Pierre Louys (1870-1925), "Chansons de Bilitis" (1892), "La Femme et le Pantin " (1898), "Aphrodite" (1906) - Romaine Brooks (1874-1970) - Natalie Clifford Barney (1876-1972), "Éparpillements" (1910) - Liane de Pougy (1869-1950) - Caroline Otero (1868-1965) - Émilienne d’Alençon (1869-1946) - Anne de Noailles (1876-1933), "Le Cœur innombrable" (1901) - Paul Géraldy (1885-1983), "Toi et Moi" (1913) - ....
Last Update: 12/11/2016
Pierre Louÿs est une figure absolument unique dans le paysage littéraire français et mondial, un esthète dont l'œuvre et l'influence persistent bien au-delà de sa vie brève. A l'époque du naturalisme (Zola) et du symbolisme (Mallarmé), Louÿs fait figure d'extraterrestre. Il ne cherche pas à décrire la société moderne ni à explorer les méandres de l'âme. Il est un "reconstructeur" d'antiquités imaginaires. Son projet n'est pas de faire revivre le passé, mais de créer un passé idéal et sensuel qui sert de critique à la morale judéo-chrétienne de son temps. C'est un utopiste tourné vers le passé.
Son œuvre la plus célèbre, "Les Chansons de Bilitis" (1894), est un coup d'éclat. Il présente ce livre comme la traduction des poèmes d'une poétesse grecque contemporaine de Sappho. L'érudition est si parfaite, le style si convaincant, que le monde littéraire est dupé. Ce n'est pas une simple supercherie ; c'est une création par la contrefaçon. Il ne plagie pas, il invente de toutes pièces une antiquité lesbienne et bucolique, plus "vraie" que la vraie. Cette démarche est unique : l'artifice comme voie d'accès à une vérité esthétique et sensuelle supérieure.
Louÿs n'écrit pas "sur" l'érotisme comme Sade (philosophique et violent) ou comme les auteurs de romans grivois (comique et trivial). Il l'incarne dans une langue d'une pureté et d'une musicalité classique. Dans "Aphrodite" (1896), il décrit les débauches de l'Alexandrie antique avec la prose précise et cadencée d'un poète du XVIe siècle. Cette contradiction entre la forme châtiée et le sujet cru crée une tension érotique et esthétique extrêmement puissante. La chair est célébrée avec la même solennité que le divin.
Enfin Louÿs n'idéalise pas la Grèce antique par simple goût esthétique. C'est une position philosophique et morale. Il oppose frontalement la "religion de la beauté", de la lumière et du corps des anciens Grecs, à ce qu'il perçoit comme l'obscurantisme, la honte du corps et la répression sexuelle du christianisme. Son œuvre est une croisade pour une réhabilitation du plaisir comme valeur suprême...
Marie de Régnier (1875-1963)
Fille du poète parnassien José-Maria de Heredia, auteur des célèbres "Trophées", Marie Louise Antoinette de Heredia a grandi dans un milieu intellectuel brillant, le salon de son père étant l'un des plus en vue de Paris, et épousé le poète et romancier Henri de Régnier, membre de l'Académie française. Sa vie personnelle a défrayé la chronique et a fait d'elle un symbole de l'émancipation féminine.
Elle a eu de nombreuses liaisons, souvent très médiatisées, avec des personnalités telles que,
- Pierre Louÿs, une liaison passionnée et durable initiée en 1857. Il a été un amant et un mentor littéraire très important pour elle. Il l'a encouragée à écrire et a profondément influencé son style et sa vision de l'amour et de la sensualité. Il photographie Marie, y compris nue, moulera une coupe de son sein…
- Jean de Tinan, un écrivain dandy qui lui a dédié son roman Penses-tu réussir!.
- Gabriele D'Annunzio, le poète et dramaturge italien, autre figure de la vie mondaine et libertine.
- Edmond Jaloux, critique littéraire influent.
De sa liaison avec Pierre Louÿs est née une fille, Pierrelle de Régnier (1914), que son mari, Henri de Régnier, a reconnue comme la sienne. Malgré ses infidélités répétées et assumées, Marie et Henri de Régnier sont restés mariés, formant un couple singulier et moderne pour l'époque.
L'utilisation d'un pseudonyme masculin (Gérard d'Houville) lui a permis de s'affranchir de l'ombre de son père et de son mari, et elle publia des poèmes, des romans et des chroniques. Son œuvre est marquée par une sensibilité fin-de-siècle, explorant les thèmes de l'amour, du désir, de la mélancolie et des sortilèges. Elle a connu un grand succès de son vivant. En 1918, elle a été la première femme à recevoir le prix de littérature de l'Académie française pour l'ensemble de son œuvre. Elle a écrivit pour des journaux et des revues prestigieuses, comme La Nouvelle Revue Française.
Pierre Louys (1870-1925)
Jusque dans sa correspondance avec Paul Valéry, Pierre Louÿs restera toujours l’esthète païen qu’il était dans sa jeunesse, cultivant la beauté et l’amour. Pierre Louis, dit Pierre Louÿs, né à Gand, étudie à l'École alsacienne de Paris, et se lie d'amitié avec son condisciple, André Gide. Très tôt attiré par le monde des lettres, il se lie d’abord au Parnasse. À dix-neuf ans, il rencontre Leconte de Lisle et épouse la plus jeune fille de José Maria de Heredia, Louise. Grand amateur de littérature érotique grecque, il entonne un chant de l'amour sensuel qui va des premiers poèmes (Astarté, 1892) aux poèmes alexandrins de Léda (1893), d'Ariane (1894). Les Chansons de Bilitis (1894) inspirèrent Debussy : descriptions de paysages et scènes érotiques y alternent dans les trois parties : bucolique, élégiaque et épigrammatique. "Aphrodite" (1896), roman de mœurs antiques, lancé par une critique hyperbolique de Coppée, enthousiasma le public lettré par la luxuriance et la minutie de ses tableaux esthètes et fut adapté au théâtre en 1906. Sa sensualité prend cependant une teinte plus mélancolique dans "la Femme et le Pantin" (1896), tandis que "les Aventures du roi Pausole" (1901) renouent avec la tradition du conte galant. Les mêmes thèmes et les mêmes recherches stylistiques marquent "Sanguines" (1903), "Archipel" (1906).
Pierre Louÿs n'est pas un amateur en matière d'érotisme et estimait lui-même avoir eu quelque chose comme 2 500 maîtresses. Il en tenait registre et a rédigé un "Catalogue chronologique et descriptif des femmes avec qui j'ai couché". Pierre Louÿs nourrissait une autre passion : la photographie - bien entendu érotique. Et son goût pour les photographies prenait tout naturellement la forme de nouvelles classifications minutieuses. Ses "Notes sur la volupté", par exemple, sont un album de trente-six photographies centrées sur le sexe de la femme. Il cessa de publier à 36 ans, pour vivre presque cloîtré, entouré de quelques proches.
1892 – Chansons de Bilitis
Un des chefs d'oeuvre jamais conçus des poèmes en prose de langue française. C'est le 5 mars 1894 que Pierre Louÿs composa la première Chanson de Bilitis. Assez rapidement, il conçut l'idée d'attribuer ces poèmes en prose à une poétesse grecque imaginaire, qui aurait vécu à l'époque de Sapho. En mai 1894, il se ravisa cependant, jugeant la mystification inutile, comme en témoigne un «avant-propos» inédit que nous reproduisons. Mais l'idée était trop séduisante, et surtout trop conforme à son esprit à la fois érudit et moqueur, pour qu'il ne l'adoptât point. Du Parnasse et du symbolisme le jeune esthète a d’abord retenu la sensualité païenne et le goût de la beauté. De ces descriptions de paysages, de ces scènes tendrement érotiques se dégage un paganisme calme. Debussy composa un accompagnement pour trois des chansons du recueil: La Flûte de Pan, La Chevelure, Le tombeau des Naïades.
LE DÉSIR
Elle entra, et passionnément, les yeux
fermés à demi, elle unit ses lèvres aux
miennes et nos langues se connurent...
Jamais il n'y eut dans ma vie un baiser
comme celui−là.
Elle était debout contre moi, toute en
amour et consentante. Un de mes genoux,
peu à peu, montait entre ses cuisses chaudes
qui cédaient comme pour un amant.
Ma main rampante sur sa tunique cherchait à
deviner le corps dérobé, qui tour à tour
onduleux se pliait, ou cambré se raidissait
avec des frémissements de la peau.
De ses yeux en délire elle désignait le lit ;
mais nous n'avions pas le droit d'aimer avant
la cérémonie des noces, et nous nous séparâmes
brusquement.
LE PASSÉ QUI SURVIT
Je laisserai le lit comme elle l'a laissé,
défait et rompu, les draps mêlés, afin que
la forme de son corps reste empreinte à côté
du mien.
Jusqu'à demain je n'irai pas au bain, je ne
porterai pas de vêtements et je ne peignerai
pas mes cheveux, de peur d'effacer les
caresses.
Ce matin, je ne mangerai pas, ni ce soir,
et sur mes lèvres je ne mettrai ni rouge ni
poudre, afin que son baiser demeure.
Je laisserai les volets clos et je n'ouvrirai
pas la porte, de peur que le souvenir resté
ne s'en aille avec le vent.
"La Chevelure", le poème le plus célèbre du recueil, un sommet de la poésie française. Louÿs y atteint la perfection de l'érotisme par la métaphore. La chevelure devient une forêt, un territoire sensuel et interdit où l'amante souhaite "pénétrer". Tout est dit sans rien montrer, l'imagination du lecteur fait le reste. C'est Claude Debussy qui a immortalisé ce poème en l'adaptant pour voix et piano en 1897-1898. La mélodie de Debussy épouse parfaitement la sensualité fluide et envoûtante du texte. L'association des deux génies a rendu ce poème indissociable de sa version musicale ...
« La Chevelure»
Il m’a dit : « Cette nuit, j’ai rêvé. J’avais ta chevelure autour de mon cou. J’avais tes cheveux comme un collier noir autour de ma nuque et sur ma poitrine.
« Je les caressais, et c’étaient les miens ; et nous étions liés pour toujours ainsi, par la même chevelure la bouche sur la bouche, ainsi que deux lauriers n’ont souvent qu’une racine.
« Et peu à peu, il m’a semblé, tant nos membres étaient confondus, que je devenais toi-même ou que tu entrais en moi comme mon songe. »
Quand il eut achevé, il mit doucement ses mains sur mes épaules, et il me regarda d’un regard si tendre, que je baissai les yeux avec un frisson.
« La Flûte de Pan »
Pour le jour des Hyacinthies, il m’a donné une syrinx faite de roseaux bien taillés, unis avec de la blanche cire qui est douce à mes lèvres comme du miel.
Il m’apprend à jouer, assise sur ses genoux ; mais je suis un peu tremblante. Il en joue après moi, si doucement que je l’entends à peine.
Nous n’avons rien à nous dire, tant nous sommes près l’un de l’autre ; mais nos chansons veulent se répondre, et tour à tour nos bouches s’unissent sur la flûte.
Il est tard, voici le chant des grenouilles vertes qui commence avec la nuit. Ma mère ne croira jamais que je suis restée si longtemps à chercher ma ceinture perdue.
« Le Tombeau des Naïades »
Le long du bois couvert de givre, je marchais ; mes cheveux devant ma bouche se fleurissaient de petits glaçons, et mes sandales étaient lourdes de neige fangeuse et tassée.
Il me dit : « Que cherches-tu ? —Je suis la trace du satyre. Ses petits pas fourchus alternent comme des trous dans un manteau blanc. » Il me dit : « Les satyres sont morts.
« Les satyres et les nymphes aussi. Depuis trente ans il n’a pas fait un hiver aussi terrible. La trace que tu vois est celle d’un bouc. Mais restons ici, où est leur tombeau. »
Et avec le fer de sa houe il cassa la glace de la source où jadis riaient les naïades. Il prenait de grands morceaux froids, et, les soulevant vers le ciel pâle, il regardait au travers.
« L’Amie complaisante»
L’orage a duré toute la nuit. Sélénis aux beaux cheveux était venue filer avec moi. Elle est restée de peur de la boue. Nous avons entendu les prières et serrées l’une contre l’autre nous avons empli mon petit lit.
Quand les filles couchent à deux, le sommeil reste à la porte. « Bilitis, dis-moi, dis-moi qui tu aimes. » Elle faisait glisser sa jambe sur la mienne pour me caresser doucement.
Et elle a dit, devant ma bouche : « Je sais, Bilitis, qui tu aimes. Ferme les yeux, je suis Lykas. » Je répondis en la touchant : « Ne vois-je pas bien que tu es fille ? Tu plaisantes mal à propos. »
Mais elle reprit : « En vérité, je suis Lykas, si tu fermes les paupières. Voilà ses bras, voilà ses mains... » Et tendrement, dans le silence, elle enchanta ma rêverie d’une illusion singulière.
« Les Seins de Mnasidika»
Avec soin, elle ouvrit d’une main sa tunique et me tendit ses seins tièdes et doux, ainsi qu’on offre à la déesse une paire de tourterelles vivantes.
« Aime-les bien, me dit-elle ; je les aime tant ! Ce sont des chéris, des petits enfants. Je m’occupe d’eux quand je suis seule. Je joue avec eux ; je leur fais plaisir.
« Je les lave avec du lait. Je les poudre avec des fleurs. Mes cheveux fins qui les essuient sont chers à leurs petits bouts. Je les caresse en frissonnant. Je les couche dans de la laine.
« Puisque je n’aurai jamais d’enfants, sois leur nourrisson, mon amour ; et, puisqu’ils sont si loin de ma bouche, donne-leur des baisers de ma part. »
« Le Baiser »
Je baiserai d’un bout à l’autre les longues ailes noires de ta nuque, ô doux oiseau, colombe prise dont le cœur bondit sous ma main.
Je prendrai ta bouche dans ma bouche comme un enfant prend le sein de sa mère. Frissonne !... car le baiser pénètre profondément et suffirait à l’amour.
Je promènerai mes lèvres comme du feu, sur tes bras, autour de ton cou, et je ferai tourner sur tes côtes chatouilleuses la caresse étirante des ongles.
Écoute bruire en ton oreille toute la rumeur de la mer... Mnasidika ! ton regard m’importune. J’enfermerai dans mon baiser tes paupières frêles et brûlantes.
« L'Etreinte éperdue»
Aime-moi, non pas avec des sourires, des flûtes ou des fleurs tressées, mais avec ton cœur et tes larmes, comme je t’aime avec ma poitrine et avec mes gémissements.
Quand tes seins s’alternent à mes seins, quand je sens ta vie contre ma vie, quand tes genoux se dressent derrière moi, alors ma bouche haletante ne sait même plus trouver la tienne.
Étreins-moi comme je t’étreins ! Vois, la lampe vient de mourir, nous roulons dans la nuit ; mais je presse ton corps brûlant et j’entends ta plainte perpétuelle...
Gémis ! gémis ! gémis ! ô femme ! Erôs nous traîne dans la douleur. Tu souffrirais moins sur ce lit pour mettre un enfant au monde que pour accoucher de ton amour.
« Bilitis»
Une femme s’enveloppe de laine blanche. Une autre se vêt de soie et d’or. Une autre se couvre de fleurs, de feuilles vertes et de raisins.
Moi je ne saurais vivre que nue. Mon amant, prends-moi comme je suis : sans robe ni bijoux ni sandales voici Bilitis toute seule.
Mes cheveux sont noirs de leur noir et mes lèvres rouges de leur rouge. Mes boucles flottent autour de moi, libres et rondes comme des plumes.
Prends moi telle que ma mère m’a faite dans une nuit d’amour lointaine, et si je te plais ainsi n’oublie pas de me le dire.
1898 – La Femme et le Pantin
Lors du carnaval de Séville, André Stévenol croise une jeune Andalouse, échange avec elle un rapide signe prometteur et cherche aussitôt à la revoir. Mais il n'apprend guère plus que son prénom. Il se renseigne alors auprès de son ami don Mateo qui sursaute à l'évocation de Concha, et se décide, afin de le mettre en garde, à lui faire le récit de sa douloureuse aventure avec la jeune femme dont il fut le pantin. Paru en 1898, plusieurs fois porté à l'écran, en particulier par Buñuel dans "Cet obscur objet du désir", le roman espagnol de Pierre Louÿs n'est pas seulement l'illustration des ravages de la passion mais le thème de l'amour sensuel atteint ici une grande universalité.
"André regardait cette multitude heureuse défiler dans un bruissement de rires sous le premier soleil de printemps. À plusieurs reprises il avait arrêté ses yeux sur d’autres yeux, admirables. Les jeunes filles de Séville ne baissent pas les paupières et elles acceptent l’hommage des regards qu’elles retiennent longtemps. Comme le jeu durait déjà depuis une heure, André pensa qu’il pouvait se retirer, et d’une main hésitante il tournait dans sa poche le dernier œuf qui lui restât, quand il vit reparaître soudain la jeune femme dont il avait brisé l’éventail. Elle était merveilleuse. Privée de l’abri qui avait quelque temps protégé son délicat visage rieur, livrée de toutes parts aux attaques qui lui venaient de la foule et des voitures voisines, elle avait pris son parti de la lutte, et, debout, haletante, décoiffée, rouge de chaleur et de gaieté franche, elle ripostait ! Elle paraissait vingt-deux ans. Elle devait en avoir dix-huit. Qu’elle fût andalouse, cela n’était pas douteux. Elle avait ce type, admirable entre tous, qui est né du mélange des Arabes avec les Vandales, des Sémites avec les Germains, et qui rassemble exceptionnellement dans une petite vallée d’Europe toutes les perfections opposées des deux races. Son corps souple et long était expressif tout entier. On sentait que, même en lui voilant le visage, on pouvait deviner sa pensée et qu’elle souriait avec les jambes comme elle parlait avec le torse. Seules les femmes que les longs hivers du Nord n’immobilisent pas près du feu, ont cette grâce et cette liberté. – Ses cheveux n’étaient que châtain foncé ; mais à distance, ils brillaient presque noirs en recouvrant la nuque de leur conque épaisse. Ses joues, d’une extrême douceur de contour, semblaient poudrées de cette fleur délicate qui embrume la peau des créoles. Le mince bord de ses paupières était naturellement sombre. André, poussé par la foule jusqu’au marchepied de sa voiture, la considéra longuement. Il sourit, en se sentant ému, et de rapides battements de cœur lui apprirent que cette femme était de celles qui joueraient un rôle dans sa vie. Sans perdre de temps, car à tout moment le flot des voitures un instant arrêtées pouvait repartir, il recula comme il put. Il prit dans sa poche le dernier de ses œufs, écrivit au crayon sur la coquille blanche les six lettres du mot Quiero, et choisissant un instant où les yeux de l’inconnue s’attachèrent aux siens, il lui jeta l’œuf doucement, de bas en haut, comme une rose. La jeune femme le reçut dans la main.
Quiero est un verbe étonnant qui veut tout dire. C’est vouloir, désirer, aimer, c’est quérir et c’est chérir. Tour à tour et selon le ton qu’on lui donne, il exprime la passion la plus impérative ou le caprice le plus léger. C’est un ordre ou une prière, une déclaration ou une condescendance. Parfois, ce n’est qu’une ironie. Le regard par lequel André l’accompagna signifiait simplement : « J’aimerais vous aimer. » Comme si elle eût deviné que cette coquille portait un message, la jeune femme la glissa dans un petit sac de peau qui pendait à l’avant de sa voiture. Sans doute elle allait se retourner ; mais le courant du défilé l’emporta rapidement vers la droite, et, d’autres voitures survenant, André la perdit de vue avant d’avoir pu réussir à fendre la foule à sa suite. Il s’écarta du trottoir, se dégagea comme il put, courut dans une contre-allée... mais la multitude qui couvrait l’avenue ne lui permit pas d’agir assez vite, et quand il parvint à monter sur un banc d’où il domina la bataille, la jeune tête qu’il cherchait avait disparu. Attristé, il revint lentement par les rues ; pour lui, tout le carnaval se recouvrit soudain d’une ombre. Il s’en voulait à lui-même de la fatalité maussade qui venait de trancher son aventure. Peut-être, s’il eût été plus déterminé, eût-il pu trouver une voie entre les roues et le premier rang de la foule... Et maintenant, où retrouver cette femme ? Était-il sûr qu’elle habitât Séville ? Si par malheur il n’en était rien, où la chercher, dans Cordoue, dans Jérez, ou dans Malaga ? C’était l’impossible. Et peu à peu, par une illusion déplorable, l’image devint plus charmante en lui. Certains détails des traits n’eussent mérité qu’une attention curieuse : ils devinrent dans sa mémoire les motifs principaux de sa tendresse navrée. Il avait remarqué, ainsi, qu’au lieu de laisser pendre toutes lisses les deux mèches des petits cheveux sur les tempes, elle les gonflait au fer en deux coques arrondies. Ce n’était pas une mode très originale, et bien des Sévillanes prenaient le même soin ; mais sans doute la nature de leurs cheveux ne se prêtait pas aussi bien à la perfection de ces boucles en boule, car André ne se souvenait pas d’en avoir vu qui, même de loin, pussent se comparer à celles-là...."
La source la plus souvent citée de cette oeuvre est une histoire que Louÿs aurait entendue lors d'un de ses nombreux voyages en Espagne. Il s'agirait d'une anecdote racontée par un de ses amis, l'écrivain et diplomate Antonio de Hoyos y Vinent, à propos d'une jeune femme séductrice et cruelle de Séville et de l'homme qu'elle mène par le bout du nez. Louÿs transpose cette histoire dans le cadre de l'Andalousie de son époque, avec ses fêtes, ses corridas et son ambiance fiévreuse.
Louÿs s'inscrit délibérément dans une tradition littéraire puissante du XIXe siècle : celle de la femme fatale, incarnée par des figures comme "Carmen" de Mérimée (dont l'influence est évidente), la "Salammbô" de Flaubert ou les héroïnes de Baudelaire. Mais il va pousser ce archétype à son paroxysme.
Au-delà de l'anecdote, le roman est nourri par la propre psychologie de Louÿs et son obsession pour la figure féminine insaisissable et dominatrice.
On y sent une fascination mêlée de crainte pour la puissance destructrice du désir. Si en effet "Aphrodite" célébrait la femme-déesse, "La Femme et le Pantin" présente une vision beaucoup plus sombre et moderne. Conchita n'est ni une idéalisation ni une courtisane sublime. C'est un être ambigu, pervers, enfantin et calculateur, qui incarne une force de la nature amoral et dévastatrice. Louÿs explore la part d'ombre, incontrôlable et dangereuse, de la féminité et du désir.
Le cœur du roman réside dans l'idée que la séduction n'est pas une quête du plaisir, mais un jeu cruel de pouvoir et de résistance. Conchita refuse de se donner non par vertu, mais pour exacerber le désir de Mateo jusqu'à la folie. Chaque avancée est suivie d'un recul calculé, chaque promesse d'une trahison. Le vrai sujet n'est pas l'amour, ni même le sexe, mais l'exercice d'un pouvoir absolu sur l'autre....
CHAPITRE VIII - "Où le lecteur commence à comprendre qui est le pantin de cette histoire.
Deux matins, deux jours et deux nuits interminables succédèrent. J’étais heureux, souffrant, inquiet. Je crois bien que sur les sentiments contradictoires qui m’agitaient en même temps, la joie, une joie trouble et presque douloureuse, dominait.
Je puis dire que pendant ces quarante-huit heures, je me représentai cent fois « ce qui allait arriver », la scène, les paroles et jusqu’aux silences. Malgré moi, je jouais en pensée le rôle imminent qui m’attendait. Je me voyais, et elle dans mes bras. Et de quart d’heure en quart d’heure, la scène identique repassait, avec tous ses longs détails, dans mon imagination épuisée.
L’heure vint. Je marchais dans la rue, n’osant m’arrêter sous ses fenêtres, de peur de la compromettre, et pourtant agacé en songeant qu’elle me regardait derrière les vitres et me laissait attendre dans une agitation étouffante.
« Mateo ! »
Elle m’appelait enfin.
J’avais quinze ans, Monsieur, à cet instant de ma vie. Derrière moi, vingt années d’amour s’évanouissaient comme un seul rêve. J’eus l’illusion absolue que pour la première fois j’allais coller mes lèvres aux lèvres d’une femme et sentir un jeune corps chaud plier et peser sur mon bras.
M’élevant d’un pied sur une borne et de l’autre sur les barreaux recourbés, j’entrai chez elle comme un amoureux de théâtre, et je l’étreignis.
Elle était debout le long de moi-même, elle s’abandonnait et se raidissait à la fois. Nos deux têtes jointes par la bouche se penchaient ensemble sur l’épaule en haletant des narines et en fermant les yeux. Jamais je ne compris aussi bien, dans le vertige, l’égarement, l’inconscience où je me trouvais, tout ce qu’on exprime de véritable en parlant de « l’ivresse du baiser ». Je ne savais plus qui nous étions, ni rien de ce qui avait eu lieu, ni ce qu’il adviendrait de nous. Le présent était si intense que l’avenir et le passé disparaissaient en lui. Elle remuait ses lèvres avec les miennes, elle brûlait dans mes bras, et je sentais son petit ventre, à travers la jupe, me presser d’une caresse impudique et fervente.
« Je me sens mal, murmura-t-elle. Je t’en supplie, attends… Je crois que je vais tomber… Viens dans le patio avec moi, je m’étendrai sur la natte fraîche… Attends… Je t’aime… mais je suis presque évanouie. »
Je me dirigeai vers une porte.
« Non, pas celle-là. C’est la chambre de maman. Viens par ici. Je te guiderai. »
Un carré de ciel noir étoilé, où s’effilaient des nuées bleuâtres, dominait le patio blanc. Tout un étage brillait, éclairé par la lune, et le reste de la cour reposait dans une ombre confidentielle.
Concha s’étendit à l’orientale sur une natte. Je m’assis auprès d’elle et elle prit ma main.
« Mon ami, me dit-elle, m’aimerez-vous ?
– Tu le demandes !
– Combien de temps m’aimerez-vous ? »
Je redoute ces questions que posent toutes les femmes, et auxquelles on ne peut répondre que par les pires banalités.
« Et quand je serai moins jolie, m’aimerez-vous encore ?… Et quand je serai vieille, tout à fait vieille, m’aimerez-vous encore ? Dis-le-moi, mon cœur. Quand même ce ne serait pas vrai, j’ai besoin que tu me le dises et que tu me donnes des forces. Tu vois, je t’ai promis pour ce soir, mais je ne sais pas du tout si j’en aurai le courage… Je ne sais même pas si tu le mérites. Ah ! sainte mère de Dieu ! si je me trompais sur toi, il me semble que toute ma vie en serait perdue. Je ne suis pas de ces filles qui vont chez Juan et chez Miguel et de là chez Antonio. Après toi je n’en aimerai plus d’autre, et si tu me quittes, je serai comme morte. »
Elle se mordit la lèvre avec une plainte oppressée, en fixant les yeux dans le vide, mais le mouvement de sa bouche s’acheva en sourire.
« J’ai grandi, depuis six mois. Déjà je ne peux plus agrafer mes corsages de l’été dernier. Ouvre celui-ci, tu verras comme je suis belle. »
Si je le lui avais demandé, elle ne l’eût sans doute pas permis, car je commençais à douter que cette nuit d’entretien s’achevât jamais en nuit d’amour ; mais je ne la touchais plus : elle se rapprocha.
Hélas ! les seins que je mis à nu en ouvrant ce corsage gonflé, étaient des fruits de Terre Promise. Qu’il en soit d’aussi beaux, c’est ce que je ne sais point. Eux-mêmes je ne les vis jamais comparables à leur forme de ce soir-là. Les seins sont des êtres vivants qui ont leur enfance et leur déclin. Je crois fermement que j’ai vu ceux-ci pendant leur éclair de perfection.
Elle, cependant, avait tiré du milieu d’eux un scapulaire de drap neuf et elle le baisait pieusement, en surveillant mon émotion du coin de son œil à demi fermé.
« Alors je vous plais ? »
Je la repris dans mes bras.
« Non, tout à l’heure.
– Qu’y a-t-il encore ?
– Je ne suis pas disposée, voilà tout. »
Et elle referma son corsage.
Vraiment je souffrais. Maintenant je la suppliais presque avec brusquerie en luttant contre ses mains qui redevenaient protectrices. Je l’aurais chérie et malmenée à la fois. Son obstination à me séduire et à me repousser, ce manège qui durait depuis un an déjà et redoublait à la suprême minute où j’en attendais le dénouement, arrivait à exaspérer ma tendresse la plus patiente.
« Ma petite, lui dis-je, tu te joues de moi, mais prends garde que je ne me lasse.
– C’est ainsi ? Eh bien, je ne vous aimerai même pas aujourd’hui, don Mateo. À demain.
– Je ne reviendrai plus.
– Vous reviendrez demain. »
Furieux, je remis mon chapeau et sortis, déterminé à ne plus la revoir.
Je tins ma résolution jusqu’à l’heure où je m’endormis, mais mon réveil fut lamentable.
Et quelle journée, je m’en souviens !
Malgré mon serment intérieur, je pris la route de Séville. J’étais attiré vers elle par une invincible puissance ; je crus que ma volonté avait cessé d’être ; je ne pouvais plus décider de la direction de mes pas.
Pendant trois heures de fièvre et de lutte avec moi-même, j’errai dans la calle Amor de Dios, derrière la rue où demeurait Concha, toujours sur le point de parcourir les vingt pas qui me séparaient d’elle… Enfin je l’emportai, je partis presque en courant dans la campagne et je ne frappai point à la fenêtre adorée, mais quel misérable triomphe !
Le lendemain, elle était chez moi.
« Puisque vous n’avez pas voulu venir, c’est moi qui viens à vous, me dit-elle. Direz-vous encore que je ne vous aime point ? »
Monsieur, je me serais jeté à ses pieds.
« Vite, montrez-moi votre chambre, ajouta-t-elle. Je ne veux pas que vous m’accusiez de nonchalance, aujourd’hui. Croyez-vous que je ne sois pas impatiente, moi aussi ? Vous seriez bien surpris si vous saviez ce que je pense. »
Mais dès qu’elle fut entrée, elle se reprit :
« Non, au fait, pas celle-ci. Il y a eu trop de femmes dans ce vilain lit. Ce n’est pas la chambre qu’il faut à une mozita. Prenons-en une autre, une chambre d’amis, qui ne soit à personne. Voulez-vous ? »
C’était encore une heure d’attente. Il fallait ouvrir les fenêtres, mettre des draps, balayer…
Enfin tout fut prêt, et nous montâmes.
Dire que j’étais cette fois assuré de réussir, je ne l’oserais ; mais enfin j’avais des espérances. Chez moi, seule, sans protection contre mon sentiment si connu d’elle, il me semblait improbable qu’elle se fût risquée avant d’avoir fait en pensée le sacrifice qu’elle prétendait m’offrir…
Dès que nous fûmes seuls, elle défit sa mantille, qui était attachée avec quatorze épingles à ses cheveux et à son corsage, puis, très simplement, elle se déshabilla. J’avoue qu’au lieu de l’aider, je retardais plutôt ce long travail, et que vingt fois je l’interrompis pour poser mes lèvres sur ses bras nus, ses épaules rondes, ses seins fermes, sa nuque brune. Je regardais son corps apparaître de place en place, aux limites du linge, et je me persuadais que cette jeune peau rebelle allait enfin se livrer...."
Le succès de "La Femme et le Pantin" est phénoménal et durable, dépassant même celui de Aphrodite. Le couple de la Femme Fatale et de l'Homme Détruit est un mythe universel. L'histoire de Don Mateo et Conchita transcende les cultures et les époques parce qu'elle touche à une angoisse fondamentale : la perte de contrôle de soi-même dans la passion. C'est un roman court, tendu comme un drame, d'une efficacité narrative remarquable. Le récit-cadre (un homme en sauve un autre du suicide et écoute sa confession) ajoute une dimension tragique et immédiate. La scène dans laquelle Conchita, acculée par la jalousie de Mateo, accepte de se donner à un autre homme sous ses yeux, est d'une puissance inoubliable. Elle résume toute la mécanique perverse de leur relation et est devenue l'une des scènes les plus célèbres de la littérature érotique et psychologique ...
CHAPITRE XII - Scène derrière une grille fermée
"Jamais elle n’avait pris ce ton, si ému et si simple, pour m’adresser la parole. Je crus avoir enfin dégagé son âme véritable du masque ironique et orgueilleux qui me l’avait celée trop longtemps et une vie nouvelle s’ouvrit à ma convalescence morale.
(Connaissez-vous, au musée de Madrid, une singulière toile de Goya, la première à gauche en entrant dans la salle du dernier étage ? Quatre femmes en jupe espagnole, sur une pelouse de jardin, tendent un châle par les quatre bouts, et y font sauter en riant un pantin grand comme un homme…)
Bref, nous revînmes à Séville.
Elle avait repris sa voix railleuse et son sourire particulier ; mais je ne me sentais plus inquiet. Un proverbe espagnol nous dit : « La femme, comme la chatte, est à qui la soigne. » Je la soignais si bien, et j’étais si heureux qu’elle se laissât faire !
J’étais arrivé à me convaincre que son chemin vers moi n’avait jamais dévié ; qu’elle m’avait réellement abordé la première et séduit peu à peu ; que ses deux fuites étaient justifiées, non par les misérables calculs dont j’avais eu le soupçon, mais par ma faute, ma seule faute et l’oubli de mes engagements. Je l’excusais même de sa danse indécente, en songeant qu’elle avait alors désespéré de vivre jamais son rêve avec moi, et qu’une fille vierge, à Cadiz, ne peut guère gagner son pain sans prendre au moins les apparences d’une créature de plaisir.
Enfin, que vous dire ? je l’aimais.
Le jour même de notre retour, je choisis pour elle un palacio1 dans la calle Lucena, devant la paroisse San Isidorio. C’est un quartier silencieux, presque désert en été, mais frais et plein d’ombre. Je la voyais heureuse dans cette rue mauve et jaune, non loin de la calle del Candilejo, où votre Carmen reçut don José.
Il fallut meubler cette maison. Je voulais faire vite, mais elle avait mille caprices. Huit jours interminables passèrent au milieu des tapissiers et des emménageurs. C’était pour moi comme une semaine de noces. Concha devenait presque tendre, et si elle résistait encore, il semblait que ce fût mollement, comme pour ne pas oublier les promesses qu’elle s’était faites. Je ne la brusquai point.
Lorsque je crus devoir lui constituer d’avance sa dot de maîtresse-épouse, je me souvins de sa réserve le jour où elle m’avait demandé ce gage de constance future. Elle ne m’imposait aucun chiffre. Je craignis de répondre mal à sa discrétion et je lui remis cent mille douros qu’elle accepta d’ailleurs comme une simple piécette.
La fin de la semaine approchait. J’étais excédé d’impatience. Jamais fiancé ne souhaita plus ardemment le jour des noces. Désormais je ne redoutais plus les coquetteries des temps écoulés : elle était à moi, j’avais répondu à son pur désir de vie heureuse et sans reproche. L’amour qu’elle n’avait pu me cacher pendant sa dernière nuit de danseuse allait s’exprimer librement pour de longues années tranquilles, et toute la joie m’attendait dans la blanche maison nuptiale de la calle Lucena.
Quelle devait être cette joie, c’est ce que vous allez entendre.
Par un caprice que j’avais trouvé charmant, elle avait voulu entrer la première dans sa nouvelle maison enfin prête pour nous deux, et m’y recevoir comme un hôte clandestin, toute seule, à l’heure de minuit.
J’arrive : la grille2 était fermée aux barres.
Je sonne : après quelques minutes, Concha descend, et me sourit. Elle portait une jupe toute rose, un petit châle couleur de crème et deux grosses fleurs rouges aux cheveux. À la vive clarté de la nuit, je voyais chacun de ses traits.
Elle approcha de la grille, toujours souriante et sans hâte :
« Baisez mes mains », me dit-elle.
La grille demeurait fermée.
« À présent, baisez le bas de ma jupe, et le bout de mon pied sous la mule. »
Sa voix était comme radieuse.
Elle reprit :
« C’est bien. Maintenant, allez-vous-en. »
Une sueur d’effroi coula sur mes tempes. Il me semblait que je devinais tout ce qu’elle allait dire et faire.
« Conchita, ma fille… Tu ris… dis-moi que tu ris.
– Ah ! oui, je ris ! je vais te le dire, tiens ! s’il ne te faut que cela. Je ris ! je ris ! es-tu content ? Je ris de tout mon cœur, écoute, écoute comme je ris bien ! Ha ! ha ! je ris comme personne n’a ri depuis que le rire est sur les bouches ! Je me pâme, j’étouffe, j’éclate de rire ! on ne m’a jamais vue si gaie ; je ris comme si j’étais grise. Regarde-moi bien, Mateo, regarde comme je suis contente ! »
Elle leva ses deux bras et fit claquer ses doigts dans un geste de danse.
« Libre ! je suis libre de toi ! Libre pour toute ma vie ! maîtresse de mon corps et de mon sang ! oh ! n’essaye pas d’entrer, la grille est trop solide ! Mais reste encore un peu, je ne serais pas heureuse si je ne t’avais pas dit tout ce que j’ai sur le cœur. »
Elle avança encore, et me parla de tout près, la tête entre les ongles, avec un accent de férocité.
« Mateo, j’ai l’horreur de toi. Je ne trouverai jamais assez de mots pour te dire combien je te hais. Tu serais couvert d’ulcères, d’ordure et de vermine que je n’aurais pas plus de répulsion quand ta peau approche de ma peau. Si Dieu le veut, c’est fini maintenant. Depuis quatorze mois, je me sauve d’où tu es, et toujours tu me reprends et toujours tes mains me touchent, tes bras m’étreignent, ta bouche me cherche. ¡Qué asco! La nuit, je crachais dans la ruelle après chacun de tes baisers. Tu ne sauras jamais ce que je sentais dans ma chair, quand tu entrais dans mon lit ! Oh ! comme je t’ai bien détesté ! comme j’ai prié Dieu contre toi ! J’ai communié sept fois depuis le dernier hiver pour que tu meures le lendemain du jour où je t’aurais ruiné. Qu’il en soit comme Dieu voudra ! je ne m’en soucie plus, je suis libre ! Va-t’en, Mateo. J’ai tout dit. »
Je restais immobile comme une pierre.
Elle me répéta :
« Va-t’en ! Tu n’as pas compris ? »
Puis, comme je ne pouvais ni parler ni partir, la langue sèche et les jambes glacées, elle se rejeta vers l’escalier, et une sorte de furie flamba dans ses yeux.
« Tu ne veux pas t’en aller ! cria-t-elle. Tu ne veux pas t’en aller ? Eh bien ! tu vas voir ! »
Et, dans un appel de triomphe, elle cria :
« Morenito ! »
Mes deux bras tremblaient si fort que je secouais les barres de la grille où s’étaient crispés mes poings.
Il était là. Je le vis descendre.
Elle jeta son châle en arrière et lui ouvrit ses deux bras nus.
« Le voilà, mon amant ! Regarde comme il est joli ! Et comme il est jeune, Mateo ! Regarde-moi bien : je l’adore !… Mon petit cœur, donne-moi ta bouche !… Encore une fois… Encore une fois… Plus longtemps… Qu’elle est douce, ma vie !… Oh ! que je me sens amoureuse !… »
Elle lui disait encore beaucoup d’autres choses…
Enfin… comme si elle jugeait que ma torture n’était pas au comble… elle… j’ose à peine vous le dire, Monsieur… elle s’est unie à lui… là… sous mes yeux… à mes pieds…
J’ai encore dans les oreilles, comme un bourdonnement d’agonie, les râles de joie qui firent trembler sa bouche pendant que la mienne étouffait, – et aussi l’accent de sa voix, quand elle me jeta cette dernière phrase en remontant avec son amant : « La guitare est à moi, j’en joue à qui me plaît ! ..."
Le succès mondial doit beaucoup aux adaptations qui ont popularisé le mythe. Le roman a été adapté au cinéma à de multiples reprises, notamment,
- "The Woman and the Puppet" de von Sternberg (1935, avec Marlène Dietrich).
Après "L'Ange bleu" (1930), la collaboration von Sternberg/Dietrich a défini l'archétype de la femme fatale au cinéma. Ici, Dietrich incarne Conchita à la perfection. Dans la plus pure tradition sternbergienne, Dietrich maîtrise complètement le regard de la caméra. C'est elle qui contrôle la dynamique du désir. Les célèbres éclairages de von Sternberg sculptent son visage, la transformant en une icône à la beauté inaccessible et dangereuse.
- "L'Éventail de Lady Windermere", d'Otto Preminger (1949).
Preminger prend de grandes libertés avec l'œuvre originale. Il ne cherche pas à transcrire le roman, mais à s'en inspirer pour un mélodrame hollywoodien.
- "La Femme et le Pantin", de Julien Duvivier (1959, avec Brigitte Bardot).
Brigitte Bardot, alors âgée de 25 ans et au zénith de son statut de sex-symbol mondial, interprète Conchita. Elle incarne Lla femme sensuelle et libre qui bouleverse l'ordre moral. Cependant, Duvivier et le scénariste Marcel Achard utilisent surtout l'image publique de BB plutôt que la profondeur perverse du personnage de Louÿs. La Conchita de Bardot est moins une manipulatrice froide et calculatrice qu'une "femme-enfant" gâtée, capricieuse et instinctive.
- "That Obscure Object of Desire", de Luis Buñuel (1977), adaptation surréaliste et géniale qui couronne cette lignée.
C'est l'innovation la plus célèbre et la plus brillante. Le rôle de Conchita est partagé entre deux actrices au physique et au tempérament radicalement différents. d'une par Carole Bouquet, froide, distante, classique, presque inaccessible, qui incarne la Conchita intellectuelle, cynique et résistante. D'autre part, Ángela Molina, chaleureuse, sensuelle, charnelle, rieuse. Elle incarne la Conchita naturelle, instinctive et apparemment consentante.
Et il a inspiré l'opéra Conchita de Riccardo Zandonai (1911). Chaque adaptation a réactualisé le mythe pour une nouvelle génération, confortant le statut de l'œuvre comme un classique. Buñuel matérialise ainsi l'impénétrabilité du désir et l'impossibilité pour l'homme de cerner "l'objet" de sa passion. Le désir de Mathieu (le Don Mateo de Buñuel, joué par Fernando Rey) ne se fixe pas sur une femme, mais sur une énigme.
1898, novembre - « Apogée » de la liaison avec Marie de Régnier, dans leur garçonnière de la rue Théodule-Ribot. C'est précisément à cette époque que Louÿs achève d'écrire "La Femme et le Pantin" (qui sera publié en décembre). Il est frappant de constater que le roman, qui explore la relation la plus destructrice et obsessive qui soit, est achevé au moment même où sa propre relation avec Marie est la plus fusionnelle et intense. Marie a très clairement servi de modèle et d'inspiration directe pour le personnage de Conchita.
Mais en juin 1899, Pierre Louÿs épouse Louise Heredia, la sœur cadette de Marie et la "Sœur Permissible", réputée pour sa beauté. C'est ainsi qu'il officialise son entrée dans l'une des familles littéraires les plus en vue de Paris, celle de son maître et ami José-Maria de Heredia.
C'est une consécration sociale et sans doute la possibilité de maintenir un lien indéfectible et quotidien avec sa maîtresse (mariée à Henri de Régnier, qu'elle ne pouvait quitter) dans un cadre socialement acceptable. Pierre Louÿs continuera sa liaison avec Marie, sa belle-sœur, pendant de nombreuses années, et ce, avec une certaine forme de tolérance au sein du cercle familial.
I
" Ouvre sur moi tes yeux si tristes et si tendres,
Miroirs de mon étoile, asiles éclairés,
Tes yeux plus solennels de se voir adorés,
Temples où le silence est le secret d'entendre.
Quelle île nous conçut des strophes de la mer ?
Onde où l'onde s'enroule à la houle d'une onde,
Les vagues de nos soirs expirent sur le monde
Et regonflent en nous leurs eaux couleur de chair.
Un souffle d'île heureuse et de santal soulève
Tes cheveux, innombrables ailes, et nous fuit
De la nuit à la rose, arôme, dans la nuit,
Par delà ton sein double et pur, Delphes du rêve.
Parle. Ta voix s'incline avec ta bouche. Un dieu
Lui murmure les mots de la mélancolie
Hâtive d'être aimée autant qu'elle est jolie
Et qui dans les ferveurs sent frémir les adieux.
Ta voix, c'est le soupir d'une enfance perdue.
C'est ta fragilité qui vibre de mourir.
C'est ta chair qui, toujours plus fière de fleurir,
Toujours se croit dans l'ombre à demi descendue.
Enlaçons-nous. Le vent vertigineux des jours
Arrache la corolle avant la feuille morte.
Le vent qui tourne autour de la vie et l'emporte
Sans vaincre nos désirs peut rompre nos amours.
Et s'il veut nous ravir à la vertu d'éclore,
Que nous restera-t-il de ce jour surhumain ?
La fièvre du front lourd, trop lourd pour une main,
Et le songe, qui meurt brusquement à l'aurore.
II
- Nous mourrons lentement. Je meurs dès aujourd'hui.
Mon regard éperdu va perdre sa lumière,
Ma voix d'enfant, ma voix pâlira la première,
Mon rire, mon sourire et l'amour avec lui.
Dis ! quel amour futur, simple frère du nôtre,
Goûtera la fraîcheur de tout ce qui nous plut ?
Qui sentira brûlants, quand nous ne serons plus,
Les vers qu'entre nos bras nous fîmes l'un pour l'autre ?
Périr ! Et le savoir ! N'attendre que l'effroi !
Regarde s'étoiler mes jeunes doigts funèbres.
Je touche en me haussant les ailes des ténèbres.
par quel matin d'hiver crierai-je que j'ai froid ?
Aurore qui grandit, crépuscule qui tombe,
Sur mon être au linceul, déjà presque enterré,
Les orgues rugiront du ciel : Dies Irae !
Et les fleurs de mon lit me suivront sur la tombe.
Non ! Pas encor ! Ce soir nous exalte en sursaut !
Ferme sur toute moi, sur moi, ton bras qui tremble !
Nos deux corps, nos deux cœurs, nos deux bouches ensemble !
Ah ! je vis !... Tout est chaud ! Tout est chaud ! Tout est chaud !
"Pervigilium Mortis" incarne ce moment, c'est le tombeau poétique de sa jeunesse tumultueuse et, en même temps, l'acte de naissance douloureux de sa vie d'homme marié. Il capture l'ambivalence extrême d'un homme déchiré entre deux sœurs et deux destins possibles, entre la muse de la passion mortifère et l'épouse de la vie tranquille....
III
- Nul ne peut abolir que par un jour d'automne,
Moi qui t'étreins ici, je ne t'aie emporté
L'encens, la myrrhe et l'or de ta divinité,
Le beau sang d'Aphrodite et le sang de Latone.
Nul ne peut, lorsqu'Amour se fit chair, menacer
Ni verbe ni mutisme oublieux ou vivace.
Le rhythme de deux cœurs frappe et marque la trace
De deux pas, sur le sol, sur le roc, du passé.
Que la mort, désormais, de ses mains maternelles,
T'épargne les douleurs de tes lointains hivers :
Le Temps même ne peut faire mourir un vers
Au chérissant esprit que penchent tes prunelles.
Comme au jour d'alliance où tu vins et pleuras
Sur nos destins épars, sur notre vie en cendres,
Ouvre sur moi tes yeux si tristes et si tendres :
J'enferme le bonheur tout entier dans mes bras. "
IV
Psyché, ma sœur, écoute immobile, et frissonne...
Le bonheur vient, nous touche et nous parle à genoux.
Pressons nos mains. Sois grave. Écoute encor... Personne
N'est plus heureux, ce soir, n'est plus divin que nous.
Une immense tendresse attire à travers l'ombre
Nos yeux presque fermés. Que reste-t-il encor
Du baiser qui s'apaise et du soupir qui sombre ?
La vie a retourné notre sablier d'or.
C'est notre heure éternelle, éternellement grande,
L'heure qui va survivre à l'éphémère amour,
Comme un voile embaumé de rose et de lavande
Conserve après cent ans la jeunesse d'un jour.
Plus tard, ô ma beauté, quand des nuits étrangères
Auront passé sur vous qui ne m'attendrez plus,
Quand d'autres, s'il se peut, amie aux mains légères,
Jaloux de mon prénom, toucheront vos pieds nus,
Rappelez-vous qu'un soir nous vécûmes ensemble
L'heure unique où les dieux accordent, un instant,
À la tête qui penche, à l'épaule qui tremble,
L'esprit pur de la vie en fuite avec le temps.
Rappelez-vous qu'un soir, couchés sur notre couche
En caressant nos doigts frémissants de s'unir,
Nous avons échangé de la bouche à la bouche
La perle impérissable où dort le Souvenir.
1906 – Aphrodite
Louÿs avait, avec "Aphrodite", pour projet délibéré de créer un manifeste païen contre le moralisme de l'époque : il l'écrira à Londres pendant le procès de Wilde, ajoutant une dimension politique forte à son intention esthétique.
Dans le Paris des années 1890, les cercles littéraires et artistiques étaient un vivier où les esprits brillants et anticonformistes se retrouvaient. Oscar Wilde, déjà célèbre pour son esprit et ses pièces, était une figure familière à Paris. André Gide, grand ami de Pierre Louÿs, était également un admirateur et un proche de Wilde. C'est très probablement par ce biais, et par leur participation aux mêmes salons et revues, que les deux hommes se sont liés d'amitié. Wilde admirait le talent précoce de Louÿs et son érudition helléniste. Louÿs, de son côté, était séduit par le génie verbal, l'humour et l'audace intellectuelle de Wilde. Leur amitié était fondée sur une complicité de "dandys" et de païens qui rejetaient la morale bourgeoise de leur temps.
Louÿs rejoint Wilde à Londres en novembre 1894. À ce moment-là, la rumeur gronde : le marquis de Queensberry, le père de Lord Alfred Douglas (l'amant de Wilde), menace ce dernier. L'atmosphère est lourde, prélude au scandale et au procès qui détruira Wilde (il sera condamné en mai 1895). Dans ce climat orageux, Louÿs a une intention double en écrivant Aphrodite ...
- En travaillant à son "roman antique" au milieu du tumulte londonien, Louÿs affirme son alliance avec Wilde. Écrire un hymne à la beauté païenne et au plaisir, alors que la société puritaine se prépare à broyer son ami, est un acte de résistance esthétique et morale. C'est une manière de dire : "Nous avons raison de célébrer la beauté contre l'hypocrisie."
- Après le succès des "Chansons de Bilitis", Louÿs veut aller plus loin. Son intention est de créer le roman païen absolu. Il ne s'agit pas seulement d'une histoire érotique, mais de la construction d'un univers cohérent où la religion de la Beauté et du Désir est la seule loi. Il veut rivaliser avec le passé et créer une œuvre qui soit à la fois un roman et un poème en prose, un manifeste de sa philosophie.
"Le personnage féminin qui occupe la première place dans le roman qu’on va feuilleter est une courtisane antique; mais que le lecteur se rassure : elle ne se convertira pas. Elle ne sera aimée ni par un moine, ni par un prophète, ni par un dieu. Dans la littérature actuelle, c’est une originalité. Courtisane, elle le sera avec la franchise, l’ardeur et aussi la fierté de tout être humain qui a vocation et qui tient dans la société une place librement choisie ; elle aura l’ambition de s’élever au plus haut point, elle n’imaginera même pas que sa vie ait besoin d’excuse ou de mystère : ceci demande à être expliqué. Jusqu’à ce jour, les écrivains modernes qui se sont adressés à un public moins prévenu que celui des jeunes filles et des jeunes normaliens ont usé d’un stratagème laborieux dont l’hypocrisie me déplaît: «J’ai peint la volupté telle qu’elle est, disent-ils, afin d’exalter la vertu. » En tête d’un roman dont l’intrigue se déroule à Alexandrie, je me refuse absolument à commettre cet anachronisme...."
Que raconte "Aphrodite" ?
Le cadre : Alexandrie au IIIe siècle avant J.-C., une ville fastueuse, cosmopolite et corrompue, carrefour de tous les plaisirs et de tous les vices.
L'héroïne : Chrysis, une courtisane d'une beauté légendaire et d'une ambition démesurée. Elle est l'incarnation de l'Aphrodite terrestre, la déesse du désir.
Le héros : Démétrios, un sculpteur génial et blasé, amant de la reine Bérénice. Il incarne l'esthète décadent, l'homme pour qui l'art et la beauté sont les seules réalités.
L'intrigue : Un jour, Chrysis aperçoit Démétrios et en tombe follement amoureuse. Pour s'en rendre digne et l'obliger à s'humilier devant elle, elle lui impose trois crimes comme prix de son amour, voler le miroir d'argent de la prêtresse d'Aphrodite; tuer l'épouse du grand-prêtre de Cabire; voler les sept perles de la déesse Astarté, qui ornent le cou de la statue dans le temple.
Démétrios, par ennui et fascination, accomplit ces crimes avec une froideur distante. Mais le récit s'attache aux conséquences de ces actes, l'engrenage du désir, de la possession et de la destruction. C'est une tragédie du désir où la quête de la beauté suprême mène inéluctablement à la mort.
"... comment se fait-il qu’à travers le bouleversement des idées antiques, la grande sensualité grecque soit restée comme un rayon sur les fronts les plus élevés ?
C’est que la sensualité est la condition mystérieuse, mais nécessaire et créatrice, du développement intellectuel. Ceux qui n’ont pas senti jusqu’à leur limite, soit pour les aimer, soit pour les maudire, les exigences de la chair, sont par là même incapables de comprendre toute l’étendue des exigences de l’esprit. De même que la beauté de l’âme illumine tout un visage, de même la virilité du corps féconde seule le cerveau. La pire insulte que Delacroix sût adresser à des hommes, celle qu’il jetait indistinctement aux railleurs de Rubens et aux détracteurs d’Ingres, c’était ce mot terrible : eunuques ! Mieux encore : il semble que le génie des peuples, comme celui des individus, soit d’être, avant tout, sensuel. Toutes les villes qui ont régné sur le monde: Babylone, Alexandrie, Athènes, Rome, Venise, Paris, ont été, par une loi générale, d’autant plus licencieuses qu’elles étaient plus puissantes, comme si leur dissolution était nécessaire à leur splendeur. Les cités où le législateur a prétendu implanter une vertu artificielle étroite et improductive, se sont vues, dès le premier jour, condamnées à la mort totale. Il en fut ainsi de Lacédémone, qui, au milieu du plus prodigieux essor qui ait jamais élevé l’âme humaine, entre Corinthe et Alexandrie, entre Syracuse et Milet, ne nous laisse, ni un poète, ni un peintre, ni un philosophe, ni un historien, ni un savant, à peine le renom populaire d’une sorte de Bobillot qui se fit tuer avec trois cents hommes dans un défilé de montagnes sans même réussir à vaincre. Et c’est pour cela qu’après deux mille années, mesurant le néant de la vertu spartiate, nous pouvons, selon l’exhortation de Renan, «maudire le sol où fut cette maîtresse d’erreurs sombres, et l’insulter parce qu’elle n’est plus ». (Préface)
"Couchée sur la poitrine, les coudes en avant, les jambes écartées et la joue dans la main, elle piquait de petits trous symétriques dans un oreiller de lin vert, avec une longue épingle d’or.
Depuis qu’elle s’était éveillée, deux heures après le milieu du jour, et toute lasse d’avoir trop dormi, elle était restée seule sur le lit en désordre, couverte seulement d’un côté par un vaste flot de cheveux. Cette chevelure était éclatante et profonde, douce comme une fourrure, plus longue qu’une aile, souple, innombrable, animée, pleine de chaleur. Elle couvrait la moitié du dos, s’étendait sous le ventre nu, brillait encore auprès des genoux, en boucle épaisse et arrondie. La jeune femme gisait enroulée dans cette toison précieuse, dont les reflets mordorés étaient presque métalliques et l’avaient fait nommer Chrysis par les courtisanes d’Alexandrie. Ce n’étaient pas les cheveux lisses des Syriaques de la cour, ni les cheveux teints des Asiatiques, ni les cheveux bruns et noirs des filles d’Égypte. C’étaient ceux d’une race aryenne, des Galiléennes d’au delà des sables.
Chrysis. Elle aimait ce nom-là. Les jeunes gens qui venaient la voir l’appelaient Chrysé comme Aphrodite, dans les vers qu’ils mettaient à sa porte, avec des guirlandes de roses, le matin. Elle ne croyait pas en Aphrodite, mais elle aimait qu’on lui comparât la déesse, et elle allait quelquefois au temple, pour lui donner, comme à une amie, des boîtes de parfums et des voiles bleus.
Elle était née sur les bords du lac de Génézareth, dans un pays d’ombre et de soleil, envahi par les lauriers-roses. Sa mère allait attendre le soir, sur la route d’Iérouschalaïm, les voyageurs et les marchands, et se donnait à eux dans l’herbe, au milieu du silence champêtre. C’était une femme très aimée en Galilée. Les prêtres ne se détournaient pas de sa porte, car elle était charitable et pieuse ; les agneaux du sacrifice étaient toujours payés par elle ; la bénédiction de l’éternel s’étendait sur sa maison. Or, quand elle devint enceinte, comme sa grossesse était un scandale (car elle n’avait point de mari), un homme, qui était célèbre pour avoir le don de prophétie, dit qu’elle donnerait naissance à une fille qui porterait un jour autour de son cou « la richesse et la foi d’un peuple ». Elle ne comprit pas bien comment cela se pourrait, mais elle nomma l’enfant Sarah, c’est-à-dire princesse, en hébreu. Et cela fit taire les médisances.
Chrysis avait toujours ignoré cela, le devin ayant dit à sa mère combien il est dangereux de révéler aux gens les prophéties dont ils sont l’objet. Elle ne savait rien de son avenir.
C’est pourquoi elle y pensait souvent.
Elle se rappelait peu son enfance, et n’aimait pas à en parler. Le seul sentiment très net qui lui en fût resté, c’était l’effroi et l’ennui que lui causait chaque jour la surveillance anxieuse de sa mère qui, l’heure étant venue de sortir sur la route, l’enfermait seule dans leur chambre pour
d’interminables heures. Elle se rappelait aussi la fenêtre ronde par où elle voyait les eaux du lac, les champs bleuâtres, le ciel transparent, l’air léger du pays de Gâlil. La maison était environnée de lins roses et de tamaris.
Des câpriers épineux dressaient au hasard leurs têtes vertes sur la brume fine des graminées. Les petites filles se baignaient dans un ruisseau limpide où l’on trouvait des coquillages rouges sous des touffes de lauriers en fleurs ; et il y avait des fleurs sur l’eau et des fleurs dans toute la prairie et de grands lys sur les montagnes.
Elle avait douze ans quand elle s’échappa pour suivre une troupe de jeunes cavaliers qui allaient à Tyr comme vendeurs d’ivoire et qu’elle aborda devant une citerne. Ils paraient des chevaux à longue queue avec des houppes bigarrées. Elle se rappelait bien comment ils l’enlevèrent, pâle de joie, sur leurs montures, et comment ils s’arrêtèrent une seconde fois pendant la nuit, une nuit si claire qu’on ne voyait pas une étoile.
L’entrée à Tyr, elle ne l’avait pas oubliée non plus : elle, en tête, sur les paniers d’un cheval de somme, se tenant du poing à la crinière, et laissant pendre orgueilleusement ses mollets nus, pour montrer aux femmes de la ville qu’elle avait du sang le long des jambes. Le soir même, on partait pour l’Égypte. Elle suivit les vendeurs d’ivoire jusqu’au marché d’Alexandrie.
Et c’était là, dans une petite maison blanche à terrasse et à colonnettes, qu’ils l’avaient laissée deux mois après, avec son miroir de bronze, des tapis, des coussins neufs, et une belle esclave hindoue qui savait coiffer les courtisanes. D’autres étaient venus le soir de leur départ, et d’autres le lendemain.
Comme elle habitait le quartier de l’extrême est où les jeunes Grecs de Brouchion dédaignaient de fréquenter, elle ne connut longtemps, comme sa mère, que des voyageurs et des marchands. Elle ne revoyait pas ses amants passagers ; elle savait se plaire à eux et les quittait vite avant de les aimer. Pourtant elle avait inspiré des passions interminables.
On avait vu des maîtres de caravanes vendre à vil prix leurs marchandises afin de rester où elle était et se ruiner en quelques nuits. Avec la fortune de ces hommes, elle s’était acheté des bijoux, des coussins de lit, des parfums rares, des robes à fleurs et quatre esclaves.
Elle était arrivée à comprendre beaucoup de langues étrangères, et connaissait des contes de tous les pays. Des Assyriens lui avaient dit les amours de Douzi et d’Ischtar ; des Phéniciens celles d’Aschthoreth et d’Adôni. Des filles grecques des îles lui avaient conté la légende d’Iphis en lui apprenant d’étranges caresses qui l’avaient surprise d’abord, mais ensuite charmée à ce point qu’elle ne pouvait plus s’en passer tout un jour. Elle savait aussi les amours d’Atalante et comment, à leur exemple, des joueuses de flûte encore vierges épuisent les hommes les plus robustes. Enfin son esclave hindoue, patiemment, pendant sept années, lui avait enseigné jusqu’aux derniers détails l’art complexe et voluptueux des courtisanes de Palibothra.
Car l’amour est un art, comme la musique. Il donne des émotions du même ordre, aussi délicates, aussi vibrantes, parfois peut-être plus intenses ; et Chrysis, qui en connaissait tous les rythmes et toutes les subtilités, s’estimait, avec raison, plus grande artiste que Plango elle-même, qui était pourtant musicienne du temple.
Sept ans elle vécut ainsi, sans rêver une vie plus heureuse ni plus diverse que la sienne. Mais peu avant sa vingtième année, quand de jeune fille elle devint femme et vit s’effiler sous les seins le premier pli charmant de la maturité qui va naître, il lui vint tout à coup des ambitions.
Et un matin, comme elle se réveillait deux heures après le milieu du jour, toute lasse d’avoir trop dormi, elle se retourna sur la poitrine à travers son lit, écarta les pieds, mit sa joue dans sa main, et avec une longue épingle d’or perça de petits trous symétriques son oreiller de lin vert.
Elle réfléchissait profondément. ..."
"... Il ne voulait pas la regarder. Volontairement il occupa sa pensée à la grande ébauche de Zagreus. Et cependant ses yeux se retournèrent vers la passante. Alors il vit qu'elle ne s'arrêtait point, qu'elle ne s'inquiétait pas de lui, qu'elle n'affectait pas même de regarder la mer, ni de relever son voile par devant, ni de s'absorber dans ses réflexions; mais que simplement elle se promenait seule et ne cherchait rien là que la fraîcheur du vent, la solitude, l'abandon, le frémissement léger du silence. Sans bouger, Démétrios ne la quitta pas du regard et se perdit dans un étonnement singulier. Elle continuait de marcher comme une ombre jaune dans le lointain, nonchalante et précédée de la petite ombre noire. Il entendait à chaque pas le faible cri de sa chaussure dans la poussière de la voie. Elle marcha jusqu'à l'île du Phare et monta dans les rochers.
Tout à coup, et comme si de longue date il eût aimé l'inconnue, Démétrios courut à sa suite, puis s'arrêta, revint sur ses pas, trembla, s'indigna contre lui-même, essaya de quitter la jetée; mais il n'avait jamais employé sa volonté que pour servir son propre plaisir, et quand il fut temps de la faire agir pour le salut de son caractère et l'ordonnance de sa vie, il se sentit envahi d'impuissance et cloué sur la place où pesaient ses pieds.
Comme il ne pouvait plus cesser de songer à cette femme, il tenta de s'excuser lui-même de la préoccupation qui venait le distraire si violemment. Il crut admirer son gracieux passage par un sentiment tout esthétique et se dit qu'elle serait un modèle rêvé pour la Charite à l'éventail qu'il se projetait d'ébaucher le lendemain...
Puis, soudain, toutes ses pensées se bouleversèrent et une foule de questions anxieuses affluèrent dans son esprit autour de cette femme en jaune. Que faisait-elle dans l'île à cette heure de la nuit? Pourquoi, pour qui sortait-elle si tard? Pourquoi ne l'avait-elle pas abordé? Elle l'avait vu, certainement elle l'avait vu pendant qu'il traversait la jetée. Pourquoi, sans un mot de salut, avait-elle poursuivi sa route? Le bruit courait que certaines femmes choisissaient parfois les heures fraîches d'avant l'aube pour se baigner dans la mer. Mais on ne se baignait pas au Phare. La mer était là trop profonde. D'ailleurs, quelle invraisemblance qu'une femme se fût ainsi couverte de bijoux pour n'aller qu'au bain?... Alors, qui l'attirait si loin de Rhacotis? Un rendez-vous, peut-être? Quelque jeune viveur, curieux de variété, qui prenait pour lit un instant les grandes roches polies par les vagues? Démétrios voulut s'en assurer. Mais déjà la jeune femme revenait, du même pas tranquille et mou, éclairée en plein visage par la lente clarté lunaire et balayant du bout de l'éventail la poussière du parapet.
Elle avait une beauté spéciale. Ses cheveux semblaient deux masses d'or, mais ils étaient trop abondants et bourrelaient son front bas de deux profondes vagues chargées d'ombres, qui engloutissaient les oreilles et se tordaient en sept tours sur la nuque. Le nez était délicat, avec des narines expressives qui palpitaient quelquefois, au-dessus d'une bouche épaisse et peinte, aux coins arrondis et mouvants. La ligne souple du corps ondulait à chaque pas, et s'animait du balancement des seins libres, ou du roulis des belles hanches, sur qui la taille pliait.
Quand elle ne fut plus qu'à dix pas du jeune homme, elle tourna son regard vers lui. Démétrios eut un tremblement. C'étaient des yeux extraordinaires; bleus, mais foncés et brillants à la fois, humides, las, en pleurs et en feu, presque fermés sous le poids des cils et des paupières. Ils regardaient, ces yeux, comme les sirènes chantent.
Qui passait dans leur lumière était invinciblement pris. Elle le savait bien, et de leurs effets elle usait savamment; mais elle comptait davantage encore sur l'insouciance affectée contre celui que tant d'amour sincère n'avait pu sincèrement toucher. Les navigateurs qui ont parcouru les mers de pourpre, au delà du Gange, racontent qu'ils ont vu, sous les eaux, des roches qui sont de pierre d'aimant.
Quand les vaisseaux passent auprès d'elles, les clous et les ferrures s'arrachent vers la falaise sous-marine et s'unissent à elle à jamais. Et ce qui fut une nef rapide, une demeure, un être vivant, n'est plus qu'une flottille de planches, dispersées par le vent, retournées par les flots.
Ainsi Démétrios se perdait en lui-même devant deux grands yeux attirants, et toute sa force le fuyait. Elle baissa les paupières et passa près de lui. Il aurait crié d'impatience. Ses poings se crispèrent: il eut peur de ne pas pouvoir reprendre une attitude calme, car il fallait lui parler. Pourtant il l'aborda par les paroles d'usage: «Je te salue, dit-il. --Je te salue aussi,» répondit la passante.
Démétrios continua: «Où vas-tu, si peu pressée? --Je rentre.
--Toute seule? --Toute seule.» Et elle fit un mouvement pour reprendre sa promenade.
Alors Démétrios pensa qu'il s'était peut-être trompé en la jugeant courtisane. Depuis quelque temps, les femmes des magistrats et des fonctionnaires s'habillaient et se fardaient comme des filles de joie. Celle-ci pouvait être une personne fort honorablement connue, et ce fut sans ironie qu'il acheva sa question ainsi: «Chez ton mari?»
Elle s'appuya des deux mains en arrière et se mit à rire. «Je n'en ai pas ce soir.» Démétrios se mordit les lèvres, et presque timide, hasarda: «Ne le cherche pas. Tu t'y es prise trop tard. Il n'y a plus personne.
--Qui t'a dit que j'étais en quête? Je me promène seule et ne cherche rien.
--D'où venais-tu, alors? Car tu n'as pas mis tous ces bijoux pour toi-même, et voilà un voile de soie...
--Voudrais-tu que je sortisse nue, ou vêtue de laine comme une esclave? Je ne m'habille que pour mon plaisir; j'aime à savoir que je suis belle, et je regarde mes doigts en marchant pour connaître toutes mes bagues...."
"Trois Filles de leur Mère"
Le chef-d'œuvre érotique de Louÿs, le texte le plus insolent qu'il ait écrit. Ce long roman met en scène, en les détaillant copieusement, toutes les obsessions de l'auteur: les petites filles, la scatologie, la sodomie, l'inceste, etc.
Le texte a très probablement été écrit entre 1910 et 1913. Il n'a pas été publié du vivant de Pierre Louÿs. Comme beaucoup de ses textes les plus explicites, il a d'abord circulé de manière privée, sous le manteau, avant d'être publié de façon posthume, d'abord dans des éditions clandestines, puis dans des éditions critiques.
"Trois Filles de leur Mère" est bien plus qu'une simple histoire érotique ; c'est une construction littéraire sophistiquée qui pousse une logique à son paroxysme. Le récit est structuré comme un conte (libertin), mais un conte perverti. Un jeune homme naïf, Henri, est hébergé pour une nuit dans un appartement parisien tenu par une mère et ses trois filles : Teresa (l'aînée sensuelle et dominante), Clara (la cadette perverse) et Maria (la benjamine, encore apparemment ingénue). Ce qui s'annonce comme une simple nuit de débauche se révèle être une initiation systématique et totale à un univers où tous les interdits sont abolis.
"Chapitre premier
« Eh bien, vous êtes vif ! dit-elle. Nous emménageons hier, maman, mes sœurs et moi. Vous me rencontrez aujourd'hui dans l'escalier. Vous m'embrassez, vous me poussez chez vous, la porte se referme... Et voilà.
— Ce n'est que le commencement, fis-je avec toupet.
— Ah ! oui ? Vous ne savez pas que nos deux appartements se touchent ? Qu'il y a même entre eux une porte condamnée ? et que je n'ai pas besoin de lutter si vous n'êtes pas sage, monsieur. Je n'ai qu'à crier : « Au viol, maman ! Au satyre ! à l'attentat ! »
Cette menace prétendait sans doute m'intimider. Elle me rassura. Mes scrupules se turent. Mon désir délesté fit un bond dans l'air libre. La jeune personne de quinze ans qui était devenue ma captive portait des cheveux très noirs noués en catogan, une chemisette agitée, une jupe de son âge, une ceinture de cuir.
Svelte, brune et frémissante comme un cabri lancé par Leconte de Lisle, elle serrait les pattes, elle baissait la tête sans baisser les yeux comme pour donner des coups de corne.
Les mots qu'elle venait de me dire et son air de volonté m'enhardissaient à la prendre. Pourtant je ne croyais pas que les choses iraient si vite.
« Comment vous appelez-vous ? dit-elle.
— X*** J'ai vingt ans. Et vous ?
— Moi, Mauricette. J'ai quatorze ans et demi. Quelle heure est-il ?
— Trois heures.
— Trois heures ? répéta-t-elle en réfléchissant... Vous voulez coucher avec moi ? »
Ahuri par cette phrase que j'étais loin d'attendre, je reculai d'un pas au lieu de répondre.
« Ecoutez-moi, dit-elle, en posant le doigt sur la lèvre. Jurez de parler bas, de me laisser partir à quatre heures... Jurez surtout de... Non. J'allais dire : de faire ce qui me plaira... Mais si vous n'aimez pas ça... Enfin jurez de ne pas faire ce qui ne me plaira pas.
— Je jure tout ce que vous voudrez.
— Alors je vous crois. Je reste.
— Oui ? c'est oui ? répétai-je.
— Oh ! mais il n'y a pas de quoi se taper le derrière par terre ! fit-elle en riant. »
Provocante et gaie comme une enfant, elle toucha, elle empoigna l'étoffe de mon pantalon avec ce qu'elle y sut trouver, avant de fuir au fond de la chambre où elle retira sa robe, ses bas, ses bottines... Puis, tenant sa chemise des deux mains et faisant une petite moue :
« Je peux toute nue ? me demanda-t-elle.
— Voulez-vous aussi que je vous le jure ?... En mon âme et conscience...
— Vous ne me le reprocherez jamais, fit-elle en imitant mon accent dramatique.
— Jamais !
— Alors... la voilà, Mauricette ! »
Nous tombâmes tous deux sur mon grand lit, dans les bras l'un de l'autre. Elle me heurta de sa bouche. Elle me poussait les lèvres avec force, donnait sa langue avec élan... Elle fermait presque les yeux, puis les ouvrait en sursaut... Tout en elle avait quatorze ans, le regard, le baiser, la narine... A la fin, j'entendis un cri étouffé, comme d'une petite bête impatiente. Nos bouches se quittèrent, se reprirent, se séparèrent encore...
Et, ne sachant pas très bien quelles mystérieuses vertus elle m'avait fait jurer de ne pas lui ravir, je dis au hasard quelques balivernes pour apprendre ses secrets sans les lui demander.
« Comme c'est joli, ce que tu t'es mis sur la poitrine ! Quel nom cela prend- il chez les fleuristes ?
— Des nichons.
— Et ce petit Karakul que tu as sous le ventre ? C'est la mode, maintenant, de porter des fourrures au mois de juillet ? Tu as froid là-dessous ?
— Ah ! non ! pas souvent !
— Et ça ! je ne devine pas du tout ce que ça peut être.
— Tu ne devines pas, répéta-t-elle d'un air malin. Tu vas le dire toi-même, ce que c'est. »
Avec l'impudeur de la jeunesse, elle écarquilla les cuisses, les dressa des deux mains, ouvrit sa chair... Ma surprise fut d'autant plus vive que la hardiesse de la posture ne me préparait guère à une telle révélation.
« Un pucelage ! m'écriai-je.
— Et un beau !
— II est pour moi ? »
Je pensais qu'elle me dirait non. J'avouerai même que je l'espérais. C'était un de ces pucelages impénétrables comme il m'est arrivé d'en prendre deux. Hélas ! J'ai bien souffert.
Néanmoins je me piquai de voir Mauricette répondre à ma question en se passant un doigt sous le nez, avec une bouche moqueuse qui voulait dire « Flûte » ou même pis. Et comme elle ouvrait toujours sous mes yeux ce que je ne devais pas toucher, une taquinerie me fit dire : « Vous avez de bien mauvaises habitudes, mademoiselle, quand vous êtes toute seule.
— Oh ! à quoi vois-tu ça ? » dit-elle en fermant les jambes.
Ce mot fit plus que tout le reste pour la mettre à l'aise. Puisque je l'avais deviné, rien ne servait plus de le taire : elle s'en vanta. D'un air gamin, frottant à chaque fois sa bouche sur ma bouche, elle me répéta tout bas :
« Oui. Je me branle. Je me branle. Je me branle. Je me branle. Je me branle. Je me branle. Je me branle. Je me branle. »
Plus elle le disait, plus elle était gaie. Et ce premier mot lâché, tous les autres suivirent comme s'ils n'attendaient qu'un signe pour s'envoler :
« Tu vas voir comment je décharge.
— Je voudrais bien le savoir, en effet.
— Donne-moi ta queue.
— Où cela ?
— Trouve.
— Qu'est-ce qui est défendu ?
— Mon pucelage et ma bouche. »
Comme on ne peut aller au cœur féminin que par trois avenues... et comme j'ai une intelligence prodigieusement exercée à la divination des énigmes très difficiles... je compris.
Mais cette nouvelle surprise me coupait la parole : je ne répondis rien. Je donnai même à ce mutisme un air d'imbécillité pour laisser Mauricette expliquer elle- même son mystère. Elle soupira en souriant, me jeta un regard de détresse qui signifiait : « Dieu ! que les hommes sont bêtes ! » puis elle s'inquiéta ; et ce fut elle qui me posa des questions.
« Qu'est-ce que tu aimes faire ? qu'est-ce que tu aimes le mieux ? ..."
L'œuvre est "insolente" non pas seulement par ses descriptions explicites, mais par sa froideur et son systématisme. Louÿs ne se contente pas d'évoquer le libertinage ; il dresse le portrait d'une micro-société réglée par les seules lois du plaisir charnel, en dehors de toute morale conventionnelle. L'Inceste est présenté comme la norme naturelle et joyeuse de cette famille. La Défloration de la plus jeune, Maria, n'est pas un viol, mais une cérémonie organisée et attendue par toute la famille, y compris par la mère. La Mère n'est pas une figure répressive, mais la cheffe d'orchestre et la participante active de cette débauche généralisée. C'est elle qui enseigne la "philosophie" de la maison : la satisfaction immédiate et mutuelle de tous les désirs.
Comme toujours chez Louÿs, le style est d'une grande pureté classique. La langue est précise, élégante, presque clinique. Cette dissonance entre la forme châtiée et le sujet scabreux est une source majeure de la puissance et de l'"insolence" du texte. Il ne s'agit pas de grivoiserie populaire, mais d'une revendication littéraire et intellectuelle de la transgression.
On peut lire l'œuvre de deux manières, comme une utopie païenne : La maison fonctionne comme un temple où le corps et ses plaisirs sont sacrés, sans culpabilité(C'est la réalisation extrême du paganisme que Louÿs a toujours célébré), ou comme une dystopie mécaniste (Il y a quelque chose d'effrayant dans la perfection de ce système érotique, Henry est littéralement "absorbé" par la famille et ne peut plus leur échapper, a une tonalité presque kafkaïenne).
Comme la majeure partie de son œuvre érotique ( L'Histoire du Roi Gonzalve, Pybrac ), il n'a été publié officiellement que bien après la mort de Louÿs, lorsque les mœurs et les lois sur l'édition avaient évolué. Les premières éditions destinées au grand public datent souvent des années 1970 ou au-delà.
Depuis le Second Empire, le portrait photographique connaît un véritable essor et devient, à la Belle Epoque, le support principal du culte de la beauté féminine, sans pour autant mettre en discussion la mentalité patriarcale de la société.
La photographie devient ainsi, plus que la peinture, l'instrument absolu de la représentation des demi-mondaines, ou "Grandes cocottes" ou "Grandes horizontales" qui fleurissent depuis la fin du siècle dernier et jouissent d'une liberté impensable pour toutes les autres femmes. Les Trois Grâces de la Belle Époque sont alors Liane de Pougy (1869-1950), Caroline Otero (1868-1965), et Émilienne d’Alençon (1869-1946). Elles ne vivent pas que de leurs charmes, mais sont aussi actrices; libres, elles choisissent leurs amants et fixent leurs conditions; elles font tout en grand et les sommes sont faramineuses. Toute l'Europe fortunée ou couronnée vient à Paris s’encanailler. La guerre mit fin brutalement à cette période.
Anne-Marie Chassaigne , mariée à dix-sept ans à un homme brutal, divorça et s'enfuit à Paris à dix-neuf ans , rencontra l'auteur dramatique Henri Meilhac qui la lança dans le monde du théâtre en la faisant engager aux Folies Bergère. Sous le pseudonyme de Liane de Pougy, elle entreprit une carrière de danseuse de cabaret et se lança dans la courtisanerie. Ouvertement bisexuelle, elle eut des amants des deux sexes qui la couvrirent de bijoux et lui offrirent tout ce qui était nécessaire à la vie d'une courtisane d'alors. Sa rivalité avec la Belle Otero, son amitié avec son « âme sœur » Jean Lorrain et ses liaisons avec Émilienne d’Alençon et Natalie Clifford Barney, font la joie des chroniqueurs mondains. Natalie Barney raconta cette expérience dans un livre intitulé "Idylle saphique"(1901).
Natalie Clifford Barney (1876-1972)
Poétesse américaine,ouvertement lesbienne (Renée Vivien, Liane de Pougy, Élisabeth de Clermont-Tonnerre, Romaine Brooks, Colette), Natalie Barney joue un rôle important dans le Paris de la Belle Époque et pendant plus de soixante ans. A partir de 1909, son salon littéraire de la rue Jacob, à Neuilly, accueille les écrivains et artistes qui ont compté des deux côtés de l'Atlantique : Colette, Paul Valéry, Pierre Louÿs, Anatole France, Robert de Montesquiou, Edna St. Vincent Millay, Somerset Maugham, T. S. Eliot, Isadora Duncan, Ezra Pound, André Gide, Djuna Barnes … En avril 1910, son recueil d'aphorismes, "Éparpillements", assure sa réputation littéraire. Remy de Gourmont, curieux d'en connaître l'auteur, tombe amoureux d'elle, il lui adresse des lettres passionnées, plus tard réunies en volume sous le titre de "Lettres à l'Amazone". La plus longue liaison connue de Natalie Barney est celle qu'elle a entretenue avec la peintre Américaine Romaine Brooks, rencontrée vers 1914, et qu'elle délaissera un temps pour Dolly Wilde, la nièce d'Oscar Wilde, à partir de 1937.
Romaine Brooks (1874-1970)
Beatrice Romaine Goddard est née à Rome, pendant un voyage de sa mère, Ella Mary Waterman. Son père le Major Henry Goddard les quitte quand elle est encore enfant. Romaine est envoyée aux États-Unis où elle est éduquée par une servante. Ce n'est qu'à douze ans qu'elle est autorisé à rejoindre sa mère, son frère et sa soeur en Europe. Elle passe son adolescence à apaiser aussi bien son frère qui souffre d'une maladie mentale, que sa mère instable. En 1896 elle convainc sa mère de lui permettre de suivre des cours de chant à Paris. En 1902 elle perd sa mère et hérite de toute la fortune de la famille. La même année elle s'installe à Londres et se marie avec le pianiste John Ellingham Brooks; ils se séparent trois mois plus tard. C'est en 1910 qu'elle commence à peindre des portraits grandeur nature et connaît le succès : Gabriel D'Annunzio, Jean Cocteau, Ida Rubinstein. En 1915, elle rencontre et tombe amoureuse de l'écrivaine Natalie Clifford Barney. C'est le début d'une relation qui durera cinquante ans. Malgré que ces exposition connaissent beaucoup de succès Brooks ne réalise presque plus de tableau après 1925.
"Je me suis appuyée à la beauté du Monde
Et j'ai tenu l'odeur des saisons dans mes mains.."
Anna de Noailles (1876-1933)
Anna de Noailles fut la contemporaine de Proust et son amie, elle et son mari serviront de modèle aux Gaspard de Réveillon dans Jean Santeuil : «La jeune femme, née Crespinelli, était une poétesse de dix-neuf ans dont La Revue des deux mondes venait de publier des vers admirables. » Née dans le somptueux hôtel Bibesco, au 22, boulevard de Latour-Maubourg, en lisière du faubourg Saint-Germain, elle est la fille du prince roumain Grégoire Bassaraba-Brancovan et de Ralouka Masurus, descendante d'une illustre famille crétoise établie à Constantinople, qui comptait nombre de lettrés et de diplomates. D'une nervosité exacerbée, qu'elle « soigne » très tôt en écrivant de la poésie. Des textes panthéistes et mélancoliques, qu'elle rassemblera ensuite et publiera dans "Le Cœur innombrable", paru en 1901. Un premier recueil qui reçoit un accueil triomphal de la critique. « Cette petite fille a du génie ! », s'écrie Anatole France. Tandis que Jean Moréas surnomme Anna « l'abeille de l'Hymette ». Au début du XXe siècle, son salon de l'avenue Hoche attire l'élite intellectuelle, littéraire et artistique de l'époque parmi lesquels Francis Jammes, Paul Claudel, Colette, André Gide, Frédéric Mistral, Robert de Montesquiou, Paul Valéry, Jean Cocteau, Alphonse Daudet, Pierre Loti, Paul Hervieu ou encore Max Jacob.
A la nuit
Nuits où meurent l'azur, les bruits et les contours,
Où les vives clartés s'éteignent une à une,
Ô nuit, urne profonde où les cendres du jour
Descendent mollement et dansent à la lune,
Jardin d'épais ombrage, abri des corps déments,
Grand coeur en qui tout rêve et tout désir pénètre
Pour le repos charnel ou l'assouvissement,
Nuit pleine des sommeils et des fautes de l'être,
Nuit propice aux plaisirs, à l'oubli, tour à tour,
Où dans le calme obscur l'âme s'ouvre et tressaille
Comme une fleur à qui le vent porte l'amour,
Ou bien s'abat ainsi qu'un chevreau dans la paille,
Nuit penchée au-dessus des villes et des eaux,
Toi qui regardes l'homme avec tes yeux d'étoiles,
Vois mon coeur bondissant, ivre comme un bateau,
Dont le vent rompt le mât et fait claquer la toile !
Regarde, nuit dont l'oeil argente les cailloux,
Ce coeur phosphorescent dont la vive brûlure
Éclairerait, ainsi que les yeux des hiboux,
L'heure sans clair de lune où l'ombre n'est pas sûre.
Vois mon coeur plus rompu, plus lourd et plus amer
Que le rude filet que les pêcheurs nocturnes
Lèvent, plein de poissons, d'algues et d'eau de mer
Dans la brume mouillée, agile et taciturne.
A ce coeur si rompu, si amer et si lourd,
Accorde le dormir sans songes et sans peines,
Sauve-le du regret, de l'orgueil, de l'amour,
Ô pitoyable nuit, mort brève, nuit humaine !...
La mort dit à l'homme...
Voici que vous avez assez souffert, pauvre homme,
Assez connu l'amour, le désir, le dégoût,
L'âpreté du vouloir et la torpeur des sommes,
L'orgueil d'être vivant et de pleurer debout...
Que voulez-vous savoir qui soit plus délectable
Que la douceur des jours que vous avez tenus,
Quittez le temps, quittez la maison et la table ;
Vous serez sans regret ni peur d'être venu.
J'emplirai votre coeur, vos mains et votre bouche
D'un repos si profond, si chaud et si pesant,
Que le soleil, la pluie et l'orage farouche
Ne réveilleront pas votre âme et votre sang.
- Pauvre âme, comme au jour où vous n'étiez pas née,
Vous serez pleine d'ombre et de plaisant oubli,
D'autres iront alors par les rudes journées
Pleurant aux creux des mains, des tombes et des lits.
D'autres iront en proie au douloureux vertige
Des profondes amours et du destin amer,
Et vous serez alors la sève dans les tiges,
La rose du rosier et le sel de la mer.
D'autres iront blessés de désir et de rêve
Et leurs gestes feront de la douleur dans l'air,
Mais vous ne saurez pas que le matin se lève,
Qu'il faut revivre encore, qu'il fait jour, qu'il fait clair.
Ils iront retenant leur âme qui chancelle
Et trébuchant ainsi qu'un homme pris de vin ;
- Et vous serez alors dans ma nuit éternelle,
Dans ma calme maison, dans mon jardin divin...
Il fera longtemps clair ce soir.
Il fera longtemps clair ce soir, les jours s'allongent.
La rumeur du jour vif se disperse et s'enfuit,
Et les arbres, surpris de ne pas voir la nuit,
Demeurent éveillés dans le soir blanc, et songent :
Les marronniers, sur l'air plein d'or et de lourdeur,
Répandent leurs parfums et semblent les étendre ;
On n'ose pas marcher ni remuer l'air tendre
De peur de déranger le sommeil des odeurs.
De lointains roulements arrivent de la ville ...
La poussière qu'un peu de brise soulevait.
Quittant l'arbre mouvant et las qu'elle revêt,
Redescend doucement sur les chemins tranquilles ;
Nous avons tous les jours l'habitude de voir
Cette route si simple et si souvent suivie,
Et pourtant quelque chose est changé dans la vie :
Nous n'aurons plus jamais notre âme de ce soir ...
L'empreinte
Je m'appuierai si bien et si fort à la vie,
D'une si rude étreinte et d'un tel serrement
Qu'avant que la douceur du jour me soit ravie
Elle s'échauffera de mon enlacement
La mer, abondamment sur le monde étalée
Gardera dans la route errante de son eau
Le goût de ma douleur qui est âcre et salée
Et sur les jours mouvants roule comme un bateau
Je laisserai de moi dans le pli des collines
La chaleur de mes yeux qui les ont vu fleurir
Et la cigale assise aux branches de l'épine
Fera crier le cri strident de mon désir.
Dans les champs printaniers la verdure nouvelle
Et le gazon touffu sur les bords des fossés
Sentiront palpiter et fuir comme des ailes
Les ombres de mes mains qui les ont tant pressés
La nature qui fut ma joie et mon domaine
Respirera dans l'air ma persistante odeur
Et sur l'abattement de la tristesse humaine
Je laisserais la forme unique de mon cœur
Paul Géraldy (1885-1983)
Son répertoire est celui du théâtre psychologique traditionnel, qu'il revivifia grâce à une subtile appréhension des relations familiales au sein de la petite bourgeoisie intellectuelle de l'entre-deux-guerres. Il porta son regard essentiellement sur la vie de couple (Aimer, 1921; Robert et Marianne, 1925; Duo, d'après Colette, 1938), soumise à la pesanteur du quotidien. Cet art empreint de sentimentalité lui valut un vif succès, notamment auprès du public féminin. Ce fut aussi le cas pour sa poésie, sensible et désuète, où il livre les confidences du cœur avec les mots de tous les jours (Toi et Moi, 1913) et qui atteignit des tirages jamais vus pour un ouvrage de poésie.