Miguel de Unamuno (1864-1936), "En torno al casticismo" (1895-1916), "Amor y pedagogia" (1902), "Vida de Don Quijote y Sancho" (1905), "Del sentimiento trágico de la vida" (1913, Le Sentiment tragique de la vie), "Niebla" (1914), "El Cristo de Velazquez" (1920) - ...

Last Update : 12/12/2016


"Ninguna época ha acumulado sobre el hombre conocimientos tan numerosos y tan di versos como la nuestra. Ninguna época ha logrado presentar su saber sobre el hombre bajo una forma que nos toca tan de cerca. Ninguna época ha logrado volver este saber tan pronta y tan fácilmente asequible. Pero también, ninguna época como la nuestra ha sabido menos lo que es el hombre. En ninguna época el hombre se ha revelado tan misterioso" (Aucune époque n’a accumulé autant de connaissances sur l’homme que la nôtre. Aucune époque n’a réussi à présenter son savoir sur l’homme sous une forme qui nous touche si étroitement. Aucune époque n’a réussi à rendre ce savoir si rapide et si facilement accessible. Mais aussi, aucune époque comme la nôtre n’a connu moins ce qu’est l’homme. Jamais l’homme ne s’est révélé aussi mystérieux) ...

 

Publié en 1913, "Le Sentiment tragique de la vie" est l'ouvrage le plus connu du philosophe et poète Miguel de Unamuno pour qui toute conscience est conscience de la mort et de notre souffrance, et si la conscience est effectivement ce qui fait de nous des êtres humains, alors le seul chemin nous restant pour donner quelque consistance à notre existence, est d'assumer cette souffrance. Il fut aussi le maître à penser de l'humanisme révolutionnaire antifranquiste ...


Miguel de Unamuno fut à la fois, en son temps, le miroir des contradictions de son pays, l'Espagne, un intellectuel engagé (et controversé), et au-delà, un précurseur de l'existentialisme et un innovateur littéraire ...

 

- Unamuno a été l'un des leaders intellectuels de cette génération d'écrivains et penseurs profondément marqués par la "crise de 98" (la perte des dernières colonies espagnoles : Cuba, Porto Rico, les Philippines). Avec des auteurs comme Pío Baroja ou Azorín, il a engagé une réflexion douloureuse sur l'"âme de l'Espagne" (Intrahistoria). Il a cherché les racines profondes du pays au-delà des désastres politiques, dans ses paysages (la "terre de Castille"), sa langue et sa littérature.

 

- Son essai "Vie de Don Quichotte et Sancho" (1905) est fondamental. Il ne s'agit pas d'une étude littéraire, mais d'une interprétation existentielle. Pour Unamuno, Don Quichotte est le héros de l'Espagne éternelle, celui qui se bat pour des idéaux impossibles, défiant la raison et le matérialisme. Cette vision a profondément influencé la façon dont les Espagnols perçoivent leur chef-d'œuvre national et leur propre identité.

 

- Recteur de l'Université de Salamanque, il a été un critique féroce de la monarchie d'Alphonse XIII, ce qui lui a valu un exil sous la dictature de Primo de Rivera. Son engagement politique a été tumultueux : d'abord socialiste dans sa jeunesse, puis républicain, il a finalement accueilli la Seconde République avec un optimisme mitigé.

 

- Un symbole de la résistance intellectuelle au franquisme :  son moment le plus célèbre et le plus dramatique est son discours du 12 octobre 1936 ("Vous vaincrez, mais vous ne convaincrez pas"), face au général Millán Astray, dans une Salamanque déjà acquise aux nationalistes. Cet acte de défi public contre la barbarie et le fanatisme, quelques semaines avant sa mort, en a fait un symbole éternel du courage civique face à l'oppression. Sa mort, en résidence surveillée, a scellé son statut de martyr de la pensée libre.

Et sa fameuse phrase "Vaincre sans convaincre" est toujours reprise pour critiquer toute forme de pouvoir qui s'impose par la force sans chercher l'adhésion des esprits.

 

- Il est une lecture obligatoire dans le système éducatif espagnol. Son œuvre, en particulier Le "Sentiment tragique de la vie" et son roman "Brouillard" (Niebla), est considérée comme un fondement de la pensée et de la littérature espagnoles modernes.

 

- Lors des tensions autour de l'indépendance de la Catalogne ou dans les débats sur la polarisation politique, on cite souvent Unamuno pour sa défense d'une Espagne plurielle et son rejet des nationalismes exclusivistes et violents.

 

- Bien avant Sartre ou Camus, Unamuno a placé l'individu concret, "de chair et de os", au centre de sa réflexion philosophique. "Le Sentiment tragique de la vie" (1913) évoque le conflit déchirant entre la raison (qui nie Dieu et l'immortalité) et le cœur (qui les désire passionnément). Cette "agonie" (du grec agon, combat) est le fondement de sa pensée et a influencé de nombreux penseurs existentialistes chrétiens et athées.

 

- Son roman Brouillard (Niebla, 1914) est un chef-d'œuvre de la métafiction. Il invente le terme "nivola" pour décrire un genre romanesque qui rompt avec le réalisme du XIXe siècle, où l'auteur dialogue avec ses personnages et remet en cause la frontière entre fiction et réalité. Cette modernité narrative l'apparente à des auteurs comme Pirandello.

 

- Enfin, la scène de son affrontement avec Millán Astray, popularisée par des films (comme "While at War" d'Alejandro Amenábar, 2019) et des documentaires, a dépassé le cadre espagnol. Elle est devenue une allégorie universelle du conflit entre l'intelligence et la force brute, entre la parole et le cri de guerre...


Miguel de Unamuno (1864-1936)
Unamuno est le penseur de l’introspection anxieuse. Unamuno, écrivait Machado, "est de la lignée des mystiques espagnols, ces âmes de feu", personnalité complexe et tourmentée, relèveront tous ses biographes : romancier, poète, engagé, philosophe, il restera pourtant inclassable. Il obtient, en 1891, la chaire de grec à l'université de Salamanque, mais fut condamné à l'exil en 1924 sous la dictature de Primo de Rivera, et réussit à fuir en France jusqu'en 1930. Tourmenté donc par une inquiétude existentielle mais aussi par un appétit d'éternité, Unamuno entend semer "des germes de doute, de méfiance, d'inquiétude", ne pas vivre en paix ni avec les autres ni avec lui-même ("J'ai besoin de guerre, de guerre en mon for intérieur"), et à partir de là trouver "l'âme derrière la chair". Unamuno tente une recherche éperdue de l'âme espagnole (casticismo), aussi bien dans la figure de don Quichotte (Vida de don Quijote y Sancho, 1905) que dans les paysages de son pays parcourus et décrits avec ferveur, et retrouve des éléments de réponse dans l'humanisme des mystiques espagnols (L'Essence de l'Espagne, 1895, En torno al casticismo). En 1907, Unamuno publie un recueil de Poesías et ne cessera d'écrire des poésies : Rosario de sonetos líricos (1911), El Cristo de Velázquez (1913-1920), Rimas de dentro (1923), Teresa (1924), Romancero del destierro (1928). Dans son livre le plus connu, "Del sentimiento trágico de la vida" (1913), il exacerbe le dilemne tragique qui le dévore, entre la raison et la foi, la "soif d'amour éternisant et éternel".

"La Agonía del cristianismo" (1925) prolonge une réflexion qui annonce l'existentialisme (Unamuno a cru reconnaître en Kierkegaard ses propres obsessions), mais un existentialisme qui ne peut faire abstraction d'une finitude toute charnelle : "la vérité n'est pas ce qui nous fait penser, mais ce qui nous fait vivre".

Le roman est pour Unamuno une oeuvre perpétuellement ouverte et au travers de chacun des sept romans qu'il écrit  entre 1902 et 1931, il entend constamment progresser dans l'innovation littéraire. "Amor y pedagogia" (1902) est l'histoire d'un échec, celui d'un homme qui entend faire de son fils un génie, traité comme une implacable satire du positivisme. "La Vida de Don Quijote y Sancho" (1905) se veut exégèse du roman de Cervantès et critique des "hidalgos de la Raison". "Niebla" (Brouillard, 1914) est un roman de la nausée qui met en scène un personnage en révolte contre son créateur et qui engage avec lui un dialogue pathétique sur la mort, la fatalité, le rêve et le réel. "Abel Sánchez" (1917) est une version moderne d'Abel et Caïn dans une petite ville espagnole totalement dépourvue d'atmosphère extérieure. "Tres novelas ejemplares y un prólogo" (1920) se donne comme une trilogie de la volonté dans laquelle le personnage principal entend soumettre ou détruire tout ce qui peut s'opposer à ses desseins, et ce dans un style qui où s'efface progressivement tout élément narratif. Dans "La tia Tula" (1921), le personnage principal doit assumer le fait d'être vierge et mère de l'enfant sa soeur défunte, qu'elle doit élever en compagnie de son beau-frère. Dans "San Manuel Bueno, mártir" (1930), la fille spirituelle d'un prêtre rédige son autobiographie qui laisse s'imposer progressivement au lecteur l'idée que le prêtre a cessé de croire à la vie éternelle.

Dans toute son oeuvre, Unamuno s'engage sur des aspects toujours dramatiques de l'inépuisable condition humaine. C'est vers l'âme populaire qu'il se tourne, celle de la vie obscure de millions d'hommes porteur de la tradition immuable qui nourrit l'Espagne (En torno al casticismo, 1895), vers une quête hispanique de l'absolu qui n'est pas celle, si froide, du rationalisme européen (Soliloquios y conversaciones, 1911), vers le pur élan vital ou moral qui ne se soucie pas des recherches érudites (De esto y de aquallo, 1954).
Mais son légendaire égotisme l'aveugle sur cette guerre civile qui va embraser l'Espagne à la fin de sa vie. Exaspéré par la République, par les désordres, les grèves, les violences, Unamuno accueille favorablement le soulèvement de Franco : au cours d’une cérémonie franquiste célébrée à Salamanque le 12 octobre 1936, il prononce un discours attaquant le pouvoir dictatorial. Il est destitué de son poste de recteur et meurt assigné à résidence le 31 décembre de la même année. 


"Paz en guerra" (Miguel de Unamuno, 1897)
Miguel de Unamuno retrace, après dix années de travail, l'histoire de la seconde guerre carliste, vécue à Bilbao, mais une histoire non plus vécue par des personnages politiques ou des chefs militaires, mais par des petites gens anonymes incarnés par deux personnages, Ignacio Iturriondo et Pachico Zabalbide.


Dans "Vida de Don Quijote y Sancho" (1905) et "Soliloquios y conversaciones" (1911) Unamuno prône une quête hispanique de l'absolu, différente du si froid rationalisme européen. Con una extrana mezcla de admiracion y animadversion hacia Cervantes, Unamuno, tomando el Quijote en ocasiones como simple pretexto y sirviendose en otras de el como estimulo y fuente de inspiracion, logro crear un inspirado ensayo de gran valor literario y filosofico.

 

Vida de Don Quijote y Sancho (La Vie de Don Quichotte et de Sancho Pança, 1905)

Essai philosophique portant sur un héros que Unamuno trouve en tout point conforme à l'idéal qu'il a défini dans "Le Sentiment tragique de la vie". Les morales utilitaires et positivistes doivent,  dit-il, être rejetées comme indignes de l'être humain, dont le salut résidera dans sa volonté de dépassement. Pour Unamuno, don Quichotte est fou, mais ce fou est au suprême degré conscient de sa personnalité, et avide d'éternel. Aussi, des la première aventure du chevalier -  la rencontre à l'auberge de deux pauvres prostituées qu'il appelle demoiselles -, une interprétation généreuse se dégage : il faut purifier le mal, il faut que soit rachetée l'injustice sociale. De même, la scène où les marchands ne veulent pas accéder aux prières de Dulcinée symbolise pour l'écrivain le drame fatal de quiconque veut faire triompher la vérité de l'esprit. Symbole également, l'assaut aux moulins à vent, ou la lutte de l'esprit contre la brutalité de la machine. A propos de la libération des galériens par don Quichotte, l'auteur rêve d'une justice plus humaine que la justice légale. Du carnage que fait le chevalier parmi les marionnettes, l'écrivain tire une leçon d'héroïque sincérité. Par ailleurs, l'horreur de l'hypocrisie inspire à Unamuno cette vision d`Apocalypse : "Quel spectacle ce serait, écrit-il, si,  dans la merveilleuse cathédrale de León toute bruissante de psalmodies, peu à peu les prières des chanoines étaient couvertes par des paroles pleines de franchise, déferlant sous les nefs immenses avec le tumulte de la tempête, et si elles détruisaient la cathédrale de pierre pour ériger un temple de l`esprit, plus élevé et plus solide encore!".

"Le monde n`est pas ta représentation, mais la création de notre cœur." Pour Unamuno, la vérité n'est pas ce qui fait penser, mais ce qui fait vivre. ..."


"Del sentimiento trágico de la vida" (Miguel de Unamuno , 1913)

Dans ce livre, écrit en 1912, l'auteur ne tente pas seulement de définir un christianisme qui se trouve souvent en marge des doctrines officielles, mais oppose également sa conception de l'homme et du monde à celle du rationalisme moderne. «Mais là où nous devons aller chercher le héros de notre pensée, ce n'est pas chez un philosophe ayant vécu en chair et en os, mais chez un être de fiction et d'action, plus réel que tous les philosophes : Don Quichotte. [...] Et l'on ne peut dire que la philosophie de Don Quichotte fut exactement l'idéalisme : il ne combattait pas pour des idées. C'était le spiritualisme : il combattait pour l'esprit.» (Gallimard) 

"..Aujourd’hui, je me poserai la question suivante : pourquoi fait-on de la philosophie? C’est-à-dire, pourquoi cette investigation des premiers principes et les fins ultimes des choses ? Pourquoi cette recherche de la verité désintéressée ? Dire que tous les hommes tendent par nature à connaitre, c’est bien ; mais, pourquoi ? Les philosophes cherchent un point de départ théorique ou idéal à leur travail humain, qui est de philosopher; mais ils oublient volontiers de chercher le point de départ pratique et réel, le vrai mobile. En faisant de la philosophie, en la pensant, en l’exposant à ses semblables, que se propose-t-on réellement? Que cherche en cela et avec cela le philosophe ? La vérité pour la vérite même ? La vérité pour que notre conduite y soit assujettie et qu’en face de la vie et de l’univers, nous y conformions notre attitude spirituelle ? La philosophie est un produit humain de chaque philosophe, et chaque philosophe est un homme de chair et de sang qui s’adresse à d’autres hommes de chair et de sang comme lui. Et qu’il fasse ou non comme il l’entend, il philosophe, non avec la raison seule, mais avec la volonté, avec le sentiment, avec la chair et avec le sang, avec l’ême tout entière et le corps tout entier. C’est l’homme qui philosophe.

Et je ne veux pas utiliser ici le moi, en disant que, en philosophant, c’est moi qui fais de la philosophie et non l’homme, pour qu'on ne confonde pas ce moi concret, circonscrit, de chair et de sang, qui a mal aux dents et qui ne parvient pas à trouver la vie supportable si la mort est l’annihilation de la conscience personnelle, pour qu’on ne le confonde pas avec cet autre moi de contrebande, le Moi majuscule, le Moi théorique introduit dans la philosophie par Fichte, non plus qu’avec l’Unique et Théorique Moi de Max Stirner. Il vaut mieux dire : nous. Nous : les individus circonscrits dans l’espace. Savoir pour savoir ! La vérité pour la vérité ? C’est inhumain. Et si nous soutenons que la philosophie théorique se dirige vers la pratique, la vérité vers le bien, vers la morale, j'ajouterai : et le bien, à quoi bon ? Serait-il une fin en soi ? N’est bon que ce qui contribue à la conservation, à la perpétuation et à l'enrichissement de la conscience. Le bien se dirige vers l’homme, le maintien et la perfection de la société humaine qui se compose d‘hommes. Et cela, a quoi bon ?  "Agis de façon que ton action puisse servir de règle à tous les hommes", nous dit Kant. Soit, et pourquoi ? ll faut chercher un pourquoi. Dans le point de départ, le véritable point de départ, le pratique et non le théorique, de toute philosophie, il y a un pourquoi. Le philosophe fait de la philosophie pour autre chose que le simple fait de faire de la philosophie. "Primum vivere, deinde philosophari", dit l’antique adage latin, et comme le philosophe, avant de philosopher est homme, il a besoin de vivre pour pouvoir philosopher, et de fait, il philosophe pour vivre. Aussi philosophe-t-il, pour se résigner à la vie, pour lui trouver quelque finalité, pour se distraire et oublier ses peines, par sport ou par jeu. Bon exemple de ce dernier cas, ce terrible ironiste athénien que fut Socrate, et au sujet duquel Xenophon dans ses "Mémorables" nous raconte qu’il enseigna si bien à Theodora la courtisane les arts dont elle devait se prévaloir pour attirer chez elle ses amants, qu’elle demanda au philosophe de devenir son compagnon de chasse, en un mot, son entremetteur. En fait, la philosophie se convertit parfois volontiers en une sorte de proxénétisme, spirituel si l'on veut. D'autres fois aussi, en opium pour endormir les chagrins.."

 

"Del sentimiento trágico de la vida en los hombres y en los pueblos", publié en 1914, est un essai sur l'angoisse religieuse du monde moderne et de l'homme éternel fort différent par sa forme des traditionnels traités de métaphysique ou de religion : on n'y suit pas l'enchaînement d'une pensée logique, mais tout au contraire le rythme d'un jaillissement intérieur, des besoins instinctifs d'un homme qui, simplement, ne veut pas mourir. Il n'est pas d'expression plus totale d'un certains catholicisme hispanique, à la fois fidèle et adorant, et sans cesse aux limites de l'hérésie. qui nomme ses autorités bien moins chez les docteurs de l'Eglise que chez les mystiques universels, les métaphysiciens du fond de l`âme, et surtout chez Cervantes : ce sentiment tragique de la vie est à la base du "quichottisme", tel qu'Unamuno l'a exposé dans sa "Vie de Don Quichotte et de Sancho Pança". 

Le point de départ de l'auteur est aussi celui de Pascal, de Kierkegaard, de Nietzsche :  l'être humain concret, inséparablement chair et esprit, désir et connaissance, l'être humain qui possède une destinée exceptionnelle unique, affronte la souffrance, la joie, la mort. Non pas l'être humain affectif, au détriment de l'être humain raisonnable, mais l'être humain affectif autant que l'être humain raisonnable. Unamuno reprend donc le grand thème de Nietzsche : il n'y a pas une philosophie, il n'y a que des philosophes. Chaque conception du monde naît du plus intérieur et du moins communicable de la personnalité : ainsi la philosophie se trouve être plus proche de la poésie que de la science. Elle doit exprimer l'aventure individuelle, dans le temps et devant l'éternité, et seulement cela : « Notre philosophie, c'est-à-dire notre manière de comprendre ou de ne pas comprendre le monde, jaillit de notre sentiment même de la vie". Même une pensée d'apparence toute impersonnelle, comme le kantisme, ne serait rien sans son auteur. Ce qui importe, c'est l'être humain Kant, l'être humain reconstruisant avec le cœur ce qu`il avait abattu avec la tête. L'être humain Kant ne se résignait pas à mourir tout entier. Et c'est pour cela qu'il fit ce saut, le saut immortel de l'une à l'autre critique. Les professeurs rédigent des histoires de la philosophie, alors qu'il n'y a que des aventures, des destinées de philosophes...

"Pourquoi est-ce que je veux savoir d'où je viens et où je vais, d'où vient et où va tout ce qui m'entoure, et ce que signifie tout cela ? Parce que je ne veux pas mourir entièrement, et parce que je veux savoir pour de bon si je dois mourir ou non. Si je ne meurs pas : qu'adviendra-t-il de moi ? Et si je meurs, dès lors, plus rien n'a de sens. Il y a trois solutions : ou je sais que je dois mourir entièrement, en quel cas le désespoir est irrémédiable ; ou je sais que je dois ne pas mourir entièrement, en quel cas je me résigne ; ou bien je ne peux savoir ni l'un ni l'autre, en quel cas je me résigne au désespoir, ou je désespère de me résigner jamais ; en quel cas : une résignation désespérée ou un désespoir résigné, et en tous cas la lutte..."

 

EL HOMBRE DE CARNE Y HUESO 

L'homme en chair et en os

"Homo sum: nihil humani a me alienum puto, dijo el cómico latino. Y yo diría más bien, nullum hominem a me alienum puto; soy hombre, a ningún otro hombre estimo extraño. Porque el adjetivo humanus me es tan sospechoso como su sustantivo abstracto humanitas, la humanidad. Ni lo humano ni la humanidad, ni el adjetivo simple, ni el sustantivado, sino el sustantivo concreto: el hombre. El hombre de carne y hueso, el que nace, sufre y muere -sobre todo muere-, el que come y bebe y juega y duerme y piensa y quiere, el hombre que se ve y a quien se oye, el hermano, el verdadero hermano."

(Homo sum; nihil humanum a me alienum puto, dit le comique latin. Et moi je dirai mieux : nullum hominem a me alienum puto. Car l'adjectif humanus m'est aussi suspect que le substantif abstrait humanitas, l'humanité. Ni l'humain ni l'humanité; ni l'adjectif simple ni le substantif abstrait, mais le substantif concret : l'homme. L'homme en chair et en os, celui qui naît, souffre et meurt - surtout meurt - celui qui mange, boit, joue, dort, pense, aime;  l'homme qu'on voit et qu'on entend, le frère, le vrai frère). 

 

Porque hay otra cosa, que llaman también hombre, y es el sujeto de no pocas divagaciones más o menos científicas. Y es el bípedo implume de la leyenda, el ζῷον πoλιτικόν de Aristóteles, el contratante, social de Rousseau, el homo oeconomicus de los manchesterianos, el homo sapiens, de Linneo, o, si se quiere, el mamífero vertical. Un hombre que no es de aquí o de allí, ni de esta época o de la otra, que np tiene ni sexo ni patria, una idea, en fin. Es decir, un no hombre. 

(Parce qu'il y a autre chose, qu'on appelle aussi l'homme, et qui fait l'objet d'un certain nombre de divagations plus ou moins scientifiques. C'est le bipède sans plume de la légende, l'animal politique d'Aristote, la partie du  contrat social chez Rousseau, l'homo œconomicus  des manchesteriens, l'homo sapiens de Linné, ou, si l'on veut, le mammifère debout. Un homme qui n'est d'aucun endroit déterminé, ni d'aucune époque précise, qui n'a ni sexe ni patrie ; bref : une idée. En d'autres termes : quelque chose d'autre qu'un homme.)

 

El nuestro es el otro, el de carne y hueso; yo, tú, lector mío; aquel otro de más allá, cuantos pesamos sobre la tierra.

(Le nôtre est celui de chair et d'os; moi; toi, lecteur; cet autreplus loin; nous tous qui foulons la terre..)

Y este hombre concreto, de carne y hueso, es el sujeto y el supremo objeto a la vez de toda filosofía, quiéranlo o no ciertos sedicentes filósofos. 

(Et cet homme concret, en chair et en os, est le sujet et l'objet suprême de toute philosophie, que le veuillent ou non certains soi-disant philosophes..)

 

En las más de las historias de la filosofía que conozco se nos presenta a los sistemas como originándose los unos de los otros, y sus autores, los filósofos, apenas aparecen sino como meros pretextos. La íntima biografía de los filósofos, de los hombres que filosofaron ocupa un lugar secundario. Y es ella, sin embargo, esa íntima biografía, la que más cosas nos explica. 

(Dans la plupart des histoires de la philosophie que je connais, on nous présente les systèmes comme s'engendrant les uns les autres, et leurs auteurs, les philosophes, n'apparaissent guère que comme de simples prétextes. La biographie intime des philosophes, des hommes qui ont passé leur vie à philosopher, n'occupe qu'une place secondaire. Et c'est justement cette biographie intime qui nous explique le plus de choses.)

 

Cúmplenos decir, ante todo, que la filosofía se acuesta más a la poesía que no a la ciencias. Cuantos sistemas filosóficos se han fraguado como suprema concinación de los resultados finales de las ciencias particulares, en un período cualquiera han tenido mucha menos consistencia y menos vida que aquellos otros que representaban el anhelo integral del espíritu de su autor.

(Il importe de dire, avant tout, que la philosophie s'unit plutôt à la poésie qu'à la science. Tous les systèmes philosophiques qu'on a fabriqués comme le couronnement suprême des résultats ultimes des sciences particulières, ont tenu en toute époque moins de consistance et de vitalité que les autres systèmes qui représentaient l'aspiration intégrale de leur auteur).

 

Y es que las ciencias, importándonos tanto y siendo indispensables para nuestra vida y nuestro pensamiento, nos son, en cierto sentido, más extrañas que la filosofía. Cumplen un fin más objetivo, es decir, más fuera de nosotros. Son, en el fondo, cosa de economía. Un nuevo descubrimiento científico, de los que llamamos teóricos, es como un descubrimiento mecánico; el de )a máquina de vapor, el teléfono, el fonógrafo, el areoplano, una cosa que sirve para algo. Así, el teléfono puede servirnos para comunicarnos a distancia con la mujer amada. Pero ésta ¿para qué nos sirve? Toma uno el tranvía eléctrico para ir a oir una ópera, y se pregunta: ¿cuál es en este caso más útil, el tranvía o la ópera? 

(C'est que les sciences, qui nous importent tant et sont indispensables à notre vie et à notre pensée, nous sont, en un certain sens, plus étrangères que la philosophie. Elles tendent à une fin plus objective, c'est-à-dire plus en dehors de nous-mêmes. Elles sont, au fond, affaires d'économie. Une nouvelle découverte scientifique, même dans les sciences dites théoriques, est, de même qu'une découverte mécanique comme celle de la machine à vapeur, du téléphone, du phonographe, de l'aéroplane, une chose qui a une utilité. Ainsi, le téléphone peut nous servir à communiquer à distance avec la femme aimée. Mais celle-ci, à quoi nous sert-elle ? On prend le tramway électrique pour aller entendre un opéra, et l'on peut se demander ce qui, dans l'espèce, est le plus utile, du tramway ou de l'opéra?)

 

La filosofía responde a la necesidad de formarnos una concepción unitaria y total del mundo y de la vida, y como consecuencia de esa concepción, un sentimiento que engendre una actitud íntima y hasta una acción. Pero resulta que ese sentimiento, en vez de ser consecuencia de aquella concepción, es causa de ella. Nuestra filosofía, esto es, nuestro modo de comprender o de no comprender el mundo y la vida brota de nuestro sentimiento respecto a la vida misma. Y esta, como todo lo afectivo, tiene raíces subconcientes, inconcientes tal vez. 

(La philosophie répond a la nécessité de nous former une conception unitaire et totale du monde et de la vie, et comme conséquence de cette conception, un sentiment qui engendre une attitude intime et même une action. Mais en fait ce sentiment, au lieu d'être effet de cette conception, en est cause. Notre philosophie, c'est-a-dire notre manière de comprendre ou de ne pas comprendre le monde et la vie, jaillit de notre sentiment touchant cette vie même. Et celle-ci, comme tout ce qui est affectif, a des racines subconscientes, peut-être inconscientes.)

 

No suelen ser nuestras ideas las que nos hacen optimistas o pesimistas, sino que es nuestro optimismo o nuestro pesimismo, de origen fisiológico o patoló-gico quizás, tanto el uno como el otro, el que hace nuestras ideas. 

(Ce n'est pas nos idées qui nous font optimistes ou pessimistes, c'est notre optimisme, ou notre pessimisme, d'origine physiologique ou au besoin pathologique, l'un autant que l'autre, qui fait nos idées.)

 

El hombre, dicen, es un animal racional. No sé por qué no se haya dicho que es un animal afectivo o sentimental. Y acaso lo que de los demás animales le diferencia sea más el sentimimiento que no la ra-zón. Más veces he visto razonar a un gato que no reír o llorar. Acaso llore o ría por dentro, pero por dentro acaso también el cangrejo resuelva ecuaciones de segundo grado. 

( L'homme, dit-on, est un être raisonnable. Je ne sais pourquoi l'on n'a pas dit que c'est un animal affectif ou sentimental. Et peut-être ce qui le différencie des autres animaux est-il plus le sentiment que la raison. J 'ai vu plus souvent un chat raisonner que rire ou pleurer. Peut-être pleure-t-il ou rit-il en dedans, mais peut-être aussi le crabe résout-il en dedans de lui des équations du second degré).

 

Y así, lo que en un filósofo nos debe más importar es el hombre.

(Aussi est-ce l'homme qui doit le plus nous importer dans un philosophe). 

 

Tomad a Kant, al hombre Manuel Kant, que nació y vivió en Koenigsberg, a forales del siglo xviII y hasta pisar los umbrales del XIX. Hay en la filosofía de este hombre Kant, hombre de corazón y de cabeza, es decir, hombre, un significativo salto, como habría dicho Kierkegaard, otro hombre -¡y tan hombre!-, el salto de la Crítica de la razón pura a la Crítica de la razón práctica. Reconstruye en esta, digan lo que quieran los que no ven al hombre, lo que en aquella abatió, después de haber examinado y pulverizado con su análisis las tradicionales pruebas de la existencia de Dios, del Dios aristotélico, que es el Dios que corresponde al ζῷον πoλιτικόν; del Dios abstracto, del primer motor inmóvil, vuelve a reconstruir a Dios, pero al Dios de la conciencia, al autor del orden moral, al Dios luterano, en fin. Ese salto de Kant está ya en germen en la noción luterana de la fe.

(Prenez Kant, l'homme Emmanuel Kant, qui naquit et vécut a Konigsberg, à la fin du XVIIIe siècle, jusqu'au seuil du XIXe. Il y a dans la philosophie de ce Kant, homme de cœur et de tête, c'est-a-dire homme, un saut significatif, comme aurait dit Kierkegaard, autre homme - et quel homme! - le saut de la "Critique de Raison Pure" à la "Critique dela Raison Pratique". Quoi qu'en disent ceux qui ne voient pas l'homme, il reconstruit dans cette dernière tout ce qu'il avait démoli dans la première, après avoir examiné et pulvérisé par son analyse les preuves traditionnelles de l'existence de Dieu, du Dieu aristotélicien, qui est le dieu qui correspond à l'animal politique, du dieu abstrait, du premier moteur immobile. A partir de là, il en vient à reconstruire Dieu, mais c'est le Dieu de la conscience, l'auteur de l'ordre moral – le Dieu luthérien, en fin de compte. Ce saut réalisé par Kant est déjà contenu en germe dans la notion luthérienne de foi.)

 

El un Dios, el Dios racional, es la proyección al infinito de fuera del hombre por definición, es decir, del hombre abstracto, el hombre no hombre, y el otro Dios, el Dios sentimental o volitivo, es la proyección al infinito de dentro del hombre por vida, del hombre concreto, de carne y hueso.  

(Le Dieu-un, le Dieu rationnel, est la projection, dans l'infini extérieur, de l'homme par définition, c'est-a-dire de l'homme abstrait, de l'homme non homme; et l'autre Dieu, le Dieu sentimental et volitionnel, est la projection dans l'inflni intérieur, de l'homme doué de vie, de l'homme concret en chair et en os. )

 

Kant reconstruyó con el corazón lo que con la cabeza había abatido. Y es que sabemos, por testimonio de los que le conocieron y por testimonio propio, en sus cartas y manifestaciones privadas, que el hombre Kant, el solterón un sí es no es egoísta, que profesó filosofía en Koenigsberg a fines del siglo de la Enciclopedia y de la diosa Razón, era un hombre muy preocupado del problema. Quiero decir del único verdadero problema vital, del que más a las entrañas nos llega, del problema de nuestro destino individual y personal, de la inmortalidad del alma. El hombre Kant no se resignaba a morir del todo. Y porque no se resignaba a morir del todo, dio el salto aquel, el salto inmortal de una a otra crítica.

(Kant reconstruisit avec le cœur ce qu'il avait détruit avec le cerveau. Et nous savons, par le témoignage de ceux qui le connurent et par son propre témoignage, dans ses lettres et ses manifestations privées, que l'homme Kant, le célibataire tant soit peu égoïste, qui enseigna la philosophie à Konigsberg à la fin du siècle de l'Encyclopédie et de la déesse Raison, était un homme essentiellement préoccupé du problème. Je veux dire du seul problème vraiment vital, celui qui nous prend le plus aux entrailles, le problème de notre destinée individuelle et personnelle, de l'immortalité de l'âme. L'homme Kant ne se résignait pas à mourir totalement. Et parce qu'il ne se résignait pas a mourir totalement, il fit ce saut, le saut immortel, de l'une à l'autre critique).

 

Quien lea con atención y sin anteojeras la Crítica de la razón práctica, verá que, en rigor, se deduce en ella la existencia de Dios de la inmortalidad del alma, y no esta de aquella. El imperativo categórico nos lleva a un postulado moral que exige a su vez, en el orden teológico, o más bien escatológico, la inmortalidad del alma, y para sustentar esta inmortalidad aparece Dios. Todo lo demás es escamoteo de profesional de la filosofía. 

(Quiconque lit avec attention et sans œillères la "Critique de la Raison Pratique" verra que, rigoureusement, l'existence de Dieu y est déduite de l'immortalité de l'âme, et non celle-ci de celle-là. L'impératif catégorique nous amène à un postulat moral qui exige à son tour, dans l'ordre téléologique ou plutôt eschatologique, l'immortalité de l'âme; et pour soutenir cette immortalité apparaît Dieu. Tout le reste est un escamotage de professionnel de la philosophie. L'homme Kant sentait la morale comme base de l'eschatologie, mais le

professeur de philosophie intervertit les termes.) 

 

Ya dijo no sé dónde otro profesor, el profesor y hombre Guillermo James, que Dios para la generalidad de los hombres es el productor de inmortalidad. Sí, para la generalidad de los hombres, incluyendo al hombre Kant, al hombre James y al hombre que traza estas líneas, que estás, lector, leyendo. Un día, hablando con un campesino, le propuse la hipótesis de que hubiese, en efecto, un Dios que rige cielo y tierra, Conciencia del Universo, pero que no por eso sea el alma de cada hombre inmortal en el sentido tradicional y concreto. Y me respondió: «Entonces, ¿para qué Dios?» Y así se respondían en el recóndito foro de su conciencia el hombre Kant y el hombre James. Sólo que al actuar como profesores tenían que justificar racionalmente esa actitud tan poco racional. Lo que no quiere decir, claro está, que sea absurda.

(Un autre professeur, le professeur et homme William James, a déjà dit, je ne sais où, que Dieu, pour la plupart des hommes, est le faiseur d'immortalité. Oui, pour la plupart des hommes, y compris l'homme Kant, l'homme James, et l'homme qui écrit les lignes que tu lis, lecteur. Un jour parlant avec un paysan, je lui proposai l'hypothèse selon laquelle il  aurait en effet un Dieu régissant le ciel et la terre, conscience de l'Univers, mais sans que pour cela l'âme de chaque homme fût immortelle au sens traditionnel et concret. Il me répondit : "Alors, pourquoi ce Dieu!"  C'est la même réponse que se firent dans le for intérieur de leur conscience l'homme Kant et l'homme James. Seulement, agissant en professeurs de philosophie, il leur fallait justifier rationnellement cette attitude si peu raisonnable. Ce qui ne veut pas dire, cela est clair, qu'elle fût absurde)

 

Hegel hizo célebre su aforismo de que todo lo racional es real y todo lo real racional; pero somos muchos los que, no convencidos por Hegel, seguimos creyendo que lo real, lo realmente real, es irracional; que la razón construye sobre las irracionalidades. Hegel, gran definidor, pretendió reconstruir el universo con definiciones, como aquel sargento de artillería decía que se construyeran los cañones: tomando un agujero y recubriéndolo de hierro. 

(Hegel fut célèbre pour son aphorisme que tout le rationnel est réel et tout le réel rationnel; pourtant nous sommes nombreux qui, non convaincus par Hegel, continuons a croire que le réel, le réellement réel, est irrationnel; que la raison bâtit sur des irrationnalités. Hegel, grand concepteur, eut la prétention de reconstruire l'univers avec des définitions, comme ce maréchal des logis d'artillerie qui disait qu'on construit un canon en prenant un trou et en mettant du fer autour).

 

 Otro hombre, el hombre José Butler, obispo anglicano, que vivió a principios del siglo XVIII, y de quien dice el cardenal católico Newman que es el nombre más grande d.e la Iglesia anglicana, al final del capítulo primero de su gran obra sobre la analogía de la religión {The Analogy of Religión), capítulo que trata de la vida futura, escribió estas preñadas palabras: «Esta credibilidad en una vida futura, sobre lo que tanto aquí se ha insistido, por poco que satisfaga nuestra curiosidad, parece responder a los propósitos todos de la religión tanto como respondería una prueba demostrativa. En realidad, una prueba, aun demostrativa, de una vida futura, no sería una prueba de religión. Porque el que hayamos de vivir después de la muerte es cosa que se compadece tan bien con el ateísmo, y que puede ser por éste tan tomada en cuenta como el que ahora estamos vivos, y nada puede ser, por lo tanto, más absurdo que argüir del ateísmo que no puede haber estado futuro.» 

(Un autre homme, l'homme Joseph Butler, évêque anglican qui vivait au commencement du XVIIIe siècle, et dont le cardinal catholique Newmann dit que c'est le plus grand nom de l'Eglise anglicane, termine le premier chapitre de son grand ouvrage sur l'Analogie de la religion (the Anology of Religion), chapitre traitant de la vie future, par ces paroles fécondes : "Cette crédibilité en une vie future, sur quoi on a tant insisté ici, si peu quelle satisfasse notre curiosité, paraît répondre a tous les desiderata de la religion autant qu'une preuve démonstrative. En réalité, une preuve, même démonstrative, d'une vie future, ne serait pas une preuve de religion. En effet, que nous continuions à vivre après la mort, c'est aussi compatible avec l'athéisme, et peut aussi bien par celui-ci être pris en considération que le fait que nous vivons actuellement. Rien ne saurait, partant, être aussi absurde que d'arguer de l'athéisme qu'il ne peut y avoir de vie future." 

 

El hombre Butler, cuyas obras acaso conociera el hombre Kant, quería salvar la fe en la inmortalidad del alma, y para ello la hizo independiente de la fe en Dios. El capítulo primero de su Antología trata, como os digo, de la vida futura, y el segundo del gobierno de Dios por premios y castigos. Y es que, en el fondo, el buen obispo anglicano deduce la existencia de Dios de la inmortalidad del alma. Y como el buen obispo anglicano partió de aquí, no tuvo que dar el salto que a fines de su mismo siglo tuvo que dar el buen filósofo luterano. Era un hombre el obispo Butler, y era otro hombre el profesor Kant. 

(L'homme Butler, dont l'homme Kant connaissait peut-être les œuvres, voulait sauver la foi en l'immortalité de l'âme, et pour cela la fit indépendante de la foi en Dieu. Le chapitre premier de son Analogie traite, comme je vous l'ai dit, de la vie future, et le second, du gouvernement de Dieu par récompenses et châtiments. C'est que, au fond, ce brave évêque anglican déduit l'existence de Dieu de l'immortalité de l'âme. Et comme le brave évêque anglican partit de là, il n'eut pas à faire le saut qu'a la fin du même siècle eut à faire le brave philosophe luthérien. L'évêque Butler était un homme, et le professeur Kant un autre homme).

 

Y ser un hombre es ser algo concreto, unitario y sustantivo, es ser cosa, res. Y ya sabemos lo que otro hombre, el hombre Benito Spinoza, aquel judío portugués que nació y vivió en Holanda a mediados del siglo xvii, escribió de toda cosa. La proposición 6. a de la parte III de su Ética, dice: unaquaeque res, quatenus in se est, in suo esse perseverare conatur; es decir cada cosa, en cuanto es en sí, se esfuerza por perseverar en su sér. Cada cosa, en cuanto es en sí, es decir, en cuanto sustancia, ya que, según él, sustancia es id quod in se est et per se concipitur; lo que es por sí y por sí se concibe. Y en la siguiente proposición, la 7. a , de la misma parte añade: conatus, quo unaqueque rei in suo esse pe? server are conatur, mhil estpraeter ipsius rei actualem essentiam, esto es, el esfuerzo con que cada cosa trata de perseverar en su sér no es sino ia esencia actual de la cosa minina. Quiere decirse que tu esencia, lector, la mía, la del hombre Spinoza, la del hombre Butler, la del hombre Kant y la de cada nombre que sea hombre, no es sino el conato, el esfuerzo que pone en seguir siendo hombre, en no morir. Y la otra proposición que sigue a estas dos, ia 8. a , dice: conatus, quo unaquaequeres in suo esse perserverare conatur, nullun tempus finitum y sed indefinitum involvit x o sea: el esfuerzo con que cada cosa se esfuerza por perseverar en su sér, no implica tiempo finito, sino indefinido. Es decir, que tú, yo y Spinoza queremos no morirnos nunca y que este nuestro anhelo de nunca morirnos es nuestra esencia actual. 

Y, sin embargo, este pobre judío portugués, desterrado en las nieblas holandesas, no pudo llegar a creer nunca en su propia inmortalidad personal, y toda su filosofía no fué sino una consolación que fraguó para esa su falta de fe. Como a otros les duele una mano o un pie o el corazón o la cabeza, a Spinoza le dolía Dios. ¡Pobre hombrel ¡Y pobres hombres los demás! 

 

(Et d'être un homme, c'est être quelque chose de concret, d'unitaire et de substantiel, c'est être une chose ou un être, res. Et nous savons bien ce qu'un autre homme, l'homme Benoît Spinoza, ce juif portugais qui naquit et vécut en Hollande au milieu du XVIIe siècle, écrivit de toute chose ou être, la 6e proposition de la III° partie de son Ethique dit : "unaquaeque res, quatenus in se est, in suo esse perseverare conatur"; c'est-à-dire, chaque chose, en tant qu'elle est en soi, s'eforce de persévérer dans son être. Chaque chose, en tant qu'elle est en soi, c'est-a-dire en tant que substance : vu que, selon lui, la substance est "id quod in se est et per se concipitur", ce qui est en soi et par soi se conçoit. Et dans la proposition suivante, la 7e, de la même partie, il ajoute : "conatus, quo unaquaeque res in suo esse perseverare conatur, nihil ut praeter ipsius rei actualem essentiam", c'est-a-dire, l'effort par lequel chaque chose tente de persévérer dans son être n'est que l'essence même de la chose même. Cela veut dire que ton essence, lecteur, la mienne, celle de l'homme Butler, celle de l'homme Kant, celle de tout homme qui est homme, n'est que l'effort, la tentative qu'il fait de continuer à être homme, de ne pas mourir. Et la proposition qui suit les deux précitées, la 8e, dit : "conatus, quo unaquaeque res in suo esse perseverare conatur, nullum tempus finitum, sed infinitum involvit"; c'est-à-dire : l'effort par lequel chaque chose s'efforce de persévérer en son être n'implique pas un temps fini, mais un temps infini. Autrement dit, toi, moi et Spinoza, nous voulons ne jamais mourir, et notre aspiration à ne jamais mourir est notre essence actuelle. Et pourtant, ce pauvre juif portugais, exilé dans les brumes hollandaises, ne put jamais arriver à croire en sa propre immortalité personnelle, et toute sa philosophie ne fut qu'une tentative de consolation qu'il forgea à cause de ce manque de foi. Comme à d'autres leur fait mal la main, ou le pied, ou le cœur, ou la tête, à Spinoza Dieu lui faisait mal.)

 

"Y el hombre, esta cosa, ¿es una cosa? Por absurda que parezca la pregunta, hay quienes se la han propuesto. Anduvo no ha mucho por el mundo una cierta doctrina que llamábamos positivismo, que hizo mucho bien y mucho mal, Y entre otros males que hizo, fué el de traernos un género tal de análisis que los hechos se pulverizaban con él, reduciéndose a polvo de hechos. Los más de los que el positivismo llamaba hechos, no eran sino fragmentos de hechos. En psicología su acción fué deletérea. Hasta hubo escolásticos metidos a literatos — no digo filósofos metidos a poetas, porque poeta y filósofo son hermanos gemelos, si es que no la misma cosa — que llevaron el análisis psicológico positivista a la novela y al drama, donde hay que poner en pie hombres concretos, de carne y hueso, y en fuerza de estados de conciencia, las conciencias desaparecieron. Les sucedió lo que dicen sucede con frecuencia al examinar y ensayar ciertos complicados compuestos químicos orgánicos, vivos, y es que los reactivos destruyen el cuerpo mismo que se trata de examinar, y lo que obtenemos son no más que productos de su composición.

 

(Pauvre homme! Et pauvres hommes les autres! Et l'homme, cette chose, est-ce une chose, ou un être! Pour absurde que paraisse la question, il y a des philosophes qui l'ont posée. Il n'y a pas longtemps circulait par le monde certaine doctrine nommée le positivisme, qui fit beaucoup de bien et beaucoup de mal. Entre autres maux qu'elle fit, fut celui de nous apprendre un mode d'analyse tel qu'avec lui les faits se pulvérisaient, se réduisant à une poussière de faits. La plupart des soi-disant faits appelés tels par le positivisme, n'étaient que des fragments de faits. En psychologie son action fut délétère. Il y eut même des scolastiques déguisés en littéraires - je ne dis pas des philosophes déguisés en poètes, parce que poète et philosophe sont frères jumeaux, sinon un seul et même être - qui portèrent l'analyse psychologique dans le roman et le drame, là où il faut camper en pied des hommes concrets en chair et en os; et à force d'états de conscience, les consciences disparurent. Il leur arriva ce qu'on dit arriver souvent à l'examen et à l'essai de certains corps chimiques compliqués, organiques et vivants, à savoir que les réactifs détruisent le corps même qu'il s'agit d'examiner, de sorte que nous n'obtenons que les produits de sa décomposition.)

 

Partiendo del hecho evidente de que por nuestra conciencia desfilan estados contradictorios entre sí, llegaron a no ver claro la conciencia, el yo. Preguntarle a uno por su yo, es como preguntarle por su cuerpo. Y cuenta que al hablar del yo, hablo del yo concreto y personal; no del yo de Fichte, sino de Fichte mismo, del hombre Fichte. 

 

(Partant de ce fait évident que dans notre conscience défilent des états contradictoires entre eux, ils arrivèrent à ne plus voir clairement la conscience, le moi. Interroger quelqu'un sur son moi, c'est comme l'interroger sur son corps. Et considérez qu'en parlant du moi, je parle du moi concret et personnel; non du moi de Fichte, mais de Fichte lui-même, de l'homme Fichte.)

 

Y lo que determina a un hombre, lo que le hace un hombre, uno y no otro, el que es y no el que no es, es un principio de unidad y un principio de continuidad. Un principio de unidad primero en el espacio, merced al cuerpo, y luego en la acción y en el propósito. Cuando andamos, no va un pie hacia adelante y el otro hacia atrás: ni cuando miramos, mira un ojo al Norte y el otro al Sur, como estemos sanos. En cada momento de nuestra vida tenemos un propósito, y a él conspira la sinergia de nuestras acciones. Aunque al momento siguiente cambiemos de propósito. Y es en cierto sentido un hombre tanto más hombre, cuanto más unitaria sea su acción. Hay quien en su vida toda no persigue sino un solo propósito, sea el que fuere. 

Y un principio de continuidad en el tiempo. Sin entrar a discutir -discusión ociosa- si soy o no el que era hace veinte años, es indiscutible, me parece, el hecho de que el que soy hoy proviene, por serie continua de estados de conciencia, del que era en mi cuerpo hace veinte años. La memoria es la base de la personalidad individual, así como la tradición lo es de la personalidad colectiva de un pueblo. Se vive en el recuerdo y por el recuerdo, y nuestra vida espiritual no es, en el fono, sino el esfuerzo de nuestro recuerdo por perseverar, por hacerse esperanza, el esfuerzo de nuestro pasado por hacerse porvenir. 

 

(Et ce qui définit un homme, ce qui le fait un homme, un tel et non tel autre, celui qui vit et non celui qui n'est pas, c'est un principe d'unité et un principe de continuité. Un principe d'unité d'abord dans l'espace, grâce au corps, et ensuite dans l'action et la volonté. Quand nous marchons, il n'arrive pas qu'un pied aille en avant et l'autre en arrière; non plus que, quand nous regardons, un œil ne regarde au nord et l'autre au sud, du moins dans l'état normal. A chaque moment de notre vie nous avons une volition, à laquelle conspire la synergie de nos actions. Cependant, au moment suivant, nous changeons de volition. Et, en un certain sens, tout homme est d'autant plus homme, que son activité est plus unitaire. Il y en a qui, toute leur vie, ne poursuivent qu'un but, quel qu'il soit. Puis un principe de continuité dans le temps. Sans vouloir discuter - discussion oiseuse - si je suis ou non celui que j'étais il y a vingt ans, il est indiscutable, à mon sens, que celui que je suis aujourd'hui provient, par une série continue d'états de conscience, de celui qui était en mon corps il y a vingt ans. La mémoire est la base de la personnalité individuelle, comme la tradition est la base de la personnalité collective d'un peuple. On vit dans le souvenir et par le souvenir, et notre vie spirituelle n'est, au fond, que l'effort de notre souvenir pour persévérer, pour se faire espérance, l'effort de notre passé pour se faire avenir.)

 

Todo esto es de una perogrullería chillante, bien lo sé; pero es que, rodando por el mundo, se encuentra uno con hombres que parece no se sienten a sí mismos. Uno de mis mejores amigos, con quien he paseado a diario durante muchos años enteros, cada vez que yo le hablaba de este sentimiento de la propia personalidad, me decía: «Pues yo no me siento a 

mí mismo; no sé qué es eso». 

En cierta ocasión, este amigo a que aludo me dijo: «Quisiera ser fulano» (aqui un nombre), y le dije: eso es lo que yo no acabo nunca de comprender, que uno quiera ser otro cualquiera. Querer ser otro, es querer dejar de ser uno el que es. Me explico que uno desee tener lo que otro tiene, sus riquezas o sus conocimientos; pero ser otro, es cosa que no me la explico. 

 

(Tout cela ressemble à une vérité de La Palisse, je le sais bien; mais c'est que, en parcourant le monde, on rencontre des hommes qui semblent ne pas se sentir eux-mêmes. Un de mes meilleurs amis, avec qui je me suis promené quotidiennement durant des années entières, chaque fois que je lui parlais de ce sentiment de la personnalité propre à chacun, me disait :

"Mais moi, je ne me sens pas moi-même; je ne sais ce que cela veut dire." 

Dans une certaine circonstance, cet ami à qui je fais allusion me dit: "Je voudrais être un tel" (ici un nom), et je lui dis : voilà ce que je n'arriverai jamais à comprendre, qu'on veuille être autre. Vouloir être autre, c'est vouloir cesser d'être ce qu'on est. Je comprends qu'on désire posséder ce qu'un autre possède, ses richesses ou ses connaissances; mais être autre, c'est une chose que je ne m'explique pas). 

 

"Más de una vez se ha dicho que todo hombre desgraciado prefiere ser el que es, aun con sus desgracias, a ser otro sin ellas. Y es que los hombres desgraciados, cuando conservan la sanidad en su desgracia, es decir cuando se esfuerzan por perseverar en su sér, prefieren la desgracia a la no existencia. De mí sé decir, que cuando era un mozo, y aun de niño, no lograron conmoverme las patéticas pinturas que del infierno se me hacían, pues ya desde entonces nada se me aparecía tan horrible como la nada misma. Era una furiosa hambre de ser, un apetito de divinidad, como nuestro ascético dijo. 

Irle a uno con la embajada de que sea otro, de que se haga otro, es irle con la embajada de que deje de ser él. Cada cual defiende su personalidad, y sólo acepta un cambio en su modo de pensar o de sentir en cuanto este cambio pueda entrar en la unidad de su espíritu y enzarzar en la continuidad de él; en cuanto ese cambio pueda armonizarse e integrarse con todo el resto de su modo de ser, pensar y sentir, y pueda a la vez enlazarse a sus recuerdos. Ni a un hombre, ni a un pueblo — que es, en cierto sentido, un hombre también — se le puede exigir un cambio que rompa la unidad y la continuidad de su persona. Se le puede cambiar mucho, hasta por completo casi; pero dentro de continuidad. 

 

(Plus d'une fois on a dit que tout homme malheureux préfère être qui il est, même avec ses malheurs, à être autre sans eux. C'est que les hommes malheureux, quand ils restent normaux dans leur malheur, c'est-à-dire quand ils s'efforcent de persévérer dans leur être, préfèrent le malheur à la non-existence. De moi, je peux dire que quand j'étais enfant, et même un bébé, on ne put arriver à m'émouvoir par les descriptions pathétiques de l'enfer, parce que déjà rien ne me semblait aussi horrible que le néant lui-même. C'était une soif furieuse d'être, un appétit de divinité, comme dit notre ascète. 

Aller proposer à quelqu'un qu'il soit autre, qu'il se fasse autre, c'est comme d'aller lui proposer de cesser d'être lui-même. Chacun défend sa personnalité, et n'accepte de changement dans sa manière de penser ou de sentir qu'en tant que ce changement puisse entrer dans l'unité de son esprit et s'insérer dans sa continuité; en tant que ce changement puisse s'harmoniser et s'intégrer avec tout le reste de sa manière d'être, de penser et de sentir, et puisse en même temps s'enlacer à ses souvenirs. Ni d'un homme, ni d'un peuple -un peuple, en un certain sens, est aussi un homme - on ne peut exiger une métamorphose qui rompe l'unité et la continuité de sa personne. On peut le changer beaucoup, presque complètement; mais dans sa continuité).

 

Cierto es que se da en ciertos individuos eso que se llama un cambio de personalidad; pero esto es un caso patológico, y como tal lo estudian los alienistas. En esos cambios de personalidad, la memoria, base de la conciencia, se arruina por completo, y sólo le queda al pobre paciente, como substracto de continuidad individual— ya que no personal — el organismo físico. Tal enfermedad equivale a la muerte para el sujeto que la padece; para quienes no equivale a su muerte es para los que hayan de heredarle, si tiene bienes de fortuna. Y esa enfermedad no es más que una revolución, una verdadera revolución. 

Una enfermedad es, en cierto respecto; una disociación orgánica; es un órgano o un elemento cualquiera del cuerpo vivo que se rebela, rompe la sinergia vital y conspira a un fin distinto del que conspiran los demás elementos con él coordinados. Su fin puede ser, considerado en sí, es decir, en abstracto, más elevado, más noble, más.,, todo lo que se quiera, pero es otro. Podrá ser mejor volar y respirar en el aire que nadar y respirar en el agua; pero si las aletas de un pez dieran en querer convertirse en alas, el pez, como pez, perecería. Y no sirve decir que acabaría por hacerse ave; si es que no había en ello un proceso de continuidad. No lo sé bien, pero acaso se pueda dar que un pez engendre un ave, u otro pez que esté más cerca del ave que él; pero un pez, este pez, no puede él mismo, y durante su vida, hacer se ave. 

 

(Il est certain qu'il se passe en certains individus ce qu'on appelle un changement de personnalité; mais c'est un cas pathologique, et comme tel étudié par les aliénistes. Dans ces changements de personnalité, la mémoire, base de la personnalité, tombe complètement en ruines, et il ne reste au pauvre patient, comme substratum de continuité individuelle - mais non personnelle - que l'organisme physique. Une telle maladie équivaut à la mort pour le sujet qui la subit; ceux pour qui elle n'équivaut pas à sa mort, ce sont ses héritiers, s'il a de la fortune. Et cette maladie n'est rien de moins qu'une révolution, une vraie révolution. 

Une maladie est, à un certain point de vue, une dissolution organique; c'est un organe, un élément quelconque du corps vivant qui se révolte rompt la synergie vitale et tend è une fln distincte de celle à laquelle conspirent les autres éléments normalement coordonnés avec lui. Sa fin peut être, considérée en soi, dans l'abstrait, plus élevée, plus noble, mais... tout ce qu'on voudra, elle est autre. Il se peut qu'il soit meilleur de voler et de respirer dans l'air que de nager et de respirer dans l'eau; cependant, si les nageoires d'un poisson venaient à vouloir se convertir en ailes, le poisson, en tant que poisson, périrait. Et il ne sert de rien d'alléguer qu'il flnirait par se faire oiseau, car il n'y aurait pas là un processus de continuité. Je ne sais pas au juste, mais peut-être se peut-il faire qu'un poisson engendre un oiseau, ou un autre poisson plus proche que lui de l'oiseau; mais un poisson, ce poisson-là, ne peut lui-même, au cours de sa vie, devenir oiseau). 

 

Todo lo que en mí conspire a romper la unidad y la continuidad de mi vida, conspira a destruirme y, por lo tanto, a destruirse. Todo individuo que en un pueblo conspira a romper la unidad y la continuidad espirituales de ese pueblo, tiende a destruirlo y a destruirse como parte de ese pueblo. ¿Que tal otro pueblo es mejor? Perfectamente, aunque no entendamos bien qué es eso de mejor o peor. ¿Que es más rico? Concedido. ¿Que es más culto? Concedido también. ¿Que vive más feliz? Esto ya... pero, en fin, ¡pase! ¿Que vence, eso que llaman vencer, mientras nosotros somos vencidos? Enhorabuena. Todo eso está bien, pero es otro. Y basta. Porque para mi, el hacerme otro, rompiendo la unidad y la continuidad de mi vida, es dejar de ser el que soy, es decir, es sencillamente dejar de ser. Y esto no: ¡todo antes que esto! 

 

(Tout ce qui en moi conspire à rompre l'unité et la continuité de la vie, conspire à me détruire, et par cela même à se détruire. Tout individu qui, dans un peuple, conspire à rompre l'unité et la continuité spirituelles de ce peuple, tend à le détruire et à se détruire en tant que partie de ce peuple. Tel autre peuple, dira-t-on, n'est-il pas meilleur? Parfaitement, bien que nous n'entendions pas bien ce qui est meilleur et ce qui est pire. Il est plus riche! D'accord. Il est plus civilisé! D'accord également. Il vit plus heureux? Sans doute.., mais, enfin, passons. Il est vainqueur, ce qui s'appelle vainqueur, tandis que nous sommes vaincus! Tant mieux; Tout cela est bien, mais il est autre. Et cela suflit. Car pour moi, me faire autre, en rompant l'unité et la continuité de ma vie, c'est cesser d'être qui je suis, c'est-à-dire, tout uniquement cesser d'être. Et pas de cela, tout plutôt que cela! )

 

¿Que otro llenaría tan bien o mejor que yo el papel que lleno? ¿Que otro cumpliría mi función social? Sí, pero no yo. 

«¡Yo, yo, yo, siempre yo! — dirá algún lector — ; y ¿quién eres tú?» Podría aquí contestarle con Obermann, con el enorme hombre Obermann, «para el universo nada, para mí todo»; pero no, prefiero recordarle una doctrina del hombre Kant, y es la de que debemos considerar a nuestros prójimos, a los demás hombres, no como medios, sino como fines. 

Pues no se trata de mí tan sólo: se trata de ti, lector, que así refunfuñas; se trata del otro, se trata de todos y de cada uno. Los juicios singulares tienen valor de universales, dicen los lógicos. Lo singular no es particular, es universal. 

 

(Un autre, dira-t-on, jouera aussi bien ou mieux que moi le rôle que je joue! Un autre assurera ma fonction sociale? Oui, mais pas moi. 

"Moi, moi, moi, toujours moi! - dira quelque lecteur; - et qui es-tu?" Je pourrais ici lui répondre avec Obermann, avec l'homme immense Obermann : "pour l'univers rien, pour moi tout"; mais non, je préfère lui rappeler une doctrine de l'homme Kant, selon laquelle nous devons considérer nos proches, les autres hommes, non comme des moyens, mais comme des fins. Car il ne s'agit pas de moi seulement; il s'agit de toi, lecteur, qui grogne ainsi; il s'agit de cet autre, il s'agit de tous et de chacun. Les jugements singuliers ont la valeur des jugements universels, disent les logiciens. Le singulier n'est pas particulier, mais universel. )

 

El hombre es un fin, no un medio. La civilización toda se endereza al hombre, a cada hombre, a cada yo. ¿O qué es ese ídolo, llámese Humanidad o como se llamare, a que se han de sacrificar todos y cada uno de los hombres? Porque yo me sacrifico por mis prójimos, por mis compatriotas, por mis hijos, y éstos a su vez por los suyos, y los suyos por los de ellos, y así en serie inacabable de generaciones. ¿Y quién recibe el fruto de ese sacrificio? 

Los mismos que nos hablan de ese sacrificio fantástico, de esa dedicación sin objeto, suelen también hablarnos del derecho a la vida. ¿Y qué es el derecho a la vida? Me dicen que he venido a realizar no sé qué fin social; pero yo siento que yo, lo mismo que cada uno de mis hermanos, he venido a realizarme, a vivir. 

Sí, sí, lo veo; una enorme actividad social, una poderosa civilización, mucha ciencia, mucho arte, mucha industria, mucha moral, y luego, cuando hayamos llenado el mundo de maravillas industriales, de grandes fábricas, de caminos, de museos, de bibliotecas, caeremos agotados al pie de todo eso, y quedará ¿para quién? ¿Se hizo el hombre para la ciencia o se hizo la ciencia para el hombre? 

 

(L'homme est une fin, non un moyen. La civilisation entière s'adresse à l'homme, à chaque homme, à chaque moi. Ou bien quelle est cette idole, qu'elle s'appelle Humanité ou autrement, à laquelle ont à se sacrifier tous les hommes, chaque homme! Car je me sacrifie pour mes proches, pour mes compatriotes, pour mes enfants, et ceux-ci à leur tour pour les leurs, et ainsi de suite, en une série sans fin de générations. Et qui recueille le fruit de ce sacrifice? 

Les mêmes qui nous parlent de ce sacrifice fantastique, de ce don de soi sans objet, ont coutume également de nous parler du droit à la vie. Et qu'est-ce que le droit à la vie? On me dit que je suis là pour réaliser je ne sais quelle fln sociale; pointant je sens que moi, de même que chacun de mes frères, je suis là pour me réaliser, pour vivre. 

Oui, oui, je le vois : une énorme activité sociale, une puissante civilisation, beaucoup de science, beaucoup d'art, beaucoup d'industrie, beaucoup de morale, et puis, quand nous aurons rempli le monde de merveilles industrielles, de grandes usines, de routes, de musées, de bibliothèques, nous tomberons épuisés au pied de tout cela, et cela restera pour qui? L'homme est-il fait pour la science, ou la science pour l'homme!)

(....) 

Quel est ce sentiment tragique, à l`origine de toute philosophie ou religion, commun à tous les êtres, et pourtant exprimé par chacun d'une manière unique ?

Unamuno répond : le besoin immortel d'immortalité, le combat éternel de tout être humain pour ne pas mourir...

 

Certains génies, dont Unamuno se sent le frère, ont eu le courage de laisser tout crûment s'épancher ce besoin : l'œuvre d'un Nietzsche, d'un Leopardi, d'un Rousseau, d'un Pascal, d'un saint Augustin, d'un Marc Aurèle, n'en est rien d`autre que le pur, déchirant miroir. C`est par rapport a ce besoin qu'il convient d`envisager le problème de l'immortalité dans l`histoire des philosophies et des religions....

 

"Imposible nos es, en efecto, concebirnos como no existentes, sin que haya esfuerzo alguno que baste a que la conciencia se dé cuenta de la absoluta inconciencia, de su propio anonadamiento. Intenta, lector, imaginarte en plena vela cuál sea el estado de tu alma en el profundo sueño; trata de llenar tu conciencia con la representación de la no conciencia, y lo verás. Causa congojosísimo vértigo el empeñarse en comprenderlo. No podemos concebirnos como no existiendo. 

 

(En effet, il nous est impossible de nous concevoir comme n'existant pas, sans effort. Et cet effort suffit à faire apercevoir à la conscience que son propre anéantissement est quelque chose d'absolument inconscient. Essaie, ô lecteur, de t'imaginer, tandis que tu es pleinement éveillé(e), quel peut être l'état de ton âme lorsque tu dors profondément. Essaie de remplir ta conscience de la représentation de l'inconscience, et tu verras bien. S'acharner à vouloir comprendre notre propre anéantissement occasionne un vertige extrêmement angoissant. Nous ne pouvons pas nous concevoir comme n'existant pas.)

 

El universo visible, el que es hijo del instinto de conservación, me viene estrecho, esme como una jaula que me resulta chica, y contra cuyos barrotes da en sus revuelos mi alma; fáltame en él aire que respirar. Más, más y cada vez más; quiero ser yo, y sin dejar de serlo, ser además los otros, adentrarme la totalidad de las cosas visibles e invisibles, extenderme a io ilimitado del espacio y prolongarme a lo inacabable del tiempo. De no serlo todo y por siempre, es como si no fuera, y por lo menos ser todo yo, y serlo para siempre jamás. Y ser todo yo, es ser todos los demás. ¿O todo o nada! 

 

(L'univers visible, celui qui naît de l'instinct de conservation, me devient trop étroit. Je m'y sens comme en une prison, qui me semble réduite, dans laquelle mon âme tourne en rond et se heurte aux barreaux. J'étouffe. Je veux plus, encore plus, et toujours davantage. Je veux être moi-même, et  sans cesser de l'être, je veux de surcroît être les autres, et me fondre dans la totalité des choses visibles et invisibles, m'étendre sans limites à tout l'espace, et durer aussi indéfiniment que le temps lui-même. N'être ni tout, ni pour toujours, c'est comme si je n'étais pas. Qu'au moins je sois tout pour moi, et que je le sois à jamais. Être un moi, c'est être tous les autres. C'est tout ou rien !)  (...) 


Et la plus décisive des solutions qui furent données à ce problème de l'immortalité, la plus vitale pour nous, est la solution chrétienne,

qu'Unamuno étudie longuement dans un admirable chapitre intitulé : "L`Essence du catholicisme" .... 

 

Tout le christianisme tient dans une double et unique révélation : révélation de la mort, révélation de la victoire sur la mort.

Le Christ, l`Homme parfait qui ne devait pas mourir, est mort, parce qu'ainsi seulement il pouvait être vraiment homme. Mais le christianisme, c'est la résurrection. Le fait christique n'est pas d'abord moral, ni cosmique; il n`est le signe ni d'une métamorphose de la nature, ni de l'établissement d'une nouvelle évaluation du bien et du mal. Le christianisme traditionnel - dont l'auteur se sépare ici - met l'accent sur le péché, et comprend la mort comme une conséquence du péché; Unamuno lui ne définit le Christ que par rapport à la réalité de la mort. Dans une telle perspective, toute théologie dogmatique devient naturellement irrationnelle. Le Dieu créateur, auteur et gardien de l'ordre du monde, est absorbé dans le Dieu vital, crucifié mais vainqueur de la mort, dont le catholicisme est le soldat contre les puissances de sclérose, c'est-à-dire contre le rationalisme. Il n'empêche que saint Thomas est le plus grand docteur d'une Eglise qui a baptisé Aristote : la raison attaquant la foi, dit Unamuno, la foi a dû essayer de pactiser avec la raison. De la religion, qui était essentiellement un élan vital, on a fait ainsi une théologie.

Mais peut-on croire avec la raison ? Les deux termes ne sont-ils point inconciliablesL'attaque d'Unamuno contre la raison est vitaliste et non mystique, sa religion est essentiellement anthropocentrique, et - comme il va l'exposer dans sa troisième partie - les preuves de l'existence de Dieu n'en forment nullement une part essentielle. Il suffit que l`être humain veuille que Dieu existe, ce Dieu étant conçu exclusivement comme Celui qui nous rend immortel.

La doctrine catholique de l'âme individuelle s'oppose donc à toute tentative de synthèse rationnelle. Après en avoir produit une preuve positive, Unamuno en trouve une négative dans l`histoire du rationalisme moderne : tous les arguments rationnels en faveur d'une immortalité personnelle ne sont qu'invention. La tragique histoire de la pensée humaine n'est que celle d'une lutte entre la raison et la vie, celle-là s'obstinant à rationaliser celle-ci, en lui imposant la résignation à l'inévitable et à la mort; et celle-ci - la vie - s'obstinant à vitaliser la raison en l'obligeant à appuyer ses aspirations vitales.

Mythes et scepticisme sont les deux pôles entre lesquels se débat l'âme moderne.

Le scepticisme scientifique a instauré une véritable dictature sur les âmes : la Renaissance, la Réforme, la Révolution ont "apporté une nouvelle Inquisition : celle de la science, ou de la culture, qui emploie pour armes le ridicule et le mépris contre ceux qui ne se rendent pas à son orthodoxie". Mais du pire peut naître le salut du monde moderne. De la confrontation, au fond de la conscience, entre le scepticisme et l'instinct vital, de la lutte éternelle entre les deux puissances de notre être - celle qui veut l'immortalité, celle qui nourrit les  complaisances, pour le tout-fait, l'habituel et la mort - jaillit en effet "la sainte, la douce, la salvatrice incertitude, notre suprême consolation".

Le scepticisme n'est pas surmonté, ni oublié : il devient un scepticisme actif, qui sans cesse se combat lui-même et nourrit ses énergies de son éternel déchirement. C'est là l'angoisse, et l`être humain est d'autant plus être humain et d'autant plus divin qu'il a plus de capacité pour l'angoisse. Cette guerre irréductible, au fond de chaque être, il ne faut rien faire pour l`apaiser ou la réduire. Elle est formatrice, éducatrice, école de courage. Unamuno trouve ici un recours dans une majestueuse et ardente philosophie de la volonté. L`existence de Dieu, envisagée de ce point de vue, ne se pose plus comme celle d`un être extérieur, mais comme la possibilité maxima de la volonté : ce Dieu peut-être n'existe pas, mais il faut le créer à notre usage, comme don Quichotte créait ses chevaliers et ses princesses. 

Les thèmes de cette dernière partie, Unamuno semble les arracher de son expérience personnelle : il ne se soucie plus d'aucune explication logique. C'est le saut "existentiel", de l`extrême négation à l'extrême affirmation ..

 

Cette œuvre, si pleinement personnelle, se rattache étroitement à plusieurs courants de pensée : l'influence du pragmatisme religieux de William James est certaine. Mais encore plus réelle est celle de Kierkegaard, qu'Unamuno admirait au point d'avoir appris le danois uniquement pour lire ses livres. Toute la première partie, critique, est directement inspirée de Nietzsche. Sur plus d'un point, en dépit de sa ferveur pour le catholicisme, Unamuno franchissait les limites de l'orthodoxie; sa pensée ne s'apparente pas moins à la réaction antirationaliste que menaient, à la même époque, en France, des chrétiens comme Péguy et Claudel. En Espagne, elle fut poursuivie par José Bergamín qui, à la suite d'Unamuno, s'efforça de délivrer la religion de son aspect figé....


"Niebla" (Miguel de Unamuno , 1914)

Le roman fut mieux accueilli hors de l'Espagne que son pays et dépeint l'existence médiocre d'une jeune homme, Augusto Pérez, en proie au dégoût de la vie, trompé par une femme intéressée, se tournant vers une blanchisseuse, et s'acheminant progressivement vers une destruction que lui impose son narrateur. On a retenu du roman la dimension extraordinaire  qu'Unamuno donne au quotidien de cette vie provinciale, avec ses préjugés et ses faiblesses.

Et de fait "Niebla" est une œuvre majeure, non pas pour son récit, mais pour son audace conceptuelle. C'est un livre qui se regarde lui-même en train de se faire et qui, ce faisant, nous oblige à nous interroger sur notre propre existence. En brisant le "quatrième mur" de la fiction, Unamuno ne fait pas seulement un coup de force littéraire ; il nous confronte à l'angoisse et à la grandeur de la condition humaine : celle d'êtres conscients, cherchant désespérément un sens et une autonomie dans un monde qui ressemble souvent à un épais et impénétrable brouillard. C'est un pilier de la littérature espagnole du XXe siècle et une lecture essentielle pour quiconque s'intéresse à la philosophie et aux limites de la fiction ...

"Capítulo 1 - Al aparecer Augusto a la puerta de su casa extendió el brazo derecho, con la mano palma abajo y abierta, y dirigiendo los ojos al cielo quedóse un momento parado en esta actitud estatuaria y augusta. No era que tomaba posesión del mundo exterior, sino era que observaba si llovía. Y al recibir en el dorso de la mano el frescor del lento orvallo frunció el sobrecejo. Y no era tampoco que le molestase la llovizna, sino el tener que abrir el paraguas. ¡Estaba tan elegante, tan esbelto, plegado y dentro de su funda! Un paraguas cerrado es tan elegante como es feo un paraguas abierto.

«Es una desgracia esto de tener que servirse uno de las cosas —pensó Augusto—; tener que usarlas, el uso estropea y hasta destruye toda belleza. La función más noble de los objetos es la de ser contemplados. ¡Qué bella es una naranja antes de comida! Esto cambiará en el cielo cuando todo nuestro oficio se reduzca, o más bien se ensanche a contemplar a Dios y todas las cosas en Él. Aquí, en esta pobre vida, no nos cuidamos sino de servirnos de Dios; pretendemos abrirlo, como a un paraguas, para que nos proteja de toda suerte de males».

Díjose así y se agachó a recogerse los pantalones. Abrió el paraguas por fin y se quedó un momento suspenso y pensando: «y ahora, ¿hacia dónde voy?, ¿tiro a la derecha o a la izquierda?». Porque Augusto no era un caminante, sino un paseante de la vida. «Esperaré a que pase un perro —se dijo— y tomaré la dirección inicial que él tome».

En esto pasó por la calle no un perro, sino una garrida moza, y tras de sus ojos se fue, como imantado y sin darse de ello cuenta, Augusto.

Y así una calle y otra y otra.

«Pero aquel chiquillo —iba diciéndose Augusto, que más bien que pensaba hablaba consigo mismo—, ¿qué hará allí, tirado de bruces en el suelo? ¡Contemplar a alguna hormiga, de seguro! ¡La hormiga, bah, uno de los animales más hipócritas! Apenas hace sino pasearse y hacernos creer que trabaja. Es como ese gandul que va ahí, a paso de carga, codeando a todos aquellos con quienes se cruza, y no me cabe duda de que no tiene nada que hacer. ¡Qué ha de tener que hacer, hombre, qué ha de tener que hacer! Es un vago, un vago como… ¡No, yo no soy un vago! Mi imaginación no descansa. Los vagos son ellos, los que dicen que trabajan y no hacen sino aturdirse y ahogar el pensamiento. Porque, vamos a ver, ese mamarracho de chocolatero que se pone ahí, detrás de esa vidriera, a darle al rollo majadero, para que le veamos, ese exhibicionista del trabajo, ¿qué es sino un vago? Y a nosotros ¿qué nos importa que trabaje o no? ¡El trabajo! ¡El trabajo! ¡Hipocresía! Para trabajo el de ese pobre paralítico que va ahí medio arrastrándose… Pero ¿y qué sé yo? ¡Perdone, hermano! —esto se lo dijo en voz alta—. ¿Hermano? ¿Hermano en qué? ¡En parálisis! Dicen que todos somos hijos de Adán. Y este, Joaquinito, ¿es también hijo de Adán? ¡Adiós, Joaquín! ¡Vaya, ya tenemos el inevitable automóvil, ruido y polvo! ¿Y qué se adelanta con suprimir así distancias? La manía de viajar viene de topofobia y no de filotopía; el que viaja mucho va huyendo de cada lugar que deja y no buscando cada lugar a que llega. Viajar… viajar… Qué chisme más molesto es el paraguas… Calla, ¿qué es esto?».

 

En apparaissant à la porte de sa maison, Augusto tendit son bras droit, la main ouverte et paume vers le bas, et, les yeux levés au ciel, resta un moment figé dans cette attitude statuaire et auguste. Ce n'était pas qu'il prenait possession du monde extérieur, mais qu'il observait s'il pleuvait. Et en sentissant sur le dos de sa main la fraîcheur de la lente bruine, il fronça les sourcils. Et ce n'était pas non plus que la pluie fine le dérangeait, mais la nécessité d'ouvrir le parapluie. Il était si élégant, si svelte, plié et dans son étui ! Un parapluie fermé est aussi élégant qu'un parapluie ouvert est laid.

« C'est un malheur, cette obligation de se servir des choses — pensa Augusto — ; de devoir les utiliser, l'usage abîme et même détruit toute beauté. La fonction la plus noble des objets est d'être contemplés. Qu'une orange est belle avant d'être mangée ! Cela changera au ciel, où tout notre office se réduira, ou plutôt s'élargira, à contempler Dieu et toutes choses en Lui. Ici, dans cette pauvre vie, nous ne cherchons qu'à nous servir de Dieu ; nous prétendons l'ouvrir, comme un parapluie, pour qu'Il nous protège de toutes sortes de maux. »

C'est ainsi qu'il se parla et se pencha pour retrousser son pantalon. Il ouvrit enfin le parapluie et resta un moment dans l'indécision, pensant : « et maintenant, où vais-je ? Je vais à droite ou à gauche ? ». Car Augusto n'était pas un marcheur, mais un promeneur de la vie. « J'attendrai qu'un chien passe — se dit-il — et je prendrai la direction initiale qu'il prendra. »

C'est alors que passa dans la rue non pas un chien, mais une jolie fille, et Augusto la suivit, comme aimanté et sans s'en rendre compte.

Et ainsi de rue en rue et encore en rue.

« Mais ce gamin — se disait Augusto, qui plutôt que de penser, parlait avec lui-même —, que fait-il là, étendu à plat ventre sur le sol ? Contempler une fourmi, à coup sûr ! La fourmi, bah, l'un des animaux les plus hypocrites ! Elle ne fait guère que se promener et nous faire croire qu'elle travaille. Elle est comme ce fainéant qui va là, à pas lourds, donnant des coups de coude à tous ceux qu'il croise, et je ne doute pas qu'il n'ait rien à faire. Qu'aurait-il à faire, bon sang, qu'aurait-il à faire ! C'est un vagabond, un vagabond comme… Non, moi je ne suis pas un vagabond ! Mon imagination ne repose pas. Les vrais vagabonds, ce sont eux, ceux qui disent qu'ils travaillent et ne font que s'étourdir et étouffer la pensée. Car, voyons voir, ce grand dadais de chocolatier qui se met là, derrière cette vitrine, à remuer son rouleau stupide, pour qu'on le voie, cet exhibitionniste du travail, qu'est-il sinon un fainéant ? Et nous, qu'est-ce que cela peut nous faire qu'il travaille ou non ? Le travail ! Le travail ! Hypocrisie ! Pour ce qui est du travail, celui de ce pauvre paralytique qui va là en se traînant à moitié… Mais qu'en sais-je ? Pardon, frère ! — ceci, il le dit à voix haute —. Frère ? Frère en quoi ? En paralysie ! On dit que nous sommes tous fils d'Adam. Et celui-ci, Joaquinito, est-il aussi un fils d'Adam ? Au revoir, Joaquín ! Allons, voilà l'inévitable automobile, bruit et poussière ! Et que gagne-t-on à supprimer ainsi les distances ? La manie de voyager vient de la topophobie et non de la philoponie ; celui qui voyage beaucoup fuit chaque lieu qu'il quitte et ne cherche pas chaque lieu où il arrive. Voyager… voyager… Quel objet ennuyeux que ce parapluie… Tiens, qu'est-ce que c'est que ça ? »

 

(Augusto vient juste de rencontrer Eugenia pour la première fois et est immédiatement tombé amoureux d'elle)

Y volvió a marcharse Augusto, encontrándose al poco rato en el paseo de la Alameda.

Había cesado la llovizna. Cerró y plegó su paraguas y lo enfundó. Acercóse a un banco, y al palparlo se encontró con que estaba húmedo. Sacó un periódico, lo colocó sobre el banco y sentóse. Luego su cartera y blandió su pluma estilográfica. «He aquí un chisme utilísimo —se dijo—; de otro modo, tendría que apuntar con lápiz el nombre de esa señorita y podría borrarse. ¿Se borrará su imagen de mi memoria? Pero ¿cómo es? ¿Cómo es la dulce Eugenia? Sólo me acuerdo de unos ojos… Tengo la sensación del toque de unos ojos… Mientras yo divagaba líricamente, unos ojos tiraban dulcemente de mi corazón. ¡Veamos! Eugenia Domingo, sí, Domingo, del Arco. ¿Domingo? No me acostumbro a eso de que se llame Domingo… No; he de hacerle cambiar el apellido y que se llame Dominga. Pero, y nuestros hijos varones, ¿habrán de llevar por segundo apellido el de Dominga? Y como han de suprimir el mío, este impertinente Pérez, dejándolo en una P, ¿se ha de llamar nuestro primogénito Augusto P Dominga? Pero… ¿adónde me llevas, loca fantasía?». Y apuntó en su cartera: Eugenia Domingo del Arco, Avenida de la Alameda, 58. Encima de esta apuntación había estos dos endecasilabos:

De la cuna nos viene la tristeza

y también de la cuna la alegría…

«Vaya —se dijo Augusto—, esta Eugenita, la profesora de piano, me ha cortado un excelente principio de poesía lírica trascendental. Me queda interrumpida. ¿Interrumpida?… Sí, el hombre no hace sino buscar en los sucesos, en las vicisitudes de la suerte, alimento para su tristeza o su alegría nativas. Un mismo caso es triste o alegre según nuestra disposición innata. ¿Y Eugenia? Tengo que escribirle. Pero no desde aquí, sino desde casa. ¿Iré más bien al Casino? No, a casa, a casa. Estas cosas desde casa, desde el hogar. ¿Hogar? Mi casa no es hogar. Hogar… hogar… ¡Cenicero más bien! ¡Ay, mi Eugenia!». Y se volvió Augusto a su casa..."

 

Et Augusto repartit de nouveau, se retrouvant peu après sur l'allée de l'Alameda.

La bruine avait cessé. Il ferma et plia son parapluie et le remit dans son étui. Il s'approcha d'un banc et, en le touchant, constata qu'il était humide. Il sortit un journal, le déposa sur le banc et s'assit. Puis il prit son portefeuille et brandit son stylo. « Voilà un objet des plus utiles, se dit-il ; autrement, j'aurais dû noter au crayon le nom de cette jeune fille et cela pourrait s'effacer. Son image s'effacera-t-elle de ma mémoire ? Mais comment est-elle ? Comment est la douce Eugenia ? Je me souviens seulement de certains yeux… J'ai la sensation de la caresse de certains yeux… Pendant que je divaguais lyriquement, des yeux tiraient doucement mon cœur. Voyons ! Eugenia Domingo, oui, Domingo, del Arco. Domingo ? Je ne peux m'habituer au fait qu'elle s'appelle Domingo… Non ; il faut que je lui fasse changer de nom de famille et qu'elle s'appelle Dominga. Mais, et nos fils, devront-ils porter Dominga comme deuxième nom de famille ? Et comme ils devront supprimer le mien, cet impertinent Pérez, pour le laisser en un simple P, notre premier-né s'appellera-t-il Augusto P Dominga ? Mais… Où m'emmènes-tu, folle fantaisie ? ». Et il nota dans son portefeuille : Eugenia Domingo del Arco, Avenue de l'Alameda, 58. Au-dessus de cette note se trouvaient ces deux vers hendécasyllabes :

Du berceau nous vient la tristesse

et du berceau aussi la joie…

« Allons, se dit Augusto, cette petite Eugenia, la professeure de piano, a interrompu un excellent début de poésie lyrique transcendante. Elle me reste interrompue. Interrompue ?… Oui, l'homme ne fait que chercher dans les événements, dans les vicissitudes du sort, de la nourriture pour sa tristesse ou sa joie natives. Un même cas est triste ou joyeux selon notre disposition innée. Et Eugenia ? Je dois lui écrire. Mais pas d'ici, de chez moi. Irai-je plutôt au Cercle ? Non, à la maison, à la maison. Ces choses doivent se faire depuis la maison, depuis le foyer. Foyer ? Ma maison n'est pas un foyer. Foyer… foyer… Plutôt un cendrier ! Ah, mon Eugenia ! ». Et Augusto retourna chez lui..."

 

"Niebla" (qui signifie "brouillard") est bien plus qu'un simple roman ; c'est un acte de provocation littéraire et philosophique ...

Œuvre majeure de Miguel de Unamuno et pierre angulaire de la Génération de 98, elle défie les conventions narratives traditionnelles pour explorer des questions profondes sur l'existence, la réalité, la liberté et les limites entre l'auteur et sa création. Unamuno lui-même a forgé le terme "nivola" pour décrire son œuvre, la distinguant délibérément du roman réaliste du XIXe siècle et revendiquant une liberté créative totale.

 

Augusto Pérez, un jeune homme riche, oisif et intellectuellement indécis, vit dans une "brume" perpétuelle d'incertitude. Un jour, il croise par hasard une jeune femme, Eugenia Domingo del Arco, et en tombe instantanément amoureux, bien qu'il ne la connaisse pas. Il construit alors un amour idéalisé autour d'elle, sans se soucier de la réalité de sa personnalité.

Augusto engage un domestique, Liduvina, dont le pragmatisme terre-à-terre contraste avec ses rêveries. Sur les conseils de son ami Víctor Goti (un personnage qui prétend être le véritable auteur de la nivola), Augusto se lance dans une campagne pour "conquérir" Eugenia. Celle-ci, fière et indépendante, est fiancée à un homme sans ressources, Mauricio. Augusto, par bonté d'âme et calcul, propose de racheter l'hypothèque de la maison d'Eugenia et d'offrir un emploi à Mauricio, espérant ainsi la gagner.

Parallèlement, Augusto entame une relation avec Rosario, une simple blanchisseuse qui l'aime sincèrement, mais qu'il considère comme un simple divertissement sentimental. Son incapacité à agir et à choisir entre l'idéal (Eugenia) et le réel (Rosario) le paralyse. 

Le cœur du roman : lorsque, après qu'Eugenia et Mauricio se soient finalement mariés grâce à son argent, Augusto, plongé dans un profond désespoir existentiel, décide de se suicider. Avant de passer à l'acte, il consulte son créateur : Miguel de Unamuno lui-même. 

Dans un célèbre dialogue méta-littéraire, Augusto se rend chez Unamuno à Salamanque pour lui annoncer son intention.

La confrontation est vertigineuse : Unamuno lui rétorque qu'il ne peut pas se tuer parce que c'est lui, Unamuno, qui a décidé de sa mort. Augusto se rebelle, affirmant son propre libre arbitre et son existence indépendante : « Je veux vivre, don Miguel, je veux être moi ! ». Mais l'auteur est intraitable : il a déjà décidé qu'Augusto mourrait.

Le récit reprend : Augusto meurt, non pas par suicide, mais d'une crise cardiaque, accomplissant ainsi la décision de son créateur. L'épilogue, sous forme d'articles de journaux et de commentaires, relate la mort d'Augusto et présente même le chien d'Augusto, Orfeo, comme le seul être capable de comprendre la véritable tragédie de son maître.

 

Capítulo 31 - "Aquella tempestad del alma de Augusto terminó, como en terrible calma, en decisión de suicidarse. Quería acabar consigo mismo, que era la fuente de sus desdichas propias. Mas antes de llevar a cabo su propósito, como el náufrago que se agarra a una débil tabla, ocurriósele consultarlo conmigo, con el autor de todo este relato. Por entonces había leído Augusto un ensayo mío en que, aunque de pasada, hablaba del suicidio, y tal impresión pareció hacerle, así como otras cosas que de mí había leído, que no quiso dejar este mundo sin haberme conocido y platicado un rato conmigo. Emprendió, pues, un viaje acá, a Salamanca, donde hace más de veinte años vivo, para visitarme.

Cuando me anunciaron su visita sonreí enigmáticamente y le mandé pasar a mi despacho-librería. Entró en él como un fantasma, miró a un retrato mío al óleo que allí preside a los libros de mi librería, y a una seña mía se sentó, frente a mí.

Empezó hablándome de mis trabajos literarios y más o menos filosóficos, demostrando conocerlos bastante bien, lo que no dejó, ¡claro está!, de halagarme, y en seguida empezó a contarme su vida y sus desdichas. Le atajé diciéndole que se ahorrase aquel trabajo, pues de las vicisitudes de su vida sabía yo tanto como él, y se lo demostré citándole los más íntimos pormenores y los que él creía más secretos. Me miró con ojos de verdadero terror y como quien mira a un ser increíble; creí notar que se le alteraba el color y traza del semblante y que hasta temblaba. Le tenía yo fascinado.

—¡Parece mentira! —repetía—, ¡parece mentira! A no verlo no lo creería… No sé si estoy despierto o soñando…

—Ni despierto ni soñando —le contesté.

—No me lo explico… no me lo explico —añadió—; mas puesto que usted parece saber sobre mí tanto como sé yo mismo, acaso adivine mi propósito…

—Sí —le dije—, tú —y recalqué este tú con un tono autoritario—, tú, abrumado por tus desgracias, has concebido la diabólica idea de suicidarte, y antes de hacerlo, movido por algo que has leído en uno de mis últimos ensayos, vienes a consultármelo.

El pobre hombre temblaba como un azogado, mirándome como un poseído miraría. Intentó levantarse, acaso para huir de mí; no podía. No disponía de sus fuerzas.

—¡No, no te muevas! —le ordené.

—Es que… es que… —balbuceó.

—Es que tú no puedes suicidarte, aunque lo quieras.

—¿Cómo? —exclamó al verse de tal modo negado y contradicho.

—Sí. Para que uno se pueda matar a sí mismo, ¿qué es menester? —le pregunté.

—Que tenga valor para hacerlo —me contestó.

—No —le dije—, ¡que esté vivo!

—¡Desde luego!

—¡Y tú no estás vivo!

—¿Cómo que no estoy vivo?, ¿es que me he muerto? —y empezó, sin darse clara cuenta de lo que hacía, a palparse a sí mismo.

—¡No, hombre, no! —le repliqué—. Te dije antes que no estabas ni despierto ni dormido, y ahora te digo que no estás ni muerto ni vivo.

—¡Acabe usted de explicarse de una vez, por Dios!, ¡acabe de explicarse! —me suplicó consternado—, porque son tales las cosas que estoy viendo y oyendo esta tarde, que temo volverme loco.

—Pues bien; la verdad es, querido Augusto —le dije con la más dulce de mis voces—, que no puedes matarte porque no estás vivo, y que no estás vivo, ni tampoco muerto, porque no existes…

—¿Cómo que no existo? —exclamó.

—No, no existes más que como ente de ficción; no eres, pobre Augusto, más que un producto de mi fantasía y de las de aquellos de mis lectores que lean el relato que de tus fingidas venturas y malandanzas he escrito yo; tú no eres más que un personaje de novela, o de nivola, o como quieras llamarle. Ya sabes, pues, tu secreto.

 

Cette tempête dans l'âme d'Augusto se termina, comme par un terrible calme, par la décision de se suicider. Il voulait en finir avec lui-même, qui était la source de ses propres malheurs. Mais avant de mener à bien son projet, comme un naufragé qui s'accroche à une planche pourrie, il lui vint à l'idée de me consulter, moi, l'auteur de toute cette histoire. À cette époque, Augusto avait lu un essai de moi où, en passant, je parlais du suicide, et cela sembla lui faire une telle impression, tout comme d'autres choses qu'il avait lues de moi, qu'il ne voulut pas quitter ce monde sans m'avoir rencontré et sans avoir discuté un moment avec moi. Il entreprit donc un voyage jusqu'ici, à Salamanque, où je vis depuis plus de vingt ans, pour me rendre visite.

Lorsqu'on m'annonça sa visite, je souris d'un air énigmatique et le fis entrer dans mon bureau-bibliothèque. Il y entra comme un fantôme, regarda un portrait de moi à l'huile qui préside là aux livres de ma bibliothèque, et, sur un signe de ma part, il s'assit, en face de moi.

Il commença par me parler de mes travaux littéraires et plus ou moins philosophiques, démontrant qu'il les connaissait assez bien, ce qui, bien sûr, ne manqua pas de me flatter, et il se mit aussitôt à me raconter sa vie et ses déboires. Je l'interrompis en lui disant de s'épargner cette peine, car je connaissais les vicissitudes de sa vie tout aussi bien que lui, et je le lui démontrai en lui citant les détails les plus intimes et ceux qu'il croyait les plus secrets. Il me regarda avec des yeux remplis d'une véritable terreur et comme on regarde un être incroyable ; je crus remarquer que la couleur et les traits de son visage s'altéraient et qu'il en venait même à trembler. Je le fascinais.

« Cela semble incroyable ! répétait-il, cela semble incroyable ! Si je ne le voyais pas, je ne le croirais pas… Je ne sais pas si je suis éveillé ou si je rêve… »

« Ni éveillé ni en train de rêve », lui répondis-je.

« Je ne me l'explique pas… je ne me l'explique pas, ajouta-t-il ; mais puisque vous semblez en savoir autant sur moi que moi-même, vous devinerez peut-être mon intention… »

« Oui, lui dis-je, toi — et j'appuyai sur ce toi d'un ton autoritaire —, toi, accablé par tes malheurs, tu as conçu la diabolique idée de te suicider, et avant de le faire, poussé par quelque chose que tu as lu dans l'un de mes derniers essais, tu viens me consulter à ce sujet. »

Le pauvre homme tremblait comme un possédé, me regardant comme le ferait un ensorcelé. Il essaya de se lever, peut-être pour me fuir ; il ne le pouvait pas. Il ne disposait plus de ses forces.

« Non, ne bouge pas ! » lui ordonnai-je.

« C'est que… c'est que… », balbutia-t-il.

« C'est que tu ne peux pas te suicider, même si tu le veux. »

« Comment ? » s'exclama-t-il, se voyant ainsi nié et contredit.

« Oui. Pour que quelqu'un puisse se tuer, que faut-il ? » lui demandai-je.

« Qu'il ait le courage de le faire », me répondit-il.

« Non, lui dis-je, qu'il soit vivant !

— Bien sûr !

— Et toi, tu n'es pas vivant !

— Comment ça, je ne suis pas vivant ? Est-ce que je serais mort ? » Et il se mit, sans avoir clairement conscience de ce qu'il faisait, à se palper.

« Non, mon ami, non ! lui répliquai-je. Je t'ai dit tout à l'heure que tu n'étais ni éveillé ni endormi, et maintenant je te dis que tu n'es ni mort ni vivant.

— Mais expliquez-vous une bonne fois, pour l'amour de Dieu ! Mais expliquez-vous donc ! me supplia-t-il, consterné, car les choses que je vois et que j'entends cet après-midi sont telles que je crains de devenir fou.

— Eh bien, la vérité est, mon cher Augusto, lui dis-je de la plus douce de mes voix, que tu ne peux pas te tuer parce que tu n'es pas vivant, et que tu n'es pas vivant, ni mort non plus, parce que tu n'existes pas…

— Comment ça, je n'existe pas ? s'exclama-t-il.

— Non, tu n'existes qu'en tant qu'être de fiction ; tu n'es, pauvre Augusto, rien d'autre qu'un produit de mon imagination et de celle de ceux de mes lecteurs qui liront le récit que j'ai écrit de tes joies et de tes infortunes feintes ; tu n'es rien d'autre qu'un personnage de roman, ou de nivola, ou comme tu voudras l'appeler. Tu connais donc ton secret. »

 

Le chapitre XXXI est le cœur d'une véritable expérimentation littéraire ...

Tout au long du roman, Augusto Pérez est un personnage indécis, rêveur et philosophe, qui s’interroge sur l’amour, la vie et surtout sur le sens de son existence...

Après avoir été rejeté par Eugenia, il sombre dans le désespoir et décide de se suicider. Avant de passer à l’acte, il veut consulter quelqu’un « de supérieur », un sage capable de lui dire si sa vie vaut la peine d’être vécue. Il choisit alors d’aller voir… Miguel de Unamuno, l’auteur du roman lui-même.

Unamuno lui révèle alors une vérité bouleversante : Augusto n’existe pas vraiment — il n’est qu’un personnage de fiction, né de l’imagination de son auteur. Augusto, stupéfait, refuse d’accepter cette idée. Il affirme qu’il pense, qu’il ressent, qu’il souffre — donc qu’il existe réellement. Il retourne alors à Unamuno son propre raisonnement : Peut-être que c’est Unamuno lui-même qui est une création d’Augusto !

Finalement, Unamuno « décide » qu’Augusto doit mourir dans le roman, le privant ainsi de toute autonomie. Peu après, on apprend qu’Augusto meurt — non pas par suicide, mais parce que l’auteur l’a voulu ainsi.

 

"Al oír esto quedóse el pobre hombre mirándome un rato con una de esas miradas perforadoras que parecen atravesar la mira e ir más allá, miró luego un momento a mi retrato al óleo que preside a mis libros, le volvió el color y el aliento, fue recobrándose, se hizo dueño de sí, apoyó los codos en mi camilla, a que estaba arrimado frente a mí y, la cara en las palmas de las manos y mirándome con una sonrisa en los ojos, me dijo lentamente:

—Mire usted bien, don Miguel… no sea que esté usted equivocado y que ocurra precisamente todo lo contrario de lo que usted se cree y me dice.

—Y ¿qué es lo contrario? —le pregunté alarmado de verle recobrar vida propia.

—No sea, mi querido don Miguel —añadió—, que sea usted y no yo el ente de ficción, el que no existe en realidad, ni vivo, ni muerto… No sea que usted no pase de ser un pretexto para que mi historia llegue al mundo…

—¡Eso más faltaba! —exclamé algo molesto.

—No se exalte usted así, señor de Unamuno —me replicó—, tenga calma. Usted ha manifestado dudas sobre mi existencia…

—Dudas no —le interrumpí—; certeza absoluta de que tú no existes fuera de mi producción novelesca.

—Bueno, pues no se incomode tanto si yo a mi vez dudo de la existencia de usted y no de la mía propia. Vamos a cuentas: ¿no ha sido usted el que no una sino varias veces ha dicho que don Quijote y Sancho son no ya tan reales, sino más reales que Cervantes?

—No puedo negarlo, pero mi sentido al decir eso era…

- Bueno, dejémonos de esos sentires y vamos a otra cosa. Cuando un hombre dormido e inerte en la cama sueña algo, ¿qué es lo que más existe, él como conciencia que sueña, o su sueño?

—¿Y si sueña que existe él mismo, el soñador? —le repliqué a mi vez.

—En ese caso, amigo don Miguel, le pregunto yo a mi vez, ¿de qué manera existe él, como soñador que se sueña, o como soñado por sí mismo? Y fíjese, además, en que al admitir esta discusión conmigo me reconoce ya existencia independiente de sí.

—¡No, eso no!, ¡eso no! —le dije vivamente—. Yo necesito discutir, sin discusión no vivo y sin contradicción, y cuando no hay fuera de mí quien me discuta y contradiga invento dentro de mí quien lo haga. Mis monólogos son diálogos.

—Y acaso los diálogos que usted forje no sean más que monólogos…

—Puede ser. Pero te digo y repito que tú no existes fuera de mí…

—Y yo vuelvo a insinuarle a usted la idea de que es usted el que no existe fuera de mí y de los demás personajes a quienes usted cree haber inventado. Seguro estoy de que serían de mi opinión don Avito Carrascal y el gran don Fulgencio…

—No mientes a ese…

—Bueno, basta, no le moteje usted. Y vamos a ver, ¿qué opina usted de mi suicidio?

—Pues opino que como tú no existes más que en mi fantasía, te lo repito, y como no debes ni puedes hacer sino lo que a mí me dé la gana, y como no me da la real gana de que te suicides, no te suicidarás. ¡Lo dicho!

—Eso de no me da la real gana, señor de Unamuno, es muy español, pero es muy feo. Y además, aun suponiendo su peregrina teoría de que yo no existo de veras y usted sí, de que yo no soy más que un ente de ficción, producto de la fantasía novelesca o nivolesca de usted, aun en ese caso yo no debo estar sometido a lo que llama usted su real gana, a su capricho. Hasta los llamados entes de ficción tienen su lógica interna…

—Sí, conozco esa cantata.

—En efecto; un novelista, un dramaturgo, no pueden hacer en absoluto lo que se les antoje de un personaje que creen; un ente de ficción novelesca no puede hacer, en buena ley de arte, lo que ningún lector esperaría que hiciese…

—Un ser novelesco tal vez…

—¿Entonces?

—Pero un ser nivolesco…

—Dejemos esas bufonadas que me ofenden y me hieren en lo más vivo. Yo, sea por mí mismo, según creo, sea porque usted me lo ha dado, según supone usted, tengo mi carácter, mi modo de ser, mi lógica interior, y esta lógica me pide que me suicide…

—¡Eso te creerás tú, pero te equivocas!

—A ver, ¿por qué me equivoco?, ¿en qué me equivoco? Muéstreme usted en qué está mi equivocación. Como la ciencia más difícil que hay es la de conocerse uno a sí mismo, fácil es que esté yo equivocado y que no sea el suicidio la solución más lógica de mis desventuras, pero demuéstremelo usted. Porque si es difícil, amigo don Miguel, ese conocimiento propio de sí mismo, hay otro conocimiento que me parece no menos difícil que él…

 

"En entendant cela, le pauvre homme resta un instant à me regarder avec un de ces regards perçants qui semblent traverser celui qui est regardé et aller au-delà. Il regarda ensuite un moment mon portrait à l'huile qui préside à mes livres, les couleurs et le souffle lui revinrent, il reprenait peu à peu ses esprits, se ressaisit, posa les coudes sur la petite table où j'écris, près de laquelle il était assis face à moi, et, le visage dans ses paumes, me regardant avec un sourire dans les yeux, il me dit lentement :

« Regardez bien, Don Miguel… il se pourrait que vous soyez dans l'erreur et que tout le contraire de ce que vous croyez et me dites soit la vérité.

— Et quel est le contraire ? lui demandai-je, alarmé de le voir recouvrer une vie propre.

— Il se pourrait, mon cher Don Miguel, ajouta-t-il, que ce soit vous et non moi l'être de fiction, celui qui n'existe pas en réalité, ni vivant, ni mort… Il se pourrait que vous ne soyez qu'un prétexte pour que mon histoire parvienne au monde…

— Il ne manquerait plus que ça ! m'exclamai-je, quelque peu agacé.

— Ne vous énervez pas ainsi, Monsieur de Unamuno, me répliqua-t-il, restez calme. Vous avez exprimé des doutes sur mon existence…

— Pas des doutes, l'interrompis-je, la certitude absolue que tu n'existes pas en dehors de ma production romanesque.

— Bon, eh bien ne vous vexez pas tant si moi, à mon tour, je doute de votre existence et non de la mienne. Voyons les choses clairement : n'est-ce pas vous qui, non pas une mais plusieurs fois, avez dit que Don Quichotte et Sancho sont, non pas aussi réels, mais plus réels que Cervantès ?

— Je ne peux le nier, mais le sens de mes paroles était…

— Bon, laissons ces considérations de côté et passons à autre chose. Quand un homme endormi et inerte dans son lit rêve de quelque chose, qu'est-ce qui existe le plus, lui en tant que conscience qui rêve, ou son rêve ?

— Et s'il rêve qu'il existe lui-même, le rêveur ? lui rétorquai-je à mon tour.

— Dans ce cas, mon cher Don Miguel, c'est moi qui vous demande à mon tour : de quelle manière existe-t-il, en tant que rêveur qui se rêve lui-même, ou en tant que rêvé par lui-même ? Et remarquez bien qu'en admettant cette discussion avec moi, vous me reconnaissez déjà une existence indépendante de la vôtre.

— Non, pas cela ! Pas cela ! lui dis-je vivement. J'ai besoin de discuter, sans discussion je ne vis pas, et sans contradiction, et quand il n'y a personne en dehors de moi pour me discuter et me contredire, j'invente en moi-même quelqu'un pour le faire. Mes monologues sont des dialogues.

— Et peut-être que les dialogues que vous forgez ne sont que des monologues…

— C'est possible. Mais je te le dis et te le répète : tu n'existes pas en dehors de moi…

— Et moi, je reviens vous suggérer l'idée que c'est vous qui n'existez pas en dehors de moi et des autres personnages que vous croyez avoir inventés. Je suis sûr que Don Avito Carrascal et le grand Don Fulgencio seraient de mon avis…

— Ne fais pas intervenir ce…

— Bon, assez, ne l'insultez pas. Et voyons, qu'en pensez-vous, de mon suicide ?

— Eh bien, je pense que comme tu n'existes que dans mon imagination, je te le répète, et comme tu ne dois ni ne peux faire autre chose que ce qu'il me plaît, et comme il ne me plaît absolument pas que tu te suicides, tu ne te suicideras pas. C'est dit !

— Cette histoire de "il ne me plaît pas", Monsieur de Unamuno, est très espagnole, mais elle est très laide. Et de plus, même en supposant votre théorie saugrenue que je n'existe pas vraiment et que vous, si, que je ne suis qu'un être de fiction, produit de la fantaisie romanesque ou "nivolesque", même dans ce cas, je ne devrais pas être soumis à ce que vous appelez votre bon plaisir, à votre caprice. Jusqu'aux soi-disant êtres de fiction ont leur logique interne…

— Oui, je connais cette rengaine.

— En effet ; un romancier, un dramaturge, ne peuvent absolument pas faire d'un personnage qu'ils créent tout ce qui leur chante ; un être de fiction romanesque ne peut pas faire, en bonne loi esthétique, ce qu'aucun lecteur s'attendrait à ce qu'il fasse…

— Un être romanesque, peut-être…

— Alors ?

— Mais un être "nivolesque"…

— Laissons ces bouffonneries qui m'offensent et me blessent au plus vif de moi-même. Moi, que ce soit par moi-même, comme je le crois, ou parce que vous me l'avez donné, comme vous le supposez, j'ai mon caractère, ma manière d'être, ma logique intérieure, et cette logique exige que je me suicide…

— C'est ce que tu crois, mais tu te trompes !

— Voyons, pourquoi me tromperais-je ? En quoi me trompé-je ? Montrez-moi en quoi consiste mon erreur. Comme la science la plus difficile qui soit est celle de se connaître soi-même, il est possible que je sois dans l'erreur et que le suicide ne soit pas la solution la plus logique à mes infortunes, mais démontrez-le-moi. Car s'il est difficile, mon cher Don Miguel, cette connaissance de soi-même, il est une autre connaissance qui me semble non moins difficile…

 

La création du terme "nivola" est un geste essentiel. Unamuno rejette le réalisme, la psychologie approfondie et le déterminisme social du roman naturaliste.

La nivola se caractérise par un dialogue philosophique abondant au détriment de l'action, des personnages schématiques, plus symboles que psychés complexes (Augusto est l'indécision, Eugenia la fierté, etc.), l'intrusion directe de l'auteur qui brise l'illusion fictionnelle, et une structure libre et imprévisible, à l'image de la "brume" du titre.

Ce procédé n'est pas un simple jeu formel ; il est au service de la thèse centrale du livre : la vie, comme la fiction, est une "niebla", un terrain vague où la vérité est insaisissable.

 

Avant même les existentialistes français, Unamuno pose ainsi des questions fondamentales ..

- Qui suis-je ? Augusto ne cesse de s'interroger sur sa propre identité, qu'il sent fluide et inconsistante.

- Sommes-nous libres ou déterminés ? La confrontation avec Unamuno est le point culminant de ce dilemme. Augusto revendique son libre arbitre, mais il se heurte à la volonté de son "Dieu" créateur. Cette scène est une allégorie de la condition humaine face à Dieu : avons-nous une réelle liberté si un être supérieur a un plan pour nous ?

- Le "Sentiment Tragique de la Vie" : Concept cher à Unamuno, c'est la lutte désespérée de l'homme, être conscient et assoiffé d'immortalité, contre le néant. Le désespoir d'Augusto est le reflet de cette angoisse existentielle.

- Le geste le plus révolutionnaire du roman est l'intrusion d'Unamuno en tant que personnage. Ce procédé, appelé métalepse narrative, brouille les frontières entre la réalité et la fiction.

Il pose la question de la réalité des personnages. Augusto est-il moins "réel" qu'Unamuno ? L'auteur suggère que nous sommes peut-être tous des personnages d'une histoire écrite par une entité supérieure. Il interroge l'autorité de l'auteur. En se mettant en scène, Unamuno se montre comme un dieu cruel et arbitraire, remettant en cause le contrôle absolu du créateur sur sa création.

- L'"amour" d'Augusto pour Eugenia est un amour purement intellectuel et idéalisé. Il n'aime pas la vraie Eugenia, mais l'image qu'il projette sur elle. Cette relation illustre l'incapacité de l'homme à atteindre l'essence des choses et des êtres, condamné qu'il est à vivre dans la "brume" des apparences et de ses propres constructions mentales.

 

"Niebla" est une œuvre pionnière de la modernité littéraire, anticipant des auteurs comme Pirandello ou Borges...

La mise en scène des dilemmes existentiels est puissante et continue de résonner avec les lecteurs contemporains. La scène entre Augusto et Unamuno est un moment unique et fondateur dans l'histoire de la littérature.

Certes, le choix délibéré de créer des personnages "en creux" peut les rendre peu attachants ou trop abstraits pour certains lecteurs. Le roman peut paraître statique à ceux qui cherchent une intrigue traditionnelle, mais c'est avant tout une œuvre d'idées.


La Maison-musée Unamuno (Casa-Museo Unamuno)
(Salamanca, Castille-León) - 
Elle se trouve au n° 25 de la calle Libreros, dans le centre historique de Salamanque, adossée aux Escuelas Mayores (anciennes écoles de la Faculté) de l’Université. Unamuno y habita lorsqu’il fut élu recteur pour la première fois, de 1900 à 1914. C’est à cette époque qu’il écrivit nombre de ses œuvres importantes depuis cette maison.