Louis-Ferdinand Céline (1894-1961), "Voyage au bout de la nuit" (1932), "Mort à crédit" (1936) - Georges Bernanos (1888-1948), "Sous le soleil de Satan" (1926), "Journal d’un curé de campagne" (1936) - Henry de Montherlant (1895-1972), "Les Célibataires" (1934), "Les Jeunes Filles" (1936) ...
Last update: 11/11/2016
Littérature française des années 30
La France dans les années 1930 traverse une période difficile de transition. Elle est affectée, vers 1931, par la crise économique mondiale. Une période d'agitation intellectuelle s'empare des esprits, à la base de la création de nombreuses ligues d'extrême droite lors des deux Cartels des gauches. La menace fasciste contribue à la création d’une stratégie d’union de la gauche pour la reconquête du pouvoir. Le Front Populaire, qui rassemble une large coalition de radicaux, socialistes et communistes soutenus par les syndicats de gauche voit le jour en juillet 1935. Mais dès 1938, au moment où Hitler annexe l’Autriche, le front populaire n’existe plus. Après l’enthousiasme des "années folles", le roman des années trente revient vers les préoccupations de l’époque : Saint-Exupéry publie "Vol de Nuit" (1931), qui illustre les progrès de l’aviation, Malraux publie "La Condition humaine" (1933), une chronique de la révolution de 1927 à Shanghai, et s’inspire de la guerre d’Espagne (L’Espoir, 1937). Une littérature du désespoir apparaît, qui annonce l’existentialisme de l’après-guerre, et qui atteint un paroxysme avec les romans de Céline, "Voyage au bout de la nuit" (1932) et "Mort à crédit" (1936). Bernanos, malgré son passé d’homme de droite, prend le parti des révolutionnaires de la guerre civile en Espagne; Brasillach et Drieu la Rochelle optent quant à eux pour les fascismes. "L'imbécile, écrira Bernanos, est d'abord un être d'habitude et de parti pris. Arraché à son milieu il garde, entre ses deux valves étroitement closes, l'eau du lagon qui l'a nourri. Mais la vie moderne ne transporte pas seulement les imbéciles d'un lieu à un autre, elle les brasse avec une sorte de fureur...", ce brassage existentiel caractérise bien toute la singularité de ces années 1930..
Louis-Ferdinand Céline (1894-1961)
La personnalité de Céline comme son oeuvre, en grande partie autobiographique, suscitèrent admirations et controverses passionnées : la crudité de son style, à l'image de son absence de toute soumission aux conventions littéraires ou sociales, traduit sa volonté de restituer le plus fidèlement possible ce qu'il appelle la charge émotive déposée en lui par la vie....
Louis-Ferdinand Destouches est né à Coubevoie en 1894. Il commence sa vie en multipliant les petits métiers, avant de se porter volontaire en 1914. Grièvement blessé dès la première année du conflit, il quitte le front. Entre 1919 et 1923, il fait des études de médecine puis entre au service d'hygiène de la Société des Nations et accomplit plusieurs voyages. Il s'installe en région parisienne en 1927, et commence à écrire. Il publie, en 1932, "Voyage au bout de la nuit", puis "L'Église" en 1933, et "Mort à crédit" trois ans plus tard: il y renouvelle complètement l’écriture romanesque en supprimant toute frontière entre l’écrit et l’oral; le roman a pour intention de recréer l’intensité de l’émotion. Violemment anticommuniste et antisémite, il publie des pamphlets orduriers comme Bagatelles pour un massacre en 1937, et l'École des cadavres l'année suivante. Il collabore activement durant la guerre, puis inquiété à la Libération, il part en 1944 pour l'Allemagne, puis le Danemark où il est emprisonné l'année suivante. Jusqu'en 1951, année où il est amnistié, ses engagements politiques lui valent de nombreux démêlés avec la justice.
1932 – Voyage au bout de la nuit
C'est un de ces livres qui s'impose d'emblée et qui fait date dans l'histoire de la littérature. Le livre décontenança tous les critiques. Le scandale
qu'il provoqua lors de sa publication tenait d'abord à ce que Céline s`y créait un style fondé sur le français oral et populaire que la littérature francaise avait pendant trois siècles
pratiquement ignoré. Et qui plus est, il mettait cette langue au service d'une vigoureuse dénonciation sociale qui en tirait une force inédite, et il en usait même pour une interrogation
métaphysique sur l`homme et la condition humaine. La première cible de la dénonciation est la guerre, en l'occurrence la guerre de 14. Louis-Ferdinand Destouches a participé à la Première Guerre
mondiale. Celle-ci lui a révélé l'absurdité du monde et sa folie, allant même jusqu'à la qualifier « d'abattoir international en folie ». Il expose ainsi ce qui est pour lui la seule façon
raisonnable de résister à une telle folie : la lâcheté. Ferdinand Bardamu est un personnage romanesque d’un type nouveau, le "héros" n'est qu'un lâche haineux qui, en traversant la guerre,
l'Afrique coloniale, l'Amérique des financiers et du taylorisme, la banlieue parisienne, n'y voit qu'un vaste "merdier", un "dispensaire nauséabond", une société à l'envers où chacun exploite,
maltraite, prostitue, assassine autrui. Le réel n'est plus corps, gestes, attitudes, cris, violence, et ne peut être exprimé que par un langage cru, obscène, brutal. Tous les beaux discours
ont pour Céline dissimuler ou justifier les pires atrocité en ce monde, et les mots manquent et bafouillent lorsqu'on tente d'évoquer la plus crue des réalités qu'est la mort..
"Ça a débuté comme ça. Moi, j’avais jamais rien dit. Rien. C’est Arthur Ganate qui m’a fait parler. Arthur, un étudiant, un carabin lui aussi, un
camarade. On se rencontre donc place Clichy. C’était après le déjeuner. Il veut me parler. Je l’écoute. « Restons pas dehors ! qu’il me dit. Rentrons ! » Je rentre avec lui. Voilà. « Cette
terrasse, qu’il commence, c’est pour les oeufs à la coque ! Viens par ici ! » Alors, on remarque encore qu’il n’y avait personne dans les rues, à cause de la chaleur ; pas de voitures, rien.
Quand il fait très froid, non plus, il n’y a personne dans les rues ; c’est lui, même que je m’en souviens, qui m’avait dit à ce propos : « Les gens de Paris ont l’air toujours d’être occupés,
mais en fait, ils se promènent du matin au soir ; la preuve, c’est que, lorsqu’il ne fait pas bon à se promener, trop froid ou trop chaud, on ne les voit plus ; ils sont tous dedans à prendre des
cafés crème et des bocks. C’est ainsi ! Siècle de vitesse ! qu’ils disent. Où ça ? Grands changements ! qu’ils racontent. Comment ça ? Rien n’est changé en vérité. Ils continuent à s’admirer et
c’est tout. Et ça n’est pas nouveau non plus. Des mots, et encore pas beaucoup, même parmi les mots, qui sont changés ! Deux ou trois par-ci, par-là, des petits… » Bien fiers alors d’avoir fait
sonner ces vérités utiles, on est demeurés là as-sis, ravis, à regarder les dames du café.
Après, la conversation est revenue sur le Président Poincaré qui s’en allait inaugurer, justement ce matin-là, une exposition de petits chiens ; et
puis, de fil en aiguille, sur le Temps où c’était écrit. « Tiens, voilà un maître journal, le Temps ! » qu’il me taquine Arthur Ganate, à ce propos. « Y en a pas deux comme lui pour défendre la
race française ! – Elle en a bien besoin la race française, vu qu’elle n’existe pas ! » que j’ai répondu moi pour montrer que j’étais documenté, et du tac au tac.
« Si donc ! qu’il y en a une ! Et une belle de race ! qu’il in-sistait lui, et même que c’est la plus belle race du monde et bien cocu qui s’en dédit !
» Et puis, le voilà parti à m’engueuler. J’ai tenu ferme bien entendu.
« C’est pas vrai ! La race, ce que t’appelles comme ça, c’est seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui ont
échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin à cause de la mer. C’est ça la France et puis
c’est ça les Français.
– Bardamu, qu’il me fait alors gravement et un peu triste, nos pères nous valaient bien, n’en dis pas de mal !…
– T’as raison, Arthur, pour ça t’as raison ! Haineux et dociles, violés, volés, étripés et couillons toujours, ils nous valaient bien ! Tu peux le dire
! Nous ne changeons pas ! Ni de chaussettes, ni de maîtres, ni d’opinions, ou bien si tard, que ça n’en vaut plus la peine. On est nés fidèles, on en crève nous autres ! Soldats gratuits, héros
pour tout le monde et singes parlants, mots qui souffrent, on est nous les mignons du Roi Misère. C’est lui qui nous possède ! Quand on est pas sages, il serre… On a ses doigts autour du cou,
toujours, ça gêne pour parler, faut faire bien attention si on tient à pouvoir manger… Pour des riens, il vous étrangle… C’est pas une vie…
– Il y a l’amour, Bardamu !
– Arthur, l’amour c’est l’infini mis à la portée des caniches et j’ai ma dignité moi ! que je lui réponds.
– Parlons-en de toi ! T’es un anarchiste et puis voilà tout ! »
Un petit malin, dans tous les cas, vous voyez ça d’ici, et tout ce qu’il y avait d’avancé dans les opinions.
« Tu l’as dit, bouffi, que je suis anarchiste ! Et la preuve la meilleure, c’est que j’ai composé une manière de prière vengeresse et sociale dont tu
vas me dire tout de suite des nouvelles : LES AILES EN OR ! C’est le titre !… » Et je lui récite alors :
Un Dieu qui compte les minutes et les sous, un Dieu désespéré, sensuel et grognon comme un cochon. Un cochon avec des ailes en or qui retombe partout,
le ventre en l’air, prêt aux caresses, c’est lui, c’est notre maître. Embrassons-nous !
« Ton petit morceau ne tient pas devant la vie, j’en suis, moi, pour l’ordre établi et je n’aime pas la politique. Et d’ailleurs le jour où la patrie me
demandera de verser mon sang pour elle, elle me trouvera moi bien sûr, et pas fainéant, prêt à le donner. » Voilà ce qu’il m’a répondu.
Justement la guerre approchait de nous deux sans qu’on s’en soye rendu compte et je n’avais plus la tête très solide. Cette brève mais vivace discussion
m’avait fatigué. Et puis, j’étais ému aussi parce que le garçon m’avait un peu traité de sordide à cause du pourboire. Enfin, nous nous réconciliâmes avec Arthur pour finir, tout à fait. On était
du même avis sur presque tout.
« C’est vrai, t’as raison en somme, que j’ai convenu, conciliant, mais enfin on est tous assis sur une grande galère, on rame tous à tour de bras, tu
peux pas venir me dire le contraire !… Assis sur des clous même à tirer tout nous autres ! Et qu’est-ce qu’on en a ? Rien ! Des coups de trique seulement, des misères, des bobards et puis des
vacheries encore. On travaille ! qu’ils disent. C’est ça encore qu’est plus infect que tout le reste, leur travail. On est en bas dans les cales à souffler de la gueule, puants, suintants des
rouspignolles, et puis voilà ! En haut sur le pont, au frais, il y a les maîtres et qui s’en font pas, avec des belles femmes roses et gonflées de parfums sur les genoux. On nous fait monter sur
le pont. Alors, ils mettent leurs chapeaux haut de forme et puis ils nous en mettent un bon coup de la gueule comme ça : “Bandes de charognes, c’est la guerre ! qu’ils font. On va les aborder,
les saligauds qui sont sur la patrie n° 2 et on va leur faire sauter la caisse ! Allez ! Allez ! Y a de tout ce qu’il faut à bord ! Tous en choeur ! Gueulez voir d’abord un bon coup et que ça
tremble : Vive la Patrie n° 1 ! Qu’on vous entende de loin ! Celui qui gueulera le plus fort, il aura la médaille et la dragée du bon Jésus ! Nom de Dieu ! Et puis ceux qui ne voudront pas crever
sur mer, ils pourront toujours aller crever sur terre où c’est fait bien plus vite encore qu’ici !”
– C’est tout à fait comme ça ! » que m’approuva Arthur, décidément devenu facile à convaincre.
Mais voilà-t-y pas que juste devant le café où nous étions attablés un régiment se met à passer, et avec le colonel par-devant sur son cheval, et même
qu’il avait l’air bien gentil et richement gaillard, le colonel ! Moi, je ne fis qu’un bond d’enthousiasme...."
Le personnage narrateur, Bardamu, est donc engagé par surprise, et il y découvre d'un seul coup l`horreur de la tuerie et la guerre interne que la hiérarchie militaire livre contre les sans-grade qu`elle envoie à la mort. Bardamu s`en tire grâce à une blessure, mais, soigné dans divers hôpitaux de la région parisienne. il y trouve le même antagonisme entre civils profitant de la guerre de mille manières et combattants réduits à l'état de chair à canon. Même les médecins ici, démentant leur vocation. se retrouvent auxiliaires de la mort. Le français populaire de Bardamu fait à chaque page justice de la rhétorique patriotique qui
ici est dans toutes les bouches.
Bardamu réformé croit bien faire en fuyant loin du théâtre des opérations, en Afrique, dans la colonie de la Bambola-Bragamance. Il s`engage comme gérant d`un comptoir commercial situé en pleine forêt tropicale. Mais le voyage en bateau sur l'Amiral-Bragueton, puis son séjour à Fort-Gono ont tôt fait de lui montrer que, sous d`autres formes. la guerre se poursuit là, comme il la retrouvera aussi bien dans d'autres étapes de ses pérégrinations. Partout les privilégiés exploitent les autres. De ce point de vue, la colonie offre le spectacle instructif d`un monde divisé en castes ou les Blancs, tous également minés par un climat pour lequel leur organisme n`est pas fait, et exploités par les propriétaires parisiens de la Compagnie pordurière ou autres supérieurs, se briment les uns les autres en fonction de la hiérarchie, et maltraitent tous les Noirs qu'ils prétendent civiliser...
" Dans cette colonie de la Bambola-Bragamance, au dessus de tout le monde, triomphait le Gouverneur. Ses militaires et ses fonctionnaires osaient à peine respirer quand il daignait abaisser ses regards jusqu’à leurs personnes.
Bien au-dessous encore de ces notables les commerçants installés semblaient voler et prospérer plus facilement qu’en Europe. Plus une noix de coco, plus une cacahuète, sur tout le territoire, qui échappât à leurs rapines. Les fonctionnaires comprenaient, à mesure qu’ils devenaient plus fatigués et plus malades, qu’on s’était bien foutu d’eux en les faisant venir ici, pour ne leur donner en somme que des galons et des formulaires à remplir et presque pas de pognon avec. Aussi louchaient-ils sur les commerçants. L’élément militaire encore plus abruti que les deux autres bouffait de la gloire coloniale et pour la faire passer beaucoup de quinine avec et des kilomètres de Règlements.
Tout le monde devenait, ça se comprend bien, à force d’attendre que le thermomètre baisse, de plus en plus vache. Et les hostilités particulières et collectives duraient interminables et saugrenues entre les militaires et l’administration, et puis entre cette dernière et les commerçants, et puis encore entre ceux-ci alliés temporaires contre ceux-là, et puis de tous contre le nègre et enfin des nègres entre eux. Ainsi, les rares énergies qui échappaient au paludisme, à la soif, au soleil, se consumaient en haines si mordantes, si insistantes, que beaucoup de colons finissaient par en crever sur place, empoisonnés d’eux-mêmes, comme des scorpions.
Toutefois, cette anarchie bien virulente se trouvait renfermée dans un cadre de police hermétique, comme les crabes dans leur panier. Ils bavaient en vain les fonctionnaires, et le Gouverneur trouvait d’ailleurs à recruter pour maintenir sa colonie en obédience, tous les miliciens miteux dont il avait besoin, autant de nègres endettés que la misère chassait par milliers vers la côte, vaincus du commerce, venus à la recherche d’une soupe. On leur prenait à ces recrues le droit et la façon d’admirer le Gouverneur. Il avait l’air le Gouverneur de promener sur son uniforme tout l’or de ses finances, et avec du soleil dessus c’était à ne pas y croire, sans compter les plumes.
Il s’envoyait Vichy chaque année le Gouverneur et ne lisait que le Journal officiel. Nombre de fonctionnaires avaient vécu dans l’espérance qu’un jour il coucherait avec leur femme, mais le Gouverneur n’aimait pas les femmes. Il n’aimait rien. À travers chaque nouvelle épidémie de fièvre jaune, le Gouverneur survivait comme un charme alors que tant parmi les gens qui désiraient l’enterrer crevaient eux comme des mouches à la première pestilence.
On se souvenait qu’un certain « Quatorze Juillet » alors qu’il passait devant le front des troupes de la Résidence, caracolant au milieu des spahis de sa garde, seul en avant d’un drapeau grand comme ça, certain sergent que la fièvre exaltait sans doute, se jeta au-devant de son cheval pour lui crier : « Arrière grand cocu ! » Il paraît qu’il fut fort affecté le Gouverneur, par cette espèce d’attentat qui demeura d’ailleurs sans explication.
Il est difficile de regarder en conscience les gens et les choses des Tropiques à cause des couleurs qui en émanent. Elles sont en ébullition les couleurs et les choses. Une petite boîte de sardines ouverte en plein midi sur la chaussée projette tant de reflets divers qu’elle prend pour les yeux l’importance d’un accident. Faut faire attention. Il n’y a pas là-bas que les hommes d’hystériques, les choses aussi s’y mettent. La vie ne devient guère tolérable qu’à la tombée de la nuit, mais encore l’obscurité est-elle accaparée presque immédiatement par les moustiques en essaims. Pas un, deux ou cent, mais par billions. S’en tirer dans ces conditions-là devient une œuvre authentique de préservation. Carnaval le jour, écumoire la nuit, la guerre en douce.
Quand la case où l’on se retire et qui a l’air presque propice est enfin devenue silencieuse, les termites viennent entreprendre le bâtiment, occupés qu’ils sont éternellement, les immondes, à vous bouffer les montants de la cabane. Que la tornade arrive alors dans cette dentelle traîtresse et des rues entières seront vaporisées.
La ville de Fort-Gono où j’avais échoué apparaissait ainsi, précaire capitale de la Bragamance, entre mer et forêt, mais garnie, ornée cependant de tout ce qu’il faut de banques, de bordels, de cafés, de terrasses, et même d’un bureau de recrutement, pour en faire une petite métropole, sans oublier le square Faidherbe et le boulevard Bugeaud, pour la promenade, ensemble de bâtisses rutilantes au milieu des rugueuses falaises, farcies de larves et trépignées par des générations de garnisaires et d’administrateurs dératés..."
Parvenu à son comptoir de Bikobimbo, Bardamu peut mesurer toute l'absurdité de cette situation. Il y retrouve inopinément en la personne de son prédécesseur un compatriote qu'il avait déjà rencontré par deux fois dans la guerre. Robinson, qui ne cessera de le hanter partout comme une sorte de double.
Malade, délirant, Bardamu est transporté jusqu'à la côte et embarqué sur ce qui lui paraît être une galère vers le Nouveau Monde qu'il désirait connaitre, La première vision de New-York, "ville debout", l`impressionne. Mais cet eldorado se protège, il n'est pas facile d`y pénétrer. Bardamu doit pour cela s`inventer agent compte-puces au bénéfice des services d`immigration. Les pauvres, aux Etats-Unis ne vivent pas mieux qu'ailleurs. On a inventé pour eux. Bardamu le découvre à l`usine Ford de Detroit, une forme nouvelle d`esclavage qui est le travail à la chaîne. Bardamu ne devra de pouvoir s`y soustraire qu'à la tendresse intelligente d`une prostituée. Molly lui offre pour le reste de sa vie la perspective d`un bonheur tranquille qu`il ne parvient pas à accepter.
Le voici donc de retour à Paris. Le récit passe en quelques lignes sur les années d`études, au terme desquelles Bardamu se retrouve médecin. Installé en banlieue à "Rancy ", il y découvre d`autres formes de la difficulté de vivre...
Marche dans la nuit ...
" J’aurais été content de ne jamais avoir à retourner à Rancy. Depuis ce matin même que j’étais parti de là-bas j’avais presque oublié déjà mes soucis ordinaires ; ils y étaient encore incrustés si fort dans Rancy qu’ils ne me suivaient pas. Ils y seraient peut-être morts mes soucis, à l’abandon, comme Bébert, si je n’étais pas rentré. C’étaient des soucis de banlieue. Cependant vers la rue Bonaparte, la réflexion me revint, la triste. C’est une rue pourtant qui donnerait plutôt du plaisir au passant. Il en est peu d’aussi bienveillantes et gracieuses. Mais, en m’approchant des quais, je devenais tout de même craintif. Je rôdais. Je ne pouvais me résoudre à franchir la Seine. Tout le monde n’est pas César !
De l’autre côté, sur l’autre rive, commençaient mes ennuis. Je me réservai d’attendre ainsi de ce côté gauche jusqu’à la nuit. C’est toujours quelques heures de soleil de gagnées, que je me disais. L’eau venait clapoter à côté des pêcheurs et je me suis assis pour les regarder faire. Vraiment, je n’étais pas pressé du tout moi non plus, pas plus qu’eux. J’étais comme arrivé au moment, à l’âge peut-être, où on sait bien ce qu’on perd à chaque heure qui passe. Mais on n’a pas encore acquis la force de sagesse qu’il faudrait pour s’arrêter pile sur la route du temps et puis d’abord si on s’arrêtait on ne saurait quoi faire non plus sans cette folie d’avancer qui vous possède et qu’on admire depuis toute sa jeunesse. Déjà on en est moins fier d’elle de sa jeunesse, on ose pas encore l’avouer en public que ce n’est peut-être que cela sa jeunesse, de l’entrain à vieillir.
On découvre dans tout son passé ridicule tellement de ridicule, de tromperie, de crédulité qu’on voudrait peut-être s’arrêter tout net d’être jeune, attendre la jeunesse qu’elle se dé tache, attendre qu’elle vous dépasse, la voir s’en aller, s’éloigner, regarder toute sa vanité, porter la main dans son vide, la voir repasser encore devant soi, et puis soi partir, être sûr qu’elle s’en est bien allée sa jeunesse et tranquillement alors, de son côté, bien à soi, repasser tout doucement de l’autre côté du Temps pour regarder vraiment comment qu’ils sont les gens et les choses.
Au bord du quai les pêcheurs ne prenaient rien. Ils n’avaient même pas l’air de tenir beaucoup à en prendre des poissons. Les poissons devaient les connaître. Ils restaient là tous à faire semblant. Un joli dernier soleil tenait encore un peu de chaleur autour de nous, faisant sauter sur l’eau des petits reflets coupés de bleu et d’or. Du vent, il en venait du tout frais d’en face à travers les grands arbres, tout souriant le vent, se penchant à travers mille feuilles, en rafales douces. On était bien. Deux heures pleines, on est resté ainsi à ne rien prendre, à ne rien faire. Et puis, la Seine est tournée au sombre et le coin du pont est devenu tout rouge du crépuscule. Le monde en passant sur le quai nous avait oubliés là, nous autres, entre la rive et l’eau.
La nuit est sortie de dessous les arches, elle est montée tout le long du château, elle a pris la façade, les fenêtres, l’une après l’autre, qui flambaient devant l’ombre. Et puis, elles se sont éteintes aussi les fenêtres.
Il ne restait plus qu’à partir une fois de plus.
Les bouquinistes des quais fermaient leurs boîtes. « Tu viens ! » que criait la femme par-dessus le parapet à son mari, à mon côté, qui refermait lui ses instruments, et son pliant et les asticots. Il a grogné et tous les autres pêcheurs ont grogné après lui et on est remontés, moi aussi, là-haut, en grognant, avec les gens qui marchent. Je lui ai parlé à sa femme, comme ça pour lui dire quelque chose d’aimable avant que ça soye la nuit partout. Tout de suite, elle a voulu me vendre un livre. C’en était un de livre qu’elle avait oublié de rentrer dans sa boîte à ce qu’elle prétendait. « Alors ce serait pour moins cher, pour presque rien… » qu’elle ajoutait. Un vieux petit « Montaigne » un vrai de vrai pour un franc. Je voulais bien lui faire plaisir à cette femme pour si peu d’argent. Je l’ai pris son « Montaigne ».
Sous le pont, l’eau était devenue toute lourde. J’avais plus du tout envie d’avancer. Aux boulevards, j’ai bu un café crème et j’ai ouvert ce bouquin qu’elle m’avait vendu. En l’ouvrant, je suis juste tombé sur une page d’une lettre qu’il écrivait à sa femme le Montaigne, justement pour l’occasion d’un fils à eux qui venait de mourir. Ça m’intéressait immédiatement ce passage, probablement à cause des rapports que je faisais tout de suite avec Bébert. Ah ! qu’il lui disait le Montaigne, à peu près comme ça à son épouse. T’en fais pas va, ma chère femme ! Il faut bien te consoler !… Ça s’arrangera !… Tout s’arrange dans la vie… Et puis d’ailleurs, qu’il lui disait encore, j’ai justement retrouvé hier dans des vieux papiers d’un ami à moi une certaine lettre que Plutarque envoyait lui aussi à sa femme dans des circonstances tout à fait pareilles aux nôtres… Et que je l’ai trouvée si joliment bien tapée sa lettre ma chère femme, que je te l’envoie sa lettre !… C’est une belle lettre ! D’ailleurs je ne veux pas t’en priver plus longtemps, tu m’en diras des nouvelles pour ce qui est de guérir ton chagrin !… Ma chère épouse ! Je te l’envoie la belle lettre ! Elle est un peu là comme lettre celle de Plutarque !… On peut le dire ! Elle a pas fini de t’intéresser !… Ah ! non ! Prenez-en connaissance ma chère femme ! Lisez-la bien ! Montrez-la aux amis. Et relisez-la encore ! je suis bien tranquille à présent ! Je suis certain qu’elle va vous remettre d’aplomb !… Vôtre bon mari. Michel. Voilà que je me dis-moi, ce qu’on peut appeler du beau travail. Sa femme devait être fière d’avoir un bon mari qui s’en fasse pas comme son Michel. Enfin, c’était leur affaire à ces gens. On se trompe peut-être toujours quand il s’agit de juger le cœur des autres. Peut-être qu’ils avaient vraiment du chagrin ? Du chagrin de l’époque ?
Mais pour ce qui concernait Bébert, ça me faisait une sacrée journée. Je n’avais pas de veine avec lui Bébert, mort ou vif. Il me semblait qu’il n’y avait rien pour lui sur la terre, même dans Montaigne. C’est peut-être pour tout le monde la même chose d’ailleurs, dès qu’on insiste un peu, c’est le vide.
Y avait pas à dire, j’étais parti de Rancy depuis le matin, fallait y retourner, et j’avais rien rapporté. J’avais rien absolument à lui offrir, ni à la tante non plus.
Un petit tour par la place Blanche avant de rentrer.
Je vois du monde tout le long de la rue Lepic, encore plus que d’habitude. Je monte donc aussi, pour voir. Au coin d’un boucher c’était la foule. Fallait s’écraser pour voir ce qui se passait, en cercle. Un cochon c’était, un gros, un énorme. Il geignait aussi lui, au milieu du cercle comme un homme qu’on dérange, mais alors énormément. Et puis, on arrêtait pas de lui faire des misères. Les gens lui tortillaient les oreilles histoire de l’entendre crier. Il se tordait et se retournait les pattes le cochon à force de vouloir s’enfuir à tirer sur sa corde, d’autres l’asticotaient et il hurlait encore plus fort à cause de la douleur.
Et on riait davantage.
Il ne savait pas comment se cacher le gros cochon dans le si peu de paille qu’on lui avait laissée et qui s’envolait quand il grognait et soufflait dedans. Il ne savait pas comment échapper aux hommes. Il le comprenait. Il urinait en même temps autant qu’il pouvait, mais ça ne servait à rien non plus. Grogner, hurler non plus. Rien à faire. On rigolait. Le charcutier par-derrière dans sa boutique, échangeait des signes et des plaisanteries avec les clients et faisait des gestes avec un grand couteau.
Il était content lui aussi. Il avait acheté le cochon, et attaché pour la réclame. Au mariage de sa fille il ne s’amuserait pas davantage. Il arrivait toujours plus de monde devant la boutique pour voir le cochon crouler dans ses gros plis roses après chaque effort pour s’enfuir. Ce n’était cependant pas encore assez. On fit grimper dessus un tout petit chien hargneux qu’on excitait à sauter et à le mordre à même dans la grosse chair dilatée. On s’amusait alors tellement qu’on ne pouvait plus avancer. Les agents sont venus pour disperser les groupes.
Quand on arrive vers ces heures-là en haut du pont Caulaincourt on aperçoit au-delà du grand lac de nuit qui est sur le cimetière les premières lumières de Rancy. C’est sur l’autre bord Rancy. Faut faire tout le tour pour y arriver. C’est si loin ! Alors on dirait qu’on fait le tour de la nuit même, tellement il faut marcher de temps et des pas autour du cimetière pour arriver aux fortifications.
Et puis ayant atteint la porte, à l’octroi, on passe encore devant le bureau moisi où végète le petit employé vert. C’est tout près alors. Les chiens de la zone sont à leur poste d’aboi. Sous un bec de gaz, il y a des fleurs quand même, celles de la marchande qui attend toujours là, les morts qui passent d’un jour à l’autre, d’une heure à l’autre. Le cimetière, un autre encore, à côté, et puis le boulevard de la Révolte. Il monte avec toutes ses lampes droit et large en plein dans la nuit. Y a qu’à suivre, à gauche. C’était ma rue. Il n’y avait vraiment personne à rencontrer. Tout de même, j’aurais bien voulu être ailleurs et loin. J’aurais aussi voulu avoir des chaussons pour qu’on m’entende pas du tout rentrer chez moi. J’y étais cependant pour rien, moi, si Bébert n’allait pas mieux du tout. J’avais fait mon possible. Rien à me reprocher. C’était pas de ma faute si on ne pouvait rien dans des cas comme ceux-là. Je suis parvenu jusque devant sa porte, et je le croyais, sans avoir été remarqué. Et puis, une fois monté, sans ouvrir les persiennes j’ai regardé par les fentes pour voir s’il y avait toujours des gens à parler devant chez Bébert. Il en sortait encore quelques-uns des visiteurs de la maison, mais ils n’avaient pas le même air qu’hier les visiteurs. Une femme de ménage des environs, que je connaissais bien pleurnichait en sortant. « On dirait décidément que ça va encore plus mal, que je me disais. En tout cas, ça va sûrement pas mieux… Peut-être qu’il est déjà passé ? que je me disais. Puisqu’il y en a une qui pleure déjà !… » La journée était finie.
Je cherchais quand même si j’y étais pour rien dans tout ça. C’était froid et silencieux chez moi. Comme une petite nuit dans un coin de la grande, exprès pour moi tout seul. De temps en temps montaient des bruits de pas et l’écho entrait de plus en plus fort dans ma chambre, bourdonnait, s’estompait… Silence. Je regardais encore s’il se passait quelque chose dehors, en face. Rien qu’en moi que ça se passait, à me poser toujours la même question.
J’ai fini par m’endormir sur la question, dans ma nuit à moi, ce cercueil, tellement j’étais fatigué de marcher et de ne trouver rien."
Médecin de clientèle puis de dispensaire, confronté sans cesse par métier à la maladie et à la mort, il découvre à leur lumière un monde qui est d'abord celui de la petite bourgeoisie. Dans les personnages d`un couple de retraités, les Henrouille, ou de la mère d'une jeune femme mourant d`une fausse couche, l'esprit de calcul, la mesquinerie et la morale deviennent à leur tour des auxiliaires de la mort. La mort la plus insupportable est celle d`un enfant. La typhoïde finit par emporter le jeune Bébert, malgré les efforts désespérés de Bardamu. En cette occasion. la recherche médicale incarnée par le Dr Parapine, d'un Institut "Bioduret" (que tout identifie à l`Institut Pasteur), s`est révélée une imposture.
Autour de Bardamu devenu sédentaire commence à se nouer une intrigue...
Les Henrouille ont eu l'idée de se débarrasser d`une mère âgée, d`abord en la faisant interner. puis, Bardamu ayant refusé de se prêter à l`opération. en montant un accident qui doit l`éliminer. L'homme auquel ils ont recours pour cela n'est autre que Robinson, que Bardamu avait de nouveau rencontré à Detroit, et qui désormais rôde autour de lui à Rancy. Mais Robinson, posant un pétard sur une cage à lapin, ne réussit qu'à se blesser les yeux. Les Henrouille sont obligés de le recueillir aveugle. Un curé, l'abbé Protiste, les met à même, avec la complicité de Bardamu, de se débarrasser à la fois de la mère et de Robinson en procurant à ceux-ci à Toulouse la gestion d`un caveau d`église dont les momies font une attraction touristique.
Bardamu, cependant, a quitté Rancy. Il s`est fait engager un temps comme figurant au "Tarapout", music-hall des boulevards. La proximité et la facilité des girls lui ont fait une vie facile. A la même époque. il a encore élargi sa connaissance de la vie en fréquentant un proxénète du quartier des Batignolles, Pomone. Sa curiosité finit par le conduire à Toulouse, voir ce que deviennent Robinson et la vieille Henrouille. Il trouve celle-ci plus gaillarde que jamais. Robinson. lui, est encore presque aveugle, et dolent. Pourtant un mariage se dessine avec la fille de la marchande de cierges de l'église, Madelon, qui ne se montre pas farouche avec Bardamu en lui faisant visiter le fameux caveau.
Au cours de son séjour, Bardamu n`en a pas moins l'occasion, au cours d`une partie de campagne, de surprendre entre les deux fiancés un dialogue amoureux des plus passionnés. Deux jours plus tard. apprenant qu`un "accident" mortel vient d`arriver à la vieille Henrouille. il quitte Toulouse à l`instant.
"Moi et Léon nous prîmes les strapontins de devant et les deux femmes occupèrent le fond du taxi. Les soirs de fête, c’est très encombré la route d’Argenteuil, surtout jusqu’à la Porte.
Après, il faut encore compter une bonne heure pour arriver à Vigny à cause des voitures. C’est pas commode de rester une heure sans rien se dire, face à face, à se regarder, surtout quand il fait sombre et qu’on est un peu inquiets les uns à cause des autres.
Toutefois, si nous étions restés comme ça, vexés, mais chacun pour soi, rien ne serait arrivé. C’est encore aujourd’hui mon opinion quand j’y repense.
Somme toute c’est à cause de moi qu’on s’est reparlé et que la dispute a repris alors tout de suite et de plus belle. Avec les mots on ne se méfie jamais suffisamment, ils ont l’air de rien les mots, pas l’air de dangers bien sûr, plutôt de petits vents, de petits sons de bouche, ni chauds, ni froids, et facilement repris dès qu’ils arrivent par l’oreille par l’énorme ennui gris mou du cerveau. On ne se méfie pas d’eux des mots et le malheur arrive.
Des mots, il y en a des cachés parmi les autres, comme des cailloux. On les reconnaît pas spécialement et puis les voilà qui vous font trembler pourtant toute la vie qu’on possède, et tout entière, et dans son faible et dans son fort… C’est la panique alors… Une avalanche… On en reste là comme un pendu, au-dessus des émotions… C’est une tempête qui est arrivée, qui est passée, bien trop forte pour vous, si violente qu’on l’aurait jamais crue possible rien qu’avec des sentiments… Donc, on ne se méfie jamais assez des mots, c’est ma conclusion. Mais d’abord que je raconte les choses… Le taxi suivait doucement son tram à cause des réparations… « Rron… et rron… » qu’il faisait. Un caniveau chaque cent mètres… Seulement ça ne me suffisait pas à moi le tram devant. Toujours bavard et enfantin, je m’impatientais… Ça ne m’était pas supportable cette petite allure d’enterrement et cette indécision partout… Je me dépêchais de le casser le silence pour tâcher de savoir ce qu’il pouvait bien avoir dans le derrière. J’observai, ou plutôt j’essayai d’observer, puisqu’on n’y voyait presque plus, dans son coin à gauche, dans le fond du taxi, Madelon. Elle gardait la figure tournée vers le dehors, vers le paysage, vers la nuit à vrai dire. Je constatai avec dépit qu’elle était toujours aussi entêtée. Un vrai emmerdeur, moi, d’autre part. Je l’interpellai, rien que pour lui faire tourner la tête de mon côté.
« Dites donc Madelon ! que je lui demandai. Vous avez peut-être un projet d’amusement vous que vous n’osez pas nous confier ? Voulez-vous qu’on s’arrête quelque part avant de rentrer ? Dites-le tout de suite ?…
– S’amuser ! s’amuser ! qu’elle m’a répondu comme insultée. Vous ne pensez jamais qu’à ça vous autres ! À l’amusement !… » Et du coup, toute une série de soupirs qu’elle a poussés, profonds, comme j’en ai rarement entendu de si touchants.
« Je fais ce que je peux ! que je lui réponds. C’est dimanche !
– Et toi Léon ? qu’elle lui demande alors à lui. Toi, est-ce que tu fais aussi tout ce que tu peux, dis ? » C’était direct.
« Tu parles ! » qu’il lui a répondu.
Je les regardais tous les deux dans le moment où on passait devant les réverbères. C’était la colère. Madelon s’est alors penchée comme pour l’embrasser. C’était dit décidément que ce soir-là on raterait pas une seule gaffe à faire.
Le taxi allait à nouveau tout à fait doucement à cause des camions, partout échelonnés devant nous. Ça l’agaçait lui justement d’être embrassé et il l’a repoussée assez brusquement faut le dire. Bien sûr, c’était pas aimable comme geste, surtout que ça se passait devant nous autres."
La dernière étape de Bardamu est un établissement psychiatrique de la région parisienne, dans lequel il se fait embaucher et où il retrouve Parapine. Il devient le confident du propriétaire, le Dr Baryton, adversaire de la psychanalyse. Bardamu semble avoir trouvé le refuge idéal. Mais le solide Baryton, ayant eu l'idée de profiter de Bardamu pour étudier l`anglais, est saisi par l'instabilité. ll finit par quitter à jamais la clinique en la confiant à Bardamu. Sur ces entrefaites surgit une fois de plus Robinson, qui a recouvré la vue, mais qui n`a pu supporter l`idée d'une vie de bonheur conjugal avec Madelon. ll a donc fui celle-ci, dont il connaît la ténacité, et demande à Bardamu de le cacher dans la clinique. En effet, Madelon ne tarde pas à paraître à son tour, elle accuse Bardamu de tout et ressaisit Robinson. Bardamu, à cette époque, jouit des faveurs d`une infirmière slovaque de la clinique, Sophie. Pour se réconcilier avec Madelon, il a la maladresse de proposer une sortie à quatre a la fête des Batignolles. C'est bien-entendu la Catastrophe. Dans le taxi qui les ramène à la clinique, Robinson résiste aux avances de Madelon, et finit par la provoquer en lui disant ce qu`il pense de l`amour dont elle le poursuit. Elle le tue avec un revolver. Ayant assisté à l'agonie de Robinson et témoigné au poste de police, Bardamu se retrouve a l'aube devant un canal. ll repense a la manière dont "Ça a débuté", les premiers mots du roman. Un sifflement sur le canal le fait songer à un remorqueur qui traînerait derrière lui le monde entier, "qu`on n'en parle plus".
Chemin faisant, Bardamu ne s`est pas contenté de dénoncer toutes les institutions et toutes les injustices de la société. A la guerre, face aux balles, il a conçu vis-à-vis de la mort une lâcheté définitive et revendiquée, et ceux de ses camarades qui manifestaient du courage, ou seulement de l`obéissance aux ordres, étaient des hommes à qui cette singulière prise de conscience faisait défaut. Mais, dans cette même guerre, Bardamu a aussi découvert en flagrant délit des hommes qui collaboraient avec la mort en envoyant leurs semblables se faire tuer. Et ceux-ci, était-ce seulement aliénation patriotique ou manque de recul, qui les faisaient obéir? Dans cette expérience, Bardamu en vient à soupçonner qu'il puisse exister en l'être humain des désirs, ordinairement masqués, de meurtre et même peut-être de mort. Autant de questions sans réponse qui alimente une inquiétude qui lui interdit de se satisfaire d`une vie stable, normale, dite heureuse.
1936 – Mort à crédit
"Cet ouvrage va encore plus loin que le précédent dans la remise en cause des conventions de la langue écrite, en adoptant un lexique familier, voire
trivial, et en mettant à mal toute règle syntaxique (en particulier utilisation de phrases courtes, produisant un rythme saccadé, et usage abondant des points de suspension et d’exclamation).
Cette nouvelle épopée burlesque et désespérée, où l’argot est inextricablement lié à la poésie, narre, avec une rare crudité, l’histoire d’une enfance misérable au passage Choiseul, marquée par
une figure maternelle extraordinaire et par la rencontre d’un inventeur. "Voyage au bout de la nuit" narrait le passage initiatique de Bardamu dans le monde des adultes ; "Mort à crédit" revient
en arrière pour retracer les années de jeunesse du personnage. Mais, alors que le récit d’enfance et d’adolescence propose souvent la vision idéalisée du passé et l’exaltation nostalgique d’un
paradis perdu, Céline rédige ici la chronique noire d’existences sordides.
C’est à Paris, vers 1900, entre la Bourse et les grands boulevards, dans un Paris populaire de petits artisans et commerçants, que se déroule l’enfance de
Ferdinand, fils unique d’un rédacteur aux Coccinelle-Assurances et d’une marchande de dentelles. La famille réside passage des Bérésinas, galerie couverte empuantie par l’éclairage au gaz, dans
un petit logis au dessus de la boutique : « Ma mère escaladait sans cesse, à cloche-pied. Ta ! pa ! pam ! Ta ! pa ! tam ! Elle se retenait à la rampe. Mon père ça le crispait de l’entendre. Déjà
il était mauvais à cause des heures qui passaient pas. Sans cesse il regardait sa montre. Maman en plus, et sa guibole, ça le foutait à cran pour des riens. » Entre les coups de sang d’un père
velléitaire et les jérémiades d’une mère boiteuse, Ferdinand y apprend les premières leçons de la vie : la gêne des petites gens, les courbettes devant les clients, les combines, le linge
douteux, tous les vices des adultes…."
"... Flossie, elle fumait en cachette, je l’ai paumée un joui dans le jardin... On lavait rien à la maison, on descendait tout le linge en ville à une buanderie spéciale, au diable, plus loin que les casernes. Avec Jonkind, ces jours-là c’était pas de la pause, on remontait, descendait la côte des quantités de fois avec des bardas énormes... A qui porterait davantage, le plus vite en haut... C’est un sport que je comprenais... ça me rappelait les jours des boulevards... Quand la flotte devenait si lourde, si juteuse, que le ciel s’écroulait dans les toits, se cassait partout en trombes, en cascades, en furieuses rigoles, ça devenait nos sorties des excursions fantastiques... On se rapprochait tous les trois pour résister à la tourmente... Nora, ses formes, ses miches, ses cuisses, on aurait dit de l’eau solide tellement l’averse était puissante, ça restait tout collé ensemble... On n’avançait plus du tout... On pouvait plus prendre l’escalier, le nôtre, celui qui montait notre falaise... On était forcés de nous rabattre vers les jardins... de faire un détour par l’église. On restait devant la chapelle... sous le porche... et on attendait que ça passe.
L’idiot, la pluie ça le faisait jouir... Il sortait exprès de son abri... Il se renversait toute la tronche, en plein sos la flotte... La gueule grande ouverte, comme ça... Il avalait les gouttières, il se marrait énormément... Il se trémoussait, il devenait tout fanatique... il dansait la gigue dans les flaques, il sautait comme un farfadet... Il voulait qu’on gigote aussi... C’était son accès, sa crise... Je commençais à bien le comprendre, c’était dur pour le calmer... Il fallait tirer sur sa corde... l’amarrer après le pied du banc.
Je les connaissais moi, mes parents, le coup du complet bariolé, il pouvait pas coller du tout, je m’en gourais il avance... Ils ont répondu, en retard, ils en revenaient pas encore, ils en poussaient les hauts cris, ils croyaient que je me foutais d’eux, que je me servais d’un subterfuge pour maquiller des folles dépenses... Ils en profitaient pour conclure que si je perdais mes journées à taper dans un ballon c'était plus du tout surprenant que j’apprenne pas un sou de grammaire... C’était leur dernier avis!... Le sursis final !... Que je m’entête pas sur l’accent... Que je retienne n'importe lequel !... pourvu qu’on arrive à me comprendre c'était amplement suffisant... On a encore lu la lettre avec Nora et son dabe... Elle restait ouverte sur la table... Certains passages ils pigeaient pas. Ça leur semblait tout obscur, tout extraordinaire... J’ai rien expliqué... Ça faisait quatre mois que j’étais là, c’était pas à cause d’un veston que je me lancerais dans les fadaises... Et pourtant ça les tracassait... Même Nora elle semblait soucieuse... que je veuille pas me revêtir en sport, avec la roupane uniforme et la gâpette panachée... Sans doute pour promener en ville, c'était la réclame du «Meanwell» surtout moi qu’étais le plus grand, le plus dégingandé de l’ensemble... ma démise sur le terrain, elle faisait honte au collège. Enfin, à force qu'ils se lamentaient... j’ai molli un peu... j’ai bien voulu d'un compromis, essayer un rafistolage... un que Nora «avait constitué, dans deux vieilles pelures à son daron... Un arrangement composite... j’étais mimi ainsi sapé... j’étais encore bien plus grotesque, j’avais plus de forme, ni de milieu, mais ça m’évitait les soupirs... Dans la même inspiration j’ai hérité d’une casquette, une bicolore armoriée, une minuscule calotte d’orange... Sur ma bouille énorme, elle faisait curieux... Mais tout ça leur semblait utile au prestige de la maison... L’honneur fut ainsi rétabli... On me promena délibérément, on avait plus besoin d’excuses...
Pourvu qu’on parte en vadrouille et qu’on me force pas aux confidences... Je trouvais que c’était l’essentiel, que ça pouvait pas aller mieux... Je me serais même fendu d’un haut-de-forme s’ils avaient seulement insisté... pour leur faire un grand plaisir... Ils s’en posaient un eux le dimanche pour aller pousser des cantiques à leur messe protestante... Ça marchait à la claquette : Assis! Debout! dans leur temple... Ils me demandaient pas mon avis... ils m’emmenaient aux deux services... ils avaient peur que je m’ennuie seul à la maison... Là encore, entre les chaises il fallait surveiller Jonkind, c’était un moment à passer... Entre tous les deux Nora, il se tenait assez peinard.
Dans l’église, Nora elle me faisait l’effet d’être encore plus belle que dehors, moi je trouvais du moins. Avec les orgues, et les demi-teintes des vitraux, je m’éblouissais dans son profil... Je la regarde encore à présent... Y a bien des années pourtant, je la revois comme je veux. Aux épaules, le corsage en soie il fait des lignes, des détours, des réussites de la viande, qui sont des images atroces, des douceurs qui vous écrabouillent... Oui, je m’en serais pâme dans les délices, pendant qu’ils gueulaient, nos lardons, les psaumes à Saül...
L’après-midi du dimanche, ça repiquait à la maison le coup du cantique, j’étais à genoux à côté d’elle... Le vieux, il faisait une longue lecture, je me retenais le panais à deux mains, je me l’agrippais au fond de la poche. Le soir l’envie était suprême à la fin des méditations... Le petit môme qui venait me dévorer, il était fadé le dimanche soir, il était nourri... Ça me suffisait pas quand même, c’est elle que j’aurais voulue, c’est elle tout entière à la fin !... C’est toute la beauté la nuit... ça vient se rebiffer contre vous... ça vous attaque, ça vous emporte... C’est impossible à supporter.,, A force de branler des visions j’en avais la tête en salade.,, Moins on brifait au réfectoire plus je me tapais des rassis.,, Il faisait si froid dans la crèche qu’on se rhabillait entièrement une fois que le vieux était tiré...
Le réverbère, sous notre fenêtre, celui des rafales, il arrêtait plus de grincer... Pour perdre encore moins de la chaleur, on restait couchés deux par deux... On se passait des branlées sévères... Moi, j’étais impitoyable, j’étais devenu comme enragé, surtout que je me défendais à coups d’imagination... Je la mangeais Nora dans toute la beauté, les fentes... J’en déchirais le traversin. Je lui aurais arraché la moule, si j’avais mordu pour de vrai, les tripes, le jus au fond, tout bu entièrement... je l’aurais toute sucée moi, rien laissé, tout le sang, pas une goutte... J’aimais mieux ravager le pageot, brouter entièrement les linges... que de me faire promener par la Nora et puis par une autre ! J’avais compris moi, s’il vous plaît, le vent des grognasses, le cul c’est la farandole ! C’est la caravane des paumés ! Un abîme, un trou, voilà!... Je me l’étranglais moi, le robinet... Je rendais comme un escargot, mais il giclait pas au-dehors... Ah! mais non! Miteux qui trempe est pire qu’ordure !... A l’égout la vache des aveux!... Ouah! Ouah ! Je t’aime ! Je t’adore ! Ouin ! Ouin ! A qui vous chie sur l’haricot !... Faut plus se gêner c’est la fête ! On rince ! C’est nougat! C’est innocent!... Petit j’avais compris berloque moi ! Au sentiment ! Burnes ! C’est jugé ! A la gondole!... Vogue hé charogne!... Je me cramponnais à ma burette, j’avais la braguette en godille ! Ding Ding Dong ! Je veux pas crever comme un miché ! La gueule en poème ! Ouin !
En plus du truc des prières, j’ai subi encore d’autres assauts... Il arpentait tous les sentiers, il se tenait derrière chaque buisson l’esprit malin des enculages... Comme on se tapait d’immenses parcours avec l’idiot et la si belle, j’ai traversé toute la campagne de Rochester et par tous les temps...
On a connu tous les vallons, toutes les routes et les traversières. Je regardais beaucoup le ciel aussi, pour me détourner l’attention. Aux marées, il changeait de couleurs... Au moment des accalmies, il arrivait des nuages tout roses, sur la terre et sur l’horizon... et puis les champs devenaient bleus...
Comme c’était disposé la ville, les toits des maisons dévalaient en pente vers le fleuve, on aurait dit toute une avalanche, des bêtes et des bêtes... un énorme troupeau tour noir et tassé dans les brumes qui descendait de la campagne... Tout ça fumait dans les buées... jaunes et mauves...
Elle avait beau faire des détours et des longs repos propices, ça me portait pas aux confidences... même quand ça durait des heures, qu’on passait par des petites rues pour revenir à la maison.. Même un soir, qu'il faisait déjà nuit sur le pont qui passe à Stroude.."
A la recherche d'un emploi ...
"On m'a équipé à nouveau, pour me rendre plus séduisant. Je devenais coûteux comme un infirme. J'avais usé tout mon complet... J'avais traversé mes tatanes... En plus des guêtres assorties j'ai eu la neuve paire de tatanes, des chaussures Broomfield, la marque anglaise, aux semelles entièrement débordantes, des vraies sous-marines renforcées. On a pris la double pointure, pour qu'elles me durent au moins deux ans... Je luttais fort résolument contre l'étroitesse et I 'entorse. Je faisais scaphandre sur les Boulevards...
Une fois, comme ça rafistolé, on a mis le cap sur les adresses, avec ma mère dès le lendemain. L'oncle Édouard, il nous en passait, toutes celles qui lui venaient des amis, nous trouvions les autres dans le Bottin. Madame Divonne, c'est elle qui gardait la boutique jusqu'à midi tous les matins, pendant que nous on traçait dehors à la recherche d'une position. ll fallait pas flâner, je l'assure. Tout le Marais on l'a battu, porte après porte, et encore les transversales, rue Quincampoix, rue Galante, rue aux Ours, la Vieille-du-Temple... Tout ce parage-là, on peut le dire, on l'a dépiauté par étages...
Ma mère clopinait à la traîne... Ta ! ga! dac! Ta! ga! dac !... Elle me proposait aux familles, aux petits façonniers en cambuse, accroupis derrière leurs bocaux... Elle me proposait gentiment... Comme un ustensile en plus... Un petit tâcheron bien commode... pas exigeant... plein d'astuce, de zèle, d'énergie... Et puis surtout courant vite! Bien avantageux en somme... Bien dressé déjà, tout obéissant... A notre petit coup de sonnette, ils entrebâillaient la lourde... ils se méfiaient d'abord... cibiche en arrêt... ils me visaient dessus leurs lunettes... lls me reluquaient un bon coup... Ils me trouvaient pas beau... Devant leurs blouses gonflées en plis, ma mère poussait la chansonnette :
- Vous n'auriez pas des fois besoin d'un tout jeune représentant? Monsieur... C'est moi, la maman. J'ai tenu à l'accompagner... Il ne demande qu'à bien faire... C'est un jeune homme très convenable. D'ailleurs, rien n'est plus facile, vous pouvez prendre vos renseignements... Nous sommes établis depuis douze années, Passage des Bérésinas... Un enfant élevé dans
le commerce l... Son père travaille dans un bureau à la «Coccinelle-lncendie»... Sans doute que vous connaissez ?... Nous ne sommes pas riches ni l'un ni l'autre, mais nous n'avons pas un sou de dettes... Nous faisons honneur à nos affaires... Son père dans les assurances...
Par matinée, en général, on s'en tapait une quinzaine, de tous les goûts et couleurs... Des sertisseurs, des lapidaires, des petits chaînistes, des timbaliers et même des fiotes qu'ont disparu comme des orfèvres dans le vermeil et des ciseleurs sur agates.
Ils recommençaient à nous bigler... lls posaient leurs loupes pour mieux voir... Si on n'était pas des bandits... des escarpes en rupture de tôle l... Rassurés, ils devenaient aimables et même complaisants!... Seulement ils voulaient de personne... Pas pour le moment ! Ils avaient pas de frais généraux... Ils visitaient en ville eux-mêmes... Ils se défendaient en famille, tous ensemble, dans leurs réduits minuscules... Sur les sept étages de la cour c'était comme creusé leurs crèches, ça faisait autant de petites cavernes, des alvéoles d'ateliers dans les belles maisons d'autrefois... C'était fini les apparences. Ils s'entassaient tous là-dedans. L'épouse, les loupiots, la grand'mère, tout le monde s'y collait au business... A peine en plus un apprenti, au moment des fêtes de Noël...
Quand ma mère, à bout de persuasion, pour malgré tout les séduire, leur offrait de me prendre à l'œil... ça leur foutait un sursaut. Ils se ratatinaient brutalement. Ils reflanquaient la lourde sur nous! Ils s'en méfiaient des sacrifices! C'était un indice des plus louches. Et tout était à recommencer! Ma mère tablait sur la confiance, ça semblait pas donner beaucoup.
Me proposer tout simplement comme apprenti en sertissure ou pour "la fraise" des petits métaux ?... Déjà il était bien trop tard... Je serais jamais habile de mes doigts... Je pouvais plus faire qu'un baveux, un représentant du dehors, un simple "jeune homme"... je ratais l'avenir dans tous les sens...
Quand on rentrait à la maison, mon père il demandait des nouvelles... A force qu'on remporte que des pipes, il en serait devenu dingo. Il se débattait toute la soirée, parmi des mirages atroces... Il tenait de quoi, dans le cassis, meubler vingt asiles... Maman, à force d'escalades, elle en avait les jambes tordues... Ça lui faisait si drôle qu'elle pouvait plus s'arrêter... Elle faisait des terribles grimaces tout autour de notre table... Ça lui tiraillait les cuisses... C'est les crampes qui la torturaient...
Quand même le lendemain de bonne heure, on fonçait vite sur d'autres adresses... rue Réaumur, rue Greneta... La Bastille et les Jeûneurs... les Vosges surtout... Après plusieurs mois comme ça de quémandages et d'escaliers, d'approches et d'essoufflements, de peau de zébi, maman, elle se demandait tout de même, si ca se voyait pas sur mon nez, que j'étais qu'un petit réfractaire, un garnement propre à rien ?... Mon père, il avait même plus de doutes... Depuis longtemps il était sûr... Il renforçait sa conviction chaque soir quand on rentrait bredouille... Ahuris, pantelants, croulants, trempés d'avoir bagotté vite, mouillés par-dessus, par-dessous, de sueur et de pluie...
"C'est plus difficile de le caser, que de liquider toute la boutique !... et pourtant, ça tu le sais, Clémence, c'est un tintouin bien infernal !"
ll était pas instruit pour rien, il savait comparer, conclure. Déjà mon costard précédent, il godaillait de partout, aux genoux j'avais d'énormes poches, les escaliers c'est la mort.
Heureusement que, pour les chapeaux, j'empruntais un vieux à mon père. On avait la même pointure. Comme il n'était pas très frais, je le gardais tout le temps à la main. Je l'ai usé par la bordure... C'est effrayant, en ce temps-là, ce qu'on était polis..."
"Georges BERNANOS, né à Paris en 1888, d'une origine à la fois espagnole et lorraine, de formation catholique et monarchiste, ancien militant d'Action Française, nationaliste de toujours, lecteur de Léon Bloy, de Drumont, de Veuillot, Georges Bernanos - qui est mort en 1948 - débuta en 1926 par un roman qui fut salué comme un événement littéraire : "Sous le Soleil de Satan". Depuis lors, sa gloire n'a cessé de grandir. Essayiste, chacun de ses livres fit écho à un problème ou à un moment décisif du siècle : condamnant le soulèvement franquiste (Les Grands Cimetières sous la Lune), découvrant l'avilissement de la bourgeoisie française (La Grande Peur des bien-pensants), dénonçant la lâcheté de Munich (Nous autres Français), la honte de l'armistice et de I'occupation (Écrits de Combat). Romancier, nous lui devons I'une des œuvres les plus puissantes de l'époque.
A la différence de Malraux et de Montherlant, de Sartre et de Camus, Bernanos possède les dons traditionnels du romancier : l'imagination portant sur l'événement, sur l'intrigue (après Un Crime et Nouvelle Histoire de Mouchette, Monsieur Ouine est partiellement un roman policier); le pouvoir d'accorder sa narration à l'écoulement de la durée; une sympathie à la fois tendre et virile à l'égard des êtres les plus humbles et les plus éloignés de lui; une lumière, un univers qui est à lui seul.
Mais les romans de Bernanos ne se réduisent jamais à de simples "histoires", ou à des documents psychologiques et sociaux. Servir par la séduction de l'imaginaire une vérité qui est en même temps vision du monde et direction de vie : l'ambition profonde de l'œuvre ne doit pas disparaître derrière ses apparences de tableau des mœurs cléricales. Si Georges Bernanos est le romancier du prêtre, c'est que le prêtre est le héros du drame surnaturel.
Le surnaturel est pour cette œuvre ce que le destin, ou l'histoire, ou la liberté sont pour d'autres : son lieu. C'est la lumière du surnaturel que nous pressentons derrière les ombres fuligineuses du drame terrestre, et qui leur donne leur surprenante grandeur. Et si nul n'est plus éloigné que Bernanos de l'abstraction allégorique, nul ne nous communique plus intimement l'impression que les événements terrestres dont il retrace l'enchaînement ne sont eux-mêmes qu'allusion à une réalité plus secrète.
Il est l'un des metteurs en scène les plus puissants et les plus pathétiques de tout le roman français - et il semble que l'efficacité de certains tableaux s'explique par la seule force dramatique des faits évoqués. Que l'on relise dans Monsieur Ouine, par exemple, le lynchage de Mme de Néréis. Cependant l'impression ne nous quitte jamais que ces scènes, si présentes et si agissantes qu'elles soient, ne sont qu'à demi réelles. Nous ne saisissons que les apparences violentes et confuses d'un drame qui se déroule dans un autre monde ; tout baigne dans une lumière dont nous ne voyons pas la source, comme dans ces toiles de Rembrandt où une bougie invisible bouleverse les apparences coutumières. De cette ambiguïté, de ce double plan des événements, Monsieur Ouine donne une expression saisissante. Tout nous échappe, tout se déroule derrière le rideau : qui a tué le petit Vacher? qui est M. Ouine?... Et comment tout ne plongerait-il pas dans le mystère et l'ombre puisque c'est le salut de l'homme qui est en jeu et que l'issue n'appartient pas au prologue terrestre? Alors que Satan se glisse dans l'âme même du saint, de qui peut-on dire qu'il est sauvé? Et de qui peut-on dire qu'il est perdu, alors que Cénabre lui-même (le héros satanique de L'lmposture et de La Joie) meurt en criant : Pater noster?
Pris entre Dieu et Satan, chaque personnage engage une lutte gigantesque dont l'enjeu est surnaturel : lutte de toutes ses forces contre la fascination du mal, la tient à distance ou se laisse submerger par elle. Et le mal, c'est l'absence de Dieu.
Car Bernanos ne cesse de dénoncer la tradition selon laquelle être chrétien, c'est ne pas pêcher - et ne pas pécher, ne point céder à la chair. La morale, pour lui, n'est pas "une hygiène des sens" - et le crime de Mouchette n'est pas son amant, mais son suicide. Le mal, on le saisit à la source même dans ces existences mystérieuses dont l'effort semble être de
s'exclure de toute relation avec le surnaturel - et, par-là, de toute adhésion profonde à elles-mêmes : car on ne peut s'aimer qu'en Dieu. L'haleine glacée de l'indifférence à soi, de l'indifférence au salut: tel est le mal dont M. Ouine, plus encore que Cénabre, est l'inoubliable incarnation. Mais ce n'est pas pour la dénonciation du mal que la voix de Bernanos est faite :c`est pour la poursuite de Dieu.
Bernanos n'est pas le romancier du péché, comme Mauriac : il est le romancier de la sainteté. Si la paix glacée de Satan tient dans son œuvre une si large place, c'est que la situation du romancier est parallèle à celle du polémiste :le monde actuel, dominé par le mal, contraint à la dénonciation les voix qui sont faites pour l'amour.
De cette œuvre qu'emplissent les tumultes du combat spirituel monte pourtant la simple odeur de la terre - celle de la sueur de l'homme et des labours. Ce lutteur des sommets prend appui sur la réalité la plus familière. Le petit presbytère de campagne, avec le maigre rosier qui orne sa fenêtre; la ferme misérable où hommes et femmes travaillent et meurent avec une mystérieuse patience ; l'école de village d'où reviennent à la nuit les gamins haillonneux ; l'estaminet où l'on boit le genièvre en frôlant la fille de salle; la pièce commune où s'élèvent le cri du nouveau-né rachitique et l'odeur aigre des langes étendus : tel est l'univers dont se détache sans l'ignorer ou le repousser le héros spirituel. Nul n'est plus près de l'humble, de ses pauvres et fiers secrets. C'est que la lumière de la charité transfigure le moindre visage : il suffit de savoir aimer la condition de l'homme dans le dépouillement de son humilité.
Mais l'angoisse, elle aussi, a sa lumière, qui croise ses rayons troubles avec ceux de la charité. Dans chaque livre de Bernanos, un homme se souvient de l'effroi de son enfance. Ce sont toujours les routes nocturnes sur lesquelles le voyageur s'égare, avec les haies, les chênes tordus, les flaques où l'on glisse sous la pluie furieuse, dans le grand vent des Flandres venu de la mer : et arrive toujours ce moment où l'on tombe, où l'on croit mourir, pour se réveiller à la lueur d'une lanterne inconnue. La ronde fantastique des ombres dans le vent appartient au tissu profond de cet univers visionnaire, autant que le souvenir de ce coin d'estaminet où l'enfant oublié voit se lever le soleil de la luxure sur le visage des hommes ivres. C'est sur la boue et les ténèbres des chemins de la terre que brillent les éclairs du drame surnaturel.
Pour beaucoup, cependant, Bernanos est avant tout un "directeur de conscience" - l'auteur de quelques essais où la dénonciation du monde contemporain est poussée jusqu'à son extrême limite. Les romans se raréfient, à mesure que les essais deviennent plus fréquents : après "Le Journal d'un Curé de campagne" (1936), il faut attendre "Monsieur Ouine" (1946).
Mais à partir des "Grands Cimetières sous la Lune" (1938) paraissent "Scandale de la Vérité", "Nous autres Français" (1939) et, de 1940 à 1947, "La Lettre aux Anglais", les "Écrits de Combat", les "Réflexions sur le cas de conscience français", "La France contre les Robots".
ll peut paraître surprenant, toutefois, qu'une œuvre allant à ce point à contre-courant ait pris une telle importance. Car, de son temps, il n'est rien que Bernanos accepte, rien qui ne le blesse et ne le dresse, qui n'appelle en lui colère et dégoût. Chrétien dans un monde sans Christ et sans Dieu; monarchiste dans une époque qui n'hésite plus qu'entre démocratie et totalitarisme ; aristocrate sous le règne de la masse ou du parti ; individualiste dans l'apothéose du collectif; chevaleresque au temps de la resquille et de l'égoïsme; traditionaliste dans un monde de plus en plus détaché du passé; vieil Européen dans le déclin de l'Europe; soldat parmi des militaires; homme parmi les robots : comment attendre une règle de vie d'une pensée à ce point étrangère?...
Mais n'est-ce pas à cette opposition qu'elle a dû de découvrir avant d'autres le visage du malheur qui est celui de ce siècle ? Si les premiers essais de Bernanos ont pris une actualité extraordinaire, c'est sans doute qu'ils sont la prophétie pathétique des catastrophes qu'une illusoire prospérité nous dissimulait : devinant l'odeur future des charniers comme il arrive de sentir, au plus profond de l'hiver, "le parfum des haies d'aubépines encore nues pourtant sous la neige". Et s'il y a en Bernanos un enfant déçu par le monde des adultes se rejetant vers les images qui tirent la magie et la sécurité de son passé - saint Louis sous son chêne, Bayard mourant, Jeanne au sacre de Reims, - la rêverie n'est pas son dernier mot.
Plus qu'un rêveur, il est un dénonciateur, un combattant, un guide. Sa violence même serait inexplicable, sans l'espoir d'arracher à la catastrophe de ce temps les quelques hommes libres qui demeurent, et de sauver en leur personne I 'ultime honneur humain. En dépit de tout, Bernanos demeure l'homme du pourquoi pas? - de la lutte et de l'espoir. Sa voix n'est ni brisée ni plaintive : elle nous soufflette, nous exalte, nous arrache au sommeil de la démission. Pour reprendre une expression familière, où Bernanos se révèle tout entier, elle nous permet de faire face...." (Gaëtan Picon, Panorama de la Nouvelle Littérature française, Nrf)
Georges Bernanos (1888-1948)
"Nos fautes cachées empoisonnent l'air que d'autres respirent.. " Epris de grandeur, assoiffés d’idéal les héros de
Bernanos font l’expérience d’une révolte qui peut prendre des formes diverses. Mais surtout, pour Georges Bernanos, l'homme est en butte aux puissances du mal, il est l'enjeu et le théâtre d'un
combat entre Satan et Dieu.
Après des études de droit et de lettres, Georges Bernanos milite chez 'Les Camelots du roi', ligue d'extrême-droite et collabore à divers journaux
monarchistes, avant d'en diriger un à Rouen. Décoré après la Première Guerre mondiale, il se marie et devient inspecteur des assurances à La Nationale. Durant ses tournées, il rédige "Sous le
soleil de Satan" dont le succès est éclatant, et lui permet, au seuil de la quarantaine, de se consacrer entièrement à la littérature. Il obtient le Prix Femina en 1929 pour "La Joie" puis
connaît sa plus grande fécondité littéraire lors de son séjour à Majorque entre 1934 et 1937. Le Grand prix du roman de l'Académie française récompense "Le Journal d'un curé de campagne" en
1936. Surpris par la guerre d'Espagne, ses sympathies politiques l'inclinent à soutenir les insurgés franquistes, mais les horreurs de
la répression à Majorque et le rôle joué par certains prélats l"accablent profondément : il écrit sa grande oeuvre vengeresse qui en appelle à la conscience des catholiques, "Les Grands
Cimetières sous la lune". Il revient en France puis s'embarque pour le Paraguay et le Brésil, où il achève en 1940 "Monsieur Ouine". Lorsque
la guerre éclate en Europe, il multiplie les articles dans la presse brésilienne et devient l'un des plus grands animateurs spirituels de la Résistance française. Son journal de l'année
1939-1940, "Les Enfants humiliés" est un de ses plus beaux livres. Si ses personnages se débattent dans un monde de boue et de ténèbres,
mais refuse la misère et le désespoir, Bernanos sait aussi s'en prendre directement au conformisme mou des bien-pensants (La Grande peur des biens-pensants, 1931). C'est en Tunisie, où il
s'est réfugié, qu'il écrit son dernier chef d'oeuvre, "Dialogue des Carmélites".
1926 - Sous le soleil de Satan
Dès sa première oeuvre Bernanos affirme toute la puissance de son style et ses thèmes de prédilection : autour du personnage central de l'abbé Donissan, jeune
prêtre tourmenté par la chair et par l'impiété de sa paroisse, une galerie de personnages brûlés par la souffrance et le mal. Germaine Malhorty, ou Mouchette, par révolte, petite pronciale qui
s'ennuie, se donne à l'aristocrate et marquis de Cardignan. Enceinte et repoussée, elle fait croire qu'elle est la maîtresse du docteur Gallet, député et bourgeois libidineux qui le convoite
depuis longtemps. Elle tue l'aristocrate, se donne au docteur Gallet, veut l'entraîner dans son crime, crime dont personne ne la soupçonne. La voici enfermée dans son drame, "mystique ingénue et
petite servante de Satan", et entre en scène l'abbé Donissan qui la délivre de sa possession et ramène dans l'église, au grand scandale de ses paroissiens, le corps agonisant de Mouchette.. Satan
devient ici une présence visible et charnelle, le nier, pour Bernanos, serait nier toute vie intérieure.
".. Si son amour-propre eût été moins profondément blessé, Malorthy se fût décidé sans doute à rendre bon compte à sa femme de sa visite au château. Il pensa mieux faire en dissimulant quelque temps encore son inquiétude et son embarras, dans un silence altier, plein de menaces. D’ailleurs, il voulait sa revanche et pensait l’obtenir aisément, par un coup de théâtre domestique, dont sa fille eût fait les frais. Pour beaucoup de niais vaniteux que la vie déçoit, la famille reste une institution nécessaire, puisqu’elle met à leur disposition, et comme à portée de la main, un petit nombre d’êtres faibles, que le plus lâche peut effrayer. Car l’impuissance aime refléter son néant dans la souffrance d’autrui. C’est pourquoi, sitôt le souper achevé, Malorthy, tout à coup, de sa voix de commandement :
– Fillette, dit-il, j’ai à te parler… Germaine leva la tête, reposa lentement son tricot sur la table, et attendit.
– Tu m’as manqué, continua-t-il sur le même ton, gravement manqué… Une fille qui faute, dans la famille, c’est comme un failli…, tout le monde peut nous montrer demain du doigt, nous, des gens sans reproche, qui font honneur à leurs affaires, et ne doivent rien à personne. Hé bien ! au lieu de nous demander pardon, et d’aviser avec nous, comme ça se doit, qu’est-ce que tu fais ? Tu pleures à t’en faire mourir, tu fais des oh ! et des ah ! voilà pour les jérémiades. Mais pour renseigner ton père et ta mère, rien de fait. Silence et discrétion, bernique ! Ça ne durera pas un jour de plus, conclut-il en frappant du poing sur la table, ou tu sauras comment je m’appelle ! Assez pleuré ! Veux-tu parler, oui ou non ?
– Je ne demande pas mieux, répondit la pauvrette, pour gagner du temps.
La minute qu’elle attendait, en la redoutant, était venue, elle n’en doutait pas ; et voilà qu’à l’instant décisif les idées qu’elle avait mûries en silence, depuis une semaine, se présentaient toutes à la fois, dans une confusion terrible.
– J’ai vu ton amant tout à l’heure, poursuivit-il ; de mes yeux vu… Mademoiselle s’offre un marquis ; on rougit de la bière du papa… Pauvre innocente qui se croit déjà dame et châtelaine, avec des comtes et des barons, et un page pour lui porter la queue de sa robe !… Enfin nous avons eu un petit mot ensemble, lui et moi. Voyons si nous sommes d’accord : tu vas me promettre de filer droit, et d’obéir les yeux fermés.
Elle pleurait à petits coups, sans bruit, le regard clair à travers ses larmes. L’humiliation qu’elle avait crainte par avance ne l’effrayait plus. « J’en mourrai de honte, sûr ! » se répétait-elle la veille encore, attendant d’heure en heure un éclat. Et maintenant elle cherchait cette honte, et ne la trouvait plus.
– M’obéiras-tu ? répétait Malorthy. – Que voulez-vous que je fasse ? fit-elle.
Il réfléchit un moment : – M. Gallet sera demain ici.
– Pas demain, interrompit-elle…, le jour du franc marché : samedi. Malorthy la contempla une seconde, bouche bée.
– Je n’y pensais plus, en effet, dit-il. Tu as raison, samedi. Elle avait fait cette remarque d’une voix nette et posée que son père ne connaissait pas. Au coin du feu la vieille mère en reçut le choc, et gémit.
– Samedi… bon ! Je dis samedi, continua le brasseur, qui perdait le fil de discours. Gallet, c’est un garçon qui connaît la vie. Il a des scrupules et du sentiment… Garde tes larmes pour lui, ma fille ! Nous irons le trouver ensemble.
– Oh ! non…, fit-elle. Parce que les dés étaient jetés, en pleine bataille, elle se sentait si libre, si vivante ! Ce non, sur ses lèvres lui parut aussi doux et aussi amer qu’un premier baiser. C’était son premier défi.
– Par exemple ! tonna le bonhomme.
– Voyons, Antoine ! disait maman Malorthy, laisse-lui le temps de respirer ! Que veux-tu qu’elle dise à ton député, cette jeunesse ?
– La vérité, sacrebleu ! s’écria Malorthy. D’abord mon député est médecin, une ! Si l’enfant naît hors mariage, nous aurons un mot de lui pour une maison d’Amiens, deux ! D’ailleurs un médecin, c’est l’instruction, c’est la science…, ce n’est pas un homme. C’est le curé du républicain. Et puis vous me faites rire avec vos secrets ! Crois-tu que le marquis parlera le premier ? La petite n’avait pas l’âge, à l’époque, c’est peut-être un détournement, ça pourrait le mener loin ! On l’y traînera, en cour d’assises, tonnerre ! Ça garde des grands airs, ça vous prend pour un imbécile, ça nie l’évidence, ça ment comme ça respire, un marquis en sabots !… Malheureuse ! cria-t-il en se retournant vers sa fille, il a porté la main sur ton père ! Il n’avait pas prémédité ce dernier mensonge, qui n’était qu’un trait d’éloquence. Le trait, d’ailleurs, manqua son but. Le cœur de la petite révoltée battit plus fort, moins à la pensée de l’outrage fait à son seigneur maître, qu’à l’image entrevue du héros, dans sa magnifique colère… Sa main ! Cette terrible main !… Et d’un regard perfide, elle en cherchait la trace sur le visage paternel.
– Laisse-moi un moment, dit alors la vieille Malorthy, quitte-moi parler !… Elle prit la tête de sa fille entre ses deux mains. – Pauvre sotte, fit-elle, à qui veux-tu avouer la vérité, sinon à ton père et à ta mère ? Quand je me suis doutée de la chose, il était déjà trop tard, mais depuis ! À présent, tu sais ce qu’elles valent, les promesses des hommes ? Tous des menteurs, Germaine ! La demoiselle Malorthy ?… fi donc ! Je ne la connais pas ! Et tu ne serais pas assez fière pour lui faire rentrer son mensonge dans la gorge ? Tu laisseras croire que tu t’es donnée à un gars de rien, à un valet, à un chemineau ? Allons, avoue-le ! Il t’a fait promettre de ne rien dire ?… Il ne t’épousera pas, ma fille ! Veux-tu que je te dise, moi ? Son notaire de Montreuil a déjà l’ordre de vente de la ferme des Charmettes, moulin et tout. Le château y passera comme le reste..."
1927 – L’imposture
"Pernichon, chrétien médiocre, folliculaire ambitieux, s'entretient avec l'abbé Cénabre. Chanoine admiré, celui-ci est un être supérieur sur le plan de
l'intelligence - mais dévoré par l'orgueil et l'hypocrisie, il ne croit plus depuis longtemps. Dans un geste satanique, il appelle en pleine nuit l'humble abbé Chevance, ancien curé, destitué, de
Costerel-sur-Meuse. Il prétend vouloir se confesser, en fait il souhaite se moquer de cet être fragile dont la pureté l'inquiète. À la suite de leur entrevue, il tente de se suicider, mais en
vain: son revolver s'enraye... Ce roman composé de plusieurs fragments indépendants, sans intrigue véritablement construite, met principalement en scène deux personnages résolument opposés,
Cénabre et Chevance, le noir et le blanc, ainsi que Chantal, la pure et mystique jeune fille, qui prendra une grande importance dans le second opus de ce diptyque, "La joie". Il nous propose
aussi une galerie de portraits traités par Bernanos avec une magistrale ironie. Un drame spirituel unique se joue: celui d'un prêtre et peut-être aussi de toute une société qui a perdu ou qui n'a
jamais connu la foi..."
"Mon cher enfant, dit l’abbé Cénabre, de sa belle voix lente et grave, un certain attachement aux biens de ce monde est légitime, et leur défense contre les entreprises d’autrui, dans les limites de la justice, me semble un devoir autant qu’un droit. Néanmoins, il convient d’agir avec prudence, discrétion, discernement… La vie chrétienne dans le siècle est toute proportion, toute mesure : un équilibre… On ne résiste guère à ces violences selon la nature, mais nous pouvons en régler le cours avec beaucoup de patience et d’application… Ne défendons que l’indispensable, sans prévention contre personne. À ce prix notre cœur gardera la paix, ou la retrouvera s’il l’a perdue.
– Je vous remercie, dit alors M. Pernichon, avec l’accent d’une émotion sincère. La lutte pour les idées nous échauffe parfois, je l’avoue. Mais l’exemple de votre vie et de votre pensée est un grand réconfort pour moi. (Il parlait ainsi la bouche encore tirée par une grimace convulsive, qui faisait trembler sa barbe.)
– J’accorde, reprit-il, que le rapport annuel eût pu être confié à un autre que moi. Il y a des confrères plus qualifiés. Par exemple, j’aurais cédé volontiers la place au vénérable doyen de la presse catholique, s’il n’avait décliné dès le premier jour un honneur qui lui revenait de droit… Pouvions-nous réellement supposer que l’effacement volontaire du vieux lutteur aurait cette conséquence d’élever un Larnaudin sur le pavois ?
Son regard exprimait une véritable détresse, l’anxiété d’une douleur physique, comme si le malheureux eût vainement cherché à suer sa haine.
– Je n’ai aucune prévention contre M. Larnaudin, fit de nouveau la belle voix lente et grave. Je l’estimerais plutôt. De ses critiques même injustes, j’ai toujours tiré quelque profit. Hé quoi ! mon ami : les doctrinaires ont cela de bon qu’ils réveillent, par contraste, certaines facultés que l’usage et l’expérience de la vie affaiblissent en nous. Ils nous fournissent de repères utiles. Puis il se mit à rire, d’un rire dur.
– Je vous admire ! s’écria passionnément Pernichon. Vous restez, dans ce vain tumulte, un calme observateur d’autrui – à l’autel et partout ailleurs sacerdotal. Néanmoins le tort fait aux intérêts les plus respectables par les polémiques de M. Larnaudin, son parti pris, son entêtement, votre bienveillance même ne peut l’oublier ! « Donner des gages et encore des gages ! disait hier devant moi votre éminent ami Mgr Cimier, le salut est là ! » Or, nous les avons donnés tous, à un seul près : le désaveu formel, nominal – oui, nominal ! – de quelques exaltés sans mandat, que suivent une poignée de naïfs. Est-ce trop demander ? (La sueur ruisselait enfin sur le front du petit homme qui semblait en éprouver un soulagement infini.)
M. Pernichon rédige la chronique religieuse d’une feuille radicale, subventionnée par un financier conservateur, à des fins socialistes. Ce qu’il a d’âme s’épanouit dans cette triple équivoque, et il en épuise la honte substantielle, avec la patience et l’industrie de l’insecte. Presque inconnue aux bureaux de l’Aurore nouvelle, sa silhouette déjà usée, maléfique, encore déformée par une boiterie, est la plus familière à ce public si particulier d’écrivains sans livres, de journalistes sans journaux, de prélats sans diocèses, qui vit en marge de l’Église, de la Politique, du Monde et de l’Académie, d’ailleurs si pressé de se vendre que l’offre restant trop souvent supérieure à la demande, l’âpre commerce est sans cesse menacé d’un avilissement des prix. Telle crise, une fois dénouée, quand on l’a vue se multiplier jusqu’au pullulement, la denrée périssable, désormais sans valeur, achève de pourrir dans les antichambres.
Ancien élève du petit séminaire de Notre-Dame-desChamps, jouant jusqu’au dernier jour la comédie à demi consciente d’une vocation sacerdotale, sitôt le cap franchi d’un baccalauréat hasardeux, on perdit sa trace un long temps, jusqu’à ce moment décisif où il obtint de signer chaque semaine, dans un Bulletin paroissial, des nouvelles édifiantes, puis des « Lettres de Rome » rédigées chez un petit traiteur de la rue Jacob. Quel autre que lui eût semblablement tiré parti de ce rôle obscur ? Mais il sait épargner sou par sou sa future renommée, pareil à ses ancêtres auvergnats qui, l’été, graissant de leur sueur une terre ingrate, viennent l’hiver vendre à Paris les châtaignes dont les cochons se rebutent, amassent lentement leur trésor pour finir inassouvis, seulement déliés par la mort de leur rêve absurde, et hâtivement décrassés, pour la première fois par l’ensevelisseuse, avant la visite du médecin de l’état civil. Ces lettres de Rome ne sont d’ailleurs point sans mérite. Elles en valent d’autres, moins connues, mais rédigées dans le même esprit par des vaniteux déçus pour y décharger, à petits coups, leurs âcretés. Le tour peut en varier sans doute, avec chaque auteur, non pas le sens profond et secret, la rancune vivace, la claire cupidité du pire, et, sous couleur de paix civique, une rage d’infirme contre tout ce qui dans l’Église garde le sens de l’honneur.
Ayant considéré un moment, avec respect, le visage du maître, souriant de ses mille rides précoces :
– Je renonce, dit Pernichon, à vous faire ressentir de l’indignation contre qui que ce soit… Le nonce, cependant, exprimait hier…
– Ne parlons pas du nonce, voulez-vous ? pria l’abbé Cénabre. Le zèle de Sa Sainteté à ne pas déplaire finira par paraître injurieux à nos ministres républicains… La démocratie aime le faste : on lui envoie de petits prélats intrigants, d’une bassesse à écœurer. Tenez ! celui-ci, je vous jure, n’entend pas le grec !… Chez M. le sénateur Hubert…
Il passa ses mains sur ses joues, rêva une seconde, et dit tranquillement :
– À quoi bon ? Vous ne l’entendez pas non plus..."
1931 - La Grande Peur des Bien-Pensants
"..la société qui se crée peu à peu sous nos yeux réalisera aussi parfaitement que possible, avec une sorte de rigueur mathématique, l'idéal d'une société sans Dieu. Seulement, nous n'y vivrons pas. L'air va manquer à nos poumons. L'air manque. Le Monde qui nous observe avec une méfiance grandissante s'étonne de lire dans nos yeux la même angoisse obscure. Déjà quelques-uns d'entre nous ont cessé de sourire, mesurent l'obstacle du regard... On ne nous aura pas... On ne nous aura pas vivants !" - C'est par son pamphlet, "La Grande Peur des Bien-Pensants", qui prend pour prétexte la biographie de l'auteur de "La France juive", Edouard Drumont, que Bernanos s'imposa au public : trente ans d'histoire de France, de 1870 à 1900, une histoire quelque peu remodelée, forment la trame du pamphlet. Drumont y est un géant mythique aux prises avec les "bien-pensants" de l'époque, conservateurs timorés et prêtres ralliés, libéraux chrétiens et dignitaires de l'Eglise, tous agissent par lâcheté et calculs politiques dans le grand combat qui opposa la république anticléricale de Ferry à Combes à l'Eglise. "...la Révolution, au cours du XIXe siècle, a été l'œuvre commune de l'esprit de révolte et de celui d'aveugle acceptation, du conservateur et de l'anarchiste unis dans une sorte de symbiose. On met entre les mains du crétin bien-pensant une petite baguette, et il écarte aussitôt les gens du trottoir pour leur éviter de recevoir les briques sur la tête, mais il ne lui viendrait jamais à l'esprit que la maison qu'on est en train de démolir est justement la sienne..."
Le Bernanos qui écrit ici est encore celui qui brûle de renverser la République et de restaurer la monarchie et la chrétienté, mais le Bernanos de sa jeunesse qui témoigne sans illusion. Et certains passages sont d'une crudité peu commune : "En réalité la société actuelle, société de transition, de compromis, dite moderne, n'a aucun plan, ne se propose aucun but déterminé, sinon celui de durer le plus longtemps possible grâce à la méthode qui l'a servie jusqu'ici, celle d'un dégoûtant empirisme. Après un siècle et demi elle souffre encore, elle souffrira toujours de sa tare originelle et d'avoir été premièrement conçue par des femmes quadragénaires et par des cuistres, entre deux culbutes amoureuses. Philosophes à perruques et à jarretières, bourgeoises opulentes, marquises volcaniques, fortes et poilues comme des hommes, capables de croquer chaque jour un barbacolc au dessert, toute cette canaille dorée de mil sept cent quarante, pourrie jusqu'à l'os du croupion, mangée vive par les chancres et les gommes, et qui laisse dans l'histoire une odeur de culottes suspectes et de seins gras, n'avait sérieusement servi, sous des noms divers, que la libération de la braguette. La société née de leurs chaleurs n'est pas encore complètement guérie de cette illusion....."
Au fond, il n'est que peu question de Drumont comme chef de bandes antisémites que du personnage humilié, vaincu, qui a tenté de réveiller les énergies de la race et de la foi militante des catholiques. "« Drumont, écrivait Léon Daudet le 6 février 1917, observateur visionnaire et doué d'une prescience unique, nous a appris à lire notre temps. » Le vieux maître peut rendre demain le même service à nos fils. Apprendre à lire. Dieu l'a visiblement fait pour ça. Il y a chez lui, comme chez Péguy, du magister de village, avec ce besoin de tout expliquer, ligne à ligne, de poser son gros doigt sur le texte obscur, en levant les yeux par-dessus les lunettes. Sa plus grande crainte est d'aller trop vite, de laisser en arrière le paresseux ou l'imbécile. Pour lui, il a commencé par le commencement, bravement, humblement, ainsi qu'un sage ouvrier prend ses mesures. C'est en vain qu'un Maurras lui reproche de ne pas conclure. Il voit et fait voir, rien de plus..."
En vain. Le temps est bien à l'agonie de la chrétienté, une agonie dont la responsabilité est bien à rechercher auprès de cette "peur des bien-pensants" prêts à toutes les compromissions pour maintenir leurs privilèges.
1935 - Un Crime
Bernanos avait commencé "Un crime" avec l'intention d'en faire un véritable roman policier, et d'atteindre le public habituel du genre. Et tout débute, en effet, comme un roman policier. Mais, par la suite, Bernanos fut rattrapé par son génie : les dialogues entre le juge et le prêtre se réfèrent aux thèmes spirituels fondamentaux de l'œuvre; par ailleurs, l'art du romancier demeure trop allusif, l'éclairage trop indirect pour correspondre au genre prévu. Réserve faite sur une certaine invraisemblance et les complications de l'intrigue, on y ressent toute la puissance de l'écriture romanesque de Bernanos ....
"Qui va là? C'est toi, Phémie?
Mais il était peu probable que la sonneuse vînt si tard au presbytère. Sous la fenêtre, le regard anxieux de la vieille bonne ne pouvait guère voir plus loin que le premier tournant de l'allée; le petit jardin se perdait au-delà, dans les ténèbres.
- C'est vous, Phémie! reprit-elle sans conviction, d'une voix maintenant tout à fait tremblante.
Elle n'osait plus fermer la fenêtre, et pourtant le sourd roulement du vent au fond de la vallée, grandissant de minute en minute comme chaque soir, ne s'apaiserait qu'avec les premiers brouillards de l'aube. Mais elle redoutait plus que la nuit l'odeur fade de cette maison solitaire pleine des souvenirs d'un mort.
Un long moment, ses deux mains restèrent crispées sur le montant de la fenêtre; elle dut faire effort pour les desserrer. Comme ses doigts s'attardaient encore sur l'espagnolette, elle poussa un cri de terreur.
- Dieu! que vous m'avez fait crainte. Par où que vous êtes montée, sans plus de bruit qu'une belette, mam'selle Phémie?
La fille répondit en riant :
- Ben, par le lavoir, donc. Drôle de gardienne que vous faites, sans reproche, mademoiselle Céleste! On entre ici comme dans le ,moulin du père Anselme, parole d'honneur.
Sans attendre la réponse, elle prit une tasse sur l’étagère et se mit tranquillement en demeure de la remplir de genièvre.
– Vous allez tout de même pas me boire ma goutte ?
– On voit bien que vous restez là au chaud, mademoiselle Céleste. Le vent vient de tourner du côté des Trois-Évêques. Il m’a autant dire cinglé les os. Y a pas de fichu qui tienne là-contre !
Elle s’essuya les lèvres à son tablier, cracha poliment dans les cendres, et reprit d’un ton où la vieille femme méfiante crut sentir un léger malaise, dont elle ne s’expliqua pas d’abord la cause :
– Vaudrait mieux vous coucher, mademoiselle Céleste, votre curé est depuis longtemps sous ses draps, vous pouvez me croire. Pensez ! La moto du messager vient d’arriver chez Merle.
Paraît que la brume descendait derrière lui presque aussi vite… Il ne passera plus une voiture d’ici demain par les cols.
– Savoir, ma petite. Un jeune curé, sa première paroisse, voyez-vous, y a pas plus simple, plus naïf. Avec ça, ces gens de Grenoble, ils ne connaissent rien à nos montagnes. Écoutez…
Le ciel venait de vibrer d’un seul coup, presque sans bruit, du moins perceptible à l’oreille, et pourtant la terre parut en frémir jusque dans ses profondeurs, comme du battant d’une énorme cloche de bronze.
– Le vent vient de tourner encore un peu plus au nord, ma fine. Le voilà qui passe entre les Aiguilles Noires. Nous aurons du froid...."
Par une nuit lugubre, dans un presbytère de campagne, la vieille bonne, Céleste, et la sonneuse attendent le nouveau prêtre qui vient d'être nommé curé de Mégère. Avec un retard inexplicable, le voici enfin : il est jeune, frêle, presque féminin, et il a tôt fait de conquérir par sa grâce et sa courtoisie le cœur de Céleste. A peine endormie, celle-ci est réveillée par le prêtre, qui prétend avoir entendu des coups de feu et des appels au secours. L'alarme est donnée. On trouve en effet un cadavre dans le parc d'un château où habite une vieille dame que l`on sait riche et qui vit seule avec sa domestique, Louise. Et, dans le château, c'est la vieille dame elle-même que l'on trouve assassinée. L'enquête commence. Il semble impossible que, depuis son presbytère, le prêtre ait entendu les coups de feu et les cris ; d'autre part, les circonstances de son arrivée, et son retard même, demeurent obscurs. Mais le prêtre subjugue le juge d'instruction Frescheville, et obtient de lui l'autorisation de quitter Mégère, sous prétexte de poursuivre une enquête personnelle orientée par certains indices qu'il aurait obtenus de Mme Louise....
".. Au bruit de la porte, le curé de Mégère ne leva pas la tête. Ses yeux clos, ses joues creuses, le pincement bizarre de ses lèvres lui faisaient un masque si tragique que le juge délibéra un moment de quitter la salle sur la pointe des pieds comme il y était entré, car il le croyait endormi. Au premier pas en arrière, et à sa grande surprise, la main du prêtre sortit de l'ample pèlerine où elle était blottie et lui fit un signe presque amical. Alors le juge crut s'apercevoir, au mouvement des lèvres, qu'il priait.
- Je m'excuse... commença-t-il.
Mais le curé de Mégère ne l'écoutait pas. Il fixait maintenant la flamme dansante du foyer avec un regard douloureux, comme s'il pesait d'avance ses paroles et qu'il les jugeât décisives, irréparables.
- Je suis content que vous soyez venu, fit-il enfin d'une voix sombre. J'avoue que je n'en puis plus.
De ses yeux, il montra la porte au petit clergeon qui s'éloigna.
- Monsieur, reprit-il après un long silence, croyez-vous en Dieu?
- Certes! s'écria le petit juge. Les hommes me dégoûtent trop. Le monde a besoin d'un alibi.
- Ne plaisantez pas, dit le prêtre avec lassitude. Il m'en coûterait trop d'aborder avec vous certaine question si... Mais votre réponse, bien que peu convenable, me suffit. je vous sais sincère.
ll ramena frileusement les pans de son manteau sur ses genoux.
- Monsieur, vous avez devant vous un homme malheureux. Je suis dépositaire d'un secret. Une part de ce secret m'appartient - j'entends par là que je puis en disposer dans l'intérêt de la justice et surtout dans celui d'une pauvre âme tourmentée. L'autre part, j'en devrai compte à Dieu, du premier au dernier mot.
- Vous êtes absolument libre de...
- Non, je ne suis pas libre, interrompit sèchement le curé de Mégère. Si je l'étais, je ne vous aurais certes pas reçu.
-- Rien ne presse, monsieur l'abbé. L'enquête suit son cours. Il est facile d'attendre que votre santé...
- Ma santé, fit le prêtre amèrement. Ma santé n'importe pas du tout. Ou du moins il sera temps d'y songer plus tard. Ma santé!
Ses yeux parurent reculer dans leurs orbites, et tout son visage prit une expression d'ironie insupportable qui frappa le petit juge.
- Hé, hé, bégaya-t-il, sans réussir à éviter le regard qui cherchait tout à coup le sien avec la malice et l'obstination de quelque insecte malfaisant, la santé... heu... heu...
- C'est un mot qui m'écoeure, poursuivit le prêtre sur le même ton. Cela remplit la bouche comme tous les mots que les hommes ont inventés pour essayer de se donner entre eux l'illusion de la sécurité. La sécurité! Leur sécurité! Disons simplement la sécurité de leurs ventres.
- Vous êtes dur, dit le petit juge stupéfait de ce brusque changement, et il semblait suivre avec beaucoup d'attention, du bout de sa bottine, les dessins du tapis, effacés par l'usure.
- ll n'y a pas de sécurité, reprit le curé de Mégère avec une exaltation croissante: et en s'efforçant d'ailleurs de ne pas hausser la voix qui prenait dans les notes hautes une sonorité désagréable.
- Pour les hommes supérieurs, soit, objecta le juge poliment. Les hommes ordinaires...
- Il n'y a pas d'hommes ordinaires. Car ceux qu'on appelle ainsi...
Son regard s'était emparé de celui de son interlocuteur et ne le lâchait plus.
- Oui, monsieur, ils n'ont dans la bouche que les mots de raison, de bon sens, ils ressemblent à ces navigateurs égarés qui désignent du doigt sur la carte une route imaginaire qu'ils ont depuis longtemps quittée à leur insu. Pauvres gens! Leur vie ne reste pas plus longtemps dans le normal que le balancier en mouvement au point mort. Raisonnables ou non, ils finissent toujours par tomber en pleine extravagance, bien que par des voies très différentes. Les uns par timidité, d'autres par imprudence et hardiesse, car leurs folies sont aussi diverses que leurs visages, il n'y a pas deux folies pareilles dans le monde. Il arrive parfois...
Les mots se pressaient si vite dans sa gorge qu'il ne réussissait plus à en articuler chaque syllabe, et pourtant sa voix restait basse et presque douce. Ce contraste avait quelque chose de sinistre.
- ll arrive parfois... oui, on est parfois tout prêt... enfin, qui de nous n'a été tenté d'en finir d'un seul coup avec cette sécurité imbécile? On voudrait leur ouvrir les yeux, coûte que coûte. Les mensonges les plus grossiers...
Les yeux du petit homme s'étaient fermés peu à peu. La tête inclinée sur l'épaule, il semblait dormir, et son visage était si immobile que l'imperceptible frémissement d'un muscle, à la racine du nez, y apparaissait ainsi qu'un signe extraordinaire. Le prêtre se tut.
- Je vous demande pardon, fit le juge, comme s'il sortait d'un songe, je vous suivais très attentivement. J'ai bien souvent pensé moi-même ...
Il n'acheva pas. Son regard gris entre ses cils mi-clos, frappés de biais par la lumière, fit rapidement le tour de la pièce, se fixa un instant sur la porte.
- Vous désirez me parler de Mme Louise, dit-il enfin. C'est une bien singulière personne, un type assez balzacien..
- Vous êtes un homme fin, soupira le curé de Mégère, - lui aussi semblait sortir d'un rêve, - fin et subtil. C'est pourquoi je ne ruserai pas avec vous. Je vous demanderai seulement de m'éviter ultérieurement tout contact, du moins direct, avec la police et les enquêteurs. ,
- Mon devoir..., commença le juge.
- Si, monsieur, vous me l'épargnerez. Qui sait si les renseignements dont je dispose - dont je disposerai bientôt peut-être - ne vous permettront pas de clore une instruction qui semble
vous promettre - de votre propre aveu - plus d'un mécompte...
- Plus de mécomptes que de plaisir, soit!... Je vous entends... Nous parlons d'ailleurs en amis ...
- Voyez-vous, monsieur le juge, reprit le prêtre avec une vivacité soudaine, en poursuivant en moi quelque secret, vous courez après une ombre. Le peu que je sais suffit : le problème posé à ma conscience sacerdotale n'est douloureux que pour moi. Que me veut-on? Oui, que veut-on que je sache d'un crime commis dans un pays inconnu de moi, sur une malheureuse personne dont, il y a deux semaines, j'ignorais jusqu'à l'existence? La victime est morte. Un autre juge que vous a reçu l'aveu du criminel et, je l'espère, son repentir. Le mal commis est donc irréparable, et la société ne saurait même plus s'en venger sur son auteur. Alors? J'aurais cru que la justice classait rapidement ces sortes d'affaires.
- Je voudrais que le problème fût aussi simple...
- Evidemment, il ne l'est plus, si l'on sort du domaine des faits pour entrer dans celui des mobiles que nous appelons, nous, les intentions. Et ce domaine est pratiquement illimité.
- Justement. Voyez-vous, reprit le magistrat, nous savons réellement très peu de chose sur les différentes personnes mêlées à ce drame, en apparence banal. On ignore trop, dans le public, quelles difficultés nous rencontrons, dès qu'il s'agit de rassembler sur tel ou tel les renseignements nécessaires pour dégager l'individu réel, concret, de cette apparence sociale qui peut varier si curieusement aux diverses époques de la vie. On enseigne que le corps humain se renouvelle tout entier, jusqu’à la dernière cellule, en une dizaine d’années. Il ne faut pas un délai plus long pour changer socialement de peau. Ainsi le monde est plein de vieux hommes ou de vieilles femmes dont le passé ne se remonte pas. Les registres d’état civil ou les études notariales fournissent bien quelques points de repère, mais que valent-ils pour permettre d’apprécier certaines existences trop longues, et dont tous les témoins sont morts ?… Hé bien, il y a dans cette affaire pas mal de gens peu… peu déchiffrables. La victime d’abord. Cette dame de Mégère, ici, n’est-ce pas, elle faisait déjà comme partie du paysage. On ne la voyait même pas vieillir ; les très vieilles gens ne vieillissent plus. Il faut un peu de réflexion pour l’imaginer ailleurs… au Caire, par exemple, où elle habitait encore il y a douze ans… Un peu plus tôt, je dois dire, on l’aurait trouvée à Auteuil, dans une pension de famille très chic… Un peu plus tôt encore, à Vence.
Et savez-vous en quel endroit de la terre elle a dû apprendre la première nouvelle de la déclaration de guerre de 1914 ? À Ceylan, cher ami. Des palaces, oui ! Des pensions de famille tant qu’on voudra, mais de famille point… L’héritière est une arrière-petite-nièce du mari.
– Quelle héritière ? demanda le curé d’une voix où se trahissait un peu d’impatience, dissimulée par politesse.
– L’héritière est une demoiselle de Châteauroux – rien d’intéressant de ce côté-là, – une brave fille dévote, qui vit en recluse, une personne inoffensive.
– Les vieilles filles dévotes sont rarement inoffensives, dit le curé de Mégère d’un air las ..."
C'est alors que juge comprend vite que le prêtre ne reviendra pas. Parmi les papiers sans intérêt qu`il a laissés dans son presbytère d'une nuit se trouve une photographie qui intrigue le juge : celle d`une jeune fille. Quelques jours plus tard, il croit reconnaître cette jeune fille dans la personne d'Evangéline Souricet, petite nièce de la victime, qui vient de Châteauroux recueillir l'héritage. Tout cela plonge le juge dans la fièvre et le délire.
La troisième partie jette sur ce mystère les lueurs indispensables. On retrouve le prêtre dans un hôtel du Pays basque, accompagné du petit clergeon de Mégère qui est venu le rejoindre. Averti de l'arrivée dans la région du juge Frescheville, il prend la fuite après avoir congédié le clergeon et lui avoir avoué qu'il n'est pas le curé de Mégère.
Dans le dernier chapitre, nous voyons une femme écrivant une lettre dans un buffet de gare. C'est le faux curé de Mégère sous sa véritable identité, et la lettre est un long adieu adressé à Evangeline Souricet. On comprend alors quel lien unissait les deux femmes, et on devine que le faux prêtre a commis le crime pour qu'Evangéline recueille l'héritage; car, averti par Mme Louise (qui était en réalité sa propre mère), il savait que la vieille dame songeait à déshériter sa petite-nièce. Le livre finit sur un double suicide : celui de la meurtrière et celui du petit clergeon...
1936 – Journal d’un curé de campagne
Le roman, sans doute le plus populaire de Bernanos, possède une trame fort simple : "Bernanos décrit l’existence discrète d’un jeune prêtre catholique dans la
petite paroisse flamande Ambricourt dans le nord de la France. Il est marqué par un cancer de l’estomac et son désespoir devant le manque de foi dans la population du village. Dans la première
partie le jeune prêtre décrit son arrivée dans sa paroisse du nord de la France et ses premières expériences avec la population pauvre. Dans la deuxième partie, il s’agit de la vie quotidienne
dans la paroisse. Le curé décrit ses rencontres avec différentes personnes et les résultats de son travail. Il échoue à remplir son devoir, et c'est seulement pendant une crise dans le château du
village qu'il réussit à convaincre la comtesse, châtelaine d'Ambricourt, de l’existence de Dieu. Elle se trouve dans une situation fatale et elle meurt un jour plus tard. La dernière partie
traite du séjour et de la mort du curé à Lille après un examen médical." Le moment le plus connu de ce "Journal" est celui qui voit le prêtre parvenir à ouvrir les consciences : celle de la fille
de la comtesse qui avoue la haine qu'elle porte à sa mère et le dégoût que lui inspirent les aventures de son père, l'orgueil de la comtesse qui se sait bafouée et refoule le souvenir d'un enfant
mort qui fut son seul amour. "Nos fautes cachées empoisonnent l'air que d'autres respirent, et tel crime, dont un misérable portait le germe à son insu, n'aurait jamais mûri son fruit, sans ce
principe de corruption..."
"Ma paroisse est une paroisse comme les autres. Toutes les paroisses se ressemblent. Les paroisses d’aujourd’hui, naturellement. Je le disais hier à M.
le curé de Norenfontes : le bien et le mal doivent s’y faire équilibre, seulement le centre de gravité est placé bas, très bas. Ou, si vous aimez mieux, l’un et
l’autre s’y superposent sans se mêler, comme deux liquides de densité différente. M. le curé m’a ri au nez. C’est un bon
prêtre, très bienveillant, très paternel et qui passe même à l’archevêché pour un esprit fort, un peu dangereux. Ses boutades font la joie des presbytères, et il les appuie d’un regard qu’il
voudrait vif et que je trouve au fond si usé, si las, qu’il me donne envie de pleurer. Ma paroisse est dévorée par l’ennui, voilà le mot. Comme tant d’autres paroisses ! L’ennui les dévore sous
nos yeux et nous n’y pouvons rien. Quelque jour peut-être la contagion nous gagnera, nous découvrirons en nous ce cancer. On peut vivre très longtemps avec ça.
L’idée m’est venue hier sur la route. Il tombait une de ces pluies fines qu’on avale à pleins poumons, qui vous descendent jusqu’au ventre. De la côte
de Saint-Vaast, le village m’est apparu brusquement, si tassé, si misérable sous le ciel hideux de novembre. L’eau fumait sur lui de toutes parts, et il avait l’air de s’être couché là, dans
l’herbe ruisselante, comme une pauvre bête épuisée. Que c’est petit, un village ! Et ce village était ma paroisse. C’était ma
paroisse, mais je ne pouvais rien pour elle, je la regardais tristement s’enfoncer dans la nuit, disparaître…
Quelques moments encore, et je ne la verrais plus. Jamais je n’avais senti si cruellement sa solitude et la mienne. Je pensais à ces bestiaux que
j’entendais tousser dans le brouillard et que le petit vacher, revenant de l’école, son cartable sous le bras, mènerait tout à l’heure à travers les pâtures trempées, vers l’étable chaude,
odorante… Et lui, le village, il semblait attendre aussi – sans grand espoir – après tant d’autres nuits passées dans la boue, un maître à suivre vers quelque improbable, quelque inimaginable
asile.
Oh ! je sais bien que ce sont des idées folles, que je ne puis même pas prendre tout à fait au sérieux, des rêves… Les villages ne se lèvent pas à la
voix d’un petit écolier, comme les bêtes. N’importe ! Hier soir, je crois qu’un saint l’eût appelé. Je me disais donc que le monde est dévoré par l’ennui. Naturellement, il faut un peu réfléchir
pour se rendre compte, ça ne se saisit pas tout de suite. C’est une espèce de poussière. Vous allez et venez sans la voir, vous la respirez, vous la mangez, vous la buvez, et elle est si fine, si
ténue qu’elle ne craque même pas sous la dent. Mais que vous vous arrêtiez une seconde, la voilà qui recouvre votre visage, vos mains. Vous devez vous agiter sans cesse pour secouer cette pluie
de cendres. Alors, le monde s’agite beaucoup.
On dira peut-être que le monde est depuis longtemps familiarisé avec l’ennui, que l’ennui est la véritable condition de l’homme. Possible que la semence
en fût répandue partout et qu’elle germât çà et là, sur un terrain favorable. Mais je me demande si les hommes ont jamais connu cette contagion de l’ennui, cette lèpre ? Un désespoir avorté, une
forme turpide du désespoir, qui est sans doute comme la fermentation d’un christianisme décomposé.
Évidemment, ce sont là des pensées que je garde pour moi. Je n’en ai pas honte pourtant. Je crois même que je me ferais très bien comprendre, trop bien
peut-être pour mon repos – je veux dire le repos de ma conscience. L’optimisme des supérieurs est bien mort. Ceux qui le professent encore l’enseignent par habitude, sans y croire. À la moindre
objection, ils vous prodiguent des sourires entendus, demandent grâce. Les vieux prêtres ne s’y trompent pas. En dépit des apparences et si l’on reste fidèle à un certain vocabulaire, d’ailleurs
immuable, les thèmes de l’éloquence officielle ne sont pas les mêmes, nos aînés ne les reconnaissent plus. Jadis, par exemple,
une tradition séculaire voulait qu’un discours épiscopal ne s’achevât jamais sans une prudente allusion – convaincue, certes, mais prudente – à la persécution prochaine et au sang des martyrs.
Ces prédictions se font beaucoup plus rares aujourd’hui. Probablement parce que la réalisation en paraît moins incertaine.
Hélas ! il y a un mot qui commence à courir les presbytères, un de ces affreux mots dits « de poilu » qui, je ne sais comment ni pourquoi, ont paru
drôles à nos aînés, mais que les garçons de mon âge trouvent si laids, si tristes. (C’est d’ailleurs étonnant ce que l’argot des tranchées a pu réussir à exprimer d’idées sordides en images
lugubres, mais est-ce vraiment l’argot des tranchées ?…) On répète donc volontiers qu’il ne « faut pas chercher à comprendre
». Mon Dieu ! mais nous sommes cependant là pour ça ! J’entends bien qu’il y a les supérieurs. Seulement, les supérieurs, qui les informe ? Nous. Alors quand on nous vante l’obéissance et la
simplicité des moines, j’ai beau faire, l’argument ne me touche pas beaucoup…
Nous sommes tous capables d’éplucher des pommes de terre ou de soigner les porcs pourvu qu’un maître des novices nous en donne l’ordre. Mais une
paroisse, ça n’est pas si facile à régaler d’actes de vertu qu’une simple communauté ! D’autant qu’ils les ignoreront toujours et que d’ailleurs ils n’y comprendraient
rien...."
La Joie? "L'Église dispose de la joie, de toute la part de joie réservée à ce triste monde.."
"Il m'a poussé hors de la pièce par les épaules, et la tape amicale d'une de ses larges mains a failli me faire tomber sur les genoux. Puis nous avons bu ensemble un verre de genièvre.
Et tout à coup il m'a regardé droit dans les yeux, d'un air d'assurance et de commandement. C'était comme un autre homme, un homme qui ne rend de compte à personne, un seigneur.
"Les moines sont les moines, a-t-il dit, je ne suis pas un moine. Je ne suis pas un supérieur de moines. J'ai un troupeau, un vrai troupeau, je ne peux pas danser devant l'arche avec mon troupeau -du simple bétail- à quoi je ressemblerais, veux-tu me dire ? Du bétail, ni trop bon ni trop mauvais, des bœufs, des ânes, des animaux de trait et de labour. Et j'ai des boucs aussi. Qu'est-ce que je vais faire de mes boucs ? Pas moyen de les tuer ni de les vendre. Un abbé mitré n'a qu'à passer la consigne au Frère portier. En cas d'erreur, il se débarrasse des boucs en un tour de main. Moi, je ne peux pas, nous devons nous arranger de tout, même des boucs. Boucs ou brebis, le maître veut que nous lui rendions chaque bête en bon état. Ne va pas te mettre dans la tête d'empêcher un bouc de sentir le bouc, tu perdrais ton temps, tu risquerais de tomber dans le désespoir. Les vieux confrères me prennent pour un optimiste, un Roger Bontemps, les jeunes de ton espèce pour un croquemitaine, ils me trouvent trop dur avec les gens, trop militaire, trop coriace. Les uns et les autres m'en veulent de ne pas avoir mon petit plan de réformes comme tout le monde ou de le laisser au fond de ma poche. Tradition! grognent les vieux. Évolution! chantent les jeunes. Moi je crois que l'homme est l'homme, qu'il ne vaut guère mieux qu'au temps des païens. La question n'est d'ailleurs pas de savoir ce qu'iI vaut, mais qui le commande. Ah! si on avait laissé faire les hommes d'Église! Remarque que je ne coupe pas dans le moyen âge des confiseurs : les gens du treizième siècle ne passaient pas pour des petits saints et si les moines étaient moins bêtes, ils buvaient plus qu'aujourd'hui, on ne peut pas dire le contraire. Mais nous étions en train de fonder un empire, mon garçon, un empire auprès duquel celui des Césars n'eût été que de la crotte - une paix, une Paix romaine, la vraie. Un peuple chrétien, voilà ce que nous aurions fait tous ensemble.
Un peuple de chrétiens n'est pas un peuple de saintes nitouches. L'Église a les nerfs solides, le péché ne lui fait pas peur, au contraire. Elle le regarde en face, tranquillement, et même, à l'exemple de Notre-Seigneur, elle le prend à son compte, elle l'assume. Quand un bon ouvrier travaille convenablement les six jours de la semaine, on peut bien lui passer une ribote, le samedi soir. Tiens, je vais te définir un peuple chrétien par son contraire. Le contraire d'un peuple chrétien, c'est un peuple triste, un peuple de vieux. Tu me diras que la définition n'est pas trop théologique. D'accord. Mais elle a de quoi faire réfléchir les messieurs qui bâillent à la messe du dimanche. Bien sûr qu'ils bâillent! Tu ne voudrais pas qu'en une malheureuse demi-heure par semaine, l'Église puisse leur apprendre la joie! Et même s'ils savaient par cœur le catéchisme du Concile de Trente, ils n'en seraient pas probablement plus gais.
« D'où vient que le temps de notre petite enfance nous apparaît si doux, si rayonnant? Un gosse a des peines comme tout le monde, et il est, en somme, si désarmé contre la douleur, la maladie! L'enfance et l'extrême vieillesse devraient être les deux grandes épreuves de I'homme. Mais c'est du sentiment de sa propre impuissance que l'enfant tire humblement le principe même de sa joie. ll s'en rapporte à sa mère, comprends-tu ? Présent, passé, avenir, toute sa vie, la vie entière tient dans un regard, et ce regard est un sourire. Hé bien, mon garçon, si l'on nous avait laissé faire, nous autres, l'Église eût donné aux hommes cette espèce de sécurité souveraine. Retiens que chacun n'en aurait pas moins eu sa part
d'embêtements. La faim, la soif, la pauvreté, la jalousie, nous ne serons jamais assez forts pour mettre le diable dans notre poche, tu penses! Mais l'homme se serait su le fils de Dieu,
voilà le miracle l ll aurait vécu, il serait mort avec cette idée, dans la caboche - et non pas une idée apprise seulement dans les livres -, non. Parce qu'elle eût inspiré, grâce à nous, les
mœurs, les coutumes, les distractions, les plaisirs et jusqu'aux plus humbles nécessités. Ça n'aurait pas empêché l'ouvrier de gratter la terre, le savant de piocher sa table de logarithmes ou même I 'ingénieur de construire ses joujoux pour grandes personnes. Seulement nous aurions aboli, nous aurions arraché du cœur d'Adam le sentiment de sa solitude. Avec leur ribambelle de dieux, les païens n'étaient pas si bêtes : ils avaient tout de même réussi à donner au pauvre monde I'illusion d'une grossière entente avec l'invisible. Mais le truc maintenant ne vaudrait plus un clou.
Hors l'Église, un peuple sera toujours un peuple de bâtards, un peuple d'enfants trouvés. Évidemment, il leur reste encore l'espoir de se faire reconnaître par Satan. Bernique! Ils peuvent l'attendre longtemps, leur petit Noël noir! Ils peuvent les mettre dans la cheminée, leurs souliers ! Voilà déjà que le diable se lasse d'y déposer des tas de mécaniques aussi vite démodées qu'inventées, il n'y met plus maintenant qu'un minuscule paquet de cocaïne, d'héroïne, de morphine, une saleté de poudre quelconque qui ne lui coûte pas cher. Pauvres types! Ils auront usé jusqu'au péché. Ne s'amuse pas qui veut. La moindre poupée de quatre sous fait les délices d'un gosse toute une saison, tandis qu'un vieux bonhomme bâillera devant un jouet de cinq cents francs. Pourquoi ? Parce qu'il a perdu l'esprit d'enfance.
Hé bien, l'Église a été chargée par le bon Dieu de maintenir dans le monde cet esprit d'enfance, cette ingénuité, cette fraîcheur. Le paganisme n'était pas l'ennemi de la nature, mais le christianisme seul l'agrandit, l'exalte, la met à la mesure de l'homme, du rêve de l'homme. Je voudrais tenir un de ces savantasses qui me traitent d'obscurantiste, je lui dirais : "Ce n'est pas ma faute si je porte un costume de croque-mort. Après tout, le Pape s'habille bien en blanc, et les cardinaux en rouge. J'aurais le droit de me promener vêtu comme la Reine de Saba, parce que j'apporte la joie. Je vous la donnerais pour rien si vous me la demandiez. L'Église dispose de la joie, de toute la part de joie réservée à ce triste monde. Ce que vous avez fait contre elle, vous l'avez fait contre la joie. Est-ce que je vous empêche, moi, de calculer la précession des équinoxes ou de désintégrer les atomes ? Mais que vous servirait de fabriquer la vie même, si vous avez perdu le sens de la vie ? Vous n'auriez plus qu'à vous faire sauter la cervelle devant vos cornues. Fabriquez de la vie tant que vous voudrez ! L'image que vous donnez de la mort empoisonne peu à peu la pensée des misérables, elle assombrit, elle décolore lentement leurs dernières joies. Ça ira encore tant que votre industrie et vos capitaux vous permettront de faire du monde une foire, avec des mécaniques qui tournent à des vitesses vertigineuses, dans le fracas des cuivres et l'explosion des feux d'artifice. Mais, attendez, attendez le premier quart d'heure de silence. Alors, ils l'entendront la parole - non pas celle qu'ils ont refusée, qui disait tranquillement : Je suis la Voie, la Vérité, la Vie - mais celle qui monte de l'abîme : Je suis la porte à jamais close, la route sans issue, le mensonge et la perdition."
Il a prononcé ces derniers mots d'une voix si sombre que j'ai dû pâlir - ou plutôt jaunir, ce qui est, hélas! ma façon de pâlir depuis des mois - car il m'a versé un second verre de genièvre et nous avons parlé d'autre chose. Sa gaieté ne m'a pas paru fausse ni même affectée, car je crois qu'elle est sa nature même : son âme est gaie. Mais son regard n'a pas réussi tout de suite à se mettre d'accord avec elle.
Au moment du départ, comme je m'inclinais, il m'a fait du pouce une petite croix sur le front et a lissé un billet de cent francs dans ma poche : "Je parie que tu es sans le sou, les premiers temps sont durs, tu me les rendras quand tu pourras. Fiche le camp, et ne dis jamais rien de nous deux aux imbéciles." (Journal d'un curé de campagne)
L'incompréhension des hommes tient à leur refus de vivre autrement qu'à la surface d'eux-mêmes :
« J’ai beaucoup réfléchi depuis quelques jours au péché. A force de le définir un manquement à la loi divine, il me semble qu’on risque d’en donner une idée trop sommaire. Les gens disent là-dessus tant de bêtises! Et, comme toujours, ils ne prennent jamais la peine de réfléchir. Voilà des siècles et des siècles que les médecins discutent entre eux de la maladie. S’ils s’étaient contentés de définir un manquement aux règles de la bonne santé, ils seraient d’accord depuis longtemps. Mais ils l’étudient sur le malade, avec l’intention de le guérir. C’est justement ce que nous essayons de faire, nous autres. Alors, les plaisanteries sur le péché, les ironies, les sourires ne nous impressionnaient pas beaucoup.
Naturellement, on ne veut pas voir plus loin que la faute. Or la faute n’est, après tout, qu’un symptôme. Et les symptômes les plus impressionnants pour les profanes ne sont pas toujours les plus inquiétants, les plus graves.
Je crois, je suis sûr que beaucoup d’hommes n’engagent jamais leur être, leur sincérité profonde. Ils vivent à la surface d’eux-mêmes, et le sol humain est si riche que cette mince couche superficielle suffit pour une maigre moisson, qui donne l’illusion d’une véritable destinée. Il paraît qu’au cours de la dernière guerre, de petits employés timides se sont révélés peu à peu des chefs; ils avaient la passion du commandement sans le savoir. Oh! certes, il n’y a rien là qui ressemble à ce que nous appelons du nom si beau de conversion – convertere – mais enfin, il avait suffi à ces pauvres êtres de faire l’expérience de l’héroïsme à l’état brut, d’un héroïsme sans pureté. Combien d’hommes n’auront jamais la moindre idée de l’héroïsme surnaturel, sans quoi il n’est pas de vie intérieure! Et c’est justement sur cette vie-là qu’ils seront jugés: des qu’on y réfléchit un peu, la chose paraît certaine, évidente. Alors?... Alors, dépouillés par la mort de tous ces membres artificiels que la société fournit aux gens de leur espèce, ils se retrouveront tels qu’ils sont, qu’ils étaient à leur insu – d’affreux monstres non développés, des moignons d’hommes.
Ainsi faits, que peuvent-ils dire du péché? Qu’en savent ils? Le cancer qui les ronge est pareil à beaucoup de tumeurs – indolore. Ou, du moins, ils n’en ont ressenti, pour la plupart, à une certaine période de leur vie, qu’une impression fugitive, vite effacée. Il est rare qu’un enfant n’ait pas eu – ne fût-ce qu’à l’état embryonnaire – une espèce de vie intérieure, au sens chrétien du mot. Un jour où l’autre, l’élan de sa jeune vie a été plus fort, l’esprit d’héroïsme a remué au fond de son cœur innocent. Pas beaucoup, peut-être juste assez cependant pour que le petit être ait, vaguement entrevu, parfois obscurément accepté, le risque immense du salut, qui fait tout le divin de l’existence humaine. Il a su quelque chose du bien et du mal, une notion du bien et du mal pure de tout alliage, encore ignorante des disciplines et des habitudes sociales. Mais, naturellement, il a réagi en enfant, et l’homme mûr ne gardera de telle minute décisive, solennelle, que le souvenir d’un drame enfantin, d’une apparente espièglerie dont le véritable sens lui échappe, et dont il parlera jusqu’à la fin avec ce sourire attendri, trop luisant, presque lubrique, des vieux… »
1937 - Nouvelle Histoire de Mouchette
La pensée de Mouchette "reste vague, passe aisément d’un plan à l’autre. Si les misérables avaient le pouvoir d’associer entre elles les images de leur malheur, elles auraient tôt fait de l’accabler. Mais leur misère n’est pour eux qu’une infinité de misères, un déroulement de hasards malheureux. Ils ressemblent à des aveugles qui comptent de leurs doigts tremblants des pièces de monnaie dont ils ne connaissent pas l’effigie. Pour les misérables, l’idée de la misère suffit. Leur misère n’a pas de visage. Maintenant qu’elle ne lutte pas, Mouchette retrouve cette résignation instinctive, inconsciente qui ressemble à celle des animaux. N’ayant jamais été malade, le froid qui la pénètre est à peine une souffrance, une gêne plutôt pareille à tant d’autres. Cette gêne n’a rien de menaçant, n’évoque aucune image de mort. Et d’ailleurs, la mort elle-même Mouchette y pense comme à un événement bizarre, aussi improbable, aussi inutile à prévoir que, par exemple, le gain fabuleux d’un gros lot. À son âge, mourir ou devenir une dame sont deux aventures aussi chimériques..."
La Mouchette de ce roman, nous dit l`auteur, n'a de commun avec celle qui paraît dans "Sous le soleil de Satan" que la même tragique solitude. A quatorze ans, Mouchette, fille d`un ivrogne des Flandres, ne parle guère, ne joue pas avec ses camarades, ne donne pas comme elles des rendez-vous aux garçons dans les carrières. Son âme se refuse, non par volonté, mais par un orgueil instinctif, et peut-être avant tout par un besoin de pureté. Le monde n'existe pas pour Mouchette, ce n'est pour elle qu'un rêve, plutôt un brouillard sombre. Un soir, alors qu`elle est seule sur la route, loin de la troupe agitée des écolières, elle est soudain prise, happée par une terrible tornade : la pluie qui l`alourdit la jette dans le fossé boueux. Elle entend des pas : c`est M. Arsène. compagnon de beuveries de son père, braconnier et contrebandier. Ensemble, ils vont se réfugier dans une cabane. Le vent déchire les pans de bois et, pendant que Mouchette se sèche à la flambée, M. Arsène, qui est tout à fait saoul, sort dans l'orage. Effrayée, Mouchette entend dans le lointain deux coups de fusil espacés. Arsène revient : avec réticences, il confesse son crime à la fillette : il a rencontré le garde-chasse, les deux hommes étaient ivres, le garde a mordu la main du braconnier, celui-ci a frappé, très fort, et le garde, maintenant, doit râler dans un fossé.. Mouchette ne connaît point son âme : privée des autres, elle est aussi privée d`elle-même. Arsène la fascine. Pour la première fois, un autre être lui a parlé, s'est confié à elle. Et lorsque le contrebandier, vaincu par l'alcool, s'abat sur le plancher, Mouchette, dans une immense rêverie heureuse. lui prend doucement la tête. Alors Mouchette, pour la première fois de sa vie, chante., Pendant que l'orage déchire la nature, et révèle toute la solitude des deux êtres, Mouchette se donnera au contrebandier.
Au moment de quitter M. Arsène, Mouchette lui demande ce qu'elle devra dire si on l'interroge sur le meurtre du garde. Quel meurtre? M. Arsène ne se souvient de rien : oui, il a vu le garde, ils ont eu des mots. mais ensuite, ils sont allés boire ensemble et rien ne s'est passé. Mouchette s'étonne, sans doute Arsène a une absence. Mais. le lendemain, le garde lui confirmera qu'il ne s`est rien passé. Rien. Et l'orage? Ce n'était qu'une pluie légère comme il y en a tant par ici ..
"... Il avait beau parler maintenant avec beaucoup de calme, la fille n’était pas dupe. Elle épiait ardemment ce visage pourtant connu, il lui semblait qu’elle le voyait pour la première fois. Ou mieux encore, que c’était là le premier visage humain qu’elle eût réellement regardé, absorbée dans une attention si forte et si tendre qu’elle était comme une effusion de sa propre vie. Elle ne songeait pas à le trouver beau. Il était seulement fait pour elle, il tenait aussi à l’aise dans son regard que le manche de son vieux couteau dans sa paume – ce couteau trouvé un soir sur la route, et qui était l’unique chose qu’elle possédât en ce monde, ne l’ayant montré à personne. Elle eût bien désiré poser la main sur ce visage, mais la couleur dorée, aussi chaude que celle du pain, la rendait assez heureuse.
Certes, ce n’est pas un beau visage. Ceux des acteurs de cinéma, qu’elle a vus parfois dans les journaux, appartiennent à des hommes trop différents d’elle, qu’elle ne connaîtra jamais, qui ne lui inspirent qu’un mépris mêlé d’envie. Au lieu que celui-ci est un visage fraternel, un visage complice. Il lui est devenu tout â coup, en un éclair, aussi familier que le sien. Le plaisir qu’elle trouve à le contempler ne vient pas de lui, mais d’elle, du plus profond de son être, où il était caché, attendant de naître, ainsi que le grain de blé sous la neige. Et ce plaisir ne dépend ni du lieu ni de l’heure, rien n’en saurait altérer la puissante et suave essence. Un instant aboli, il renaîtrait de lui-même, selon un rythme aussi naturel, aussi régulier que celui du sommeil ou de l’appétit.
Mon Dieu, sans doute, il lui est arrivé de penser à l’amour, mais pour surmonter une révolte physique dont elle n’est jamais maîtresse, et qui d’ailleurs en secret lui fait honte, elle doit s’efforcer d’imaginer des êtres aussi différents que possible de ceux qui l’entourent, et son imagination se lasse vite. Tandis qu’à cette minute le visage qu’elle tient si précieusement tout entier dans son regard, avec une sollicitude farouche, la laisse aussi tranquille, aussi rassurée que l’image même du sien lorsqu’il lui arrive de le rencontrer dans l’unique glace de la maison. Oui – il était cela précisément – un double mystérieux de son propre visage, mais plus cher mille fois. Car certains jours, sans avoir besoin d’aucun miroir – lorsque, par exemple, les railleries de Madame, frappant au hasard, trouvent tout à coup le point douloureux, quand elle sent monter à ses joues la rougeur inexorable et ce frémissement du menton qui annonce et précède le sanglot – elle déteste sa figure, elle la méprise. Au lieu que le visage de M. Arsène ne lui sera jamais odieux ni ridicule. Même ce rictus hagard de l’ivresse qu’elle haït tant sur la face de son père et qu’elle retrouve, hélas ! sur celle de son ami, ne lui inspire qu’une espèce de compassion tendre, et un autre sentiment qu’elle ne connaît pas du tout – car les gosses lui font horreur – d’humilité protectrice, d’inaltérable patience, d’une patience plus forte que tous les dégoûts – l’instinct maternel frais éclos dans sa conscience, aussi fragile qu’une rose de mai.
– Monsieur Arsène, dit-elle, si vraiment le garde n’est pas mort, à quoi bon raconter que je vous ai vu devant l’estaminet ?
Faudrait bien trouver autre chose. Il est debout contre le mur, les mains croisées derrière son dos, et il la regarde de haut en bas, la tête penchée. D’énormes gouttes de sueur perlent à la racine de ses cheveux, coulent une à une sur sa poitrine nue...."
Mouchette a rêvé, mais dans ce rêve, elle a abandonné son secret, sa réalité, elle s`est livrée à Arsène et s`est dissoute dans ce monde qu`elle refusait. Au milieu de son entière solitude. il n`y avait que sa pureté qui la rattachait encore à elle-même. Et la jeune fille ira se glisser pour mourir dans l'eau trouble, au fond de la carrière, où ses amies de classe attendent les garçons....
Robert Bresson adaptera "Mouchette" en 1967, avec Nadine Nortier et Jean-Claude Guilbert..
1938 – Les Grands cimetières sous la lune
Des apostrophes passionnées, de longues attaques au cours desquelles violence verbale, ironie, humour corrosif se succèdent, Bernanos dénonce violemment les répressions franquistes de la Guerre d'Espagne. Il a commencé ce travail quasi-expiatoire en voyant passer dans des camions des condamnés à mort qui savaient seulement qu'ils allaient mourir : « J'ai été frappé par cette impossibilité qu'ont les pauvres gens de comprendre le jeu affreux où leur vie est engagée. [...] Et puis, je ne saurais dire quelle admiration m'ont inspirée le courage, la dignité avec laquelle j'ai vu ces malheureux mourir ». Alors qu'il a été éduqué dans l'horreur des événements français de 1792, Bernanos ne comprend pas l'attitude complice de ceux qui se donnent l'apparence d'être des braves gens.
Armé d'une lucidité infinie et de mots dont la beauté aride trahit l'impuissance de l'écrivain face à l'horreur, il dénonce tristement cette spirale de la guerre qui enferme les individus dans des réactions collectives dont ils ne sont plus les maîtres." Ces "grands cimetières", ce sont en fait aussi bien ceux de la guerre de 1914, oubliés par la nouvelle génération assoupie dans les habitudes. que ceux de la guerre d`Espagne. Celle-ci éclata en 1936, Bernanos était alors à Majorque, son fils combattit quelque temps dans les rangs des nationalistes. C'est le premier ouvrage de ceux de la déception, suivront "Nous autres Français", "Scandale de la vérité", où l`écrivain instaurera le procès "spirituel" de ses anciens amis politiques de l`école maurrassienne. Pour lui, la position à choisir s'impose rapidement, la guerre d'Espagne est un scandale, mais elle est le signe d'un scandale beaucoup plus vaste, plus ancien et sans doute, plus durable que la seule équipée du général Franco et de ses compagnons. Scandale de l`Eglise ? «S`il m`arrive de mettre en cause l`Eglise, écrit-il, ce n`est pas dans le ridicule dessein de contribuer à la réformer. Je ne crois pas l'Eglise capable de se réformer humainement, du moins dans le sens où l'entendaient Luther et Lamennais. Je ne la souhaite pas plus parfaite, elle est vivante". Scandale donc des "bien-pensants" de l`Eglise, déjà dénoncés dans "La Grande Peur des bien-pensants". Lui qui paraissait l' "homme de droite", nationaliste, antisémite avec Drumont, c'est aux hommes du ralliement, qui rêvaient de réconcilier l'Eglise et le monde moderne, qu`il s'en prend. Les Grands Cimetières marquent un renversement dans l`évolution de Bernanos. Ce qu`il dénonce dans la collusion des catholiques et de l`aventure franquiste, c'est une nouvelle rupture entre l`Eglise de Dieu et les pauvres. Les séductions qu'exercent les tyrannies politiques ou les démagogues sur les gens d'Eglise les plus raisonnables témoignent d`une désincarnation de la foi, d'une habitude, désormais bien prise chez trop de chrétiens, de regarder le monde avec les yeux du monde - et non ceux de la grâce - Dieu se retirant du monde, se retire de nous tout d'abord...
"Les Grands Cimetières sous la lune", on l'a noté, se déroule dans une atmosphère encore plus lourde que "La Grande Peur" : Bernanos est désespéré, la mort de la chrétienté, qu`il envisageait dans son premier pamphlet comme un futur, lui apparaît maintenant comme en voie de réalisation. Celui qui attaque Franco et les hommes de droite qui en France le soutiennent est loin d`être démocrate, c'est un homme d'ordre déçu par ce qu'il se rend compte que cet ordre dont rêvent les modernes n'est qu'un mot, et qu`il est radicalement étranger à l'essence même de l`ordre qu'est l`amour surnaturel.
1946 - Monsieur Ouine
Cette oeuvre est connue pour être le plus déconcertant des romans de Bernanos. L'auteur a rassemblé tous ses personnages dans un village, que le meurtre d'un petit vacher, dont on découvre le corps dans un ruisseau, fait entrer dans la démesure d'une damnation qui n'épargne aucun de ses habitants. Qui aime le mal? personne, sans doute, mais "lequel d'entre nous, si cela était en son pouvoir, oserait le chasser du monde?" Et Monsieur Ouine, professeur retraité, curieux de botanique, qui semble trop bien éduqué pour tuer un homme, s'avère pourtant la maître des lieux parce que"maître des âmes" et démon de ce village damné..
"Elle a pris ce petit visage à pleines mains – ses longues mains, ses longues mains douces – et regarde Steeny dans les yeux avec une audace tranquille. Comme ses yeux sont pâles ! On dirait qu’ils s’effacent peu à peu, se retirent… les voilà maintenant plus pâles encore, d’un gris bleuté, à peine vivants, avec une paillette d’or qui danse. « Non ! non ! s’écrie Steeny. Non ! »
Et il se jette en arrière, les dents serrées, sa jolie figure crispée d’angoisse, comme s’il allait vomir. Mon Dieu !
– Que se passe-t-il ? Voyons, Steeny, interroge une voix inquiète, toute proche, de l’autre côté des persiennes closes. Est- ce vous, Miss ?
Mais elle l’a déjà repoussé violemment, sauvagement, et reste debout sur le seuil, indifférente !
– Eh bien, Steeny, méchant garçon !
Il hausse les épaules, jette vers la porte un regard dur, un regard d’homme.
– Maman ?
– Je croyais t’avoir entendu crier, dit la voix déjà lasse. Si tu sors, prends garde au soleil, mon chéri, quelle chaleur !
Quelle chaleur en effet ! L’air vibre entre les lamelles de bois. Son nez contre la persienne, Steeny le hume, l’aspire, le sent descendre au creux de sa poitrine jusqu’à ce lieu magique où retentissent toutes les terreurs et toutes les joies du monde…
Encore ! Encore ! Cela pue la céruse et le mastic, une odeur plus puissante que l’alcool où se mêle bizarrement l’haleine toujours moite des grands tilleuls de l’allée. Voilà que le sommeil l’a pris en traître, d’un coup sur la nuque, en assassin, avant même qu’il
ait fermé les yeux. L’étroite fenêtre s’ébranle lentement, vacille, puis s’allonge démesurément comme aspirée par en haut. La
salle entière la suit, les quatre murs s’emplissent de vent, battent tout à coup comme des voiles…"
Un événement, le meurtre d'un petit vacher dont on découvre le corps dans un ruisseau, qui pourrait être le début d`une intrigue policière, sert simplement à Bernanos pour crever l'abcès secret qui ronge la communauté de Fenouille. La méchanceté des habitants va être forcée dans sa retraite et contrainte de s'étaler au grand jour. Qui a tué le vacher? Le lecteur ne le saura jamais et sans doute Bernanos lui-même ne s'est pas soucié de le savoir. Est-ce le maire, ce lamentable M. Arsène, à l`âme amollie par la débauche, obsédé par l`idée d'être sale, pourchassé par un regret de la pureté qui n`est pas assez fort pour le détacher du mal? Est-ce Mme de Néréïs, châtelaine inquiétante et luxurieuse, qui porte par trop d'attention aux jeunes gens et que le village a surnommée "Jambe de laine"? Comme M. Arsène, Jambe de laine est déchirée entre la nostalgie de la pureté et la complaisance envers le mal. Sans doute. le péché la contraint à éprouver du dégoût pour elle-même, mais elle aime ce dégoût : "Qui aime le mal? demande-t-elle. Et pourtant, lequel d'entre nous, si cela était en son pouvoir, oserait le chasser du monde ?"...
" – Comment ? Que dites-vous ? Qui peut voir clair en soi ? Et par exemple, qui aime le mal ? Et pourtant lequel d’entre nous, s’il était en son pouvoir, oserait le chasser du monde ?
Elle appuie le menton sur sa main et Philippe voit maintenant de bas en haut les admirables yeux où le jour perd de nouveau toute couleur, pâlit, s’efface.
– Moi aussi, j’ai souhaité de plaire, jadis… À quoi bon plaire ? Qu’importe de trouver le plaisir dans le plaisir d’autrui ? Que m’importe de recevoir ce dont j’ai d'avance acquitté le prix ? Mais cela… cela que nul ne donne volontiers, cela qu’on cède à regret, gémissant et pleurant, cela, cela seul…
Sa phrase s’achève en une espèce de murmure qu’elle étouffe entre les genoux de Philippe. À travers l’étoffe, il sent son souffle long et puissant, rythmé comme celui d’un animal au repos. Dort-elle ? Il se repousse doucement dans l’ombre, respire à peine, aussi immobile qu’à la lisière du bois de Fenouille lorsqu’il affûte ses ramiers."
Est-ce enfin M. Ouine, ce correct professeur retraité, curieux de botanique, mais aussi des âmes? Il est vrai que M. Ouine est trop bien élevé pour tuer un homme. On devine cependant qu'il est le maître du jeu non par de sombres conspirations, mais parce qu`il est le maître des âmes, le démon de ce village damné. ll a cette curiosité maligne, pour Bernanos un des signes évidents de la présence diabolique, celle même qui dévorait l`abbé Cénabre dans "L'imposture" : il veut découvrir, posséder les âmes, le secret de Dieu. Dans ce roman, le diable seul semble être actif, toutes les issues sont bouchées et les personnages sont prisonniers ; la tragédie ira jusqu'à son terme. Mme de Néréïs sera lynchée par la foule, M. Ouine mourra aussi, veillé par un jeune garçon ivre....
La mort de Jambe-de-laine..
"Naturellement la chose se passa au moment qu'on ne l'attendait plus. Comme Simonet s'approchait de nouveau, grimpant sur le tertre, le visage du Belge se trouva juste à la hauteur du sien, elle y enfonça ses griffes puis se détendit comme un arc et les bras levés, dans un effrayant silence, elle se jeta en avant, plongea. Le cri qu'elle retenait depuis si longtemps jaillit de sa gorge, éclata au-dessus des têtes. Presque à la même seconde, elle atteint le mur du cimetière et avec une agilité prodigieuse, pressant son corps contre la grille, elle se glissa de barreau en barreau vers le portail. Fou de rage, Simonot, légèrement blessé au front, montrait à tous son visage ensanglanté. "Elle lui a crevé les yeux, la garce !" hurla une femme.
Ce mot décida probablement du sort de Jambe-de-Laine : la foule y répondit par un merveilleux murmure. Quelques secondes encore elle hésita, parut tourner sur elle-même de ce mouvement familier au chat qui feint de laisser échapper sa proie, au cours de ses jeux féroces. Ceux qui se pressaient à la grille jurèrent qu'lis n'avaient pu l'arrêter. "Elle nous a filé entre les jambes", dirent-ils. Mais elle apparut brusquement à tous, seule au milieu de la route, laissée libre, et avant qu'ils eussent pu faire un pas, ils avaient assisté à une scène extraordinaire.
La grande jument accourait au petit trot, les guides flottantes, secouant son mors avec un petit hennissement de plaisir. Personne ne sut jamais d'où était sortie l'étrange bête : il est probable que sa maîtresse l'avait laissée à l'abri contre le talus du cimetière, dans le chemin très étroit et sans issue qui un peu plus bas aboutit au pâturage banal connu sous le nom du Plan du Marais. La voiture vide grinçait et dansait derrière elle à chaque cahot. Jambe-de-Laine y sauta d'un bond, et trouvant déjà la route barrée sur la droite, laissa glisser la roue dans le fossé peu profond, pivota en un clin d'œiI sur ce point fixe et sans même toucher aux rênes nouées au dossier du siège, d'un simple claquement de langue, fit faire à la bête un bond de quinze pieds.
- Gare là-dessous! cria quelqu'un d'une voix étranglée.
Mais l'avertissement vint trop tard, se fondit dans une de ces clameurs effrayantes qui, ressemblant à un chant, sont la voix même de la foule. En se rassemblant sur les hanches pour bondir, la jument avait lancé en avant sa jambe droite. Le sabot atteignit légèrement à la poitrine le petit Denisane qui tourna deux fois sur lui-même et demeura immobile, le nez dans la poussière. On n'entendit plus que le roulement des grosses semelles qui dégringolaient le talus.
Le premier qui se saisit des rênes fut un valet du nom de Roblard, mais Il nia depuis avoir frappé la bête aux naseaux. ll fut d'ailleurs si brutalement jeté de côté qu'il se démit l'épaule
et ne prit plus aucune part à ce qui suivit. On prétend que la voiture renversée fut traînée plus de vingt mètres; du moins les gendarmes retrouvèrent le lendemain la marque profonde laissée sur le sol. Mais il est probable que le poids des assaillants cramponnés en grappe au marche-pied resté libre suffit à la remettre debout. lls entendirent au-dessus de leurs têtes le double claquement du fouet, lâchèrent prise et virent avec stupeur la silhouette noire de la châtelaine que le choc effroyable n'avait pu arracher de son siège. "Nous croyions l'avoir manquée, dirent-ils, mais nous courions quand même derrière pour voir." Dès ce moment, ils étaient sûrs que la voiture n'irait pas loin. "Elle sautait çà et là comme une grenouille, à cause de I 'essieu faussé." Au virage, la roue sortit de son axe et s'échappa vers le bas-côté de la route, en zigzaguant.
Ils virent Jambe-de-Laine s'élancer hors des débris, grimper le revers du talus et elle leur apparut une dernière fois sur le ciel gris, les haillons de soie noire retombant jusqu'à ses genoux en longues franges que le vent soulevait à peine. Certains se vantèrent plus tard de l'avoir vue pleurer bien qu'avec un visage de pierre. Lorsqu'ils atteignirent la côte tous ensemble et trébuchant, elle leva les bras sans mot dire. Son flanc gauche, mis à nu, était blanc comme de la neige. « Nous voulions l'arrêter, la conduire aux gendarmes, au maire, mais les femmes qui croyaient le petit Denisane mort étaient les plus enragées."
Le premier qui porta la main sur elle fut probablement le fils Riquet, dit "Pipo", un jeune garçon de vingt ans. Plusieurs du moins l'affirmèrent. "Il I'a prise à la gorge, on a bien reconnu sa main, rapport au doigt qui lui manque...." Et la foule furieuse, de l'autre côté de la route, pressée contre la haie du cimetière, entendit alors très distinctement la voix de la châtelaine de Néreis. Elle cria deux fois "Philippe". On remarqua que Pipo Riquet s'appelait, en effet, de son vrai nom Philippe, sans pouvoir néanmoins affirmer que ce fût à lui que s'adressait le suprême appel de cette femme extraordinaire..." (Monsieur Ouine)
1950 - Un mauvais rêve
"... Le soir descend invisible comme toujours, semble couler des façades trempées de pluie et Mainville pense à d’autres soirs en regardant cligner l’œil unique, fulgurant, du Bar-Tabac. Comme de lui-même son mince doigt s’est porté à sa tempe et il compte machinalement les pulsations de l’artère chaque jour plus précipitées, plus brèves, avec des pauses insolites, de longs silences qui lui font monter la sueur au front. Dieu, qu’il a peur de mourir ! Qu’il est seul ! Appartient-il réellement, ainsi que le veut Philippe, à une génération malheureuse, expiatoire ? Le mot de malheur ne lui représente rien d’exaltant, il n’éveille en lui que des images sordides de malchance, d’ennui, et ces catastrophes prochaines que prédisent inlassablement ses aînés ne lui inspirent aucune espèce de curiosité...."
Oeuvre posthume de Georges Bernanos, achevé vers 1935, alors que l'écrivain. en proie à des difficulté financières, songeait à vivre grâce à des romans policiers écrits en dehors de son cycle littéraire. "Un mauvais rêve" commence comme roman policier mais devient très vite un roman où l`on pouvait retrouver les thèmes habituels de l`auteur : possession, imposture, vide effrayant de certaines âmes. Dans le principal personnage, M. Ganse, romancier sur le déclin dont la veine littéraire, qui lui avait servi jusqu`ici à se débarrasser de ses mauvais rêves, est sur le point d'être tarie. Bernanos a transposé ainsi ses soucis d`argent et surtout certains travers propres à l`homme de lettres, grossis à la taille de la fiction. Bernanos attachait en effet une grande importance à la mission de l`écrivain, c`est pourquoi M. Ganse est menacé d'une de ces irrémédiables chutes intérieures qui n`arrivent habituellement qu'aux mauvais prêtres. Esclave de sa célébrité et de sa légende, M. Ganse, lorsque sa plume cesse de le servir, est mis en face de sa réalité. c`est-à-dire de son néant.
".. Il se leva, parcourut la pièce de long en large de son pas pesant.
– Ce n’est pas que je manque d’idées, reprit-il. Je n’en ai que trop. On ne me suit pas, voilà le mal. Il faudrait me suivre. Vous-même, mon enfant, vous ne me suivez plus, vous piétinez, nous perdons du temps à des broutilles. Tenez, par exemple, une nouvelle de trois cents lignes, ça doit sortir en deux heures, ou ne pas sortir du tout. Voilà comment travaillent les Maîtres.
Une fois parti, le reste va de soi : simple question de démarrage. Et c’est ce qui rend justement le rôle d’une collaboratrice telle que vous si curieux, si passionnant… Le démarrage dépend de vous. Il suffit parfois d’un regard, d’un simple regard pour tout compromettre, parfaitement ! Avant d’avoir ouvert la bouche ou dicté une ligne, je vois le vôtre qui flanche. Et pourquoi ? Parce que vous avez peur, chère amie. Vous ne croyez plus en moi, tous !
Il frappa violemment sur la table de son poing fermé.
– Qu’importe ! S’il le faut, je reprendrai la chose, je commencerai une nouvelle carrière. Des œuvres aussi vastes, aussi fécondes que la mienne doivent s’élargir sans cesse, au lieu de se creuser. Je travaille dans la fresque, je ne suis pas un ciseleur de bibelots rares. Tenez, pas plus tard qu’hier, chez Beauvin, je me suis senti plus gaillard que jamais, en pleine forme. Il y avait là des Russes étonnants, qui racontaient des histoires… des… des histoires étonnantes !
Son regard évita brusquement celui de son interlocutrice impassible, car la répétition involontaire des mots était un signe qu’il connaissait bien, – trop bien. Il avala péniblement sa salive.
– On m’a parlé du fils d’un ancien maréchal de la Cour, né au Palais en 1913, réfugié en France avec un vieil oncle, lui-même ex-chambellan, qui pour vivre, ses derniers bijoux vendus, avait accepté une place de veilleur de nuit. Le garçon a poussé tout seul, là-bas, du côté de Belleville, pêle-mêle avec les copains français, et il est maintenant ouvrier quelque part, je ne sais où, un vrai titi parigot. Il ignore tout de son pays, rigole lorsqu’on lui parle des Romanoff, lui, un filleul de l’empereur !
Je crois qu’il y aurait quelque chose à tirer d’une histoire pareille, quelque chose d’éton… Bon Dieu de bon Dieu ! Répondez-moi donc, à la fin. Êtes-vous sourde ?
– Je réfléchissais, dit-elle. Je ne trouve pas.
– Naturellement ! Hé bien ! s’il n’était pas si tard, je vous prouverais le contraire. Oui, en une heure, je ferais le pari de vous dicter, là, sur ce coin de table, une nouvelle éton… épatante, parole d’honneur ! Juste ce qu’il nous faut pour jeudi – le conte hebdomadaire du Mémorial.
Du bout du doigt, elle entrouvrait déjà le portefeuille de cuir.
– Laissez ça, fit-il avec un soupir, pas de blague. Je dîne chez Renouville, ce soir. De toutes manières… Il passa les deux mains sur sa nuque épaisse et comme Simone refermait la serviette en silence, il éclata :
– Ce n’est pas moi qui suis vidé, fit-il d’une voix effrayante, ce sont eux. Le monde se vide. Il se vide par en bas, comme les morts. Plus rien dans le ventre, plus de ventres. Comme disait
l’autre jour je ne sais quel bedeau dans une feuille pieuse : « Ganse n’a jamais visé plus haut que le ventre. » Parfaitement ! Et il n’y a pas de quoi rougir. Dans une société sans ventre, que deviendraient l’art et l’artiste, je vous le demande ! Ils pourraient crever. Pauvres types ! Il est facile de raisonner sur les passions, le difficile est de les peindre. Et si je les peins comme il faut, je parle aux ventres, j’émeus les ventres… Mais quoi ?
Toutes les époques d’impuissance ont eu de ces délicatesses hypocrites. Un ventre est un ventre… Qu’est-ce qu’ils ont à la place, ces petits messieurs, ces coupeurs de fil en quatre, la dernière couvée de M. Gide ! Une poche de pus – et quel pus ? Du pus cérébral, ma chère. Ah ! Ah ! L’image n’est pas mauvaise.
Notez-la.
Il fit craquer ses doigts avec fureur.
– Vidé, moi ? Allons donc ! J’arrive à un âge où un écrivain de génie devrait pouvoir se libérer de toute discipline de travail.
Le problème est là. Plus d’heures de classe ! Désormais la machine est au point, rodée à fond, tourne nuit et jour. Il suffirait de la surveiller, d’en surveiller les produits et les sous-produits, de ne rien perdre. Et ça, ma petite, c’est votre affaire. « La concentration vous épuise ! » rabâche cet imbécile de Lipotte. Elle m’épuise justement parce qu’elle me m’est plus nécessaire.
Tenez, une preuve : Dieudonné me disait l’autre soir : « Vous êtes un improvisateur merveilleux ! » Et pourtant soyez franche, mon enfant : voilà seulement trois ou quatre ans, je ne brillais guère dans un salon, j’étais un causeur très quelconque ?…
Elle passait doucement la paume sur le cuir de la serviette, et son regard attentif restait froid.
– Oui, reprit-il après un long silence, d’une voix bien différente et dont il ne cherchait même plus à masquer l’angoisse, ils croient tous avoir ma peau. Minute ! Depuis l’année dernière,
neuf cents pages de texte, trente-cinq nouvelles de deux cent cinquante lignes, sans parler des conférences, d’un scénario pour Nathan, et je ne dis rien des notes publicitaires, çà et là.
Mais on me compare toujours à moi-même, jamais aux autres : Ganse est Ganse.
Il s’arrêta, braquant sur la secrétaire silencieuse ce regard infaillible qu’allume dans ses yeux la curiosité portée à son paroxysme et qui n’est chez lui qu’une forme de la cruauté demi-consciente, principe de son noir génie.
– La pire bêtise que j’ai faite est d’avoir ouvert ma porte à deux de ces petits messieurs, Mainville et Philippe, Philippe et Mainville, deux jolies canailles, canailles à croquer ! La jeunesse ! Il y a toujours un moment dans la vie où l’on croit à la jeunesse. Signe précurseur, signe fatal du premier fléchissement, de la vieillesse qui s’annonce – la vieillesse, l’âge le plus niais, le plus crédule – oui, plus niais et plus crédule que l’adolescence. Croire à la jeunesse ? Est-ce que nous y avons cru, nous autres, quand nous étions jeunes ? Alors !… Passe encore pour Philippe, mais Mainville, cette petite vipère…"
Cas similaire, Philippe, le neveu de Ganse, communiste du grand monde, qui se suicidera dans une chambre d`hôtel en face de son ami Olivier Mainville, qui n'aura rien fait pour empêcher son geste.
Plus trouble, plus vide encore qu'Olivier, mais finalement révoltée contre elle-même est sa maîtresse, Simone Alfieri, secrétaire de M. Ganse sur laquelle pèse le soupçon du meurtre de son mari. Le couple, privé de tout amour. n`est guère uni que par le goût de la drogue. Simone finira par imaginer d'assassiner une vieille parente de son amant, afin de faire profiter celui-ci de l'héritage. Elle conçoit, avec de grandes précautions, l'attentat, et, après une marche fantastique en pleine nuit dans la campagne, elle arrive à la demeure de la vieille dame.
" À ce moment, dégrisée par la peur, l’absurdité de son entreprise, la certitude de l’échec lui apparurent de nouveau avec une telle force d’évidence qu’elle ferma les yeux comme sous un choc en pleine poitrine, étouffa un gémissement. Le désespoir seul avait pu l’amener jusque-là – un désespoir dont elle n’avait jamais eu qu’à de rares minutes, une claire conscience – désespoir sans cause et sans objet précis, d’autant plus redoutable qu’il s’était lentement infiltré en elle, imprégnant ainsi qu’un autre poison plus subtil chaque fibre de sa chair, courant à travers ses veines avec son sang. Nulle parole n’eût pu l’exprimer, nulle image lui donner assez de réalité pour frapper son intelligence, tirer sa volonté de son engourdissement stupide. À peine se souvenait-elle de l’enchaînement des circonstances, liées entre elles par la logique délirante du rêve, qui l’avaient entraînée jusque-là, et pour quel dessein elle y était venue. Le seul sentiment qui subsistât dans cette horrible défaillance de l’âme était cette sorte de curiosité professionnelle apprise à l’école du vieux Ganse. Comme à ces tournants d’un livre où l’auteur ne se sent plus maître des personnages qu’il a vus lentement se former sous ses yeux, reste simple spectateur d’un drame dont le sens vient de lui échapper tout à coup, elle eût volontiers tiré à pile ou à face un dénouement, quel qu’il fût. L’angoisse qu’elle ne réussissait pas à dominer ne ressemblait d’ailleurs pas à celle de la crainte : c’était plutôt la hâte d’en finir coûte que coûte, une sorte d’impatience, si l’on peut donner ce nom à la fureur sombre, implacable, qui se fût aussi bien tournée en ce moment contre elle-même.
Ses mains tremblaient si fort qu’elle eut beaucoup de mal à soulever sa machine pour franchir le fossé peu profond qui sert de clôture au parc de Souville. Trompée par l’obscurité de la haute futaie, elle crut dissimuler assez la bicyclette en l’enfonçant de quelques pieds dans la broussaille, et commit encore l’imprudence de la laisser dressée contre le tronc d’un pin. Ne prenant même pas la peine d’éviter les pierres branlantes qu’elle entendait rouler bruyamment derrière elle sur la pente, elle atteignit l’allée principale où elle s’engagea aussitôt, sans autre souci que d’atteindre au plus vite la maison maintenant toute proche, absolument comme si elle eût été une visiteuse ordinaire. Et peut-être en ce moment était-elle cette visiteuse, en effet. Mais une rencontre inattendue allait décider de son destin.
Les mains étendues en avant pour éviter les branches basses qui secouaient sur ses épaules, au passage, une poussière d’eau, elle déboucha brusquement de la futaie, se dirigeant droit vers le perron, avec une sûreté de somnambule. Et déjà ses pieds s’enfonçaient jusqu’à la cheville dans l’herbe gluante de la pelouse, lorsqu’une voix la cloua sur place...."
On s'attend à un crime parfait, mais, à peine le geste achevé, Simone rencontre un prêtre avec lequel elle avait fait quelques pas et sent que son âme, à découvert, n'a plus qu`à confesser sa défaite. Des âmes vides qui ne se supportent plus : si Simone tue, c`est moins pour s`emparer de l'héritage que pour se prouver qu`elle petit encore sortir d`elle-même, rejoindre le monde, reprendre la maîtrise de son âme; des âmes solitaires que rien, sinon la commune possession, ne sait plus unir ...
Henry de Montherlant (1895-1972)
Simple soldat grièvement blessé sur le front en 1918, Henry de Montherlant voit sa jeunesse marquée par la guerre et par sa passion pour le sport et la
tauromachie. Après quoi, avide de dépaysement, il réalise de nombreux voyages (Italie, Espagne, Afrique du Nord) durant lesquels il prend le temps de la méditation. Il collabore au Figaro, fait
paraître en 1920 son premier roman grâce à Mauriac," la Relève du Matin", et en 1926 "Les Bestiaires", son premier succès. Il admire jusque dans la vie civile l’effort et l’héroïsme, le sport :
"Les Olympiques" ( 1924). Admirateur de Nietzche, il produit une oeuvre hybride où tragique et bonheur trouve un point d’équilibre. A partir de 1925, il s’installe à Paris mais vit surtout en
Espagne, où il pratique la tauromachie, et en Afrique du nord. Il écrit à Alger "La Rose des sables" (1932), roman anticolonialiste qu’il ne publie pas, ''pour ne pas nuire aux intérêts de la
France''. "Les Célibataires", parus en 1934, remportent un grand succès. Des fiançailles non abouties avec une jeune fille rencontrée dans une conférence lui inspirent les quatre volumes des
"Jeunes Filles" ( 1936-39). Son œuvre est traversée par un courant fortement misogyne, ainsi que le souligne Simone de Beauvoir, qui lui consacre un passage son essai "Le Deuxième Sexe". Dans les
années 1940-50, Henry de Montherlant se consacre surtout au théâtre : La Reine morte (1942), Le Maître de Santiago (1948), La Ville dont le Prince est un enfant (1951), Port-Royal (1953). On lui
reproche souvent son classicisme et sa métrique surannée. A la libération, sa collaboration à des périodiques parus sous l’Occupation lui vaut une interdiction de publier pendant un an. On lui
reprocha un certain écart entre les attitudes héroïques dont il s’était fait spécialité dans ses ouvrages antérieurs. En 1959, une insolation modifie son rythme de vie et provoque l'accident qui,
en 1968, lui fait perdre l'usage de l'œil gauche. Devenant ensuite quasi aveugle à la suite de cet accident, il se suicide le jeudi 21 septembre 1972.
1934 – Les Célibataires
"Le Songe" et "les Bestiaires" étaient essentiellement autobiographiques, Montherlant, avec "Les Célibataires", publie son premier roman objectif et accède à la notoriété. Nous sommes ici
en février 1924 pour suivre le déroulement d'une crise sordide qui durera huit mois et restituer avec réalisme et cruauté l'intimité de deux
vieux aristocrates célibataires et désargentés, Léon de Coantré et son oncle Élie de Coëtquidan, qui vivent ensemble dans la maison familiale. Chaque personnage est campé de manière vivante et
impitoyable, chaque travers souligné avec justesse et acuité. Ces débris humains, coupés du monde, n'ont jamais été que "posés à la surface de la vie" et tentent de survivre. Ils vont s'évertuer,
chacun de leur côté à convaincre le banquier et baron Octave de Coëtquidan, frère d'Elie, de les tirer de leur impasse. ..
"... M. Élie vivait toujours entre sa sœur et Léon. Et nous allons dire ce qu'il était devenu.
Que penser de l'espèce de malédiction qui semble envoûter ces deux hommes ? Est-ce l'ombre, étendue sur eux, du vieux Coëtquidan? Est-ce le fait
que l'un et l'autre vivent sous l'aile de Mme de Coantré, retranchés de tout l'humain, et dans des conditions qui ne seraient bonnes que pour les ouvriers d'une grande pensée ou d'une grande
œuvre (et encore, pour certains d'entre eux seulement) ? Nous allons voir la vie de l'oncle prendre et suivre la même courbe que suivra plus tard celle de son neveu. N'est-ce pas qu'il y avait
quelque vice dans la machine qui propulsa ces vies?
Recueilli dès la vingtième année par sa sœur, selon le vœu de leur père, Élie cessa de s'occuper de quoi que ce fût au monde, qui n'était pas ses
paperasses. Il éblouissait sa famille par l'étendue de ses connaissances. La famille était bien incapable de faire le départ entre l'instruction et l'intelligence, et de se rendre compte
qu'Élie était un imbécile doué d'une bonne mémoire. Cette sorte d'animal-là va loin dans la société, et Élie, comme son frère, eût pu devenir important, si son extravagance Coëtquidan, ne
trouvant pas de contrepoids dans la réalité, puisqu'il en vivait à l'écart, n'avait rapidement dévoré le peu qu'il avait de valeur. Or, à la naissance de Léon, les Coantré, voulant s'élargir,
déménagèrent et, de la rue de Bellechasse où ils habitaient, allèrent vivre rue de Lisbonne. Un matin, Mme de Coantré s'aperçut que son frère restait à la maison, au lieu d'aller au
cours des Sciences politiques comme il faisait auparavant chaque jour. Élie, questionné, s'expliqua : il ne pouvait plus aller aux Sciences politiques, parce que la rue Saint-Guillaume
était trop éloignée du Parc Monceau. "Je ne peux pas faire une heure et demie de bus (d'omnibus) par jour." Sa soeur, puis son beau-frère, puis son frère s'efforcèrent de le persuader
de la folie qu'il commettait en brisant son avenir pour une telle puérilité; il s'était encoigné là- dedans, et jamais n'en sortit. (Il ne fut pas question de lui donner une chambre près de la
rue Saint-Guillaume, puisque Mme de Coantré avait fait à son père la promesse solennelle de le garder chez elle tant qu'il ne serait pas marié.) Ainsi les excentricités d'Élie préfiguraient, vingt
ans à l'avance, celles mêmes avec lesquelles Léon ruinerait sa propre vie, et jusqu'à l'insanité des raisons qu'il en donnerait.
Là-dessus, les esprits forts, qui vous expliquent toujours les actes des hommes par des motifs distingués, vous diront que cela n'est pas possible, que
la raison invoquée par Élie était un prétexte, qu'il y avait autre, chose. Mais non, il n'y avait pas autre chose. M. de Coëtquidan renonça à être jamais important, parce qu'il ne voulait pas
faire une heure d'omnibus par jour.
Dès lors, du jour au lendemain, Élie commença de ne rien faire. C'est en 1905 que Léon, à Chatenay, se mettra, carrément à cette occupation. Dès 188o,
Élie lui avait montré la voie. Et voici comment ce phœnix organisa son néant.
Il se réveillait à neuf heures, et restait au lit jusqu'à dix heures et demie, lisant, tripotant les chats, et se farfouillant dans le nez. A onze
heures, il faisait un tour dans le quartier jusqu'à l'heure du déjeuner, et alors rentrait. Après le déjeuner, il lisait un peu, puis se promenait dans Paris de trois à sept, bouquinant chez les
revendeurs, et allant de café en café. Jamais il ne prenait un repas au restaurant, malgré l'envie qu'il en avait parfois, parce que sa pension était payée à la maison. Jamais il ne fit un voyage
de huit jours. Jamais il ne sortait le soir, et jamais n'était invité. Par sauvagerie et horreur de se contraindre, il avait quitté le monde, n'avait plus été voir les gens qu'aux heures où il
savait ne les trouver pas; ensuite, comme il arrive, le monde le quitta, et tandis qu'au début il n'y allait pas par fantaisie d'humeur, un temps vint où s'y ajouta cette raison, qu'il craignait
d'y être humilié.
Sa conversation était un tissu d'insanités. Toutefois - et cela est grave, - pour quatre ou cinq insanités qu'il disait, il y avait un jugement frappant
de justesse. Prenant presque toujours le contrepied de l'opinion commune; comme elle divague tant et plus, il était fatal que de temps en temps il rencontrât par hasard une vérité, qu'un autre
qu'un "original" eût manquée. Il avait une sorte de génie pour s'habiller d'une façon impossible, mais il s'en rendait compte, et y persistait par goût du sordide; dans les mariages et les
enterrements de sa famille, il restait près du banc des pauvres, disant que "avec sa dégaine, on n'aurait pas voulu de lui comme ouvreur de portières". La pauvre vie de Léon de Coantré -
régiment, bonniches, agrandisseurs, créanciers, jungle de Chatenay-sous-Bois - est une véritable geste romanesque et épique, comparée à la vie de M. de Coëtquidan, où rien ne se passa jamais.
Durant quarante ans, M. de Coëtquidan se leva à dix heures et demie, tripota les chats, lut les journaux, et approfondir la
technique du vermouth, au cours d'innombrables méditations chez Scossa, Perroncel et Weber. Sa disposition ordinaire était celle que nous éprouvons, au bureau de poste, quand nous attendons notre
tour, et qu'il y a avant nous un galapiat qui apporte de chez son patron une dizaine de paquets à recommander; cette disposition était la fureur, et la démangeaison
d'insulter.
M. Élie, en effet, était mauvais, comme son père. Quand il voyait une affiche : "Vente par autorité de justice", cela lui faisait plaisir; quand il
lisait dans le journal la nouvelle d'une catastrophe : "Encore quelques jean-foutre de moins!" Sa haine (à cet oisif!) pour les gens qui prenaient un congé. Sa haine (à ce raté !) pour les
gens qui n'avaient pas réussi. Il pinçait à la dérobée les enfants dans la cohue des grands magasins, ou bien, assis sur le banc d'un square, il les laissait d'abord le frôler dans leurs courses,
puis soudain allongeait la jambe, et le gosse s'étalait. Mais ce chevalier sans emploi n'usait du ton du dompteur que lorsqu'il pouvait le faire
impunément; il ne domptait que les garçons de café, qui ne peuvent pas répondre, et les chats; il eût insulté aussi au téléphone, s'il avait pratiqué
cette mécanique, mais de sa vie il ne le fit une seule fois; enfin il insultait par lettres.
Car sa hargne perpétuelle était combattue par la timidité, congénitale chez les Coëtquidan, que Coëtquidan l'ancien jugulait à force de méchanceté, et
M. Octave à force d'argent, mais qui, loin d'être jugulée par quoi que ce fût chez M. Élie, était aggravée chez lui par deux sentiments, les plus paralysants qui soient : la conscience qu'il
était mal habillé, et la conscience qu'il était nul sexuellement..."
1936 – Les Jeunes Filles
Ce cycle romanesque se compose de quatre volumes, "Les Jeunes Filles "(1936), "Pitié pour les femmes "(1936), "Le Démon du bien "(1937), "Les Lépreuses"
(1939). Le héros, Pierre Costals, écrivain à succès d'à peine trente ans, refuse de s’engager sur la voie du mariage considérant que le seul moyen de «vivre pleinement» est basé sur le
plaisir sans tabous et le mépris des sentiments d'autrui. C'est une analyse sans concessions des relations homme-femme. Favorisé par sa gloire littéraire qui lui vaut l'exaltation de bien des
femmes, Costals se montre très éclectique dans ses choix, au gré de ses humeurs, usant autant d'énergie à conquérir qu'à défendre son indépendance. Sous nos yeux, se débattent ainsi Andrée
Hacquebaut, jeune provinciale, dont l'amitié intellectuelle se transforme en passion désespérée; Thérèse Pantevin, jeune femme laide et proie à des débordements mystico-hystériques; Solange
Dandillot, le personnage principal, incarnation de la "jeune fille".
Andrée Hacquebaut, dans "Les Jeunes filles" :
"Andrée, le jour même de son arrivée à Paris, alla au concert. Combien, jadis, ces heures de musique avaient compté dans cette vie sans amour! Elles lui
tenaient lieu de toutes les ivresses. Des milliers d'amants la saisissaient dans leurs bras. Quelle retombée, ensuite, de ce septième ciel dans la rue de Paris! Alors elle sentait bien qu'elle ne
pourrait jamais épouser un médiocre.
Cette fois, elle s'ennuya au concert : atonie et indifférence. Cette musique qu'autrefois elle avait aimée avec désespoir, faute de pouvoir aimer autre
chose, maintenant lui paraissait si fade, en regard de la présence prochaine de Costalsl! Costals la dégoûtait de tout, démolissait tout autour d'elle, tout ce à quoi elle s'appuyait, faisait le
vide comme s'il voulait qu'elle n'aimât plus que lui. Ce n'était plus Beethoven, c'était lui, sa "musique de perdition". Cette Symphonie pastorale, avec ses imitations du cri des oiseaux, elle
trouva cela puéril. Les sons lui arrivaient à travers une épaisseur de distraction et d'ennui. En vérité elle n'écoutait pas, elle ne pouvait pas écouter. La moindre musiquette aurait bercé aussi
bien sa rêverie.
Costals l'avait invitée à dîner pour le lendemain. Le restaurant était un petit bouchon à vingt francs. Ils ne causèrent que littérature. Flanquée de
chaque côté d'un dîneur, à un mètre d'elle, elle n'eût osé parler de ce qui lui tenait au cœur. Ajoutons qu'elle n'en éprouvait guère le besoin. Elle était à Paris pour un mois : elle avait le
temps. Et puis, auprès de lui, elle ne sentait plus qu'un unisson profond, qui les faisait frère et sœur, lui semblait-il. (Elle revenait toujours à cette expression "frère et sœur"; cependant
elle pensait à présent : "Byron et Augusta", ce qui était y mettre une nuance de plus.) Cette paix, ce bien-être, cette sécurité, cet abandon. Cette impression de l'inutilité des paroles, et de
se sentir merveilleusement seule, presque plus seule qu'avec elle-même...
Elle s'étonnait d'être sans trouble. C'était, pensait-elle, à cause de cette entente profonde par l'esprit, plus forte que l'amour, et supérieure à lui.
Et aussi parce que, depuis la lettre-bourrade de Costals, elle s'appliquait à demeurer dans la nuance d'amitié virile où il désirait la voir rester,
et à chasser le trouble. Elle n'avait même pas, auprès de lui, le désir d'une de ces caresses chastes qu'aiment les jeunes filles, sinon celui,
quelquefois, de baiser sa main. Encore ce geste ne lui paraissait-il pas un geste d'amour, mais plutôt un débordement de gratitude, comme si elle ne trouvait pas de mots, ou n'osait pas ou ne
savait pas les dire.
Lui, de l'autre côté de la table, jamais son regard ne se posait sur elle, il passait par-dessus sa tête; elle ne s'en apercevait pas. D'ailleurs, il ne
regardait jamais personne, que les êtres qu'il désirait; toujours au-delà.
Une fois, cependant, ses yeux s'arrêtèrent sur les avant-bras nus de la jeune fille, - et ils ne pouvaient plus s'en détacher. Ces bras étaient sales.
En vain s'efforçait-il de croire que leur teinte grisâtre était la couleur naturelle de la peau : l'illusion était impossible. Un long moment il garda les yeux fixés sur ces bras, sans pouvoir
dire une parole...."
Pierre Costals est invité à dîner chez les Dandillot, dans "Pitié pour les femmes":
"C'est une manie propre à presque toute jeune fille, que vouloir montrer ses parents à l'homme qu'elle aime, même si ses parents sont de purs idiots,
qui à coup sûr vont le dégoûter d'elle. Costals fut invité à déjeuner chez les Dandillot.
L'apparition de la famille amenait toujours en lui trois réflexes. Eflroi de l'Hippogriífe menaçant : "je les vois venir!" Sentiment du ridicule, le
ridicule étant inhérent pour lui à l'idée de famille. Hargne, car il ne pouvait que détester les parents, qui représentaient l'ennemi possible. Ces réflexes le mirent cette fois dans un état
d'excitation où entrait pour beaucoup la pensée du risque, de l'épreuve à surmonter.
Solange avait voulu l'allécher en lui disant : "Vous verrez, mes parents sont très sympathiques." - "Mais sympathiques à qui ? pensait-il. A elle ? Peu
m'importe. A moi? Qu'en sait-elle?" Il songeait à ces gens qui vous annoncent sur leurs cartons, pour vous encourager, ce qu'on pourra manger chez eux : "Thé. Porto." (Grossièreté de la politesse
européenne, comparée à celle des sauvages : Chinois, Arabes, etc.)
Mme Dandillot évoquait, par la taille, un cheval, et par l'habitus, un gendarme; mettons, pour tout concilier, qu'elle évoquait un cheval de gendarme.
Elle avait une tête de plus que son rnari et que Costals. Avec effroi, Costals reconnut en elle la caricature de sa fille. Le même nez, mais déformé, les mêmes lèvres, mais décolorées, le même
regard, mais alourdi. Si cela n'était pas terrible, parce que c'était dans la nature, c'était impressionnant.
"A cinquante ans, ma maîtresse sera cette horreur. Et déjà, dans quinze ans, une dondon. Avertissement du ciel : il n'y a pas une seconde à perdre." Il
fut ulcéré en pensant que Mme Dandillot était au courant de leur liaison, que peut-être, en certaines circonstances, elle avait dicté à Solange sa conduite. La pensée que Solange ne savait pas
mentir l'accablait, comme une journée trop lourde..."