Alfred Döblin (1878-1957), "Berlin Alexanderplatz" (1929), "Die Ermordung einer Butterblume" (L'Assassinat d'une renoncule, 1913) - "Wang-Lou, Die drei Sprünge des Wang-Lun" (1915), "Die beiden Freundinnen und ihr Giftmord" (1924), "Manas" (1927), "Pardon wird nicht gegeben" (Pas de pardon, 1935) -  Lesser Ury (1861-1931) - Hans Baluschek (1870-1935) ..

Last update: 29/11/2016


Littérature allemande des années 1920-1930

En Allemagne, les 15 années qui suivirent la fin de la Première Guerre mondiale sont marquées par une inflation démesurée et un chômage généralisé. Paradoxalement, cette époque est aussi celle de la culture de Weimar marquée par une effervescence jusque-là inconnue tant au niveau artistique que scientifique. Au niveau artistique, la littérature allemande, celle de Hermann Hesse (1877-1962), "Le Loup des steppes" (1927), Alfred Döblin (1878-1957), "Berlin Alexanderplatz" (1929), Thomas Mann (1875-1955), "La Montagne magique" (1924), Robert Musil (1880-1942), "L'Homme sans qualités" (1930), Leo Perutz (1882-1957), "Le maître du jugement dernier" (1923), Stefan Zweig (1881-1942), "La Confusion des sentiments" (1926), veut exprimer la complexité d'un monde moderne qui s'installe dans la confusion la plus extrême...

 

 Döblin, un moraliste qui perce à jour le chaos du monde et y voit une vérité supérieure, l'expressionnisme et le futurisme en fournissent tant les arguments que l'écriture....

(Hans Baluschek  (1898) "Monday Morning" - Stiftung Stadtmuseum Berlin)

 

Avec "Berlin Alexanderplatz" (1929), Döblin tente de renouveler le genre romanesque et développe une de ces grandes épopées urbaines - cf.  les allusions classiques et bibliques - des années 1920 que nous offrirent Dos Passos et Joyce. C'est un roman qui a marqué, pour le lieu chargé d'histoire où il prend corps (Berlin), pour sa structure fortement influencée par le montage cinématographique, pour la façon avec laquelle il intègre les sensations de la ville, suggère un sentiment de vitesse, de contrastes et de simultanéité déroutante. Dans un rejet assumé et maîtrisé des conceptions habituelles du roman, c'est un récit à plusieurs niveaux qui donne libre cours aux discours contradictoires de la métropole. Le lecteur découvre ainsi des articles de journaux, des échanges entre personnages pris au hasard, des panneaux d'affichage ou de rue, et des couplets de chansons populaires. C'est aussi en partie un conte moral :  il s'agit du récit de Franz Biberkopf, ancien prisonnier, et de sa vaine tentative pour se transformer en être humain qui pourrait sembler "décent". Mais c'est aussi un "homme du peuple" à la naïveté "typique", autour duquel le narrateur élabore une histoire complexe de crime, tentation et trahison. Franz s'essaie à toute une série de métiers, perd son bras dans une tentative de vol, devient proxénète, tombe amoureux, et est finalement trahi par son ennemi, Reinhold, à la place duquel il est accusé de meurtre. En route, Döblin rassemble dans son Berlin-Est populaire une série de personnages plus ou moins louches, sensible à la fois à leur façon de parler et au déroulement de leur vie.... 


Lesser Ury (1861-1931),

peintre impressionniste allemand, associé à l'école de de peinture de Düsseldorf, privilégia les scènes nocturnes, pluvieuses, les cafés de Berlin des années 1920...


Alfred Döblin (1878-1957)

Devenu célèbre en Europe avec son roman "Berlin Alexanderplatz" (1929), Alfred Döblin s'est voulu un rénovateur du genre romanesque: "rejetant la tradition du roman psychologique au profit d'une narration épique, il joue de tous les styles et tous les registres de vocabulaire. Contre le principe de « l'art pour l'art », il cherche à transcrire ce qui est la vie même dans toute sa diversité, avec les aspirations contradictoires qu'elle peut susciter chez les individus".

Médecin de profession et issu d’une famille bourgeoise juive, Alfred Döblin a collaboré à divers journaux, autant littéraires que politiques, dès 1910, avant de publier son premier livre, "L’Assassinat d’une renoncule", en 1913. Son existence, personnelle comme littéraire, fut grandement marquée par l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe dans son ensemble. En effet, de son expérience des violences de la révolution allemande en 1918-1919, il tire le roman "Novembre 1918". Puis, à l’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933, Döblin et sa famille fuient en Suisse et en France. Naturalisé français en 1936, il travaille au ministère de l'Information sous la direction de Giraudoux. Après la débâcle commence un nouvel exil (New York, Los Angeles), doublé d'une grave crise intérieure qui le conduit à se convertir à un catholicisme mystique en 1941 '"Aetheria"). En 1945, le gouvernement militaire français lui attribue un poste dans l'administration de sa zone d'occupation à Berlin, mais Döblin ne se sent plus chez lui dans l'Allemagne d'après-guerre. Il meurt malade et oublié...

 

Ses oeuvres essentielles : "Berlin Alexanderplatz. Die Geschichte vom Franz Biberkopf" (Berlin Alexanderplatz, 1929), "Die Ermordung einer Butterblume" (1913, L'Assassinat d'une renoncule), "Die drei Sprünge des Wang-Lun" (1915, Les Trois Bonds de Wang Lun), "Wallenstein" (1920), "November 1918. Eine deutsche Revolution" (1939), "Schicksalsreise" (Voyage et destin), "Hamlet, oder die lange Nacht nimmt ein Ende" (1956, Hamlet, ou La longue nuit prend fin). 


1913 - L'Assassinat d'une renoncule (Die Ermordung einer Butterblume)

"Bien avant le succès historique de Berlin Alexanderplatz en 1929, Alfred Döblin fit son entrée sur la scène littéraire en publiant des nouvelles. En voici réunies treize, parues entre 1902 et 1917, treize miniatures où se condensent toute la précision et toute la virtuosité du style de leur singulier auteur. L'espace dans lequel évoluent les personnages de ces récits est dessiné par la mêlée des sexes. A travers elle, Döblin s'avance vers l'utopie du couple en suivant les lignes de fracture que celle-ci inscrit dans les sentiments et les conduites. Exploration des vides plutôt que des pleins : la voie négative en somme. Expressionnisme, abstraction, naturalisme, objectivité ? Le phénomène Döblin et à vrai dire inclassable. L'humoristique occupe ici une place de choix. Si on veut bien admettre que ce dernier n'a rien de commun avec la zone médiane et pondérée de l'humour, mais s'obtient plutôt par conjonction des extrêmes, la cruauté, le grotesque côtoyant de près le lyrisme et la tendresse. "

 

Evoquer  "L'Assassinat d'une renoncule" (Die Ermordung einer Butterblume), c'est penser que le "meurtre" d'une fleur peut être à la fois comique et tragique. Pour Döblin, c'est un argument qui permet de montrer comment la rationalité bourgeoise cache une violence latente.

Le protagoniste, M. Michael Fischer, est un bourgeois conventionnel, un homme d'affaires rigide et apparemment respectable. Il incarne parfaitement l'ordre social et la répression des pulsions. Mais un jour, lors d'une sortie dans les bois, il est soudain irrité par une renoncule (une fleur des champs) qui frôle son pantalon. Dans un accès de rage incontrôlable, Fischer tranche alors la fleur avec sa canne, comme s'il commettait un crime. La fleur saigne (vision surréaliste), et Fischer croit entendre des cris de douleur : il fuit, paniqué, mais la scène le hante, allant juqu'à imaginer que la nature entière (arbres, plantes) le poursuit pour le punir. Les branches deviennent des bras menaçants, les fleurs des témoins accusateurs. Et il revoit sans cesse la fleur mutilée, symbole de sa propre violence refoulée.

 

De retour en ville, Fischer s'effondre psychologiquement, insulte des inconnus, se roule par terre, et finit par déchirer ses vêtements en public. Les passants le prennent pour un fou, et la police l'arrête. Le texte suggère que Fischer est emmené dans un asile, bien que Döblin laisse planer le doute sur sa destinée...


1915 - Les trois sauts de Wang-Loun (Die drei Sprünge des Wang-Lun) 

Une allégorie politique et spirituelle de l’échec des idéaux dans un monde violent. Döblin y fonde sa vision du roman comme laboratoire d’expérience historique et existentielle, déjà présente avant Berlin Alexanderplatz. L’ouvrage, profondément inspiré par le taoïsme et la dialectique occidentale, questionne notre capacité à agir sans trahir.

Alfred Döblin, en pleine période expressionniste, relate dans une Chine réelle ou mythique, qui pourrait tout aussi bien être l'Europe moderne, l'attitude de l`individu face à l'oppression et à l`injustice, et ses vaines tentatives pour triompher du mal et de la violence. Selon Gabriele Sander (Döblin-Handbuch), Döblin ne cherche pas l'exactitude documentaire mais utilise une Chine imaginaire comme un miroir critique de l’Europe. Le langage archaïque et les ruptures de ton confèrent au roman une étrangeté volontaire. Cette étrangeté est à la fois spirituelle, politique et linguistique.

Particulièrement tourmenté. le livre se termine sur une conclusion pessimiste, révolte et non-violence s'avèrent aussi stériles l'une que l'autre. L`évidente nécessité devant un désordre profond de réengendrer un ordre est illusoire. Döblin pose tragiquement la question : comment donner une orientation aux forces troubles qui se disputent l`homme et le monde? S'il ne peut répondre, l'auteur nous livre dans la pure tradition expressionniste de magnifiques et vastes mouvements de foules et d'idées, des peuples et des idées emportés par leurs inquiétudes. leurs déceptions. leur idéal, vers un but inaccessible. et peut-être inexistant...

Prix Fontane 1916, la première consécration publique de Döblin, redécouvert dans les années 1960-70 grâce aux travaux de l'école de Francfort...

 

"Sur les montagnes du Tchi-li, dans les plaines, sous le ciel qui endure tout, se tenaient ceux contre lesquels les armures et les flèches de l’empereur Khien-long étaient dirigées. Ils parcouraient les villes, se répandaient dans les bourgs et les villages.

Un frisson léger traversa le pays où les « Véritablement Faibles » apparurent. Leur nom, Wu-wei, était de nouveau sur toutes les lèvres depuis des mois. Ils n’avaient pas de demeures fixes ; ils mendiaient le riz, la bouillie de haricots dont ils avaient besoin, aidaient les paysans et les artisans dans leur travail. Ils ne prêchaient pas, ne cherchaient à convertir personne. En vain, des lettrés qui s’étaient mêlés à eux tentèrent d’entendre un dogme religieux de leur bouche. Ils n’avaient pas d’idoles, ne parlaient pas de la roue de l’existence. La nuit, beaucoup campaient sous les rochers, dans les vastes forêts, les grottes des montagnes. Souvent, de leurs lieux de repos s’élevaient des sanglots et des pleurs. C’étaient les jeunes frères et sœurs. Beaucoup ne mangeaient pas de viande, ne cueillaient pas de fleurs, semblaient liés d’amitié avec les plantes, les animaux et les pierres.

Il y avait là un jeune homme frais et vigoureux du Chan-toung, qui avait brillamment réussi le premier examen. Il avait sauvé son père, parti seul en barque de pêche, d’une terrible tempête ; avant de rejoindre son père, il avait fait vœu de suivre les adeptes du Wu-wei. Et ainsi, à peine les joyeuses célébrations de l’examen terminées, il quitta silencieusement sa maison. C’était un jeune homme respectueux, un peu timide, aux yeux enfoncés, visiblement déchiré par un conflit intérieur.

Un marchand de haricots, un homme décharné, vivait depuis quinze ans dans un mariage sans enfants. Il s’affligeait profondément à l’idée que personne ne prierait pour lui après sa mort, ne nourrirait et n’honorerait son esprit. À quarante-cinq ans, il quitta sa terre natale.

Tsin était un homme riche au pied du mont Tschan. Il vivait dans une colère permanente, car, malgré tous ses efforts pour protéger son argent, il se faisait voler chaque mois, ne fût-ce que de petites sommes. S’y ajoutaient les extorsions des policiers et des collecteurs d’impôts ; plusieurs fois, ses maisons furent incendiées par des malveillants. Il craignait de se retrouver un jour sans rien. Il se sentait impuissant et sans droits. Alors, il donna tout son argent à des musiciens aveugles, de vieilles tenancières de maisons closes, des acteurs ; mit lui-même le feu à sa maison et partit dans la forêt.

De jeunes débauchés, accompagnés de prostituées qu’ils avaient libérées des maisons peintes, vinrent les rejoindre. Souvent, on voyait ces femmes, devenues les sœurs les plus vénérées, en d’étranges extases sous les callicarpes pourpres, dans les champs de millet, et on les entendait balbutier des paroles incompréhensibles...."

 

Le roman retrace l'ascension et la chute de Wang-lun, un personnage inspiré d'un chef rebelle chinois du XVIIIe siècle. Divisé en trois parties, correspondant aux "trois sauts" du titre, l'œuvre explore la transformation de Wang-lun et illustre la tension entre idéalisme spirituel et engagement politique.

 

- Premier saut (L'initiation mystique) : Wang-lun, jeune homme ambitieux, quitte son village pour embrasser une vie spirituelle, influencé par le taoïsme. C'est un homme impulsif, charismatique mais destructeur. Après une série de dérives, il rencontre le sage Ma-noh, ermite taoïste qui lui enseigne la non-intervention (Wu wei), principe fondamental du taoïsme. Ce premier saut est un passage intérieur : la transformation du rebelle en figure ascétique.

 

- Deuxième saut (La confrontation politique) : Le charisme de Wang-Lun lui attire de nombreux disciples. Il devient malgré lui chef d’un mouvement millénariste qui prêche la fin du monde corrompu des mandarins. Il s’allie avec les Lotus blancs, une société secrète. La répression impériale devient féroce. Wang-Lun abandonne alors le Wu wei et appelle à la guerre sainte — trahissant sa propre formation spirituelle. Ce saut est celui du basculement vers la violence politique, un renoncement au mysticisme pur.

 

- Troisième saut (La chute sacrificielle) : Après une série de victoires, le mouvement s’effondre. Wang-Lun est capturé. Refusant la rédemption, il accepte l’exécution avec sérénité. Le dernier saut est une mort volontaire, en résonance avec la tradition bouddhique et taoïste : la dissolution de l’ego, l’extinction dans le non-agir ultime. Ce parcours illustre la tension entre idéalisme spirituel et engagement politique.


1924 - "L'Empoisonnement" (Die beiden Freundinnen und ihr Giftmord) 

Avilie par un mari qui la brutalise, la jeune Elli se révolte, trouve refuge auprès d'une amie, se confie, s'abandonne et, dans ses bras, découvre l'autre versant de la sexualité. C'est alors qu'à ces deux femmes vient l'idée de faire payer à l'époux ses outrages... Inspiré d'un procès qui défraya la chronique dans les années 1920, "L'Empoisonnement" est de ces récits auxquels la cruauté confère un éclat inoubliable. Médecin psychiatre, Alfred Döblin dissèque le drame selon les règles d'une autopsie méticuleuse. Sous sa plume, la rancoeur et le désir de vengeance des deux amies semblent s'insinuer et se propager sur un rythme implacable, de phrase en phrase, de ligne en ligne, inexorablement, comme un empoisonnement... 

"..C'était dans la première partie de l'année 1921. Ils n'étaient mariés que depuis quelques mois. il voulait la garder, elle si gentille, si joyeuse; elle avait encore ce genre qui lui plaisait et qui lui rappelait le bon temps. Il voulait retenir cela. Il voulait se retenir à elle. Il voulait l'aimer. Il prit un chemin dangereux. Sans savoir ni pourquoi ni comment et malgré une nette répugnance intime, il s'avisa de se déchaîner avec elle sexuellement. D'exiger d'elle violences, sauvageries et extravagances. En eux se fit un véritable déclic. Un changement s'opéra en lui. Il ne pouvait résister à ses impulsions dépravées. Et s'aperçut seulement plus tard que c'était, en plus brûlant, plus passionné, la façon dont il en usait avec des filles de rencontre. Par ce déchaînement et cette brutalité il voulait oublier son infortune. Punir Elli, la dégrader justement par là où elle lui échappait. Elle n'aimait pas ça; tant mieux; son aversion même l'excitait, augmentait l'attrait. Il voulait la fureur. Un autre sentiment l'habitait très souterrainement : lui découvrir ainsi des goûts anciens et réprouvés, c'était une fois encore se soumettre. Il se mettait à nu. Il fallait qu'elle approuve. Qu'elle l'approuve lui. Il fallait qu'elle l'amende. D'une manière ou d'une autre. Elle comprit. Saisit le geste comme il fallait. Elle avait déjà tendance à supporter certaines choses pour se punir de ses défaillances sexuelles. Le dégoût qui la prenait tout entière, qui éclaboussait l'homme dans son ensemble et lui donnait une odeur de soufre, ne parvenait pas toujours à l'apaiser. A présent, malgré son aversion, voire son effroi, elle flairait qu'il changeait, mais que, malgré tout, il ne la lâchait pas. Mieux, qu'il était à nouveau l'amoureux d'autrefois qui la suppliait, et qu'il se soumettait à elle d'une autre manière. Elle flairait que colère, insultes, coups n'étaient qu'une autre forme de soumission. Et dans la mesure même où elle ne pouvait s'abandonner corps et âme à la tendresse, à la passion, cela lui convenait mieux..."


1927 - Manas (Manas)

Épopée en vers dans laquelle Alfred Döblín projette le mythe de l'homme dans une dimension idéale qu'aucune condition réaliste ni historique ne limite. L''idée de la mort et de la souffrance fascine Manas, prince indien et général légendaire, et l`incite à entrer dans le royaume des morts, gardé par les dieux. Les âmes, chassées comme des flocons de neige, y séjournent, impuissantes et désespérées. Vaincu par les démons, Manas meurt dans l`horreur de la mort. Cependant, sa femme favorite, la déesse Savitri, part à sa recherche. Elle lui rend la vie, mais à la condition qu`elle rejoigne les dieux et qu'elle donne à son amant une partie de ses pouvoirs. Devenu compagnon des démons et demi-dieu, Manas triomphe de l`horreur et de la mort, mais détruit tout ce qu'il rencontre. Il est anéanti une deuxième fois, non par la douleur ou la ruse. mais par Schiwa lui-même, l`archer et le danseur au cou bleu. Les sentiments fondamentaux de l'existence sont exprimés ici en vers brutaux, autant d`idées rythmiquement brisées, dans un style singulier et déroutant, ce fut l'un des livres de chevet de Robert Musil .. 


1929 - Berlin Alexanderplatz 

"On ne raconte pas, on construit", c'est ainsi, dit-on, que Döblin lance le roman allemand moderne. Ce livre célèbre sur les bas-fonds du Berlin des années 1925-1930 fait penser à Voyage au bout de la nuit et aux Mystères de Paris, mais aussi à Brecht, à Dos Passos (Manhattan Transfer) et à Joyce. Car ce récit épique, plein de tendresses, de violences, de vices, étonne par sa modernité au travers de ses deux protagonistes, le personnage de Biberkopf et l'Alexanderplatz berlinoise dans lequel celui-ci est malmené. Coexistent ainsi les bribes de conscience d'un individu et les images et sonorités de la ville. L'aventure de Franz Biberkopf, ancien prisonnier condamné pour le meurtre de sa maîtresse Ida, cherchant à s'amender, mais bientôt happé de nouveau par le monde des souteneurs et des truands. La stricte chronologie assure l'unité d'un récit constamment entrecoupé par les réflexions du narrateur et bâti sur des procédés (emprunts au style lyrique, biblique, journalistique, populaire et dialectal) dont l'éclatement reflète le chaos intérieur du personnage et de la ville. Cette technique expérimentale particulièrement complexe donne une incroyable vitalité au Berlin des années 1920. 

Döblin abolit donc la sacrosainte psychologie des personnages : les lames de fond qui submergent et entraînent les foules anonymes ont plus de poids que les débats de conscience d'individus tourmentés. Franz Biberkopf n'est pas une individualité autonome, souveraine, mais il est au contraire le type même de l'être collectif, perméable au milieu, livré tout entier, au cœur de la grande ville, à des influences, des forces qu'il ne maîtrise pas ....

 

La sortie de prison de Franz ..

Le roman s'ouvre sur la libération de Franz, une scène décrite avec une attention particulière aux détails sensoriels, reflétant son appréhension face au monde extérieur. Cette scène établit le ton du roman et introduit le thème de la réintégration difficile dans la société....

 

LIVRE PREMIER

Hier im Beginn verläßt Franz Biberkopf das Gefängnis Tegel, in das ihn ein früheres sinnloses Leben geführt hat. Er faßt in Berlin schwer wieder Fuß, aber schließlich gelingt es ihm doch, worüber er sich freut, und er tut nun den Schwur, anständig zu sein.

Ici au commencement Franz Biberkopf quitte la prison de Tegel, où l’absurdité de sa vie passée l’a conduit. Il reprend difficilement pied à Berlin, y parvient finalement malgré tout, ce dont il se réjouit, et il fait désormais le serment d’être honnête.

 

Mit der 41 in die Stadt

Er stand vor dem Tor des Tegeler Gefängnisses und war frei. Gestern hatte er noch hinten auf den Äckern Kartoffeln geharkt mit den andern, in Sträflingskleidung, jetzt ging er im gelben Sommermantel, sie harkten hinten, er war frei. Er ließ Elektrische auf Elektrische vorbeifahren, drückte den Rücken an die rote Mauer und ging nicht. Der Aufseher am Tor spazierte einige Male an ihm vorbei, zeigte ihm seine Bahn, er ging nicht. Der schreckliche Augenblick war gekommen (schrecklich, Franze, warum schrecklich?), die vier Jahre waren um. Die schwarzen eisernen Torflügel, die er seit einem Jahre mit wachsendem Widerwillen betrachtet hatte (Widerwillen, warum Widerwillen), waren hinter ihm geschlossen. Man setzte ihn wieder aus. Drin saßen die andern, tischlerten, lackierten, sortierten, klebten, hatten noch zwei Jahre, fünf Jahre. Er stand an der Haltestelle.

Die Strafe beginnt.

Er schüttelte sich, schluckte. Er trat sich auf den Fuß. Dann nahm er einen Anlauf und saß in der Elektrischen. Mitten unter den Leuten. Los. Das war zuerst, als wenn man beim Zahnarzt sitzt, der eine Wurzel mit der Zange gepackt hat und zieht, der Schmerz wächst, der Kopf will platzen. Er drehte den Kopf zurück nach der roten Mauer, aber die Elektrische sauste mit ihm auf den Schienen weg, dann stand nur noch sein Kopf in der Richtung des Gefängnisses. Der Wagen machte eine Biegung, Bäume, Häuser traten dazwischen. Lebhafte Straßen tauchten auf, die Seestraße, Leute stiegen ein und aus. In ihm schrie es entsetzt: Achtung, Achtung, es geht los. Seine Nasenspitze vereiste, über seine Backe schwirrte es. »Zwölf Uhr Mittagszeitung«, »B. Z.«, »Die neuste Illustrirte«, »Die Funkstunde neu«, »Noch jemand zugestiegen?« Die Schupos haben jetzt blaue Uniformen. Er stieg unbeachtet wieder aus dem Wagen, war unter Menschen. Was war denn? Nichts. Haltung, ausgehungertes Schwein, reiß dich zusammen, kriegst meine Faust zu riechen. Gewimmel, welch Gewimmel. Wie sich das bewegte. Mein Brägen hat wohl kein Schmalz mehr, der ist wohl ganz ausgetrocknet. Was war das alles. Schuhgeschäfte, Hutgeschäfte, Glühlampen, Destillen. Die Menschen müssen doch Schuhe haben, wenn sie so viel rumlaufen, wir hatten ja auch eine Schusterei, wollen das mal festhalten. Hundert blanke Scheiben, laß die doch blitzern, die werden dir doch nicht bange machen, kannst sie ja kaputt schlagen, was ist denn mit die, sind eben blankgeputzt. Man riß das Pflaster am Rosenthaler Platz auf, er ging zwischen den andern auf Holzbohlen. Man mischt sich unter die andern, da vergeht alles, dann merkst du nichts, Kerl. Figuren standen in den Schaufenstern in Anzügen, Mänteln, mit Röcken, mit Strümpfen und Schuhen. Draußen bewegte sich alles, aber – dahinter – war nichts! Es – lebte – nicht! Es hatte fröhliche Gesichter, es lachte, wartete auf der Schutzinsel gegenüber Aschinger zu zweit oder zu dritt, rauchte Zigaretten, blätterte in Zeitungen. So stand das da wie die Laternen – und – wurde immer starrer. Sie gehörten zusammen mit den Häusern, alles weiß, alles Holz.

 

"Il se retrouva devant les portes de la prison de Tegel et il était libre. Hier encore là-derrière dans les champs il binait les pommes de terre avec les autres, en habit de forçat, maintenant il allait dans un manteau d’été jaune, là-derrière ils binaient, il était libre. Il laissait passer un tram après l’autre, appuyait le dos contre la muraille rouge et ne partait pas. Le surveillant qui allait et venait devant les portes passa plusieurs fois près de lui, lui indiqua son tramway, il ne partait pas. Le moment effroyable était arrivé (effroyable, Franze, pourquoi effroyable ?), les quatre années étaient passées. Les battants de fer noirs qu’il contemplait depuis un an avec un dégoût croissant (dégoût, pourquoi dégoût) s’étaient refermés derrière lui. On l’exposait de nouveau. Au-dedans les autres menuisaient, laquaient, triaient, collaient, en avaient encore pour deux, cinq ans. Il était à l’arrêt du tramway.

La punition commence.

Il se secoua, déglutit. Il se marcha sur le pied. Puis il prit son élan et se retrouva assis dans le tram. Au milieu des gens. Parti. Au début c’était comme quand on est chez le dentiste, il a saisi une racine avec la tenaille et il tire, la douleur augmente, la tête va exploser. Il tournait la tête en arrière vers la muraille rouge, mais le tram filait et l’emportait sur les rails, bientôt il n’y eut plus que sa tête dans la direction de la prison. La rame fit un coude, des arbres, des maisons s’interposèrent. Des rues vivantes émergèrent, la Seestrasse, des gens montaient et descendaient. En lui ça criait d’effroi : Attention, attention, c’est parti. La pointe de son nez gelait, ça bourdonnait le long de sa joue. « Midi Journal », « B.Z. », « Le Nouvel Illustré », « Radio Actuel », « Tickets s’il vous plaît ». Les schupos ont des uniformes bleus maintenant. Il redescendit de la rame sans qu’on prête attention à lui, il était parmi les gens. Et alors quoi ? Rien. Un peu de tenue, cochon efflanqué, ressaisis-toi, t’vas tâter d’mon poing. Cohue, qué cohue. Comme ça remuait. Probable que ma cervelle a pus de graisse, probable qu’al’ est toute desséchée. Et puis tout ça. Magasins de chaussures, chapelleries, lampes à incandescence, bars à gnôle. Faut bien que les gens ayent des souliers, aussi, s’ils courent comme ça dans tous les sens, nous autres aussi on avait une cordonnerie, bien retenir ça. Des centaines de vitres nickel, laisse-les briller, va, c’est toujours pas elles qui vont te faire peur, t’peux les réduire en miettes, rien d’extraordinaire là-d’dans, sont bien astiquées et c’est tout. On éventrait le pavé sur la Rosenthaler Platz, il marcha entre les autres sur des caillebotis. On se mélange avec les autres, comme ça tout passe, tu remarques plus rien, garçon. Dans les vitrines des silhouettes en complet, manteau, avec des jupes, avec des bas et des souliers. Dehors tout remuait, mais — derrière — rien du tout ! Ça — vivait — pas ! Ça vous avait des visages joyeux, ça riait, attendait sur l’îlot-refuge en face d’Aschinger à deux ou à trois, fumait des cigarettes, feuilletait des journaux. C’était planté là comme les réverbères — et — ça se pétrifiait à mesure. Ils étaient solidaires des maisons, rien que du blanc, rien que du bois."

 

"Schreck fuhr in ihn, als er die Rosenthaler Straße herunterging und in einer kleinen Kneipe ein Mann und eine Frau dicht am Fenster saßen: die gossen sich Bier aus Seideln in den Hals, ja was war dabei, sie tranken eben, sie hatten Gabeln und stachen sich damit Fleischstücke in den Mund, dann zogen sie die Gabeln wieder heraus und bluteten nicht. Oh, krampfte sich sein Leib zusammen, ich kriege es nicht weg, wo soll ich hin? Es antwortete: Die Strafe.

Er konnte nicht zurück, er war mit der Elektrischen so weit hierher gefahren, er war aus dem Gefängnis entlassen und mußte hier hinein, noch tiefer hinein.

Das weiß ich, seufzte er in sich, daß ich hier rin muß und daß ich aus dem Gefängnis entlassen bin. Sie mußten mich ja entlassen, die Strafe war um, hat seine Ordnung, der Bürokrat tut seine Pflicht. Ich geh auch rin, aber ich möchte nicht, mein Gott, ich kann nicht.

Er wanderte die Rosenthaler Straße am Warenhaus Wertheim vorbei, nach rechts bog er ein in die schmale Sophienstraße. Er dachte, diese Straße ist dunkler, wo es dunkel ist, wird es besser sein. Die Gefangenen werden in Einzelhaft, Zellenhaft und Gemeinschaftshaft untergebracht. Bei Einzelhaft wird der Gefangene bei Tag und Nacht unausgesetzt von andern Gefangenen gesondert gehalten. Bei Zellenhaft wird der Gefangene in einer Zelle untergebracht, jedoch bei Bewegung im Freien, beim Unterricht, Gottesdienst mit andern zusammengebracht. Die Wagen tobten und klingelten weiter, es rann Häuserfront neben Häuserfront ohne Aufhören hin. Und Dächer waren auf den Häusern, die schwebten auf den Häusern, seine Augen irrten nach oben: wenn die Dächer nur nicht abrutschten, aber die Häuser standen grade. Wo soll ick armer Deibel hin, er latschte an der Häuserwand lang, es nahm kein Ende damit. Ich bin ein ganz großer Dussel, man wird sich hier doch noch durchschlängeln können, fünf Minuten, zehn Minuten, dann trinkt man einen Kognak und setzt sich. Auf entsprechendes Glockenzeichen ist sofort mit der Arbeit zu beginnen. Sie darf nur unterbrochen werden in der zum Essen, Spaziergang, Unterricht bestimmten Zeit. Beim Spaziergang haben die Gefangenen die Arme ausgestreckt zu halten und sie vor- und rückwärts zu bewegen.

 

L’effroi le saisit quand il descendit la Rosenthaler Strasse et aperçut un homme et une femme tout près de la fenêtre d’un petit bistrot : ils s’envoyaient des bocks de bière dans la gorge, et après, ils buvaient, voilà tout, ils avaient des fourchettes et avec ils se piquaient des morceaux de viande dans la bouche, puis ils retiraient les fourchettes et ne saignaient pas. Oh ! se crispa sa chair, j’m’en sors pas, où aller ? Réponse : la punition.

Il ne pouvait faire demi-tour, il était venu jusqu’ici en tram, on l’avait libéré de prison et il devait y entrer, s’enfoncer encore plus loin.

Je le sais, soupira-t-il intérieurement, je dois y aller, et je suis libéré. Ils devaient bien me relâcher, la peine était finie, c’est la règle, le bureaucrate fait son devoir. J’y vais, mais je ne veux pas, mon Dieu, je ne peux pas.

Il marcha le long de la Rosenthaler Straße, dépassa le grand magasin Wertheim, puis tourna à droite dans l’étroite Sophienstraße. Il pensa : Cette rue est plus sombre, là où c’est sombre, ce sera peut-être mieux.

Les détenus sont répartis en isolement strict, cellulaire ou communautaire. En isolement strict, le prisonnier est séparé jour et nuit des autres. En régime cellulaire, il est enfermé seul mais mixé aux autres pendant les promenades, les cours ou le culte.

Les tramways continuaient de gronder et de tinter, les façades des maisons défilaient sans fin. Et il y avait des toits sur les maisons, des toits qui flottaient au-dessus — ses yeux erraient vers le ciel : Pourvu qu’ils ne glissent pas, mais les maisons tenaient debout.

Où aller, pauvre diable que je suis ? Il traîna le long des murs, cela n’en finissait pas. Je suis un parfait imbécile, on doit bien pouvoir se faufiler ici, cinq minutes, dix minutes, puis on boira un cognac et on s’assoira.

Au signal de la cloche, le travail doit commencer immédiatement. Il ne peut être interrompu qu’aux heures de repas, de promenade ou d’instruction. Pendant la promenade, les détenus doivent tenir les bras tendus et les balancer d’avant en arrière.

 

Da war ein Haus, er nahm den Blick weg von dem Pflaster, eine Haustür stieß er auf, und aus seiner Brust kam ein trauriges brummendes oh, oh. Er schlug die Arme umeinander, so mein Junge, hier frierst du nicht. Die Hoftür öffnete sich, einer schlürfte an ihm vorbei, stellte sich hinter ihn. Er ächzte jetzt, ihm tat wohl zu ächzen. Er hatte in der ersten Einzelhaft immer so geächzt und sich gefreut, daß er seine Stimme hörte, da hat man was, es ist noch nicht alles vorbei. Das taten viele in den Zellen, einige am Anfang, andere später, wenn sie sich einsam fühlten. Dann fingen sie damit an, das war noch was Menschliches, es tröstete sie. So stand der Mann in dem Hausflur, hörte das schreckliche Lärmen von der Straße nicht, die irrsinnigen Häuser waren nicht da. Mit gespitztem Munde grunzte er und ermutigte sich, die Hände in den Taschen geballt. Seine Schultern im gelben Sommermantel waren zusammengezogen zur Abwehr.

Ein Fremder hatte sich neben den entlassenen Sträfling gestellt, sah ihm zu. Er fragte: »Ist Euch was, ist Euch nicht gut, habt Ihr Schmerzen?«, bis der ihn bemerkte, sofort mit dem Grunzen aufhörte. »Ist Euch schlecht, wohnt Ihr hier im Haus?« Es war ein Jude mit rotem Vollbart, ein kleiner Mann im Mantel, einen schwarzen Velourshut auf, einen Stock in der Hand. »Ne, hier wohn ich nich.« Er mußte aus dem Flur, der Flur war schon gut gewesen. Und nun fing die Straße wieder an, die Häuserfronten, die Schaufenster, die eiligen Figuren mit Hosen oder hellen Strümpfen, alle so rasch, so fix, jeden Augenblick eine andere. Und da er entschlossen war, trat er wieder in einen Hausflur, wo man aber die Tore aufriß, um einen Wagen durchzulassen. Dann rasch ins Nachbarhaus in einen engen Flur neben dem Treppenaufgang. Hier konnte kein Wagen kommen. Er hielt den Geländerpfosten fest. Und während er ihn hielt, wußte er, er wollte sich der Strafe entziehen (o Franz, was willst du tun, du wirst es nicht können), bestimmt würde er es tun, er wußte schon, wo ein Ausweg war. Und leise fing er wieder seine Musik an, das Grunzen und Brummen, und ich geh nich wieder auf die Straße. Der rote Jude trat wieder in das Haus, entdeckte den andern am Geländer zuerst nicht. Er hörte ihn summen. »Nun sagt, was macht Ihr hier? Ist Euch nicht gut?« Er machte sich vom Pfosten los, ging nach dem Hof zu. Wie er den Torflügel anfaßte, sah er, es war der Jude von dem andern Haus. »Gehn Sie doch los! Was wolln Sie denn von einem?« »Nun nun, nichts. Ihr ächzt und stöhnt so, wird man doch fragen können, wie Euch ist.« Und durch den Türspalt drüben schon wieder die ollen Häuser, die wimmelnden Menschen, die rutschenden Dächer. Der Strafentlassene zog die Hoftür auf, der Jude hinter ihm: »Nun nun, was soll geschehn, wird doch nicht so schlimm sein. Man wird schon nicht verkommen. Berlin ist groß. Wo tausend leben, wird noch einer leben.«

Ein hoher finsterer Hof war da. Neben dem Müllkasten stand er. Und plötzlich sang er schallend los, sang die Wände an. Den Hut nahm er vom Kopf wie ein Leierkastenmann. Von den Wänden kam der Ton wieder. Das war gut. Seine Stimme erfüllte seine Ohren. Er sang mit so lauter Stimme, wie er im Gefängnis nie hätte singen dürfen. Und was er sang, daß es von den Wänden widertönte? »Es braust ein Ruf wie Donnerhall.« Kriegerisch fest und markig. Und dann: »Juvivallerallera« mitten aus einem Lied. Es beachtete ihn keiner. Der Jude nahm ihn am Tor in Empfang: »Ihr habt schön gesungen. Ihr habt wirklich schön gesungen. Ihr könntet Gold mit einer Stimme verdienen, wie Ihr habt.« Der Jude folgte ihm auf der Straße, nahm ihn beim Arm, zog ihn unter unendlichem Gespräch weiter, bis sie in die Gormannstraße einbogen, der Jude und der starkknochige, große Kerl im Sommermantel, der den Mund zusammenpreßte, als wenn er Galle spucken müßte.

 

Il y avait une maison, il détourna les yeux du pavé, poussa une porte d’entrée, et de sa poitrine s’échappa un sourd et triste oh, oh. Il croisa les bras, voilà mon gars, ici tu n’auras pas froid. La porte de la cour s’ouvrit, quelqu’un passa près de lui en traînant les pieds, se posta derrière lui. Il se mit à gémir, cela lui faisait du bien de gémir. Pendant son premier isolement cellulaire, il gémissait souvent ainsi et se réjouissait d’entendre sa propre voix — on a encore ça, ce n’est pas tout à fait fini. Beaucoup faisaient de même dans les cellules, certains au début, d’autres plus tard, quand la solitude les accablait. Alors ils commençaient, c’était encore quelque chose d’humain, ça les réconfortait.

Ainsi, l’homme se tenait dans le vestibule, n’entendant plus l’effroyable vacarme de la rue, les maisons démentes avaient disparu. La bouche pincée, il grognait pour s’encourager, les mains enfoncées dans les poches en poings. Ses épaules, sous le manteau d’été jaune, étaient remontées en une posture de défense.

Un inconnu s’était approché de l’ancien détenu et l’observait. Il demanda : « Ça ne va pas ? Vous êtes souffrant ? Vous avez mal ? », jusqu’à ce que l’autre le remarque et cesse aussitôt de grogner. « Vous êtes malade ? Vous habitez ici ? » C’était un Juif à la barbe rousse et touffue, un petit homme en manteau, coiffé d’un feutre noir et tenant une canne.

« Nan, j’habite pas ici. » Il dut quitter le vestibule — le vestibule, au moins, était un refuge. Et de nouveau, la rue s’imposa à lui : les façades, les vitrines, les silhouettes pressées en pantalons ou bas clairs, tout allait si vite, si saccadé, changeant à chaque instant. Alors, déterminé, il se faufila dans l’entrée d’un autre immeuble, mais on y ouvrait grand les portes pour laisser passer une charrette. Il se précipita alors chez le voisin, dans un étroit couloir près de l’escalier. Ici, aucun véhicule ne pouvait pénétrer. Il agrippa la rampe. Et tandis qu’il la serrait, il sut qu’il voulait échapper au châtiment (Oh Franz, que vas-tu faire ? Tu n’y arriveras pas). Pourtant, il allait le faire — il savait déjà où était l’issue. Et doucement, il reprit sa musique : grognements et murmures. Je ne retournerai pas dans la rue.

Le Juif roux entra à son tour dans l’immeuble et ne vit pas tout de suite l’homme à la rampe. Il l’entendit fredonner. « Dites-moi, que faites-vous ici ? Vous ne vous sentez pas bien ? » L’autre se détacha de la rampe et se dirigea vers la cour. En poussant le portail, il reconnut le Juif de l’autre maison. « Fichez-moi la paix ! Qu’est-ce que vous me voulez ? »

« Allons, rien. Vous gémissiez, alors on peut bien demander comment vous allez. »

Par l’entrebâillement de la porte, il revit les maudites maisons, la foule grouillante, les toits qui semblaient glisser. L’ancien détenu ouvrit le portail de la cour ; le Juif, derrière lui, disait : « Voyons, ce n’est pas si grave. On ne va pas mourir pour ça. Berlin est vaste. Là où vivent mille hommes, un de plus peut vivre. »

Une cour sombre et profonde s’étendait devant eux. Il s’arrêta près de la poubelle. Et soudain, il se mit à chanter à pleine voix, lançant ses notes contre les murs. Il ôta son chapeau comme un joueur de vielle. L’écho lui renvoya le son. C’était bon. Sa voix emplissait ses oreilles. Il chantait avec une puissance qu’il n’aurait jamais osé déployer en prison. Et que chantait-il, pour que les murs le lui renvoient ? « Un appel tonne comme l’éclair… » Un chant martial, vigoureux. Puis : « Youvillalléra ! », un refrain lancé au milieu d’une chanson. Personne ne fit attention à lui.

Le Juif l’attendait à la sortie : « Vous avez bien chanté. Vraiment bien. Avec une voix comme la vôtre, vous pourriez gagner de l’or. » Il le suivit dans la rue, lui prit le bras et l’entraîna dans un flot de paroles, jusqu’à ce qu’ils tournent dans la Gormannstraße — le Juif et ce grand gaillard osseux en manteau d’été, qui serrait les lèvres comme s’il voulait cracher son fiel.

 (...)

Franz Biberkopf, un ancien ouvrier libéré de prison après avoir purgé une peine pour le meurtre de sa compagne, est déterminé à mener une vie honnête. Mais il est rapidement confronté aux défis de la réintégration dans une société urbaine en mutation. Son parcours est marqué par des tentatives infructueuses de rédemption, des relations toxiques, notamment avec le criminel Reinhold, et une descente progressive dans la marginalité. La mort tragique de Mieze, sa compagne, précipite Franz dans une spirale de culpabilité et de souffrance mentale. Finalement, après une période d'internement psychiatrique, il entame une nouvelle vie modeste, symbolisant une forme de renaissance.

Döblin adopte une technique narrative innovante, intégrant des éléments tels que des extraits de journaux, des chansons populaires et des dialogues de rue. Cette approche crée une mosaïque narrative reflétant le chaos et la diversité de la vie urbaine. Walter Benjamin a souligné que cette méthode "explose le cadre du roman" et ouvre la voie à de nouvelles possibilités épiques.

Berlin est dépeinte comme un organisme vivant, indifférent aux destins individuels. La ville, avec ses bruits, ses foules et ses contradictions, devient un personnage à part entière. Le roman illustre la lutte de l'individu contre les forces impersonnelles de la modernité urbaine.

L'œuvre de Döblin est souvent comparée à celle de James Joyce, notamment "Ulysse", en raison de son style expérimental et de sa représentation de la vie quotidienne dans une grande ville. Cependant, Döblin revendique une approche distincte, centrée sur la réalité sociale et politique de son époque. Il s'inspire également de l'expressionnisme et de la Nouvelle Objectivité, mouvements artistiques qui cherchent à représenter la réalité de manière directe et sans fard.


Le roman du futurisme allemand, en ce que les manifestes futuristes avaient proclamé la nécessité d'un art du mouvement, qui aurait pour sujet la vie moderne et son chaos d'événements simultanés. Privilégiant le culte de la technique, ils demandaient le développement d'un style dynamique propre à rendre la totalité d'une réalité naturellement fragmentée et et entendaient par "simultanéité" le déferlement inlassable de la vie, avec le bruit des rues, les conversations, le bourdonnement des machines, l'univers des mémoires. Dans ce spectacle gigantesque des forces qui agissent, les.  individus ne semblent plus que des points. Berlin, Alexanderplatz répond à, ces principes, en les dépassant. Le grouillement d'Alexanderplatz est rendu comme dans un film sonore enregistrant la polyphonie des quartiers populaires tandis que l'être humain n'existe qu'enveloppé dans u jeu gigantesque de forces tant naturelles que collectives. 

 

"Damenverschwörung, unsere lieben Damen haben

das Wort, das Herz Europas altert nicht

Und das Politische hört bei Franz nicht auf. (Warum? Was quält dich? Wogegen verteidigst du dich?) Er sieht da was, er sieht was, er will denen ins Gesicht schlagen, sie reizen ihn immerfort, er liest in der »Roten Fahne«, im »Arbeitslosen«. Bei Herbert und Eva erscheint er öfter mit Willi. Aber die mögen den Kerl nicht. Franz mag ihn auch nicht sehr, aber man kann mit dem Jungen reden, er ist ihnen doch allen über in Politik. Wenn Eva Franzen bettelt, er soll doch den Kerl lassen, den Willi, der ihm bloß Geld abnimmt und sonst nischt weiter als ein Taschendieb ist, dann ist Franz ganz ihrer Meinung; Franz hat wirklich nischt mit Politik zu tun, die war ihm sein Lebelang über. Aber heute verspricht er, den Willi laufen zu lassen, und morgen spaziert er wieder mit dem Bengel und nimmt ihn mit zum Rudern.

Eva sagt zu Herbert: »Wenn es nicht Franz wär und er hätt nicht so Schlamassel mit dem Arm gehabt, dann würde ich schon wissen, wie ich den kurier.« »Na?« »Das kann ich dir versprechen, der geht keine zwei Wochen mehr mit dem grünen Jungen, der ihn ja bloß ausmistet. Denn wer geht denn mit dem. Erstens, ich wär an Miezes Stelle imstande und ließ den verschütt gehn.« »Wen, den Willi?« »Den Willi oder auch den Franz. Det wär mir egal. Aber sie sollens merken. Wenn einer im Kittchen sitzt, dann wird er sich wohl doch überlegen, wer recht gehabt hat.« »Du bist aber ordentlich rabiat auf den Franz, Eva.« »Na, hab ich ihm darum die Mieze zugeschanzt, und sie plagt sich ab mit den beiden Kerlen, die sie hat, damit Franz seine Dinger macht. Nee, ein bißchen hören muß der Franz nu ooch. Nu hat er bloß einen Arm, wo soll das hin? Da will er Politik machen und ärgert das Mädel.« »Ja, die ärgert sich mächtig. Hat sie mir gestern auch gestoßen. Sitzt da, wartet, er soll kommen. Schließlich wat hat son Mädel von ihrem Leben.« Eva küßt ihn: »Geht mir ganz genau so. Na, du sollst mal so wegbleiben und son Quatsch machen, in Versammlungen loofen! Herbert!« »Na, wat wär denn, Mäuschen?«

»Erst kratz ich dir die Augen aus, und dann kannste mir im Mondschein besuchen.« »Det tu ich ja gern, Mäuschen.« Sie klapst ihn auf den Mund, lacht, dann schüttelt sie den Herbert: »Ich sag dir, ich laß mir nicht das Mädel, die Sonja, so ruinieren, dazu ist sie mir zu gut. Als ob sich der Mensch nicht schon genug die Finger verbrannt hat, und bringt ihm nicht fünf Pfennig ein.« »Na, mach mal wat mit unserm Franzeken. Solange ich den Jungen kenne, ist er gut und lieb gewesen, aber auf den kannste einreden wie auf ne Wand, er hört nicht.« Eva denkt, wie sie ihn umworben hat, als Ida kam, und nachher, wie sie ihn gewarnt hat, was hat sie von dem Mann gelitten, sie ist auch jetzt nicht glücklich.

»Mir ist bloß nicht klar«, sagt sie und steht mitten in der Stube, »da hat der Mann diese Geschichte mit Pums gehabt, und das waren Verbrecher, und er rührt dir keinen Finger. Er hats ja jetzt gut, aber ein Arm ist schließlich ein Arm.« »Mein ich ooch.« »Er will davon nicht sprechen, das ist so gut wie sicher. Jetzt werd ich dir mal was sagen, Herbert. Die Mieze kennt die Sache natürlich mit dem Arm. Bloß wo es war und wer, det weeß sie auch nicht. Ich hab sie schon gefragt. Weeß nicht und möcht auch nicht dran rühren. Ist son bißchen pflaumenweich, die Mieze. Na, vielleicht macht sie sich jetzt Gedanken drüber, wenn sie so alleene dasitzt und wartet, und unser Franz, wo der ist, und natürlich kann er bei sowas reinfallen. Die Mieze, die weint schon genug, natürlich nicht vor ihm. Der Mann rennt in sein Unglück. Der soll sich um seine Sachen bekümmern. Die Mieze muß den hetzen auf die Pumssache.« »Au weih.« »Das ist besser. Das sag ich. Det gehört sich für Franz. Und wenn er ein Messer nimmt oder eine Pistole, hat er da nicht recht?« »Von mir aus schon lange. Ich hab doch selbst genug rumgefragt. Pumsleute halten absolut dicht; da weeß keener was.« »Wird schon wer sein, der wat weeß.« »Na, wat willste denn?« »Darum soll sich Franz kümmern, nicht um den Willi und die Anarchisten und Kommunisten und det ganze Dreckzeug, das keen Geld bringt.« »Verbrenn dir man nich die Finger, Eva.«

 

"Complot de dames, nos chères femmes ont la parole, le cœur de l’Europe ne vieillit pas.

Et pour Franz, le politique ne s’arrête jamais. (Pourquoi ? Qu’est-ce qui te tourmente ? Contre quoi te défends-tu ?) Il voit quelque chose, il voit bien, il a envie de leur frapper le visage, ils l’exaspèrent sans cesse, il lit La Fana Rouge, Le Chômeur. Chez Herbert et Eva, il vient plus souvent avec Willi. Mais ils ne peuvent pas encaisser ce type. Franz non plus ne l’aime pas beaucoup, mais au moins, on peut parler avec ce gamin, il les dépasse tous en politique. Quand Eva supplie Franz de laisser tomber ce Willi, qui ne lui soutire que de l’argent et n’est rien de plus qu’un voleur à la tire, Franz est tout à fait d’accord avec elle ; Franz n’a vraiment rien à voir avec la politique, ça l’a toujours dépassé. Mais aujourd’hui, il promet de se débarrasser de Willi, et le lendemain, il se balade à nouveau avec ce morveux et l’emmène même faire du canotage.

Eva dit à Herbert : « Si ce n’était pas Franz, et s’il n’avait pas eu tous ces problèmes avec son bras, je saurais bien comment le soigner, moi. »

« Ah oui ? »

« Je te le promets, il ne traînera pas deux semaines de plus avec ce gamin vert, qui ne fait que le plumer. Parce que franchement, qui irait avec lui ? D’abord, à la place de Mieze, je le laisserais tomber. »

« Qui, Willi ? »

« Willi ou même Franz. Ça m’est égal. Mais qu’elle le remarque. Quand on est en taule, on a le temps de réfléchir à qui avait raison. »

« Tu es vraiment furieuse contre Franz, Eva. »

« Eh bien, est-ce que je lui ai donné Mieze pour qu’elle se fatigue à s’occuper de ces deux types qu’elle a, pendant que Franz fait ses affaires ? Non, Franz doit quand même m’écouter un peu. Maintenant, il n’a plus qu’un bras, où est-ce qu’il va ? Et il veut faire de la politique et embêter cette pauvre fille. »

« Oui, elle est vraiment malheureuse. Elle me l’a encore dit hier. Elle est là, elle attend qu’il vienne. Mais enfin, qu’est-ce qu’une fille comme elle peut tirer de sa vie ? »

Eva l’embrasse : « C’est exactement pareil pour moi. Alors, si tu me faisais le coup de disparaître et de courir à des réunions débiles… Herbert ! »

« Eh bien, quoi, ma puce ? »

« D’abord, je t’arrache les yeux, et après, tu pourras me rendre visite au clair de lune. »

« Ça me va, ma puce. »

Elle lui donne une petite claque sur la bouche, rit, puis secoue Herbert : « Je te dis, je ne laisserai pas cette fille, cette Sonja, se ruiner comme ça, elle vaut mieux que ça. Comme si ce type ne s’était pas déjà assez brûlé les doigts, et ça ne lui rapporte même pas cinq pfennigs. »

« Bon, fais quelque chose avec notre petit Franz. Depuis que je connais ce gamin, il a toujours été gentil et affectueux, mais tu peux lui parler comme à un mur, il n’écoute pas. »

Eva repense à la façon dont elle l’avait courtisé quand Ida était arrivée, et ensuite, comme elle l’avait averti, tout ce qu’elle a enduré à cause de cet homme – elle n’est toujours pas heureuse.

« Ce que je ne comprends pas », dit-elle en se plantant au milieu de la pièce, « c’est qu’il a eu cette histoire avec Pums, et c’étaient des criminels, et il ne lève pas le petit doigt. Il est bien tranquille maintenant, mais un bras, c’est tout de même un bras. »

« C’est ce que je pense aussi. »

« Il ne veut pas en parler, c’est sûr comme la mort. Maintenant, je vais te dire un truc, Herbert. Mieze est au courant pour le bras, bien sûr. Mais où c’était et qui, ça, elle ne le sait pas non plus. Je lui ai déjà demandé. Elle ne sait pas et ne veut pas y toucher. Elle est un peu trop tendre, Mieze. Bon, peut-être qu’elle commence à y réfléchir, quand elle est assise toute seule à attendre, et notre Franz, on ne sait pas où il est, et bien sûr, il peut tomber dans un piège avec ce genre de choses. Mieze, elle pleure déjà assez, bien sûr pas devant lui. Cet homme court à sa perte. Il devrait s’occuper de ses affaires. Mieze doit le pousser à s’attaquer à l’histoire de Pums. »

« Oh là là. »

« C’est mieux comme ça. C’est ce que je dis. Ça convient à Franz. Et s’il prend un couteau ou un flingue, est-ce qu’il n’aurait pas raison ? »

« Pour moi, ça fait longtemps qu’il aurait dû le faire. J’ai moi-même assez posé de questions. Les types de Pums ne desserrent pas les dents ; personne ne sait rien. »

« Il y a bien quelqu’un qui sait. »

« Bon, qu’est-ce que tu veux faire ? »

« C’est à Franz de s’en occuper, pas de Willi et des anarchistes, des communistes et toute cette racaille qui ne rapporte pas un sou. »

« Ne te brûle pas les doigts, Eva. »

 

Döblin  raconte, au présent, l'intrigue, si le terme signifie encore quelque chose, se déroule dans l'aujourd'hui immédiat de l'année 1928. Au récit, de style épique, se mêle dialogue dramatique et poésie, réunissant ainsi les trois genres littéraires. Le ton est à l'ironie et l'humour noir sur fond d'absurde. L'image de Berlin est reconstituée grâce au montage et au collage de la réalité et de la vie quotidienne, extraits des communiqués de la Bourse, publications officielles, annonces et pages de journaux, affiches, lettres, statistiques, nouvelles locales, chansons, bulletins météorologiques, rapports de police, se mêlent aux dialogues à l'intimité des personnages.

Roman sans héros, Franz Biberkopf n'est  qu'un semblant de personnage sans véritable individualité, le monde extérieur le remplit entièrement. Pour avoir tué sa maîtresse, il a passé quatre ans en prison, il en sort avec la ferme décision de devenir honnête. Au début, il semble y réussir, il  travaille comme marchand ambulant sur l'Alexanderplatz, évitant avec soin tout ce qui pourrait troubler son équilibre. Cependant, une courte aventure avec une veuve qui le trompe lui est fatale : il se met à boire et maudit le monde. Pris en charge par Reinhold, le chef d'une bande de cambrioleurs, il perd un bras lors d'un cambriolage. Il accepte cette mutilation comme un châtiment mérité, mais demeure dans la bande moins par peur de la solitude que pour se prouver qu'il est toujours un homme. Il rencontre bientôt la petite Mieze, auprès de qui il trouve appui et compréhension, mais elle est assassinée par Reinhold qui s'empresse de faire passer Biberkopf pour le véritable coupable. Celui-ci échappe à l'accusation et devient aide-portier.  


L’échec de toute rédemption, Biberkopf reste piégé dans son destin. L’œuvre majeure d’Alfred Döblin a été adaptée plusieurs fois (version de 1931 (Phil Jutzi), muet, avec Heinrich George, version de 2020 (Burhan Qurbani), transposition trop librement inspirée) mais la version la plus célèbre reste celle de Rainer Werner Fassbinder (1980), 14 épisodes et un  épilogue, 15h30 (une des plus longues œuvres cinématographiques, baroque, théâtral, avec des plans hypnotiques et une bande-son expérimentale (références à Schönberg, Kraftwerk) : et Günter Lamprecht dans le personnage de Franz Biberkopf).

Le film est autant une fresque sociale qu’un cauchemar visuel, mêlant naturalisme et surréalisme :il a inspiré des cinéastes comme Lars von Trier (Europe) ou Tom Tykwer ..

Les relations féminines de Franz Biberkopf dans Berlin Alexanderplatz sont centrales tant dans le roman de Döblin que dans l'adaptation de Fassbinder, mais ce dernier leur donne une importance toute particulière. Lina (ou Luders) est une jeune femme naïve que Franz séduit puis exploite (il la pousse à se prostituer pour lui). Elle symbolise sa première chute morale après sa sortie de prison. Eva, prostituée, ancienne compagne de Franz, lui reste fidèle malgré tout et incarne tant une lueur de stabilité que sa dépendance aux femmes. Elle est interprétée par Hanna Schygulla : chez Franz la manipule avec un faux semblant de tendresse, puis l’abandonne. Mieze est une douce jeune femme dont Franz tombe "amoureux", mais qu’il finit par perdre à cause de sa jalousie et de Reinhold. Son meurtre marque l’effondrement final de Franz. Mieze (Barbara Sukowa) est souvent cadrée avec des fleurs ou des oiseaux – symboles de pureté que Franz souille malgré lui. Son meurtre dans la forêt sera filmé comme une cérémonie macabre, avec des ralentis et une bande-son hallucinée. Chaque femme représente une Allemagne humiliée. Les échecs sentimentaux de Biberkop montrent son incapacité à s’intégrer dans un monde qui le rejette. Chez Fassbinder, les femmes sont les seules à lui tendre la main, mais il les détruit toutes...


".. Und ich wandte mich und sah an alles Unrecht,

das geschah unter der Sonne

Franz, warum seufzt du, Franzeken, warum muß Eva immer anschlüpfen und dich fragen, was du denkst, und kriegt keine Antwort und muß immer weg ohne Antwort, warum bist du beklommen, und duckst dich, duck duck, kleiner Winkel, kleiner Vorhang, und du machst nur kleine, winzige Schritte? Du kennst das Leben, du bist nicht gestern auf die Erde gefallen, du hast einen Geruch für die Dinge und du merkst was. Du siehst nichts, du hörst nichts, aber du ahnst es, du wagst nicht, die Augen darauf zu richten, du schielst beiseite, aber du fliehst auch nicht, dazu bist du zu entschlossen, du hast die Zähne zusammengebissen, du bist nicht feige, aber du weißt nicht, was geschehen kann und ob du es auf dich nehmen kannst, deine Schultern stark genug sind, es auf sich zu nehmen.

Wieviel hat Hiob, der Mann aus dem Land Uz, gelitten, bis er alles erfuhr, bis nichts mehr auf ihn fallen konnte. Aus Saba fielen Feinde ein und schlugen seine Hirtin tot, das Feuer Gottes fiel vom Himmel und verbrannte Schafe und Hirten, die Chaldäer töteten seine Kamele und ihre Treiber, seine Söhne und Töchter saßen im Hause ihres ältesten Bruders, ein Wind wurde von der Wüste hergeschickt, er stieß die vier Ecken des Hauses um und die Knaben wurden getötet.

Das war schon viel, aber es war noch nicht genug. Sein Kleid hat Hiob zerrissen, die Hände hat er sich zerbissen, das Haupt hat er sich zerrauft, Erde hat er über sich gehäuft. Aber es war noch nicht genug. Mit Geschwüren wurde Hiob geschlagen, von der Fußsohle bis zum Schenkel trug er Geschwüre, er saß im Sand, der Eiter floß von ihm, er nahm einen Scherben und schabte sich.

Die Freunde kamen an und sahen ihn, Eliphas von Theman, Bildad von Suah und Zopfar von Nama, sie kamen von weit her, um ihn zu trösten, sie schrien und weinten fürchterlich, Hiob erkannten sie nicht, so furchtbar war Hiob geschlagen, der sieben Söhne und drei Töchter gehabt hatte und 7000 Schafe, 3000 Kamele, 500 Joch Rinder, 500 Eselinnen und sehr viel Gesinde.

Du hast nicht soviel verloren wie Hiob aus Uz, Franz Biberkopf, es fährt auch langsam auf dich herab. Und schrittchenweise ziehst du dich heran an das, was dir geschehen ist, tausend gute Worte gibst du dir, du schmeichelst dir, denn du willst es wagen, du bist entschlossen, dich zu nähern, zum Äußersten entschlossen, aber oh weh auch zum Alleräußersten? Nicht das, oh nicht das. Du sprichst dir zu, du liebst dich: Oh komm, es geschieht nichts, wir können doch nicht ausweichen. Aber in dir will es, will es nicht. Du seufzt: wo krieg ich Schutz her, das Unglück fährt über mich, woran kann ich mich festhalten. Es kommt näher! Und du näherst dich, wie eine Schnecke, du bist nicht feige, du hast nicht nur starke Muskeln, du bist Franz Biberkopf, du bist die Kobraschlange. Sieh, wie sie sich schlängelt, zentimeterweise gegen das Untier, das dasteht und greifen will.

 

"Franz, pourquoi soupires-tu, petit Franz, pourquoi Eva doit-elle toujours se glisser près de toi pour te demander ce que tu penses, et repartir sans réponse, pourquoi es-tu oppressé, et te recroquevilles-tu, recroqueville, recroqueville, petit coin, petit rideau, et tu ne fais que de tout petits pas ? Tu connais la vie, tu n’es pas tombé de la dernière pluie, tu as un flair pour les choses et tu sens ce qui vient. Tu ne vois rien, tu n’entends rien, mais tu le devines, tu n’oses pas y poser les yeux, tu regardes de travers, mais tu ne fuis pas non plus, tu es trop déterminé pour ça, tu serres les dents, tu n’es pas lâche, mais tu ne sais pas ce qui peut arriver ni si tu pourras le supporter, si tes épaules sont assez solides pour le porter.

Combien Job, l’homme du pays d’Outs, a-t-il souffert avant de tout comprendre, avant que rien ne puisse plus lui tomber dessus ? De Séba, des ennemis ont envahi ses terres et tué ses bergères, le feu de Dieu est tombé du ciel et a brûlé ses moutons et ses bergers, les Chaldéens ont massacré ses chameaux et leurs conducteurs, ses fils et ses filles étaient assis dans la maison de leur frère aîné quand un vent venu du désert a fait s’écrouler les quatre coins de la maison, écrasant les enfants.

C’était déjà beaucoup, mais ce n’était pas assez. Job a déchiré ses vêtements, s’est mordu les mains, s’est arraché les cheveux, s’est couvert de poussière. Mais ce n’était pas assez. Job a été frappé d’ulcères, de la plante des pieds jusqu’aux cuisses, il était assis dans la cendre, le pus coulait de lui, il a pris un tesson pour se gratter.

Ses amis sont venus le voir, Éliphaz de Théman, Bildad de Schuach et Tsophar de Naama, ils ont fait un long voyage pour le consoler, ils ont hurlé et pleuré d’horreur, ils ne reconnaissaient plus Job, tant il était défiguré, lui qui avait eu sept fils et trois filles, 7000 moutons, 3000 chameaux, 500 paires de bœufs, 500 ânesses et une multitude de serviteurs.

Tu n’as pas perdu autant que Job d’Outs, Franz Biberkopf, le malheur te descend dessus lentement. Et pas à pas, tu t’approches de ce qui t’est arrivé, tu te donnes mille bonnes raisons, tu te flattes, car tu veux oser, tu es décidé à t’en approcher, résolu à l’extrême — mais oh, jusqu’à l’extrême extrême ? Non, pas ça, oh pas ça. Tu te raisonnes, tu t’aimes : Allons, il ne se passera rien, on ne peut pas fuir éternellement. Mais en toi, quelque chose le veut, et ne le veut pas. Tu soupires : Où trouver protection ? Le malheur me submerge, à quoi me raccrocher ? Il se rapproche ! Et toi, tu avances, comme un escargot, tu n’es pas lâche, tu n’as pas que des muscles solides, tu es Franz Biberkopf, tu es le cobra. Regarde comme il ondule, centimètre par centimètre, vers la bête qui se dresse et s’apprête à frapper."....


"Pas de pardon" (Pardon wird nicht gegeben, 1935)

Karl est un jeune homme issu d'une famille bourgeoise ruinée, éduqué mais sans ressources, déclassé : ni prolétaire (il méprise les ouvriers), ni véritable bourgeois (sa famille n'a plus d'argent) : c'est par des monologues intérieurs saccadés qu'on le voit observer le naufrage familial avec une lucidité paralysante, allant jusqu'à culpabiliser de ne pas pouvoir "sauver" son père ou restaurer l'honneur perdu. Homme respectable, patriarche autoritaire d'une famille de petits bourgeois (commerce, propriété), son père incarne les valeurs wilhelminiennes (ordre, discipline, apparences), jusquà sa ruine : alcoolique, violent, hanté par les dettes, ses scènes de rage alternent avec des pleurs d'impuissance. Il se suicidera ou moura d'épuisement (selon les interprétations), laissant Karl orphelin d'un monde disparu. La mère de Karl est une femme soumise, écrasée par le mariage et la pauvreté, silencieuse, fuyant les conflits, et se réfugiant dans les rituels religieux (prières vides) ou les tâches ménagères. Alors que le père sombre, chacun tente séparément de s'en sortir. Le suicide du père entraîne une enquêtejudiciaire et le jugement du fils aîné. Les vrais coupables (les spéculateurs de "Konjunktur") ne seront quant à eux jamais jugés. Karl, lui, est acquitté parce qu'il "ressemble encore à un bourgeois", malgré sa déchéance (restes de privilèges de classe). La justice humaine le libère, l'acquitte matériellement, mais a prononcé sa déchéance sociale : le juge frappa son marteau, et Karl comprend alors qu'il ne serait jamais plus véritablement " libre". Son père, de sa tombe, venait de le déclarer coupable pour l'éternité. L'acquittement est en réalité une condamnation à l'exil intérieur ...

 

Trop sombre pour l’époque, le roman sera ignoré, il est vrai que la structure narrative y est très singulière. Le premier chapitre s'ouvre en décrivant le deuil d'une famille sur un quai de gare, la mort du père est un fait accompli, et le lecteur ignore tout des circonstances de ce drame. Ce n'est que progressivement que l'histoire se révèlera, mais pour plonger dans une tragédie plus inéluctable encore ...

 

Le titre de la première partie, "Armut" signifie pauvreté totale, non seulement matérielle mais aussi spirituelle, la famille ne prie plus, ne parle plus, ne partage plus que des regards fuyants, sans espoir.

Le roman débute par une scène de deuil, une scène visuelle et sonore (mouches bourdonnantes, rails vibrants, cris des employés) qui plonge immédiatement le lecteur dans le drame familial. Personne ne parle, ne pleure, ne se console, et chaque détail semble figé dans une intense charge dramatique et métaphysique : le noir omniprésent (vêtements, voile, ruban des chapeaux) ne marque pas seulement la mort du père, mais l’effondrement d’un monde. Une mère voilée, ses deux fils engoncés dans des habits neufs trop grands, et une petite fille accrochée à sa robe...

 

"In ihren schwarzen Kleidern warteten sie auf dem kleinen ungedeckten Bahnsteig, die Mutter unbeweglich in der heißen Sonne zwischen zwei Bauersfrauen, die sich ihre bunten Kopftücher in die Stirn zogen und nach den Fliegen schlugen, die um ihre nackten Unterschenkel schwirrten, sie spähten die Hand über den Augen nach dem Zug aus, aber er kam noch nicht, noch immer nicht, man war viel zu früh aufgebrochen, man war schon seit dem Morgen unterwegs, um endlich den Jammer und den Abschied hinter sich zu haben...."

 

"Vêtues de noir, elles attendaient sur le petit quai à ciel ouvert, la mère immobile sous le soleil brûlant, entre deux paysannes qui rabattaient leurs fichus bariolés sur leur front et chassaient les mouches bourdonnant autour de leurs mollets nus. Une main en visière, elles scrutaient la voie, mais le train n’arrivait pas, pas encore, on était parti beaucoup trop tôt, on cheminait depuis le matin pour en finir une bonne fois avec cette misère et ces adieux.

La mère se tenait droite sous son épais voile de veuve, serrant dans sa main gauche un bouquet et un mouchoir, tandis que la droite empoignait le petit sac à main contenant l’argent et les papiers. La fillette, endimanchée sous sa coiffe noire, se cramponnait à sa robe par-derrière et, le pouce en bouche, observait ses deux frères, l’aîné et le cadet, qui patrouillaient inlassablement le long des rails, engoncés dans leurs vestes neuves et bon marché, leurs pantalons trop longs, leurs chapeaux de paille ceints d’un ruban noir posés de guingois sur leurs têtes rondes. Parfois, ils s’accordaient une pause pour discuter à l’abri des regards, derrière le rempart de malles entassées : ici la vaisselle, là encore de la vaisselle, ici les affaires de la mère, là celles de la petite Marie, et ici la vieille horloge.

Puis les rails se mirent à vibrer. La mère saisit l’enfant. Deux hommes en casquette d’employé sortirent en fumant du bâtiment de la gare ; l’un d’eux attrapa un chariot vide et le poussa vers les malles. Les garçons accoururent : ils avaient repéré à l’horizon le point noir qui grossissait. Le train approchait dans un vacarme de ferraille, la locomotive dressant toujours plus haut son bouclier d’acier, les rails martelant son rythme. Crachant de la vapeur, il ralentit son souffle puissant et s’immobilisa dans un grincement.

Les deux paysannes se frottèrent les mollets, grimaçant douloureusement sous leurs visages burinés. Un employé cria le nom de la gare, fit signe aux femmes, ouvrit en avant une portière. Les malles furent chargées à l’arrière tandis que les paysannes traînaient péniblement derrière la veuve une lourde valise recouverte de toile cirée noire. Les garçons montèrent les premiers ; le cadet, déjà agenouillé sur la banquette, regardait par la fenêtre, rayonnant. La mère s’avança lentement avec l’enfant. On lui passa le petit dans le wagon ..."

 

Le voyage en train, métaphore de l'exil intérieur, les maigres possessions familiales (vaisselle, horloge) deviennent des fardeaux encombrants plutôt que des souvenirs, la famille s'installe dans un taudis urbain où les malles s'empilent comme des cercueils, la mère défait mécaniquement les paquets, incapable de recréer un foyer, le temps s'est arrêté avec la mort du père. Döblin peint ensuite une galerie de profiteurs (un épicier qui triple les prix, un propriétaire vénal) qui exploitent la vulnérabilité de la veuve. Une scène montre la mère marchandant un pain noir tandis que ses enfants regardent un étal de brioches avec des yeux de chien affamés. Les fils aînés sont contraints à des travaux illégaux (décharger des wagons la nuit). Le cadet, malade, tousse dans un coin sans que personne ne le remarque - la misère tue silencieusement. La colère de Karl (le fils aîné) éclate lors d'une scène où il surprend sa mère en pleine transaction humiliante avec le propriétaire. Il brise alors le dernier objet de valeur familial, un miroir qui reflétait jadis leur bonheur passé.

 

"Die Flucht

Karl im dunklen Torbogen reckte sich. Die Straße, dieselbe, die Paul gegangen war, nahm ihn auf. Jetzt war Paul nicht mehr zu sehen. Seltene trübe Laternen brannten. Und ein schneidendes schreckliches Weh befiel ihn, ein Weh, das furchtbares zukünftiges Weh verkündete. Paul ist weg, ich werde ihn nicht mehr wiedersehen, dies wird alles vorbei sein.

Doch, morgen. Morgen?..."

 

"La Fuite

Karl se redressa sous le porche obscur. La rue, la même que Paul avait empruntée, l’engloutit. Paul avait désormais disparu. De rares lanternes troubles brûlaient çà et là. Et une douleur aiguë, terrible, l’envahit, une douleur qui annonçait des souffrances futures encore plus effroyables. Paul est parti, je ne le reverrai plus, tout cela sera bientôt fini.

Enfin, demain. Demain ? Mais bien qu’il se répétât : demain, demain et encore demain, la peur et la douleur lancinante persistèrent. Il ne sentait pas le pavé inégal sous ses pieds, les baraquements, les maisons délabrées, écrasées par l’obscurité, défilaient sans qu’il les vît, la dernière tiédeur estivale du soir frôlait sa nuque insensible. Il s’arrêta devant sa maison. Il était tard, déjà 11 heures. Il lui restait un jour, un jour entier, moins deux heures, 20 heures, dont six ou huit passées à dormir – si tant est qu’il pût dormir –, il restait donc 12 heures. 12 heures à attendre, assis. 12 heures encore. Puis je partirai avec lui. Je veux partir avec lui. Je ne resterai pas dans cette maison, jamais. S’ils le traquent, lui et les autres, qu’ils me traquent aussi.

Et calmement, il ouvrit le portail en pensant : Pour la dernière fois. Il monta l’escalier. Aucun écho des cris de sa mère, qui autrefois descendait ces marches, ne lui parvenait ce soir. C’était un escalier sombre, étouffant, brûlant, qu’il ne reconnaissait pas. L’étage était silencieux. Silencieusement, il se glissa dans son lit et s’endormit d’un sommeil de plomb.

Il faisait déjà jour. Sa mère lui sourit – il avait dormi paisiblement –, elle avait déjà lavé et habillé Erich, qui avait bu son lait ; elle lui attachait justement son cartable. Elle sourit, Erich lui tendit sa petite main. Ils partirent en claquant la porte.

Bien, se dit-il, une bonne journée, j’ai du temps. Mais tandis qu’il buvait seul son café et que les heures se dressaient devant lui, l’agitation le gagna. Dois-je aller au marché ? Pour quoi faire ? C’est fini, aujourd’hui est mon dernier jour ici. Il regarda à travers les vitres la rue, les sombres immeubles d’en face : C’en est fini de vous. De la rue, une pensée obscure émergea : L’argent. L’argent de sa mère. Il faut que je le cherche dans la chambre ou la cuisine, elle a tout pris, il doit être caché quelque part. Il resta assis sur son lit défait. Je le prendrai plus tard, j’ai encore du temps, beaucoup de temps. Et il rumina : Lui voler cet argent… mais que deviendrait-elle, avec Erich ? Elle a déjà tout perdu, et moi, je ne lui donnerai plus rien. Il s’habilla rapidement. Il faut que je me dépêche, que je trouve l’argent et que je parte.

Il se mit à fouiller la chambre de fond en comble : l’armoire à linge, la penderie, derrière le miroir, sur le miroir, sous les lits, derrière les tableaux. À la recherche de son argent. De l’argent de sa mère. Ce fut un vrai travail. Il se mit à transpirer. Il passa dans la cuisine. Elle dormait là. Il n’y avait pas beaucoup d’objets, et il sentit avec effroi la possibilité lui échapper. Il chercha l’argent, souleva les assiettes et les bols dans le placard de la cuisine, vida l’étagère du bas – quel bric-à-brac elle y entassait ! De petites boîtes, de grandes boîtes, des lettres, l’écriture de son père… Voilà ces maudits papiers qu’elle trimballait toujours. Des photos du père, de nous tous, une petite boîte étiquetée « Marie » – qu’est-ce que c’était ? Une vieille tétine en caoutchouc, une mèche blonde et blanche. Puis, enveloppé dans du papier de soie, un collier d’argent avec une grosse croix, que sa mère portait souvent. Encore des photos, des lettres, des papiers…

Où était l’argent ? Où avait-elle caché l’argent ? Elle ne pouvait tout de même pas l’avoir emporté. Avait-elle seulement pris un sac à main ? Mais elle n’allait pas trimbaler cet argent pour accompagner Erich à l’école !

Plus rien dans le petit placard. Regarder sous le placard. Derrière le placard. Il éclaira avec des allumettes, prit un bâton, fouilla sous le meuble. Rien. Elle avait pu le glisser derrière le papier peint dans la chambre ou le couloir. Il inspecta la chambre, le couloir. Il suait ! C’était si ignoble. Ce n’était pas seulement son argent, c’était pour nous tous – pourquoi ne savait-il pas où il était ? Si elle était morte cette nuit-là, ils n’auraient rien eu.

Ah, peut-être dans son matelas ? Il retourna dans la cuisine, fouilla le matelas. Peut-être qu’elle l’a cousu quelque part, ou dans ses autres vêtements…

Et là, dans la penderie de la chambre, pendaient ses lourdes robes noires. Le visage sombre de son voile de veuve l’observait. Il hésita en le touchant, chercha rapidement, referma l’armoire en hâte, regarda encore en dessous, puis tourna en rond, se brossa avec rage, essuya son cou trempé, se lava les mains. Son pantalon était sale à force de s’agenouiller et de se coucher par terre. Il se tapota pour le nettoyer.

Et maintenant ? Pas d’argent. Où pourrait-il en trouver ? J’en ai besoin. J’en ai besoin.

(...)

 

Après le procès, Karl quitte donc le domicile familial :  rejetant le monde de son père, l'industriel richissime revenu d'Amérique (le roman alterne entre l'histoire de Friedrich en Amérique et celle de ses fils en Allemagne, ce qui peut créer l'impression que Karl a voyagé), et méprisant ses compromissions morales, il rejoint les cercles ouvriers radicaux, participant à des grèves, manifestations et actions directes (le roman évoque des sabotages et affrontements avec la police). Son parcours rappelle les Spartakistes ou les militants de la Révolution de 1918-1919 en Allemagne. Döblin, critique du capitalisme, montre comment la violence systémique pousse les jeunes comme Karl à la révolte. Il sera tué lors d'une révolte ouvrière écrasée par les forces de l'ordre. Dans une société brutale ("Pardon wird nicht gegeben",  "Pas de pardon"), la révolte est souvent fatale....

 

" ... Deux jours plus tard, lorsque la zone fut nettoyée, Erich (son frère, il devenu pharmacien et mène une vie bourgeoise) reçut un appel téléphonique le convoquant dans une école où l’on avait transporté plusieurs morts. L’appel redouté – le médecin légiste dut l’accompagner. On le conduisit dans la salle de dessin, où une douzaine de paquets humains gisaient sur le sol nu, tandis que dans le couloir, des hommes clouaient des cercueils. Un officier de police guida Erich avec respect jusqu’à la pièce, où un petit homme sans prétention souleva le drap blanc recouvrant l’un des longs corps.

C’était Karl.

Il n’avait pu lui apporter aucune aide. Autrefois, j’aurais crié. Mais je ne peux plus crier. Je ne ressens plus rien. Aucune blessure à la tête ou sur la nuque dénudée – de quoi était-il donc mort ? Et, étrangement, le cadavre n’était pas vraiment allongé : le dos arqué, il semblait se soulever légèrement, la tête puissante penchée vers l’avant dans un mouvement menaçant, terrible. Pourtant, à l’arrière du crâne, une croûte de sang noir révélait l’impact qui l’avait arraché à la vie… mais il se redressait encore.

Son visage jaune, horriblement creusé, était couvert d’une barbe naissante noirâtre – une silhouette macabre qui fixait le plafond avant qu’on ne lui recouvre le visage. L’assistant, de l’autre côté, regarda Erich. L’officier effleura doucement sa manche. Erich, effaré, hocha la tête et tira ses lèvres exsangues en un sourire crispé, vide de sens. En sortant, il se retourna une dernière fois : Le troisième à gauche, sous le drap qui se soulevait… c’était Karl. Il resterait ici."

 

""Der Kampf zog sich noch über zehn Tage hin, mehrere Teile des Landes wurden mit hineingezogen, am Ende wurde der Aufruhr blutig unterdrückt. Aber das war nur das äußere Ende. Die lethargischen Massen dieses Landes hatten sich seit mehr als einem Jahrhundert zum ersten Mal gegen ihre Knechtung bewegt, sie waren in Fluß geraten, ein mächtiges neues Gefühl von Freiheit hatte sie durchströmt, das Verlangen nach Menschenwürde war aus seinem alten Zufluchtsort, den Träumen der Dichter und einzelner Kämpfer herabgestiegen und hatte sich der Massen bemächtigt. Es sollte sie nicht wieder verlassen."

 

"La lutte se prolongea encore dix jours, plusieurs régions du pays y furent entraînées, et à la fin, la révolte fut réprimée dans le sang. Mais ce n’était là que la fin apparente. Pour la première fois depuis plus d’un siècle, les masses léthargiques de ce pays s’étaient soulevées contre leur asservissement ; elles s’étaient mises en mouvement, un puissant sentiment nouveau de liberté les avait traversées, le désir de dignité humaine était descendu de son ancien refuge – les rêves des poètes et de quelques combattants isolés – pour s’emparer des masses. Il ne devait plus les quitter."

 

"In ihren schwarzen Kleidern warteten sie auf dem Perron des Riesenbahnhofs, die gebückte alte Mutter unter ihrem Schleier und Erich. Es war ein nebliger Herbstmittag, der Verkehr auf dem Bahnhof war wieder rege, von den Vororten strömten Menschen aus den Zügen, das Leben der Großstadt nach der grausigen Drosselung dieser Wochen begann wieder zu pulsieren. Die Mutter wollte aus der Stadt heraus. Obwohl ihr alle Genugtuung zuteil geworden war, besonders bei der erhebenden Feier der Beisetzung ihres Sohnes, haßte sie jetzt die Stadt. Es tröstete sie auch nicht, daß sie Julie, die um mit ihr zu weinen in ihre Wohnung gekommen war, hinausweisen konnte. Sie hatte sich in ein Altersheim ihrer Heimat eingekauft. Man rief auf dem Bahnsteig, die Schienen surrten, die Lokomotive hob ihr schwarzes Eisenschild höher und höher, im Takt ihrer Stöße schmetterten die Schienen, der Zug rollte an, gewaltig verlangsamte die Maschine ihren Atem, dampfschleudernd rückte sie an und hielt knirschend. Sie stiegen ein, die Koffer der Mutter waren aufgegeben, Erich trug ihren und seinen Handkoffer..."

 

Vêtues de noir, elles attendaient sur le quai de l’immense gare : la vieille mère courbée sous son voile et Erich. C’était un après-midi d’automne brumeux ; la circulation dans la gare était à nouveau intense, des gens affluaient des trains en provenance des banlieues, la vie de la grande ville, après l’étouffement terrible de ces semaines, recommençait à battre. La mère voulait quitter la ville. Bien qu’on lui eût accordé toutes les satisfactions, surtout lors de la cérémonie émouvante des funérailles de son fils, elle haïssait désormais la ville. Cela ne la consolait pas non plus d’avoir pu chasser Julie, qui était venue pleurer avec elle dans son appartement. Elle avait acheté une place dans une maison de retraite de sa région natale.

Sur le quai, on annonça les départs, les rails bourdonnèrent, la locomotive dressa de plus en plus haut son écusson de fer noir, et au rythme de ses à-coups, les rails résonnèrent ; le train se mit en marche, la machine ralentit puissamment son souffle, crachant de la vapeur, elle avança en grinçant et s’arrêta. Ils montèrent à bord ; les bagages de la mère avaient été enregistrés, Erich portait le sien et leur sac de voyage.

Et puis la grande ville était de nouveau derrière elle, la grande ville qu’elle avait foulée jeune, des décennies plus tôt, avec trois jeunes enfants, gisait maintenant derrière elle comme sa vie passée.

Ils voyageaient, voyageaient encore : plaines, forêts, villages, champs. Ils étaient seuls en première classe, Erich, bouffi et complètement muet, et la vieille femme qui avait jeté son voile de deuil sur ses épaules. La nuit tombait vite. La plaine était monotone : prairies fanées, chaumes, petites îles d’arbres dénudés, entrecoupées de lacs et de cours d’eau, cela s’étirait sur des lieues et des lieues."

 

Diese Äcker, um die Städte einer wüsten Menschheit gelagert, sind schon bereit, die zehntausende von Kriegern zu empfangen, die schuldig oder nicht schuldig oder mitschuldig diese Zeit haben wachsen lassen, bis sie sich selber in den Boden legen mußten. So üppige Ernte im Sommer dieser Boden trug, die Felder waren es überdrüssig, Ähren hervorzubringen, sie sollten bald nur hölzerne Kreuze tragen.

 

Ces champs, étendus autour des villes d’une humanité dévastée, sont déjà prêts à accueillir les dizaines de milliers de guerriers — coupables, innocents ou complices — que cette époque a laissé grandir, jusqu’à ce qu’ils doivent s’allonger eux-mêmes dans la terre. Si ce sol avait porté de si riches moissons en été, les champs en avaient assez de produire des épis ; bientôt, ils ne devraient plus porter que des croix de bois.

 

In der tiefen Nacht stiegen sie aus, waren am frühen Vormittag beim Vater. Der weiße Himmel, die morastigen Wege, der kleine Friedhof, hinter dem Eisengitter die stolze Marmorplatte, über die dicht die Efeuranken krochen. Die alte Frau im schwarzen Kleid hielt sich mit beiden Händen am Gitter und blickte durch ihren Schleier herüber: »Wenn er noch so wie der gewesen wäre, aber er war ein guter Junge, er hätte es besser verdient.« Sie zitterte am ganzen Körper, keine Träne erbarmte sich ihrer. Erich war der letzte der Familie, (Julie verließ mit den Kindern bald die Heimat und löste sie von ihren Geschicken ab) Erich blieb in der Großstadt in seiner Apotheke. Seine Freundin, in deren Obhut er sich gab, heiratete er. Er hielt sich ganz still.

 

Au cœur de la nuit, ils descendirent du train, et au petit matin, ils se trouvèrent devant le père. Le ciel blanc, les chemins boueux, le petit cimetière, et derrière la grille de fer, la fière plaque de marbre que les vrilles de lierre recouvraient presque entièrement. La vieille femme en robe noire se tenait à la grille à deux mains et regardait à travers son voile : « S’il avait été comme celui-là [le père], mais c’était un bon garçon, il méritait mieux. » Elle tremblait de tout son corps, aucune pitié ne lui accordait de larmes. Erich était le dernier de la famille (Julie quitta bientôt le pays avec les enfants, les détachant ainsi de leur destin). Erich resta dans la grande ville, dans sa pharmacie. Il épousa son amie, celle à qui il s’était confié. Il se tint dans un silence absolu."


Ses premiers écrits, ses sympathies social-démocrates ont valu à Döblin d'être mis à l'index par la censure hitlérienne.

Il devra bientôt s'expatrier et trouvera un refuge provisoire à Paris, où il obtiendra la citoyenneté française (1936), puis l'exil le conduira ensuite en Espagne, au Portugal, aux Etats-Unis. Il retrouvera après la guerre l'Allemagne occupée et collaborera un temps comme conseiller culturel avec les autorités françaises de Baden-Baden. Mais se sentant bientôt, suivant ses propres mots, "désespérément isolé" au sein de la nouvelle société allemande, il regagnera Paris (1953), avant de se retirer dans la solitude d'un coin de Forêt-Noire (1956)...

 

Après avoir soutenu, pendant la République de Weimar, des conceptions socialistes, Döblin s'est converti, durant ses années d`exil, au christianisme. On trouvera trace de cette évolution dans sa trilogie romanesque dite sud-américaine, "Voyage au pays où la mort n'existe pas" (Die Fahrt ins Land ohne Tod, 1937), "Le Tigre bleu" (1938), "La Nouvelle Forêt vierge" (1945), livres qui content la colonisation des lndiens d'Amazonie et l'installation de l'Etat jésuite du Paraguay. 

 

"November 1918. Eine deutsche Revolution"

Dôblin écrit une autre trilogie tout aussi monumentale, "Novembre 1918" - "Bürger und Soldaten" (Bourgeois et soldats), 1939; "Verratenes Volk" (Peuple trahi), 1948; "Heimkehr der Fronttruppen" (Retour du front), 1949; Karl und Rosa. Eine Geschichte zwischen Himmel und Hölle, 1950), qui reflète l`ambiguïté de l'attitude de l'écrivain face à l'histoire : les événements sont vus dans la perspective d'un certain Friedrich Becker, partagé entre ses sympathies socialistes et ses convictions chrétiennes. 

 

En 1956, le dernier roman d'A. Döblin, "Hamlet ou la longue nuit prend fin" (Hamlet, oder die lange Nacht nimmt ein Ende), a pour personnage principal un soldat qui, après avoir été rendu à la vie civile, se met en quête de la vérité sur son propre passé, sa propre identité :le romancier, une dernière fois, dénonce les mensonges qui menacent d'étouffer l'individu... (JJP).

 


Hans Baluschek (1870-1935)

Ecrivain par ses nouvelles (Enthüllte Seelen, 1920) et illustrateur qu'enthousiasme le progrès technique, un progrès qui submerge les années vingt et trente, le berlinois Hans Baluschek est un peintre de la vie urbaine. Un peintre du quotidien de cette activité sociale, trépidante certes, mais non sans inquiétude, que peuplent désormais la machine, l'industrie, les chemins de fer ( "Großstadtbahnhof", 1904, "Kriegswinter", 1917, "Arbeiterstadt", "Bahnhofshalle" (Lehrter Bahnhof), 1929, "Morgengrauen", 1930).

Membre en 1900, de la "Berlin Secession", au même titre que Käthe Kollwitz et Max Liebermann, son oeuvre fut condamnée par les Nazis. Le Stiftung Stadtmuseum de Berlin abrite nombre de ses tableaux...