Gustave Le Bon (1841-1931), "La Psychologie des foules" (1895) - Gabriel Tarde (1843-1904), "Les Lois de l’imitation" (1890) - Scipio Sighele (1868-1913), "La folla delinquente" (La Foule criminelle, 1891) - Pasquale Rossi (1867-1905), "L'animo della folla" (1898), "Psicologia collettiva" (1899), "Les suggesteurs et la foule" (1904) - ......

Last update: 31/11/2016


 La fin du XIXe siècle installe progressivement une nouveau tissu de communication sociale: la liberté de la presse, l'industrialisation, le développement des échanges, mais aussi les mouvements sociaux urbains, et tout simplement l'intervention du nombre comme facteur politique, le poids arithmétique des majorités contre les élites, donnent aux médias et à l'opinion une place nouvelle dans la société. Gustave Le Bon, Scipio Sighele ou Pasquale Rossi vont ainsi s'intéresser à l'émergence de l'opinion publique, privilégiant une vision manipulatrice du rôle de la presse sur la formation de l'opinion ou, en Italie, penser la foule dans le contexte des transformations politiques et sociales en cours : l'évolution humaine ne peut être uniquement le fait d'un ou plusieurs individus, fussent-ils exceptionnels; la foule possède une dynamique qui lui est propre; elle a son langage, ses mythes, ses états psycho-collectifs qui peuvent s'avérer nécessaire pour valider toute action de transformation politique...

Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944), le futur initiateur du mouvement futuriste italien au début du XXe siècle, alors à Paris en 1898, décrit dans la Revue Blanche "Les émeutes milanaises de mai 1898" : mêlant angoisse et enthousiasme, il décrit la transfiguration de la métropole lombarde sous la fièvre du soulèvement populaire, une foule urbaine devenue "criminelle", violente, et par-là porteuse d'une certaine esthétique ("Une foule de quatre cent mille habitants en marche a tôt fait de créer de la Beauté suivant les lois d’une esthétique toute spéciale d’ampleur, d’intensité et de violence").
Dans "Gabriele D'Annunzio intime " (1903, "Les Dieux s’en vont, d’Annunzio reste, Paris, 1908), Marinetti rappele que D'Annunzio rêvait de pouvoir bouleverser le peuple, la foule, d’un tour de phrase, d'un poème. Les prouesses lyriques d'un poète sont insignifiantes face à ces foules milanaises "habituées aux paraboles véhémentes de Turati, aux coups de massue de Ferri et à son style couleur de pain blanc". En cette fin du XIXe et début du XXe siècle, les pionniers italiens de la psychologie collective que sont Pasquale Rossi  et Scipio Sighele annoncent le déferlement de ces foules belles, modernes et violentes....


Les précurseurs de Gustave Le Bon et de sa "Psychologie des foules" sont donc pour une grande part italiens : Cesare Lombroso (1835-1909), professeur de psychiatrie à l'université de Turin et criminologue ("l’Uomo delinquente", 1876) pour lequel le criminel est avant tout un malade que les facteurs d'hérédité et de maladies nerveuses prédisposent à la délinquance ; Giuseppe Sergi (1841-1936), le père de l'anthropologie italienne et le théoricien de la « race méditerranéenne », qu'il oppose à la théorie aryenne alors en vogue (L'uomo, secondo le origini, l'antichità, le variazioni e la distribuzione geografica, 1911);  Alfredo Niceforo (1876-1960), auteur d'une "Antropologia delle classi povere" (1908), tous cherchent à théoriser l'influence de  l'environnement social ou des facteurs biologiques entrant dans la construction du criminel, futur ou avéré : à l'époque toute violence sociale est criminelle, et l'émergence des foules, qui traduit en fait l'émergence des mouvements politiques en Italie (le Partito Socialista Italiano, fondé en 1892 par Filippo Turati et Guido Albertelli est emblématique de la mise en forme de l’action politique des foules), source de pouvoir et de violence potentielle entre 1890 et 1900 ("cette irruption de la foule dans la science est concomitante de son incarnation en tant qu’acteur politique"), devient objet d'interprétation pour Scipio Sighele (1868-1913) et Pasquale Rossi (1867-1905).

 

Scipio Sighele (1868-1913) publie en 1891 "La folla delinquente" (La Foule criminelle) : il s'y emploie à décrypter les causes mystérieuses d’un type particulier de criminalité, le crime de la foule. "Dans la foule si la pensée se soustrait, le sentiment s’additionne, surtout s’il est atavique et criminel, si bien que s’unir au fond signifie se rendre pire." Ainsi, "l’étude des crimes de la foule, écrit Sighele, est, en effet, très intéressante, surtout pendant cette fin de siècle durant laquelle – de la grève des ouvriers aux soulèvements publics – les violences ne manquent pas. Il semble qu’elle veuille de temps en temps soulager par un crime, tous les ressentiments que les douleurs et les injustices souffertes ont accumulés en elle (..) La science, pas plus que les tribunaux, n’avait jamais pensé que parfois, au lieu d’un seul individu, le coupable pût être une foule. Lorsqu’on voyait paraître devant la justice quelques individus, qu’on avait pu arrêter au milieu d’un tumulte, les juges croyaient avoir devant eux des hommes qui d’eux-mêmes, volontairement, étaient venus s’asseoir sur ces bancs infâmes, tandis qu’ils n’étaient que les quelques naufragés jetés là par la tempête psychologique qui les avait entraînés à leur insu.." Sighele, en considérant le phénomène de la délinquance collective, met ainsi en lumière l’inadaptation des instruments habituels d’analyse, incapables d’expliquer un processus inquiétant : dans la foule l’homme sain se transforme en homme pervers.

 

"L'école positiviste de droit pénal  prouva que le libre arbitre est une illusion de la conscience, elle dévoila le monde, inconnu jusqu'alors, des facteurs anthropologiques, physiques et sociaux du crime, et elle érigea en principe juridique cette idée qui était déjà sentie inconsciemment par tous, mais qui ne pouvait trouver place parmi les formules rigides des juristes, que le crime commis par une foule doit être jugé autrement que celui qui est commis par un seul individu, et cela parce que, dans l'un et l'autre cas, la part que prennent le facteur anthropologique et le facteur social est bien différente. M. Pugliese a été le premier à exposer dans une brochure  la doctrine de la responsabilité pénale dans le crime collectif. Il concluait en soutenant la demi-responsabilité de tous ceux qui commettent un crime, entraînés par le courant d'une foule : « Quand c'est une foule, un peuple qui se révolte, écrivait-il, l'individu n'agit pas comme individu, mais il est comme une goutte d'eau d'un torrent qui déborde, et le bras qui lui sert pour frapper n'est qu'un instrument inconscient. »  J'ai complété dans la suite la pensée de M. Pugliese en essayant de donner, par une comparaison, la raison anthropologique de sa théorie : j'ai comparé  les crimes commis dans l'impétuosité d'une foule au crime commis par un individu aveuglé par la passion. M. Pugliese avait appelé crime collectif ce phénomène étrange et complexe d'une foule qui commet un crime, entraînée qu'elle est par la parole d'un démagogue ou exaspérée par un fait qui est, ou qui lui semble être, une injustice ou une insulte envers elle. J'ai préféré l'appeler simplement crime de la foule, parce que, selon moi, il y a deux formes de crimes collectifs et il est nécessaire de les bien distinguer : il y a le crime par tendance co-naturelle de la collectivité, dans lequel entrent le brigandage, la camorra, la maffia ; et il y a le crime par passion de la collectivité, représenté parfaitement par les crimes que commet une foule..."

 

Pasquale Rossi (1867-1905) publie "L'animo della folla" (1898), "Psicologia collettiva" (1899), "Les suggesteurs et la foule" (1904)...
 Pasquale Rossi aura sa première expérience de la foule alors qu'étudiant il est arrêté à Naples lors d’une émeute et se retrouve condamné à six mois de prison. Devenu chirurgien, et socialiste, il s’établit à Cosenza en Calabre. En 1898, il publie ses premiers travaux consacrés à la psychologie collective : alors que les intellectuels socialistes tentent d'appréhender cette foule, malgré la défiance notamment de Filippo Turati, Rossi est sans doute le premier à s’écarter de la vision pathologique et criminelle de celle-ci au profit de sa possible éducation ('"follacultura") : "Ce n’est qu’aujourd’hui, écrit Rossi, qu’il est possible de parler d’une science de l’éducation de la foule puisque ce n’est que depuis peu que la foule appartient et coopère à l’histoire, qu’elle a conscience d’elle-même". Cette éducation de la foule, poursuit-il, s'enracine en premier lieu dans un programme "hygiéniste" encourageant une population saine et des individus équilibrés psychiquement; à partir de là peut être instauré ce que le socialisme belge ou allemand mettent alors en oeuvre avec des coopératives, des bibliothèques et des universités populaires: "nous demanderons en vain à la foule émaciée et mal nourrie qu’elle s’éduque". La mise en œuvre de la "follacultura" permettra alors de délivrer la foule de ses instincts primitifs, d'engager la collectivité dans un processus de civilisation non seulement physique mais moral, non seulement individuel mais collectif. 


"Les grands bouleversements qui précèdent les changements de civilisation semblent, au premier abord, déterminés par des transformations politiques considérables :  invasions de peuples ou renversements de dynasties. Mais une étude attentive de ces événements découvre le plus souvent, comme cause réelle, derrière leurs causes apparentes, une modification profonde dans les idées des peuples. Les véritables  bouleversements historiques ne sont pas ceux qui nous étonnent par leur grandeur et leur violence. Les seuls changements importants, ceux d'où le renouvellement des civilisations découle, s'opèrent dans les opinions, les conceptions et les croyances.

 Les événements mémorables sont les effets visibles des invisibles changements des sentiments des hommes. S'ils se manifestent rarement, c'est que le fond héréditaire des sentiments d'une race est son élément le plus stable.

 L'époque actuelle constitue un des moments critiques où la pensée humaine est en voie de transformation.

 Deux facteurs fondamentaux sont à la base de cette transformation. Le premier est la destruction des croyances religieuses, politiques et sociales d'où dérivent tous les éléments de notre civilisation. Le second, la création de conditions d'existence et de pensée entièrement nouvelles, engendrées par les découvertes modernes des sciences et de l'industrie.

 Les idées du passé, bien qu'ébranlées, étant très puissantes encore, et celles qui doivent les remplacer n'étant qu'en voie de formation, l'âge moderne représente une période de transition et d'anarchie. D'une telle période, forcément un peu chaotique, il n'est pas aisé de dire actuellement ce qui pourra sortir un jour. Sur quelles idées fondamentales s'édifieront les sociétés qui succéderont à la nôtre ? Nous l'ignorons encore. Mais, dès maintenant, l'on peut prévoir que, dans leur organisation, elles auront à compter avec une puissance nouvelle, dernière souveraine de l'âge moderne : la puissance des foules.

 Sur les ruines de tant d'idées, tenues pour vraies jadis et mortes aujourd'hui, de tant de pouvoirs successivement brisés par les révolutions, cette puissance est la seule qui se soit élevée, et paraisse devoir absorber bientôt les autres. Alors que nos antiques croyances chancellent et disparaissent, que les vieilles colonnes des sociétés s'effondrent tour à tour, l'action des foules est l'unique force que rien ne menace et dont le prestige grandisse toujours. L'âge où nous entrons sera véritablement l'ère des foules.

 Il y a un siècle à peine, la politique traditionnelle des États et les rivalités des princes constituaient les principaux facteurs des événements. L'opinion des foules, le plus souvent, ne comptait pas. Aujourd'hui les traditions politiques, les tendances individuelles des souverains, leurs rivalités pèsent peu. La voix des foules est devenue prépondérante. Elle dicte aux rois leur conduite. Ce n'est plus dans les conseils des princes, mais dans l'âme des foules que se préparent les destinées des nations.

 L'avènement des classes populaires à la vie politique, leur transformation progressive en classes dirigeantes, est une des caractéristiques les plus saillantes de notre époque de transition. Cet avènement n'a pas été marqué, en réalité, par le suffrage universel, si peu influent pendant longtemps et d'une direction si facile au début. La naissance de la puissance des foules s'est faite d'abord par la propagation de certaines idées lentement implantées dans les esprits, puis par l'association graduelle des individus amenant la réalisation de conceptions jusqu'alors théoriques. L'association a permis aux foules de se former des idées, sinon très justes, au moins très arrêtées de leurs intérêts et de prendre conscience de leur force. Elles fondent des syndicats devant lesquels tous les pouvoirs capitulent, des bourses du travail qui, en dépit des lois économiques, tendent à régir les conditions du labeur et du salaire. Elles envoient dans les assemblées gouvernementales des représentants dépouillés de toute initiative, de toute indépendance, et réduits le plus souvent à n'être que les porte-parole des comités qui les ont choisis.

 Aujourd'hui les revendications des foules deviennent de plus en plus nettes, et tendent à détruire de fond en comble la société actuelle, pour la ramener à ce communisme primitif qui fut l'état normal de tous les groupes humains avant l'aurore de la civilisation. Limitation des heures de travail, expropriation des mines, des chemins de fer, des usines et du sol ; partage égal des produits, élimination des classes supérieures au profit des classes populaires, etc. Telles sont ces revendications.

 Peu aptes au raisonnement, les foules se montrent, au contraire, très aptes à l'action. L'organisation actuelle rend leur force immense. Les dogmes que nous voyons naître auront bientôt acquis la puissance des vieux dogmes, c'est-à-dire la force tyrannique et souveraine qui met à l'abri de la discussion. Le droit divin des foules remplace le droit divin des rois ..." (G. Le Bon)


Avant Gustave Le Bon, la foule était souvent perçue de manière romantique ou politique (le "peuple" souverain de la Révolution). Le Bon opère une rupture radicale en la considérant comme un objet d'étude scientifique, avec ses propres lois psychologiques.

Certes, "La Psychologie des foules" n'est pas une œuvre parfaite d'un point de vue scientifique moderne (elle est jugée trop spéculative et pessimiste). Cependant, sa puissance prophétique et diagnostique est extraordinaire. Elle nous offre les premiers outils conceptuels pour décrypter le monde hyper-connecté d'aujourd'hui, où nous sommes tous, en permanence, des cellules potentielles de foules numériques. En nous aidant à comprendre les mécanismes de la polarisation, de la viralité des fausses nouvelles et du leadership populiste, Le Bon reste, plus que jamais, un guide indispensable pour naviguer dans les temps troublés de l'ère des masses...

 

- Le Bon montre que dans une foule, l'individu n'est plus lui-même (Dépsychologisation de l'individu). Son intellect conscient s'efface au profit de son inconscient. Il n'est plus un acteur rationnel, mais un élément d'un "être collectif" régit par des instincts primitifs.

- La foule comme entité unique : Il ne s'agit plus d'une somme d'individus, mais d'une âme collective (l'âme de la foule) qui pense, sent et agit d'une manière totalement différente de ses membres isolés (La foule comme entité unique).

- Le Bon prophétise que le siècle naissant (le XXe) sera "l'ère des foules". Il pressent que la démocratie de masse et les médias de communication (la presse à grand tirage, en son temps) vont donner un pouvoir sans précédent aux masses, bien au-delà des révolutions sporadiques.

 

Les intuitions de Le Bon résonnent de façon spectaculaire avec notre époque, car les conditions qu'il décrivait se sont amplifiées à l'extrême. Point le plus crucial, les communautés en ligne (groupes Facebook, followers d'un influenceur, hashtags Twitter, etc.) sont les foules psychologiques modernes. Elles présentent toutes les caractéristiques décrites par Le Bon ...

- Anonymat et suggestibilité : Derrière un écran, l'individu se sent anonyme et moins responsable. Il est extrêmement sensible à la suggestion des "meneurs" (influenceurs, leaders d'opinion).

- Contagion des idées : Les "mèmes" et les buzz se propagent à une vitesse folle, exactement comme les émotions dans une foule physique.

- Pensée simpliste et binaire : Les débats en ligne se réduisent souvent à des oppositions manichéennes, des slogans et des "cancelations", reflétant l'incapacité de la foule à la nuance.

- La communication de masse et le marketing politique : Les techniques de manipulation des foules que Le Bon observait sont devenues la base du marketing politique, de la publicité et de la communication. L'usage d'images simples, de répétitions, d'appels à l'émotion (la peur, l'espoir, la colère) est omniprésent.

- L'effacement de l'individu rationnel : À l'ère de l'information continue, l'individu est noyé dans un flux d'émotions collectives. Il réagit plus souvent en tant que membre d'une "tribu" (politique, culturelle, idéologique) qu'en tant qu'individu critique et indépendant.

 

La contribution fondamentale de Le Bon fondamentale est une grille de lecture pour comprendre les comportements collectifs irrationnels. Ainsi les trois lois de la psychologie des foules ...

- Sentiment de puissance invincible (l'individu cède à des instincts qu'il réprime seul).

- Contagion mentale (les idées et émotions se propagent comme un virus).

- Suggestibilité (la foule entre dans un état proche de l'hypnose, obéissant aveuglément au meneur).

 

Le Bon est de plus l'un des premiers à théoriser le profil du meneur. Ce n'est pas un intellectuel, mais un homme d'action, doté d'une foi robuste et fanatique, qui agit par affirmation, répétition et prestige. Sa force est sa conviction, pas la justesse de ses arguments.

Encore faut-il maîtrise le langage des foules : pour être entendu, il faut utiliser des images, des mots-miracles, des illusions. La raison et la logique sont ici impuissantes.

 

Le Bon est de plus l'un des premiers à théoriser le profil du meneur (Les meneurs des foules et leurs moyens de persuasion). Ce n'est pas un intellectuel, mais un homme d'action, doté d'une foi robuste et fanatique, qui agit par affirmation, répétition et prestige. Sa force est sa conviction, pas la justesse de ses arguments ...

"... Dès qu'un certain nombre d'êtres vivants sont réunis, qu'il s'agisse d'un troupeau d'animaux ou d'une foule d'hommes, ils se placent d'instinct sous l'autorité d'un chef, c'est-à-dire d'un meneur.

 Dans les foules humaines, le meneur joue un rôle considérable. Sa volonté est le noyau autour duquel se forment et s'identifient les opinions. La foule est un troupeau qui ne saurait se passer de maître.

 Le meneur a d'abord été le plus souvent un mené hypnotisé par l'idée dont il est ensuite devenu l'apôtre. Elle l'a envahi au point que tout disparaît en dehors d'elle, et que toute opinion contraire lui paraît erreur et superstition. Tel Robespierre, hypnotisé par ses chimériques idées, et employant les procédés de l'Inquisition pour les

 propager.

Les meneurs ne sont pas, le plus souvent, des hommes de pensée, mais d'action.

 Ils sont peu clairvoyants, et ne pourraient l'être, la clairvoyance conduisant généralement au doute et à l'inaction. Ils se recrutent surtout parmi ces névrosés, ces excités, ces demi-aliénés qui côtoient les bords de la folie. Si absurde que soit l'idée qu'ils défendent ou le but qu'ils poursuivent, tout raisonnement s'émousse contre leur conviction. Le mépris et les persécutions ne font que les exciter davantage. Intérêt personnel, famille, tout est sacrifié. L'instinct de la conservation lui-même s'annule chez eux, au point que la seule récompense qu'ils sollicitent souvent est le martyre.

 L'intensité de la foi confère à leurs paroles une grande puissance suggestive. La multitude écoute toujours l'homme doué de volonté forte. Les individus réunis en foule perdant toute volonté se tournent d'instinct vers qui en possède une..."

Encore faut-il maîtriser le langage des foules : pour être entendu, il faut utiliser des images, des mots-miracles, des illusions. La raison et la logique sont ici impuissantes.

 

La "découverte" de Le Bon n'est pas une création intellectuelle ni un coup de génie, mais le fruit d'un contexte intellectuel et historique précis. Il écrit en effet au lendemain de la Commune de Paris (1871) et dans le sillage des révolutions du XIXe siècle. Ces événements, où les masses ont joué un rôle central et souvent violent, ont montré la nécessité de comprendre ces forces nouvelles...

- Hippolyte Taine, historien qui analysait les phénomènes sociaux en termes de "race, milieu et moment", insiste alors sur les forces profondes et irrationnelles.

- Le Bon a directement importé le vocabulaire de la suggestion, de la contagion et des états mentaux modifiés dans l'étude des foules en s'inspirant des travaux de Jean-Martin Charcot, le célèbre neurologue qui travaillait sur l'hystérie et l'hypnose à la Salpêtrière.  

- La théorie de l'évolution de Darwin ajoute que l'idée que l'homme "civilisé" pouvait régresser vers un état "primitif" sous l'effet de la foule, d'où cette véritable une transposition des théories darwiniennes en psychologie sociale.

Le Bon était un grand synthétiseur plus qu'un expérimentateur. Il a su agréger des observations historiques, des concepts médicaux et des intuitions sociologiques pour forger un modèle cohérent et puissant, bien que souvent généralisateur et teinté des préjugés conservateurs et élitistes de son époque....


"La Psychologie des foules" de Gustave Le Bon (1841-1931) paraît en 1895 : "d'universels symptômes montrent, dans toutes les nations, l'accroissement rapide de la puissance des foules. L'avènement des foules marquera peut-être une des dernières étapes des civilisations d'Occident... " Le Bon fait de la foule une entité où les individus sont fondus en une unité soumise à une âme collective qui l'emporte sur les consciences individuelles. Car la foule a sa propre nature psychique, elle est "féminine", impulsive, mobile, irritable, dominée par une mentalité "magique", mues par des sentiments simples. Mais la vision de Le Bon est très négative : ces comportements collectifs sont en fait l'expression d'une régression de la société. Il ira plus loin encore en intégrant une dimension raciale dans son analyse : plus les peuples sont primitifs et plus ils sont sujets aux phénomènes de foules. Freud remettra en cause les postulats d'une telle approche : si un individu accepte de suivre une foule, ne serait-ce pas par un besoin irrépressible de faire partie de la masse? Les motivations et les conséquences sont alors toutes autres..
De formation médicale, se tournant vers l'anthropologie, fondateur chez Flammarion la célèbre Bibliothèque de philosophie contemporaine, mais aussi par la suite passionné de physique théorique, Gustave Le Bon écrivit un nombre d'ouvrages considérable : Traité de physiologie humaine (1875) ; Histoire des origines et du développement de l'homme et des sociétés (1877) ; L'Homme et les sociétés (1880) ; La Civilisation des Arabes (1883) ; Les Civilisations de l'Inde (1887) ; Les Premières Civilisations (1889) ; Lois psychologiques de l'évolution des peuples (1894) ; La Psychologie des foules (1895) ; Psychologie du socialisme (1898) ; L'Évolution de la matière (1905) ; La Psychologie politique et la Défense sociale (1910) ; Les Opinions et les Croyances (1911) ; La Révolution française et la psychologie des révolutions (1912).

 

"" Au sens ordinaire, le mot foule représente une réunion d'individus quelconques, quels que soient leur nationalité, leur profession ou leur sexe, quels que soient aussi les hasards qui les rassemblent.

 Au point de vue psychologique, l'expression foule prend une signification tout autre. Dans certaines circonstances données, et seulement dans ces circonstances, une agglomération d'hommes possède des caractères nouveaux fort différents de ceux de chaque individu qui la compose. La personnalité consciente s'évanouit, les sentiments et les idées de toutes les unités sont orientés dans une même direction. Il se forme une âme collective, transitoire sans doute, mais présentant des caractères très nets. La collectivité devient alors ce que, faute d'une expression meilleure, j'appellerai une foule organisée, ou, si l'on préfère, une foule psychologique. Elle forme un seul être et se trouve soumise à la loi de l'unité mentale des foules.

 Le fait que beaucoup d'individus se trouvent accidentellement côte à côte ne leur confère pas les caractères d'une foule organisée. Mille individus réunis au hasard sur une place publique sans aucun but déterminé, ne constituent nullement une foule psychologique. Pour en acquérir les caractères spéciaux, il faut l'influence de certains excitants dont nous aurons à déterminer la nature.

L'évanouissement de la personnalité consciente et l'orientation des sentiments et des pensées dans un même sens, premiers traits de la foule en voie de s'organiser, n'impliquent pas toujours la présence simultanée de plusieurs individus sur un seul point. Des milliers d'individus séparés peuvent à un moment donné, sous l'influence de certaines émotions violentes, un grand événement national, par exemple, acquérir les caractères d'une foule psychologique. Un hasard quelconque les réunissant suffira alors pour que leur conduite revête aussitôt la forme spéciale aux actes des foules. A certaines heures de l'histoire, une demi-douzaine d'hommes peuvent constituer une foule psychologique, tandis que des centaines d'individus réunis accidentellement pourront ne pas la constituer. D'autre part, un peuple entier, sans qu'il y ait agglomération visible, devient foule parfois sous l'action de telle ou telle influence.

 Dès que la foule psychologique est formée, elle acquiert des caractères généraux provisoires, mais déterminables. A ces caractères généraux s'ajoutent des caractères particuliers, variables suivant les éléments dont la foule se compose et qui peuvent en modifier la structure mentale.

 Les foules psychologiques sont donc susceptibles d'une classification. L'étude de cette classification nous montrera qu'une foule hétérogène, composée d'éléments dissemblables, présente avec les foules homogènes, composées d'éléments plus ou moins semblables (sectes, castes et classes), des caractères communs, et, à côté de ces caractères communs, des particularités qui permettent de les différencier.

 Avant de nous occuper des diverses catégories de foules, examinons d'abord les caractères communs à toutes. Nous opérerons comme le naturaliste, commençant par déterminer les caractères généraux des individus d'une famille puis les caractères particuliers qui différencient les genres et les espèces que renferme cette famille.

 L'âme des foules n'est pas facile à décrire, son organisation variant non seulement suivant la race et la composition des collectivités, mais encore suivant la nature et le degré des excitants qu'elles subissent. La même difficulté se présente du reste pour l'étude psychologique d'un être quelconque. Dans les romans, les individus se manifestent avec un caractère constant, mais non dans la vie réelle. Seule l'uniformité des milieux crée l'uniformité apparente des caractères. J'ai montré ailleurs que toutes les constitutions mentales contiennent des possibilités de caractères pouvant se révéler sous l'influence d'un brusque changement de milieu. C'est ainsi que, parmi les plus féroces Conventionnels se trouvaient d'inoffensifs bourgeois, qui, dans les circonstances ordinaires, eussent été de pacifiques notaires ou de vertueux magistrats.

 L'orage passé, ils reprirent leur caractère normal. Napoléon rencontra parmi eux ses plus dociles serviteurs.

 Ne pouvant étudier ici toutes les étapes de formation des foules, nous les envisagerons surtout dans la phase de leur complète organisation. Nous verrons ainsi ce qu'elles peuvent devenir mais non ce qu'elles sont toujours. C'est uniquement à cette phase avancée d'organisation que, sur le fonds invariable et dominant de la race, se superposent certains caractères nouveaux et spéciaux, produisant l'orientation de tous les sentiments et pensées de la collectivité dans une direction identique. Alors seulement se manifeste ce que j'ai nommé plus haut, la loi psychologique de l'unité mentale des foules...."

 

Gustave Le Bon connu immédiatement une immense notoriété publique en France, son ouvrage sera constamment réédité et traduit dans de nombreuses langues du vivant de l'auteur. Le Bon a su toucher un large public cultivé, bien au-delà des cercles spécialisés. Il deviendra une figure intellectuelle incontournable de la IIIe République, fréquentant les salons et côtoyant l'élite politique, scientifique et littéraire (comme Henri Poincaré ou Raymond Poincaré).

Son analyse de la foule et des techniques de leadership a été avidement lue et appliquée par les hommes politiques de l'époque, qu'ils soient de gauche ou de droite. Ils y trouvaient un "manuel" pratique pour comprendre et manipuler l'électorat. Des figures comme Georges Clemenceau ou encore certains leaders nationalistes ont puisé dans ses idées...

 

"... A vrai dire pourtant, les maîtres du monde, les fondateurs de religions ou d'empires, les apôtres de toutes les croyances, les hommes d'État éminents, et, dans une sphère plus modeste, les simples chefs de petites collectivités humaines, ont toujours été des psychologues inconscients, ayant de l'âme des foules une connaissance instinctive, souvent très sûre. La connaissant bien ils en sont facilement devenus les maîtres. Napoléon pénétrait merveilleusement la psychologie des foules françaises, mais il méconnut complètement parfois celle des foules de races différentes. Cette ignorance lui fit entreprendre, en Espagne et en Russie notamment, des guerres qui préparèrent sa chute.

 La connaissance de la psychologie des foules constitue la ressource de l'homme d'État qui veut, non pas les gouverner - la chose est devenue aujourd'hui bien difficile- mais tout au moins ne pas être trop complètement gouverné par elles.

 La psychologie des foules montre à quel point les lois et les institutions exercent peu d'action sur leur nature impulsive et combien elles sont incapables d'avoir des opinions quelconques en dehors de celles qui leur sont suggérées. Des règles dérivées de l'équité théorique pure ne sauraient les conduire. Seules les impressions qu'on fait naître dans leur âme peuvent les séduire. Si un législateur veut, par exemple, établir un nouvel impôt, devra-t-il choisir le plus juste théoriquement ? En aucune façon. Le plus injuste pourra être pratiquement le meilleur pour les foules, s'il est le moins visible, et le moins lourd en apparence. C'est ainsi qu'un impôt indirect, même exorbitant, sera toujours accepté par la foule. Étant journellement prélevé sur des objets de consommation, par fractions de centime, il ne gêne pas ses habitudes et l'impressionne peu. Remplacez-le par un impôt proportionnel sur les salaires ou autres revenus, à payer en un seul versement, fût-il dix fois moins lourd que l'autre, il soulèvera d'unanimes protestations. Aux centimes invisibles de chaque jour se substitue, en effet, une somme totale relativement élevée et, par conséquent, très impressionnante. Elle ne passerait inaperçue que si elle avait été mise de côté sou à sou ; mais ce procédé économique représente une dose de prévoyance dont les foules sont incapables..."

 

Mais Le Bon affronta en France le rejet des cercles universitaires. Les sociologues "officiels", emmenés par Émile Durkheim, le méprisèrent. Ils le considérèrent comme un dilettante, un vulgarisateur et non comme un scientifique rigoureux. Durkheim rejette sa vision "irrationaliste" de la foule. Pour lui, la société est d'abord régie par des "faits sociaux" et une conscience collective structurée, et non par une régression hypnotique et instinctive. La méthode de Le Bon, jugée trop intuitive et basée sur des généralisations, est violemment critiquée.

 

C'est à l'étranger que l'impact de Le Bon fut le plus spectaculaire, à la fois théorique et pratique ...

En Europe;

- En Italie, son œuvre a profondément influencé les théoriciens de l'élitisme comme Vilfredo Pareto et Gaetano Mosca. Surtout, elle a été abondamment lue et commentée par Benito Mussolini. Le futur Duce y a puisé des éléments clés pour conceptualiser le rôle du chef dans l'État fasciste et la manipulation des masses.

- En Allemagne et en Autriche, son influence a été capitale. Sigmund Freud lui a consacré un chapitre entier de son livre "Psychologie des masses et analyse du Moi" (1921). S'il critique Le Bon sur certains points (notamment le rôle de la libido), Freud reconnaît sa dette et reprend ses observations fondamentales sur la régression psychique dans la foule et le rôle du meneur comme "idéal du moi".

- Les techniques de propagande nazie – usage des symboles, défilés grandioses, culte du Führer, répétition de messages simples et émotionnels – sont une application presque parfaite des principes de Le Bon. Joseph Goebbels, le maître de la propagande, en était un lecteur assidu.

Aux États-Unis et en Russie ...

- Aux États-Unis, son livre est devenu un classique précoce en psychologie sociale et a influencé les premiers penseurs de la communication de masse et de la publicité. Des figures comme Edward Bernays, le "père des relations publiques", s'en sont directement inspirés pour développer les techniques de "fabrique du consentement".

- En Russie, Lénine et Trotsky l'ont lu avec attention, voyant dans ses analyses un outil pour comprendre à la fois la dynamique révolutionnaire et les moyens de la contrôler.


Tarde et Le Bon, bien que contemporains, offrent deux visions opposées et complémentaires du social ...

Si Le Bon est le prophète des foules irrationnelles, Tarde est, lui, le théoricien de la société comme réseau d'individus en interaction. Le Bon nous explique la fusion émotionnelle (la foule), Tarde nous explique la diffusion culturelle (le réseau). Aujourd'hui, à l'ère numérique, la pertinence de Tarde est éclatante : nous vivons dans un monde de "publics" interconnectés, où les "mèmes" et les opinions se propagent selon les lois de l'imitation qu'il avait si brillamment décryptées. Sa redécouverte marque un véritable tournant dans la compréhension de notre société hyper-connectée.

 

Les idées de Tarde sont le fruit d'une triple influence ...

- Son expérience de magistrat et de juge d'instruction - C'est la source la plus originale. Pendant des années, Tarde a observé la criminalité non pas comme une statistique abstraite, mais comme une série d'actes individuels reliés entre eux. Il a vu comment les modes, les techniques criminelles, les argots et les comportements se propagent d'un individu à l'autre, d'un quartier à l'autre. Cette observation de terrain est le socle empirique de sa théorie.

- La philosophie et la métaphysique - Tarde est un philosophe de formation. Il s'oppose farouchement aux explications "substantialistes" ou "organicistes" de la société (comme celle de Durkheim qui voit la société comme une entité sui generis). Pour lui, la réalité sociale est faite de relations. Son concept clé est l'"invention" et l'"imitation". La société naît du fait qu'une invention (une idée, une technique, une mode) par un individu est répétée et imitée par d'autres, créant ainsi des chaînes sociales.

- Les sciences de la nature de l'époque - Tarde s'inspire des théories ondulatoires et énergétiques en physique. Il voit la société comme un champ où les croyances et les désirs (ses deux forces sociales fondamentales) se propagent par ondes, comme des rayons de lumière. L'imitation est ce processus de propagation.


Gabriel Tarde (1843-1904) publie en 1890 "Les Lois de l’imitation".

Tarde, qui exerça de 1875 à 1894 les fonctions de juge d'instruction, a lu Leibniz, Hegel, Cournot, et  a fait siennes les premières découvertes de la psychologie expérimentale d'un Charcot ou d'un Binet. En 1886, Tarde publie son premier ouvrage, "Criminalité comparée".

Le rôle essentiel que Tarde a assigné au thème de l'imitation, à la répétition ainsi qu'aux phénomènes de contagion dans la formation et l'évolution des comportements l'a opposé à Durkheim : "Que serait l'homme sans la société ?", interroge Durkheim, "l'individuel écarté, le social n'est rien", répond Tarde, pour lui il n'y a pas en effet d'autre réalité sociale que l'existence des consciences individuelles. Les individus ne s'allient les uns aux autres qu'à partir du moment où ils adoptent un modèle de référence, qu'à partir du moment où ils imitent leur modèle : c'est bien l'imitation, la répétition, qui permet l'adaptation sociale , donc la vie en société, donc le lien social.

Et cette "imitation" opère selon deux lois fondamentales, du dedans vers l'extérieur (les jugements et les désirs sont copiés avant les actes, les croyances avant les modes de vie) puis du supérieur vers l'inférieur (les classes sociales supérieures sont ainsi un modèle pour les inférieures). Cette imitation ne se fait pas sans résistance, sans opposition, mais  l'opposition est suivie d'une adaptation qui permet une stabilité provisoire: elle sera remise en cause par une nouvelle invention ... qui sera imitée, etc.

 

"Y a-t-il lieu à une science, ou seulement à une histoire et tout au plus à une philosophie des faits sociaux ? La question est toujours pendante, bien que, à vrai dire, ces faits, si l'on y regarde de près et sous un certain angle, soient susceptibles tout comme les autres de se résoudre en séries de petits faits similaires et en formules nommées lois qui résument ces séries. Pourquoi donc la science sociale est-elle encore à naître ou à peine née au milieu de toutes ses sœurs adultes et vigoureuses ? La principale raison, à mon avis, c'est qu'on a ici lâché la proie pour l'ombre, les réalités pour les mots. On a cru ne pouvoir donner à la sociologie une tournure scientifique qu'en lui donnant un air  biologique, ou, mieux encore, un air mécanique. C'était chercher à éclaircir le connu par l'inconnu, c'était transformer un système solaire en nébuleuse non résoluble pour le mieux comprendre. En matière sociale, on a sous la main, par un privilège exceptionnel, les causes véritables, les actes individuels dont les faits sont faits, ce qui est absolument soustrait à nos regards en toute autre matière. On est donc dispensé, ce semble, d'avoir recours pour l'explication des phénomènes de la société à ces causes, dites générales, que les physiciens et les naturalistes sont bien obligés de créer sous le nom de forces, d'énergies, de conditions d'existence et autres palliatifs verbaux de leur ignorance du fond clair des choses.

Mais les actes humains considérés comme les seuls facteurs de l'histoire! Cela est trop simple. On s'est imposé l'obligation de forger d'autres causes sur le type de ces fictions utiles qui ont ailleurs cours forcé, et l'on s'est félicité d'avoir pu prêter ainsi parfois aux faits humains vus de très haut, perdus de vue à vrai dire, une couleur tout à fait impersonnelle. Gardons-nous de cet idéalisme vague ; gardons-nous aussi bien de l'individualisme banal qui consiste à expliquer les transformations sociales par le caprice de quelques grands hommes. Disons plutôt qu'elles s'expliquent par l'apparition, accidentelle dans une certaine mesure, quant à son lieu et à son moment, de quelques grandes idées, ou plutôt d'un nombre considérable d'idées petites ou grandes, faciles ou difficiles, le plus souvent inaperçues à leur naissance, rarement glorieuses, en général anonymes, mais d'idées neuves toujours, et qu'à raison de cette nouveauté je me permettrai de baptiser collectivement inventions ou découvertes. Par ces deux termes j'entends une innovation quelconque ou un perfectionnement, si faible soit-il, apporté à une innovation antérieure, en tout ordre de phénomènes sociaux, langage, religion, politique, droit, industrie, art. Au moment où cette nouveauté, petite ou grande, est conçue ou résolue par un homme, rien n'est changé en apparence dans le corps social, comme rien n'est changé dans l'aspect physique d'un organisme où un microbe soit funeste, soit bienfaisant, est entré ; et les changements graduels qu'apporte l'introduction de cet élément nouveau dans le corps social semblent faire suite, sans discontinuité visible, aux changements antérieurs dans le courant desquels ils s'insèrent. De là, une illusion trompeuse qui porte les historiens philosophes à affirmer la continuité réelle et fondamentale des métamorphoses historiques. Leurs vraies causes pourtant se résolvent en une chaîne d'idées très nombreuses à la vérité, mais distinctes et discontinues, bien que réunies entre elles par les actes d'imitation, beaucoup plus nombreux encore, qui les ont pour modèles."

 

Les Trois Lois Fondamentales de l'Imitation ...

Les "lois" de Tarde ne sont pas des formules mathématiques, mais des principes descriptifs extrêmement puissants pour cartographier la société contemporaine. Elles nous offrent une grammaire du changement social. Elles nous permettent de comprendre que la société n'est pas une entité statique, mais un flux perpétuel d'inventions qui se propagent, se heurtent, s'adaptent et finissent par être imitées, créant ainsi l'ordre social lui-même, toujours provisoire. C'est une vision bien plus fluide et dynamique que celle de ses contemporains.

1. La Loi de la Descendance Logique ...

C'est la loi la plus célèbre. Elle énonce que les hommes s'imitent d'autant plus qu'ils sont en contact plus intime. L'imitation se propage comme une onde, du centre vers la périphérie, du supérieur vers l'inférieur, de l'innovateur vers le suiveur.

Ainsi, socialement, les classes supérieures sont imitées par les classes moyennes, qui sont elles-mêmes imitées par les classes populaires. C'est le mécanisme classique de la "trickle-down theory" en sociologie de la mode. Les tendances naissent dans des "capitales" culturelles (Silicon Valley pour les tech, certains quartiers de grandes villes pour la mode) et des communautés d'early adopters, avant de se diffuser au grand public via les réseaux sociaux.

2. La Loi de l'Insertion ou de l'Adaptation ...

Cette loi est plus subtile et cruciale. Elle énonce que toute imitation nouvelle tend à s'insérer dans le système des imitations anciennes, en les combinant ou en les remplaçant.

Une nouvelle invention ne s'adopte pas dans un vide social. Elle entre en concurrence avec les habitudes et croyances existantes. Son succès dépend de sa capacité à s'adapter ("s'insérer") à l'ensemble des pratiques déjà imitées.

Ansi, la résistance au changement : Une innovation trop radicale qui heurte de front les traditions aura peu de chances d'être imitée résistance au changement). Les nouvelles idées sont souvent "déformées" ou "hybridées" avec les anciennes pour être acceptées (ex: les fêtes chrétiennes reprenant des rites païens).

3. La Loi de l'Opposition ou de l'Adaptation Réciproque ...

Cette loi, souvent considérée comme la troisième, stipule qu'après une période de divergence et d'innovation, une période de convergence et d'imitation s'ensuit, créant un nouvel équilibre.

Le processus social est une dialectique entre l'invention (qui diverge) et l'imitation (qui converge). Une fois qu'une innovation a réussi à s'imposer, une vague d'imitation massive crée une nouvelle norme, un nouveau standard, jusqu'à ce qu'une nouvelle invention vienne à son tour tout remettre en question.

Ainsi, la "guerre" entre plusieurs technologies (ex: VHS vs Betamax, Blu-ray vs HD-DVD) est une période de divergence. La victoire d'un standard est suivie d'une période de convergence où tout le monde imite et adopte la technologie gagnante. Aujourd'hui, le marché des smartphones est un parfait exemple : une innovation majeure (l'écran tactile) a été massivement imitée, créant une norme. Ensuite, de petites innovations (appareil photo, pliage) divergent à la marge, sont imitées si elles marchent, et convergent vers de nouvelles normes.

 

Mais Pourquoi imite-t-on ?

Au-delà des "lois", Tarde identifie aussi des principes qui expliquent ce qui est imité en priorité. On imite ...

- Les buts désirables plutôt que les moyens pour y parvenir.

- Les supérieurs (en statut, en prestige) plutôt que les inférieurs.

- Ce qui est intime et proche (la famille, les amis) plutôt que ce qui est lointain.

- Ce qui est déjà répandu (la force du nombre) plutôt que ce qui est marginal.

 

Tarde propose une vision de la société radicalement différente de celle de Durkheim. Pour lui, la société n'est pas un "corps" mais un tissu de relations....

- L'Imitation est le ciment du social (et non la contrainte).

C'est le cœur de sa théorie. L'ordre social ne vient pas d'une force extérieure qui s'impose, mais de la répétition infinie de petits gestes, de croyances et de désirs qui se copient et se propagent. La société, c'est l'imitation.

- Le couple "Invention / Imitation" est le moteur de l'histoire.

Tout changement social commence par une invention (une idée, une technologie, une mode) par un individu ou un petit groupe. Le changement se produit lorsque cette invention est imitée, se répand comme une onde, et finit par devenir une norme. L'histoire est une succession de modes, de routines et de révolutions qui émergent de ce processus.

On peut accorder en ce sens à Tarde d'avoir fondé la sociologie de l'innovation et de la diffusionLa fameuse "Courbe de diffusion de l'innovation" d'Everett Rogers (qui classe les populations en "innovateurs", "early adopters", "majorité tardive", etc.) est une application directe et formalisée des idées de Tarde. Son modèle est utilisé en marketing, en sociologie des sciences et en études technologiques.

- La distinction cruciale entre la Foule et le Public.

La Foule (chez Le Bon) est une Unité physique, fusion émotionnelle, présence dans le même espace. Le Public (chez Tarde) est une unité spirituelle, liée par un objet commun (un journal, une idée, aujourd'hui un réseau social). On peut faire partie du même public sans jamais se rencontrer. Tarde est le premier théoricien des sociétés médiatiques.

 

- Une sociologie "micro" et relationnelle.

Contrairement à Durkheim qui part des "faits sociaux" totaux, Tarde part des interactions entre individus. Il veut comprendre la société "par le bas", en observant les relations élémentaires qui la constituent. C'est une sociologie des petites causes aux grands effets.

- Tarde est le père de la criminologie sociologique moderne.

La théorie de l'"association différentielle" d'Edwin Sutherland (on apprend la délinquance par interaction avec ceux qui la pratiquent) est un héritage direct de Tarde. Elle reste une pierre angulaire de la criminologie. 

- Il fournit les outils pour comprendre l'économie de l'attention et des désirs.

Pour Tarde, la société est un flux de croyances (ce que l'on tient pour vrai) et de désirs (ce que l'on souhaite). Les médias et la publicité ne font que manipuler ces flux. L'économie numérique, basée sur la captation de l'attention et la création de nouveaux désirs, est le royaume des phénomènes qu'il décrivait.

 

La réception de Tarde est, elle aussi, paradoxale, mais dans un sens inverse de celle de Le Bon, ainsi observe-t-on une reconnaissance académique initiale plus forte que celle de Le Bon ...

Tarde était un intellectuel respecté. En 1900, il est nommé directeur de la statistique au Ministère de la Justice, ce qui lui donne une certaine légitimité officielle. Il est élu à l'Académie des sciences morales et politiques et obtient une chaire au Collège de France en 1900, un honneur que Le Bon, le "vulgarisateur", n'obtiendra jamais. Prouvant ainsi qu'une partie de l'establishment intellectuel le prenait au sérieux.

Mais Émile Durkheim était en train de fonder la sociologie française comme une discipline académique autonome, avec sa propre méthode et son objet : le "fait social", contraignant et extérieur à l'individu.

La vision de Tarde, centrée sur l'individu, l'invention et l'interaction, était l'antithèse parfaite de celle de Durkheim. Durkheim a mené une guerre intellectuelle acharnée contre Tarde, qu'il considérait comme un "psychologiste" qui niait la spécificité du social.

Durkhheim a gagné cette bataille. Son école est devenue dominante, et la sociologie du XXe siècle s'est largement construite contre Tarde, qui a été relégué au rang de figure secondaire et excentrique.

Le véritable "succès" de Tarde est venu bien après sa mort. À partir des années 1980-1990, des sociologues et philosophes l'ont redécouvert. Et l'on s'est aperçu qu'il avait anticipé de nombreux concepts clés de notre modernité, sa théorie des flux d'imitation et de la propagation des croyances ne décrit-elle pas parfaitement la dynamique d'Internet et des réseaux sociaux. L'analyse des rumeurs et des buzz ne constitue-t-elle pas l'application directe de ses "lois de l'imitation".

 

Eclipsé par Durkheim dans son propre pays, Tarde va connaître une postérité immédiate et féconde à l'étranger, particulièrement aux États-Unis ... 

- L'École de Chicago : Les fondateurs de la sociologie américaine, notamment Robert E. Park et Ernest Burgess, ont été profondément influencés par Tarde. Ils ont vu dans ses concepts les outils parfaits pour analyser la société urbaine moderne, l'immigration et le changement social. Park a repris la distinction fondamentale de Tarde entre la foule et le public pour analyser l'opinion publique dans une démocratie de masse. Le concept d'imitation est devenu central pour expliquer comment les nouveaux immigrants s'adaptent et s'assimilent ("américanisation") dans les grandes villes.

- La criminologie : Des théoriciens comme Edwin Sutherland ont directement puisé chez Tarde pour développer sa théorie de la "differential association" (association différentielle). L'idée que la criminalité s'apprend par l'interaction et l'imitation des comportements criminels est une pure application des "Lois de l'imitation" au domaine du crime.

- La psychologie sociale : Des figures majeures comme George Herbert Mead (pragmatisme) et James Mark Baldwin ont engagé un dialogue critique mais respectueux avec les idées de Tarde. Même s'ils divergeaient sur certains points, ils reconnaissaient en lui un pionnier de la psychologie sociale interactionniste.

L'absence de "guerre des méthodes" : Les sociologues américains n'étaient pas engagés dans la bataille doctrinale qui opposait Tarde à Durkheim en France. Ils étaient libres de puiser dans toutes les théories utiles pour comprendre leur société en pleine mutation...

 

Et en Italie, une influence sur l'élite intellectuelle ...

Comme pour Le Bon, les intellectuels italiens ont été très réceptifs à Tarde, mais pour des raisons différentes. Les théoriciens de l'élite Pareto et Mosca appréciaient son analyse de l'innovation et de la diffusion des croyances, qui complétait leur propre travail sur la circulation des élites. Plus important, le grand sociologue et politologue Gaetano Mosca a explicitement reconnu sa dette envers Tarde, en particulier pour sa réflexion sur la formation et la propagation des "formules politiques" (les idées qui légitiment le pouvoir).

 

En Allemagne et en Autriche, une réception dans l'ombre de la psychologie

Si la réception de Tarde a été éclipsée par celle, plus spectaculaire, de Le Bon (notamment chez Freud), ses idées ont tout de même percé. Le sociologue Georg Simmel, qui partageait avec Tarde un intérêt pour les formes de l'interaction sociale (la sociologie "formelle"), était un lecteur attentif de son œuvre. Leurs travaux présentent de fortes affinités. Sigmund Freud, dans "Psychologie des masses et analyse du Moi", discute à la fois Le Bon et Tarde. S'il est plus critique envers Tarde, il reconnaît la pertinence de son concept d'imitation, qu'il réinterprète dans le cadre de son propre système (identification au leader).

 

"L'âge d'or" de l'imitation débute avec la société américaine de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, ne serait-ce que par,

- La publicité de masse et la consommation : Les phénomènes de mode, de désir et d'imitation étaient au cœur de l'économie capitaliste moderne.

- Les "melting pots" urbains : Les villes comme Chicago étaient des laboratoires vivants où l'on pouvait observer quotidiennement les processus d'imitation, d'assimilation et d'innovation culturelle.

- La communication de masse : La presse à grand tirage créait ces "publics" que Tarde avait théorisés.

- L'affinité intellectuelle : Le pragmatisme américain (William James, John Dewey) partageait avec Tarde une vision de la vérité comme processus et de la société comme construction permanente par l'interaction et la communication. C'était un terrain bien plus fertile que le rationalisme durkheimien.