu’au début de mes aventures psychanalytiques, quelque treize années plus tôt.
Au moment du décollage, mon mari avait posé une main de thérapeute sur la mienne, en disant : — Ma parole, c’est un vrai glaçon !
Depuis le temps et le nombre de fois qu’il m’avait tenu la main en avion, il devait pourtant connaître les symptômes. J’ai les doigts et les orteils qui se changent en effet en glaçons, l’estomac qui fait de la voltige dans la cage thoracique, la température du bout du nez qui tombe aussi bas que celle des doigts et des orteils, les bouts de sein qui rectifient la position pour présenter les armes à l’intérieur de mon soutien-gorge (ou plutôt de ma robe, en l’occurrence, car je ne portais pas de soutien-gorge ce jour-là), tandis que, toute une minute terrifiante, mon cœur bat à l’unisson des moteurs et de leur volonté de prouver, une fois de plus, que les lois de l’aérodynamique ne relèvent pas du domaine infiniment fragile de la superstition – alors que je suis intimement persuadée du contraire. Et que dire des avertissements diaboliques prodigués aux passagers – quand déjà, de moi-même, je suis convaincue que, sans la concentration de ma pensée (et de celle de ma mère, qui semble s’attendre perpétuellement à voir ses enfants périr dans une catastrophe aérienne) notre grand oiseau tomberait comme une pierre. Je me félicite chaque fois de la réussite du décollage, mais en me gardant de trop d’enthousiasme, car ma religion personnelle veut qu’il suffise d’un léger excès de confiance et de laisser-aller pour que, dans la seconde même, l’avion s’écrase. Vigilance de tous les instants, tel est mon mot d’ordre, et optimisme tempéré, la dominante de mon état d’esprit – pessimisme tempéré serait en réalité une définition plus exacte de mon humeur. Régulièrement, je me dis : « D’accord, apparemment nous avons quitté le sol et nous volons parmi les nuages. Mais le péril n’est pas passé. Au contraire, c’est la partie la plus dangereuse. Justement là, oui, un peu au large de la Jamaïque, où l’avion vire sur l’aile et où le voyant DEFENSE DE FUMER vient de s’éteindre. C’est là, peut-être, que nous allons piquer brusquement du nez dans un miaulement effroyable et nous répandre en millions de petits bouts de trucs en fusion… » Alors je fais appel à toute ma puissance de concentration pour venir en aide au pilote (symbolisé par une voix à l’accent du Middle West, solide, rassurante et qui déclare appartenir à un nommé Donnelly) et lui permettre de maintenir en l’air sa saleté de zinc avec ses deux cent cinquante passagers. Dieu le bénisse pour ses cheveux en brosse et son accent de plouc, ce Donnelly ! Pour rien au monde la New-Yorkaise que je suis ne se fierait à un pilote à l’accent new-yorkais.
Dès que le voyant ATTACHEZ VOS CEINTURES s’est éteint à son tour, à bord de notre Jumbo, et que les gens commencent à bouger et à se promener, je regarde timidement autour de moi pour voir qui est là. Je reconnais une grosse mama psychanalyste aux seins opulents, qui s’appelle Rose Schwamm-Lipikin et que je suis allée consulter récemment pour savoir si, oui ou non, je ferais mieux de laisser choir mon jivaro traitant – lequel n’est heureusement pas en vue pour l’instant. Il y a aussi le Dr Thomas Frommer, avec son sérieux de Teuton et de pape de l’anorexia nervosa (il a été le premier psychanalyste de mon mari). Ensuite, le Dr Arthur Feet Junior, tout rond, tout bon, et qui fut le troisième (et ultime) psychanalyste de ma grande amie Pia. Et puis, le petit Dr Raymond Sehrift, que je surprends à dépenser son trop-plein d’énergie despotique en appelant une des hôtesses, une blonde, comme il hélerait un taxi. (J’ai bien connu le Dr Sehrift dans ma quatorzième année, âge mémorable où je m’étais mis en tête de jeûner à mort pour me punir de m’être fait reluire la bonbonnière sur le canapé du grand salon de papa-maman. Il avait deux idées fixes : l’une, que le cheval qui hantait mes rêves n’était autre que mon père ; la seconde, que mes règles reviendraient normalement du jour où, me disait-il, « fous foutrez pien atmettre que fous êtes une femme ».) Et il y a également le Dr Harvey Smucker, chauve et souriant, que j’étais allée trouver quand mon premier mari s’était fourré dans le crâne qu’il était Jésus-Christ et menaçait de marcher sur les eaux du lac de Central Park. Et puis encore ce bellâtre de Dr Ernest Klumpner, avec ses complets sur mesure et sa réputation de « brillant théoricien » (dernier ouvrage en date : une étude psychanalytique du fondateur du presbytérianisme écossais, John Knox). Et le Dr Stanton Rappoport-Rosen, qui s’est acquis une notoriété de fraîche date dans la corporation de ses confrères new-yorkais en allant s’installer à Denver, au Colorado, et en se spécialisant dans un truc qu’il a baptisé : « Skithérapie de Groupe par l’Exercice appliqué de la Course de fond ». Et le Dr Arnold Aaronson, qui fait mine de jouer aux échecs sur un échiquier magnétique avec sa nouvelle femme, Judy Rose, une chanteuse (elle était encore sa patiente il y a un an). Tous deux jettent des coups d’œil furtifs autour d’eux, pour voir qui les observe, et, une seconde, mon regard croise celui de Judy Rose. Elle a été célèbre dans les années 50, à cause d’un disque – une série de chansons satiriques sur les pseudo-intellectuels new-yorkais, qu’elle avait enregistrées. D’une voix geignarde et volontairement atone, elle chantait la complainte d’une jeune Juive de ces années-là, qui suivait les cours de l’Université nouvelle, lisait la Bible « pour sa prose », discourait sur Marcuse en baisant et s’éprenait de son psychanalyste. Judy Rose avait fini par se confondre avec le personnage quelle avait créé.
Outre les psychanalystes, leurs épouses, l’équipage et une ou deux douzaines de malheureux profanes écrasés sous le nombre, il y avait quelques rejetons de jivaros, qui suivaient le mouvement pour profiter de l’aubaine. Les fils étaient pour la plupart des adolescents renfrognés – pantalon en entonnoir et cheveux jusqu’aux épaules – qui regardaient les parents avec une dose de cynisme et de mépris telle que l’air en devenait presque à couper au couteau alentour. Je me revoyais voyageant moi aussi avec papa-maman, entre ma quatorzième et ma quinzième année, et m’entêtant à feindre qu’il n’y avait aucun lien entre nous. J’essayais de les semer dans les salles du Louvre, de les fuir à la Galerie des Offices, à Florence, et de prendre la mine romantique, seule avec un Coca-Cola à une terrasse de café parisien, en faisant comme si les deux grandes personnes qui parlaient si fort à la table voisine n’avaient jamais été mes parents – quand tout proclamait le contraire. (Au fond, j’aurais voulu passer pour une des exilées de la fameuse Génération Perdue – avec mes parents installés à un mètre de moi !)
Bref, j’étais là, dans cet avion, nageant en plein passé — à moins qu’il ne s’agît d’un mauvais rêve, ou d’un mauvais film (Le Jivaro, ou Le Fils du Jivaro). Baignant, oui, dans mon adolescence au milieu d’un plein avion de psychanalyse incarnée. Naufragée de l’espace au-dessus de l’Atlantique, en compagnie de cent dix-sept psychanalystes dont un bon nombre avait écouté la longue et triste histoire de ma vie, bien qu’aucun d’eux ne se la rappelât. Pouvait-on rêver meilleur début au cauchemar que promettait d’être ce voyage ? ..."
(..)
Jong invente ce concept (littéralement "la baise sans attaches", le "Zipless Fuck" ), fantasme d’une sexualité libre, sans culpabilité ni attache émotionnelle. À l’époque, même la libération sexuelle était souvent narrée par des hommes (comme Henry Miller). Jong donne une voix crue, drôle et féminine au désir. Héroïne anti-conformiste, Isadora Wing, son alter ego, est une écrivaine mariée mais en quête de plaisir et de sens. Elle incarne la femme des années 1970, tiraillée entre indépendance et attentes sociales. Le livre paraît en pleine montée de Gloria Steinem et Kate Millett. Jong capture l’esprit de l’époque, mais avec autodérision (loin du ton militant des essais). "Après Portnoy et son complexe" (1969) de Philip Roth, le public est prêt pour des confessions sexuelles – mais cette fois du point de vue des femmes...
"... Ce fut, sans conteste, du cerveau de Brian que j’eus le béguin. Il fallait voir à quoi ressemblaient les autres petits cérébraux de Columbia, à l’époque : chemise de flanelle avec batterie de vingt-cinq stylos-bille bavant l’encre à chaque poche de poitrine, lunettes à monture couleur chair et à gros verres, points noirs dans les replis de l’oreille, furoncles dans le cou, pantalon en accordéon, cheveux graisseux, et (parfois) yarmulke tricotée main, retenue par une seule et unique épingle à bigoudi. Du Bronx et de la soupe maternelle aux boulettes de matzoh (pâte à pain azyme), ils prenaient le métro avec leur carte d’abonnement et montaient gravement à l’assaut de Momingside Heights, jusqu’aux portes de l’université Columbia et des salles de cours de Moses Hadas et de Gilbert Highet, qui leur enseignaient brillamment tout ce qu’il faut de littérature et de philosophie pour décrocher des mentions « très bien », mais sans jamais rien perdre de leurs airs empotés, de leurs réflexes de défense d’écolier, de leur parfait manque de charme.
Brian décrochait les mêmes mentions qu’eux, et il avait en outre ce qui leur manquait : l’allure. Ses études n’avaient jamais l’air de lui coûter du temps. Quand il avait à remettre un essai d’une dizaine de pages, il prenait dix feuilles de papier, s’asseyait devant sa machine à écrire et tapait, sans discontinuer, d’un trait et directement, un essai bon pour la mention « très bien ». Il lui arrivait fréquemment de s’atteler à ces petites merveilles le matin même de leur remise. Et le champ, l’étendue, la quantité de ses connaissances ! Encore, s’il ne s’était agi que de l’histoire du Moyen Age et de l’histoire romaine, de la philosophie de la Renaissance et des premiers Pères de l’Eglise, des cours d’amour et de la querelle des investitures, des cure-pipes et de la politique selon saint Augustin, de Richard Cœur de Lion et de Rollon duc de Normandie, d’Abélard et d’Alcuin, d’Alexandre le Grand et d’Alfred le Grand, de Burckhardt et de Beowulf, d’Averroès et d’Avignon, de la poésie goliardique et de la réforme grégorienne, d’Henri le Lion et du lion de Némée, de la nature de l’hérésie et des œuvres de Thomas Hobbes, de Julien l’Apostat et de Jacopone da Todi, du Nibelung-lied et de la querelle des universaux – mais non ! Il y avait aussi les crus de vins, les restaurants, les noms de tous les arbres de Central Park, le sexe des ginkgos de Morningside Drive, les noms des oiseaux, ceux des fleurs, les dates de naissance des enfants de Shakespeare, l’endroit précis où Shelley se noya, la chronologie des films de Charlie Chaplin, l’anatomie exacte des bovins (et donc l’art de choisir les meilleurs morceaux de bœuf au supermarché), les paroles de toutes les opérettes de Gilbert et Sullivan, le catalogue de Kœchel des œuvres complètes de Mozart, les champions olympiques des vingt dernières années dans chaque discipline sportive, les scores moyens à la batte des principaux joueurs de base-ball du pays, les personnages de tous les romans de Dickens, la date à laquelle on vit apparaître sur le marché les premières montres Mickey Mouse, les dates et le style des marques de voitures célèbres, le nombre de spécimens qui en restaient et le nom des propriétaires (surtout de ses favorites : Bugatti, Hispano-Suiza), les sortes d’armures portées au XVIe siècle (et ce qui les distingue de celles du XIIIe), le mode de fornication des grenouilles et de fécondation des conifères, toutes les positions érotiques du Kâma-sutra, le nom de tous les instruments de torture du Moyen Age, et ainsi de suite, etc., ad infinitum.
Trouve-t-on que je le montre sous un jour antipathique ? C’était le qualificatif que lui appliquaient certaines gens. Mais tout le monde le trouvait amusant. C’était un clown-né, un comique de music-hall, un causeur impénitent. Il donnait l’illusion de péter perpétuellement d’énergie. En une seule journée, il était capable de faire plus que beaucoup d’autres en dix jours, et il avait constamment l’air de sauter hors de sa peau comme un diable d’une boîte. Naturellement je tombai sous le charme – avec cette faim qui battait du tambour dans mon ventre et cet appétit furieux d’expérience. Nous fîmes connaissance dans le courant de ma seconde semaine à l’université (première année) (lui-même étant en deuxième année), et dès lors nous devînmes presque inséparables. Oh, je me réservais bien le droit de sortir avec d’autres, de temps en temps ; mais il veillait à me submerger de sa présence et de sa parole, à m’inonder de ses cadeaux et de ses services – comme de taper mes essais à la machine, de dévaster les bibliothèques pour me procurer les livres qui me manquaient – sans parler des lettres, des coups de téléphone, des fleurs, des poèmes me jurant amour toujours. Et le tout à un degré tel que, inévitablement, à côté de lui, les autres garçons faisaient figure de très pâles imitations.
En ce temps-là, les étudiants se divisaient en Grosses Braguettes et Grosses Têtes, Gars des Sociétés de ceci ou de cela et Indépendants. Brian ne se rangeait dans aucune catégorie et appartenait à toutes. C’était un original, un personnage, une encyclopédie vivante à tous égards, sauf peut-être pour ce qui était du sexe, où ses connaissances étaient, quand je le connus, plus théoriques que pratiques. Nous perdîmes ensemble notre virginité. Ou peu s’en fallait. Si je tiens à cette précision, c’est qu’il ne devait pas rester grand-chose de la mienne, après tant d’années de manipulations vigoureuses et de masturbation constante. Quant à Brian, à seize ans il était allé dans un bordel de Tijuana, une fois, en guise de cadeau d’anniversaire ; son père l’y avait conduit lui-même avec une voiturée de copains, et avait payé leur coup à tous – ce n’est pas tous les jours que l’on a l’occasion de faire, de tendres couillards, de vrais petits hommes, et ça se fête !
Telle que Brian la décrivait, l’expérience s’était soldée par un fiasco. La putain répétait sans arrêt : « Grouille-toi ! Grouille-toi ! » et cela lui avait coupé l’érection. Son père (fidèle à la tradition œdipienne) avait baisé la fille avant lui, et les copains cognaient à la porte. Piètre initiation. La pénétration, comme disent les manuels de sexologie, n’avait pas été complète. Bref, sans doute peut-on conclure que, après tout, nous perdîmes bien ensemble notre virginité. Mes dix-sept ans me valaient d’être encore étiquetée « Danger ! Mineure », comme disait Brian (qui avait dix-neuf ans) dans son langage imagé. Nous nous connaissions depuis deux mois – deux mois durant lesquels nous avions fait violence à nos instincts, dans Riverside Park, sous les tables de la Bibliothèque classique publique (où nous « travaillions ensemble ») sous les yeux blancs et vigilants de Sophocle, de Périclès et de Jules César, sur le grand canapé du grand salon de mes parents, parmi les rayons de la Bibliothèque Butler (où, plus tard, j’appris à mon grand scandale que des étudiants sacrilèges baisaient pour de vrai). Au bout du compte, nous nous accordâmes mutuellement nos « dernières faveurs » (pour employer cette charmante expression du XVIIe siècle) dans l’appartement de Brian, un sous-sol de Riverside Drive, où les cafards (à moins que ce ne fussent des nèpes) étaient plus gros que mon poing (ou que son pénis) et où ses deux colocataires cognaient tout le temps à la porte sous prétexte de récupérer le Sunday Times, « si nous ne le lisions plus ».
La chambre de Brian – il y en avait six dans ce vaste « pied-à-terre » – avait un mur mitoyen avec la cave de la chaudière. C’était tout le chauffage. Ce mur était brûlant comme le diable, perpétuellement ; les autres, plus froids que tétons de sorcière (l’expression était de Brian). Le seul moyen de régler la température était d’ouvrir la fenêtre (qui donnait sur une sorte de ravine en ciment, inférieure de quelque trois mètres au niveau de la rue) et de laisser entrer l’air froid. Comme le vent s’engouffrait en venant droit de la rivière, la frigidité ambiante avait tôt fait de neutraliser la canicule de la chaudière – mais pas la nôtre.
Voilà le décor romantique dans lequel nous goûtâmes l’un à l’autre. Nous fîmes geindre les ressorts du lit d’occasion que Brian, tremblant d’espoir, avait acheté deux semaines plus tôt à un brocanteur portoricain de Columbus Avenue.
Finalement, ce fut moi qui dus le violer – naturellement. Je suis sûre que rien n’a changé depuis le Jardin d’Eden. Ensuite, j’ai pleuré, dévorée d’un sentiment de culpabilité, et Brian m’a consolée (ni plus ni moins, probablement, que tous les garçons qui, à travers les siècles, ont séduit une vierge). A la lueur d’une flamme vacillante (dans son romantisme, ou peut-être à cause de son sens inné du symbole, Brian avait allumé un cierge sur la table de nuit, avant que nous commencions à nous déshabiller mutuellement) – à la lueur, donc, d’un cierge, nous restâmes ensuite allongés, écoutant les miaulements des chats en liberté dans la fosse en ciment, de l’autre côté de la fenêtre noire de suie. Parfois, une de ces bêtes, en sautant sur une poubelle trop pleine, faisait tomber une boîte à bière vide, et le son creux du fer-blanc roulant par terre se répercutait dans la chambre...."
" ... Notre mariage alla de mal en pis. Brian cessa de me baiser. Je le suppliais, je l’implorais de me dire ce qu’il me reprochait. Je me pris en grippe ; j’en venais à me sentir laide, mal aimée, pleine d’odeurs corporelles – tous les symptômes classiques de l’épouse mal baisée. J’avais des fantasmes de baisage s. e. avec des concierges, des clochards, les serveurs du comptoir du West End Bar, des étudiants, voire (Dieu me pardonne !) des professeurs. Assise dans la salle de mon « groupe d’études dirigées » de littérature anglaise du XVIIIe siècle, tout en écoutant un licencié gluant discourir à perdre haleine sur Nahum Tate et sa version revue et corrigée des pièces de Shakespeare, je m’imaginais suçant l’un après l’autre les membres (hâhâ !) virils de la classe. Parfois même, je me voyais, oui, baisant avec le Pr Harrington Stanton, digne quinquagénaire originaire de Boston et descendant d’une excellente famille de la Nouvelle-Angleterre – famille tirant sa renommée de la politique, de la poésie et des psychoses. Le Pr Stanton avait le rire sauvage et la manie d’appeler William Shakespeare « Billy », comme s’ils s’étaient retrouvés tous les deux, chaque soir que Dieu fait, pour vider des pots au West End Bar (ce que je soupçonnais le professeur de faire en tout cas). Il arrivait que l’on parlât de Stanton comme d’un homme « extrêmement brillant, mais un peu déconnecté ». La définition était juste. Malgré toutes ses belles attaches sociales et mondaines, il vacillait entre la raison et la déraison, passant si vite d’un état à l’autre que l’on ne savait à quoi s’en tenir. Mais comment baisait-il ? Le vocabulaire obscène du XVIIIe siècle anglais le fascinait. Peut-être m’eût-il chuchoté à l’oreille des mots comme coun, cullion ou crack – au lieu de cunt ou de con, de testicules ou de couilles, de pussy ou de chat – tout en me tringlant. Peut-être portait-il les armoiries de sa famille tatouées sur le prépuce ? Assise sur ma chaise, je riais intérieurement de ces imaginations, et le Pr Stanton m’adressait des sourires épanouis, persuadé que c’était d’un de ses bons mots que je riais.
Mais à quoi servaient ces pitoyables illusions ? Mon mari ne me baisait plus. Il trouvait qu’il travaillait bien assez comme ça. Toutes les nuits, je m’endormais en larmes, ou alors j’attendais que le sommeil l’eût pris pour aller me masturber dans la salle de bains. J’étais vieille de mes vingt et un ans et demi, et désespérée. Et dire que, rétrospectivement, la solution a l’air si simple ! Qu’attendais-je pour trouver quelqu’un d’autre ? Pour prendre un amant, ou pour plaquer Brian, ou encore pour lui réclamer à tout prix un arrangement me rendant ma liberté sexuelle ? Mais non, j’étais une honnête fille des années 50. J’avais grandi tout en me branlant aux accents de la voix de Sinatra chantant In the Wee Small Hours of the Morning. Je n’avais jamais couché qu’avec mon mari. Je m’étais laissée bécoter et peloter « le haut », puis tripoter « au-dessous de la igne de flottaison » selon les règles mystérieuses d’une décence puérile et honnête relevant d’un droit coutumier. Mais une liaison avec un autre homme me semblait une chose si extrême qu’il n’était même pas question d’y penser. D’ailleurs, j’étais certaine que la dérobade de Brian était ma faute et non la sienne. Soit que je fusse une nymphomane (puisque j’avais envie d’être baisée plus d’une fois par mois), soit que je manquasse tout bonnement de charme. A moins que l’âge de Brian ne fût en cause ? On avait nourri mon éducation des divers mythes des années 50, comme :
A. Le viol n’existe pas. Personne ne peut violer une femme si elle n’y consent à la dernière minute.
(Au lycée, les filles se répétaient pieusement entre elles cet axiome. Dieu seul sait d’où nous le tenions, ou de qui. Il participait de la sagesse reçue et, tels des robots, nous le transmettions.)
B. Il y a deux sortes d’orgasmes : le vaginal et le clitoridien. L’un est « adulte » (donc bon). L’autre, « infantile » (ergo mauvais). Ou encore : l’un est « normal » (ergo bon). L’autre « névrotique » (donc mauvais).
Ce mode moral pseudo-Àvp et pseudo-psychologique avait des apparences de calvinisme, moins les rigueurs.
C. Le sommet sexuel de l’homme se situe à seize ans. La suite n’est que déclin…
Brian avait vingt-quatre ans. Il était sans nul doute sur la mauvaise pente. Depuis huit ans déjà. Si, à vingt-quatre ans, il ne me faisait l’amour qu’une seule fois par mois, que serait-ce à trente-quatre ans ! La perspective était terrifiante.
Cependant, même notre vie sexuelle n’eût peut-être pas compté, si elle n’avait été l’indice de tout ce qui ne tournait pas rond dans notre mariage. Nous n’étions jamais ensemble. Brian restait au bureau jusqu’à des 7,8, 9,10,11 heures ou minuit. Je tenais la maison, tout en marinant à la bibliothèque dans mon bain d’argot sexuel du XVIIIe siècle. C’était le mariage bourgeois idéal, où mari et femme n’ont plus une minute à vivre en compagnie l’un de l’autre. Bref, avec le mariage, s’était envolée notre unique raison de nous marier...."
Jong mélange érotisme, humour juif new-yorkais et introspection désespérée (influencée par Sylvia Plath et Anne Sexton). Je ne voulais pas être une femme. Je voulais être un homme, avec le droit de baiser sans amour, des phrases chocs qui vont résonner avec des millions de lectrices. La première édition américaine montre une femme ailée (Icare féminin), symbole de liberté et de chute, 20 millions d’exemplaires vendus, traduit en 40 langues. Elle inspirera Sex and the City (la franchise de Candace Bushnell) et les autrices contemporaines comme Megan Abbott ou Lena Dunham.
"How to save your own life" (La Planche de salut, 1977)
lsadora, l'héroïne du premier roman d'Erica Jong, poursuit ici sa vie. Elle a trois ans de plus, elle est célèbre, et elle continue à se battre tout autant avec le problème de sa liberté. Elle a essayé désespérément de rattraper son mariage, mais en vain, derrière un masque de convention, elle trompe son mari qui la trompe, et ils ont beau rester liés par une étrange jalousie mutuelle, c'est l'agonie de huit années d'un affreux malentendu. Prisonnière de son succès littéraire, harcelée par ses amies qui lui conseillent de se libérer par le militantisme M.L.F., la solitude ou le lesbianisme, lsadora devient aussi la proie de Hollywood, lorsque l'on veut tirer un film de son livre. Et, paradoxalement, c'est dans ce milieu de gloires frelatées, d'illusions droguées, d'érotisme de pacotille, de fausses philosophies, d'escrocs en tout genre que, blasée, au bord du dernier cynisme, elle va trouver, "la planche de salut"...
"Depuis des années j'avais envie de fuir mon mariage, mais je me le gardais comme le bonbon qu'on met de côté pour le sucer au lit, comme la gomme à bulles d'enfance qu'on colle sous sa table, à l'école, comme la soirée folle qu'on se promet après toute une journée passée à écrire. C'était un mariage raté de toute éternité - pas seulement depuis le début. Mais je m'étais tortillé l'esprit pour me forcer à croire le contraire. Je me racontais qu'on ne pouvait espérer mieux. Je me persuadais que la tristesse et le compromis étaient dans l'ordre des choses de ce monde...
Chicago, début de juin: un congrès de libraires. Des milliers de gens déferlant à travers le hall de l'hôtel Sheraton. Un bon tiers d'entre eux semble me connaître de vue. On me tire par la main, me bouscule, me hèle, me demande mon avis, me supplie de lire les balbutiements littéraires du neveu ou de la nièce de Schenectady. Tout en me frayant péniblement un chemin dans cette masse de libraires, d'agents, de personnalités de l'édition et de la publicité, je me force à sourire, au point d'avoir la sensation que mes joues vont craquer. La climatisation semble avoir rendu l'âme. Il y a queue à la réception de l'hôtel, queue plus longue encore à l'entrée du salon de thé - et quant à la file d'attente pour les taxis, dehors... Je ne vois d'autre solution que de regagner autant que possible ma chambre. Je rentre le menton comme avant de piquer une tête dans la piscine, j'agrippe solidement la courroie de mon sac et fonce, feinte, valse; me faufile au milieu de la cohue qui tente de me barrer le passage de tous côtés. J'ai beau ne pas porter de badge à mon nom, mon visage est devenu bien public. Enfin de retour dans ma chambre - avec ses deux grands lits à deux places (attendant sans nul doute un mystérieux ménage à quatre), son poste de télé couleur géant et ses corbeilles de fleurs funéraires, envoi de mon éditeur - j'expédiai dans un coin mes sandales, je dépouillai tous mes vêtements, me fis couler un bain, bouclai la porte à double tour (pour éviter de périr assassinée comme la dame de Psycho) et m'enveloppai de nuages de vapeur. Chaque fois que j'ai l'impression de ne plus être maîtresse de ma vie, je prends un bain. Je m'enfonçai donc dans la baignoire jusqu'aux oreilles comprises. Mes cheveux flottaient dans l'eau autour de moi.
Que voulais-je de plus, après tout? J'avais travaillé terriblement dur pour obtenir une chose bien précise et, maintenant que je l'avais, elle ne me laissait qu'un goût de cendre dans la bouche, Dieu seul savait pourquoi. Toute ma vie j'avais convoité la célébrité, la notoriété, l'adulation. Dès l'instant où mon père, en me voyant à la clinique, avait demandé à ma mère : "Il faut vraiment ramener ça à la maison?" - depuis ce jour, oui, mon existence avait été une lutte constante pour attirer l'attention, ne pas passer inaperçue, devenir l'enfant préférée, la plus brillante, la meilleure, la plus précoce, la plus impossible, la plus adorée. Et voilà que j'étais gavée - non par mes parents ni par mon mari, peut-être, mais par le reste du monde. Et pourtant tout cela prenait des allures de cauchemar.
0 âme contrariante! Trois ans plus tôt, j'aurais marché sur des cadavres pour obtenir ce que j'avais maintenant. J'avais envié les écrivains publiés - envié et idolâtré. Je les imaginais pareils à des demi-dieux, insensibles à toute peine, bienheureusement dotés de réserves inépuisables d'amour et de confiance en soi. Or, voici que j'apprenais à découvrir l'autre face du miroir magique de la renommée. C'était comme si, pénétrant dans une salle où rares sont les admis, mais que le monde extérieur croit pleine, indiciblement, de beauté, d'opulence et d'enchantement, on s'apercevait, une fois dedans, qu'elle est revêtue de glaces ne renvoyant au visiteur que son image mille et mille fois déformée. Il y a les déformations de la presse, celles des inconnus qui projettent sur vous leurs fantasmes et leurs frustrations, et celles de tous les envieux - et il n'en manque pas! - qui se disent qu'ils aimeraient bien prendre votre place. Si vous leur expliquez que vous êtes prisonnière d'un jeu de glaces déformantes, ils s'imaginent que vous vous moquez d'eux. Ils ont besoin de croire à la magie de la chambre secrète. Ce besoin est la justification de leur propre envie, de leur propre ascension...
Je songeais à mon mariage avec Bennett, à l'année qui venait de s'écouler. J'aurais voulu être avec lui à la maison. Notre mariage était peut-être parfois sinistre et mort, et cependant, sur un certain plan, nous avions l'air de parvenir - non sans peine, mais tout de même - à nous rapprocher l'un de l'autre. Et, après toutes nos ambivalences, toutes nos contradictions, à ce propos, nous en venions finalement à parler d'avoir un enfant. Pourquoi pas? Il était temps. J'avais trente-deux ans et une peur bleue de l'âge. J'étais l'auteur de trois livres; je savais ma vocation d'écrivain solidement ancrée et nous avions de quoi nous offrir des femmes de ménage et des baby-sitters, voire une nounou, si j'en avais envie. Alors, qu'est-ce qui faisait que tout semblait aller si mal? Je butais constamment sur quelque chose. Le jour, quand Bennett était à l'hôpital, je rêvais de cet enfant; le soir, quand il rentrait, à la vue de son visage solennel et chagrin, je me rebellais. Faire un enfant avec lui, c'était se condamner à rester mariée avec ce visage jusqu'à la fin des temps. On devait pouvoir trouver mieux, plus léger, plus joyeux.
Bennett se cramponnait au. mythe de son enfance malheureuse. Il était sous analyse depuis sept ans et la vie lui apparaissait comme une longue maladie, soulagée de temps à autre, pour une cinquantaine de minutes, par une petite saignée verbale, sur le fameux canapé du jivaro. Il vivait à l'horizontale et, moi, je commençais à me soupçonner d'être une femme verticale. Mais la dose de remords que pouvaient m'inspirer mes défauts!... Tandis que lui : quel monstre de gentillesse! Un peu triste et replié sur soi, mais le plus gentil des hommes. La loyauté même à mon égard et le fidèle soutien de ma carrière. Toutes ces années-là, on m'avait expliqué sans arrêt que j'avais bien de la chance de l'avoir, ce mari capable d'endurer mon succès! Endurer, oui, c'était le terme qu'employaient les gens. Et bien qu'il me taquinât, ce mot, jamais je ne le mettais vraiment en question. Je me sentais pleine de gratitude pour Bennett - pleine de gratitude et bien son obligée. Je me disais qu'il était pour moi ce que Leonard Woolf avait été pour la grande Virginia. Ma muse domestique à la présence apaisante. Après tout, il ne m'avait pas plaquée lorsque mon roman, Les confessions de Candida (que j'étais la seule à ne pas juger scandaleux), était devenu un best-seller. Ni quand ses patients avaient commencé à lui demander s'il n'était pas l'un des personnages du roman. Ni même quand, par ma faute impardonnable, j'avais pris figure de personnalité publique - une personnalité recevant un courrier auquel il devait l'aider à répondre, et qu'il lui fallait escorter dans les réceptions littéraires. Tous mes amis et connaissances paraissaient le trouver un modèle de longanimité, de patience et de sécurité à toute épreuve - pour un homme. Etaient-ils vraiment aveugles, tous, à ce que cela sous-entendait? Aveugles à tout ce qu'impliquait ce jugement, de condescendance à notre égard à tous deux? Et à l'égard de tous les hommes - si l'on s'amusait à pousser plus loin le sous-entendu? Mon succès était-il une sorte d'allergie qu'il fallait tolérer? A ma place, un homme eût fait cocorico; moi, je n'en finissais pas de me confondre en excuses. Je remerciais mon mari d'endurer ma célébrité. Je me perdais en explications auprès d'amis moins heureux, pour me faire pardonner ma réussite, en leur disant que c'était épouvantable d'avoir tout ce que j'avais. Et je sentais réellement le besoin de me disculper. De même que je me sentais obligée. Le moins que je pusse faire pour Bennett, pour réparer, c'était de lui donner un enfant.
Seulement, il y avait sa face de carême, sa toux nerveuse, son goût de l'analyse perpétuelle. Quoique la psychiatrie fût sa vocation, au fond sa vraie passion semblait aller à son enfance malheureuse. Il cultivait ce mythe à la façon dont il eût peut-être couvé l'enfant que nous n'avons jamais eu. Et il tâchait constamment de convaincre les autres de choyer aussi leur enfance malheureuse. Dieu sait que j'avais eu plus que ma part de thérapie, de mon côté. Pourtant je finissais par considérer son attitude face à son enfance comme une forme de vanité. Qui n'est convaincu de souffrir ou d'avoir souffert plus que personne au monde? Tout autant que d'être le plus malin, le plus digne de renom? A croire que je suis l'exception qui confirme la règle. Le fait est que l'enfance de Bennett avait été pire que beaucoup d'autres. Mère veuve, forcée de vivre de la charité publique, et quantité de frères et de sœurs, dont deux morts de maladies infantiles peu courantes. Dur début - mais moins cruel que le destin de certains autres enfants qui avaient grandi durant la Seconde Guerre mondiale. D'ailleurs, on souffre jusque dans les châteaux. Hamlet est agité par ses mauvais rêves.
En revanche, il y a des gens qui survivent aux camps de concentration et qui n'ont pas oublié que le rire existe. L'humour est un instrument de survie. Peut-être était-ce pourquoi l'enfance de Bennett l'oppressait à tel point. Il n'avait aucun sens de l'humour. Cela ressortait jusque dans l'exercice de la psychiatrie : il y était sérieux au possible, livresque, mais avec un blocage fondamental, dû à la façon dont il se fermait à ses propres sentiments. Il avait essayé de se créer une clientèle privée à plein temps, mais y avait renoncé au bout du compte (hormis quelques patients qu'il avait gardés), pour entrer dans la psychiatrie hospitalière. Sa passion de la sécurité 1'avait poussé à chercher refuge dans un poste quasi fonctionnarisé. En un sens, c'était à cause de cela que j'avais perdu mon respect pour lui. Et l'irrespect avait fini par ronger et user le peu d'amour que j'avais eu d'abord pour lui. Mais tout cela était à demi conscient. Je me disais qu'il en va toujours ainsi du mariage et que l'homme et la femme, au fond, ne parlent jamais le même langage. Mes amis proclamaient que j'avais de la chance de pouvoir compter sur un époux aussi solide; moi aussi, j'en étais convaincue. Qui peut se vanter d'être heureux? Où était-il écrit que je devais trouver la vie drôle avec mon mari, en même temps que j'étais tolérée, baisée, soutenue dans mes ambitions créatrices? La plupart des femmes écrivains ou artistes avaient eu la part infiniment moins belle. Quand le mari n'était pas un despote, c'était l'amant qui les menait droit au suicide, ou le père tyrannique qui les forçait à mener une existence d'abnégation sexuelle et de devoir filial. Du moins avais-je la chance et la bénédiction de posséder un saint au foyer - si assommant que ce pût être. Et le fait était que Bennett empiétait bien peu sur le champ de ma conscience, tant positivement que négativement. Je ne dépensais pas un gramme d'énergie psychique pour lui. Il était de plus en plus comparable à une sorte d'appareil domestique - un four, ou un lave-vaisselle, une chaîne de stéréo.
Comment avions-nous fait pour dériver si loin l'un de l'autre? Ou bien n'étions-nous pas déjà très éloignés dès le départ? Huit années de :mariage suffisent-elles à éroder tout point de contact entre deux êtres - ou fallait-il se demander si ces points de contact avaient jamais existé? Je n'en savais plus rien. Je savais seulement que je n'avais jamais attendu impatiemment l'heure de partir en vacances avec Bennett - ou de me retrouver seule avec lui, le soir - et que je remplissais ma vie d'une frénésie d'activité, de centaines d'amitiés, de liaisons de fortune (qui, naturellement, me laissaient pleine de remords), parce que la solitude en sa compagnie était d'une étrange stérilité. Même lorsque nous étions ensemble à la maison, je me retirais constamment dans mon bureau pour y travailler. Certes, il fallait faire la part, en moi, de l'ambition féroce (ou, selon les mots de mes amis dingues d'astrologie, de ma nature de femme Bélier type, mariée avec un Cancer type); mais assurément aussi, il entrait là-dedans un certain désir de ne pas être avec Bennett. Sa présence me déprimait. Il y avait une espèce de déni de vie dans sa manière même, son port, son discours monotone. Comment créer la vie avec un être qui incarne la mort?
Je sortis du bain et j'entrepris de me sécher, de m'inonder de parfum et de poudre, de faire bouffer mes cheveux. Ensuite, je me maquillai soigneusement, autant pour me dérober du monde que pour autre chose..."
"Fear of fity" (La peur de l'âge, 1994)
"Comment font les femmes pour se réaliser dans un monde où elles sont restées le deuxième sexe ? A en croire Tillie Olsen, ce poète épique des silences feminins, c'est une chance que de naitre dans une famille sans garçons. Mais mes sœurs prétendent n'avoir jamais ressenti l'ambivalente liberté d'accomplissement qui m'habite. Et ma mère, sœur cadette comme moi, était visiblement plus tiraillée que moi par ses conflits internes. D'où me vient ma différence? J'y vois quelque chose du même ordre que ce qui me pousse à écrire ce livre. J'ai besoin de comprendre les forces qui m'ont servi de moteur et celles qui m'ont freinée. En quoi ma vie est-elle différente de celle de ma mère ? Et en quoi lui ressemble-t-elle ? Jamais, de mémoire d'Erica, je n'ai douté que je ferais quelque chose de ma vie. Quoi, je ne le savais pas encore. Ecriture, peinture, médecine, il fut un temps où tout parlait à mon imagination. Je ne concevais pas de vivre sans loisirs, sans un minimum d'argent, sans ma place dans le monde, et à huit ou neuf ans je répétais devant la glace mon discours d'acceptation du prix Nobel. J'ignorais quels travaux m'avaient valu cette récompense, et je men moquais. Je ne me voyais pas autrement que gagnante, c'était le principal. J'avais tout de même été la seule rescapée d'une pouponnière entière de bébés diarrhéiques ! Il n'est pas interdit de voir dans un aussi grandiose surpassement le prélude à des réalisations futures ; tant qu'on découragera systématiquement les filles de se montrer grandioses, elles auront du mal à accomplir quoi que ce soit. A la maison, personne ne m'a jamais découragée, même si mes modèles féminins n'étaient pas aussi libres que mes modèles masculins (à preuve ma mère et son chevalet pliant). J'ai toujours plus ou moins su que les autres femmes me haïraient et m'envieraient cette liberté. «"Tout le monde te croit mignonne parce que tu es blonde, me disait ma sœur Nana. Mais moi je sais que tu es une vraie garce."
Dans les années cinquante, la dichotomie entre blonde et brune était un gouffre béant; Debbie Reynolds contre Elizabeth Taylor. La sirène brune et morose était irrémédiablement condamnée au rôle de méchante, tandis qu'on était prêt à donner le bon Dieu sans confession à la blonde. A l'époque je ne savais pas que l'opposition entre sœurs blondes et brunes était une tête chenue de l'histoire littéraire. Mais c'est fou ce que ces anciennes catégories perduraient ! Ma sœur aînée me détestait parce que j'étais blonde et que j'avais confiance en moi. Garçon-fille déguisé en Debbie Reynolds, ne me connaissant aucune limite parce que j'avais à l'intérieur de moi un père et une mère aimants, je me suis lancée dans le monde, et j'ai été tout étonné de découvrir que les filles y étaient moins égales que les garçons. Cette découverte date de mon adolescence. Je revois encore le jour où un garçon qui fréquentait un excellent lycée m'a demandé si j'avais l'intention de devenir secrétaire. Je lui ai répondu : "Secrétaire ! Je serai médecin, oui ! Et en plus je deviendrai un écrivain célèbre, comme Tchekhov !" Je lui ai prouvé (je ne me souviens même plus de son nom) en refusant d'apprendre la dactylo. Aujourd'hui encore, je fais mes livres à la main comme un ouvrage de tapisserie ou de broderie. J'ai au moins une demi-douzaine d'ordinateurs, mais je n'ai jamais appris à m'en servir. Le temps que je m'y mette, ils seront complètement dépassés. Je fais joujou quelques instants avec cet univers de rechange, puis je reviens au stylo, symbole phallique s'il en est. Je n'ai pas à justifier mon envie du pénis. Quelle femme ambitieuse en serait dépourvue dans un monde où l'autorité est conférée par ce si peu fiable sceptre ? Je me demande parfois pourquoi j'ai mis si longtemps à me rendre compte que j'étais censée appartenir au deuxième sexe. Par quoi étais-je protégée, qui ne protégeait pas mes sœurs ? Je me suis toujours sentie l'héritière désignée.
Mais héritière de quoi ? Des ambitions de mon père dans le monde du spectacle, des talents artistiques de ma mère ? Du chevalet de mon grand-père et du féminisme forcené de ma mère ? Fais ce que je dis, ne fais pas ce que je fais, tel était le message qu'elle véhiculait. Ou encore : Je me suis fait blouser, mais toi, prends tout ce que peut te donner la vie. Je me souviens qu'elle m'a même dit un jour : "Si tu deviens célèbre, entre tous les beaux hommes que tu auras à tes pieds, tu ne sauras plus où donner de la tête."
"Je n'ai jamais dit ça ! ", proteste-t-elle. Et si, pourtant. Ou alors, j'ai des voix. (Ce n'est que beaucoup plus tard que je devais comprendre les complexités de son injonction.)
Pas de fils. Une famille sans fils. Dans une famille de filles, l'une des filles peut devenir le fils. Est-ce là notre pacte avec le diable ? Tout ce que je sais, c'est que bon gré, mal gré, je me suis retrouvée dépositaire de la plupart des ambitions de mes parents et grands-parents. Et la charge était lourde. Il fallait à la fois que je sois artiste peintre, comédienne de music-hall, et que je gagne beaucoup d'argent. J'avais envie de devenir cet oxymoron : un poète qui crève le plafond des ventes. Un artiste millionnaire. Mes ambitions étaient si démesurées que même mes plus belles réussites me laissaient un sentiment d'échec. Je n'ai pas changé. Mais où m'a-t-on fait comprendre que j'étais le deuxième sexe ? À l'école. Nous apprenons chez nous, mais aussi à l'école. Et de ces deux formes d'apprentissage, celle-ci est peut-être la plus nuisible. Nous attendons de l'école qu'elle incarne l'autorité du monde; qu'elle nous dise si ce que nous avons appris à la maison est vrai ou faux. Et c'est souvent elle qui renforce les pires préjugés de notre culture, avec son besoin stupide de nous attribuer un rang - comme si l'intelligence était quantifiable -, sa tendance à stéréotyper les sexes, à séparer le masculin et le féminin entre deux êtres opposés au lieu de les voir comme des qualités que nous partageons tous, son goût pour l'apprentissage par cœur et dans l'exclusion, plutôt que dans la liberté et l'ouverture. Au lycée déjà, je me proclamais féministe et me promenais avec "Le Deuxième Sexe" sous le bras. Je ne sais plus si je le lisais.
C'était inutile. Je savais que les femmes étaient sur terre pour en baver. Je savais que les garçons étaient arrogants et que les filles apprenaient à les rasséréner : il en allait de leur survie. Je ne dénonçais pas l'existence d'un problème : je me demandais seulement comment le résoudre.
Même si je lisais et écrivais à longueur de temps, même si la lecture et l'écriture étaient mes activités préférées, je déclarais volontiers que je voulais devenir médecin. Non seulement parce que j'aimais - et j'aime toujours - soigner, mais parce que je cherchais une profession dans laquellle les femmes ne se faisaient pas marcher sur les pieds. De mon point de vue d'adolescente, la médecine répondait à ce critère. Mon but n'est pas de traiter de l'égalité des femmes dans le domaine médical; Je veux parler de l'apprentissage de l'inégalité, et dire qu'il se situe surtout au cours de l'adolescence. Les garçons font claquer l'élastique de notre soutien-gorge. Nous vivons dans la terreur d'une fuite sur notre serviette hygiénique. Tout d'un coup, notre corps devient encombrant, source de ridicule. On découvre non seulement un corps qui se met à nous désobéir, comme tous les corps, mais la vulnérabilité particulière du corps de la femme qui peut se mettre à saigner sans prévenir et qui fait de nous, inévitablement, des victimes potentielles. Evidemment, le fait que les femmes continuent de se faire violer aux quatre coins du monde ne va pas arranger la situation, ni qu'une femme sur trois se fasse violenter par l'homme avec qui elle vit et qui a droit au titre de mari ou d'amant. Même si nous vivions dans un monde sûr, l'adolescence resterait une période de vulnérabilité pour les filles qui, du jour au lendemain, deviennent une proie sexuelle et en prennent conscience. Tout d'un coup, finis les longs après-midi ensoleillés passés à lire les policiers de Nancy Drew sur la plage. On pénètre dans un monde nouveau, un monde lourd de menaces.
Quand je suis entrée au Lycée musical et artistique, nous habitions au coin de la 81° rue et de Central Park West. Tous les matins à huit heures, il fallait que je prenne le métro qui m'emmenait, dans un vacarme assourdissant, au coin de la 135e rue et de Convent Avenue. La rame était pratiquement déserte - elles étaient bondées en sens inverse. Il y avait souvent des exhibitionnistes - des hommes vieux, braguette ouverte et bite à l'air, qui se tripotaient en me murmurant de jouir, jouir, jouir. Parfois, je regardais. Parfois, j'avais peur de regarder. Je me précipitais pour changer de wagon, le cœur tambourinant dans ma poitrine. "Oh, il n'y a rien à craindre des exhibitionnistes, me disait ma mère. Ils ont peur de leur ombre." Voilà qui était à peu près aussi réconfortant que de s'entendre dire qu'après la mort, on retournait dans la terre et on renaissait sous forme de tomate. Même pour une gosse à l'enfance protégée, c'était terrifiant. Certes, personne ne m'avait violentée à la maison; mais dès l'âge de treize ans, il n'y eut plus personne autour de moi pour me protéger. La virilité, force anarchique et débridée, rôdait. Les femmes ne s'exposaient pas dans le métro. J'appris qu'elles étaient dignes de confiance et que les hommes ne l'étaient pas..."
"Parachutes and Kisses" (Parachutes d'Icare, 1997)
Un recueil de poésie érotique et féministe, où Erica Jong explore, comme souvent dans son œuvre, la sexualité féminine, la liberté créatrice et les mythes revisités. Le titre fait référence à Icare, symbole de l’audace et de la chute, mais Jong réécrit le mythe avec une perspective féminine et subversive : ici, Icare a des "parachutes" – une métaphore de la résilience, du plaisir et de la survie malgré les risques. Jong mêle langage cru et lyrisme, célébrant le désir féminin hors des cadres patriarcaux. Certains poèmes évoquent le plaisir solitaire, l’adultère ou la maternité avec une franchise qui rappelle Anaïs Nin ou Sylvia Plath. Icare n’est plus seulement un héros tragique, mais une figure qui choisit sa chute, transformant l’échec en puissance. Jong y voit une analogie avec la condition de l’artiste (et de la femme) qui brave les interdits. Comme dans L’Ange de la peur (1973), Jong puise dans sa vie (ses divorces, son rapport au corps vieillissant) pour des vers tantôt rageurs, tantôt mélancoliques.
"What Do Women Want? Bread Roses Sex Power" (1998)
Un recueil d’essais courts et de portraits qui résume ses combats, autonomie matérielle (bread), beauté et art (roses), liberté sexuelle (sex), et émancipation politique (power). Jong revisite des icônes comme Sappho, Emily Dickinson ou Virginia Woolf, soulignant leur lutte contre l’effacement des femmes créatrices, end hommage à Frida Kahlo, Billie Holiday, ou Emmeline Pankhurst, célébrant leur audace tout en critiquant leur exploitation par les hommes, et dissèque des figures masculines ambiguës, Freud, dont elle raille sa fameuse question ("Que veulent les femmes ?") en répondant : "Rien que tout le monde ne veule : être entendues", et Henry Miller, son ancien mentor, décrit comme un génie misogyne, mais dont l’écriture libératrice l’a influencée malgré tout. Et Jong parle de son divorce, de la ménopause, ou de sa peur de devenir "invisible" après 50 ans...
"Ten years after we were married, my husband and I burned our prenup. We burned it in a wok at the end of a dinner party to which we had invited our dearest friends—and our lawyers. Either that’s the most romantic gesture ever made, or the stupidest. I prefer to see it as romantic.
Marriage is about trust, and trust takes you quickly to the matter of money. It is very hard to trust someone and share all your worldly goods with that person, but the alternative is worse. During the better part of a decade when I was single and recovering from the bitterest of divorces, I usually felt fine until I saw the term “next of kin” on a form. These three little words shook me up more than “I love you.” Leaving the space blank meant there was no one to look after my daughter if something happened to me, no one for doctors to consult in case of emergency, no one to bury me if I dropped dead, no one to decide which manuscripts to burn and which to sell. Leaving it blank meant I was an orphan from the human family. Yes, I had sisters, but their enmity toward me and my writing was, alas, not reassuring. Things are better now, but then I felt alone.
Marriage fills the blank and does more. A good marriage replaces monologue with dialogue, enhances your life expectancy, and gives you somebody to blame for whatever is wrong with your life. If you want to stay married, you don’t hold the grudge. You realize that whatever you gave up in order to join your life with this other person’s was more than compensated for by the things you got. But that doesn’t mean you lose the right to complain. Healthy complaining—even the occasional unhealthy rage—also keeps marriages together. It’s the endless silences that torpedo them.
When Ken and I met, each of us had been married before—twice in his case, three times in mine. We stamped the phrase “A Triumph of Hope Over Experience” in red on our wedding announcements right over the line “Erica and Ken are astonished to announce their marriage.” We joked a lot because we were terrified. We both thought we had come to our last chance. We didn’t want to blow it.
My own marital history made great copy but was hell to live through. My first husband went crazy and thought he was Jesus Christ. My second was the psychiatrist I married to protect myself against madness. The third was my dearest soul mate until he became my bitterest enemy. No wonder I never wanted to marry again. By the time I met Ken I had figured out how to have men in my life without making a commitment: either they were terminally commitment-phobic or otherwise committed. I tried to have two or three at once so as never to have to depend on one, but I quickly learned that three men add up to less than one. I thought the system worked just fine for me. Until I met Ken.
On our first date I insisted on bringing a car and driver so he wouldn’t be able to drive me home. (It was spring break, and my daughter and I were ensconced in the “country” house.) After our second date I devised a business trip to Los Angeles to get away from him (but then I called him as soon as I arrived, and left my number). After our third date I escaped to Europe, supposedly to attend a cooking school in Italy—though I never cook. There was also a boyfriend in Italy—one of those otherwise-committed charmers who liked to drop in unannounced and then flee back to home and hearth. While I’d be waiting by the phone for him to call, Ken would call instead. He was on his way to Paris and sending me a ticket to join him. Meanwhile the Italian hadn’t been heard from. By the time he slithered into the dining room of the cooking school I had made other plans.
I am reporting the events but leaving out all the anguish. Unless you are a cold-blooded psychopath, it’s not easy to juggle partners. And at times the effort of keeping these multiple fires burning turned my life into a French farce.
Ken had lived his own version of this comedy—through two marriages and one long-term cohabitation that was much like a marriage. Instead of feeling free as a result of his escapades, he often felt trapped. Instead of feeling sated, he often felt lonely.
During that first weekend in Paris, we talked so much we never slept. We also fought, but our fights never ended the conversation; we discovered we always had more to say. When sex entered the equation, I became so scared of intimacy that I went home early. Left to my own devices I would have sabotaged the relationship, but even at our darkest moment Ken was optimistic. After our first fight, he went for a walk and brought me back a first edition of Colette’s La Fin de Chéri as a farewell present. I was so touched by his knowing it was one of my favorite books that it became a hello rather than a good-bye. It was his generosity and risk-taking that won my heart.
When we got back from Paris we had dinner together every night. We used to look up from the table at each other and be surprised to find restaurants closing around us. Everyone’s deepest hunger is to be known, and we were determined to know each other. The more we learned about each other, the more connected we felt.
When we had been together two months or so, we went to Vermont for a weekend. We stopped at the Putney Inn for dinner, and I blurted out my worst fear. “It seems okay now, but pretty soon you’ll be telling me what to write—and threatening me if I don’t write what you like. And I can’t live with that.”
".. « Dix ans après notre mariage, mon mari et moi avons brûlé notre contrat prénuptial. Nous l’avons fait fondre dans un wok, à la fin d’un dîner où nous avions invité nos amis les plus chers… et nos avocats. Soit c’est le geste le plus romantique du monde, soit le plus stupide. Je préfère y voir du romantisme.
Le mariage repose sur la confiance, et la confiance vous ramène vite à la question de l’argent. Il est très difficile de faire confiance à quelqu’un et de partager tous ses biens avec cette personne, mais l’alternative est pire. Pendant près de dix ans, lorsque j’étais célibataire et que je me remettais d’un divorce particulièrement douloureux, je me sentais généralement bien… jusqu’à ce que je tombe sur la mention "prochain parent" sur un formulaire. Ces trois petits mots m’ont plus secouée que des "Je t’aime". Laisser l’espace vide signifiait qu’il n’y aurait personne pour s’occuper de ma fille si quelque chose m’arrivait, personne pour que les médecins consultent en cas d’urgence, personne pour m’enterrer si je mourrais subitement, personne pour décider quels manuscrits brûler et lesquels vendre. Laisser ce champ vide, c’était admettre que j’étais une orpheline de la famille humaine. Oui, j’avais des sœurs, mais leur hostilité envers moi et mon écriture n’était, hélas, pas rassurante. Les choses vont mieux maintenant, mais à l’époque, je me sentais seule.
Le mariage remplit ce vide et fait bien plus. Un bon mariage remplace le monologue par le dialogue, augmente votre espérance de vie et vous donne quelqu’un à blâmer pour tout ce qui ne va pas dans votre existence. Si vous voulez rester marié, vous ne gardez pas rancune. Vous réalisez que ce que vous avez abandonné pour lier votre vie à celle de cette personne est largement compensé par ce que vous avez gagné. Mais cela ne signifie pas que vous perdez le droit de vous plaindre. Les récriminations saines – et même les colères occasionnelles malsaines – maintiennent aussi les mariages. Ce sont les silences interminables qui les torpillent.
Quand Ken et moi nous sommes rencontrés, nous avions chacun été mariés auparavant – deux fois pour lui, trois pour moi. Nous avons fait imprimer en rouge sur nos faire-part la phrase : "Un triomphe de l’espoir sur l’expérience", juste au-dessus de la ligne : "Erica et Ken ont la surprise de vous annoncer leur mariage." Nous plaisantions beaucoup parce que nous étions terrifiés. Nous pensions tous deux que c’était notre dernière chance. Nous ne voulions pas la gâcher.
Mon propre passé marital faisait de la bonne copie, mais c’était un enfer à vivre. Mon premier mari est devenu fou et a cru qu’il était Jésus-Christ. Le second était le psychiatre que j’ai épousé pour me protéger de la folie. Le troisième était mon âme sœur jusqu’à ce qu’il devienne mon pire ennemi. Rien d’étonnant à ce que je n’aie plus jamais voulu me remarier. Quand j’ai rencontré Ken, j’avais trouvé comment avoir des hommes dans ma vie sans m’engager : soit ils avaient une phobie viscérale de l’engagement, soit ils étaient déjà pris. J’essayais d’en avoir deux ou trois à la fois pour ne jamais dépendre d’un seul, mais j’ai vite compris que trois hommes valent moins qu’un. Je pensais que ce système me convenait parfaitement. Jusqu’à ce que je rencontre Ken.
Lors de notre premier rendez-vous, j’ai insisté pour venir avec une voiture et un chauffeur afin qu’il ne puisse pas me raccompagner. (C’était les vacances de printemps, et ma fille et moi étions installées dans la maison "à la campagne".) Après notre deuxième rendez-vous, j’ai inventé un voyage d’affaires à Los Angeles pour lui échapper (mais je l’ai appelé dès mon arrivée, en lui laissant mon numéro). Après le troisième, je me suis enfuie en Europe, soi-disant pour suivre un cours de cuisine en Italie – alors que je ne cuisine jamais. Il y avait aussi un petit ami en Italie – l’un de ces séducteurs déjà pris qui aimaient débarquer à l’improviste avant de repartir vers leur foyer. Pendant que j’attendais son coup de fil, c’est Ken qui appelait. Il partait pour Paris et m’envoyait un billet pour le rejoindre. Entre-temps, l’Italien avait disparu. Quand il a enfin glissé dans la salle à manger de l’école de cuisine, j’avais déjà changé mes plans.
Je raconte les faits, mais j’omets toute l’angoisse. À moins d’être une psychopathe insensible, jongler avec plusieurs partenaires n’est pas simple. Par moments, l’effort pour entretenir ces feux multiples a transformé ma vie en une farce française.
Ken avait vécu sa propre version de cette comédie – à travers deux mariages et une longue cohabitation qui ressemblait fort à un mariage. Au lieu de se sentir libre grâce à ses escapades, il se sentait souvent piégé. Au lieu d’être rassasié, il se sentait seul.
Lors de ce premier week-end à Paris, nous avons tellement parlé que nous n’avons pas dormi. Nous nous sommes aussi disputés, mais nos disputes ne mettaient jamais fin à la conversation ; nous avions toujours quelque chose à ajouter. Quand le sexe est entré en jeu, j’ai eu si peur de l’intimité que je suis rentrée plus tôt. Livrée à moi-même, j’aurais sabordé la relation, mais même dans nos moments les plus sombres, Ken restait optimiste. Après notre première dispute, il est parti marcher et m’a rapporté une première édition de La Fin de Chéri de Colette en cadeau d’adieu. J’ai été si touchée qu’il sache que c’était l’un de mes livres préférés que cela est devenu un "bonjour" plutôt qu’un "au revoir". C’est sa générosité et son audace qui ont conquis mon cœur.
À notre retour de Paris, nous avons dîné ensemble tous les soirs. Nous levions les yeux de la table l’un vers l’autre, surpris de voir les restaurants fermer autour de nous. La faim la plus profonde de chacun est d’être connu, et nous étions déterminés à nous connaître. Plus nous en apprenions l’un sur l’autre, plus nous nous sentions liés.
Après environ deux mois de relation, nous sommes partis un week-end dans le Vermont. Nous nous sommes arrêtés pour dîner au Putney Inn, et j’ai exprimé ma plus grande peur : "Pour l’instant, tout va bien, mais bientôt, tu me diras quoi écrire – et tu me menaceras si je n’écris pas ce qui te plaît. Et je ne pourrai pas vivre avec ça." » ...
Barbara Seaman, "Free and Female: The Sex Life of the Contemporary Woman" (1972)
Barbara Seaman (1935-2008) était une journaliste médicale, autrice et activiste pionnière pour la santé des femmes, considérée comme l'une des fondatrices du mouvement moderne pour la santé des femmes (Women's Health Movement). Son travail a radicalement remis en question l'autorité médicale patriarcale et a plaidé pour le droit des femmes à une information transparente et à l'autonomie sur leur corps.
C'était le premier livre grand public à exposer de manière approfondie et documentée les risques graves et souvent cachés de la pilule contraceptive (caillots sanguins, accidents vasculaires cérébraux, crises cardiaques, dépression, etc.), alors massivement prescrite sans information adéquate sur ses effets secondaires. Seaman a compilé des témoignages de femmes, des données médicales et a critiqué l'industrie pharmaceutique et une partie du corps médical pour leur manque de transparence et leur mépris des expériences des patientes. Ce chapitre a eu un impact retentissant et a contribué à déclencher des audiences au Congrès américain sur la sécurité de la pilule en 1970.
Le livre dénonce la tendance de la médecine (surtout masculine) à infantiliser les femmes, à ignorer leurs symptômes et leurs expériences ("hystérie"), et à promouvoir des traitements invasifs ou dangereux sans consentement éclairé. Seaman attaque des pratiques courantes comme les hystérectomies abusives, la prescription excessive de tranquillisants ("Mother's Little Helper"), les accouchements ultra-médicalisés privant les femmes de contrôle, et les traitements hormonaux non justifiés. Elle accuse la profession médicale de servir les intérêts des hommes et des entreprises pharmaceutiques plutôt que ceux des patientes.
Et comme le titre l'indique, une partie importante du livre est consacrée à la sexualité féminine. Seaman défend le droit des femmes au plaisir sexuel et démystifie le mythe de la vaginale comme seule source d'orgasme, en s'appuyant sur les travaux de Masters & Johnson et d'Alfred Kinsey. Elle parle ouvertement de masturbation, de l'usage des vibrateurs (chose très rare à l'époque dans un livre grand public) et plaide pour une sexualité libérée des dogmes religieux ou médicaux répressifs. Elle encourage les femmes à explorer et à connaître leur propre corps.
Le message central du livre est que les femmes doivent être les expertes de leur propre corps. Son livre a été controversé à sa sortie (certains médecins l'ont attaquée) et certaines données scientifiques sont désormais dépassées. Mais son impact historique est indéniable, il a ouvert les yeux de millions de femmes sur les dangers de traitements présentés comme anodins (notamment la pilule) et sur les préjugés sexistes profondément ancrés dans le système médical.