Lou Andreas-Salomé (1861-1937), "Friedrich Nietzsche à travers ses œuvres" ("Friedrich Nietzsche in seinen Werken", 1894), "Fénitchka" (1898), "Eros" (1910), "L'Amour du narcissisme" ("Zur Narcissmus", 1921), "Rainer Maria Rilke" (1928), "Ma lutte pour la liberté" ("Lebensrückblick", publié à titre posthume en 1951) - ....
Last Update : 11/11/2024
Lou Andreas-Salomé (1861-1937) fut une écrivaine, intellectuelle et psychanalyste russo-allemande d'une originalité exceptionnelle, dont la vie et l'œuvre transcendent les catégories conventionnelles. Longtemps réduite au rôle de "muse", son œuvre est aujourd'hui reconnue pour son acuité, notamment sur le narcissisme et la bisexualité psychique ...
Née dans l'Empire russe, elle refusa très tôt les conventions sociales. Elle fuit le mariage arrangé, étudie la théologie et la philosophie à Zurich (rare pour une femme en 1880), et construit sa vie autour de la liberté intellectuelle. Avec le philosophe Paul Rée et Friedrich Nietzsche, elle proposera une communauté de vie et de pensée platonique (le "trio" de 1882). Bien que brève, cette audace symbolisa son rejet des normes. Muse, sa rencontre avec Nietzsche inspirera à ce dernier "Ainsi parlait Zarathoustra" (la phrase "Tu vas chez les femmes ? N’oublie pas ton fouet !" lui est adressée). Mentor et amante de Rainer Maria Rilke (de 17 ans son cadet), elle l'initiera à la culture russe et affinera sa sensibilité poétique. Leur correspondance révèle une profonde complicité créative. Et à 50 ans, elle se forma à la psychanalyse auprès de Freud, devenant sa proche collaboratrice, et fut parmi les premières femmes psychanalystes.
« … Être seule, vivre intérieurement, pour soi, était pour moi un besoin aussi impérieux que le contact et la chaleur humaine. Besoins aussi forts et passionnés l’un que l’autre, mais séparés et sujets au changement et à l’alternance", ainsi se décrivait-elle, à la femme passive, réceptacle, destinée à enfanter, elle opposa, le féminin comme une modalité active de la subjectivité, au désir féminin subordonné ou pathologique, elle soutint une désir autonome, transformateur et créatif, à l’amour fusion ou soumission, elle substitua une relation réciproque sans dissolution du moi ...
Ses écrits novateurs, souvent fragmentés et peu traduits, ses livres mêlent philosophie, psychanalyse et littérature, ses rares romans et nouvelles explorent la condition féminine avec une rare subtilité, sans militantisme, la complétude intérieure précède l'amour ...
Longtemps réduite au rôle de "muse", son œuvre est aujourd'hui reconnue pour son acuité, notamment sur le narcissisme et la bisexualité psychique...
CE QU’EST UNE FEMME « PAR NATURE », LOU ANDREAS-SALOMÉ ET LA PSYCHANALYSE ...
Lou Andreas-Salomé rencontre Freud en 1912. Elle a plus de cinquante ans. Quatorze ans plus tard, elle déclare : « J’ai l’impression que ma vie attendait la psychanalyse depuis que je suis sortie de l’enfance. » Pendant les vingt-cinq dernières années de son existence, l’essayiste et romancière restera fidèle à la psychanalyse et à son inventeur.
L’œuvre psychanalytique de Lou Andreas-Salomé est importante mais encore relativement peu lue, peut-être en raison d’un style fin-de-siècle, étrangement sophistiqué, qu’il faut assurément aborder avec patience et concentration.
Si ses articles semblent davantage nourris de philosophie que d’expérience clinique, elle fut pourtant praticienne de nombreuses années, accueillant ses patients à « Loufried » (la paix de Lou), sa maison de Göttingen. Elle a reçu la psychanalyse comme un don, avec « le perpétuel sentiment intime d’être comblée de cadeaux […] ; cette radieuse sensation d’un élargissement de la vie par ce tâtonnement, ce contact constant avec les racines par lesquelles elle plonge dans le grand Tout ».
Il y a en effet chez Lou Andreas-Salomé l’aspiration constante à un « retour au tout », à une totalisation qui recouvre une réalité à la fois psychique et ontologique, mais qui déjà se manifeste dans sa démarche intellectuelle. Freud, l’analyste, relève chez elle, à maintes reprises, une qualité qu’il lui envie autant qu’il la redoute : l’art de la synthèse. Elle comprend en effet plus qu’il n’est donné, ajoute ce qui manque, joint ce qui est séparé, s’élève jusqu’aux perspectives les plus éloignées. Pour elle, cette forme de compréhension est une idéalisation, c’est-à-dire « une synthèse de l’extérieur et de l’intérieur, du plus lointain et du plus proche, du contenu du monde et de ce que contient l’individualité, du tréfonds de l’être et de sa culmination ».
Or, dans un tel élargissement des processus psychiques à une expérience ontologique, voire cosmique, Freud voit un danger d’extrapolation mystique qu’il a toujours opiniâtrement combattu, notamment chez Jung. Pourtant, et malgré ses réserves, il l’admet chez sa disciple parce que l’individu s’y révèle dans sa totalité organique réelle et non disséqué par le bistouri de l’analyse. C’est que l’organisme est le résultat d’un processus d’individuation dans un milieu, le monde, où intériorité et extériorité ne sont pas originairement séparées. Or c’est à partir de cette unité primordiale que Lou Andreas-Salomé conçoit la naissance même..."
(cf. Présentation - "Ce qui découle du fait que ce n’est pas la femme qui a tué le père et autres textes psychanalytiques", traduit de l’allemand par Isabelle Hildenbrand, présenté et annoté par Dorian Astor, Gallimard)
Lou Andreas-Salomé (1861 -1937)
Trois hommes constituent la toile de fond des rencontres de Louise von Salomé avec trois noms illustres, Friedrich Nietzsche Rainer Maria Rilke et Sigmund Freud : le pasteur Hendrik Gillot, le docteur Paul Rée, le professeur F.C. Andrés.
Elle voit le jour à Saint-Pétersbourg, d'une mère, Louise Wilm, issue de la haute noblesse danoise, et d'un père, Gustav von Salomé, général de l’armée russe, allemand des pays Baltes, descendant de huguenots. A dix-sept ans, c'est l'éveil de sa conscience de femme, elle vénère comme un Dieu ce pasteur Gillot qui l'ouvre à la vie et à l'histoire de la philosophie, mais dont elle se sépare quand il lui demande "de faire sur terre le bonheur de sa vie". Plus tard elle écrira au même Gillot : "je ne peux conformer ma vie à des modèles, ni ne pourrait jamais constituer un modèle pour qui que ce soit, mais il est tout à fait certain en revanche que je dirigerai ma vie selon ce que je suis, advienne que pourra".
Après Zurich, sa mère emmène Lou en Italie, espérant que le climat méridional améliore une santé délicate. Nous sommes en 1882. Dans la même période Nietzsche poursuit tant bien que mal son existence.
En octobre 1876, le jeune philosophe allemand Paul Rée (1849-1901) et Nietzsche assistent au premier festival de Bayreuth. Puis tous deux gagnent Sorrente, près de Naples, pour un séjour d'excursions et de conversations interminables; ils écrivent, Rée, "L'origine des sentiments moraux," et Nietzsche, les aphorismes d' "Humain, trop humain". Ils ont rejoint l'Italie à l'invitation de Malwida von Meysenbug (1816-1903), auteur des "Mémoires d'une idéaliste" et grande amie de Wagner, et alors que Nietzsche est au plus mal. C’est à Rome, au printemps 1882, que Nietzsche rencontre une jeune Russe de 21 ans, d’une beauté singulière et d’une indépendance troublante, Louise von Salomé. Tous deux tombent sous le charme, trois semaines de conversations ininterrompues resserrent les liens entre les trois protagonistes, sur les rives du lac d'Orta d'abord, dans le Nord de l'Italie, puis à Lucerne. "Le Gai Savoir" écrit en 1882 porte la marque de l'humeur radieuse de Nietzsche, c'est que durant ce fameux été 1882, Lou s'est rendue à Tautenburg, en Thuringe, à l'invitation de Nietzsche.
Les choses vont alors très vite . En dépit de l'hostilité d'Elisabeth, la soeur de Nietzche, à l'égard de la jeune russe, ils font tous deux de longues promenades et des discussions sans fin, parlant de la mort de Dieu et du besoin de religion de l'être humain : "Ce que nous avons en commun, écrit Lou, c'est le trait fondamentalement religieux de notre nature, et si ce trait s'est si fortement déclaré en nous, c'est peut-être justement parce que nous sommes des esprits libres au sens le plus extrême du mot..." Nietzsche la demande en mariage par deux fois.
En vain , la "sympathie intellectuelle" de Lou à l'égard Nietzche est très loin d'une passion teintée de sensualité : "dans nos profondeurs secrètes, écrit-elle, des mondes nous séparent. Nietzsche recèle en lui, comme un vieux château, maintes sombres oubliettes et caves cachées, que l'on ne découvre pas au cours d'une relation éphémère et qui pourtant contiennent ce qu'il a de particulier. C'est étrange, une pensée m'a récemment traversée avec une force soudaine; nous pourrions même être, l'un vis-à-vis de l'autre, des ennemis..." (Lettre à Paul Rée, 18 août 1883).
Lou se rapproche de Rée et tous deux s'installent à Berlin, s'entourant d'une communauté d'intellectuels tels que Georg Brandes, Hermann Ebbinghaus, Ferdinand Tönnies. Nietzsche, lui, est retourné dans son extrême solitude écrire Zarathoustra.
En 1886, Louise von Salomé cède aux prières désespérées de l'orientaliste Friedrich Carl Andreas et épouse ce dernier, non sans lui promettre de jamais consommer ledit mariage.
En 1897, cette vierge de trente-six ans, qui s'est entièrement vouée à l'intellect, rencontre Rainer Maria Rilke, qui a quatorze ans de moins qu'elle : leur relation amoureuse dure trois ans, puis se transforme en une amitié qui se prolongera jusqu'à la mort de Rilke.
Auteur d'une vingtaine d'ouvrages, dont des romans psychologiques très « fin de siècle » (des quasi autobiographies : "Ruth", 1895, "Une lutte pour Dieu", "D'une âme étrangère".. ), Lou publie un article sur "Le réalisme en religion" (1891), sujet qui suscita sa réflexion toute sa vie, un premier ouvrage savant, "Les personnages féminins d'Ibsen" (1892) ...
"Im Kampf um Gott" (1885)
"À la lutte pour Dieu" (traduction partielle), "The Struggle for God" - Publié en 1885, c'est le premier roman de Lou Andreas-Salomé, écrit alors qu'elle n'a que 24 ans. Le livre est profondément marqué par le contexte intellectuel de l'époque, notamment l'influence de la philosophie de Nietzsche (qu'elle a côtoyé intensément entre 1882 et 1883) et la crise du religieux face à la modernité et aux avancées scientifiques. C'est une œuvre de jeunesse, ambitieuse et ardente, qui annonce déjà les grands thèmes qui traverseront toute son œuvre.
Kunz, un homme déchiré par une crise de foi, ancien croyant fervent, est devenu un libre-penseur rationaliste, rejetant le Dieu de sa jeunesse. Cette perte de foi l'a plongé dans un nihilisme profond, un vide existentiel qu'il tente de combler. L'histoire prend un tournant lorsqu'il rencontre une communauté religieuse piétiste, incarnée par la figure pure et croyante de Maja. Kunz est à la fois attiré et repoussé par leur foi simple. Il tombe amoureux de Maja et tente, à travers son amour pour elle, de retrouver l'accès à la foi et à la communion qu'il a perdues. Il se marie avec elle, espérant que cet union sera aussi une union avec le Dieu qu'elle représente. Mais le projet échoue tragiquement. Kunz ne peut pas faire taire sa raison et sa révolte intellectuelle. Son "combat pour Dieu" est en réalité un combat contre lui-même, déchiré entre son besoin métaphysique de croyance et son impossibilité intellectuelle à croire. Incapable de vivre dans l'illusion, il finit par détruire la foi de Maja, la conduisant à la folie et à la mort, tandis que lui-même sombre dans le désespoir.
Premier roman explorant la crise spirituelle moderne, influencé par Nietzsche et le nihilisme russe. Met en scène un conflit entre foi et raison, préfigurant ses réflexions sur la quête existentielle. Unique par sa perspective féminine dans un débat alors masculin et une œuvre importante pour qui veut comprendre les racines de la pensée de Lou Andreas-Salomé et le tourment intellectuel d'une génération confrontée à la "mort de Dieu"....
À la fin de 1891, Lou Andreas-Salomé rencontra à Berlin la romancière célèbre, connue pour ses romans coloniaux (son œuvre est presque entièrement dédiée à la glorification et à la justification de la colonisation allemande en Afrique, bien qu'elle y intègre des questionnements sur le rôle des femmes), Frieda Freiin (baronne) von Bülow (1857-1909), dont elle fit Renate, le modèle de la femme émancipée dans une des ses nouvelles.
Au début de 1893, les deux femmes sont devenues amies intimes. Lou Andreas-Salomé traverse à ce moment-là l’une des plus grandes crises de sa vie : liée depuis six ans par un mariage malheureux, amoureuse d’un autre homme, Georg Lebedour (1850-1947), torturée par des sentiments de culpabilité et par les accès de jalousie furieuse de son mari autant que par les exigences non moins possessives de son amant, elle lutte, souvent au bord de la dépression nerveuse, pour parvenir enfin à une vie indépendante.
Frieda von Bülow se trouve elle aussi, après la mort de ses deux frères, dans un terrible état d’esprit. Pendant ces moments difficiles, les deux femmes se rapprochent étroitement, se soutiennent réciproquement, leur amitié est un pôle de repos. On ne pourrait dire que leur relation est une symbiose ; au contraire, elles s’opposaient en de violents débats. Personnalités marquées et volontaires, elles n’avaient pas absolument les mêmes points de vue sur la nature de la femme ou sur la littérature féminine de l’époque ; en outre, Frieda von Bülow était une féministe engagée. Mais, pour toutes les deux, c’était la première fois depuis leur puberté que, pour employer les termes de Frieda von Bülow, elles considéraient comme possible un « rapport amicalement spirituel avec une femme ». Dans leur désir d’indépendance et d’autodétermination, elles firent en camarades un long chemin ensemble. Leur amitié dura, avec des hauts et des bas, jusqu’à la mort prématurée de Frieda von Bülow.
"Tropenkoller. Episode aus dem deutschen Kolonialleben" (1893) constitue son roman le plus célèbre. Le titre signifie "Délire Tropical" évoque les tensions psychologiques et morales subies par les colons européens en Afrique. C'est une étude psychologique sombre qui, tout en défendant le projet colonial, n'en escamote pas les aspects les plus sombres. Mais son œuvre est irrémédiablement marquée par l'idéologie coloniale et raciste de son temps. La représentation des populations africaines est stéréotypée, paternaliste et souvent méprisante...
"Friedrich Nietzsche à travers ses œuvres" ("Friedrich Nietzsche in seinen Werken", 1894)
Analyse psychologique pionnière de Nietzsche par une proche. Démontre comment sa philosophie émerge de sa subjectivité. Freud admirera cette approche "psychobiographique". Texte clé pour comprendre l'interprétation existentielle de Nietzsche...
"Lou von Salomé avait vingt et un ans lorsqu’elle fit en avril 1882, a Rome, la connaissance de Friedrich Nietzsche, son ainé de dix-sept ans et l’ami de Paul Rée; Rée avait cinq années de moins que Nietzsche. Et Lou était devenue Lou Andreas-Salomé lorsqu’elle écrivit Friedrich Nietzsche à travers ses euvres, à Berlin, âgée de trente-trois ans, peu avant d’entreprendre son premier voyage en tant qu’écrivain — un périple qui la mènerait à Paris ..."
C'est en 1894 que Louise von Salomé produit la première grande synthèse sur la pensée de Friedrich Nietzsche. "Cet homme de taille moyenne, aux traits calmes et aux cheveux bruns rejetés en arrière, vêtu d’une façon modeste bien qu’extrêmement soignée, pouvait aisément passer inaperçu. Les traits fins et merveilleusement expressifs de sa bouche étaient presque entièrement recouverts par les broussailles d’une épaisse moustache tombante. Il avait un rire doux, une manière de parler sans bruit, une démarche prudente et réfléchie qui lui faisait courber légèrement les épaules. On se représentait difficilement cette silhouette au milieu d’une foule : elle était marquée du signe qui distingue ceux qui vivent seuls et en marche. Le regard en revanche était irrésistiblement attiré par les mains de Nietzsche, incomparablement belles et fines, dont il croyait lui-même qu’elles trahissaient son génie. (...) Ses yeux aussi le révélaient. Bien qu’à moitié aveugles, ils n’avaient nullement le regard vacillant et involontairement scrutateur qui caractérise beaucoup de myopes. Ils semblaient plutôt des gardiens protégeant leurs propres trésors, défendant des secrets muets sur lesquels aucun regard indésirable ne devait se porter. Sa vue défectueuse donnait à ses traits un charme magique et sans pareil ; car au lieu de refléter les sensations fugitives provoquées par le tourbillon des événements extérieurs, ils ne restituaient que ce qui venait de l’intérieur de lui-même. Son regard était tourné vers le dedans, mais en même temps — dépassant les objets familiers — il semblait explorer le lointain — ou, plus exactement, explorer ce qui était en lui comme si cela se trouvait loin."
Elle est sans doute la première à saisir le lien étroit qu'il y a entre l'oeuvre de Nietzsche et sa vie, son tempérament : "c'est à travers les alternances de son tempérament créateur que Nietzsche découvrait et assimilait les grands systèmes philosophiques que nous nous bornons à frôler avec notre raison (..) Le moindre contact intellectuel suffisait à faire jaillir de son esprit une profusion étincelante d'idées et de réflexions."
La critique essentielle de Lou à l'égard la philosophie de Nietzsche tient en ce que toutes ses grandes idées ne sont en fait que le produit de l'universalisation de son moi intérieur : "le problème capital, pour Nietzsche, n'était pas d'exposer l'histoire de l'âme de l'humanité, mais l'histoire de son âme à lui, considérée en tant qu'âme de l'humanité."
Lou-Andreas-Salomé surestime en fait constamment l'irrationalité de Nietzsche, son approche du penseur est plus psychologique que philosophique, elle ne sait analyser ce qui semble n'avoir ni forme ni structure. On a pu ainsi sous-entendre qu'elle entendait dans ce livre non seulement montrer qu'elle avait eu un accès privilégié à la pensée de Nietzsche, mais qu'elle en a été aussi admirée ...
"« Mihi ipsi scripsi! » s’exclame à plusieurs reprises Friedrich Nietzsche dans ses lettres, quand il vient d’achever une oeuvre. Et le premier styliste de son temps, en employant ces mots, ne devait certes pas parler à la légère, lui qui n’avait pas son égal dans I’art de trouver la formule qui épuisait chacune de ses pensées et ses nuances les plus subtiles. Pour qui sait lire les oeuvres de Nietzsche, ces mots sont donc aussi révélateurs : ils rappellent la clandestinité qui entoure chacune de ses idées, l’enveloppe mouvante et protéiforme qui les dérobe à nos regards. Ils indiquent que Nietzsche ne pensait, au fond, que pour lui-même; qu’il n’écrivait que pour lui-même parce qu’il ne décrivait que lui-même; et que c’était sa substance même qu’il transmuait en pensées.
Si la tache du biographe est effectivement d’expliquer le penseur par l'homme, jamais cette méthode ne s’est mieux appliquée qu’a Nietzsche ; car chez aucun autre écrivain nous ne voyons I’oeuvre adhérer aussi étroitement à la biographie intérieure. Ce qu’il disait des philosophes dans la lettre que nous avons citée au début de ce texte (il faut juger les systèmes philosophiques aux actes de leurs auteurs) vaut particulièrement pour lui. Plus tard il est revenu à cette même idée, mais sous une forme différente : « Peu à peu, j’ai appris à discerner ce que toute grande philosophie a été jusqu’à ce jour : la confession de son auteur, des sortes de mémoires involontaires et qui n’étaient pas pris pour tels » (Par-delà le bien et mal, 6).
Telle était la pensée directrice dont s’inspirait ma première ébauche d’une caractérisation de Nietzsche (à laquelle fait allusion la lettre reproduite plus haut). Je lui avais lu ce texte en octobre 1882, et nous en avions longuement parlé ensemble. A cette date, ce travail comprenait l’esquisse de la première partie du présent ouvrage, ainsi que des fragments de la deuxième partie. Quant à la troisième partie, le « Système Nietzsche » proprement dit, elle
n’était pas encore écrite à cette époque. Ma « caractérisation » s'étoffa rapidement au cours des années qui suivirent, au fur et à mesure de la très rapide parution des oeuvres de Nietzsche, et certains éléments en ont déjà été publiés sous forme d’articles.
Il s’agissait exclusivement pour moi de dépeindre les traits essentiels de la personnalité de Nietzsche, car ceux-là seuls permettent de comprendre le sens profond et I’évolution de sa philosophie.
Dans ce but, je me suis appliquée à réduire au minimum, d'une part, toutes les considérations purement théoriques, et de I’autre tous les éléments empruntés a sa vie privée. Ni les uns ni les autres ne devaient être trop développés, si l'on voulait faire apparaitre les traits essentiels de son caractère. Car celui qui voudrait juger le rôle de Nietzsche à l’aune de ses théories, de ce qu’il a pu apprendre aux philosophes de métier, serait déçu et se détournerait de lui sans
découvrir la vraie raison de sa grandeur.
Qu’est-ce donc qui fait la valeur de ses pensées, si ce n’est leur originalité théorique, ni ce qui, en elles, peut être confirmé ou réfuté par le raisonnement ? C’est la force vivante avec laquelle nous voyons, ici, un être s’adresser à un autre être. Leur vertu principale réside, pour reprendre une formule de Nietzsche, dans cette part de sa pensée que I’on ne pourra sans doute contredire, mais que l’on ne parviendra jamais à « tuer ». A l’inverse, celui qui s’efforcerait de
prendre comme point de départ ce que vécut Nietzsche extérieurement pour comprendre ce qu’il était au fond de lui-même n’aurait bientôt entre les mains qu’une enveloppe vide, dont l’esprit se serait envolé.
Car on peut affirmer que Nietzsche, à proprement parler, n’a rien vécu d'extérieur : toute son expérience était si profondément intériorisée qu’elle ne se révélait qu’en tête-à-tête, et dans les réflexions qui parsèment son oeuvre.
La somme des monologues qui constituent, pour l’essentiel, ses nombreux volumes d’aphorismes, forme d’immenses « Mémoires », et le meilleur modèle dont on puisse se servir pour tracer le portrait de sa physionomie spirituelle. Telle est l'image que j’ai tenté de dessiner ici: celle de l’expérience de la pensée, dans l’influence qu’elle a exercée sur la personnalité de Nietzsche — I’élément de confession que l'on trouve dans la philosophie de Nietzsche ..."
(traduction B.Grasset).
"Lou Andreas-Salomé" (Dorian Astor, Gallimard, 2022)
Astor (philosophe et germaniste, ancien responsable du fonds Nietzsche) offre l'analyse la plus fine des relations Nietzsche-Salomé. Il décrypte leur influence mutuelle, loin des clichés de "muse". L'analyse de son travail clinique (cas traités, apports techniques) est moins approfondie que chez Elisabeth Roudinesco ("Histoire de la psychanalyse") ou Cordula Kablitz-Post (biographie allemande). Astor évite les spéculations sur sa sexualité ou ses conflits intimes, contrairement à Rudolph Binion ("Lou Andreas-Salomé. The Biography", 1968 - plus "scandaleuse" mais contestée). Il se révèle de même moins narratif que H.F. Peters ("Ma sœur, mon épouse. La vie de Lou Andreas-Salomé", 1962), plus accessible mais moins rigoureux.
"Ruth" (1895)
(Non traduit en français, sauf extraits, traduit en anglais in "You Alone Are Real to Me")
Roman d’une grande richesse psychologique qui montre comment une femme peut être psychiquement façonnée par une figure d’autorité masculine, au point d’y perdre ses propres contours. Le lien avec le professeur, que certains critiques ont lu comme une transposition du lien de Lou avec Nietzsche ou Freud, est empreint de possession intellectuelle et affective. Rejetant à la fois son rôle de disciple éternelle auprès d’un mentor intellectuel et le modèle bourgeois de la femme aimante et soumise, Ruth choisit un chemin qui n’est pas celui de la révolte violente, mais celui de l’écoute intérieure, du refus d’être modelée par autrui...
(III) Jeden Morgen, ganz früh, noch ehe das Haus wach wurde, fanden Erik und Ruth sich im Studierzimmer zusammen. Sie standen beide ein paar Stunden zeitiger auf als sonst, um es zu können, und jeden Morgen nahm er mit ihr ihre Arbeit für den Tag durch, der er sie dann allein überließ.
Es war immer dasselbe Bild: Ruth war immer schon da, und stand, ihn erwartend, ins offene Fenster gelehnt. Sie horchte auf die kleinen Buchfinken draußen und zugleich, ob sein Schritt nicht über den Flur käme. Gewöhnlich sah sie ein bißchen blaß und bange aus, denn so übermütig froh sie auch tagsüber vor Erik sein konnte, — als Lehrer fürchtete sie ihn. Und auch jetzt noch, wenn sie seinen Schritt im Flur vernahm, überfiel sie, wie am allerersten Abend, das Herzklopfen und die alte Schüchternheit.
Es war immer dasselbe: ohne daß sie sich nach ihm umwandte, trat Erik dicht an sie heran, bis ihr Rücken gegen ihn gelehnt war, dann schloß er ihre beiden Hände in den seinen zusammen, so daß sie wie eingefangen war zwischen seinen Armen. Es lag für sie darin nicht nur eine Liebkosung, sondern auch etwas zugleich Beschwichtigendes und Zwingendes, unter dem sie unwillkürlich stillhielt und sich sammelte. Und dann, ohne Zeitverlust oder überleitende Gespräche, nahm er sie sofort nüchtern und ernsthaft vor. So ging der Morgengruß unmerklich in die Morgenarbeit über.
Als Erik heute morgen die Thür zu seinem Zimmer öffnete, blieb er einen Augenblick überrascht stehen. Vor den Fenstern waren die weißlackierten Innenläden geschlossen worden, so daß die graue Regenluft draußen nur durch die Ritzen hereinschauen konnte; ein einzelnes Licht brannte mit trübem Schein auf dem Schreibtisch. Vor demselben saß Ruth, umgeben von Heften und Büchern, und schrieb, ohne auch nur aufzublicken.
Erik sagte nichts. Er schlug einen Laden zurück und öffnete das Fenster, so daß Luft und Licht in breitem Strom eindrangen, dann kam er an den Schreibtisch und blies das Licht aus, während Ruth verwirrt emporfuhr.
Er beugte sich zu ihr nieder, nahm ihr Gesicht zwischen seine Hände und blickte sie aufmerksam an.
»Du hast geweint. Worüber?«
Sie errötete und zauderte einen Augenblick.
»Ich mag nicht dumm sein!« rief sie dann außer sich mit sprühenden Augen.
Er lachte.
»Du bist nicht dumm. Habe ich das gesagt? Wenigstens nicht hoffnungslos. Solange ich dich nicht aufgebe, brauchst du es auch nicht zu thun.«
Er rückte ihren Stuhl vom Tisch ab und nahm ihr die Feder aus der Hand.
»Aber du darfst nicht nachts aufstehen und arbeiten. Nie ohne mein Wissen. Das ist Unfug. Wenn ich abends deine Arbeiten durchgesehen habe, dann sollst du aufhören.«
»Die Sonne hörte auch nicht auf,« sagte Ruth, »sie schien hell fast die ganze Nacht durch. Im Gehölz rief ein Kuckuck; die Drosseln vor meinem Fenster unterhielten sich. Da kam ich leise her.«
Erik griff über ihre Schulter nach dem Heft, in dem sie geschrieben hatte, aber Ruth hielt es zögernd und schüchtern fest. Man konnte ihr ansehen, daß sie in ihrer Erregung beinahe litt.
»Ruhig!« sagte er eindringlich und entfernte ihre Hand vom Heft.
Schweigend las er darin eine Zeit lang, während Ruth mit gefurchter Stirn dasaß, die Hände im Nacken verschränkt und ganz blaß.
Dann legte er ihre Arbeit vor sie hin.
»Das hast du gut gemacht,« bemerkte er, »hat es dir Mühe und Ueberwindung gekostet?«
»Ja,« gestand sie ehrlich, ohne ihre Haltung zu verändern, »aber es schadet nichts.«
(III) Chaque matin, très tôt, avant même que la maison ne fût éveillée, Erik et Ruth se retrouvaient dans le bureau. Ils se levaient tous deux quelques heures plus tôt que d’habitude pour pouvoir le faire, et chaque matin, il passait en revue avec elle le travail de la journée, qu’il lui laissait ensuite accomplir seule.
C’était toujours le même tableau : Ruth était toujours déjà là, adossée à la fenêtre ouverte, à l’attendre. Elle écoutait les petits pinsons des arbres dehors et guettait en même temps si ses pas ne résonnaient pas dans le couloir. Habituellement, elle paraissait un peu pâle et craintive, car si exubérante et joyeuse qu’elle pût être en journée devant Erik — comme professeur, elle le redoutait. Et même maintenant, lorsqu’elle percevait ses pas dans le couloir, elle était saisie, comme ce tout premier soir, de battements de cœur et de sa vieille timidité.
C’était toujours pareil : sans qu’elle se tournât vers lui, Erik s’approchait tout près d’elle, jusqu’à ce que son dos s’appuyât contre lui ; puis il enfermait ses deux mains dans les siennes, si bien qu’elle était comme captive entre ses bras. Là résidait pour elle non seulement une caresse, mais aussi quelque chose à la fois apaisant et contraignant, sous quoi elle se tenait immobile involontairement et se recueillait. Et aussitôt, sans perte de temps ni propos de transition, il l’abordait avec sobriété et sérieux. Ainsi la salutation matinale se fondait imperceptiblement dans le travail du matin.
Quand Erik ouvrit ce matin-là la porte de son bureau, il s’arrêta un instant, surpris. Devant les fenêtres, les volets intérieurs laqués de blanc avaient été fermés, si bien que l’air gris et pluvieux ne pouvait jeter qu’un regard furtif par les fentes ; une seule lumière brûlait d’une lueur terne sur le bureau. Devant celui-ci, Ruth, entourée de cahiers et de livres, écrivait sans même lever les yeux.
Erik ne dit rien. Il rabattit un volet et ouvrit la fenêtre, laissant l’air et la lumière entrer à flots ; puis il s’approcha du bureau et souffla la bougie, tandis que Ruth, troublée, sursautait.
Il se pencha vers elle, prit son visage entre ses mains et la regarda attentivement.
« Tu as pleuré. Pourquoi ? »
Elle rougit et hésita un instant.
« Je ne veux pas être stupide ! » s’écria-t-elle alors, hors d’elle, les yeux flamboyants.
Il rit.
« Tu n’es pas stupide. Est-ce que j’ai dit cela ? En tout cas, pas irrémédiablement.
Tant que je ne te lâche pas, tu n’as pas besoin de le faire. »
Il écarta sa chaise du bureau et lui prit la plume des mains.
« Mais tu ne dois pas te lever la nuit pour travailler. Jamais sans que je le sache. C’est absurde. Quand j’ai revu tes travaux le soir, tu dois t’arrêter. »
« Le soleil ne s’est pas arrêté non plus, dit Ruth. Il a brillé presque toute la nuit. Un coucou appelait dans le bosquet ; les grives devant ma fenêtre bavardaient. Alors je suis venue ici en silence. »
Erik tendit la main par-dessus son épaule pour prendre le cahier où elle avait écrit, mais Ruth le retint avec hésitation et timidité. On voyait qu’elle souffrait presque dans son agitation.
« Calme-toi ! » dit-il avec insistance, et il écarta sa main du cahier.
Il le lut un moment en silence, tandis que Ruth restait assise, le front plissé, les mains croisées derrière la nuque, toute pâle.
Puis il posa son travail devant elle.
« C’est bien fait, remarqua-t-il. Cela t’a-t-il coûté de la peine et une lutte intérieure ? »
« Oui, avoua-t-elle honnêtement, sans changer de posture, mais cela ne fait rien. »
(...)
Ruth, jeune femme d’une vingtaine d’années, vit dans un milieu intellectuel et artistique. Elle est sensible, observatrice, animée d’une forte vie intérieure. Orpheline de mère, elle entretient une relation fusionnelle et complexe avec son père adoptif, Professor Andreas, un savant âgé, solitaire, qui l’a recueillie après la mort de ses parents. Au fil du roman, Ruth cherche à comprendre sa propre identité, à s’émanciper des rôles féminins prédéterminés, et à s'affranchir du pouvoir affectif et intellectuel que le Professeur exerce sur elle. Elle oscille entre attirance filiale, admiration intellectuelle, et désir de liberté. Sa relation avec Reinhart, un jeune homme de son âge, représente une possibilité d’amour « normal », mais elle y renonce, incapable de se livrer à une vie émotionnelle sans réserve. Ruth est prise entre deux pôles d’attraction contradictoires, un homme-père, à la fois guide et obstacle à sa maturation, et un homme-amant, reflet de ses aspirations vitales et sensuelles.
Peu à peu, Ruth comprend que sa véritable lutte est intérieure : elle doit se détacher du modèle masculin pour affirmer sa propre voix. Le roman s’achève sur un refus des modèles imposés : Ruth choisit la solitude, non comme renoncement, mais comme acte de subjectivation.
"Fenitschka" (1898)
Cette nouvelle est largement considérée comme son chef-d'œuvre littéraire. Elle y raconte la relation complexe entre une jeune femme russe indépendante (Fénitchka) et un intellectuel allemand.
Le livre traduit des thèmes chers à Lou : l'émancipation féminine, le conflit entre la passion et la liberté intellectuelle, et les différences culturelles. Une méditation profonde sur l'autonomie, la difficulté d'être véritablement compris, et la définition personnelle de l'amour et de la liberté.
Lou Andreas-Salomé y offre le portrait inoubliable d'une femme qui refuse d'être un objet de désir ou de jugement, et qui revendique le droit souverain d'être le sujet de sa propre vie.
La société (représentée par Max) pense la liberté féminine en termes sexuels : une femme "libre" est une femme "facile". Fenitschka revendique une liberté bien plus radicale : celle de dire non, celle de choisir ses engagements, et celle de définir elle-même la nature de ses relations, qu'elles soient platoniques ou amoureuses. Sa liberté est intérieure....
Les deux récits Fenitschka et Eine Ausschweifung ont été publiés ensemble pour la première fois en 1898 chez J. G. Cotta’schen Buchhandlung, Stuttgart : traduction française, "Fénitchka, suivi de Une longue dissipation", éditions Des Femmes (Antoinette Fouque), 1985.
(Le texte original a une élégance un peu surannée, typique de la prose de Lou Andreas-Salomé).
"Es war im September, der stillsten Zeit des Pariser Lebens. Die vornehme Welt steckte in den Seebädern, die Fremden wurden scharenweise von der drückenden Hitze vertrieben. Trotzdem drängte sich an den schwülen Abenden auf den Boulevards eine so vielköpfige Menge, dass sie der Hochsaison jeder andern Stadt immer noch genügt hätte.
Max Werner flanierte nach Mitternacht über den Boulevard St. Michel, als er in eine kleine Gesellschaft ihm bekannter Familien hineingeriet. Sie hatten mit durchreisenden Freunden ein Theater besucht, und wollten nun diesen Herren und Damen ein wenig »Paris bei Nacht« zeigen, — nämlich erst in einem charakteristischen Nachtcafé des Quartier latin einkehren, und dann, im Morgengrauen, um die Stunde, wo die Stadt schläft, den interessanten Trubel bei den Hallen betrachten, wenn der verödete Platz sich mit den Marktleuten belebt, die ihre Waren vom Lande einfahren und sie ausbreiten.
Nach einigem Zögern und Schwanken von Seiten der Damen entschied man sich für das Café Darcourt, das um diese Stunde schon überfüllt war mit den Grisetten und Studenten des Quartiers, und besetzte ein paar der kleinen Marmortische draußen, die auf dem Trottoir, mitten unter den Passanten, an den weitgeöffneten, hellerleuchteten Fenstern entlang standen.
Max Werner kam neben eine junge Russin zu sitzen, die er zum ersten Mal sah, — ihren langklingenden Namen überhörte er bei der Vorstellung, doch wurde sie von den anderen einfach als »Fenia« oder »Fenitschka« angeredet. In ihrem schwarzen nonnenhaften Kleidchen, das fast drollig unpariserisch ihre mittelgroße ganz unauffällige Gestalt umschloss, und eine beliebte Tracht vieler Züricher Studentinnen sein sollte, machte sie zunächst auf ihn keinerlei besonderen Eindruck. Er musterte sie nur näher, weil ihn im Grunde alle Frauen ein wenig interessierten, wenn nicht den Mann, dann mindestens den Menschen in ihm, der seit einem Jahre doktoriert hatte, und nun ein brennendes Verlangen besaß, in der Welt der Wirklichkeit praktisch Psychologie zu lernen, ehe er von einem Katheder herab welche las: was ihm einstweilen noch keine begehrenswerte Zukunft schien.
C'était en septembre, la période la plus calme de la vie parisienne. Le grand monde était encore aux bains de mer, et les étrangers étaient chassés en foule par la chaleur accablante. Malgré cela, les soirs de temps lourd, les boulevards grouillaient encore d'une foule si nombreuse qu'elle aurait suffi à représenter la haute saison dans n'importe quelle autre ville.
Max Werner flânait sur le boulevard Saint-Michel après minuit lorsqu'il tomba sur un petit groupe de familles de sa connaissance. Ils avaient été au théâtre avec des amis de passage et voulaient maintenant montrer un peu de « Paris la nuit » à ces messieurs et dames – à savoir, faire d'abord une halte dans un café de nuit caractéristique du Quartier latin, puis, à l'aube, à l'heure où la ville dort, aller voir l'agitation intéressante des Halles, quand la place déserte s'anime avec les marchands qui apportent et étalent leurs denrées venues de la campagne.
Après quelques hésitations et fluctuations de la part des dames, on se décida pour le Café Darcourt, qui à cette heure était déjà bondé de grisettes et d'étudiants du quartier, et l'on occupa quelques-unes des petites tables de marbre à l'extérieur, alignées sur le trottoir, au milieu des passants, le long des fenêtres grandes ouvertes et vivement éclairées.
Max Werner vint s'asseoir à côté d'une jeune Russe qu'il voyait pour la première fois – il ne perçut pas son nom aux sonorités longues lors des présentations, mais les autres l'appelaient simplement « Fenia » ou « Fenitschka ». Avec sa petite robe noire qui lui donnait un air de nonne, presque drôlement non parisienne, qui enveloppait sa silhouette moyenne et tout à fait discrète, et qui devait être le costume habituel de nombreuses étudiantes zurichoises, elle ne fit d'abord sur lui aucune impression particulière. Il ne l'examina de plus près que parce qu'au fond, toutes les femmes l'intéressaient un peu, ne fût-ce que l'homme en lui, qui, ayant obtenu son doctorat depuis un an, éprouvait maintenant un désir brûlant d'apprendre la psychologie dans le monde réel, en pratique, avant d'en faire des lectures ex cathedra : ce qui ne lui semblait pas, pour l'instant, constituer un avenir particulièrement désirable.
"An Fenia fielen ihm nur die intelligenten braunen Augen auf, die jeden Gegenstand eigentümlich seelen-offen und klar — und jeden Menschen wie einen Gegenstand — an schauten, sowie der slawische Schnitt des Gesichtes mit der kurzen Nase: einer von Max Werners Lieblingsnasen, die da vernünftigen Platz zum Kusse lassen, — was eine Nase doch gewiss tun soll.
Aber dieses geradezu blass gearbeitete, von Geistesanstrengungen zeugende Gesicht forderte so gar nicht zum Küssen auf.
Anfangs sprachen sie kaum miteinander, denn im Innern des Lokals, neben demselben Fenster, an dessen Außenseite sie saßen, spielte sich eine erregte Scene ab, die aller Aufmerksamkeit auf sich zog. Dort befanden sich zwei Pärchen am Tisch, die ihre Unterhaltung mit Scherzreden und Neckereien begannen, und damit endeten, sich fürchterlich zu zanken.
Das eine der beiden Mädchen — wenig schön und am Verblühen, aber trotzdem ein unverwüstlich graziöses Pariser Köpfchen — wurde schließlich vom Gegenpaar mit einer Flut hässlicher Schmähreden überschüttet, ohne dass ihr eigner Begleiter ihr auch nur im mindesten beigestanden hätte. Vielmehr stimmte er bei jedem erneuten Angriff johlend in das brutale Gelächter der beiden andern ein, das sich bald auch auf die benachbarten Tische fortpflanzte, wo neben den erhitzten halbbezechten Männern die geputzten Genossinnen des misshandelten Geschöpfs mit lärmender Schadenfreude ihre Konkurrentin niederjubelten.
Durch die schwere, dumpfe, vom Tabaksrauch und vom Dunst der Menschen, Gasflammen und Getränke erfüllte Luft des Lokals schallten die rohen Stimmen laut bis zu dem Tisch draußen hinüber, an dem es ganz still geworden war. Auf den Gesichtern der Damen prägten sich deutlich Mitleid, Ekel, Entrüstung und eine gewisse Verlegenheit darüber aus, einer solchen Situation beizuwohnen; eine von ihnen knüpfte furchtsam ihren Schleier fester. Niemand aber war so benommen von dem, was er sah, wie Fenia.
Sie hatte von allem Anfang an mit sachlichem Interesse um sich geblickt, jede Einzelheit, die ihr auffiel, mit großer Unbefangenheit beobachtet. Jetzt aber wurde sie ganz sichtlich von einer so intensiven Anteilnahme erfüllt, dass sie zuletzt, — offenbar ganz unwillkürlich, wie außerstande länger passiv zu verharren, — sich langsam erhob und die eine Hand gegen die Lärmenden ausstreckte, als müsse sie eingreifen oder Halt gebieten. Im selben Augenblick ward sie sich ihrer spontanen Bewegung bewusst, hielt sich zurück, und errötete stark, wodurch sie plötzlich ganz lieb und kindlich, und ein wenig hilflos aussah.
Während sie aber so dastand, traf ihr Blick den der Grisette, die in ihrer Ratlosigkeit und Verlassenheit angefangen hatte zu weinen, so dass große Tränen ihr über die heißen geschminkten Wangen rollten, und ihre Lippen sich konvulsivisch verzogen. Unter dem langen, eigentümlichen Blick, den sie mit Fenia austauschte, veränderte sich der Ausdruck des weinenden Gesichts; von Fenias Augen schien eine Hilfe, eine Liebkosung, eine Aufrichtung auszugehen, etwas, was die Einsamkeit dieses getretenen Geschöpfes aufhob. Man konnte vom Tisch aus deutlich den Stimmungswechsel auf ihren Zügen verfolgen, denn sie saß fast gerade gegenüber am Fenster. Ein Danken, Staunen, Nachsinnen, — ein momentanes Taubwerden für ihre lärmende Umgebung und deren Schmähreden ließ ihre Tränen versiegen, und sie achtete kaum noch darauf, dass das Paar neben ihr sich erhob, um fortzugehen, und auch ihr Begleiter seinen schäbigen Zylinder vom Wandhaken abhob.
Da stieß er sie brutal mit dem Ellenbogen an und forderte sie auf, sich zu beeilen..."
(Un passage riche en détails psychologiques et en observations sociales. La scène de la grisette humiliée permet à Salomé de mettre en contraste la réaction conventionnelle des bourgeois avec celle, empathique et spontanée, de Fenia. C'est un moment clé pour comprendre son personnage...)
Chez Fenia, il ne remarqua que les yeux bruns intelligents, qui regardaient chaque objet avec une clarté étrangement ouverte de l'âme — et chaque être humain comme un objet —, ainsi que la coupe slave du visage avec le nez court : un de ses nez préférés à Max Werner, ceux qui laissent une place raisonnable au baiser, — ce qu'un nez devrait assurément faire.
Mais ce visage, comme ciselé dans la pâleur, témoignant d'efforts intellectuels, n'invitait vraiment pas à être embrassé.
Au début, ils parlèrent à peine, car à l'intérieur du café, près de la même fenêtre près de laquelle ils étaient assis à l'extérieur, une scène mouvementée se déroulait, qui captait toute l'attention. Deux couples étaient attablés là, dont la conversation, commencée par des plaisanteries et des taquineries, finit par dégénérer en une terrible querelle.
L'une des deux jeunes femmes — peu jolie et sur le déclin, mais malgré cela une tête parisienne d'une grâce indestructible — se retrouva finalement submergée par un flot d'injures laides de la part de l'autre couple, sans que son propre compagnon ne lui apporte le moindre soutien. Bien au contraire, à chaque nouvelle attaque, il joignait son braillement au rire brutal des deux autres, rire qui ne tarda pas à se propager aux tables voisines, où, à côté des hommes excités et à moitié ivres, les compagnes parées de la créature maltraitée acclamaient sa déconfiture avec une joie bruyante et malveillante.
À travers l'air lourd et étouffant du lieu, saturé de fumée de tabac et des exhalaisons des gens, des flammes de gaz et des boissons, les voix grossières parvenaient bruyamment jusqu'à la table à l'extérieur, où un grand silence était tombé. Sur les visages des dames se lisaient clairement la pitié, le dégoût, l'indignation et une certaine gêne d'assister à une telle situation ; l'une d'elles resserra craintivement son voile. Mais personne n'était aussi saisi par ce qu'il voyait que Fenia.
Dès le début, elle avait regardé autour d'elle avec un intérêt objectif, observant chaque détail qui frappait son regard avec une grande absence de préjugés. Mais maintenant, elle fut visiblement gagnée par une telle intensité d'empathie qu'à la fin, — manifestement tout à fait involontairement, comme dans l'impossibilité de rester passive plus longtemps —, elle se leva lentement et tendit une main vers les fauteurs de troubles, comme si elle devait intervenir ou leur ordonner de s'arrêter. Au même instant, elle prit conscience de son geste spontané, se retint, et rougit vivement, ce qui soudain la fit paraître tout à fait charmante, enfantine, et un peu désemparée.
Tandis qu'elle se tenait ainsi debout, son regard rencontra celui de la grisette qui, dans son désarroi et son abandon, avait commencé à pleurer, de grosses larmes coulant sur ses joues maquillées et brûlantes, tandis que ses lèvres se tordaient convulsivement. Sous le regard long et singulier qu'elle échangea avec Fenia, l'expression du visage en larmes changea ; des yeux de Fenia semblait émaner une aide, une caresse, un réconfort, quelque chose qui levait la solitude de cette créature bafouée. On pouvait distinctement suivre, depuis la table, le changement d'humeur sur ses traits, car elle était assise presque en face, à la fenêtre. Une action de grâces, de la stupéfaction, de la réflexion, — une momentanée surdité à son entourage bruyant et à ses injures fit tarir ses larmes, et elle ne prêta presque plus attention au fait que le couple à côté d'elle se levait pour partir, et que son propre compagnon décrochait son cylindre miteux de la patère.
C'est alors qu'il la poussa brutalement du coude et lui ordonna de se dépêcher....
(...)
Parue en 1898, elle s'inscrit en rupture complète avec le modèle littéraire de la "femme fatale" fin-de-siècle pour lui opposer le portrait d'une femme intellectuelle, libre et en quête d'elle-même.
Le récit est structuré autour de la rencontre et des conversations entre deux personnages,
- Le narrateur est un homme allemand, Max Werner, intellectuel et plutôt conventionnel dans ses vues sur les femmes.
- L'héroïne est Fenitschka (de son vrai nom Félicité), une jeune femme russe étudiante en Suisse, vive, indépendante et d'une grande intégrité intellectuelle.
L'histoire se déroule en trois actes ...
- La Rencontre à Paris : Max rencontre Fenitschka par hasard dans un café parisien. Il est immédiatement intrigué par sa nature franche et sans artifices. Ils entament des discussions philosophiques sur la liberté, l'amour et les conventions sociales. Max, séduit, tente de la conquérir, mais elle repousse ses avances avec une fermeté qui le décontenance. Elle valorise leur relation intellectuelle et refuse qu'elle devienne une banale aventure galante.
- Le Scandale et la Fuite : Plus tard, Max surprend Fenitschka quittant, visiblement émue, la chambre d'un homme (un révolutionnaire russe exilé). Sautant aux conclusions, il la croit prise en flagrant délit d'hypocrisie, menant une vie secrète et légère. Rongé par le dépit et la jalousie, il la confronte. Fenitschka, blessée par son jugement hâtif, quitte Paris sans un mot.
- La Vérité et la Rupture Définitive : Les deux personnages se retrouvent par hasard dans une ville de province allemande. Fenitschka révèle alors la vérité à Max : l'homme était son ancien amour, retrouvé après des années. Ils avaient passé la nuit à parler, à se remémorer leur passé et leurs idéaux révolutionnaires communs. Leur rencontre était purement platonique et émotionnelle, sans aucune dimension charnelle. C'est la méprise grossière de Max qui a souillé cette scène. À la fin de la nouvelle, Fenitschka annonce à Max qu'elle va épouser un autre homme, non par passion aveugle, mais par un choix mûrement réfléchi, un "devoir" envers un amour qui est aussi un partenariat intellectuel et moral. Elle refuse définitivement la relation que Max lui propose, qui ne serait selon elle qu'une entrave à sa liberté.
On y voit des échos de la vie de Lou : son origine russe, son indépendance farouche, ses relations platoniques et intellectuellement intenses avec des hommes (comme Nietzsche ou Rilke), et son rejet du mariage conventionnel. Fenitschka est un alter-ego littéraire. Ce n'est pas un pamphlet ; c'est une étude de caractère d'une grande finesse. Salomé ne fait pas de Fenitschka une icône parfaite, mais une être humain complexe, tiraillé entre ses idéaux et ses sentiments...
Lou Andreas-Salomé eut sur Rilke une influence profonde : ils se rencontrèrent le 12 mai 1897. Elle approchait de la quarantaine et Rilke n'avait que vingt et un ans. Et l'amour vint, "sans défi ni sentiment de culpabilité."
A son contact, Rilke changea de mode de vie et s'il ne reste que peu de lettres de Lou à Rilke, celui-ci a écrit de saisissantes stances sur leur relation amoureuse : "Ah, ce n'est qu'effondré en toi Que mon visage n'est pas exposé, se confond, Avec toi et se prolonge obscurément A l'infini dans ton coeur protégé." En 1898, Rilke, seul en Italie, tient le fameux "Journal florentin" qu'il adressa à Lou, et c'est là qu'il y élabore les thèmes qui vont progressivement occuper une place prépondérante dans sa vie. Dans les années 1890 puis 1900 se positionne le bien connu voyage en Russie de Rilke et de Lou. Ils se séparent alors, chacun ayant évolué différemment et comblé ses attentes initiales, mais Lou fuyant une relation qui lui semble désormais au bord de la pathologie. A la fin des années 1890, Lou Andreas-Salomé porte son intérêt sur l'amour physique et l'identité sexuelle, deux articles, "L'Humanité de la femme" (1899), "Réflexions sur les problèmes de l'amour" (1900), et un livre, "L'Erotisme" (1909-1910) en témoignent. L'épanouissement de l'esprit passait pour elle, avant sa rencontre avec Rilke, par le refus du corps: au sortir de son "adolescence amoureuse et charnelle", c'est le féminin qu'elle interroge à présent.
"Der Mensch als Weib" (L’Être humain en tant que femme), paru en 1899, est l’un des essais philosophiques et psychanalytiques majeurs de Lou Andreas-Salomé (traductions variables, peu diffusées).
Le féminin n’est pas uniquement une catégorie sexuelle, ni une fonction biologique : c’est une disposition ontologique. Être « femme » n’est pas réductible à un corps ou à un rôle ; c’est une manière d’habiter le monde. Lou Andreas-Salomé soutient que tout être humain contient du masculin et du féminin, et que le féminin, dans son sens psychique, est associé à la réceptivité active (et non à la passivité), à la capacité d’accueil et d’intériorité, une relation au désir qui passe par la médiation, la distance, la contemplation.
Le cœur de l’essai consiste à redéfinir la féminité comme une énergie de transformation existentielle, proche de ce que Nietzsche appelait la "Volonté de puissance", mais tournée non vers la domination, mais vers la relation, la fécondité intérieure. Elle évoque la femme comme un "lieu d’intensité", un être de seuil, de passage". Dans l’amour, la femme ne se perd pas : elle se découvre en se laissant traverser. Ce n’est ni soumission, ni conquête, mais une forme d’ouverture radicale au monde et à l’autre.
Bien que l’essai précède sa collaboration avec Freud (débutée en 1911), on y trouve déjà une conception dynamique du psychisme, une attention au désir féminin comme force inconsciente, et la reconnaissance de l’ambivalence affective et des conflits intérieurs entre l’amour et la liberté. Elle annonce ce que deviendront plus tard, sous des formes différentes, des réflexions de Jung, Freud, et même Lacan sur le féminin comme énigme du désir.
Lou écrivit ainsi de bien singuliers passage sur les joies accessibles aux cellules individuelles du corps, le bonheur des organismes cellulaires primitifs (heureux parce qu’ils se reproduisent par la fusion de deux corps) est présent dans nos « rêves d’amour les plus fous ». Deux êtres qui s’aiment désirent cette fusion totale et ne savent plus que penser lorsqu’ils découvrent qu’ils « doivent faire avec » une seule partie du corps. Mais c’est alors que le désir lui-même engendre de nouveau une sorte de fusion totale, car chaque organe séparé, chaque cellule du corps, au moment de l’acte sexuel, se « souvient » de ses origines unicellulaires. Dans ce souvenir, toutes les cellules se laissent emporter dans l’excitation des cellules sexuelles : "Car tous les organes proviennent, après tout, de la même nursery que les occupants des organes sexuels, dans la mesure où chacun d’eux aurait pu jouer finalement le rôle de « cellule sexuelle » si le démon de l’orgueil ne les avait embarqués dans une différenciation aussi poussée. C’est pourquoi la réminiscence que déclenche la sexualité, en s’imposant à eux, éveille de tels échos ; ils oublient quels progrès ils ont fait depuis le temps, et s’abandonnent — plus qu’il n’est décent pour un véritable organe bien évolué des genres supérieurs d’animaux — à une nostalgie inattendue du bon vieux temps des premières structures et des premières dissociations au sein de l’œuf maternel..." (cité dans "Lou Andreas-Salomé", by Angela Livingstone, 1984) ...
(L'Humanité de la femme, l'ébauche d'un problème)
"Dût-on scandaliser les partisans de l’émancipation des femmes, et de tout ce qui se réclame d’elle, on ne peut s’empêcher de souligner le fait que l’élément féminin se manifeste en sa profondeur, à la racine même de toute vie, comme la moins différenciée des deux composantes de l’humanité, — et que c’est justement ainsi qu’il se conforme à la plus évidente de ses finalités.
Car la minuscule cellule mâle apparait de prime abord, en dépit de sa petitesse — ou pour mieux dire à cause même de cette petitesse, qui doit, vaille que vaille, atteindre son but —, comme la cellule-née du progrès, la cellule de l’insatisfaction, qui se fixe des buts nouveaux, qui s’impose un nouveau travail, bref, comme l'élément qui se développe au moyen de l’effort et sous le coup de la nécessité. Elle est semblable à une ligne qui progresse à l’infini, dont on ne sait où elle finira par aboutir, tandis que la cellule ovulaire femelle s’inscrit dans un cercle fermé qu’elle ne dépasse pas.
A quoi bon, du reste ? Car il semble qu’elle possède en lui, en cette émanation de son essence, la demeure que lui a assignée la Nature, et dont elle s’entoure ; comme si, en un sens, elle n’avait pas accompli avec le mâle les pas ultimes qui l’eussent menée hors d’elle-même, dans l'inconnu, dans le vide, dans les milliers de vagues possibilités d’être et de vie qu’offre le monde du dehors ; comme si elle restait plus directement liée au Tout infini, préservateur de tout être, et, pour cette raison, liée par une inertie plus forte encore à son sol et son fondement originels. C’est la raison même pour laquelle le principe féminin contient en lui, dès cette forme si élémentaire et si primitive, comme une ébauche de l’harmonie plus intangible, d’une sphéricité plus stable, d’une perfection et d’un achèvement plus forts, et qui provisoirement lui apportent la paix.
Est présente en lui, selon les intentions les plus profondes de son essence, une suffisance à soi-même, une autonomie incompatible avec l’inquiétude et l’agitation sans trêve de ce qui se tend avidement vers les extrêmes limites, et qui divise et égaille toutes ses forces, avec une violence et un élan toujours croissants, vers des activités spécialisées. Ce qui commence par s’enfermer dans ses limites peut, de ce fait, s’enclore en soi-même, pour parvenir à une beauté plus harmonieuse, et imprimer à toutes ses manifestations ce caractère propre, tout en demeurant lié intimement à la vie de l'Être universel.
En quoi le principe féminin se comporte, dans son rapport au masculin, comme un fragment d’aristocratie des origines, la plus noble qui soit, au sens le plus ancien de ce terme, maîtresse de son château et de son domaine propre, en opposition au parvenu riche d’avenir et sûr de le dominer ; celui-ci ira bien plus loin, mais, pour prix de cette conquête, il verra toujours s’élever devant lui l'idéal nécessaire d’une ultime beauté, d’une perfection dernière, — un peu comme le voyageur voit toujours fuir devant lui, à une distance inaccessible, l’horizon où se confondent le ciel et la terre, si loin que le mène son avance continue.
Il y a là deux styles de vie, deux manières d’amener la vie à son épanouissement suprême, alors que, sans la scission en deux sexes, elle n’aurait pu que végéter à son niveau le plus bas, — mais il est vain d’ergoter sur le point de savoir lequel de ces deux styles a le plus de valeur, ou entraîne le déploiement le plus vigoureux des énergies vitales : si c’est le principe dont les énergies se spécialisent, dans son effort de dépassement, ou l’autre principe, chez lequel ces énergies refluent, en quelque sorte, vers leur propre centre, et atteignent ainsi leur perfection dans les limites qu’elles s’assignent à elles-mêmes.
Ces deux mondes qui, à mesure que |’évolution s’accentue, deviennent d’eux-mêmes si admirablement compliqués, ne doivent pas non plus être conçus comme des moitiés l'un de l'autre, ainsi qu’il n’arrive que trop souvent, source des erreurs les plus graves, comme par exemple dans les formules populaires qui font du féminin le réceptacle qui se laisse passivement emplir, et du masculin son contenu actif et créateur. Si l’on songe à l’acte par lequel, dès avant notre humanité, les menues cellules masculines et féminines s’unissent - donc, à l’acte sexuel seul -, la dénomination populaire qui fait d’un des principes le géniteur, et de l’autre le récepteur, manifeste avec une clarté toute particulière la méprise dont elle est née.
La femme tout comme l’homme secrètent, en symbole de leur maturité parfaite et, en quelque sorte, comme un suprême trop-plein, qu’il est impossible d’intégrer à leur croissance propre, des cellules dont la fusion produit le germe d’un nouvel être humain, lequel contient par conséquent aussi bien une particule paternelle qu’une particule maternelle. Dans cette union, une fois encore, la cellule ovulaire de la femme est le plus gros des deux corpuscules, tandis que la prolifération des spermatozoïdes masculins, dont un ou deux seulement pénètrent dans l’ovule, est l’élément le plus mobile : tous deux représentant, chacun pour sa part, l'essence même des sexes associés dans cet acte.
Mais, abstraction faite de cette union, de cette contribution également créatrice à la création d’un enfant, la part féminine de l’engendrement a, par rapport à celle de l’homme, un privilège : le fait que, chez les animaux supérieurs, |’enfant mûrit jusqu’à sa naissance dans l’organisme de la mère. Une fois que l'embryon s’est formé, de matière dynamique, masculine et féminine, c’est, dans l’espèce humaine, la femme qui abrite la suite de son développement, — le corps de la femme étant, pour ainsi dire, la Terre-Mère, dans laquelle l’enfant, la semence ainsi venue à l'être, est plongé, pour croître, nourri de sa substance, et s’épanouir en sa vie propre. Ce qui réduit à néant image de l’engendrement, acte masculin, et de la conception, acte féminin : confusion, inconsciemment figée en une métaphore, entre le lieu, la pièce, si l’on peut dire, et se produit la germination de l’enfant, et les corpuscules, masculin et féminin, dont cet enfant est constitué.
De plus, la circonstance, purement spatiale, que, dans l’étreinte, c’est le sperme masculin qui pénètre dans le corps de la femme favorise un tel quiproquo, alors qu’en fait le corps féminin se borne à abriter cette rencontre. En réalité, ce qui se manifeste, ce n’est pas seulement que la cellule ovulaire est égale en énergie génitrice à la cellule spermatique, c’est aussi, et de prime abord, qu’elle s’est constituée à partir du groupement de cellules qui fut autrefois porteur de la totalité de la reproduction primitive, encore « asexuée ». Elle est donc jusqu’à un certain point l’élément fondamental de l'acte géniteur qui, dans ces organismes primitifs, était encore capable par lui-même de les reproduire, en se miniaturisant et en se creusant de «sillons », jusqu’à ce que plus tard, en vertu de la différenciation provoquée par la marche de l’évolution, la fusion de corpuscules cellulaires différents se fût avérée nécessaire, — et cette contribution plus accessoire au processus dans son ensemble fut alors apportée par les cellules sexuelles mâles. La différenciation moindre de |’élément féminin est justement aussi l’essence de son énergie créatrice ; on pourrait le prouver, et physiologiquement, et psychologiquement.
Ce principe féminin est le plus autonome des deux, et celui qui doit par conséquent persévérer dans son être afin que l’autre, le masculin, puisse, partant de lui, chercher à tâtons son chemin dans la suite de l’évolution, — l’élément vers lequel I’autre, le plus différencié des deux, doit toujours revenir, comme à son lieu natal, et dans lequel il doit se plonger pour rester en vie.
Les erreurs commises quant à l’essence de la féminité relèvent toutes, au fond, d’un seul et même principe, soit qu’ on souligne, dans la dépendance et la passivité féminines, que la femme n’est rien que l’appendice de homme, soit qu’on mette principalement l’accent chez la femme sur la seule maternité, car la maternité, elle aussi, conçue uniquement selon les métaphores de la réception passive, du port de l’enfant jusqu’à terme et de la mise au monde, autorise les mêmes conclusions fallacieuses, telles qu’on peut partout les relever chez celles qui, dans les problèmes du féminisme, représentent cette tendance.
Car, non moins que d’autres, elles négligent ce fait que la femme est d’abord et avant tout quelque chose de totalement autonome, qu'elle fait, tout autant que l'homme, don de cette autonomie, et que tous les autres rapports n'en sont que des conséquences.
La rencontre des sexes, avec tout ce qu'elle entraîne, est une confrontation de deux mondes, dont chacun a son autonomie, dont l’un tend plutôt à se concentrer sur lui-même, et l’autre à se spécialiser, ce qui les rend capables, en vertu de cette même différence, de créer au-delà d’eux, puisqu’ils engendrent ensemble un troisième monde, d’une extrême complexité, et du reste se complètent et s’aident l’un l’autre, le plus heureusement du monde, à élever leur être propre à une puissance supérieure...."
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"Cette différence entre les sexes implique, de manière latente, une singulière ambiguïté dans leurs rapports réciproques : la femme est tout à la fois plus dépendante et plus indépendante de homme qu’il ne l’est d’elle. La femme est, des deux, et de loin, par conséquent, l’être humain le plus tenu par son existence physiologique, elle vit bien plus directement et moins librement dans celle de son corps, et on peut se référer à elle bien plus clairement qu’à lui si l’on veut souligner un fait qui, après tout, est aussi vrai de lui : que toute la vie de l’esprît même n’est finalement rien d’autre qu’une effloraison, sous une autre forme, une effloraison raffinée à l’extrême, née de la grande racine, qui plonge dans la sexualité, de toute existence, — une sexualité, en quelque sorte, sublimée.
Mais c’est pour cette raison justement que la vie sexuelle, chez la femme, se manifeste bien plus dans tout son être corporel que sous la forme d’un instinct isolé, que cette vie l’imprègne et l’anime, totalement, étant identique à la somme des manifestations de la féminité et, par conséquent, moins contrainte de se localiser, de se spécialiser, de monter à la conscience que chez l’homme.
On en vient de cette manière au paradoxe apparent que la femme, en vertu même de sa disposition à la sexualité, est, des deux sexes, le moins sensuel, si l’on donne à ce terme son sens étroit. Aussi, psychologiquement, n’a-t-on pas tort de la mesurer, en ce domaine, selon d’autres critères de valeur que l'homme.
(...)
La femme épuise donc la richesse du sexe en le vivant constamment, dans la structure de tout son être, comme quelque chose sur quoi donnent cent portes d’or et où mènent cent voies joyeuses et solennelles ; elle vit d’une existence élevée au-dessus d’elle-même par la sexualité, non seulement dans le sens spécialisé du terme, mais déjà en un sens large, le plus général qui soit, abstraction faite de ses fonctions plus étroitement définies de femme et de mère. I] est vrai que c’est à l’intérieur de ces fonctions qu’elle métamorphose son monde, mais toujours de manière qu’il jaillisse à nouveau, de la sexualité propre à son corps ; et se révèle à elle une vie qui l’enveloppe entièrement, une existence totale, à une échelle réduite, à partir de laquelle tout doit redevenir neuf, enfantin et innocent comme aux premiers temps, ainsi qu’au premier jour du monde...."
"Die Erotik" (1910)
("Eros", traduction Editions de Minuit, 1984)
Un essai profond qui explore la nature de l'amour, de la sexualité et de la spiritualité. Elle y mêle des réflexions philosophiques, littéraires et une intuition pré-psychanalytique de la vie des pulsions.
La fidélité de la traduction française au texte original n'est pas sans problème. Le titre original est en effet "Die Erotik. Zur Psychologie der Weiblichkeit" (litt. "L'Érotique. Psychologie de la féminité"), el le choix d'"Eros" dans la traduction évoquée réduit la portée du concept saloméen d'"Erotik", qui dépasse la figure mythique d'Éros pour englober une énergie psychique créatrice. De plus, la version française fusionne 4 textes distincts (1910-1930) en un "livre" homogène, gommant leur chronologie et leurs contextes théoriques différents.Salomé n'a jamais publié ces essais comme un livre unique de son vivant. Enfin, la préface de 1930 est escamotée, privant le lecteur du regard rétrospectif de Salomé.
L'original allemand compte quatre textes écrits entre 1910 et 1930, que la traduction française amalgame ...
- "Der Mensch als Weib" (1899), une critique de la théorie freudienne de la "passivité féminine" : la femme incarne une "totale affirmation de soi" (Selbstbejahung), où la sexualité inclut la création (maternité) et la spiritualité. La féminité n'est pas un manque, mais une autre forme de plénitude ...
- "Die Erotik" (1910), dont le concept clé est la distinction entre "Erotik" (énergie vitale unifiante) et "Sexualität" (pulsion biologique). L'érotique est un mouvement dialectique entre "Hingabe" (don de soi) et "Autarkie" (autosuffisance psychique). L'amour vrai naît d'un moi assez fort pour se perdre sans se dissoudre, écrira Winnicott.
- "Zum Typus Weib" (1914), une réponse à "Pour introduire le narcissisme" de Freud (1914). Le Narcissisme féminin est une puissance structurante, non pathologique : la femme aime à travers son propre être, ce n'est pas de l'auto-érotisme, mais de l'amour élargi. Critique au passage de de l'"envie du pénis" : la maternité comme symbolisation créatrice, non compensation.
- "Die Frau in Bewegung" (1928, révisé en 1930), ajout tardif sur la vieillesse féminine. La ménopause libère une "érotique du troisième âge", délivrée de la reproduction. La vieillesse accomplit l'érotisme en le spiritualisant ..
L'édition de référence : "Lou Andreas-Salomé. Das zweite Beste. Texte zur Erotik" (éd. Fischer, 2019), respectant la chronologie...
Écrit avant sa collaboration avec Freud (qui débute en 1911), "Die Erotik" comporte donc une analyse de la structure psychique et existentielle de l’éros, c’est-à-dire de l’amour comme force vitale, relationnelle et symbolique.
Lou Andreas-Salomé y examine les différentes formes de l’érotisme humain, les étapes de son développement psychique, et la manière dont l’amour est traversé par des tensions entre moi, autre, corps et esprit. Elle ne parle pas d’« érotisme » au sens simplement sexuel, mais dans une acception large, philosophique, culturelle et existentielle, proche du concept grec d’Éros. Son écriture est souple, analytique, très littéraire, mêlant récit d’expériences, observation psychologique, méditation philosophique, et élan poétique...
Elle commence par situer l’éros comme un phénomène universel et archaïque, enraciné dans la vie pulsionnelle mais transcendant la simple sexualité. Pour elle, l’érotisme naît d’une tension fondamentale : celle entre le désir d’unité et la séparation entre les êtres - L’éros, c’est l’appel de l’autre en moi, et de moi en l’autre - . Elle s’oppose à toute réduction biologique de l’amour. Il est toujours un mouvement dialectique : désir d’absorption, mais aussi de reconnaissance de l’altérité.
Salomé propose une typologie du développement érotique chez l’enfant (attachement fusionnel, pré-érotique), à l’adolescence (émergence du désir et du conflit pulsionnel), et à l’âge adulte (confrontation avec l’autre comme altérité radicale). Elle décrit l’amour non comme un état stable, mais comme une série de métamorphoses. Chaque étape comporte ses risques d’échec, de régression ou de déformation : narcissisme, possession, dépendance, rejet de soi dans l’autre.
À la fin du XIXe siècle, la sexualité féminine était couramment décrite comme "naturellement passive", modérée, voire inexistante. La médecine et la psychiatrie (Krafft-Ebing, Charcot, Lombroso…) la considéraient comme inférieure à celle de l’homme, voire pathologique dès qu’elle s’exprimait "activement". Lou Andreas-Salomé, dans "Die Erotik" (1910) et "Der Mensch als Weib" (1899), réfute totalement cette vision biologique et réductrice. Elle va au contraire affirmer l'éros féminin comme force autonome et créatrice, ni dérivée du masculin ni réductible à la procréation. Elle ira jusqu'à décrire la jouissance féminine comme un "continent inexploré", évoquant un auto-érotisme indépendant du phallus – idée scandaleuse pour l'époque...
La puissance du féminin réside non pas dans la conquête, mais dans sa capacité à intégrer, à accueillir et à produire du sens érotique. Et si elle ne nie pas la fécondité féminine, elle va la déplace sur un autre plan : créatif, psychique, intérieur, non forcément biologique.
Le désir féminin était souvent nié ou vu comme réactionnel au désir masculin. Même chez Freud, le désir féminin est d’abord pensé par rapport à l’homme (manque du pénis, envie du père…). Lou Andreas-Salomé est l’une des premières à écrire que le désir féminin a sa propre logique, son propre rythme, son propre langage.
L’éros féminin ne vise pas à posséder, mais à être traversé par l’autre, sans perdre son intégrité, et le désir féminin peut exister sans finalité reproductive ni conjugale, qu’il peut être plaisir, transformation, connaissance de soi, et qu’il peut aussi se refuser sans être refoulé.
A l'encontre d'une littérature comme d'une psychologie du temps, pour lesquelles la femme aimante est censée s’oublier, se sacrifier, se donner à l’homme comme un idéal de pureté ou de service, Salomé affirme que l’amour n’est pas dissolution du moi, mais expansion de soi dans l’altérité. Une femme peut aimer sans perdre son autonomie, sans se soumettre ni se confondre avec l’autre. Dans son roman "Ruth", l’héroïne rejette aussi bien l’amour passionnel que l’amour conjugal pour choisir une solitude pleine, acte d’affirmation existentielle.
Enfin, dans certains chapitres clés de "Die Erotik" ("Das Weib als Geschlechtswesen", La femme en tant qu’être sexué, "Psychologische Polarität", ou Polarité psychologique, et "Die erotische Begegnung", La rencontre érotique), Lou Andreas-Salomé parle pas de bisexualité, non pas au sens sexuel moderne (orientation vers deux sexes), mais dans un sens psychologique inspiré des théories psychanalytiques de l'époque (notamment Freud et Otto Weininger, qu’elle critique et dépasse). Chaque être humain porte en lui à des degrés divers des dispositions masculines et féminines. Cette bisexualité psychique se manifeste par des traits de personnalité, des pôles d’identité sexuelle souples, une capacité à vivre l’altérité en soi-même, et une orientation vers l'autre sexe comme complément, mais aussi comme miroir intérieur.
Contrairement à Freud, Salomé revendique l'expérience vécue comme source de connaissance (notamment ses relations avec Nietzsche et Rilke) : le journal viennois Reichspost qualifiera son ouvrage de "manifeste de la dépravation féminine", les disciples de Freud (comme Karl Abraham) jugeront ses thèses "trop mystiques", et les féministes bourgeoises refuseront sa vision de la liberté sexuelle, y voyant une menace pour la "respectabilité" des femmes. Mais Ferenczi et Jung reprendront ses idées sur la bisexualité ; Wilhelm Reich s'inspirera de sa vision vitaliste de l'éros; Simone de Beauvoir citera L'Érotique dans "Le Deuxième Sexe" (1949) comme "première théorisation de l'autonomie érotique féminine" ...
Correspondance Lou Andreas-Salomé - Rainer Maria Rilke
"En dépit des pertes qui affectent cette correspondance, pertes dues, pour la première partie (1897-1901), à une volonté commune de destruction et, pour le reste, à de probables interventions extérieures, elle reste aujourd'hui, telle que l'a présentée intégralement Ernst Pfeiffer, la plus substantielle de toutes celles qu'a entretenues l'épistolier parfois excessivement fécond que fut Rilke.
C'est en effet vers Lou seule, mère, maîtresse, amie, ami tout ensemble, que le poète s'est tourné chaque fois que le conflit qui opposait en lui la création et la vie, la poésie et l'amour, devenait trop cruel pour être affronté sans aide. Et seule Lou Andreas-Salomé, avec sa grande intelligence naturelle, sa connaissance et bientôt sa pratique de la psychanalyse, son amour inaltérable de la vie, pouvait donner aux questions anxieuses de Rilke sinon toujours les réponses, ou les fragments de réponse, du moins l'écho chaleureux qui devait l'aider à «surmonter». Il n'est donc pas surprenant que l'on trouve, à plus d'un moment de leurs échanges, nombre de pages qui comptent parmi ce qui s'est écrit de plus pénétrant et de plus brûlant sur les ténèbres souterraines où germe et mûrit, directement quelquefois, la poésie." (Collection Du monde entier, Gallimard)
Correspondance (1912-1936) suivi de Journal d'une année (1912-1913)
"Cette Correspondance commence avec l'arrivée à Vienne, en 1912, de Lou Andreas-Salomé, venue s'initier à la psychanalyse ; elle se poursuit pendant un quart de siècle, jusqu'à sa mort.
On trouvera, avec cette correspondance, le Journal qu'a tenu Lou pendant l'année décisive où la rencontre avec Freud fait tourner son destin. Ce document, réfracté par une sensibilité extraordinairement réceptive et marqué de la présence de Rilke, est aussi un précieux témoignage sur un moment capital de l'histoire de la psychanalyse ; pour la première fois, nous pénétrons dans le cercle de Freud.
Le Journal - un cahier de cuir rouge - commence par ces mots d'écolière : «Aujourd'hui, ouverture des cours de Freud.» Mais cette écolière de cinquante ans, avide de se «consacrer, dans tous les sens du mot, à la cause», et qui a le privilège d'assister aux fameuses réunions du mercredi, se révèle vite, comme le lui dit Freud, non sans humour, une «compreneuse» par excellence. Chaque nouvel apport du maître, chaque contribution des pionniers - Ferenczi, Tausk - et des dissidents, plus tard les malades qu'elle traitera, sont, pour son intelligence inventive et baroque, l'occasion, sans cesse inspirée, de se saisir de tout ce qui lui apporte la découverte de ce nouveau monde qu'elle a pressenti longtemps avant de s'y accomplir." (Collection Connaissance de l'Inconscient, Gallimard)
La rencontre avec Freud et la psychanalyse se situe dans les années 1912-1913, Lou entre dans la cinquantaine et retrouve cette "joie", ce "sentiment intime d'être comblée", qui ne devait plus la quitter jusqu'à la fin de sa vie : "Ma vie était en attente de la psychanalyse depuis que j’ai quitté l’enfance".
Quelque part, au-delà des interprétations diverses de ces échanges avec Freud, ou sa fille Anna, Karl Abraham ou Sandor Ferenczi, c'est la question de l'être de la femme qui est esquissée. On nous représente un Freud en interrogation amusée, conquis, s'étonnant de l'engagement et de la curiosité insatiable de Lou. Lou Andreas-Salomé, quant à elle, au travers de ses écrits qui entremêlent biologie, physiologie, psychologie, spiritualité, tente de conceptualiser, en vain, cette "ivresse de vie" et d'intellect qui habite son corps de femme ...
Salomé (écrivaine, intellectuelle et ancienne muse de Nietzsche et Rilke) s'intéresse à la psychanalyse avec une acuité rare. Freud, alors en pleine bataille pour faire reconnaître sa discipline, trouve en elle une interlocutrice d'exception. Dans un milieu très masculin, son adhésion peut être perçue comme une légitimation précieuse. Freud écrira : "Elle comprend tout à merveille" (lettre à Ferenczi, 1912). Et leur correspondance révèle une chaleur et un respect mutuel. Elle devient membre de la Société Psychanalytique de Vienne en 1912, et Freud lui offre un anneau symbolique (comme à ses proches disciples).
Mais Salomé ne se soumet pas dogmatiquement aux théories freudiennes. Freud à Salomé (1916) : "Je vous crains comme une puissance qui pourrait me détourner de mes devoirs". Freud à Binswanger (1920) : "Lou est une personne exceptionnelle, mais elle peut être déstabilisante". Ses critiques subtiles (sur la libido, la religion) inquiètent. Proche des dissidents (Adler, Jung), Freud redoutera qu'elle ne devienne un canal d'opposition. Son passé de femme libre (ménage à trois avec Nietzsche et Paul Rée) et son pouvoir de séduction alimentent les méfiances dans le cercle freudien. Des disciples comme Karl Abraham ou Max Eitingon voient en elle une intrigante. La princesse Marie Bonaparte la qualifiera même de "diable féminin". On l'a dit de nombreuses fois, Freud, l’analyste, relève chez elle, à maintes reprises, une qualité qu’il lui envie autant qu’il la redoute : elle comprend plus qu’il n’est donné, et se laisse emporter à ajouter ce qui manque, à joindre ce qui semble séparé, et à s’élèver jusqu’aux perspectives les plus éloignées. Freud craint le danger d’extrapolation mystique qu’il a toujours opiniâtrement combattu, notamment chez Jung.
Et c'est sur la conception du narcissisme que vont notamment se différencier Lou Andreas-Salomé et Freud, Pour Freud, le narcissisme est un état où le moi se prend lui-même comme objet d'amour (Freud, Métapsychologie, 1915). Il marque un défaut de développement, le stade infantile où la libido (énergie psychique) se replie sur le moi au lieu de s'investir dans des objets externes (le narcissisme comme un stade intermédiaire de la libido, entre l’auto-érotisme et l’amour d’objet).
Dans son essai "Du narcissisme comme double direction" (Anal et Sexual, 1921), Salomé soutient une toute autre vision : le narcissisme n'est pas l'amour de soi, mais la conscience de soi comme centre du monde vécu. Freud réduisait ainsi à une maladie ce qui est la pulsion même de vivre : le narcissisme est le nom d’une union réelle et primordiale dont deux catégories d'adulte ont une expérience plus que privilégiée, l’artiste et la femme. Le narcissisme est « le point où l’amour de soi, encore indifférencié, est englobé dans un tout originel […], un amour qui englobe tout en un, sans isoler encore le soi comme individu". C'est rejoindre un Tout indifférencié qui nous obsède : "Notre première expérience, chose remarquable, est celle d’une disparition. Un instant auparavant, nous étions un tout indivisible, tout Être était inséparable de nous ; et voilà que nous avons été projetés dans la naissance, nous sommes devenus un petit fragment de cet Être et devons veiller désormais à ne pas subir d’autres amputations et à nous affirmer vis-à-vis du monde extérieur qui se dresse en face de nous avec une ampleur grandissante, et dans lequel, quittant notre absolue plénitude, nous sommes tombés comme dans un vide – qui nous a tout d’abord dépossédé". La femme restera, nous le savons, pour Freud, un mystère ...
"Mon expérience de la psychanalyse" ("In der Schule bei Freud, 1958, publié à titre posthume)
Ce journal, tenu lors de ses séjours à Vienne dans le cercle de Freud (1912-1913), est un document unique. Il offre un témoignage vivant et intelligent des débuts du mouvement psychanalytique, des débats en son sein et des portraits subtils de ses membres, notamment de Freud lui-même.
"L'Amour du narcissisme" ("Zur Narcissmus", 1921)
C'est son essai psychanalytique le plus célèbre. Elle y développe une conception positive du narcissisme, qu'elle voit non pas comme une pathologie, mais comme une réserve d'énergie vitale et un fondement nécessaire de l'amour de soi, qui permet ensuite d'aimer les autres. Cette vision a influencé la pensée psychanalytique ultérieure.
"De Lou Salomé, on connaît surtout la vie, marquée de rencontres - amoureuses, intellectuelles - d'exception. On a pu lire sa correspondance avec Rilke, avec Freud, mais on ignore la plus grande part de ses écrits et tout de son œuvre de psychanalyste. On trouvera dans ce recueil ses principaux textes psychanalytiques, exhumés d'anciennes revues comme Imago et l'Almanach der Psychoanalyse, textes méconnus des analystes eux-mêmes, comme si la fascination exercée par la figure de Lou et son destin de femme avaient effacé les traces de sa pensée.
Ce sont des textes déroutants, difficiles parfois par leur style et leur mouvement très particuliers qu'a respectés la traduction. Des textes malaisés à classer aussi : théoriques et lyriques, alliant le langage de la spiritualité et celui de la pulsion, des textes d'abord obscurs avant que ne les traverse une formule fulgurante et, sous leur pathos d'un autre temps, d'une étonnante modernité.
Après sa rencontre tardive avec Freud, Lou est véritablement habitée par la psychanalyse, mais elle s'y installe tout entière, avec les passions qui sont les siennes : l'amour, la création. Et, tout au long, cette grande «compreneuse» que fut Lou pose à Freud, à la psychanalyse - pour elle, c'était tout un - les questions qui demeurent aujourd'hui les plus vives et les plus difficiles, notamment autour du narcissisme et de la féminité." (Collection Connaissance de l'Inconscient, Gallimard)
"Ce qui découle du fait que ce n'est pas la femme qui a tué le père et autres textes psychanalytiques" (Folio Sagesses, 6793)
L’ouvrage rassemble (dans l’édition Folio/Gallimard) plusieurs essais de Lou Andreas-Salomé sur des thèmes psychanalytiques : le narcissisme, la constitution féminine et les répercussions du complexe d’Œdipe sur les rapports de sexes. On notera que la femme est décrite via une série de dispositions qui peuvent sembler aujourd’hui réductrices et datées. Certaines présuppositions anthropologiques/sexologiques du début XXᵉ siècle (sur le rôle de la maternité, les polarités de la libido masculine/féminine) sont aujourd'hui relues à la lumière des avancées dites post-freudiennes (théories du genre, travaux néo-freudiens et contemporains)...
"Du type féminin" (1914) - "Mon propos se borne ici à laisser d’abord mon esprit vagabonder un peu le long d’un chemin étroitement personnel, puis je tenterai d’élargir mon horizon pour arriver enfin, autant que possible, à voir les choses d’un peu plus haut.
Je commencerai donc par dire que mon plus lointain souvenir personnel se rapporte à des boutons. J’étais assise sur un tapis orné de fleurs, où se trouvait une boîte brune contenant des boutons de verre, d’os, multicolores, de formes fantastiques, dans laquelle il m’était permis de fouiller, soit quand j’avais été très sage, soit quand ma vieille nourrice n’avait pas de temps pour moi. On appelait cette boîte à boutons – d’abord dans une acception naïve qui devint par la suite ironique – la boîte merveilleuse, et au début elle représentait pour moi sans doute aussi la merveille absolue ; ensuite, peut-être parce qu’on m’avait enseigné les mots correspondants, j’y admirais tout autant les saphirs, rubis, émeraudes, diamants et autres pierres précieuses, ce pourquoi le mot russe pour « bijou »*1 a gardé aujourd’hui encore pour moi une résonance étrangement chargée de réminiscence. Les boutons-bijoux restèrent pour bien longtemps la quintessence de ce qui est précieux et pour cette raison collectionné et dont on ne se dessaisit pas (en effet on conservait les boutons fantaisie relativement coûteux jadis, une fois les vêtements hors d’usage). Et il me semble que la représentation des boutons comme de pièces très précieuses a dû trouver déjà en moi son origine immédiate dans une autre représentation encore plus primordiale d’après laquelle ils étaient des parties inaliénables – d’une certaine façon des petites parcelles de ma mère elle-même (ou de ses vêtements dont je pouvais manipuler les boutons quand j’étais sur ses genoux) ou peut-être de ma fidèle nourrice sur la poitrine de laquelle j’appris à connaître concrètement le premier rubis sous son corsage ouvert. Du moins je me souviens que, lorsque ces trésors se combinèrent par la suite avec un conte qui me fut narré, où ils jouaient un rôle plutôt intérieur, cette nouvelle conception se trouvait déjà en moi comme une solide acquisition. Le conte relatait l’histoire de quelqu’un pénétrant dans une montagne magique, et qui devait se frayer un chemin au cœur de celle-ci à travers tous les empires de pierres précieuses (saphirs, rubis, etc.) pour parvenir jusqu’à une certaine reine et la désensorceler. C’est pourquoi je ne fus nullement étonnée lors de mon premier voyage à l’étranger, en Suisse, avec mes parents, d’entendre appeler une montagne la Jungfrau (« Vierge »). Depuis ce temps s’est fixée en moi l’image d’une vierge-montagne d’une hauteur inaccessible et couverte de glaciers, renfermant en son sein d’innombrables boutons. ..."
(...)
"... le réel du dehors est vécu mais il est reçu plutôt que l’on ne s’y abandonne tout à fait ; autrement dit, il est vécu d’autant plus légèrement et en douceur qu’il a marqué et fécondé plus vite et plus profondément, de telle sorte que le fruit de la réalité intégré au plus intime de l’être puisse désormais être porté à terme. Là où, de surcroît, il prétend être reçu comme « ce qu’il y a de plus réel », comme la valeur définitive de l’être, il pâlit, sombre précisément pour cela dans l’irréel (à peu près comme une couleur, un son quand ils dépassent notre faculté de perception), et pour cette raison il est accompagné, dans cette disparition, du seul sentiment d’un déroulement d’une logique implacable, quoique déploré (donc il n’est accompagné ni par un sentiment de déception, ni de culpabilité). Si l’on veut y supposer une disposition anormale (ce qu’autorise la fantasmatique du stade originaire), celle-ci serait telle qu’elle semblerait exclure de la façon la plus nette ce qui caractérise le combat névrotique, le conflit, le doute, le compromis, pour emprunter davantage à l’introversion du paraphrénique8. Car l’attachement trop cher payé du névrosé à une parcelle de réalité, qui décide si précocement que tout ce qui suit doit perdre pour lui sa réalité en prenant des disproportions fantomatiques, cet attachement s’est mué, ici, en son contraire : rester ouvert à une expérience renouvelée et approfondie parce que, contrairement au névrosé qui se laisse d’abord piller avec trop de prodigalité, on s’est ménagé un dernier retour avare sur soi-même. Cependant en voulant trop faire abstraction du pathologique, on pourrait finir par avoir l’idée de recourir à des termes explicatifs bien moins beaux tels que frivolité congénitale, infidélité de mauvais aloi, etc. Or, mon intention n’est pas de chercher de plus jolis noms, mais seulement de dégager de la structure psychique féminine quelques éléments qui me semblent être en rapport avec des processus analogues...."
1. - "Sur le narcissisme" (texte principal)
Salomé reformule le narcissisme non seulement comme une pathologie de l’amour de soi, mais aussi comme une énergie psychique ambivalente qui a une « double direction » : orientation vers le moi et potentialité d’un retour vers l’objet / le monde. Elle insiste sur l’aspect vital, créateur et esthétique du narcissisme (contrairement à une lecture purement déviante).
Le narcissisme, pour Salomé, explique ainsi en partie la résistance aux relations objectales et éclaire certaines formes de sublimation artistique et créatrice. Salomé apporte une lecture nuancée du narcissisme qui enrichit (plutôt que de contredire simplement) la pensée freudienne, en soulignant son potentiel esthétique et structurant. Cette proposition a été reprise et discutée dans la littérature analytique anglophone
2. - « Ce qui découle du fait que ce n’est pas la femme qui a tué le père » — lecture du lien de sexes
Salomé interroge la responsabilité symbolique et la formation des rôles sexuels après l’échec ou le déplacement du parricide mythique ; elle tente de tirer des conséquences cliniques et sociales de l’idée que la « femme » n’est pas l’assassin originel du père (formulation provocatrice visant à déconstruire des imputations morales).
Mélange d’observations cliniques, d’interprétations littéraires et d’élans spéculatifs ; l’essai lie mythes, psychopathologie et la construction culturelle du féminin. (Le texte se lit comme un essai psychanalytique de facture fine mais allusive.)
"Notre titre se réfère à l’hypothèse de Freud qui veut que le crime originel de l’homme ait consisté dans le meurtre du père, commis non pas seulement à un moment quelconque d’une sombre préhistoire de la horde primitive, mais perpétué à tout moment par la répétition dans la pensée infantile du fils, dont le lien avec la mère se heurte au père.
Si tel est le cas, il ne peut être sans conséquence que les filles ne soient pas entachées de cette faute originelle. Et même en prenant le cas inverse où la concurrence de la mère peut leur donner l’occasion d’impulsions semblables, il n’en résulte pourtant pas la même chose, la mère n’ayant pas la même signification : elle est pour les deux sexes le sein dont ils sont issus tous les deux, mais non la même loi qui règle leur vie ultérieure. Déjà la horde primitive tue dans le père de la tribu le maître de son monde, l’échelle normative, le modèle qui détermine l’avenir des membres de la tribu – voilà pourquoi c’est encore lui qui est réhabilité de façon posthume, dans un revirement plein de repentir et une obéissance d’autant plus inconditionnelle.
Qu’en est-il d’un tel repentir et d’une telle soumission qui érigent le père en juge, en maître de la grâce, de plus en plus divinisé, et où l’obéissance devient de plus en plus adoration ? On ne connaît immédiatement le processus de divinisation qu’à partir de l’érotisme ; l’érotisme est une ivresse de la surestimation. On sait que Freud a décrit depuis longtemps le type masculin de l’amour, c’est-à-dire précisément celui de l’agression, comme procédant par « étayage », comme ne pouvant guère se contenter dans sa surestimation de l’objet d’amour, et n’étant sûr de sa propre valeur qu’au moyen de l’amour partagé. À l’origine, rien ne nous qualifie pour cela ; d’abord, nous reposons, pour ainsi dire comme autrefois dans le ventre de la mère, presque sans être détachés de notre environnement – l’englobant en nous, et à la fois incorporés à lui. Freud a qualifié cet arrière-plan sensible de narcissisme que seules une conscience croissante et la distinction entre le moi et le monde qu’elle implique, poussent à trouver des contacts à l’extérieur : à se diviser en amour de soi conscient et en « ponts » que l’amour jette vers des objets extérieurs. On y parvient le plus tôt dans l’expérience corporelle ; n’avons-nous pas en notre corporalité cette part du monde extérieur que d’un côté nous pouvons seulement connaître indirectement comme d’autres éléments étrangers du u monde, et qui de l’autre nous représente inviolablement nous-mêmes, notre moi ; par conséquent, le corporel unit en lui en permanence le trait limitatif inquiétant pour notre narcissisme et le trait d’union qui nous conserve durant la vie une justification narcissique en un dernier point – qui tient enchevêtrés le monde et le moi bien que notre conscience les ait séparés tous deux en un vis-à-vis. Dans l’amour fondé corporellement, dans son passage à l’objet individuel étranger, l’ancienne parenté originaire devient pour nous un fait nouvellement vécu et, en remerciement, notre amour de soi, devenu prodigue, inonde l’objet inspirateur d’une surestimation énorme, en en faisant momentanément le porteur et la somme de tout, comme nous croyions l’être en nous-mêmes au tout début...."
"Haus. Eine Familiengeschichte vom Ende vorigen Jahrhunderts" (1919), Lou Andreas-Salomé
"Das Haus" est un roman psychologique d'une grande modernité, anticipant par certains aspects le roman d'introspection du XXe siècle. Son rejet d'une intrigue conventionnelle au profit de l'analyse des états d'âme est audacieux.
Le roman raconte l’histoire de deux couples, les Brandhardt et les Lüdicke, qui vivent dans un même immeuble. Anneliese Brandhardt, ancienne pianiste sacrifiant son art pour son mari médecin, et ses enfants, notamment Balduin, sont au cœur du récit. Balduin, adolescent idéaliste et inspiré notamment par Lou via Rilke, incarne les tensions entre tradition et modernité.
Lou Andreas-Salomé joue une double partition entre l’observation sociale pénétrante et une psychologie fine des personnages, souvent introspectifs, dérangés ou en quête d’émancipation. Le « maison » du titre est à la fois un véritable foyer et un symbole de l’espace restreint assigné aux femmes, en même temps qu’un lieu d’émancipation psychologique possible. Le roman interroge ainsi le concept d’« espace féminin » — quand la maison se transforme de carcan en terre propice à la conscience de soi.
C’est un texte très personnel, où Lou Andreas-Salomé transpose beaucoup de ses réflexions intimes sur les rapports hommes-femmes, l’enfermement domestique et la quête d’autonomie.
Le livre a été mal reçu à sa parution, jugé « trop sombre » et difficile, et n’a pas eu de succès immédiat. Dans les années 1970, la redécouverte de son œuvre par la critique féministe a donné une nouvelle importance à Das Haus, considéré comme une mise en question pionnière du rôle féminin assigné.
"Das Haus lag an der Berglehne und überblickte die Stadt im Tal und langgestreckte Höhen jenseits davon. Von der Landstraße, die sich in großem Bogen den Bergwald hinaufwand, trat man gleich ins mittlere Stockwerk ein wie zu ebner Erde: so tief dem Berg eingebaut hatte das kleine weiße Haus sich.
Auf ihn gestützt aber sah es nach dem abfallenden Garten zu um so freier hinaus über die Weite; mit sehr vielen hellen Fensteraugen bis tief hinab, mit keck vorspringenden Erkern, Ausbauungen der ursprünglich zuwenig umfangreichen Gemächer, was ihm freilich eine etwas wunderliche Architektur, doch auch Anmut und Leichtigkeit verlieh – fast, als raste es da nur.
Über dem mittleren Erker schob sich zu oberst ein Altan breit vor ins baumbepflanzte, winterliche Gartenland, das eine Steinmauer, alt und bemoost, umschloß. Die Altantür stand trotz der frühen Morgenstunde schon weit geöffnet. Auf der Schwelle, das Gesäß vorsichtig ins warme Zimmer gedrückt, saß eine bejahrte kleine Hündin und blinzelte schläfrig nach den ab und zu schwirrenden hungrigen Vögeln, wie ein verwöhntes Hauskind sich bettelndes Gassenvolk betrachtet. In ihr selbst hatten sich zwar die verschiedensten Hundegeschlechter ein nichts weniger als aristokratisches Stelldichein gegeben, wie ihr Dackelgebein, ihr Mopsrumpf und ihr Terrierkopf verrieten – eine Vielseitigkeit, die noch vervollständigt wurde durch ein ferkelhaftes Ringelschwänzchen an ihrem anderen Ende. Weitaus das Merkwürdigste an dem kleinen Ungetüm jedoch blieb, daß es Salomo hieß. Jedermann erstaunte hierüber, außer der Tochter des Hauses, die auf diesem männlichen und königlichen Weisheitsnamen bestanden hatte, trotzdem Salomo ihr einst in hochträchtiger Verfassung zugelaufen war, worauf er vier gesunde Pinscher zur Welt brachte...."
Remarque préalable : les Brandhardt et les Lüdicke, deux noyaux familiaux distincts mais liés par leur proximité spatiale et leurs destins croisés. Dans la version allemande, les Lüdicke ont donc un rôle figurant dans la structure narrative, comme contrepoint aux Brandhardt, ou du moins comme présence sociale et psychologique autour de laquelle les Brandhardt évoluent.
Dans la version française, - "La Maison" (Le Livre de Poche / Des femmes / Editions des femmes), traduction par Nicole Casanova, postface de Sabina Streiter, - et dans le résumé français (sur les couvertures / matériel promotionnel), l’accent est mis surtout sur les Brandhardt : Anneliese, sa renonciation au piano, ses enfants Balduin et Gitta, le mari médecin, les questions de liberté, d’art, de vocation, etc. Les Lüdicke ne sont quasiment pas mentionnés dans ces résumés. ...
une interprétation éditoriale du texte....
Ainsi dans l’original allemand de Das Haus (1919), le début installe déjà le décor de la maison à deux étages, en haut les Brandhardt, en bas les Lüdicke. On y souligne d’emblée la cohabitation verticale et la symbolique de ces deux couples occupant le même immeuble. Dans la traduction française que vous avez (au moins dans cet incipit), on décrit la maison, son architecture, la vue, le balcon, la petite chienne Salomon… mais aucune mention des Lüdicke, du moins au début ..
"La maison nichée au flanc de la montagne avait vue sur la ville au fond de la vallée et, en face, sur la longue chaîne des sommets. Si l’on arrivait par la route qui montait dans la forêt en décrivant de larges courbes, on entrait de plain-pied au premier étage, tant la petite maison blanche s’était profondément incrustée dans la montagne.
Ainsi étayée, elle n’en regardait que plus librement au loin, au-delà du jardin escarpé, de tous les yeux clairs de ses fenêtres, de toutes les avancées hardies de ses encorbellements, excroissances d’un logis trop étroit à l’origine, ce qui lui prêtait une architecture un peu étrange, mais aussi de la grâce et de la légèreté – comme si elle s’était juste arrêtée là un moment.
Au-dessus de l’encorbellement du milieu, un balcon s’avançait largement sur le jardin hivernal, planté d’arbres, ceint d’un mur de pierre, vieux et moussu. Malgré l’heure matinale, la porte du balcon était déjà grande ouverte. Sur le seuil, l’arrière-train prudemment posé dans la chambre chaude, était assise une petite chienne chargée d’ans, clignant des yeux pour suivre de son regard ensommeillé le vol tourbillonnant d’oiseaux affamés, à la manière d’un enfant gâté qui observe des mendiants dans la rue. Certes, les races de chiens les plus variées s’étaient fixé en elle un rendez-vous rien moins qu’aristocratique, si l’on en jugeait d’après ses pattes de basset, son corps de carlin et sa tête de terrier – complexité à laquelle une petite queue porcine en tire-bouchon, à son autre extrémité, donnait la dernière touche. L’élément de loin le plus étrange, dans ce petit monstre, était toutefois son nom : la chienne s’appelait Salomon. Tout le monde s’en étonnait, hormis la fille de la maison, qui avait tenu à ce nom porteur d’une virile et royale sagesse, bien que Salomon se fût autrefois réfugié auprès d’elle en état de grossesse avancée, et eût mis au monde quatre roquets en bonne santé.
Les oiseaux menaient un bruyant tapage. Car pinsons et mésanges, rouges-gorges et linottes, fauvettes et autres se groupaient sur le balcon où pendait un morceau de lard – dérobé ainsi à la concurrence des moineaux – et où l’on avait placé une écuelle pleine d’eau, posée sur un tesson de pot de fleurs où quelques charbons ardents l’empêchaient de geler. À la porte du balcon se tenait la maîtresse de maison, lançant en supplément du grain dans le jardin, joyeuse et appliquée.
L’horloge que Salomon portait en son corps était exacte : selon elle, on aurait dû être assis depuis longtemps à la table du petit déjeuner. Heureusement, le maître de maison tirait à présent sa propre montre de la poche de sa veste : en entrant dans la pièce, il se fit l’interprète indigné du blâme silencieux de Salomon.
« Eh bien, Salomon, qu’est-ce que tu en dis ? Avec toute cette basse-cour d’oiseaux, voilà Anneliese qui nous oublie, nous, ses deux principaux moineaux affamés ! »
Dans une heure à peine, il devait se rendre à la clinique gynécologique de la ville. « C’est bien du formalisme de ne pas vouloir s’asseoir sans sa femme à la table du petit déjeuner ! » avouait-il souvent, mais il disait aussi : « Les médecins, ces hommes surmenés, devraient maintenir pour eux-mêmes quelques-unes de ces jolies formalités, sinon ils redeviendront infailliblement de vieux garçons. »
Aussi alla-t-il chercher sa femme pour descendre vers les pièces du rez-de-chaussée, et, ce faisant, il lui donna le bras. Autrement – c’était encore la mode autrefois, quand ils s’étaient rencontrés – ils n’auraient pas eu si belle allure : il était d’une taille considérablement plus petite que sa femme.
Salomon les suivait au pied. Dans la salle à manger, devant la fenêtre d’où l’on pouvait voir de grands arbres bercer leurs branches enneigées, il avait son trône près du poêle carrelé de faïence verte, une corbeille renversée sur laquelle on avait fixé un coussin, car Salomon aimait bien les positions élevées et dominait ainsi la situation, en particulier la table de la salle à manger qui dès le matin lui offrait une vue extrêmement réjouissante : une copieuse collation attendait le maître de maison, qui, les jours de semaine, ne trouvait que le soir le temps de prendre un second repas à la maison.
Anneliese était déjà assise – soudain elle se retourna vers son mari qui se trouvait près d’elle. Elle le saisit par le bras, y pressa son visage, baissant involontairement la tête. Quand il se pencha vers elle pour la relever, il vit des larmes dans les yeux de sa femme.
« Lieselieb! » dit-il seulement, mais le nom affectueux, le seul qu’il lui donnât depuis le temps de leurs fiançailles, sonnait à la fois comme une prière et un avertissement. Alors elle ne dit rien de ce qui la faisait pleurer.
C’était un jour de souvenir – l’anniversaire de leur troisième enfant, morte quelques années auparavant. Quand il avait vu son clair visage du matin, il avait secrètement espéré qu’elle ne se le rappellerait pas tout de suite, dehors, dans l’essaim des oiseaux...."
Depuis le deuil de Lotti, Anneliese ne portait plus que des vêtements gris ou bruns. Et pourtant, c’étaient des couleurs gaies qu’il préférait voir sur cette blonde et vigoureuse silhouette de femme..."
Les Brandhardt et les Lüdicke, deux noyaux familiaux distincts mais liés par leur proximité spatiale et leurs destins croisés...
1. Le Couple Brandhardt, le Sacrifice et la Répression...
Anneliese Brandhardt est la figure tragique du roman. Ancienne pianiste douée, elle a sacrifié sa carrière et son art pour se consacrer à son mari, le Docteur Brandhardt, et à leurs enfants. Son renoncement artistique est une métaphore du confinement des aspirations féminines. Elle incarne la mélancolie et la frustration sourde de la femme dont le potentiel a été étouffé par les conventions conjugales.
Le Docteur Brandhardt représente une forme de rationalité médicale et d'autorité patriarcale bienveillante mais aveugle. Il est incapable de percevoir la profonde détresse de sa femme, qu'il considère peut-être comme une simple "névrose". Son monde est celui de la science et du devoir, en décalage avec le monde émotionnel et artistique qu'Anneliese a dû abandonner.
Balduin, leur fils adolescent, est au cœur de la tension entre tradition et modernité. C'est un idéaliste, un rêveur, en quête de sens et de beauté. Son personnage est crucial car il représente la sensibilité de la nouvelle génération, tiraillée entre l'héritage rigide de son père et les aspirations étouffées de sa mère. Votre mention de son inspiration par "Lou" (dans le roman) via Rilke est essentielle : elle montre l'influence d'une figure féminine libre-penseuse qui lui ouvre des horizons spirituels et artistiques, s'opposant au carcan familial.
2. Le Couple Lüdicke, un autre Modèle de Conjugalité ...
Le roman oppose les Brandhardt au couple Lüdicke. Leur dynamique est différente, mais pas nécessairement plus saine ou épanouissante. Ils servent de contrepoint pour explorer d'autres pathologies conjugales. Herr Lüdicke est souvent décrit comme plus faible, plus indécis, ou peut-être absorbé par son monde intérieur, tandis que Frau Lüdicke pourrait incarner une autre forme d'adaptation ou de résignation à la vie bourgeoise. Leur présence permet de montrer que "la maison" abrite plusieurs variantes de mal-être.
Le Sacrifice Féminin et l'Aliénation Conjugale ...
Le personnage d'Anneliese Brandhardt est le pivot de la critique sociale du roman. Son renoncement au piano n'est pas anodin. Salomé, elle-même intellectuelle et artiste ayant lutté pour son indépendance, fait de la création artistique le symbole de l'autonomie spirituelle de la femme. Le silence du piano d'Anneliese est une métaphore puissante de son mutilation intérieure.
Son état n'est pas présenté comme une faiblesse, mais comme la conséquence logique et saine (dans un sens psychanalytique) d'un renoncement pathologique à son désir propre. C'est la révolte du corps et de l'âme contre l'aliénation.
La Quête de la Nouvelle Génération, Balduin et la Figure de "Lou" ...
Balduin, l'adolescent est le personnage "porthole" à travers lequel de nouvelles idées pénètrent dans le huis clos familial. Sa quête idéaliste et spirituelle, nourrie par la littérature (la figure Rilke-en est clairement l'écho) et par la mentorat de "Lou", représente une tentative d'échapper au dilemme stérile entre la raison du père et le sacrifice de la mère.
La figure de "Lou" dans le roman (inspirée de l'auteure elle-même) est capitale. Elle incarne un modèle alternatif de féminité : une femme intellectuelle, libre, indépendante, qui n'a pas sacrifié son esprit à un mariage. Elle offre à Balduin une vision d'une vie authentique, guidée par la passion et la pensée.
La Maison-Immeuble, un espace Relationnel et Cloisonné ...
L'immeuble n'est plus seulement le symbole du patriarcat, mais aussi celui de la cloisonnement des vies. Les murs séparent physiquement les familles, mais les bruits, les silences et les rencontres dans les escaliers ou les parties communes créent un espace de résonance où les drames des uns affectent les autres. C'est un écosystème relationnel où se déploient des formes variées de solitude et de conflit.
Une Approche Psychanalytique des Relations Familiales ...
- Le couple Brandhardt illustre un mariage où la communication est rompue, chacun vivant dans son monde intérieur.
- La relation mère-fils (Anneliese-Balduin) est particulièrement fouillée, montrant comment le désir inassouvi de la mère peut se reporter sur l'enfant, qui devient le dépositaire de ses aspirations perdues.
- La relation père-fils (Docteur Brandhardt-Balduin) incarne le conflit des générations et des valeurs.