Gilbert K. Chesterton (1874-1936),"The Innocence of Father Brown" (1911), "The Incredulity of Father Brown" (1926), "The Scandal of Father Brown" (1935) - Edgar Wallace (1875-1932), "The Three Just Men" (1926) - Raymond T. Chandler (1888-1959), "The Big Sleep" (1939), "Farawell my lovely" (1940), "The Lady in The Lake" (1948), "The Long Goodbye" (1954) - Agatha Christie (1890-1976), "The Murder of Roger Ackroyd" (1926), "Murder on the Orient Express" (1934), "And Then There Were None" (1939) - Dashiell Hammett (1894-1961), "The Maltese Falcon" (1930), "Red Harvest" (1929), "The Glass Key" (1931), "The Thin Man" (1934) - William Irish (1903-1968), "The Bride Wore Black " (1940), "I Married a Dead Man" (1948) - James M. Cain (1892-1977), "The Postman Always Rings twice" (1934), "Double Indemnity" (1936) - Dorothy L.Sayers (1893-1957), "The Nine Tailors" (1934) - Horace McCoy (1897-1955), "They Shoot Horses, Don't They?" (1935) - Peter Cheyney (1896-1951), "This Man Is Dangerous" (1936), "Poison Ivy" (1937) - Josephine Tey (1896-1952) - William R. Burnett (1899-1982), "Little Caesar" (1929), "Dark Hazard" (1933) - James Hadley Chase (1906-1985), "No Orchids For Miss Blandish" (1939), "The Flesh of the Orchid" (1947) - Ellery Queen (1929-1958), "The Siamese Twin Mystery" (1933) - ....
Last update : 02/02/2018
On a souvent dit qu'Edgar Allan Poe avait inventé le roman policier (1841), que Sir Arthur Conan Doyle l'avait popularisé (1887) et que Chesterton (1911) l'avait défini. Le roman d'énigme s'impose dans les années 1920 aux Etats-Unis (S.S.Van Dine, Ellery Queen), puis apparaissent, toujours dans la même décennie, les "pulps" de Black Mask dans lesquelles vont être publiées les premières histoires de Dashiell Hammett (1926). Dans la société américaine de 1920-1930 qui voit surgir la thématique du pouvoir politique corrompu et de la Haute société de l'argent et du capital, s'impose le "hardboiled dick", le détective dur à cuir qui agit comme un véritable révélateur de toutes les contradictions sociales. Epoque du roman noir, Hollywood prend la relève...
Les années 1940 voient surgir et s'imposer, pour la première et dernière fois, sans doute, des écrivains à part entière, à l'écriture dure et coriace comme leurs personnages principaux : le genre policier qui menait alors une existence très British, dès plus aristocratique, va gagner les bas-quartiers et le ruisseau. Dashiell Hammett, Raymond T. Chandler, James M. Cain, Horace McCoy, James Hadley Chase, David Goodis, William Riley Burnett, William Irish, Chester Himes, Ed McBain, puis deux Anglais "américanisés", Henry Graham Greene et Peter Cheney, enfin des écrivains étonnamment prolifiques, Agatha Christie, Patricia Highsmith, Ross MacDonald...
A partir d'un événement qui s'inscrit déjà dans le passé - le crime -, le roman policier tente de reconstituer l'origine des êtres et des choses, le moment où les destinées qui s'étaient liées pour constituer la masse critique de l'événement dramatique étaient distinctes les unes des autres. Que peuvent donc partager la déduction implacable de Sherlock Holmes, la lucidité cynique de Philip Marlowe, la fausse torpeur de Maigret? L'investigation, un même exploit intellectuel ou performance physique unit ainsi les détectives dans une même quête de la transparence. Une vérité enfouie vient au jour, le privé, l'investigateur démontre que le monde a un sens, et ce ne sont pas tant les faits eux-mêmes qui s'imposent que la psychologie qui les dévoile et révèle le criminel aux frontières du droit et des drames humains. C'est à partir des années 1930 que le roman policier américain se transforme considérablement, l'intrigue se complexifie, un réalisme noir, des péripéties plus violentes, une agressivité plus affirmée tant des criminels que des policiers, mais surtout, pour reprendre Raymond Chandler (The Simple Art of Murder, 1950), la volonté non pas tant d'élucider un crime que de peindre une atmosphère, un milieu, combinatoire parfois savante de brutalité, de pittoresque, voire d'exotisme ou d'érotisme. Les romans seront d'abord des nouvelles qui empruntent la voie des magazines populaires tels que Black Mask, des années 1920 aux années 1940, Dashiell Hammett y est publié en 1922, et Raymond Chandler en 1933, et le tirage lui-même du magazine passe de 66,000 en 1926 à 130,000 copies en 1930 : en trente années de production, la revue aura publié plus de 2,500 hard-boiled fictions, écrites par quelques 640 hard-boiled writers ...
Gilbert K. Chesterton (1874-1936)
Avec William Irish (1903-1968) et Stanley Ellin (1916-1986), Chesterton fut un maître de la nouvelle policière, mais il est aussi sans doute l'un des
premiers auteurs à traiter le roman policier comme s'il s'agissait d'une forme de littérature sérieuse, sans oublier de lui insuffler cette fantaisie poétique qui a marqué la majeure partie de
ses œuvres. Natif de Londres, Gilbert Keith Chesterton, journaliste et apologiste du christianisme, fréquentant aussi bien George Bernard Shaw, Wells que Bertrand Russell, excentrique connu
pour ses détournements singuliers de lieux communs, publie une série de nouvelles policières dont le personnage principal est un père catholique et détective, le père Brown, ou l'abbé Brown, un
personnage maladroit doué de facultés d'observation et de déduction saisissante, conciliant Dieu et la Raison, et qui devient extrêmement populaire : The Innocence of Father Brown (1911), The
Wisdom of Father Brown (1914), The Incredulity of Father Brown (1926), The Secret of Father Brown (1927), The Scandal of Father Brown (1935). Les premières enquêtes du père Brown seront d'abord
publiées dans les magazines mensuels The Story-Teller et The Cassell's Magazine, en Angleterre, et dans le journal The Saturday Evening Post, aux États-Unis, entre septembre 1910 et juillet
1911...
Vers 1893, il aurait traversé une crise de scepticisme et de dépression et, fasciné par le satanisme, aurait expérimenté la fameuse planche Ouija (Ouija board), censée permettre la communication avec les esprits. Par la suite, Chesterton réintègre sa foi chrétienne et épouse en 1901 Frances Blogg. Ses premiers écrits seront des poésies et des biographies littéraires. C'est en 1904 qu'il se hasarde sur le terrain du "policier", publiant une série d'articles de magazine avec un nouveau type de détective, un juge à la retraite nommé Basil Grant, dont l'apparent mysticisme est contrebalancé par la présence de son frère, Rupert, un détective privé plus conventionnel. Avec "The Man Who Was Thursday : A Nightmare" (1908), Chesterton produit un thriller psychologique, souvent qualifié de métaphysique, centré sur sept anarchistes du Londres du tournant du siècle qui se font appeler par les noms des jours de la semaine. En 1922, Chesterton s'est converti de l'anglicanisme au catholicisme romain et écrit plusieurs ouvrages à orientation théologique, dont les vies de François d'Assise et de Thomas d'Aquin. Le personnage du père Brown, homme simple qui possède cependant une connaissance approfondie de la nature humaine et du mal, lui aurait été inspiré par l'abbé qui fut en partie responsable de sa conversion, un homme d'église qui l'étonna par sa connaissance intime de la corruption humaine. Complétant ces cinq recueils consacrées au Father Brown, près de cinquante histoires qui s'échelonnent entre 1911 et 1935, il écrira des véritables petits chef d'oeuvres policiers, "The Club of Queer Trades" (1905, série d'histoires publiées dans le magazine britannique The Idler en 1904), "The Poet and the Lunatics" (1929), "Four Faultless Felons" (1930) ,"The Paradoxes of Mr. Pond" (1937) et "The Man Who Knew Too Much" (1922)....
"The Secret Garden" est une nouvelle policière écrite par G. K. Chesterton qui parut en 1910 dans le magazine The Story-Teller avant d'être insérée, en juillet 1911, dans le recueil "The Innocence of Father Brown". L'histoire se déroule à Paris avec pour personnage principal, Aristide Valentin, le chef de la police de la ville. Valentin a convié à dîner de nombreux membres de l'élite de la société, dont Julius K. Brayne, un riche américain, dans un singulier domaine dont on ne peut ni entrer ni sortir sans se faire remarquer. C'est alors que l'on découvre dans le jardin un homme décapité dont la tête est introuvable, du moins dans un premier temps. La suspicion s'abat immédiatement sur le commandant O'Brien, qui portait une longue épée, puis sur Brayne...
" - “You know how all the garden was sealed up like an air-tight chamber,” said the doctor quietly. “Well, how did the strange man get into the
garden?”
Without turning around the little priest answered: “There never was any strange man in the garden.”
There was a silence, and then a sudden cackle of almost childish laughter relieved the strain. The absurdity of Brown’s remark moved Ivan to open
taunts.
“Oh!” he cried; “then we didn’t lug a great fat corpse on to a sofa last night? He hadn’t got into the garden, I suppose?”
“Got into the garden?” repeated Brown reflectively. “No, not entirely.”
“Hang it all,” cried Simon, “a man gets into a garden, or he doesn’t.”
“Not necessarily,” said the priest with a faint smile. “What is the next question, Doctor?”
“I fancy you’re ill,” said Dr. Simon sharply; “but I’ll ask the next question if you like. How did Brayne get out of the
garden?”
“He didn’t get out of the garden,” said the priest, still looking out of the window.
“Didn’t get out of the garden?” exploded Simon.
“Not completely,” said Father Brown.
Simon shook his fists in a frenzy of French logic. “A man gets out of a garden, or he doesn’t,” he cried.
“Not always,” said Father Brown.
Dr. Simon sprang to his feet impatiently. “I have no time to spare on such senseless talk,” he cried angrily. “If you can’t understand a man being on
one side of a wall or the other, I won’t trouble you further.”
“Doctor,” said the cleric very gently, “we have always got on very pleasantly together. If only for the sake of old friendship, stop and tell me your
fifth question.”
The impatient Simon sank into a chair by the door and said briefly: “The head and shoulders were cut about in a queer way. It seemed to be done after
death.”
“Yes,” said the motionless priest, “it was done so as to make you assume exactly the one falsehood that you did assume. It was done to make you take for
granted that the head belonged to the body.”..."
Edgar Wallace (1875-1932)
Dans les années 1920-1930, Richard Horacio Edgar Freeman, natif de Greenwich, Londres, s'affirme comme l'écrivain le plus célèbre d'Angleterre. Il prend à
sa manière la succession de Conan Doyle et compose un nombre impressionnant de romans d'aventures et de poursuites, mâtinés d'enquête et de déduction, dont la série des « Quatre Justiciers » (The
Four Just Men, 1905) est l'exemple type. Il fut journaliste en 1902 en Afrique du Sud (Sanders of the River, 1911) et couvrit la guerre russo-japonaise en 1904. S'il n'innove guère, ses meilleurs
romans sont menés tambour battant, offrant une succession presque ininterrompue d'actions et de revirements. Il est de ceux qui peuplèrent leurs intrigues d'organisations criminelles (the
"Fellowship of the Frog", the "Red Hand", the "Crimson Circle") et créèrent des personnages de méchants passés dans la postérité comme Oberzohn ou Fing-Su, diplômé d'Oxford et dirigeant de
la redoutable Society of the Joyful Hand qui entend dominer le monde("Yellow Snake"). On compte à son actif près de 90 romans policiers et une cinquantaine de nouvelles (J.G.Reeder dans "Room 13"
(1924) et "Terror Keep" (1925), Red Aces (1929, le Detective Sgt Elk dans "The Fellowship of the Frog" (1925), "The Twister" (1928), "The India-Rubber Men" (1929), mais aussi "The Man Who Bought
London" (1915), "Captains of Souls" (1923), "The Sinister Man" (1924)...). Sait-on que Wallace écrivit pour RKO le premier projet pour King Kong de fin décembre 1931 à janvier 1932, le "gorilla
picture" de Merian C. Cooper, et que plus de 50 films basés sur ses histoires furent tournés au Royaume-Uni entre 1925 et 1939 (The Dark Eyes of London, 1939, de Walter Summers, avec Bela Lugosi
et Greta Gynt)...
"The Three Just Men" (1926, Les Trois Justiciers)
Un des romans les plus célèbres d'Edgar Wallace, à une époque d'extrême agitation politique et sociale. Un mystérieux mamba noir, évadé du zoo, frappe
aveuglément les passants dans les rues de Londres tandis que Mirabelle Leicester accepte, malgré la psychose populaire, la mirifique offre d’emploi de l’entreprise Oberzohn et Smith à Londres qui
semble poursuivre de singuliers desseins. Quatre hommes (Manfred, Gonsalez, Poiccart et Thery),qui tiennent une agence de détectives Curzon Street à Londres, promettent de faire tout ce qu'il
faut pour que la justice l'emportent vont pas hésiter à de puissants hommes et femmes coupables des crimes les plus vils : viols, détournements, extorsions, meurtres. Les voici menant
l'affrontement avec Sir Philip Ramon, le ministre britannique des affaires étrangères qui menace d'expulser des hommes et des femmes qui ont choisi l'Angleterre pour fuir leurs terres natales
corrompues, où la torture et la mort les attendent...
"Le minuscule hôtel particulier du 233, Curzon Street, ne payait pas de mine. Pourtant, l'intérieur était un véritable bijou, remarquable d'élégance et de confort. Sur la porte, un petit triangle d'argent indiquait la profession de détective privé de son propriétaire, Georges Manfred. Cet homme, grand, bien de sa personne, avec une figure aristocratique sur un corps d'athlète, ne se montrait dans Curzon Street qu'habillé à la dernière mode. Bien peu de gens pouvaient se vanter de le connaître intimement. De temps à autre, le Docteur Elver, médecin légiste de Scotland Yard, venait chez lui pour exposer son point de vue au sujet du fameux serpent. Georges et ses deux compagnons l'écoutaient en silence. On connaissait davantage son domestique-chauffeur. Au garage, où il remisait la voiture de son patron, on admirait ce curieux individu, aux yeux d'aigle dans un visage pâle et allongé, pour sa témérité et l'aisance avec laquelle il prenait les virages sur les chapeaux de roues. Le maître d'hôtel, par contre, un homme brun, vigoureux et taciturne restait pratiquement inconnu des habitants du quartier. Le personnel se composait en outre d'une cuisinière de confiance et de deux soubrettes qui prenaient leur service à huit heures pour le terminer à dix-huit. Manfred ne faisait aucune publicité sous son nom et n'accordait jamais de consultations autrement que sur rendez-vous. Aussi, apprit-il avec surprise qu'un M. Sam Barberton demandait à le voir. Le maître d'hôtel reçut le visiteur, un homme gras et fort, le teint coloré, les cheveux grisonnants coupés d'une calvitie distinguée, chaussé de bizarres bottes de cuir, qui lui déclara d'une voix rauque en montrant une annonce dans un journal extirpé de son veston: - "Je veux voir le patron de ce triangle". Le maître d'hôtel prit le journal sans mot dire et constata qu'il s'agissait de la Gazette de Cape Town. - "Je crains, dit-il après un silence, que vous ne puissiez pas voir M. Manfred sans un mot d'introduction ou un rendez-vous régulier. - Vraiment! Eh bien, je déclare, moi, que je le verrai, dussé-je passer la nuit ici." Pas un muscle de la figure du maître d'hôtel ne tressaillit. L'homme continua : "- J 'ai découpé cette annonce dans un journal trouvé au bord du Bengale qui a accosté à Tilbury cet après-midi et je suis venu ici tout droit. Je désire jouer franc jeu et cartes sur table. Regardez-moi ça! Avant que le maître d'hôtel pût prévoir son geste, l'inconnu enlevait une de ses bottes. Il leva lentement sa jambe démunie de chaussettes. La plante du pied apparaissait boursouflée et crevassée de sillons rouges. L'autre comprit. - " Des Portugais - Pas des sauvages, non, des Portugais. Ils m'ont grillé les pieds pour m'obliger à parler. Sans l'arrivée d'un de ces trafiquants américains toujours prêts à faire le coup de feu, j'y passais. Il m'a ramené à la ville. - Quelle ville? - Mossamédès. - Que voulaient-ils savoir?" Le visiteur, qui commençait à manifester quelque impatience, demanda. d'un ton soupçonneux : - "Etes-vous le patron? - Non, je ne suis que le maître d'hôtel. Qui dois-je annoncer? - Samuel Barberton. Dites-lui que je désire me procurer l'adresse d'une demoiselle Mirabelle Leicester. Et puis, autre chose m'intéresse. Une nuit, les Portugais, complètement soûls, parlaient d'une maison qu'ils possèdent à Londres. Une véritable forteresse, à les entendre." Le maître d'hôtel s'assura, en se penchant près de lui pour ramasser une allumette imaginaire, que l'homme sentait fortement le tabac, mais pas l'alcool. - "Veuillez attendre une minute." Il s'engagea dans l'escalier et ne tarda pas à revenir, invitant Barberton à le suivre. Il le conduisit dans une petite pièce tendue d'épais rideaux de velours gris et se retira. Manfred s'y tenait, debout, derrière son bureau. - "Veuillez vous asseoir. Vous désirez me raconter une histoire intéressante, paraît-il. - - Je ne vous raconterai pas grand-chose. Je ne vais pas confier à un étranger ce que je ne dirais même pas à Elijah Washington qui m'a sauvé la vie." Manfred ne parut pas surpris de cette attitude réticente, commune à beaucoup de ses clients, mais son intérêt s'éveillait...."
"The Squeaker" (1927, La Mouche)
Scotland Yard et la communauté criminelle de Londres tentent de découvrir l'identité du "Squealer", un mystérieux receleur qui oblige les criminels à lui
vendre leurs marchandises pour une somme dérisoire, sous peine de les abandonner au poison du Mamba noir....
"Une fichue nuit pour arpenter la grande avenue qui traverse les terrains vagues de Putney Commons : du vent, de la pluie, du grésil. Les gants les plus épais n'y résistaient pas. Une nuit si noire, que malgré les becs de gaz placés à intervalles réguliers, Larry Graeme était obligé de se servir de sa lampe de poche pour éviter de buter contre le trottoir aux croisements de chemin. Il était pourtant à l'abri sous son long imperméable, les pieds chaussés de bons caoutchoucs. Mais inutile d'ouvrir un parapluie : il essaya pourtant et Ie vent faillit le retourner. "On prétend que l'eau de pluie est excellente pour le teint", se consola-t-il avec un sourire. Il jeta un regard rapide sur le cadran lumineux de sa montre : la demie allait sonner. Plus longtemps à attendre; car l' «As» était toujours exact. «Ah! oui... aussi exact que retors... Larry avait déjà eu affaire à lui, et il s'était juré de ne plus recommencer... Pourtant, voilà qu'il s'adressait de nouveau à l' «As»... C'est que ce diable d'homme, s'il marchandait durement, payait comptant, et on courait peut-être moins de risques avec lui qu'avec d'autres... Ce soir, en tout cas, pas de marchandages... il faudra qu'il s'exécute sans aller chercher des «si» et des «mais»...i Il n'y a pas d'incertitude sur la valeur des diamants de Mme van Rissyk : tout le monde la connaît. Ainsi devisait Larry, sous la pluie qui le cinglait, pour se donner plus de confiance qu'il n'en avait au fond. C'est justement à cause du retentissement de ce cambriolage qu'il s'était adressé encore une fois à l' «As»...."
Raymond T. Chandler (1888-1959)
"Dead men are heavier than broken hearts" - Natif de Chicago, Raymond Chandler passe son enfance en Angleterre, avec sa mère divorcée. Externe au Dulwich College, il séjourne en France et en Allemagne, est reçu au concours des Affaires étrangères, travaille à l'Amirauté, qu'il quitte très vite pour devenir journaliste. Rentré aux États-Unis en 1912, il s'engage, en 1914, dans l'armée canadienne, sert en France et termine la guerre dans la R.A.F. Il s'installe alors en Californie, devient administrateur de compagnies pétrolières et connaît bien des affaires illicites avec la Dabney Oil. La crise de 1929 l'ayant réduit au chômage, il se met alors à lire les magazines populaire de l'époque. les pulps, puis à écrire des nouvelles pour l'un des plus célèbres, "Black Mask" en 1933. En 1939, il rédige son premier roman, "The Big Sleep" (Le grand sommeil), où apparaît Philip Marlowe, le détective privé qui deviendra à l'écran, sous les traits d'Humphrey Bogart, l'un des premiers grands héros mythologiques du roman noir. En 1943, Hollywood fait appel à lui en tant qu'adaptateur ou scénariste. Parmi ses ouvrages les plus connus traduits en français, "The Lady in The Lake" (La dame du lac, 1948), "Farewell, My Lovely" (Adieu, ma jolie, 1948), "The High Window" (La grande fenêtre, 1949), "The Little Sister" (Fais pas ta rosière!, 1950), "The Long Goodbye" (Sur un air de navaja, 1954), "Playback" (Charades pour écroulés, 1959), des nouvelles, "Killer in the Rain", "Mandarin's Jade", "Blackmailers Don't Shoot" ... Ont été adaptés à l'écran, entre autres, "La dame du lac", par Robert Montgomery (1947), "Adieu, ma jolie", par Edward Dmytryk (1944), "Le grand sommeil", par Howard Hawks (1946), "Sur un air de navaja" par Robert Altman (1973). Le grand mérite qui lui est reconnu est d'avoir traité via une écriture sophistiquée des sujets populaires. Ainsi, si "Le Grand sommeil" est raconté à la première personne par Marlowe, dans une langue familière, sa prose est par contre d'une précision d'orfèvre, émaillée de phrases concises et bien ciselées, l'intrigue bien ficelée, fluide et Marlowe a toujours une longueur d'avance sur les autres personnages...
"The Big Sleep" (A Philip Marlowe Novel)" (1939, Le Grand Sommeil)
"I don’t mind if you don’t like my manners. I don’t like them myself. They’re pretty bad. I grieve over them on long winter evenings."- "Le Grand Sommeil" est un virage dans le genre littéraire du roman policier, et reflétait nécessairement le monde dans lequel il avait été écrit. Les réseaux de corruption, explicitement criminels ou théoriquement officiels, définissent chez Chandler la période qui suit la Prohibition, et ce sont les zones mal définies qui les séparent qui permettent au détective Philip Marlowe d'exister. L'espace urbain, gris et claustrophobe est un élément majeur de son œuvre; même si l'action se déroule ici dans le sud de la Californie, on pourrait s'imaginer dans n'importe quelle grande ville tant l'extérieur est absent. Chambres, voitures ou cabines téléphoniques représentent une série de compartiments séparés où l'histoire se développe,autant de points dépourvus de tout rapport. C'est le premier roman de Chandler où apparaît Marlowe, mais, loin de nous présenter le personnage, l'auteur nous plonge au cœur de l'enquête.C'est là le propre de cet univers et de ce personnage, un nouveau genre de "héros" qui ne semble actif que lorsqu'un crime doit être résolu. On ne sait rien de son passé, et sa trace se perd dès qu'il retrouve son bureau. Comme L'Homme sans nom de Sergio Leone, Marlowe allie une fragilité psychologique - il boit beaucoup et semble constamment recevoir des coups - à une autorité quasi surnaturelle grâce à laquelle il semble accepter sereinement les complexes rebondissements de l'enquête, se contentant d'observer et de suivre les indices et la providence au hasard jusqu'à ce qu'une solution soit finalement atteinte. Cela forme un tel contraste avec le travail de détective à la Sherlock Holmes, où l'immense intelligence de l'enquêteur est essentielle à l'intrigue car elle lui permet de se contenter d'étudier longuement les faits afin de résoudre l'énigme, que c'est peut-être ce qui fait là toute l'importance de l'ouvrage d'un point de vue littéraire...
"The gentle-eyed, horse-faced maid let me in the long gray and white upstairs sitting room with the ivory drapes tumbled extravagantly on the floor and the white carpet from wall to wall. A screen star's boudoir, a place of charm and seduction, artificial as a wooden leg. It was empty at the moment. The door closed behind me with the unnatural softness of a hospital door. A breakfast table on wheels stood by the chaise-longue. Its silver glittered. There were cigarette ashes in the coffee cup. I sat down and waited.
It seemed a long time before the door opened again and Vivian came in. She was in oyster-white lounging pajamas trimmed with white fur, cut as flowingly as a summer sea frothing on the beach of some small and exclusive island.
She went past me in long smooth strides and sat down on the edge of the chaise-longue. There was a cigarette in her lips, at the corner of her mouth. Her nails today were copper red from quick to tip, without half moons.
«So you're just a brute after all,» she said quietly, staring at me. «An utter callous brute. You killed a man last night. Never mind how I heard it. I heard it. And now you have to come out here and frighten my kid sister into a fit.»
I didn't say a word. She began to fidget. She moved over to a slipper chair and put her head back against a white cushion that lay along the back of the chair against the wall. She blew pale gray smoke upwards and watched it float towards the ceiling and come apart in wisps that were for a little while distinguishable from the air and then melted and were nothing. Then very slowly she lowered her eyes and gave me a cool, hard glance.
«I don't understand you,» she said. «I'm thankful as hell one of us kept his head the night before last. It's bad enough to have a bootlegger in my past. Why don't you for Christ's sake say something?»
«How is she?»
«Oh, she's all right, I suppose. Fast asleep. She always goes to sleep. What did you do to her?»
«Not a thing. I came out of the house after seeing your father and she was out in front. She had been throwing darts at a target on a tree. I went down to speak to her because I had something that belonged to her. A little revolver Owen Taylor gave her once. She took it over to Brody's place the other evening, the evening he was killed. I had to take it away from her there. I didn't mention it, so perhaps you didn't know it.»
The black Sternwood eyes got large and empty. It was her turn not to say anything...."
"Farawell my lovely" (1940, Adieu, ma jolie)
Moose Malloy "looked about as inconspicuous as a tarantula on a slice of angel food", le roman explore un incroyable monde de métaphores et d'allusions surprenantes, truffé de références littéraires et de personnages détournés de la littérature américaine "classique", "I like smooth shiny girls, hard-boiled and loaded with sin", s'exclame Marlowe. Pendant une enquête, Philip Marlowe croise Moose Malloy, une grosse brute de gangster qui vient de sortir de prison et qui se rend au club où travaille Velma Valento, son ancienne petite amie. Or, le club a changé depuis longtemps de propriétaires, et personne n'y connaît Velma. Malloy n'en fait pourtant qu'à sa tête, met à sac l'établissement et tue le gérant avant de s'échapper. Marlowe décide de l'aider, s'enchaînent dès lors les problèmes les plus divers, pressions, enlèvements et tentatives d'assassinat, comme si quelqu'un tentait d'empêcher la découverte d'une vérité plus importante qui pourrait éclabousser quelques personnalités haut placées. Le détective se fait donner par un Noir le nom d'un privé nommé Nulty, qui pourrait détenir des informations sur Velma. Une fois que Marlowe parvient à le contacter, Nulty refuse toutefois de s'immiscer dans l'affaire. Après quelques difficultés, Marlowe retrouve et tente de faire parler la veuve de l'ancien propriétaire du club, Jesse. Elle lui affirme que Velma est morte, mais lui dissimule une photographie que le privé suppose être celle de la petite amie de Malloy. Peu après, Marlowe reçoit un appel d'un certain Lindsay Marriott qui lui demande de lui servir de protecteur au moment du paiement d'une rançon de 8 000 $ pour un collier de jade. Marlowe accepte le contrat, mais, cette nuit-là, dans un lieu désert, alors qu'il attend dans l'obscurité, il est assommé. À son réveil, il découvre le cadavre de Marriott. Il parvient à fuir les lieux grâce à la présence de la jeune Anne Riordan, - "the kind of girl Marlowe would have married if he had been the marrying kind" - qui le prend dans sa voiture. Fille d'un officier de police, elle fait même une fausse déclaration à la police pour sortir Marlowe du traquenard où il est tombé. Elle devient ensuite son alliée pour tenter d'éclaircir l'affaire qui met en cause Mrs. Grayle, une femme riche et dépravée, Amthor, un médecin sadique, et plusieurs policiers corrompus....
"It was one of the mixed blocks over on Central Avenue, the blocks that are not yet all Negro. I had just come out of a three-chair barber shop where an agency thought a relief barber named Dimitrios Aleidis might be working. It was a small matter. His wife said she was willing to spend a little money to have him come home. I never found him, but Mrs. Aleidis never paid me any money either. It was a warm day, almost the end of March, and I stood outside the barber shop looking up at the jutting neon sign of a second floor dine and dice emporium called Florian's. A man was looking up at the sign too. He was looking up at the dusty windows with a sort of ecstatic fixity of expression, like a hunky immigrant catching his first sight of the Statue of Liberty. He was a big man but not more than six feet five inches tall and not wider than a beer truck. He was about ten feet away from me. His arms hung loose at his sides and a forgotten cigar smoked behind his enormous fingers. Slim quiet Negroes passed up and down the street and stared at him with darting side glances. He was worth looking at. He wore a shaggy borsalino hat, a rough gray sports coat with white golf balls on it for buttons, a brown shirt, a yellow tie, pleated gray flannel slacks and alligator shoes with white explosions on the toes. From his outer breast pocket cascaded a show handkerchief of the same brilliant yellow as his tie. There were a couple of colored feathers tucked into the band of his hat, but he didn’t really need them. Even on Central Avenue, not the quietest dressed street in the world, he looked about as inconspicuous as a tarantula on a slice of angel food. His skin was pale and he needed a shave. He would always need a shave. He had curly black hair and heavy eyebrows that almost met over his thick nose. His ears were small and neat for a man of that size and his eyes had a shine close to tears that gray eyes often seem to have. He stood like a statue, and after a long time he smiled. He moved slowly across the sidewalk to the double swinging doors which shut off the stairs to the second floor. He pushed them open, cast a cool expressionless glance up and down the street, and moved inside. If he had been a smaller man and more quiedy dressed, I might have thought he was going to pull a stick-up. But not in those clothes, and not with that hat, and that frame...."
"C'était un de ces blocs de Central Avenue, panachés blanc et noir, pas encore entièrement occupé par les nègres. Je venais de sortir d'une modeste boutique de coiffeur où une agence m'avait signalé la présence probable d'un nommé Dimitri Aleidis, garçon coiffeur en chômage. Affaire sans importance : sa femme s'était déclarée prête à dépenser un peu d'argent pour le faire revenir à la maison. Je n'ai pas trouvé Dimitri Aleidis et sa femme ne m'a pas payé non plus. La journée était chaude; on était à la fin mars. Planté devant le salon de coiffure, je contemplais la saillie lumineuse de l'enseigne au néon du « Florian », un casino-restaurant-tripot situé au premier étage. Il y avait là un homme qui regardait lui aussi l'enseigne; il avait en fixant les fenêtres sales, une expression figée, extatique, comme en ont les émigrants hongrois lorsqu'ils aperçoivent pour la première fois la statue de la Liberté. L'homme était de carrure imposante, il ne devait pas faire plus d'un mètre quatre-vingt-quinze et n'était guère plus large qu'un camion-citerne. Nous étions à peu près à six pas l'un de l'autre. Ses bras ballaient le long de son corps, et la fumée d'un cigare oublié montait de ses doigts énormes. Sveltes et silencieux, des nègres allaient et venaient dans la rue et lorgnaient rapidement de son côté en passant. Il valait le coup d'œil. Il portait un borsalino taupé, une veste de tweed gris avec de petites balles de golf en guise de boutons, une chemise brune, une cravate jaune, de larges pantalons de flanelle en accordéon, et des souliers de crocodile au bout parsemé de points blancs. De sa poche-poitrine cascadait une pochette du même jaune éclatant que sa cravate. Deux plumes de couleur étaient plantées dans le ruban de son chapeau, mais elles étaient superflues. Même dans Central Avenue, qui n'a pas la réputation d'être la rue la moins excentrique du monde, il passait inaperçu à peu près comme une tarentule dans un plat de crème. Il avait le teint pâle et faisait mal rasé. Il ferait toujours mal rasé. Ses cheveux étaient noirs et bouclés et ses sourcils épais se rejoignaient presque au-dessus de son nez épaté. Pour un homme de cette taille, il avait de petites oreilles bien conformées et ses yeux avaient cet éclat proche des larmes qu'ont souvent les yeux gris. Il restait planté là comme une statue. Au bout d'un long moment il sourit, traversa lentement le trottoir et gagna les doubles-portes battantes qui ouvraient sur l'escalier menant au premier. Il les poussa, inspecta l'Avenue d'un coup d'œil parfaitement inexpressif, puis disparut à l'intérieur. S'il avait été plus petit et vêtu de façon moins voyante, j'aurais pu croire qu'il s'apprêtait à crier : « Haut les mains! ». Mais pas avec ces vêtements, pas avec ce chapeau ni avec cette silhouette...."
"....Les portes rebondirent violemment à l'extérieur pour aussitôt s'immobiliser presque complètement. Avant qu'elles ne fussent tout à fait arrêtées, elles se rouvrirent brusquement. Quelque chose vola au travers du trottoir et atterrit dans le caniveau entre deux voitures arrêtées. Cela retomba sur les mains et les genoux et poussa un petit cri perçant, un cri de rat cerné dans un coin. Cela se releva lentement, récupéra un chapeau et remonta à reculons sur le trottoir. Cette chose était un mince jeune homme au teint bistre, aux épaules étroites, et aux cheveux noirs soigneusement plaqués. Vêtu d'un complet lilas avec un œillet à la boutonnière. Il resta un moment à gémir, la bouche entrouverte. Les gens le regardaient vaguement. Ensuite, il rabattit crânement son chapeau, se coula vers le mur et s'éloigna silencieusement le long du bloc d'immeubles, les pieds en dehors, comme un canard. Silence. Reprise du trafic. Je m'avançai vers les doubles-portes et me tins planté devant. Elles avaient retrouvé leur immobilité et cette histoire ne me regardait pas. Alors je les poussai et jetai un regard de l'autre côté. Une main dans laquelle j'aurais pu tenir assis sortit de l'ombre, m'empoigna l'épaule et me la pulvérisa. Ensuite, la main m'entraîna à l'intérieur et sans façons, me souleva d'une marche sur l'autre. La face large et ronde me regarda. Une voix douce et profonde me dit calmement :
- Des bougnouls, là-dedans, hein ? Tirez ça au clair pour moi, mon p'tit vieux!
On n'y voyait goutte et c'était silencieux; d'en haut nous parvenaient de vagues sons humains, mais nous étions seuls dans l'escalier. L'énorme personnage me fixa d'un air solennel tout en continuant à me triturer l'épaule.
- Un moricaud! dit-il. Je viens de le foutre dehors! Vous m'avez vu faire ?
Il lâcha mon épaule; l'os n'avait pas l'air cassé mais mon bras était engourdi.
- C'est le genre de l'établissement, dis-je en me frottant l'épaule. A quoi vous attendiez-vous ?
- Ne dites pas ça! fit King Kong d'une voix qui ressemblait au ronronnement d'une demi-douzaine de tigres après déjeuner. Velma travaillait ici dans le temps. La petite Velma...
Il chercha de nouveau à m'empoigner l'épaule. Je tentai d'esquiver mais il était plus rapide qu'un chat. Ses doigts de fer recommencèrent à me pétrir les muscles.
- Ouais, dit-il. La petite Velma !... Ça fait huit ans que je ne l'ai pas vue. Vous dites que c'est une boîte de nègres, cette baraque ?
J'émis un croassement affirmatif. Il m'éleva encore de deux marches. D'une violente torsion, je réussis à me dégager et cherchai à me donner de l'aír. Je n'avais pas de revolver sur moi ; la chose ne m'avait pas semblé indispensable pour rechercher Dimitri Aleidis. Je doutai d'ailleurs que cela pût être utile, le géant me l'eût probablement enlevé pour l'avaler.
- Vous n'avez qu'à monter voir! dis-je en m'efforçant de ne pas laisser percer de gémissements dans ma voix.
Il me relâcha, puis il me regarda avec une sorte de tristesse dans ses yeux gris.
- J 'suis un peu parti ! fit-il. Je ne conseille à personne de me contrarier. Montons tous les deux ... On pourra p't'être s'en j'ter un!
- On ne vous servira pas. Je vous ai dit que c'était une boîte de nègres!
- Ça fait huit ans que je n'ai pas vu Velma! dit-il de sa voix profonde et triste. Huit longues années depuis que je lui ai dit au revoir. Ça en fait six qu'elle ne m'a pas écrit !... Mais elle trouvera bien une excuse! Elle travaillait ici. Mignonne comme tout, elle était... Allons... Montons là-haut tous les deux, hein ?
- C'est bon! braillai-je. Je monte avec vous! Mais cessez de me porter! Laissez-moi marcher! Je me sens très bien, je suis adulte, je vais seul au petit endroit et je fais un tas de choses tout seul! Ne me portez plus, c'est tout ce que je vous demande.
- La petite Velma travaillait ici, dans le temps, dit-il avec douceur.
Il ne m'écoutait pas. Nous montâmes l'escalier. Il me laissait marcher; mon épaule me faisait mal, ma nuque était moite....." (traduction Geneviève de Genevraye, Gallimard)
"The Long Good-Bye" (1953, Sur un air de navaja)
OEuvre de maturité de Chandler écrite dix ans après que Philip Marlowe soit devenu célèbre, "The Long Good-Bye" constitue probablement son roman le plus accompli. Avec "Le Grand Sommeil" (1939), l'auteur avait commencé à donner à la "hard-boiled fiction" une certaine sophistication littéraire et "Sur un air de navaja" peut, lui aussi, être considéré comme une œuvre majeure de la littérature américaine, oeuvre de critique sociale ("Money tends to have a life of its own, even a conscience of its own") . Après avoir aidé Terry Lennox, un ivrogne abandonné par son ex-femme Sylvia, à s'enfuir au Mexique, Philip Marlowe, détective privé, s'aperçoit qu'il s'est peut-être fait le complice d'un meurtrier; Terry semble de plus s'être suicidé, ce qui laisse Marlowe face à un nœud d'énigmes déconcertantes et de responsabilités posthumes. Les mystères de Chandler sont souvent prétexte à des observations plus larges et désabusées,ce qui est particulièrement le cas ici; pendant que la quête de Marlowe l'entraîne dans le monde corrompu et oisif d'Idle Valley, le propos satirique du roman se dessine. Loin des "rues vicieuses" du centre-ville, Chandler peut explorer plus avant le caractère cultivé de son détective privé (il n'était pas courant de citer Flaubert dans les romans noirs des années 1950). Et il est normal que l'intrigue passe légèrement au second plan dans l'univers de Marlowe, le fait de résoudre un crime ne ramène pas à l'innocence. Si l'on trouve désormais dans le genre policier des objectifs littéraires plus sérieux, c'est grâce à l'exemple laconique et pince-sans-rire de "Sur un air de navaja"....
James Hadley Chase (1906-1985)
Né à Londres en 1906 et mort en 1985, René Lodge Brabazon Raymond dit James Hadley Chase reste un monument au nom omniprésent dans la mémoire collective. On lui doit notamment le très grand classique "Eve" (1946) mais aussi "The Flesh of the Orchid " (1948) qui fait suite à "No Orchids For Miss Blandish". Le succès phénoménal de ces romans a largement contribué au succès de la Série Noire imaginée par Marcel Duhamel et lancée en 1945 par les Éditions Gallimard en France. Courtier en librairie à l'âge de dix-huit ans, consciencieux et ayant l'habitude de lire les ouvrages qu'il vendait, il note l'engouement du public anglais pour les récits de gangsters américains et s'intéresse aux œuvres de Steinbeck, Hemingway ainsi qu'à la nouvelle esthétique américaine "hard-boiled" illustrée par les ouvrages de Dashiell Hammett. Son premier roman, "Pas d'orchidées pour Miss Blandish", paru en 1939 et écrit, dit la légende, en six week-ends à l'aide d'un dictionnaire d'argot américain, est très vite un best-seller. Près de quatre-vingt-dix romans et un recueil de nouvelles suivront. Une quarantaine de films ont été adaptés de son œuvre caractérisée par le pessimisme de son univers, la qualité de ses intrigues et le refus du récit psychologique classique au profit d'une narration plus visuelle, privilégiant l'action comme étant encore le meilleur moyen de connaître l'âme de ses personnages... Parmi ses romans les plus appréciés, "The Vulture Is a Patient Bird" (1969), "Miss Chumway Waves a Wand" (1944), "An Ace up my Sleve" (1971), "Come Easy, Go Easy" (1960), "A Coffin from Hong Kong" (1962), "Have this One on Me" (1967), "Believe This, You'll Believe Anything" (1975), "The Guilty Are Afraid" (1957)....
"No Orchids For Miss Blandish" (1939, Pas d'orchidées pour Miss Blandish)
Le bonheur, ni plus ni moins, est ce qui attendait la très riche et très jolie Miss Blandish. Le bonheur sans tache, complet, a l°ombre d”un père milliardaire, pour une vie faite de beauté. C'était compter sans les innombrables petites frappes en manque d`argent. C'était faire abstraction de la bande de M'man Grisson et de son psychopathe de fils, mélange de débile léger et de sadique malsain. Kidnappée la veille de ses noces, son fiancé abattu sous ses yeux, Miss Blandish va basculer en enfer. Quotidiennement. Sans une seconde de répit. En proie à l'amour brutal d'un demi-fou, à ne souhaiter plus qu'une seule chose : qu'on lui donne la mort...
"L'affaire débuta un après-midi du mois de juillet, par une chaleur torride, sous un ciel implacablement bleu et de brûlantes rafales de vent et de poussière. Au carrefour de la route qui va de Fort Scott au Nevada et de la nationale 54, qui relie Pittsburg à Kansas City, se trouvent une gargote et un poste d'essence. La baraque en bois a pauvre apparence et ne possède qu'une seule pompe, exploitée par un veuf d'un certain âge et sa fille, une blonde bien en chair. Il était un peu plus d'une heure de l'après-midi lorsqu'une Packard poussiéreuse s'arrêta devant le restaurant. Il y avait deux hommes dans la voiture ; l'un d'eux dormait. Bailey, le conducteur, sortit de la voiture. C'était un homme court et trapu, au lourd visage brutal, aux yeux noirs, vifs et inquiets, et à la mâchoire striée d'une longue et pâle cicatrice. Son complet, poudreux et fripé, était usé jusqu'à la corde, et les poignets de sa chemise sale étaient effrangés. Bailey n'était pas dans son assiette. Il avait beaucoup bu la nuit précédente et la chaleur l'incommodaît.
Il s'arrêta un instant pour jeter un coup d'œil sur son compagnon endormi, le vieux Sam, puis, haussant les épaules, il pénétra dans le restaurant. La blonde accoudée au comptoir lui sourit. Elle avait de grandes dents blanches qui le firent penser à des touches de piano. Elle était trop grosse pour son goût et il ne lui rendit pas son sourire.
- Salut, fit la fille d'une voix enjouée. Bouh! Quelle chaleur ! J'ai pas fermé l'œil de la nuit.
- Scotch, commanda sèchement Bailey en repoussant son chapeau sur sa nuque et en essuyant son visage avec un mouchoir douteux.
La fille posa sur le comptoir une bouteille de whisky et un verre.
- Vous feriez mieux de prendre une bière, dit-elle en secouant ses boucles blondes. Le whisky, c'est pas bon par cette chaleur.
- Mettez-y une sourdine, rétorqua Bailey.
Il emporta la bouteille et le verre, et alla s'asseoir à une table, dans un coin de la salle. La blonde fit une grimace, puis elle prit un livre broché, haussa les épaules d'un air indifférent, et se mit à lire. Bailey but un grand verre d'alcool et se renversa contre le dossier de son siège. Il avait des soucis d'argent. "Si Riley n'accouche pas rapidement d'une idée, pensait-il, on va être forcés de braquer une banque." Il fit la grimace. Cette perspective ne lui disait rien. Il y avait trop de fédés dans le coin et c'était risqué. Il regarda par la fenêtre : le vieux Sam dormait toujours; Bailey renifla d'un air de mépris. Le vieux Sam n'était plus bon qu'à conduire une bagnole. Il était trop vieux pour ce racket. Il ne pensait qu'à bouffer et à roupiller. "C'est à Riley ou à moi de ratisser du fric, se dit-il. Mais comment ?" Le whisky lui donna faim.
- Des œufs au jambon, et que ça saute ! cria-t-il à la blonde.
- Et lui, il en veut aussi? demanda-t-elle en désignant le vieux Sam.
-- Comme s'il en avait l'air ! Grouillez-vous, j'ai faim!
Par la vitre, il aperçut une Ford couverte de poussière qui s'arrêtait. Un gros homme grisonnant en descendit. "Heinie! se dit Bailey. Qu'est-ce qu”il fiche par ici?". Le gros homme entra dans le restaurant et salua Bailey du geste.
- Salut, gars, dit-il. Ça fait une paye. Comment ça va ?
- Salement mal, grogna Bailey. Cette chaleur, ça me crève.
Heinie s'approcha de sa table, prit une chaise et s'assit. Il était informateur pour le compte d'un torchon à prétentions mondaines qui vivait de chantage. Il passait son temps à glaner des renseignements un peu partout, et il lui arrivait souvent, moyennant rémunération, de fournir aux petits malfrats opérant autour de Kansas City des tuyaux sur des coups possibles.
- À qui le dis-tu ! répliqua Heinie en humant le fumet du jambon qui grillait. La nuit dernière, j'étais à Joplin. Un compte rendu d'un mariage à la noix ; j'ai failli crever de chaud. Tu t'imagines, une nuit de noces par un temps pareil ?
Voyant que Bailey ne l'écoutait pas, il demanda :
- Et les affaires, ça boume ? T'as pas l'air bien brillant.
- Pas un seul coup de pot depuis des semaines, répondit Bailey en jetant son mégot à terre. Jusqu'à ces sacrés bourrins qui me laissent tomber.
- Tu veux un tuyau de première ? proposa Heinie en se penchant en avant et en baissant la voix. Pontiac, dans un fauteuil.
Bailey renifla avec dédain.
- Pontiac ? C'est une bique échappée d'un manège de chevaux de bois.
- Tu te goures, affirma Heinie. Ils viennent de faire dix mille dollars de frais sur ce canasson, et il a l'air drôlement en forme. .
- Moi aussi, j'aurais l'air en forme, si des gars claquaient dix mille tickets pour ma santé, ricana Bailey.
La blonde lui apporta ses œufs au jambon, qu'Heinie renifla quand elle les posa sur la table.
-.La même chose pour moi, beauté, dit-il, et un demi.
Elle repoussa sa main baladeuse, lui sourit et retourna à son comptoir.
- Moi, c'est comme ça que je les aime, déclara Heinie en la suivant des yeux. Là, au moins, t'en as pour ton argent. C'est comme si t'en avais deux pour le prix d'une seule.
- Faut que je me fasse un peu de fric, Heinie, dit Bailey, la bouche pleine. T'aurais pas une idée, des fois ?
- Rien. Si j'entends parler de quelque chose, je te ferai signe, mais en ce moment, je vois rien qui soit dans tes cordes. Ce soir, j'ai un boulot sérieux. Je me tape le pince-fesse Blandish. Je touche que vingt dollars, mais les consommations sont à l'œil.
- Blandish ? Qui c'est ?
- D'où tu sors ? fit Heinie d'un air dégoûté. Blandish est un des types les plus bourrés des États-Unis. Paraît qu”il vaut cent millions de dollars.
Bailey planta rageusement sa fourchette dans son jaune d'œuf.
- Et moi des dollars, j'en vaux cinq, aboya-t-il. C'est la vie! Pourquoi il s'intéresse à lui, ton canard ?
- Pas à lui. À sa fille. Tu l'as déjà vue ? Quel morceau ! Je donnerais dix ans de ma vie pour me la faire.
Bailey n'eut pas l'air intéressé.
- Je les connais, ces filles pleines de fric. Elles savent même pas à quoi elles peuvent servir.
- Je parie que celle-là le sait, fit Heinie avec un soupir...."
"The Flesh of the Orchid" (1947, La chair de l'orchidée)
Dans cette suite du fameux "Pas d'orchidées pour Miss Blandish", vingt ans ont passé depuis le kidnapping de Miss Blandish. Dans un hôpital psychiatrique retentit, en pleine nuit, un cri d'horreur suivi d'un hurlement terrorisé d'un chien de garde. Une jeune démente vient de s'enfuir. Aussi fabuleusement belle que dangereuse, Carol Blandish porte dans ses veines la folle hérédité criminelle de son père, elle est aussi la plus fascinante expression de la douceur de sa mère. Si Carol Blandish est la fille voluptueuse de Miss Blandish et la seule petite-fille du millionnaire John Blandish, elle a été conçue lorsque sa mère fut kidnappée et violée à plusieurs reprises par Slim Grissom, un dégénéré mental. Carol elle-même souffre d'une double personnalité, un démon dans l'enveloppe charnelle d'un ange. Une proie, par ailleurs richissime, que tout le pays va traquer. Les uns pour la récompense, les autres pour le prestige, d'autres encore pour des motifs toujours plus troubles, Roy Larson, qui ne peut pas garder ses mains sur son beau corps, les Sullivans, des tueurs professionnels, qui préfèrent avoir les mains sur l'argent, le journaliste, Phil Magarth et sa petite amie, Veda... La malédiction Blandish perdure. Comment, dans ces conditions, ne pas vendre chèrement sa peau ?
"Quelque part dans la maison, dominant le déchaînement de la tempête qui secouait et faisait vibrer toutes les portes et les fenêtres du bâtiment, un hurlement de femme perça les murs capitonnés. Cri inhumain, qui n'était pas un cri de souffrance ou de peur, mais le cri d'une idiote, d'une dégénérée... Il s'enflait en un crescendo étouffé avant de s'éteindre en gémissements plaintifs: apitoiement de folle sur son propre sort... Une infirmiere jeune et séduisante apparut au coin du large couloir qui traversait le bâtiment sur toute sa longueur; elle portait un repas sur un plateau ; s'arrêtant devant une porte, elle plaça le plateau sur une table émaillée blanc contre le mur. Au même moment, un homme brun et trapu, dont la mâchoire s'ornait de deux dents aurifiées, tourna l'angle du couloir. Il eut un large sourire, un peu rosse, en voyant l'infirmière, mais ce sourire tourna bientôt en grimace: la folle, à l'étage au-dessus, venait de reprendre ses hurlements.
- Elle m'écorche les nerfs avec ses beuglements. (Tout en parlant, il s'avançait d'un pas traînant.) Si je la tenais, elle gueulerait pour quelque chose, dit-il en s'arrêtant près de l'infirmière.
- Oh, c'est seulement le numéro dix ! répliqua celle-ci tout en caressant ses boucles blond maïs qui, sous le bord empesé de la coiffe blanche, encadraient coquettement son joli visage. Elle est toujours comme ça quand le temps est à l'orage. On ne ferait pas mal de la mettre dans une cellule capitonnée.
- On devrait la piquer, reprit le trapu. Elle m'horripile. Si j'avais su que ce serait comme ça ici, jamais je n'aurais accepté ce boulot!
- N'en faites donc pas tout un plat, Joe, dit l'infirmière sans montrer aucune compassion. À quoi donc vous attendiez-vous dans un asile d'alienés ?
- Pas à cela ! reprit Joe, en hochant la tête. Ça me met les nerfs en pelote. Et la tordue qui est au quinze et qui a essayé de m'arracher les yeux, ce matin ! Vous êtes au courant ?
- Tout le monde est au courant, reprit la jeune femme, moqueuse. Il paraît même que vous étiez là à trembler comme une feuille.
- J 'avais pas trouvé d'autre moyen d'extirper un doigt de cognac au docteur Travers, dit Joe, grimaçant un sourire. Et ce salaud-là m'a flanqué des sels sous le nez! (Il demeura silencieux un moment, remâchant sa rancune, et reprit ) Écoutez-moi ce vent. C'est déjà assez sinistre ici sans que le vent se mette encore à gémir comme une âme damnée.
- Vous avez pris ça dans un livre, dit l'infirmière. Moi, j'aime bien le vent. .
- Alors je vous le laisse, répliqua Joe.
Les clameurs de la folle changèrent brusquement : c'étaient des cascades d'un rire suraigu, d'un rire sans joie, sans émotion, sans vie : cela donnait la chair de poule, surtout avec, à l'arrière-plan, le sauvage déchaînement de la tempête.
- Et son petit rire, il vous plaît aussi ?... dit Joe, la bouche sèche, les yeux inquiets.
- On s'y fait, répliqua l'infirmière avec sang-froid. Les fous sont comme les enfants; ils cherchent simplement à s'exprimer.
- Elle s'en tire très bien ! Elle peut être fière.
Il y eut un silence et l'infirmière demanda :
- Vous êtes libre, maintenant ?
Joe la regarda pensivement, l'air moitié railleur moitié amical.
- Est-ce une invitation ? continua-t-il en s'approchant d'elle. '
L'infirmière se mit à rire.
- J'ai bien peur que non, Joe ! dit-elle à regret. J'ai encore huit dîners à servir. Je n'aurai pas fini avant au moins une heure.
- Oh, la barbe! fit Joe. Je vais me coucher. Sam est déjà au pieu. Faut qu'on soit debout à quatre heures. Et puis j'en ai marre d'entendre gueuler cette cinglée. Ses hurlements, j'en ai ma claque.
- Très bien, allez vous coucher, dit l'infirmière en relevant le nez d'un air dédaigneux. Je ne suis pas en peine de compagnie. Le docteur Travers m'a invitée à faire une partie de rami avec lui.
Joe ricana.
- C'est à ça que se limitent ses ambitions. Vous ne risquez pas de rigoler beaucoup avec le docteur Travers.
- Je sais... Le docteur Travers n'est pas un rigolo... comme vous, Joe.
Joe renifla, les yeux fixés sur le plateau.
- Dites donc, on les nourrit bien ! fit-il, prenant sur une soucoupe un bâtonnet de céleri. Avant de venir ici, j'imaginais qu'on leur entonnait de la viande crue à travers des barreaux de fer ! (Il mordit dans le céleri, le mâchonna.)
_ Voulez-vous bien ne pas toucher au dîner de ma malade ! s'exclama l'infirmière. En voilà des manières ! Ces choses-là ne se font pas ici.
- Ben, elles sont faites, dit Joe sans se troubler, et c'était joliment bon. D'ailleurs, elle en est pas à un brin de céleri près, avec toute cette galette pour lui tenir chaud.
- Tiens, tiens ! Vous êtes au courant, à ce que je vois.
Joe lui lança un regard en dessous.
_ - Oh, moi vous savez, pas grand-chose ne m'échappe. J'avais l'oreille collée au trou de la serrure tout le temps que le docteur Travers gueulait au téléphone. Six millions de dollars ! C'est ce que Blandish lui a laissé, n'est-ce pas ? (Ses lèvres émirent un sifflotement silencieux :) Pensez un peu... Six millions de dollars !
L'infirmière soupira. Elle n'avait cessé d'y penser toute la journée...." (traduction Éditions Gallimard).
"You Have Yourself a Deal" (1966, La blonde Pékin)
Les services secrets chinois et américains sont sur les traces d'une belle inconnue. Tout le monde croit que cette femme connaît des secrets d'Etat que l'univers entier se dispute. Mais son véritable secret, c'est bien autre chose, un bijoux fabuleux...
"Le capitaine O'Halloran arrêta sa jeep dans la cour intérieure de l'ambassade des Etats-Unis à Paris, prit sa serviette de cuir noir sur le siège de droite, réussit péniblement à extraire de l'auto sa puissante carcasse, et escalada les marches du perron. Il adressa un clin d'œil au portier, debout derrière le bureau de réception, monta par l'ascenseur jusqu'au second étage, longea le couloir, gravit les six marches qui le coupent on ne sait pourquoi, et s'arrêta en voyant venir vers lui une belle fille d'une trentaine d'années; c'était Marcia Davis, la secrétaire particulière du chef de la division parisienne de la C.I.A., Central Intelligence Agency. Marcia sourit, et ses yeux gris jetèrent un regard admiratif sur le capitaine. Elle éprouvait toujours un petit pincement de cœur devant ce visage franc aux traits harmonieux, malgré le nez un peu camard, ces yeux clairs et ce menton décidé. "Que l'on doit être bien, se disait-elle, entre ces bras puissants. "
- Hello, Tim! Quel bon vent vous amène ?
- Est-ce que le patron est là ?
O'Halloran posa la question machinalement, en pensant à tout autre chose - en pensant aux réactions qu'aurait cette belle rouquine, si d'aventure elle tombait dans son lit. .
- Vous savez bien qu'il est là tous les jours que Dieu fait, hélas! Il y a longtemps que je ne vous ai vu. Vous étiez en vacances?
- Vacances? Que signifie ce mot? Je l'ai déjà entendu quelque part, mais je ne sais plus ce qu'il veut dire. Non. Je m'estimerai heureux si on ne m'envoie pas dans le Lot ou le Tarn-et-Garonne, le jour de Noël. Et vous?
- Je pars en septembre. J 'ai loué ma place pour une croisière dans les îles grecques. A bientôt, Tim.
Elle décocha un sourire éclatant et poursuivit son chemin en balançant les hanches, au bénéfice du capitaine qui la suivit des yeux. Puis O'Halloran rejeta ces pensées frivoles pour continuer sa route jusqu'à une porte où il lut en lettres dorées :
Central Intelligence Agency
Chef de Division
John Dorey
Il sourit devant ces ors flambant neufs, et secoua la tête avec une respectueuse admiration. "Il a fini par y arriver!" se dit-il. Peu de temps auparavant, les paris étaient ouverts à la division sur le sort de Dorey : Washington lui donnerait-il sa retraite, ou la place de patron? Après trente-huit ans de service, un nommé Thorley Warely lui avait soufflé le fauteuil directorial, l'année précédente; mais ce pistonné était reparti vers le soleil capitolien, et Dorey avait pris un nouveau bail, malgré ses soixante ans passés. O'Halloran l'appréciait et l'admirait. Pour lui, c'était un homme qui savait prendre des risques, ne se perdait pas dans les détails, et voyait loin; autrement dit, un patron. Le capitaine frappa à la porte, et entra dans la pièce confortable où le directeur travaillait, assis derrière son immense bureau. Dorey n'était pas très impressionnant, avec sa petite taille et son profil d'oiseau à lunettes sans monture. Toujours tiré à quatre épingles, il faisait penser plus à un banquier cossu qu'à un as du contre-espionnage. En voyant entrer O'Halloran, il se renversa dans son fauteuil pivotant et regarda le visiteur par-dessus ses verres.
- Alors, Tim? Je ne vous ai pas vu depuis un siècle. Une affaire intéressante ?
O'Halloran n'avait pas lâché la poignée de la porte; il montra du pouce les lettres dorées.
- Mes félicitations!
Dorey lui adressa un sourire froid.
- Merci. Fermez la porte et asseyez-vous. La fortune sourit, poursuivit-il en examinant son stylo doré, à ceux qui jouent la bonne carte au bon moment.
- Il faudra que je me souvienne de ça.
O'Halloran retira sa casquette de militaire et s'assit sur l'un des sièges rembourrés disposés devant le bureau.
- J 'étais bon pour la retraite, reprit Dorey d'une voix confidentielle, comme s'il parlait pour lui-même, quand Robert Henry Carey est entré en scène, et tout a changé. (Il haussa les épaules.) Un coup de veine. On tire parfois la bonne carte... ce n'est pas fréquent. Revenons à votre visite. Que puis-je pour vous, Tim ?
O'Halloran tira sur la fermeture éclair de sa serviette et sortit un dossier qu'il déposa sur ses genoux. `
- Ce matin, j'ai reçu une note de la Sûreté Nationale française. Et j'ai pensé qu'elle vous intéresserait.
Toujours renversé dans son fauteuil, Dorey ouvrit les mains, écarta les doigts et en joignit les extrémités; c'était une de ses attitudes favorites.
- Je vous écoute, dit-il.
- Avant-hier soir, 4 juillet, un avoué qui parquait sa voiture quai de la Tournelle a vu une femme couchée sur le sol contre un mur. Il a appelé un agent qui passait. La femme était dans le coma. L'agent a fait venir une ambulance, et la blessée a été conduite à l'hôpital Saint Lazare. Pas de place. La dame n'avait aucun papier, mais portait une écharpe aux couleurs nationales américaines, et son manteau venait de New York: excellent prétexte pour s'en débarrasser en l'expédiant à l'hôpital américain de Neuilly.
O'Halloran s'interrompit pour consulter son dossier.
- Jusqu'ici, je vois mal l'intérêt de votre histoire, dit Dorey avec une pointe d'impatience.
- La femme avait avalé une trop forte dose de barbituriques, poursuivit le capitaine d'une voix tonnante, en feignant d'ignorer la réflexion du patron. On l'a soignée et admise au service de médecine générale. Hier, elle s'est réveillée, et les médecins ont constaté qu'elle souffrait d'une amnésie totale. Elle ignore qui elle est, d'où elle vient, etc. Un trou complet dans la mémoire. Elle parle anglais couramment, avec l'accent américain. Elle est faible et surexcitée, évidemment. Jusque-là, rien d'exceptionnel; des quantités de gens souffrent d'amnésie sous une forme ou sous une autre. Le médecin du service était pressé de se débarrasser de cette cliente, car l'hôpital est à court de lits. Il a donc envoyé le signalement de l'amnésique à la Sûreté, qui a pris contact avec les ambassades de Suède et de Norvège, pensant que la malade pouvait être une ressortissante de ces pays. Aucun succès.
- Qu'est-ce qui permettait de croire cela?
- L'allure de la malade : grande, blonde... La Scandinave classique.
- Aucun papier sur elle, m'avez-vous dit ?
- Pas même un sac à main.
Dorey manifesta de l'impatience.
- Je ne vois pas...
- Attendez. Ce matin j'ai reçu la note de la Sûreté. Je vais vous lire le signalement... Blonde, d'une beauté exceptionnelle, yeux bleus, teint très bronzé, taille un mètre soixante-dix, poids cinquante-sept kilos. Signes particuliers : un grain de beauté sur l'avant-bras droit, et... trois caractères chinois tatoués sur la fesse gauche.
Dorey regarda O'Halloran d'un air étonné, s'accouda sur le bureau, reprit son stylo et se frotta le nez avec.
- Chinois, vous dites?
- Oui. Trois caractères.
Le capitaine posa ses papiers devant le patron.
- Il y a quelque part dans votre division un dossier que l'on m'a communiqué pour information, voici une dizaine de mois. Il y était question de Feng Hoh Kung, le plus remarquable chercheur de Pékin dans le domaine des fusées. En lisant la note de la Sûreté, je me suis souvenu d'avoir lu, au milieu d'un fatras de renseignements inutiles, que ce savant est un peu fou et colle ses initiales sur tout ce qui lui appartient : sa maison, sa voiture, son cheval, ses chiens, ses casseroles, ses vêtements, ses chaussures... et ses femmes. Je me suis souvenu aussi qu'à l'époque il venait de se payer une maîtresse suédoise...."
William Irish (1903-1968)
William Irish ou Cornell Woolrich, un maître du suspense - Cornell Woolrich, devenu William Irish en 1942, natif de New York, ses premiers romans,
influencés par Scott Fitzgerald, sont des succès. Mais, à partir de 1932, les éditeurs refusent ses œuvres. Il se lance alors dans la nouvelle «noire», et les fameux magazines pulps lui prennent
sa production. Solitaire, secret, malade, alcoolique, confiné dans sa chambre après la mort de sa mère avec laquelle il avait longtemps vécu, la gangrène aura raison de lui en 1968. Le jeune
Cornell aura passé sa prime enfance marquée par la désunion de ses parents - au Mexique. A l'âge de huit ans, une représentation de Madame Buterfly lui aurait, dit-on, révélé le sens de sa propre
mort. Cette obsession planera sur toute son œuvre. En 1918 Cornell retourne à New York et vit chez son grand-père maternel. En 1921 il entreprend des études à l'Université de Columbia. Il rêve de
devenir danseur de music-hall mais, à l'occasion d'une maladie qui le retient au lit, il découvre l'œuvre de Scott Fitzgerald, qui devient son modèle littéraire. Il publie son premier roman -
nullement policier - en 1926 : "Cover Charge". Il est désormais convaincu qu`il lui faut persévérer dans la littérature et publie alors une demi-douzaine de romans. Il quitte, à cette époque,
l'Université et donne régulièrement des short stories au magazine College Humor. Son deuxième roman, "Children of the Ritz", est acheté par Hollywood et Woolrich se rend en Californie pour y
travailler à son adaptation cinématographique. Après un mariage de courte durée - quelques liaisons homosexuelles semblent avoir été à l'origine du divorce -, Woolrich revient s`installer à New
York en 1929. A partir de cette date, il va vivre avec sa mère, Claire Woolrich, jusqu'à la mort de cette dernière, en 1957 : ils voyagent en Europe (France, Autriche, Espagne); le reste du temps
ils habitent des chambres d'hôtel à Manhattan.
C'est alors que Woolrich donne ses premiers récits policiers : "Death Sits in the Dentist's Chair" (La mort est assise dans le fauteuil du dentiste), dans
le magazine Detective Fiction Weekly, "The Kiss of the Cobra", dans le Dime Detective Weekly (1935): de 1935 à 1940, il il publiera plus d'une centaine de nouvelles.
En 1940 il signe son premier roman policier : "The Bride Wore Black" (La mariée était en noir). Suivront "The Black Curtain" (1941, Retour à Tillary
Street), "Black Alibi" (1942, Alibi Noir), "The Black Angel" (1943, Ange), "The Black Path of Fear" (1944, Une peur noire), "Rendez-vous in black" (1948, Rendez-vous en noir). Sous le nom de
William Irish, "Phantom Lady" (1942, Lady fantôme), "Deadline at Dawn" (1944, L'Heure blafarde), "Waltz into Darkness" (1947, La Sirène du Mississipi), "I Married a Dead Man" (1948, J'ai épousé
une ombre), et sous celui de George Hopley, "Night Has a Thousand Eyes" (1945, Les Yeux de la Nuit).
Mais le récit policier n'est pour lui qu'un cadre à l'intérieur duquel s'inscrivent ses obsessions et une vision de l'existence dominée par l'amour et la
mort, l'affectivité est omniprésente, et le personnage principal n'est ni policier, ni détective, mais un être que tout désigne comme coupable ou comme victime, acculé parfois au crime, et qui
nous entraîne dans les angoisses d'un quotidien qui peut s'avérer destructeur. Dès lors, William Irish va occuper, au même titre que Raymond Chandler, Dashiell Hammet, Ellery Queen. une place
prépondérante dans la littérature policière américaine. Ses livres seront adaptés à l'écran par les plus grands cinéastes dont Roy William Neill, "Black Angel" (1946), Maxwell Shane, "Fear in the
Night " (1947), John Farrow, "Night has a thousand eyes" (1948), Alfred Hitchcock, "Rear Window" (1955, Fenêtre sur cour), avec Grace Kelly et James Stewart, Maxwell Shane, "Nightmare" (1956),
avec Edward G. Robinson, François Truffaut, "La mariée était en noir" (1968) et "La sirène du Mississippi" (1969), Robin Davis, "J'ai épousé une ombre" (1983). Ses recueils de nouvelles sont
constellés de récits inoubliables : The Cornell Woolrich Omnibus, The Corpse Next Door, The Body Upstairs, The Body in Grant's Tomb, Walls That Hear You, If the Dead Could Talk,
...
A la mort de sa mère en 1957, plus reclus que jamais, Irish sombre dans l'alcoolisme, ne travaillant plus qu'à quelques nouvelles empreintes de désespoir.
L'une d'elles, qu'il avait à peine commencé d'écrire, porte un titre qui résume l'amère philosophie de son existence : "D'abord on rêve, et puis on meurt"...
"The Bride Wore Black" (1940, La mariée était en noir)
«Je vais éliminer cette femme de mes calculs et de mes suppositions aussi complètement que si elle n'existait pas. Elle me gêne. Elle est comme un nuage de
brume qui enveloppe toute l'affaire. J'ai l'intention de concentrer mes efforts sur les quatre hommes. Lorsque j'aurai découvert le point où leurs vies se sont rencontrées, la femme rentrera
immédiatement en scène, et je ne tarderai pas à découvrir le motif qui l'a fait agir.» - Personne ne savait qui était cette femme, d'où elle venait, ni pourquoi elle était entrée dans leur vie.
Tout ce qu'ils savaient vraiment d'elle, c'est qu'elle possédait une beauté terrifiante - et qu'à chaque fois qu'elle apparaissait, un homme mourait horriblement. Le roman d'une implacable
vengeance...
"- JULIE! Ma Julie!
La voix suivit la femme dans l'escalier jusqu'au bas des quatre étages. C'était le murmure le plus doux, l'appel le plus fort que des lèvres puissent
lancer. Cela ne la fit pas hésiter, ni rater une marche. Son visage était très pâle lorsqu'elle sortit dans la lumière du jour et rien de plus. La fillette qui attendait près de la valise, à la
porte d'entrée, se retourna et la regarda, presque incrédule tandis que Julie la rejoignait, l'air de se demander comment elle avait trouvé la force d'en finir. La femme parut lire dans ses
pensées ; elle répondit à la question silencieuse.
- C'est aussi dur pour moi que pour eux, de dire adieu, mais moi je m'étais faite à cette idée, pas eux. J'ai eu tant de longues nuits pour m'endurcir.
Eux, c'est la première fois que ça leur arrive. Moi, c'est la millième fois que je vis ces instants.
Et, sans changer de ton, elle poursuivit:
- Je vais prendre un taxi; il y en a un là-bas.
Comme la voiture approchait, la fillette la regarda d'un air interrogateur.
- Oui, tu peux m'accompagner si tu veux. A la gare de Grand Central, chauffeur.
Elle ne se retourna pas pour regarder la maison, ni la rue qu'elle quittait. Elle n'eut pas un regard pour les autres rues qu'elle connaissait si bien,
pour ce coin de la ville où elle avait toujours vécu. Elles durent attendre un peu devant le guichet où quelqu'un s'attardait. La petite fille, à côté d'elle, s'accrochait désespérément à son
bras.
- Où vas-tu ?
- Je ne sais pas. Je n'y ai même pas encore pensé.
Elle ouvrit son sac à main, partagea en deux paquets inégaux la mince liasse de billets qu'il contenait et garda la plus petite partie dans sa main.
Elle se pencha vers l'ouverture du guichet et posa l'argent sur la tablette. .
- Jusqu'où je peux aller avec ça?
- Chicago, et je vous rends quatre-vingt-dix cents.
- Alors un aller.
Elle se tourna vers la ñllette.
- Tu peux retourner à la maison; tu pourras au moins leur raconter ça.
- Je ne dirai rien, si tu ne veux pas, Julie.
- Ça n'a pas dïmportance. Qu'est-ce que ça change, le nom d'un lieu, quand on part sans retour ?
Elles s'assirent un moment dans la salle d'attente. Puis elles descendirent l'escalier qui menait au quai, demeurèrent un instant côte à côte devant la
portière du Wagon.
- Embrassons-nous, comme de vraies petites amies d'enfance.
Leurs lèvres s'effleurèrent, vite. "Voilà."
- Julie, je ne sais quoi te dire.
- Dis-moi adieu. Que dit-on jamais d'autre, dans cette vie ?
- Julie, j”espère que je te reverrai un jour prochain.
- Tu ne me reverras plus jamais.
Le quai s'éloigna. Le train s'engouffra dans le long tunnel. Puis il émergea de nouveau à la lumière, s'élevant au sommet d'une rampe d'où l'on pouvait
voir les étages supérieurs des maisons, tandis que les rues transversales défilaient comme les jours d'une palissade. Le train ralentit brusquement; il avait à peine atteint sa vitesse
maximale.
- Vingt-cinquième rue, chantonna distraitement le contrôleur.
La femme qui s'en allait pour toujours se leva, prit sa valise et parcourut le couloir, comme si elle terminait son voyage au lieu de le commencer. Elle
était debout tout contre la porte de sortie, lorsque le convoi s'arrêta. Elle descendit, suivit le quai et prit l'escalier qui menait à la rue. Elle acheta un joumal au kiosque de la salle
d'attente, s'assit sur un banc et consulta la page des petites annonces. Elle plia le joumal en quatre; elle suivit de l'index la colonne intitulée : "Appartements meublés". Le doigt s'arrêta
presque au hasard, sans égard pour les détails particuliers de la rubrique. De l'ongle, la femme marqua le papier spongieux. Puis, prenant le journal sous son bras, elle reprit sa valise et
sortit de la gare. Elle héla un taxi.
- Conduisez-moi à cette adresse, dit-elle en montrant le journal au chauffeur.
La logeuse se tenait debout près de la porte ouverte de la chambre, attendant le verdict.
La femme se retourna:
- Oui, dit-elle, ça me convient. Je vais vous verser une quinzaine d°avance.
- Quel nom, s”il vous plaît?
Le regard de la femme se posa rapidement sur la valise, sur les initiales J. B., autrefois dorées et que l'on pouvait encore distinguer entre les deux
serrures.
- Joséphine Bailey, dit-elle.
- Voici votre reçu, miss Bailey. J'espère que vous vous plairez ici. La salle de bains est plus loin dans le couloir, à droite
après...
- Merci, merci, je trouverai.
Elle referma la porte et donna un tour de clef. Elle enleva son chapeau, son manteau, et défit sa valise - un si petit bagage, de ceux que l'on emporte
pour un aller et retour - ou pour la vie. Un cabinet de pharmacie en tôle peinte, éraflé de taches de rouille, était fixé au-dessus du lavabo. Elle l'ouvrit et se haussa sur la pointe des pieds
pour l'examiner, comme si elle cherchait quelque chose. Sur l'étagère supérieure, ainsi qu'elle l'espérait vaguement, elle trouva une lame de rasoir rouillée, abandonnée là depuis longtemps par
quelque locataire masculin. Elle la prit et revint vers la valise. Elle découpa un rectangle autour des initiales et arracha la couche supérieure du carton bouilli, faisant disparaître toute
trace des lettres. Puis elle sortit son linge, une chemise de nuit, un corsage, qu'elle rangea à mesure dans l'armoire, après avoir ôté les marques qui portaient aussi ses initiales. L'autre
femme ainsi éliminée, elle jeta la lame de rasoir dans la corbeille à papier et s'essuya le bout des doigts. Elle tira une photographie d'une pochette boutonnée sous le couvercle de la valise.
C'était le portrait d`un jeune homme. Il n'avait rien d'extraordinaire. Il n'était pas d'une beauté frappante: des yeux, un nez, une bouche comme ceux de n'importe qui. Elle le regarda très
longtemps. Puis elle prit une boîte d'allumettes dans son sac et s`approcha du lavabo; elle enflamma un coin de la photo et attendit qu'elle fût réduite en cendres.
- Au revoir, dit-elle dans un souffle.
Elle ouvrit le robinet pour nettoyer la cuvette puis revint vers la valise. Il restait, sous la patte boutonnée, un petit carré de papier portant un nom
écrit au crayon. Elle avait mis beaucoup de temps pour se procurer ce nom. Elle fouilla encore et retira de la pochette quatre carrés de papier pareils au premier. Elle les prit tous ensemble.
Elle ne les brûla pas immédiatement...."
"I Married a Dead Man" (1948, J'ai épousé une ombre)
Enceinte, abandonnée par un mari insaisissable, Helen Georgesson monte à bord d'un train qui va vers l'ouest. Dans ce train, elle rencontre et se lie
d'amitié avec Patrice Hazzard, une jeune femme aisée qui est également enceinte et qui s'apprête à rencontrer la famille de son mari, Hugh, pour la première fois. Au moment où Patrice laisse
Helen essayer son alliance, le train déraille, Patrice et son mari sont tués dans l'accident. Helen survit, et parce qu'elle porte l'alliance de Patrice, la famille de Hugh Hazzard, n'ayant
jamais vu de photo de la vraie Patrice, suppose qu'Helen est Patrice, et l'accueille donc dans leur famille. Helen est d'abord rongée par la culpabilité, mais elle se persuade qu'elle n'agit
ainsi que pour le bien de son enfant. Les choses se mettent en place à tel point que le frère de Hugh, Bill, et Helen commencent à s'éprendre l'un de l'autre. Mais le rêve commence à prendre une
toute autre tournure : Helen reçoit une série de lettres anonymes de quelqu'un qui est clairement au courant de sa véritable identité, et c'est l'ancien petit ami d'Helen, Steve Georgesson, qui
resurgit et transforme le rêve en cauchemar. Helen décide alors qu'elle n'a pas d'autre choix que de tuer Georgesson, mais lorsqu'elle se rend à son appartement, elle le trouve déjà abattu. Il
s'avère de plus que Bill est aussi présent sur les lieux et qu'il découvre le véritable visage d'Helen. Débute entre une méfiance réciproque qui va définitivement plomber leur
existence....
"Les nuits d'été sont si agréables à Caulfield. Elles sentent l'héliotrope et le jasmin, le trèfle et le chèvrefeuille. Les étoiles y sont amicales et
chaudes et non distantes et froides, comme dans le pays d'où je suis venue; elles semblent être suspendues plus bas au-dessus de nos têtes, elles ont l'air plus brillant, plus proche de nous. La
brise qui soulève les rideaux est douce et légère comme le baiser d'un bébé. Et l'on y perçoit en tendant l'oreille, le doux froissement des arbres feuillus qui remuent dans leur sommeil. Les
lumières de la maison tombent sur les pelouses et y tracent de longues allées parallèles. Sur toutes choses planent le calme et le silence de la sécurité, de la paix absolue. Oh, oui, les nuits
d`été sont agréables à Caulfield.
Mais pas pour nous.
Telles aussi sont les nuits d'hiver. Et les nuits de printemps, les nuits d'automne. Mais pas pour nous, pas pour nous. La maison que nous habitons est
si agréable à Caulfield. La teinte bleu-vert de ses pelouses qui, toujours, ont l'air fraîchement abreuvées, quelle que soit l'heure. Les soleils étincelants de ses arroseuses tournantes,
éternellement tournantes, qui forment des arcs-en-ciel devant vos yeux, si vous les regardez d'assez près. La courbe pure, aiguë, de la route carrossable. L'éblouissante blancheur ensoleillée des
piliers du porche. A l'intérieur, la courbe symétrique et blanche de la rampe, aussi gracieuse que l'escalier sombre et luisant qu'elle accompagne jusqu'au premier. Le poli satiné des vieux
planchers cossus, à l'odeur éloquente de cire et d'essence parfumée. L`épaisseur confortable des moquettes. Dans chaque pièce, quelque fauteuil favori prêt à vous accueillir comme un vieil ami,
lorsque vous revenez passer un moment avec lui... Les gens qui viennent et voient cela subissent le charme et disent : "Que pourrait-on désirer de plus ? Voilà un véritable foyer tel que
chaque foyer devrait être." Oui, la maison que nous habitons est si agréable à Caulfield.
Mais pas pour nous.
Notre petit garçon, notre Hugh - le sien et le mien - quelle joie de le regarder grandir à Caulfield. Dans la maison qui, un jour, sera la sienne, dans
la ville qui, un jour, sera la sienne. Le regarder faire ses premiers pas titubants qui signifient : "Maintenant, il sait marcher!" Recueillir et chérir chaque mot nouveau qui sort incertain de
ses lèvres, chaque mot nouveau qui signifie : "Il en a découvert un autre, maintenant il sait parler." Même cela n'est pas pour nous. Même cela nous semble volé, obtenu par fraude d'une manière
confuse que je ne saurais expliquer. C'est quelque chose à quoi nous n'avons pas droit, quelque chose qui n'est pas légitimement à nous. Je l'aime tant. C`est de Bill que je parle à présent, de
l'homme que j'aime. Et qui m`aime. Je sais que je l'aime, je sais qu'il m'aime, je n'en puis douter. Mais je ne puis douter non plus qu`un jour viendra, peut-être cette année, peut-être l'année
prochaine, où il fera brusquement ses valises, et s'en ira, et me laissera seule. Et cependant, il ne voudra pas partir. Et cependant, il m'aimera toujours, autant qu'à la minute où je prononce
ces mots. Ou s'il ne part pas, c'est moi qui partirai. Je prendrai ma valise et franchirai le seuil de la porte, pour ne plus jamais revenir. Et cependant, je n'aurai pas envie de partir. Je
laisserai ma maison derrière moi. Je laisserai mon bébé derrière moi, dans cette maison qui, un jour, sera la sienne, et je laisserai mon cœur derrière moi, avec l'homme auquel il appartient -
(Comment pourrais-je l'emporter avec moi ?) - mais je partirai pour ne plus jamais revenir. Nous avons lutte contre cette chose. Pied à pied, nous l'avons combattue, par tous les moyens
possibles. Nous l'avons repoussée mille fois, mais toujours elle est revenue, dans un regard, un mot, une pensée.
Elle est là.
A quoi bon lui dire : "Tu ne l`as pas fait. Tu me l'as affirmé, une fois. Et cette seule fois suffisait. Pas besoin de me le répéter maintenant. Je sais
que tu ne l'as pas fait. Oh, mon chéri, mon Bill, je sais que tu ne mens pas. Ni pour ce qui est de l'argent, ni pour ce qui est de l'honneur, ni en amour... " (Mais il ne s'agit pas d'argent, ni
d'honneur, ni d'amour. Il s'agit d'une chose à part. Il s'agit d'un assassinat.)
A quoi bon, puisque je ne le crois pas. Lorsqu'il parle, sur le moment même, je suis tentée de le croire. Mais un moment plus tard, ou une heure, ou un
jour, ou une semaine plus tard, je recommence à douter. A quoi bon, puisque nous ne vivons pas seulement dans le présent immédiat, puisque notre vie ne tient pas dans un seul moment. Viennent
d'autres moments, d'autres heures, d'autres semaines, et aussi, oh mon Dieu, d'autres années. Puisque chaque fois qu'íl en parle, je sais que ce n'était pas moi. C'est tout ce que je sais. Mais
je le sais bien. Trop bien. Je le sais. Et il ne reste que...
Et chaque fois que j'en parle, peut-être sait-il que ce n'était pas lui. (Mais moi comment le saurai-je ? Il n'a aucune possibilité de m'en convaincre.)
Et il le sait si bien, si bien. Alors il ne reste que...
Inutile, tout à fait inutile.
Un soir, il y a six mois, je me suis agenouillée devant lui, avec le petit entre nous, contre mes genoux. J 'ai posé ma main sur la tête du petit et je
lui ai juré à voix basse pour que l'enfant ne puisse comprendre :
- Sur mon enfant, Bill, je te jure sur la tête de mon enfant que je ne l'ai pas fait. Oh Bill, je ne l'ai pas fait...
Il m'a relevée, m`a tenue dans ses bras et m'a serrée contre lui.
- Je sais que tu ne l'as pas fait. Je le sais. Que puis-je te dire de plus ? Par quel moyen puis-je te le faire comprendre ? Là, pose ta tête contre mon
cœur, Patricia. Mon coeur te convaincra mieux que moi. Ecoute-le, Patricia, tu sens bien qu'il te croit?
Et pendant un instant, cet instant unique de notre amour, il me croit. Mais ensuite vient l'autre instant, l'instant inévitable. Et déjà il pense :
"Mais je sais que ce n'est pas moi. Je sais pertinemment que ce n'est pas moi. Et il ne reste que..." .
Et tandis que ses bras m'enlacent plus étroitement et que ses lèvres sèchent mes larmes, il ne me croit déjà plus. Je sais qu'il ne me croit plus. Il
n'y a pas d'issue. Nous sommes cernés, pris au piège. Chaque fois, le cercle se referme, et nous nous retrouvons à l'intérieur et nous ne pouvons nous en échapper..." (Trad. Minnie Danzas et
Gilles-Maurice Dumoulin, Gallimard)
"Phantom Lady" (1954, Lady Fantôme)
"The Hundred and and Fiftieth Day Before the Execution..." - Un homme est accusé d'avoir assassiné sa femme, condamné et sur le point d'être exécuté, ses
amis et un détective tentent prouver son alibi en recherchant une inconnue qu'il avait rencontrée dans u bar le soir du meurtre. Mais personne ne semble se souvenir les avoir vu ensemble. Le
roman sera adapté au cinéma en 1944 par Robert Siodmak sous le titre Les Mains qui tuent (Phantom Lady), avec Franchot Tone, Ella Raines et Alan Curtis...
"La nuit était jeune encore, et lui aussi. Mais la nuit était douce et il était furieux. Cela se voyait de loin, à son air renfrogné. Il était en proie
à une de ces colères rentrées, qui ne s'extériorisent pas, mais durent parfois pendant des heures. Et c'était vraiment dommage car, autour de lui, tout était à la joie. Une soirée de mai, à
l'heure des rendez-vous, l'heure où une moitié de la ville s'habille et se farde avec soin pour rejoindre l'autre moitié, qui lisse ses cheveux et regarnit son portefeuille. Et partout, dans les
restaurants, les bars, les halls d'hôtel, sous les horloges, au coin des rues, partout c'était la même antienne : "Me voici! Je ne t'ai pas fait attendre trop longtemps?" "Que tu es belle! Où
allons-nous ?" . A l'ouest, le ciel lui-même semblait s'être fardé de rouge et avoir choisi deux étoiles plus brillantes que les autres pour servir de clips à sa robe bleu nuit. Les enseignes au
néon adressaient des clins d'œil aux passants, tout le monde allait quelque part; l'air qu'on respirait à cette heure-là était du champagne vaporisé, avec un rien de Chanel pour le singulariser.
et, si vous n'y preniez garde, il vous montait à la tête... à moins qu'il ne vous grisât le cœur. Indifférent à tout cela, il avançait avec sa mine renfrognée et, en le croisant, les gens se
demandaient ce qu'il pouvait bien avoir. Ça n'était sûrement pas sa santé qui le tracassait. Il suffisait de le voir pour s'en convaincre. Et la nonchalante élégance de ses vêtements disait
clairement qu'il comptait au nombre de ceux n'ayant point de soucis d'argent. Ce n'était pas son âge non plus, car il n'avait sûrement pas plus de trente ans. Et il aurait été fort bel homme,
s'il avait pris une expression un peu plus amène. Primitivement, il n'avait pas eu l'intention d'entrer là. Cela se vit à la façon dont il freina - c'était vraiment le mot - devant la porte du
bar. Peut-être n'y aurait-il même pas prêté attention si l'enseigne intermittente qui annonçait Anselmo's, au moment où il passait, n'avait brusquement inondé le trottoir de rouge géranium. Mais
il entra. Il se trouva dans une sorte de long couloir, bas de plafond. De chaque côté, il y avait des boxes minuscules, et sur le tout régnait un éclairage indirect, ambré, très reposant. Ça
n'était pas bien vaste et les clients y étaient rares. Il alla droit au comptoir en demi-cercle qui, adossé au mur du fond, faisait face à l'entrée. Il posa son léger pardessus sur un des
tabourets, le surmonta de son chapeau, et se percha sur le tabouret voisin sans regarder ni à droite ni à gauche. ll entrevit vaguement une veste blanche dans son rayon visuel tandis qu'une voix
disait:
- Bonsoir, monsieur.
- Scotch.
En s'asseyant, il avait dû, inconsciemment, repérer un bol de bretzels sur lequel il abattit sa main sans même regarder. Ses doigts rencontrèrent non
point la forme torturée d'un bretzel, mais quelque chose de lisse et de doux. Tournant la tête, il retira sa main qui s'était posée sur une autre main ayant eu le même geste que la sienne mais un
instant plus tôt.
- Excusez-moi. dit-il. Après vous.
Il avait de nouveau détoumé la tête, mais il se ravisa et lui accorda un deuxième regard. Après ça, il ne la quitta plus des yeux. Ce qu'elle avait de
frappant, c'était son chapeau. Il ressemblait à une citrouille, non seulement par sa taille et sa forme, mais aussi par sa couleur qui faisait presque mal aux yeux. Ce chapeau semblait éclairer
tout le bar, à la façon d'une lanterne japonaise. De son centre, très exactement, jaillissait une longue plume mince, qui faisait penser a une antenne. Il n'y avait pas une femme sur mille qui
aurait supporté cette couleur mais, elle, on pouvait même dire que ça lui seyait. Ainsi coiffée,. elle faisait un effet surprenant, mais élégant, pas ridicule. Pour le reste, elle était vêtue de
noir, si discrètement qu'on finissait par ne plus voir que son chapeau. Peut-être celui-ci était-il pour elle une sorte d'emblème, un symbole de libération ? Peut-être signifiait-il: "Quand j'ai
ce chapeau, prenez garde: je suis prête à toutes les audaces!" Pour l'instant elle se contentait de grignoter un bretzel, en feignant de ne pas remarquer l'examen attentif auquel il la
soumettait. Quand il quitta son tabouret pour se rapprocher, elle s'interrompit simplement de manger, en inclinant à peine la tête, comme pour lui faire comprendre : "Si vous voulez me parler, je
ne vous en empêcherai pas. Mais ce que je ferai ensuite dépendra de ce que vous avez à dire."
Ce qu'il lui dit fut net, simple, et direct :
- Avez-vous des projets pour la soirée ?
- Oui et non.
Ça n'était ni une rebuffade ni un encouragement, et aucun sourire n'accompagnait cette réponse. Une femme bien élevée, une femme comme il faut, de toute
évidence. Lui-même déclara courtoisement:
- Je n'ai pas l'intention de vous importuner. Si vous avez déjà un engagement pour la soirée, dites-le-moi.
- Vous ne m'importunez pour l'instant.
Elle lui signifiait clairement que sa décision était encore dans la balance. Il tourna les yeux vers la pendule qui surmontait les bouteilles, en face
d'eux..." (traduction Maurice B.Endrèbe, Presses de la Cité)...
Agatha Christie (1890-1976)
Si l'âge d'or du roman d'énigme ou "whodunit" (Who done it?), inventé par Edgar Poe, se situe durant les décennies 1920-1940, puis incarné pour la postérité
par un auteur comme Ellery Queen, de "Calamity Town" (1942) à "The King is Dead" (1952), c'est Agatha Christie qui en établit les standards dans les enquêtes qu'elle fait mener à Hercule Poirot
ou Miss Marple, mais avec le souci d'emporter la participation active du lecteur : en mettant en scène la complexité de l'intrigue, la sagacité du détective, la virtuosité du schéma déductif mis
en œuvre...
Née dans le Devon, elle a régné pendant un demi-siècle sur le roman policier britannique, plus de deux cent romans et pièces de théâtre, traduits dans le monde entier, et deux héros, le détective
belge Hercule Poirot et Miss Marple. Son enfance et sa jeunesse se sont pourtant écouler paisiblement dans un univers essentiellement féminin; mère, grand-mère et tantes lui racontent beaucoup
d'histoires. L'attrait pour les situations étranges se manifeste, dira-t-elle, très tôt. Déjà dans sa jeunesse, elle écrit des nouvelles qui seront diversement acceptées par les journaux et les
revues. A 22 ans, elle épouse Archie Christie, officier aviateur, mais la guerre les sépare. Durant cette période, Agatha travaille comme infirmière et devient l'assistante d'un pharmacien; elle
se familiarise alors avec les remèdes et les poisons, qui tiendront une large place dans son œuvre. En 1920, elle écrit son premier roman, "La Mystérieuse Affaire des styles" mais il faudra
attendre Le“Meurtre de Roger Ackroyd (son troisième roman) pour que l'auteur connaisse le succès. Après cette période heureuse, elle connaît un des moments douloureux de sa vie: la mort de sa
mère et l'abandon de son mari. C'est à cette époque que se place le fameux "mystère" de sa disparition durant dix jours; les journalistes ont imaginé toutes sortes de raisons à cette fugue;
l'hypothèse la plus vraisemblable semble être un épisode dépressif au cours duquel l'écrivain aurait complètement perdu la mémoire et se serait retrouvée "dans la peau d'une autre personne" dans
une station thermale. L'écriture n'est plus seulement un passe-temps mais devient une véritable nécessité, économique, et toutes les circonstances de la vie, les rencontres, se transforment en
éléments de romans. Chez des amis, elle rencontre Max Mallowan, jeune et brillant archéologue, de quinze ans son cadet. Ils se marieront...
"The Murder of Roger Ackroyd" (1926, Ie Meurtre de Roger Ackroyd)
"The truth, however ugly in itself, is always curious and beautiful to the seeker after it.". Hercule Poirot has retired to the village of King's Abbot to cultivate marrows. But when wealthy Roger Ackroyd is found stabbed in his study, he agrees to investigate. A typical village murder mystery; or so it seems until the last chapter with its stunning revelation. This title would still be discussed today even if Christie had never written another book. An unmissable, and still controversial, milestone of detective fiction - Le docteur Sheppard, narrateur de l'histoire, apprend un matin la mort par empoisonnement de Mrs Ferreras; la sœur du docteur, Caroline, rapportant des bruits qui circulent en ville; parle d'un suicide dû aux remords nourris par Mrs Ferreras qui, un an plus tôt, aurait assassiné son mari et qui recevait régulièrement la visite d'un maître-chanteur, témoin de cet assassinat. Dans la soirée, vers 21 h 30, le docteur rend visite à son ami Roger Ackroyd. Celui-ci vit en compagnie de sa belle-sœur Mme Ackroyd, de sa nièce Flora et, épisodiquement; de son beau-fils (enfant d'une épouse décédée) Ralph Paton, d'une gouvernante (Miss Russel), d'un serviteur (Parker), d”un secrétaire (Geoffroy). De plus, le major Blunt est en visite chez lui durant cette période. Roger Ackroyd raconte au docteur qu'il a reçu une lettre bleue de son amie Mrs Ferreras où elle lui confie, avant de se suicider, le nom de son maître-chanteur. Le docteur quitte son ami vers 21 h 45. A peine rentré chez lui, il reçoit un coup de téléphone de Parker, lui annonçant la mort, d'un coup de couteau dans le dos, de Roger Ackroyd. Le docteur Sheppard accourt sur les lieux immédiatement. C'est Ralph Paton qui est soupçonné parce que les empreintes de ses souliers sont très visibles sur le rebord de la fenêtre, qu'une forte somme a été dérobée et qu'on lui connaissait de sérieux ennuis d'argent. D'autrc part, un inconnu de type américain et à l'allure désinvolte a été aperçu dans le parc à l'heure du crime. Un petit homme a loué la maison voisine de celle du docteur: c'est Hercule Poirot, le célèbre détective. Flora Ackroyd vient le supplier de s”occuper de Paffaire pour disculper Ralph Paton, qui est son fiancé. Persuadé de l'innocence de ce dernier, Poirot provoque une petite réunion pour mieux connaître les protagonistes; un nouveau personnage attire l'attention, Ursula Osbome, une domestique suspectée d”avoir volé de l'argent. Renseignements pris, il n'en est rien. Poirot dit clairement que «chacun lui cache quelque chose ››, en particulier Flora Ackroyd, qui n'ést peut-être pas la dernière à avoir vu son oncle comme elle l'affirmait: elle avoue s'ètre bornée à monter l'escalier sans lui rendre visite; or, tous les raisonnements se basaient sur l'heure donnée par Flora: 21 h 45. D`une manière chevaleresque, le major Blunt prend toute la responsabilité sur lui et avoue son amour pour Flora, amour partagé d”ailleurs. Entre-temps, l”inconnu du parc est retrouvé et innocente. Nouveau rebondissement: Poirot ayant fait passer dans le joumal une fausse petite annonce relatant l'arre'station de Ralph Paton à Liverpool, celui-ci lui rend visite et lui avoue cette chose incroyable: il est secrètement marie' à Ursula Osbome, servante de son père, provenant d'une famille honorable mais ruinée. Jamais ils n'auraient osé apprendre cette nouvelle à Roger Ackroyd qui aurait certainement condamné ce mariage. Dès lors, Ralph est également innocente puisqu'il se trouvait avec son épouse au moment du crime. Hercule Poirot provoque une dernière réunion; plusieurs personnes sont toujours des coupables en puissance: Mrs Ackroyd, sa fille Flora, Parker, le major Blunt, le secrétaire Geoffroy. A la surprise générale, Poirot annonce que le coupable n'est autre que le narrateur lui-même, le docteur Sheppard. En effet, seul celui-ci savait que Mrs Ferreras avait empoisonné son mari puisqu”il le soignait; il faisait donc chanter cette dame qui, à bout de forces, se suicida. Mais dans une missive bleue qu'elle adressa à Roger Ackroyd, elle communiqua le nom de son maître-chanteur le soir même de la visite du docteur; il fallait donc qu'Ackroyd disparaisse. Sheppard emploie alors un stratagème diabolique dans le but d'orienter les soupçons vers Ralph Paton: en un quart d'heure (entre 21 h 30 et 21 h 45), il emprunte les chaussures de Ralph, marque ses empreintes, dérobe la lettre compromettante et assassine la victime. Comble du raffinement: pour que tout le monde dans la maison entende la voix de Roger Ackroyd, il actionne un dictaphone comme si celui-ci dictait une lettre à son secrétaire Geoffroy...
"Mme Ferrars mourut dans la nuit du 16 au 17 septembre, un jeudi. On m'envoya chercher le vendredi 17, vers huit heures du matin. Mais il n'y avait rien à faire et la mort remontait à plusieurs heures. Je rentrai chez moi peu après neuf heures. J'ouvris la porte avec ma clé et je restai exprès dans le vestibule quelques instants de plus qu'il n'était nécessaire, pour pendre mon chapeau et mon pardessus. En réalité, j'étais bouleversé et préoccupé. Je ne prétendrai pas, maintenant, que j'aie, dès cet instant, prévu les événements qui devaient se dérouler au cours des semaines suivantes, car ce ne serait pas exact. Mais mon instinct m'avertissait que j'alIais éprouver des émotions. Un bruit de tasses remuées, accompagné de la petite toux sèche de ma sœur Caroline, partit de la salle à manger dont la porte s'ouvrait à gauche du vestibule.
- Est-ce toi, James? appela ma sœur.
Cette question était fort inutile, car quelle autre personne eût pu entrer ainsi? C'était justement à cause de Caroline que je m'attardais un peu. 'Kipling nous dit que la devise de la gent mangouste pourrait se résumer en cette courte phrase : "Pars et va à la découverte!"
Si jamais Caroline veut se faire faire des armes parlantes, je lui conseillerais d'adopter l'effigie d'une mangouste. Cependant, en ce qui la concerne, on pourrait supprimer la première partie de la devise, car, tout en restant paisiblement à la maison, ma sœur fait un nombre incalculable de découvertes. Je ne sais pas comment cela lui est possible, mais le fait est indéniable. je suppose que les domestiques et les fournisseurs constituent son bureau cl'information. Lorsqu'elle sort, ce n'est pas pour recueillir des nouvelles, mais, au contraire, pour les répandre. En cela, elle est aussi extraordinairement experte. Et c'était bien cette particularité de son caractère qui me causait certaine perplexité. Quels que fussent les détails que je donnerais à Caroline au sujet du décès de Mme Ferrars, le village tout entier les connaîtrait au bout d'une heure et demie. Je suis, bien entendu, en ma qualité de médecin, tenu au secret professionnel. J'ai donc pris l'habitude de ne rien confier à ma sœur. Elle découvre généralement œ que je lui ai caché, mais j'ai la satisfaction intime de n'être aucunement responsable. Le mari de Mme Ferrars est mort, il y a juste un an et Caroline n'a pas cessé d'affirmer, sans en avoir la moindre preuve, que sa femme l'a empoisonné. Elle se moque de moi quand je déclare que M. Ferrars est mort d'une gastrite aigüe, aggravée par l'absorption constante de boissons alcooliques. Je reconnais que les symptômes de la gastrite et de l'empoisonnement par l'arsenic se ressemblent quelque peu, mais Caroline base son accusation sur de tout autres considérations!
- Vous n'avez qu'à la regarder! l'ai-je entendue déclarer à maintes reprises.
Tout en n'étant pas très jeune, Mme Ferrars était restée fort séduisante et s'habillait avec goût quoique simplement. Mais, nombre de femmes font venir leurs toilettes de Paris et n'empoisonnent pas, nécessairement, pour cela leurs maris. Tandis que je m'attardais dans le vestibule, en pensant à toutes ces choses, la voix de Caroline s'éleva de nouveau.
un peu plus sèche que la première fois.
- Que fais-tu donc là, James? Pourquoi ne viens-tu pas déjeuner?
- J'arrive, ma chère. répondis-je vivement. Je suspendais mon pardessus.
- Tu aurais eu le temps d'en suspendre une douzaine depuis que tu es rentré!
C'était fort exact. Je pénétrai dans la salle à manger, effleurai comme à l'ordinaire, la joue de Caroline et m'assis devant des œufs au jambon, un peu froids.
- Tu as été appelé de bonne heure, observa Caroline.
- Oui, dis-je, à King's Paddock pour Mme Ferrars.
-- Je sais, reprit ma sœur.
- Comment le sais-tu?
- Annie me l'a dit.
Annie est notre femme de chambre. C'est une brave fille mais une terrible bavarde. Il y eut un silence et je continuai à manger mes œufs. Le nez long et mince de Caroline, frémíssait légèrement à son extrémité. ce qui indique toujours qu'elle est agitée par la curiosité.
- Eh bien? demanda-t-elle.
- Triste affaire. Rien à tenter. Elle a dû mourir en dormant.
- Je sais. dit encore ma sœur.
Cette fois je me sentis vexé.
- Tu ne peux pas savoir, déclarai-je. J'ignorais tout moi-même avant d'arriver là-bas et je n'ai soufflé mot à personne de ce que j'ai constaté. Si Annie est au courant elle a le don de double vue.
- Ce n'est pas Annie qui me l'a appris, c'est le laitier qui le tenait de la cuisinière de Mme Ferrars.
Ainsi que je l'ai déclaré, Caroline n'a pas besoin de se déplacer pour connaitre les nouvelles qui viennent à elle tout naturellement. Elle reprit :
- De quoi est-elle morte? Arrêt du cœur?
- Le laitier ne te l'a-t-il pas dit? demandai-je ironiquement. Mais le sarcasme fait long feu avec Caroline qui ne le comprend pas.
- ll ne le savait pas, déclara-t-elle.
En somme, il était évident qu'elle apprendrait tôt ou tard la vérité; autant valait que ce fût par moi.
- Elle est morte pour avoir pris une dose trop forte de véronal. Elle souffrait d`insomnies depuis quelque temps et a dû se tromper.
- Allons donc, s'exclama Caroline, elle s'est suicidée.
N'avez-vous jamais constaté que, lorsque vous nourrissez une conviction dont vous ne désirez pas parler, vous la niez furieusement si elle est exprimée par une autre personne? Je m'écriai avec indignation :
- Tu es toujours la même! Pourquoi Mme Ferrars se serait-elle suicidée? Veuve, encore jeune, très riche, ayant une bonne santé et pouvant jouir de l'existence! C'est absurde.
- Pas du tout. Tu as bien dû t'apercevoir à quel point elle avait changé depuis environ six mois? Elle était absolument décomposée. D'ailleurs tu reconnais toi-même qu'elle ne pouvait plus dormir.
- Et quel est ton diagnostic? demandai-je froidement. Des peines de cœur, je suppose?
- Le remords! dit-elle avec emphase.
- Le remords?
- Oui, tu n'as jamais voulu me croire lorsque je t'ai affirmé qu'elle avait empoisonné son mari. J'en suis plus convaincue que jamais maintenant.
- Je te trouve illogique, objectai-je. Si une femme possède assez de sang-froid pour commettre un assassinat, elle est évidemment capable d'en retirer les avantages, sans éprouver de repentir.
- Certaines femmes, peut-être, mais pas Mme Ferrars qui était une nerveuse. Une impulsion irraisonnée l'a poussée à se débarrasser de son mari parce qu'elle ne pouvait supporter les ennuis... Or, il est certain qu'unie à un homme tel qu'Ashley Ferrars, elle ne devait pas en manquer..."
"Peril at End House" (1932, La Maison du péril)
Nick Buckley invite, pour quelques jours, dans sa magnifique maison (End House) perchée sur les falaises de Cornouailles un certain nombre d'amis, mais devient la cible de plusieurs tentatives de meurtre. Hercule Poirot et le capitaine Hastings, qui séjournent dans un hôtel tout proche, sont témoins d'une de ces tentatives, et les voici ne pouvant s'empêcher d'intervenir pour tenter de comprendre qui et pourquoi cherche-t-on à éliminer Miss Buckley. Le récit, parfaitement rythmé, avec des indices particulièrement subtils et ingénieux, aboutit à une solution inattendue mais totalement logique...
"Murder on the Orient Express" (1934, Le Crime de l'Orient-Express)
"The impossible could not have happened, therefore the impossible must be possible in spite of appearances." Le célèbre et somptueux Orient Express s'arrête une nuit, bloqué par des amoncellements de neige. Le lendemain matin, un américain, le mystérieux M. Ratchett est retrouvé le corps lardé de douze coups de couteau dans son compartiment et l'absence de traces dans la neige montre que le tueur est toujours à bord. Poirot mène donc l'enquête et lève les masques progressivement sur l'ensemble des personnages gravitant autour de ce meurtre. Très rapidement il découvre la véritable identité de Ratchett, - qui n’est autre que Casseti, l'auteur d'un rapt et de l'assassinat de la petite Daisy Armstrong, crime qui fit sensation il y a une ou deux années de là -, et que l'ensemble des passagers, tous de nationalités différentes, sont en fait liés à la famille Amstrong. L'hypothèse d'un meurtre collectif s'impose, reste au détective à préciser l'identité et le rôle de chacun des protagonistes...
"The ABC Murders" (1935, A.B.C. contre Poirot)
"Words, mademoiselle, are only the outer clothing of ideas." - Hercule Poirot reçoit d'un mystérieux correspondant une première lettre signée A.B.C. et lui enjoignant de se rendre à Andover, une petite ville d'Angleterre. Quelques jours plus tard, il apprend de l' inspecteur-chef James Japp, de Scotland Yard, qu'une marchande nommée Alice Ascher a été sauvagement frappée à mort, laissant un mari, rapidement soupçon né et une nièce, Mary Drower. Une seconde lettre parvient à Poirot, lui donnant rendez-vous à Bexhill une certaine Elisabeth (dite Betty) Barnard y est découverte étranglée. Poirot remarque alors que le nom de la première victime commence par A. et qu'elle habitait à Andover, puis la seconde, Barnard, habitait à Bexhill. Et sur chacun des lieux du crime, on retrouve un horaire des chemins de fer A.B.C. Une troisième lettre surprend tout autant la police et Poirot, il s'agit de Sir Carmichael Clarke, retrouvé mort à Churston à la date prévue avec un guide A.B.C.. Poirot et Hastings plongent dans la vie des victimes, recherchent un lien entre elles et tentent de s'expliquer la raison de ces missives et la logique de l'alphabet mise en oeuvre. Pourront-ils arrêter le tueur avant qu'il atteigne la prochaine lettre de l'alphabet? Or une quatrième lettre signalant la réalisation d'un crime le 11 septembre à Doncaster, renforce la perplexité des enquêteurs: le nom de la victime ne débute pas par un D mais par un E. Les soupçons vont se porter sur un personnage qui ne sera disculper qu'à la toute fin du roman, laissant apparaître au bout du compte des mobiles et un enchaînement des faits d'une simplicité désarmante...
"And Then There Were None" (1939, Dix petits nègres)
Ten people are invited to an island for the weekend. Dix personnes sont invitées sur une île pour le week-end. Bien qu'ils gardent tous un secret, ils ne se doutent de rien jusqu' à ce qu'ils commencent à mourir, un par un, jusqu' à ce qu'un jour... il n' y en ait plus. La panique s'installe lorsque le groupe décroissant se rend compte qu'un de ses membres est le tueur. C'est sans doute la plus grande réalisation technique de Christie...
"... Le docteur Armstrong arriva à l'île du Nègre au moment précis où le soleil s'enfonçait dans la mer. Pendant la traversée, il avait bavardé avec le passeur, un homme du cru. Il mourait d”envie d'obtenir quelques renseignements sur les propriétaires de l'île, mais le dénommé Narracott semblait curieusement mal informé - ou tout au moins peu enclin aux confidences. Le docteur Armstrong se contenta donc de parler du temps et de la pêche. Il était fatigué après son long trajet en voiture. Il avait mal aux yeux. Quand on roulait vers l'ouest, on avait le soleil dans la figure. Oui, il était très fatigué. La mer, le calme absolu : voilà ce qu'il lui fallait. En fait, il aurait aimé prendre de longues vacances. Mais ça, il ne pouvait pas se le permettre. Financièrement, il n'y avait bien sûr pas de problème, mais pas question de laisser tomber ses clients. De nos jours, on est vite oublié. Non, maintenant qu”il avait réussi, il ne pouvait plus dételer. "Malgré tout, ce soir, je vais faire comme si j'étais parti pour de bon, comme si j'en avais fini avec Londres, Harley Street et le reste."
Une île, ça avait quelque chose de magique ; le mot seul frappait l'imagination. On perdait contact avec son univers quotidien - une île, c'était un monde en soi. Un monde dont on risquait parfois - qui sait? - de ne jamais revenir. "Je laisse derrière moi ma vie de tous les jours", pensa-t-il. Souriant à part lui, il entreprit de faire des projets, de grandioses projets d'avenir. Il souriait encore lorsqu'il gravit l'escalier taillé dans le roc. Sur la terrasse, un vieux monsieur auquel le docteur Armstrong trouva un air vaguement familier était assis dans un fauteuil. Où donc avait-il déjà vu cette face de crapaud, ce cou de tortue, ces épaules voûtées - oui, et ces petits yeux pâles au regard rusé. Ah ! oui : le vieux Wargrave. Il avait un jour témoigné devant lui. Sous son air à moitié endormi, il était retors comme ce n'est pas permis dès qu'il s'agissait d'un point de droit. Avec les jurés, il avait la manière : on le disait capable de les manipuler à sa guise et de les retourner comme un gant. Il leur avait ainsi arraché quelques condamnations douteuses. Le pourvoyeur de la potence, comme l'appelaient certains. Drôle d'endroit pour le rencontrer... ici - loin du monde et du bruit. -
"Armstrong ? se dit le juge Wargrave. Je me rappelle l'avoir vu à la barre des témoins. Courtois et cauteleux. Tous les médecins sont des imbéciles. Ceux de Harley Street sont les pires de tous." Et son esprit s'attarda sans bienveillance sur une récente consultation, dans cette rue huppée, chez un de ces mielleux personnages. À voix haute, il grogna : " Les boissons sont dans le hall".
- "Il faut d'abord que j'aille présenter mes respects au maître et à la maîtresse de maison !" se récria le docteur Armstrong.
Plus reptilien que jamais, le juge Wargrave referma les paupières.
- "Vous n'y parviendrez pas, dit-il.
- Pourquoi ça ? s'étonna le docteur Armstrong.
- Parce qu'il n'y a ni maître ni maîtresse de maison, répondit le juge. La situation est pour le moins bizarre. Je ne comprends rien à cet endroit."
L'œil écarquillé, le docteur Armstrong le dévisagea une bonne minute. Alors qu'il pensait le vieillard endormi pour de bon, Wargrave reprit soudain :
- "Vous connaissez Constance Culmington ?
- Euh..non, je ne pense pas.
- C'est sans importance, commenta le juge. C'est une femme très imprécise, à l'écriture pratiquement illisible. Je me demandais seulement si je ne m'étais pas trompé d'adresse."
Le docteur Armstrong secoua la tête et se dirigea vers la maison. Le juge Wargrave songea à Constance Culmington. Écervelée, comme toutes les femmes. Ses pensées s'orientèrent alors vers les deux femmes présentes sur les lieux, la vieille fille aux lèvres pincées et la jeune. Celle-là, il ne l'aimait pas: une petite garce sans scrupules. En fait, il y avait trois femmes si on comptait l'épouse de Rogers. Étrange créature... elle semblait morte de peur. Un couple convenable, qui connaissait son affaire. Rogers sortant précisément sur la terrasse, le juge lui demanda :
- "Savez-vous si Lady Constance Culmington est attendue?"
Rogers le regarda, étonné.
- "Non, monsieur, pas à ma connaissance."
Le juge haussa les sourcils. Mais il se contenta d'émettre un grognement. "L'île du Nègre, hein? se dit-il. En effet, on est dans le noir le plus complet...."
"Five Little Pigs" (Murder in Retrospect) (1943, Cinq petits cochons)
"One does not employ merely the muscles. I do not need to bend and measure the footprints and pick up the cigarette ends and examine the bent blades of grass. It is enough for me to sit back in my chair and think..." Il y a seize ans, Caroline Crale est morte en prison alors qu'elle purgeait une peine à perpétuité pour avoir empoisonné son mari. Sa fille demande à Poirot d'enquêter sur une éventuelle erreur judiciaire et le voici s'intéressant aux cinq autres suspects, Philip Blake, le courtier en valeurs mobilières qui est allé au marché, Meredith Blake, l'herboriste amateur qui est restée à la maison, Elsa Greer, la triple divorcée qui s'était occupé de son rôti de boeuf, Cecilia Williams, la gouvernante dévouée, et Angela Warren, la sœur défigurée qui pleurait tout le long du chemin du retour.. Ce sublime roman déroule une intrigue particulièrement ingénieuse en cinq récits distincts aussi dévastateurs les uns que les autres..
"Crooked House" (1949, La maison biscornue)
"Curious thing, rooms. Tell you quite a lot about the people who live in them." - Une étrange famille habite cette maison biscornue, la famille Leonides, et la famille est bien souvent le terreau de nombre de crimes. Sous la domination d'un aïeul tyrannique (mais adoré) d'origine levantine : deux fils, une belle-fille actrice et une autre, femme de science, trois petits-enfants, une vieille tante. Il a aussi la toute jeune seconde épouse du grand-père et le précepteur qui pourrait bien être son amant.... Qui donc a tué l'aïeul? Tout paraît accuser le couple adultère. La seule personnel qui semble avoir une idée bien précise là-dessus c'est Joséphine, douze ans. Joséphine d'ailleurs a des idées sur tout, y compris l'art dramatique, les motivations des criminels et l'art aussi d'empoisonner les gens. C'est un petit monstre sympathique. Il faut être très attentif aux petits monstres... .
"C'est en Egypte, vers la fin de la guerre, que je fis la connaissance de Sophia Leonidès. Elle occupait là-bas un poste assez important dans les bureaux du Foreign Office et je n'eus d'abord avec elle que des relations de service. Je ne tardai pas à me rendre compte des qualités éminentes qui l'avaient portée, en dépit de sa jeunesse, - elle avait juste vingt-deux ans - à un poste où les responsabilités ne manquaient pas. Fort agreable à regarder, elle était aussi très intelligente, avec un sens de l'humour qui m'enchantait. Nous nous liâmes d'amitié. C'était une jeune personne avec qui l'on avait plaisir à parler et nous aimions beaucoup sortir ensemble pour dîner et, à,l'occasion, pour danser. Tout cela, je le savais. C'est seulement lorsque, les hostilités terminées en Europe, je fus muté en Extrême-Orient que je découvris le reste, à savoir que j'aimais Sophia et que je désirais qu'elle devint ma femme. Cette découverte, je la fis un soir que nous dînions ensemble au Shepheard's. Elle ne me surprit pas. Elle m'apparut plutôt comme la reconnaissance formelle d'un fait qui m'était depuis longtemps familier. Je regardais Sophia avec des yeux neufs, mais ce que je voyais m'était déjà bien connu. Tout en elle me plaisait, aussi bien les magnifiques cheveux noirs qui couronnaient son front que ses clairs yeux bleus, son petit nez droit ou son menton volontaire. Dans son tailleur gris, elle faisait terriblement Anglaise, et cela aussi m'était sympathique après trois ans passés loin de mon pays natal. Et c'est comme je me disais qu'on ne pouvait avoir l'air plus anglais que je me demandai si elle était vraiment aussi Anglaise qu'il semblait. Je m'apercevais que, si nous avions eu ensemble de longues conversations, parlant à cœur ouvert de nos idées, de nos goûts et dégoûts, de nos amis et de nos relations, Sophia n'avait jamais fait la moindre allusion à sa famille. Elle savait tout de moi et je ne savais rien d'elle. Jamais jusqu'alors cela ne m'avait frappé. ,Elle me demanda à quoi je pensais. '
- A vous! répondis-je sincère.
- Ah ?
- Il se peut fort bien que nous ne nous revoyions pas d'ici deux ans, étant donné que j'ignore quand je rentrerai en Angleterre, et je songeais que mon premier soin, à mon retour, sera d'aller vous trouver pour vous demander, votre main.
Elle reçut cette déclaration sans ciller. Elle continuait à fumer sans me regarder. Un instant, l'idée me tourmenta que peut-être elle ne m'avait pas compris.
- Je suis bien résolu, repris-je, à ne pas vous demander maintenant de devenir ma femme. Ce serait stupide. D'abord parce que vous pourriez me répondre non, de sorte que je m'en irais très malheureux et capable, par dépit, de lier mon sort à celui de quelque créature impossible. Ensuite, parce que, si vous me disiez oui, je ne vois pas ce que nous pourrions
faire. Nous marier tout de suite et nous séparer demain ? Nous fiancer, et commencer à nous attendre mutuellement pendant on ne sait combien de temps? C'est quelque chose que je ne pourrais supporter. Je ne veux pas, si vous rencontrez quelqu'un d'autre, que vous puissiez vous considérer comme tenue par un engagement envers moi. Nous vivons une époque de fièvre. On se marie très vite et on divorce de même. Je veux que vous rentriez chez vous, libre, indépendante, que vous regardiez autour de vous pour voir ce que sera le monde d'après-guerre et que vous preniez votre temps pour décider ensuite de ce que vous lui demanderez. Si nous devons nous marier, vous et moi, il faut que ce soit pour toujours! Un autre mariage, je n'en ai que faire!
- Moi non plus !
- Mais cela dit, je tiens à ce que vous soyez au courant des... des sentiments que j'ai pour vous!
Elle murmura :
- Sans que vous mettiez, dans leur expression, un lyrisme hors de saison.
- Mais- vous ne comprenez donc pas ? Vous ne voyez donc pas que je fais tout ce que je peux pour ne pas vous dire que je vous aime et...
Elle m'interrompit.
- J'ai parfaitement compris, Charles, et votre façon comique de présenter les choses m'est très sympathique. Quand vous rentrerez en Angleterre, venez- me voir, si vous êtes toujours dans les mêmes dispositions..,.
Ce fut à mon tour de lui couper la parole.
- Là-dessus, il n'y a pas de doute!
- ll ne faut jamais rien affirmer, Charles! Il suffit de si peu de chose pour bouleverser les plus beaux projets! Et puis, que savez-vous de moi ? Presque rien. Ce n'est pas vrai?
- Je ne connais même pas votre adresse en Angleterre.
- J'habite Swinly Dean..
Je hochai la tête, indiquant par là que je n'ignorais pas ce lointain faubourg de Londres, qui tire un juste orgueil de trois excellents terrains de golf, fréquentés par les financiers de la Cité. Elle ajouta d'une voix rêveuse :
- Dans une petite maison biscornue... " (traduction Michel Le Houbie, Librairie des Champs-Elysées)
"A Murder is Announced" (1950, Un Meurtre sera commis le..)
In the village of Chipping Cleghorn, a murder is announced in the local paper's small ads. Dans le village de Chipping Cleghorn, un meurtre est annoncé dans les petites annonces du journal local. Alors que les amis de Mlle Blacklock se rassemblent pour ce qu'ils imaginent tendrement être un jeu de société, un complot de meurtre élaboré est mis en oeuvre.C'est ici le 50e titre de Christie et une remarquable enquête de Miss Marple dans la Grande-Bretagne d'après-guerre, facteur essentiel pour l'intrigue...
"..Chef de la police du Middleshire, George Rydesdale était un homme calme, de taille moyenne; avec des yeux perçants embusqués sous des sourcils et en broussaille. Il avait l'habitude d'écouter, avant de parler. Pour l'instant, il écoutait l'inspecteur-détective Craddock. Craddock était maintenant officiellement chargé de l'enquête. Rydesdale l'avait, la nuit précé dente, rappelé de Liverpool. Rydesdale avait très bonne opinion de Craddock. Intelligent, il avait de l'imagination et, de plus, ce que Rydesdale appréciait par-dessus tout, il savait s'imposer d'aller doucement, de vérifier les faits et les étudier un à un, sans idées préconçues, et cela jusqu'à la fin de son enquête.
- C'est l'agent Legg, monsieur, qui a pris la communication. Il semble avoir agi rapidement et avec beaucoup de présence d'esprit. Et ce n'a pas dû être facile! Une demi-douzaine de personnes, parlant toutes ensembIe avec, dans le nombre, une de ces femmes d'Europe centrale qui perdent la tête à la seule vue d'un policeman !
- Le défunt a été identifié ?
- Oui, monsieur. Rudi Scherz, de nationalité suisse, employé comme réceptionniste au Royal Spa Hotel, Medenham Wells. Si vous êtes d'accord, monsieur, je commencerai par le Royal Spa Hotel, puis j'irai à Chípping Cleghom. Le sergent Fletcher est là-bas en ce moment. Il verra les gens des cars, puis il ira à la villa.
Rydesdale inclina la tête en signe d'assentiment.
La porte s'ouvrait.
- Entrez, Henry! dit Rydesdale. Nons nous occupons d'une affaire qui sort un peu de l'ordinaire...
Sir Henry Clithering, ex-commissaire de Scotland Yard avança, fronçant le sourcil. C'était un homme d'un certain âge, de haute taille et à l'allure distinguée.
- Une affaire. poursuivit Rydesdale. à laquelle un palais aussi blasé que le vôtre peut trouver du goût..
Sir Henry protesta avec indignation:
- Je n'ai jamais été blasé !
- Le dernier cri, continua Rydesdale, c'est maintenant d'annoncer les crimes qu'on va commettre. Montrez donc le journal à sir Henry, Craddock!
- Le North Benham News and Chippíng Cleghorn Gazette, dit sir Henry. Ça., c'est un titre!
Il lut les quelques lignes que Craddock lui indiquait du doigt.
- Hum... Oui, c'est plutôt pas banal!
- Cette annonce, demanda Rydesdale, sait-on qui en a demandé l'insertion?
- Par la description du personnage, monsieur, répondit Craddock, il semble bien qu'elle a été portée au journal par Rudi Scherz lui-même, mercredi.
- On ne lui a pas posé de questions ? On n'a pas trouvé ce texte-là curieux ?
- Autant qu'il me semble, monsieur, la blonde lymphatique qui reçoit les annonces ne pense pas. Elle s'est contentée de compter les mots et d'encaisser l'argent.
- Où voulait-on en venir ? demanda sir Henry.
- J'imagine, qu'on voulait réunir quelques indigènes curieux dans un lieu déterminé, à un moment bien défini, et, sous la menace d'un revolver, les soulager de leur argent et de leurs bijoux. Comme idée, ce n'était pas sans originalité.
- Chipping Cleghorn, reprit sir Henry, qu'est-ce au juste?
- Un village, très étendu et pittoresque. Il y a un boucher, un boulanger, un épicier, un marchand d'antiquités, qui mérite une visite, et deux salons de thé. Un site touristique qui a conscience de son état. Il a de très jolies villas: des maisons, habitées autrefois par des paysans et qui, transformées, abritent maintenant des vieilles filles ou des ménages de retraités, et des cottages, dont la plupart datent de la fin du siècle dernier...
- Je vois. De vieilles toquées charmantes et des colonels hors d'âge. Il est, en effet, bien sûr qu'une annonce de ce genre a dû les amener, les narines palpitantes, au rendez-vous de six heures et demie. Je regrette bien que ma vieille toquée à moi ne soit pas par ici l Elle se serait régalée ! Une affaire comme ça, c'est sa droite balle!
- Et qui est votre vieille toquée, à vous, Henry? Une de vos tante?
- Non. C'est seulement le détective le plus subtil que Dieu ait jamais créé. Un génie naturel, qui s'est développé dans un sol favorable...
Tourné vers Craddock, il poursuivit:
- S'il y a de vieilles toquées dans ce village, mon garçon, ne les traitez pas par le mépris! S'íl s'agit d'une affaire vraiment mystérieuse, ce qui me paraît d'ailleurs assez peu probable, souvenez-vous qu'une vieille fille, uniquement préoccupée de son tricot et de son jardin, en sait plus long que n'importe quel policier! Elle peut vous dire non pas seulement ce qui
aurait pu arriver et ce qui aurait dû arriver, mais même ce qui est effectivement arrivé! Et elle peut aussi vous expliquer pourquoi c'est arrivé! .... (traduction Michel Le Houbie, Librairie des Champs-Elysées).
"Endless Night" (1967, La Nuit qui ne finit pas)
"I just woke up feeling happy this morning. You know those days when everything in the world seems right.."- Michael Rogers, un jeune homme qui, dans sa vie, a exercé plusieurs métiers, sans jamais trop en attendre, raconte ici l'histoire de sa rencontre et de son mariage avec Ellie, une héritière américaine fabuleusement riche. "In my end is my beginning", il semble enfin trouver un sens à sa vie : ils s'aiment tous deux, et vont vivre dans la maison de leurs rêves, construite spécialement pour eux par Rudolph Santonix, l'un des plus grands et célèbres architectes, mais si Gipsy's Acre est un extraordinaire site de montagne avec des vues sur la mer, une ombre menaçante semble planer sur la contrée... Une des meilleures oeuvres des vingt dernières années d'Agatha Christie...
"Every night and every Morn / Some to Misery are born / Every Morn and Every Night / Some are born to Sweet Delight... (William Blake)... J'ai souvent lu ou entendu cette chanson. Elle lsonne bien, mais que signifie-t-elle au juste Est-il jamais possible de mettre le doigt sur un point précis de notre existence en décrétant, sans risque d'erreur : "Tout a débuté ce jour-là, à telle heure, à tel endroit et par tel incident" ? Mon histoire commença peut-être au moment où j'aperçus sur le mur du « George et le Dragon » l'affiche annonçant la vente aux enchères de l'imposante propriété "Les Tours" et donnant tous les détails capables d'intéresser les acheteurs éventuels et une vue très idéalisée de la bâtisse, telle qu'elle avait dû être quelque quatre-vingts ou cent ans plus tôt, à l'époque de sa construction. Ce jour-là, j'errais sans but précis dans la rue principale de Kingston Bishop, un patelin dénué de tout intérêt. Pourquoi ai-je remarqué le placard concernant la vente? Méchant tour du destin? Bonne fortune? Ma foi, c'est à vous de décider. D'un autre côté, on pourrait considérer que tout a été enclenché plus tôt, lors de ma rencontre avec Santonix et la conversation que nous eûmes ensemble. Si je ferme les yeux, je revois distinctement ses pommettes empourprées, son regard fiévreux et le mouvement de ses grosses mains, si délicates cependant, lors qu'elles griffonnent des esquisses, dessinent les plans des maisons dont on se mettait à rêver. C'est Santonix qui fit naître en moi l'envie de posséder une demeure que je n'aurai pourtant jamais les moyens de m'offrir. La maison qu'il me construirait s'il vivait assez longtemps devint entre nous, une sorte de projet farfelu dont nous parlions avec sérieux, sans y croire. Un refuge que, dans mes songes, je me voyais habiter avec la femme que j'aime et dans lequel, comme à la fin des contes d'enfants, "nous vivrions heureux à tout jamais". Mon ambition de propriétaire allait croissant mais rien dans la réalité ne laissait hélas prévoir qu'elle se réaliserait un jour.
Si mon aventure est une histoire d'amour - et je jure bien que c'en est une - pourquoi ne pas partir du moment où j'aperçus Ellie pour la première fois, au milieu des sapins de Gipsy's Acre? Gipsy's Acre... Oui, il me faut revenir à l'affiche appliquée sur le mur du "George et le Dragon", dont je me détournai en frissonnant parce qu'un nuage passait juste devant le soleil. Jouant au promeneur désœuvré, j'allai m'adresser à un villageois qui taillait tant bien que mal la haie de son jardin.
- Comment est cette maison, "Les Tours"?
Je revois encore le visage sournois et le regard en biais qu'il me jeta en répondant :
- Ce n'est pas comme ça qu'on l'appelle dans le coin. Ce nom-là ne veut rien dire et ça fait un bon bout de temps que les propriétaires qui l'ont baptisée ainsi sont partis.
Je lui demandai alors sous. quel nom il la désignait.
- Gipsy's Acre.
- Pourquoi?
- Allez savoir! On raconte un tas de choses à ce sujet. En tout cas, c'est là que se produisent les accidents.
- Accidents de voitures?
- Toutes sortes d'accidents. De nos jours en effet; il s'agit surtout de voitures. Il y a un mauvais tournant par là-bas; .
- De là l'explication alors!
- Le conseil municipal a pourtant fait placer un panneau d'avertissement, mais ça ne change rien.
- Pourquoi ce nom de «Champ du Gitan »?
Il plissa les yeux et répondit d'un ton évasif :
- On raconte que, dans le temps, le terrain appartenait à une bande des nomades qui en fut chassée et y jeta un mauvais sort par vengeance.
J'éclatai de rire, et il bougonna :
- Vous pouvez rigoler, mais je sais bien qu'iI existe des lieux maudits. Vous autres, citadins, n'y comprenez rien et préférez vous moquer. N'empêche que ce terrain appelle le malheur. Plus d'un est mort dans la carrière en arrachant des pierres de construction. Tenez, une nuit le Georgie est tombé dedans et s'est cassé le cou.
- Il était soûl?
- Peut-être bien. Il aimait la bouteille, c'est sûr, mais dites, il y a plus d'un poivrot qui se fiche par terre et se relève sans mal, hein? Georgie lui, il est mort... là-bas! Il indiqua du doigt la colline boisée. - Au champ du Gitan.
Oui, je suppose que c'est ainsi que tout a commencé, bien que sur le moment, je n'y aie pas prêté grande attention. Je demandai ensuite au bonhomme s'il existait encore des nomades dans la région. Il me répondit qu'il n'y en avait plus beaucoup, la police les chassant de partout.
- Pourquoi déteste-t-on tant ces pauvres gens?
- Ce sont des voleurs! - Ilapprocha brusquement son visage du mien. - Vous n'auriez pas vous-même du sang de bohémien dans les veines, par hasard?
Je lui répondis qu'à ma connaissance, je ne le pensais pas. Cependant, je dois admettre que je ressemble un peu à un gitan. C'est peut-être pour cela que le nom de «Champ du Gitan» m'avait attiré. Amusé par notre conversation, je me dis qu'après tout, il était fort possible que j'eusse des affinités avec les Romanichels. Je montai la route en lacets qui, partant du village, contourne les sapins pour atteindre le haut de la colline d'où elle surplombe la mer. La vue était grandiose et je me pris à penser, comme cela nous arrive souvent : "Je me demande ce que je ferais si le «Champ du Gitan» m'appartenait?" ...
"Curtain: Poirot's Last Case" (1975, but written during the second world war, Hercule Poirot quitte la scène)
C'est un vieux et bien fragile Poirot qui revient sur les lieux de son premier cas, la maison de campagne Styles, aujourd'hui maison d'hôtes. Il convoque son ami Hastings pour l'aider à identifier le tueur qu'il soupçonne d'être un collègue. Christie utilise tous les ingrédients qui ont fait son succès pour produire un chant du cygne inoubliable, poignant pour le petit Belge. Ce roman a été écrit pendant le Blitz et conservé dans un coffre-fort pour n'être publié qu'après la mort de Christie. Il a été effectivement publié en Octobre 1975 (Christie est mort en Janvier 1976)...
Dashiell Hammett (1894-1961)
Natif du Maryland, le futur Detective-story master Hammett quitte l'école à quatorze ans pour exercer nombre de petits métiers puis devient détective pour l'agence Pinkerton. La Première guerre mondiale le voit malade, traîner d'hôpital militaire en hôpital militaire, et se met alors à écrire : "Red Harvest" (La Moisson rouge), "The Dain Curse" (Sang maudit), "The Maltese Falcon" (1929), "The Glass Key" (1931, La Clé de verre), "The Thin Man" (1934, L'Introuvable), et des nouvelles réunies en 1966 sous le titre "The big knock over". A 48 ans, il participe à la Seconde guerre mondiale. En 1951, le maccarthisme lui vaut de la prison. C'est avec Dashiell Hammet que le roman policier acquiert ses lettre de noblesse, il donne non seulement une image percutante de l'Amérique de la prohibition et de la montée du gangstérisme, si proche du "business" qui étend ses rouages à l'ensemble de la société dominante, mais, écrira Chandler, il aura réussi à faire ce que "seuls les meilleurs écrivains peuvent faire, écrire des scènes qui semblent n'avoir jamais été écrites auparavant..."
"The Maltese Falcon" (1929, Le Faucon maltais)
"Talking is something you can't do judiciously unless you keep in practice." - C'est, avec Raymond Chandler, à Hammett que Ion doit la transformation du roman policier: l'ancien modèle du maître détective qui s'attaque à un crime insondable est remplacé par une approche plus «quotidienne ››. Cette transition a été de toute évidence influencée par la croissance rapide de l'espace urbain, des grandes entreprises et de la corruption, facteurs qui semblent tous caractériser les années 1920 et 1930 en Amérique du Nord. Tout en brossant une vaste fresque, Hammett présente dans son œuvre divers protagonistes, des lieux à la fois réels et fictifs et des descriptions très "ouvertes". Ses intrigues alambiquées offrent une série apparemment interminable de rebondissements,en opposition aux miasmes de corruption qui enveloppent l'œuvre de Chandler. Sam Spade est l'un des nombreux détectives créés par Hammett. Il se meut dans un univers violent et sordide, où tout un chacun s'avère égoïste, malhonnête et traître. Ce héros qui bluffe les voyous comme un vrai archétype de roman de gare est tout aussi amateur de bagarres et de jurons que des coups de génie, dans la veine d'un Sherlock Holmes ou d'un Dupin. C'est cette nature composite qui prime dans Le Faucon maltais, fusion de romans policiers où certains éléments historiques de ce genre littéraire se mêlent à des scènes d'action et d'aventure, dans un univers où l'on se fera soit voler soit tuer si l'on respecte les règles...
Sam Spade, appelé à l 'aide par une jolie fille en détresse, s 'aperçoit rapidement qu 'elle lui cache une partie de la vérité...
"- Qu'a-t-il dit ? demanda-t-elle tranquillement.
"- A quel sujet?
Elle hésita.
- A mon sujet.
- Rien, dit Spade en tournant pour tenir la flamme de son briquet sous l'extrémité de sa cigarette. Ses yeux brillaient dans son visage triangulaire.
- Voyons, qu'a-t-il dit ? interrogea-t-elle avec une animation soudaine.
- Il m'a offert cinq mille dollars pour l'oiseau noir. [...] .
- Et qu'avez-vous répondu ?
- Que cinq mille dollars étaient une jolie somme.
Elle sourit. Il la regarda gravement et son sourire s'effaça faisant place à une expression de surprise peinée.
- Vous n”envisagez tout de même pas... balbutia-t-elle.
- Pourquoi pas ? Cinq mille dollars, c'est un joli magot.
- Mais, monsieur Spade, vous avez promis de m'aider. (Elle saisit son bras à deux mains.) Je me suis confiée à vous, vous ne pouvez pas...
Elle s'interrompit, lâcha le bras du détective et se tordit les mains. Spade sourit doucement et la regarda droit dans les yeux.
- Ne cherchons pas à calculer dans quelle mesure vous vous êtes confiée à moi, dit-il. J 'ai promis de vous aider, bien sûr, mais vous ne m'avez jamais parlé du moindre
oiseau noir.
- Mais vous deviez le savoir... ou vous ne m'en auriez pas parlé... Vous le savez maintenant. Vous ne pouvez... Vous ne pouvez, pas me traiter comme ça.
Ses yeux étaient deux lumineuses prières bleu de cobalt.
- Cinq mille dollars, dit-il pour la troisième fois, c'est une jolie somme...."
"The Thin Man" (1932)
Hammett introduit un nouveau type de détective: Sam Spade ou Marlowe n'existent pas véritablement en dehors des affaires dont ils s'occupent, ici au contraire les enquêteurs, Nick, le 'bon vivant distingué" et la séduisante Nora Charles, sont mariés, possèdent un schnauzer adoré, et leur très riche vie sociale est décrite en détails par l'auteur. Nous ne sommes plus face à des tempéraments solitaires et mythiques menant des enquêtes conventionnelles du genre noir, notre couple de détective mène au contraire grand train dans une luxueuse chambre d'hôtel et participe à des soirées somptueuses, toile de fond de l'affaire sur laquelle ils travaillent. Hammett était conscient de l'omniprésence de la corruption,y compris au sein des classes sociales les plus aisées, élément caractéristique selon lui de l'Amérique, et qui doit être représenté comme tel. Les relations mondaines et personnelles servent ici de révélateur au long d'une dynamique narrative parfois complexe qui se joue des identités et des faux-semblants, les dialogues entre nos deux héros sont particulièrement rapides et pleins de sous-entendus teintés d'érotisme. Le roman s'est bien vendu, 34 000 exemplaires à 2 $ chacun au cours des 18 premiers mois, mais ce sont les droits cinématographiques (William Powell et Myrna Loy incarneront notre couple de détectives) qui permettront à Hammett de pouvoir enfin dépenser sans compter...
"Red Harvest" (1929, La Moisson rouge)
Dès son arrivée à Poisonville, le détective de l'agence Continental de San Francisco constate d'abord que le client qui l'a fait appeler vient d'être abattu, ensuite que la ville entière est aux mains d'une bande de gangsters. Pour assainir le bled, avec l'aide involontaire de Dinah Brand, courtisane locale numéro un, il met au point une méthode infaillible: dresser les truands les uns contre les autres jusqu'à élimination totale.
"Le patelin n`était pas joli. La majorité des propriétaires devaient aimer le genre tape-à-l'œil. L'effet avait peut-être réussi au début. Mais, depuis, la fumée jaune des fonderies, dont les cheminées de brique s'élevaient au sud devant une morne colline, avait tout revêtu d'une teinte uniforme et sinistre. Par là-dessus s`étalait un ciel gras qu'on aurait dit également vomi par les cheminées des usines. Le premier flic que j'aperçus avait une barbe de huit jours. Le second portait un uniforme minable auquel il manquait deux boutons. Un troisième, planté au milieu du principal carrefour de la ville - le croisement entre Broadway et Union Street - dirigeait la circulation le cigare au bec. Après celui-là, je cessai de les passer en revue. A neuf heures trente, j'attrapai un tram dans Broadway et me mis en devoir de suivre les instructions de Donald Willsson. J'arrivai devant une maison située au milieu d'une pelouse entourée d'une haie qui faisait l'angle d'une rue. La bonniche qui vint m'ouvrir me déclara que M. Willsson n'était pas chez lui. Pendant que je lui expliquais que j`avais rendez-vous avec lui, une mince créature blonde, paraissant un peu moins de trente ans, vint à la porte. Elle avait une robe de crêpe de chine vert. Lorsqu'elle sourit, ses yeux bleus ne perdirent rien de leur dureté minérale. Je lui répétai mon explication.
_ Mon mari n'est pas là pour le moment. Mais s`il vous attendait, il ne va probablement pas tarder à rentrer.
Elle me fit alors monter dans une pièce donnant sur Laurel Avenue. C'était un salon dans les tons brun et rouge, bourré de bouquins. Lorsque nous fûmes assis sur des chaises de cuir, à demi tournés l'un vers l”autre et à proximité du charbon qui rougeoyait dans une grille, elle se mit à me cuisiner.
- Vous habitez Personville ? commença-t-elle.
- Non, San Francisco.
-- Mais ce n`est pas la première fois que vous venez ?
-- Si.
-- Vraiment? Comment trouvez-vous la ville?
- Je n'en ai pas vu assez pour être fixe. - C'était un mensonge, je l'étais. - Je ne suis arrivé que cet après-midi.
- Vous allez sans doute trouver l'endroit bien rnorne, observa-t-elle en détournant les yeux.
Puis elle revint à son enquête :
- Mais je suppose que tous les centres miniers se ressemblent. Vous travaillez dans les mines?
- Pas en ce moment.
Elle jeta un coup d'œil vers la pendule et dit :
- Ce n'est pas bien de la part de Donald de vous avoir fait venir ici à une heure pareille pour vous faire attendre.
Je l'assurai que c'était sans importance.
- Mais vous n'êtes peut-être pas venu pour affaires ? suggéra-t-elle.
Je ne répondis pas.
Elle se mit à rire d'un rire bref nuancé d'âpreté.
- Je ne suis pas d'ordinaire aussi indiscrète que vous pouvez le croire, dit-elle d'un ton léger. Mais vous êtes tellement renfermé que je n'ai pu m'empêcher de me sentir curieuse. Vous n'êtes pas bootlegger, par hasard? Donald en change si souvent...
J 'ébauchai un vague sourire. Le téléphone sonna quelque part en bas. Mme Willsson tendit vers le feu un pied chausse d'un escarpin vert, et fit mine de n'avoir pas entendu. Je ne
m'expliquais pas le pourquoi de cette mímique. Elle commença. « Je crains bien d'être obligé de... », puis s'interrompit pour regarder la bonne qui venait d'apparaître à la porte.
Celle-ci annonça qu'on demandait Mme Willsson à l'appareil. Elle s'excusa et sortit derrière la bonne. Elle ne descendit pas au rez-de-chaussée, mais utilisa un appareil placé à portée de voix. J 'entendis :
- Ici, Mme Willsson . Oui... Je vous demande pardon ?... Qui?... Vous ne pourriez pas parler un peu plus haut... Quoi?... Oui... Oui... Qui parle ?... Allô! Allô!
Le crochet de l'appareil cliqueta et des pas rapides s'éloignèrent dans le hall. J'allumai une cigarette et gardai les yeux fixés dessus jusqu'à ce que j'eusse entendu descendre
l'escalier. Je m'approchai alors d'une fenêtre. Soulevant un coin du store, je jetai un regard dans Laurel Avenue et sur le cube blanc d'un garage qui se trouvait de ce côté sur les derrières de la maison. Bientôt, une mince silhouette féminine, en manteau et chapeau noirs, sortit de la maison et se hâta vers le garage. C'était Mme Willsson. Elle s`éloigna
au volant d'un coupé Buick. Je retournai à ma chaise et attendis. Trois quarts d'heure s'écoulèrent. Cinq minutes après onze heures, les freins d'une automobile grincèrent au-dehors. Deux minutes après, Mme Willsson entrait dans la pièce. Chapeau et manteau avaient disparu. Son visage était livide, ses yeux presque noirs.
- Je suis absolument désolée, dit-elle avec un mouvement convulsif de ses lèvres minces, mais je crains que vous n'ayez attendu pour rien, mon mari ne rentrera pas ce soir.
Je lui dis que je tâcherais de l'atteindre le lendemain matin au Herald. Puis je pris congé en me demandant pourquoi le bout vert de son soulier gauche portait une tache sombre et humide qui ressemblait à du sang. J'allai à pied jusqu'à Broadway où je sautai dans un tram. Trois blocks avant mon hôtel, je descendis en marche pour découvrir la raison d'un rassemblement formé devant une entrée latérale du city-hall. Trente ou quarante bonshommes et une poignée de femelles étaient massés sur le trottoir, regardant une porte marquée "Police department". Il y avait là des mineurs et des ouvriers des fonderies encore en vêtements de travail, des gigolos de dancing et des habitués d'académies de billard, minces avec de minces figures pâles, des types aux gueules sinistres, de bons pères de famille, une pincée de femmes du même acabit et quelques horizontales. Je m'approchai et m'arrêtai à côté d°un individu trapu vêtu d'un costume gris tout froissé. Son large visage aux traits épais et intelligents et ses lèvres charnues étaient également grisâtres. La seule note de couleur de l'ensemble était fournie par une cravate rouge qui tranchait sur sa chemise de flanelle grise.
- Qu'est-ce qui se passe ? demandai-je.
Il me détailla soigneusement avant de répondre comme s'il avait voulu s'assurer que son renseignement s'adressait au bon endroit.
- Don Willsson est monté poser ses fesses à la droite du Père .. si les types transformés en écumoire ne lui font pas mal aux yeux.
- Qui l'a descendu? demandai-je.
Le type en gris se gratta la nuque et déclara:
- Un mec avec un pétard..." (traduction PJ.Herr et Henri Robillot, Gallimard)
"The Glass Key" (1931, La Clé de verre)
C'est dans le monde politique, celui de la conquête du pouvoir et de la corruption qui s'ensuit, que nous entraîne Hammet, nous sommes à la veille d'élections qui opposent deux clans, le clan Henry et le clan Shad O'Rory, et, sous couvert d'un roman policier, la dénonciation des moeurs politiques américaines est bien présente et redoutable d'efficacité.
James M. Cain (1892-1977)
Journaliste, scénariste, romancier, Cain semble obséder par cette relation triangulaire qui noue tragiquement une femme et deux hommes, et son personnage masculin principal est le plus souvent d'une immaturité affective telle qu'il sombre littéralement, implacablement, dans les noirs desseins de la femme fatale: "Double Indemnity" (Assurance sur la mort, 1936), "Serenade" (Sérénade, 1937), "Mildred Pierce" (1941), "The Butterfly"(Dans la peau, 1947), "Sinful Woman" (La Perverse, 1948), "Jealous Woman" (1950) ...
"The Postman Always Rings twice" (1934, Le facteur sonne toujours deux fois)
"Love, when you get fear in it, it's not love any more. It's hate" - Ce chef-d'œuvre du roman de gare, récit gothique des sombres conditions de vie en Californie durant la Grande Dépression, raconte l'histoire d'un amour voué à l'échec. Cain se demande à quel point ses protagonistes, Frank et Cora, sont capables d'agir indépendamment des forces politiques, économiques et sexuelles qui semblent déterminer leur vie. La capacité d'introspection de Frank est limitée; même s'il se veut libre de toute attache, il se laisse vite entraîner dans une relation passionnée et destructrice. Les aspirations petites-bourgeoises de Cora la poussent à assassiner son mari pour hériter de son café. Dépourvu de toute moralité et de sens du moi, Frank accepte rapidement de l'aider dans son dessein. Sur une route au bord d'une falaise, ils font boire le mari de Cora, l'assoient derrière le volant et l'envoient à sa mort. Lorsque les amants se retournent l'un contre l'autre, ils sont à la merci de la loi qui se révèle plus amorale qu'eux encore. La conclusion souligne comme l'existence humaine, voire le bonheur, est à la fois fugitive et arbitraire. Le Facteur sonne toujours deux fois a été filmé à trois reprises, et l'influence de Cain est immense dans le cinéma; il est par exemple difficile d'imaginer les frères Coen sans cet auteur.
Franck, une sorte de vagabond, vient donc d'être engagé dans la station-service de Papadakis. Il est immédiatement envoûté par Cora, la femme de son patron.
"- Je ne suis même pas d'ici. Je viens de l'Iowa.
- Et quel est votre prénom ?
- Cora. Vous pouvez m”appeler Cora si vous voulez.
[...]
- C'est entendu, Cora. Et vous, appelez-moi Frank.
Elle s'est approchée et m`a aidé à nettoyer le pare-brise. Elle était si près de moi que je respirais son odeur. Je lui ai glissé juste dans l'oreille :
- Comment as-tu pu épouser ce Grec ?
Elle a sursauté comme si je l'avais cinglée avec un fouet.
- Ça vous regarde ?
- Oui, beaucoup.
- Voilà votre pare-brise.
- Merci.
Je suis sorti. Je savais ce que je voulais savoir. Je l'avais coincée au tournant, et j'avais touché juste, elle avait marqué le coup. Dès maintenant nous étions liés, elle et moi. Elle pourrait ne pas dire oui, mais, au moment voulu, elle ne canerait pas. Elle avait compris et savait que je l'avais repérée.
[...]
Nous mangions sur la table de la cuisine, lui à un bout, elle à l'autre bout, et moi au milieu. Je ne la regardais pas, mais je voyais sa robe. C'était une de ces blouses blanches d'infirmière, pareilles à cet uniforme qu'elles portent toutes, qu'elles travaillent chez un dentiste ou chez un boulanger. Elle avait dû être propre le matin, mais maintenant elle était un peu froissée et souillée. Je sentais l'odeur de la femme.
- Oh! ça va!
Elle s'est levée pour prendre les pommes de terre. Sa blouse s'est ouverte une seconde et j'ai vu ses jambes. Quand elle m'a servi les frites, je n'ai pas pu manger..."
The Postman Always Rings Twice, 1946, by Tay Garnett, with Lana Turner, John Garfield, Cecil Kellaway, Hume Cronyn, Leon Ames, and Audrey Totter....
Dorothy L.Sayers (1893-1957)
"Whereas, up to the present, there is only one known way of getting born, there are endless ways of getting killed." - Dorothy L. Sayers, fille de pasteur, née à Oxford, théologienne et polyglotte, préfacière de Wilkie Collins, traductrice de Dante, savante, excentrique, malheureuse en amour, remarque que ce qui passionne le lecteur d'alors tient en deux sujets, les histoires de détectives et les faits et gestes de l'aristocratie: elle se lance ainsi entre 1923 et 1935 dans le roman policier et se révèle beaucoup plus qu'une simple émule d'Agatha Christie. Ayant travaillé pour la publicité, elle connaissait le pouvoir des mots, la pratique du mensonge et l'immense potentiel de la crédulité humaine, donc du lecteur. Son maître-mot, de l'érudition, mais pas trop. Son personnage principal, Lord Peter Wimsey est un aristocrate amateur d'incunables et de Dante, et détective amateur qui, dans sa première apparition, "Whose Body" (1923, Lord Peter et l’Inconnu), laisse échapper un singulier "Oh, damn!". "Clouds of Witness" (1926, Trop de témoins pour Lord Peter) est le début de la notoriété de notre détective aristocrate, et "Unnatural Death" (1927, Arrêt du cœur) montre à quel point Dorothy L. Sayers devient progressivement une experte non seulement des codes de la littérature policière mais des relations hommes-femmes, de l'amour non partagé, des relations platoniques, de l'amitié. "Murder Must Advertise" (Lord Peter et l'Autre), publié en 1933 et le 8e roman de la série, nous plonge dans le milieu d'une agence de publicité fictive, que Dorothy Sayers connaît bien et parvient ainsi à nous livrer l'un de ses meilleurs romans...
"The Nine Tailors" (1934, Les Neufs Tailleurs)
"The Nine Tailors", le 9e de la série, dépasse en envergure et ambition ses romans précédents, et rejoint les plus grands titres du genre "detective story mysteries" tels que "The Lodger", de Marie Belloc Lowndes (1913), le premier thriller psychologique, "The Hound of the Baskervilles", de Sir Arthur Conan Doyle (1901), ou "Trent's Last Case", de E.C. Bentley (1913). Sayers campe ici une riche gamme de personnages dans un décor très suggestif. L'action se déroule dans un village de l'est de l'Angleterre, autour d'une église paroissiale, Fenchurch St. Paul. La notion de communauté fermée sur elle-même est une caractéristique des romans policiers de l' "âge d'or" des années 1920 et 1930, Sayers échappe pourtant au piège du pittoresque anglais en décrivant un monde rural sur lequel planent le secret et la culpabilité, un paysage dont les plaines inondées ont des connotations bibliques. Le roman utilise aussi l'art du carillonnement de façon très ingénieuse, vis-à-vis du contenu comme de la structure, en l'entremêlant à l'intrigue et au dénouement qui s'ensuit. Sayers s'est inspirée de Wilkie Collins, grand maître de l'intrigue et auteur de "The Moonstone", souvent considéré comme le premier roman policier anglais (1868). "Les Neuf Tailleurs" rappellent souvent "Pierre de lune", non seulement par les détails du crime, lié ici aussi à un vol de bijoux, mais aussi par l'orchestration intelligente des intrigues secondaires. C'est ce roman qui a assuré la réputation grandissante de Sayers...
"Lord Peter est appelé à la rescousse - Voici ce qu'écrivait Venables: Cher lord Peter, Depuis l'agréable visite que vous nous avez faite en janvier, je me suis souvent demandé avec confusion ce que vous deviez penser de nous! En effet, nous ne savions pas quel expert en l'art illustré par Sherlock Holmes nous avions l'honneur de recevoir. Nous vivons tellement retirés du monde - nous ne lisons que le Times et le Spectateur - que nous nous engourdissons. Mais ma femme ayant écrit à sa cousine Mrs Smith, qui habite Kensington et ayant parlé de votre séjour, a été informée par elle des talents de notre hôte. Dans l'espoir que vous voudrez bien pardonner notre lamentable ignorance, je me permets de vous écrire pour prendre conseil de votre expérience. Nous avons aujourd'hui été violemment arrachés à notre somnolence par une circonstance mystérieuse et navrante. En ouvrant la tombe de lady Thorpe pour inhumer son mari, dont vous avez sans doute appris la mort par la presse, notre fossoyeur a été épouvanté d'y trouver le corps d'un inconnu qui paraît avoir été victime de violences. Son visage a été affreusement mutilé et, ce qui semble encore plus choquant, les mains du pauvre diable ont été coupées aux poignets. Bien entendu, notre police locale a pris l'affaire en main, mais elle m'intéresse et me peine personnellement (étant, en quelque sorte, liée à mon église) et je ne sais ce que je puis faire. Ma femme, avec son sens pratique habituel, m'a conseillé de m'en remettre à vous et le surintendent Blundell, de Leamholt, avec lequel je viens de causer, m'a fort obligeamment promis de vous faciliter votre enquête si vous vouliez vous occuper de la question. J'ai honte de demander à quelqu'un comme vous de venir nous diriger, mais, au cas où vous y songeriez, ie n'ai pas besoin de vous dire avec quel enthousiasme vous seriez reçu au presbytère. Excusez cette lettre un peu nébuleuse : j'écris sous l'empire de mes soucis. Je dois ajouter que nos carillonneurs gardent le plus reconnaissant souvenir de l'appui que vous leur avez donné pour notre fameuse sonnerie et qu'ils souhaiteraient vous adresser leurs compliments. Ma femme se joint à moi pour vous envoyer l'expression de nos meilleurs sentiments. Bien sincèrement à vous. Théodore Venables.
PS. - Ma femme me conseille de vous dire que l'enquête du coroner est fixée à samedi, 14 heures.
Cette lettre, expédiée le vendredi matin, atteignit Wimsey le samedi au premier courrier. Il télégraphia qu'il partait immédiatement pour Fenchurch Saint-Paul, résilia gaiement plusieurs engagements mondains et, à 14 heures, était assis dans la salle paroissiale en compagnie de presque toute la population. Le coroner, avoué provincial au teint rouge, qui paraissait connaître chaque assistant, prit la parole d'un air affaire, comme si ses minutes même étaient précieuses: "- Messieurs... Pas de bruit, s'il vous plaît! Les jurés, par ici... Sparkes, veuillez remettre ces Bibles au jury... Messieurs, choisissez un chef, je vous prie... Ah! c'est Mr Donnington? Parfait. Approchez, Alf, prenez les Ecritures dans la main droite, prêtez serment... asseyez-vous devant la table qui est là-bas... Vous autres, prenez la Bible dans la main droite. La droite, Wally Pratt, ne savez vous pas les distinguer ? Ne riez pas, nous n'avons pas de temps à perdre. Prêtez serment comme votre chef et allez vous asseoir auprès de lui. Maintenant, nous sommes ici pour apprendre comment cet homme est mort... Les témoins de Iîdentité... Il n'y en a pas... Oui, surintendent, je... Pourquoi ne le disiez-vous pas ? Très bien... par ici. Je vous demande pardon. Lord Peter... veuillez répéter... Whimsy? Ah! non, Wimsey avec un E et pas d'H... Profession? Comment? Disons simplement "gentleman"... Votre Seigneurie croit pouvoir identifier le mort?
- Pas tout à fait, mais je suppose...
- Une minute... prenez le livre de la main droite... La vérité, rien que la vérité.. Si vous ne pouvez faire taire ce bébé, Mrs Leach, vous serez obligée de sortir. Donc, lord Peter ?
- Je suis allé voir le corps et je crois possible que cet homme soit celui que j'ai rencontré le 1°' janvier dernier. J'ignore son nom, mais quelqu'un a fait stopper ma voiture à un demi-kilomètre de l'écluse environ et m'a demandé le chemin de Fenchurch Saint-Paul. Je n'avais jamais vu cet homme auparavant et ne l'ai plus vu depuis.
- Pourquoi supposez-vous qu'il s'agit de la victime ?
- Parce qu'il'était brun, avait une barbe et paraissait vêtu d'un costume bleu foncé, comme celui du mort. Je dis "paraissait", car je n'ai aperçu que le bas de son pantalon, le reste étant couvert d'un manteau. Il m'a semblé avoir une cinquantaine d'années, parlait bas avec l'accent.de Londres et s'exprimait poliment. Il m'a dit être mécanicien d'autos et chercher du travail. Toutefois, à mon avis...
- Un instant! Vous dites reconnaître la barbe et le costume. Pouvez-vous le jurer?
- Non. Je dis simplement que l'homme qu'on m'a montré ressemblait, à cet égard, à celui de la route.
- Vous ne pouvez identifier ses traits ?
- Non, ils sont trop abîmés.
- Fort bien. Je vous remercie. Y a-t-il d'autres témoins d'identité?
Le forgeron se leva d'un air intimidé.
- Bien. Approchez... Prenez la Bible... Vérité, rien que la vérité... Nom : Ezra Wilderspin. Qu'avez-vous à nous apprendre?
- Ben, monsieur, si je prétendais reconnaître, je défunt, je mentirais. Mais il ressemble un peu à un type qui est venu le Jour de l'An, comme le dit Sa Seigneurie, pour me demander du travail... L'a ajouté qu'il était mécanicien et en chômage. J' lui ai répondu que je pourrais employer quelqu'un qui s'y connaîtrait en moteurs et je l'ai pris à l'essai. L'a fait assez bien son travail pendant les trois jours qu'il a logé chez nous ; puis l'est parti au milieu d'une nuit et nous n' l'avons plus jamais revu.
- Quelle nuit ?
- Celle qu'a suivi l'enterrement de lady Thorpe, donc... ."
(traduction Miriam Dou, Librairie des Champs-Elysées)
Josephine Tey (1896-1952)
"The truth of anything at all doesn't lie in someone's account of it. It lies in all the small facts of the time. An advertisement in a paper, the sale of a house, the price of a ring" - Elizabeth Mackintosh, native d'Inverness, romancière et dramaturge britannique, aussi mystérieuse dans sa vie que dans ses six romans policiers écrits sous le pseudonyme de Josephine Tey et qui mettent en scène l'inspecteur de Scotland Yard Alan Grant, a gentleman police officer "not coarse like a bobby" : "The Man in the Queue" (1929), "A Shilling for Candles" (1936), dont Alfred Hitchock s'inspirera avec "Young and Innocent" (1937), "The Franchise Affair" (1948), qui s'inspire d'une célèbre énigme criminelle du XVIIIe siècle, "To Love and Be Wise" (1950), " The Daughter of Time" (1951), "The Singing Sands" (1952). Le thème de l'injustice, de la réhabilitation, est une des constantes de ses romans...
"The Daughter of Time" (1951)
"Not all the water in the rough rude sea Can wash the balm off from an anointed king" (Shakespeare: King Richard I, Act 3, Scene II). C'est l'ouvrage le plus connu de Josephine Tey : cloué au lit après une chute, Alan Grant se lance dans la résolution d'une énigme historique, le roi Richard III d'Angleterre a-t-il assassiné, au mois d'août 1483, dans la Tour de Londres, ses neveux et princes Edward, Prince de Galles, Richard, duc d'York?
Horace McCoy (1897-1955)
La Dépression va réduire hommes et femmes à un degré de déchéance rarement atteint dans l'histoire américaine. Natif de Nashville dans le Tennessee, Horace McCoy commence à travailler dès l'âge de douze ans comme vendeur de journaux. Héroïque bombardier et observateur aérien pendant la guerre de 1914, chauffeur de taxi et représentant de commerce, journaliste sportif après la guerre, il commence à écrire ses premières nouvelles dans les magazines de pulps à la fin des années 1920, mais en 1929 perd son emploi, se retrouve ouvrier saisonnier, serveur, garde du corps, gagne enfin en 1931 Hollywood pour y écrire une quarantaine de scénarios de films (The Turning Point, The Lusty Men, 1952). Ses romans policiers révèlent un style concis, des phrases percutantes, souvent comparé à Hemingway - "The impact of the bullet had turned her head away from me; I did not have a perfect profile view, but I could see enough of her face and her lips to know she was smiling": "They Shoot Horses, Don't They?" (1935), "No Pockets in a Shroud" (1937), "I Should Have Stayed Home" (1937), "Kiss Tomorrow Good-bye" (1948), "Scalpel" (1952), "Corruption City ou This Is Dynamite" (1953)...
"They Shoot Horses, Don't They?" (1935, On achève bien les chevaux)
Sous-estimé à sa parution, "On achève bien les chevaux", taken from his experience as a bouncer at a marathon dance contest, a été réhabilité dans les années 1940 par Marcel Duhamel,fondateur de la Série noire, pour qui McCoy soutenait la comparaison avec Hemingway. Les deux protagonistes du roman, Robert et Gloria, rêvent d'une célébrité hollywoodienne, mais ne trouvent que monotonie et vanité avant de mourir dans le Los Angeles médiocre et morne de la Grande Dépression. Le marathon de danse, une forme de spectacle où les concurrents circulent interminablement autour d'une piste plusieurs jours d'affilée dans l'espoír de résister plus longtemps que tous les autres constitue une métaphore parfaite de l'absurdité de la vie et de son caractère aléatoire. Après avoir combattu l'épuisement, Robert et Gloria échouent dans leur poursuite du prix lorsqu'un coup de feu accidentel met bizarrement fin à la manifestation.Gloria, qui part alors à la dérive, persuade Robert de réaliser son ambition suicidaire en arguant que la vie est dépourvue de sens. À travers le marathon de danse, l'auteur critique la nature abusive des divertissements populaires, et l'avilissement qu'entraîne le capitalisme.Contrairement à la banalité doucereuse des films hollywoodiens, le marathon de danse s'avère imprévisible, douloureux, violent et nihiliste. Les concurrents ne sont que du bétail,des chevaux que l'on peut abattre une fois que l'on a fini d'en tirer profit. Ce sont là les germes de la critique sociale de McCoy, qui, comme le marathon de danse, ne mène nulle part et ne produit rien (Gallimard, traduction Marcel Duhamel).
"..A la fin du premier tour, Mack Aston et Bess Cartwright piquèrent un sprint et nous enlevèrent la seconde place. Je commençai à faire du talon-pointe du pied plus vite que je n'avais encore jamais fait. Je savais qu'il le fallait. Tous les demi-portions avaient été éliminés. Tous ces couples qui restaient en piste étaient des cracks.
Je restai en troisième position durant six ou sept tours, mais le public commença à faire du raffut et à nous crier de regagner notre place perdue. J'avais peur de tenter le coup, car on ne peut doubler une équipe rapide qu'au virage et cela demande un effort terrible. Jusque-là, Gloria s'était très bien défendue, mais je ne tenais pas à la pousser trop. Je n'étais pas inquiet tant que je la sentais capable de se propulser par ses propres moyens...
Au bout de huit minutes, je commençai à avoir chaud. Je me dépouillai de mon maillot et l'expédiai à un soigneur. Gloria en fit autant. La plupart des filles étaient maintenant sans maillot et la salle hurlait.
"Maintenant, on est bien partis, si quelqu'un ne nous attaque pas", me dis-je.
A ce moment précis nous fûmes attaqués. Pedro Ortega et Lilian Bacon s'amenèrent à toute vitesse à nos côtés, s'efforçant de passer à la corde au virage. C'était à peu près le seul moyen de dépasser un couple, mais ce n'était pas si facile que ça en avait l'air. Il fallait gagner au moins deux pas dans la ligne droite et alors virer d'une secousse en tournant. C'était ce que Pedro avait derrière la tête. Ils nous accrochèrent au tournant, mais Gloria réussit à garder son équilibre; je la tirai en avant et nous conservâmes nos places.
J'entendis la foule haleter et je savais que cela signifiait que quelqu'un titubait. Un moment après, j'entendis le choc d'un corps sur le plancher. Je ne me détournai pas. Je continuai à marteler la piste. Ce genre de choses avait cessé de m'émouvoir. Quand je fus sur la ligne droite et que je pus regarder, je vis que c'était Mary Hawley, la partenaire de Lee Lowell, qui venait d'aller au quartier. Infirmières et soigneurs s'affairaient autour d'elle et le docteur se servait de son. stéthoscope.
- Laissez le solo pousser à la corde, les enfants. . . , brailla Rollo.
Je m'écartai et Lee me doubla. Désormais, il lui faudrait faire deux tours contre nous un. Il eut un bref regard en passant du côté du quartier; l'angoisse lui crispait le visage. Je savais qu'il ne souffrait pas, mais qu'il se demandait simplement quand sa partenaire sortirait...; à son quatrième tour en solo, elle se leva et revint s'accoupler.
Je fis signe à l'infirmière de m'envoyer une serviette humide et, au tour suivant, elle me la plaqua autour du cou. J'en fourrai l'extrémité entre mes dents.
- Encore quatre minutes ! hurla Rocky.
..Ce derby était l'un des plus serrés que nous eussions jamais faits. Le Kid et Jackie menaient un train effarant. Je savais que Gloria et moi nous ne risquions rien si nous pouvions conserver notre allure, mais on ne sait jamais quand le partenaire va flancher. A partir d'une certaine limite, on continue à se mouvoir automatiquement, sans même se rendre compte que l`on bouge. A un moment donné, on se trouve avancer à toute allure et à la minute d'après on commence à s'effondrer. C'était cela que je craignais avec Gloria..., qu`elle ne s'écroulât brusquement. Elle commençait à se laisser un peu traîner... "Avance, avance !" lui hurlai-je en pensée, ralentissant d'un cheveu dans l'espoir d'alléger un peu sa fatigue. De toute évidence, Pedro et Lilian n'attendaient que ce moment. Ils nous dépassèrent en trombe et prirent la troisième place. Immédiatement derrière nous, j'entendis un pilonnement impressionnant et je me rendis compte que tout le peloton était sur les talons de Gloria. Je n'avais plus la moindre marge, désormais. Je levai haut la hanche. C'était le signal pour Gloria d'avoir à faire porter son poids de l'autre côté. Elle obéit, tirant maintenant de la main droite sur ma ceinture. "Dieu soit loué !" me dis-je. C'était bon signe. Ça prouvait qu'elle avait encore toute sa tête...
- Plus qu'une minute..., annonça Rocky...
A partir de cet instant, je mis toute la vapeur. Kid Kamm et Jackie avaient quelque peu ralenti l'allure, forçant ainsi les tandems Mack et Bess et Pedro-Lilian à ralentir. Gloria et moi étions placés entre eux et les autres. C'était une mauvaise position. Je priai mentalement que personne derrière nous n'eût la force de tenter un démarrage, car je me rendais compte que le moindre accrochage couperait les jambes à Gloria et la flanquerait par terre. Et si quelqu'un ramassait une pelle maintenant...
J 'utilisai jusqu'à ma dernière parcelle d'énergie pour me maintenir un pas, un simple pas en avant, pour écarter cette menace que je sentais dans mon dos... quand retentit le coup de pistolet de la fin de course; je me retournai pour rattraper Gloria, mais elle ne s'évanouit pas. Elle chancela et je la reçus dans mes bras, luisante de sueur, cherchant désespérément à retrouver son souffle.
- Voulez-vous une infirmière, hurla Rocky, de l'estrade.
- Ça va, dis-je. Y a qu'à la laisser se reposer une minute...
On dut soutenir la plupart des filles pour les mener au vestiaire, mais les garçons se massèrent autour de l'estrade pour voir qui avait été disqualifié. Les arbitres avaient remis leurs feuilles de pointage à Rocky et à Rollo, qui les vérifiaient...."
"No Pockets in a Shroud" (1937, Un linceul n’a pas de poches)
"When Dolan got the call to go up to the managing editor’s office he knew this was going to be the blow-off, and all the way upstairs he kept thinking what a shame it was that none of the newspapers had any guts anymore" - Ce livre de McCoy est le réquisitoire le plus violent - le plus dépourvu d'espoir aussi - qui puisse être dressé contre ce qu'on appelle «l'ordre établi» - Mike Dolan abandonne son emploi de reporter au journal où il travaille pour pouvoir en toute liberté dénoncer les milieux corrompus du pouvoir - . Un réquisitoire qui dépasse de beaucoup l'époque de la civilisation qu'il vise pour atteindre ce qu'il y a de plus ancien, et peut-être d'éternel, dans la condition de l'homme : la perpétuelle soumission de la vérité au mensonge, par la lâcheté et l'hypocrisie des individus (Gallimard, traduction Marcel Duhamel).
"Kiss Tomorrow Good-bye" (1948, Adieu la vie, adieu l'amour...)
Méconnu, pourtant sans doute l'un des meilleurs romans noirs jamais écrits. L'histoire d'un jeune lettré, Ralph Cotter, hanté par une peur inexplicable qui finit par faire de lui un criminel féroce. Enfant perdu qui, défiant les lois et l'ordre, est entraîné irrésistiblement vers le mal, une amoralité impitoyable qui se nourrit auprès de femmes sensuelles et vénéneuses et des policiers et avocats véreux. C'est la course au pouvoir d'un être dévoré par un complexe obscur dont l'origine ne nous sera dévoilée qu'à la fin et que l'auteur a menée avec une étrange et terrifiante dextérité (Gallimard, traduction Marcel Duhamel). Gordon Douglas en fit une magnifique adaptation en 1951 avec James Cagney...
Graham Green (1904-1991) a toujours nié avoir voulu écrire des romans policiers, pourtant, à lire "A Gun for Sale" (1936, Tueur à gages), lorsque Raven, l'homme au bec-de-lièvre, s'apprête à commettre le crime qui lui a été commandé...
"Pour Raven, un meurtre ne signifiait pas grand-chose. C'était une besogne comme une autre. Il s'agissait de penser à tout. Il fallait faire travailler ses méninges. La haine n'y était pour rien. Il n'avait vu le ministre qu'une fois : on le lui avait montré, qui traversait le nouveau lotissement, entre les petits arbres de Noël illuminés, un homme vieux, à l'air négligé, sans amis, mais qui, disait-on, aimait l'humanité. Dans la large Continental Street, le vent froid lui coupa la figure. Ce fut une bonne excuse pour relever le col de son pardessus bien au-dessus de sa bouche. Un bec-de-lièvre était un sérieux désavantage dans son métier; on le lui avait mal recousu à la naissance, en sorte qu'il avait maintenant la lèvre supérieure tordue et balafrée. Quand on porte sur soi un moyen d'identification aussi visible, on ne peut éviter quelque brutalité dans ses méthodes. Depuis le début, Raven avait toujours été forcé d'éliminer tous les témoignages. Il portait une petite valise. Il ressemblait à n'importe quel homme assez jeune qui rentre chez lui après son travail; son pardessus foncé avait un air ecclésiastique. Il remontait la rue d'un pas ferme, comme des centaines d'autres gens. Un tram passa, brillamment éclairé dans le crépuscule : il ne le prit pas. On aurait pu penser que ce jeune homme économe ménageait son argent, en prévision du foyer qu'il voulait fonder. Peut-être allait-il justement retrouver sa petite amie. Mais Raven n'avait jamais eu de petite amie : le bec-de-lièvre le lui interdisait. Dès son plus jeune âge, il avait su qu'il était repoussant. Il pénétra dans une des hautes maisons grises et, l'air crispé, revêche, aigri, il en monta l'escalier..."
Peter Cheyney (1896-1951)
C'est en 1936 que Reginald Southouse Cheney, alias Peter Cheyney, natif de Londres, se lance dans l'écriture d'un véritable roman d'action, et que Lemmy Caution entre en scène : le succès est immédiat. Créateur des personnages de Slim Callaghan, l'autre "dur", et de Lemmy Caution, popularisé au cinéma par l'acteur Eddie Constantine, "Cigarettes, whisky et p'tites pépées" est la fameuse devise de l'agent du Federal Bureau of Investigations (FBI), Lemuel H. Caution, Lemmy pour ces dames et, désormais, pour la postérité. Lorsque la génération de l'après-guerre découvrit le héros de Peter Cheney au fond des caves de Saint-Germain-des-Prés, entre deux solos de trompette de Boris Vian, même les spécialistes avaient oublié que les plus célèbres titres du romancier, - "This Man Is Dangerous" (Cet homme est dangereux), en 1936, "Poison Ivy" (La Môme vert-de-gris) et "Don't Care" (Les femmes s'en balancent), en 1937, "Can Ladies Kill?", (Les femmes ne sont pas des anges) en 1938, "Don't Get Me Wrong" (1939, Vous pigez?), "You'd Be Surprised" (1940, De quoi se marrer), "Your Deal, My Lovely" (1941, À toi de faire, ma mignonne), "Never a Dull Moment" (1942, On ne s'embête pas)... dans la Série Lemmy Caution - dataient de l'avant-guerre. L'engouement pour tout ce qui venait d'outre-Atlantique, le désir de vivre intensément les années perdues avaient créé l'équivoque d'où devait naître l'étonnant succès d'un romancier anglais qui inaugurait, avec un autre de ses concitoyens, James Hadley Chase, la collection que venait de lancer Marcel Duhamel, l'illustre "Série Noire" qui vit le jour en France en 1945....
La série Slim Callaghan compte entre autres "The Urgent Hangman" (1938), "Dangerous Curves" (1939), "You Can't Keep the Change" (1940), "It Couldn't Matter Less" (1941)..., ici Peter Cheyney recrée une Amérique bien à lui, mais extraordinairement populaire au Royaume-Uni...
"Callaghan tourna le coin de la rue et entra dans Chancery Lane. Soufflant en rafale, un vent glacé le cingla au visage. Les pans de son imperméable douteux volèrent en arrière et, à travers le tissu élimé de son pantalon, il sentit sur ses jambes le froid de la pluie. Il était grand et maigre. Un mètre soixante-dix-huit. Sept pence et demi en poche. Ses bras étaient un peu trop longs pour sa taille, et son visage étonnait. Ce visage, il était de ceux qu'on regarde par deux fois, dans la crainte de s'être trompé la première. Un nez long et fin, des yeux très écartés, d'un beau bleu turquoise, qui cillaient rarement. Callaghan était rasé de très près et la forme de sa bouche plaisait aux femmes pour des raisons connues d'elles seules. Pour le reste, il ressemblait au premier Londonien venu. Ses vêtements étaient ordinaires et assez bien entretenus. Ses souliers, par contre, ne valaient plus grand-chose et l'un d'eux aurait eu besoin d'un bon ressemelage. Détail qui ne le préoccupait pas. Pour le moment, il n'avait qu'un seul souci : le loyer de son bureau. Le bord de son feutre était trempé et, sous le chapeau, la broussaille de ses cheveux noirs était humide. Callaghan, tout en marchant, explorait de la main la poche de son imperméable. Son paquet de cigarettes était vide. Il le jeta et se mit à jurer entre ses dents. Il quitta Chancery Lane pour s'engager dans Cursitor Street d'abord, puis, après une vingtaine de mètres, dans un passage et, enfin, dans l'allée menant à sa maison. Il poussa la porte d'un coup de pied et monta l'escalier, s'arrêtant au quatrième étage, devant une porte plutôt crasseuse sur la vitre dépolie de laquelle se lisait l'inscription : "Callaghan. Recherches." Apercevant de la lumière dans le bureau, il cessa de jurer. Il remit la clé dans sa poche et pénétra dans l'antichambre, une pièce de moyennes dimensions. Effie Perkins était assise à sa table, devant sa machine à écrire. Elle lui tournait le dos et, de ses longues mains, blanches et soignées, arrangeait avec des gestes délicats sa belle chevelure rousse. Comme elle se retournait, Callaghan l'examina de la tête aux pieds. Un coup d'œil qui enregistrait tout : les hauts talons des souliers, la jupe très ajustée, les yeux émeraude et tout le reste..." (Rendez-vous avec Callaghan)
"This Man is Dangerous" (1936, Cet homme est dangereux)
Lemmy Caution tente de neutraliser la bande du caïd Siégella, infiltre le gang en prétendant être un évadé, et se trouve mêlé au projet de kidnapping d'une riche héritière américaine Miranda Van Zelden, mais se retrouve dans une bien mauvaise passe quand sa couverture éclate...
"Rien n'aurait pu gâcher la vision que j'ai eue au coin de Haymarket et de Piccadilly, même pas Miranda Van Zelden. C'était par une de ces nuits..., vous voyez ce que je veux dire. Quand tout gaze bien, qu'on est d'attaque, à l'affût de toutes les combines, et qu'on a mis les autres dans sa poche. Tenez, regardez-moi : je m'appelle Lemmy Caution, de mon vrai nom, mais j'ai tellement d'états civils que des fois je ne sais plus si je me nomme Duchenoque ou si on est mercredi. A Chicago - le patelin que les dessalés appellent "Chi", pour bien vous montrer qu'ils ont lu des romans policiers écrits par un quelconque minable, un de ceux qui disent avoir manqué se faire descendre par les canonniers d'Al Capone, mais qu'ont pas tout à fait réussi - à Chicago, on m'avait surnommé "Doublé", parce qu'on racontait que, pour m'arrêter, fallait me coller au moins deux dragées dans la peau, et dans l'autre bled, là où les flícs deviennent tout chose en pensant à moi, je suis connu sous le nom de Toledo. Je vous dis que je suis quelqu'un et si vous ne me croyez pas, allez seulement vous rencarder dans n'importe quelle turne où on s'occupe des casiers judiciaires et des empreintes digitales, et après ça, vous ne voudrez plus me lâcher. Ce qui au total est fort bien, mais ne nous mène nulle part; ça ne fait pas avancer d'un pas la question Miranda Van Zelden, une môme qu'est drôlement à la page et qui m'a déjà donné pas mal de fil à retordre, je vous le dis sans charre. Toujours est-il que je trouvais Haymarket tout ce qu'il y a de chouette. Comprenez, j'ai encore jamais mis les pieds à Londres avant, et je peux pas m'empêcher de me voter une médaille en pensant à la façon dont j'y suis arrivé. Là-bas à New York, quelqu'un m'avait dit que les flics anglais sont tellement marles qu'ils passent leur temps à s'arrêter les uns les autres, rien que pour se faire la main; on m'avait prévenu que j'avais à peu près autant de chances de passer au travers du contrôle des passeports qu'une gentille petite blonde de rester ingénue dans la maison de rendez-vous de la mère Licovatt, au coin de l'allée des Grecs et de la Deuxième Rue... Eh ben, y s'gouraient. J'ai réussi; Je me suis taillé en douce -par Marseille, et là, une vieille cloche qui se fait un point d'honneur de rouler les types de la douane, me refile un passeport américain, mais de première, pour quatre cents dollars, avec dessus le nom d'un vrai mec et une photo qu'aurait pu être moi, après avoir dégusté un marron sur la binette et tout le toutime... Je me balade dans Haymarket, il est onze heures, j'ai fait un dîner épatant, et je porte un smoking et un feutre noir. Si vous voulez en savoir plus long. alors je vous dirai que je pèse quatre-vingt-quinze kilos et que j'ai une bouille à faire pâmer les gonzesses parce que ça les change des types des ballets russes. En plus de ça, j'ai quéq'chose dans le crâne et quand je vous aurai dit qu'une môme de Toledo a failli se transformer les boyaux en corde à nœuds à boire de l'alcool frelaté simplement parce que je l'avais virée, alors vous serez fixés. Je vous ai dit qu'il faisait une nuit épatante. Je vadrouillais le long de Haymarket en réfléchissant tranquillement, parce q'u'il faudrait pas croire que je suis un gars à prendre un tas de risques qu'est pas indiqués. C't'histoire Miranda Van Zelden, ça n'a rien du quart d'heure des enfants, émission pour les jeunes, c'est moi qui vous le dis, et je savais qu'y avait un ou deux types prêts à me truffer au premier coin de rue s'ils avaient su ce qui se manigançait. Vous avez p't'êt déjà entendu parler de la combine du "kidnapping". On enlève un type ou une bonne femme, ou encore un gosse, faut que ce soit du monde bien, naturellement et on les garde simplement dans une planque jusqu'à ce que la famille se décide à cracher. Je connais un tas de types très bien qui gagnent leur croûte comme ça. C'est un biseness qu'a de la classe et qui rapporte, à condition de ne pas se faire cravater par les "Fédé". Ce qui nous ramène exactement au point où j'en étais resté, pas vrai? Les Fédé..., les agents spéciaux du ministère de la Justice, les p'tits gars qui 'ne connaissent que l'honneur et le devoir. Eh ben, j'ai comme qui dirait une idée qu'y en avait de ces zèbres-là sur le bateau venant de Marseille..., mais après tout, il sera toujours temps de revenir là-dessus plus tard. Et maintenant que je vous présente Miranda Van Zelden - la beauté faite femme. Un petit bravo, mesdames et messieurs. A présent que vous avez fait connaissance, je vais vous affranchir pour ce qui est de Miranda. C'te môme est l'héritière de dix-sept millions de dollars, ça vous la coupe, hein? En plus, c'est la reine des tordues et à peu près la plus chouette bout de femelle dont puisse rêver un homme d'affaires surmené un soir qu'il est retenu tard au bureau. La première fois que j'ai adressé la parole à Miranda, c'était à l'auberge du Chèvrefeuílle et du Jasmin, sur la grand-route de Toledo. à quelque distance de la ville. C`est le soir que Frenchy Squills décide de s'expliquer avec la bande à Lacassar, qu'est le thôlier de la boîte. Vous pouvez me croire si je vous dis que pour ce qui est du Chèvrefeuille et du Jasmin, cette nuit-là, vaut mieux ne pas en parler. On aurait pu appeler ça "le Chemin de la Mitraille" ou "Un soir au Casse-pipe", vu la quantité de bouts de ferraille qui voltigeaient en liberté dans le paysage. Il était à peu près.une heure du matin, et moi je suis là, adossé à une des colonnes sculptées du dancing, attendant que se déclenche un peu d'animation. En même temps, j'ai repéré Miranda, en train de danser avec un des chimpanzés de l'équipe Lacassar - à ce moment-là, elle s'intéressait aux gangsters - et je me dis que Miranda vaut le coup d'oeil; souple comme une panthère, un châssis à bousiller des noces de diamant, et avec ça, légère comme une fée. Si vous voulez mon avis, je trouve ça complètement idiot qu'une chouette môme comme elle fréquente ce genre de boîte uniquement pour chercher des sensations en se frottant à un tas de toquards qu'est pas 'seulement bon à vidanger sa bagnole. Avant d'aller plus loin, faudrait p't'êt' que je vous explique où en étaient exactement les choses à Toledo, avec ces zèbres-là. Ce que j`y faisais moi-même pour ça, faut pas être trop curieux. Je me baguenaude tout simplement, en cherchant du grabuge chaque fois que j'ai l'impression que ça peut rendre, et je m'étais amené là, venant de l'Oklahoma où ça commençait à chauffer un peu trop pour moi, et puis aussi j'avais entendu parler de Miranda..." (Gallimard, traduction Marcel Duhamel, 1945)
"Can ladies kill" (1938, Lemmy Caution, Les Femmes ne sont pas des anges)
"Je regarde la maison et je me dis que si jamais j'ai du fric je détellerai et je m'achèterai une casbah comme celle-là ! Parce qu'elle a de l'ambiance, comme on dit. Elle se trouve en retrait de la rue, au bord d'une petite pente verte. Une haie d'épine blanche la sépare du trottoir et il y a des massifs de fleurs et des trucs ornementaux avec des bordures en pierres blanches dans tous les coins. Passé la grille, un escalier à larges marches se raccroche à une espèce de sentier en terrasse qui grimpe jusqu'à la porte d'entrée. Moi, je crois que j'm'en arrangerais, d'un repos. Les voyages en avion, c'est chouette, mais on dirait que ça vous fatigue. D'ailleurs, j'ai constaté qu'un peu tout me fatigue... Les G'men -- c'est-à-dire les inspecteurs directement rattachés au ministère de la Justice - eux- mêmes se fatiguent, mais, ça, peut-être qu'on vous l'a déjà dit. En suivant le sentier jusqu'au perron, je me demande comment elle va être, cette Marella Thorensen. Dommage qu'on n'ait jamais eu son portrait, à cette souris, parce que, quand je vois le portrait d'une femme, je me fais des idées sur elle. Mais, comme je vais la voir dans une minute, peut-être bien que, le portrait, ça n'a pas d'importance ! Il a une drôle de touche, ce boulot-là. Vous avez vu la lettre que la poule a écrite à notre directeur, à Washington. Elle dit que c'est énigmatique. J 'ai regardé le mot dans le dictionnaire, et il dit qu'énigmatique veut dire mystérieux. Ça fait que j'ai regardé mystérieux, et il dit que ça signifie : qui dépasse la compréhension humaine. Eh bien ! ça ne dépasse pas la mienne, de compréhension. Calculez le coup vous-mêmes : si la poule écrit une lettre au directeur du Bureau fédéral pour suggérer dedans qu'il se passe des trucs bizarres dont il devrait avoir connaissance, eh bien ! ça a l'air qu'il doit se produire dans le secteur un micmac quelconque. Bon. Eh bien ! si c'est ça, ça m'a l'air un tantinet torve qu'elle n'aille pas en parler à son mari. Après tout, quand on est mariée avec un type depuis six ans, c'est à ce type-là qu'on s'adresse. Alors ? Mais les femmes font de drôles de choses. Au fait, qu'est-ce que je suis pour vous dire ça ! Probable que vous le saviez déjà. Les poules sont rudement plus catégoriques qu'on ne croit. C'est les mâles qui sont les romanesques. J 'en ai connu beaucoup, de poules, qu'étaient tout ce qu'il y a de positif, comme une à Cincinnati : elle avait de la religion, cette mignonne ; alors elle a poignardé son second mari avec un tournevis, rien que parce qu'il ne voulait pas aller à l'église un dimanche, ce qui montre que les femmes peuvent être coriaces aussi. A ruminer comme ça, me voilà à la grand-porte. Il y a un joli bouton de sonnette ornemental, et en le faisant marcher j'entends un tintement musical quelque part dans la maison. Je reste là à attendre. Il est quatre heures, et il souffle une petite brise. Je me dis que ça peut être de la pluie. Comme personne ne fait attention à la sonnette, je recommence. Cinq ou six minutes passent. En me baladant, je contourne la maison. Elle est chouette : ni trop grande, ni trop petite. Un chemin tourne sur la droite, et, derrière la maison, je vois une pelouse bien soignée, avec une petite pagode chinoise carrée dans le coin le plus éloigné. Au milieu du derrière de la maison, il y a deux portes-fenêtres qui donnent sur la pelouse, et je vois qu'il y en a une d'ouverte. Je m'en approche. Arrivé à la fenêtre en question, je constate que ceux-là qui sont entrés ou sortis les derniers - peu importe - se trouvaient tellement pressés qu'ils ont fusillé la poignée. Drôle de truc à faire à une porte vitrée. Je passe la tête en dedans et je vois une longue pièce basse, pleine de beaux meubles et de colifichets au poil. Dedans, personne. J'entre et j'y vais d'un coup de toussotement, juste pour qu'on sache que je suis là. Il ne se passe rien. Dans un coin à droite de la chambre, il y a une porte. J 'y vais, je l'ouvre, et me voilà dans un couloir. Je re-tousse, mais, pour ce qu'on y fait attention, je pourrais aussi bien me rendre poitrinaire. Je suis le corridor et j'arrive dans le vestibule, derrière la porte d'entrée de devant. Sur la droite, il y a une table avec un plateau en cuivre et du courrier dessus. Sous la table, debout contre le mur où il a glissé en tombant du plateau, j'avise un télégramme. Je le ramasse et je le lis. C'est un télégramme du directeur à Mme Marella Thorensen, pour lui dire que l'inspecteur L.-H. Caution prendra contact avec elle entre quatre et cinq ce soir. Alors où est-elle ? Je me retourne et j'appelle Mme Thorensen. Tout ce que j'en tire, c'est du vent. Je reviens sur mes pas dans le couloir jusqu'à un escalier large qui est sur la gauche. Je le monte. Au premier, je pivote dans un autre corridor avec la rampe à droite et deux ou trois portes blanches qui donnent sur des chambres à gauche. En face de moi, au bout du couloir, il y a une porte qui est ouverte et, par terre, sur le plancher, une écharpe de dame en soie. J 'y vais et je passe ma tête de l'autre côté de la porte. C'est la chambre à coucher d'une dame, et elle a l'air très bien. On dirait aussi qu'il a dû s'y dérouler un certain pastis, vu que toutes les choses de la coiffeuse qui se trouve entre les deux fenêtres donnant sur la façade sont sur le plancher. On a retourné les pattes en l'air une grande chaise longue, et il y a une serviette enroulée comme un serpent au beau milieu du tapis bleu. Je me dis que peut-être Mme Thorensen a été mauvaise à propos de quelque chose..." (traduction Louis Chantemèle)
William R. Burnett (1899-1982)
Natif de Springfield, Ohio, William Riley Burnett, un temps journaliste et statisticien, gagne Chicago à 28 ans, devient réceptionniste d'un hôtel minable, y observe boxers, clochards et voyous, cette expérience lui inspire "Little Caesar" (1929), roman policier qui connaît un succès fulgurant et lui vaut une place de scénariste à Hollywood. Dès 1931, Mervyn LeRoy en réalise une adaptation qui révèle Edward G. Robinson. La prose de Burnett, inspirée des naturalistes européens, est d'une simplicité désarmante, et parmi les treize hard-boiled novels qu'il écrivit, certains aboutirent à des films devenus des classiques du film noir: "High Sierra" (1941), "The Asphalt Jungle" (1950, Quand la ville dort), et le scénario de "Scarface" (1932) est un de la cinquante de scripts qu'il produisit avec les plus grands réalisateurs (Wake Island, 1942, The Great Escape, 1963) . Alors que la criminalité et la déchéance consument les petites villes du centre des Etats-Unis, ses gangsters ont cette singularité de ne pas être totalement antipathiques, ils semblent emportés inexorablement par leur destin et pourtant recèlent tous une certaine innocence, un peu de pureté, la nostalgie d'un paradis verdoyant perdu à jamais.
"Dark Hazard" (1933)
Un joueur compulsif détruit ici toute son existence, et ce malgré l'amour que lui porte une jeune femme qui l'épouse et toutes les promesses faites en vain...
"L'horloge située au-dessus du standard égrenait lentement les douze coups de minuit; chaque tintement était précédé d'un ronronnement prémonitoire, faible et laborieux ; puis le mécanisme bourdonna après le dernier coup et reprit son tic-tac. Au standard, l'employé de nuit lisait l'Examiner; il ne leva pas les yeux. La discrète sonnerie de l'horloge s'intégrait parfaitement au silence audible qui se refermait sur lui chaque nuit. Au fond du hall d'entrée, un radiateur cognait doucement contre le mur; dehors, le vent soufflait, et d'épais flocons blancs venaient se jeter contre les vitres; on entendait le klaxon affaibli des taxis dans Sheridan Road. Tout était absolument normal. L'employé de nuit lisait à la lumière d'une lampe à abat-jour vert; il se sentait très bien au cœur du silence noir et venteux de cette nuit d'hiver de Chicago. Il ne pensait pas aux vagues sombres du Lac Michigan qui battaient les quais et les plages déserts; il ne pensait pas aux faibles lumières qui bordaient les rues sur des kilomètres dans toutes les directions; il ne pensait à rien d'autre qu'à ce qu'il lisait : les "Cubs" allaient s'entraîner à Catalina, Mickey Walker avait remporté un combat de plus, les canassons entamaient la saison des courses à Agua Caliente le jour de Noël. L'employé de nuit n'avait pas l'air d'un employé de nuit. C'était un homme robuste, âgé de trente-quatre ans, qui avait les cheveux clairs, de fortes et robustes épaules, un cou puissant s'élargissant à la base et un visage carré aux traits masculins prononcés; deux arêtes osseuses surplombaient ses yeux gris, et son front, de hauteur moyenne, était très large. Il avait essayé de plaquer ses cheveux blonds et rebelles selon la mode mais des épis se dressaient sur l'arrière de son crâne. Il portait ses habits d'employé de nuit avec une discrète élégance, mais les muscles se devinaient sous le vêtement de fonction et son nœud de cravate était de travers. Une seule chose l'empêchait de paraître redoutable : un air de bonhomie indolente qui n'était pas sans rappeler celui d'un ours apprivoisé.
Le standard signala un appel, un appel venant de l'intérieur, et l'employé de nuit sourit lorsqu'il vit le numéro : 632. C'était sa femme qui l'appelait pour lui souhaiter bonne nuit; Marg perchée là-haut au-dessus de sa tête dans leur petit appartement douillet du sixième étage. Il se représenta les oreillers épars sur le divan; l'abat-jour marron clair de la lampe discrète qui donnait une lumière si agréable pour la lecture ; la petite radio et son minuscule cadran illuminé. Un endroit drôlement agréable, ça oui; sacrément confortable pour Marg, et pour lui aussi.
- Bonsoir Mrs Turner.
Marg rit.
- Bonsoir Mr Turner.
- Joyeux Noël, chérie.
- Il est déjà minuit ? Joyeux Noël, Jim. Désolée que tu ne sois pas ici avec moi.
- Et moi, je l'suis pas?
- Tu n'es pas quoi? Et arrête de dire "j'suis pas".
- J'suis pas désolé?
- Je crois que je vais me coucher, Jim. A demain matin.
- Dis donc, c'est pas une nuit comme les autres, hein, chérie ? C'est Noël. Pourquoi tu ne descendrais pas prendre une tasse de café avec moi? J'expédierai le nègre dehors. Ça ne gênera pas Mr Plummer. De toute façon, il est de sortie.
- Tu crois que ça ne posera pas de problème ? Tu ne tiens pas à ce que Mr Plummer soit mécontent, Jim. Nous sommes drôlement bien installés ici.
- Ah, allez, viens! Qu'est-ce qu'un type peut bien trouver à redire à ça la nuit de Noël? Ça serait une andouille de trouver quelque chose à redire...
- Entendu. Il faut que je remette mes vêtements.
- J'vais pas m'en aller, assura Jim en riant avant de couper le communication.
Comme s'il risquait de s'en aller; nuit après nuit de huit heures du soir à huit heures du matin. Parfois, Plummer était pris d'un accès de bonté et lui donnait sa nuit, mais pas très souvent. En temps ordinaire, un employé de nuit pouvait râler sérieusement s'il n'obtenait pas une nuit de congé par semaine, mais pas maintenant qu'il y avait dix gars pour une place. Bon sang! De toute façon, où pouvait-il bien aller, à part au ciné ? Marg aimait le ciné; elle aimait verser une larme sur le triste sort du gamin abandonné ou de la mère aux cheveux gris, ce genre de truc; bien qu'elle ait honte de l'admettre et qu'elle soit plutôt dure elle aussi. Dure à sa manière à elle, c'est-à-dire dans le bon sens; elle était pas née d'hier et on ne risquait pas de lui faire prendre des vessies pour des lanternes. Jim soupira. Dire qu'une femme comme Marg était tombée amoureuse de lui ! Surtout qu'elle était gentille et bien éduquée et qu'elle sortait d'une bonne famille de Barrowville, dans l'Ohio. Son oncle avait été pasteur méthodiste et son père pendant longtemps, le directeur du collège de Barrowville. Quelle chance ç'avait été pour lui le jour où il avait fait la connaissance de Marg! Elle l'avait regardé de haut avec son air de dire "Qu'est-ce qu'il y a encore ?", et quand il avait ôté son chapeau et essuyé ses grands pieds elle avait dit, "Comment allez-vous ? ", de cette voix froide qu'elle était capable d'adopter lorsqu'elle était mécontente. Ma Mayhew avait accepté Jim comme pensionnaire; les Mayhew avaient été durement touchés lorsque les Usines Métallurgiques de Barrowville avaient périclité; Pa avait perdu tout son argent, était tombé malade et ne pouvait plus travailler. Mais Marg n'était pas fille à rester assise à pleurer comme beaucoup d'autres; elle avait réuni le peu d'argent en sa possession et acheté une boutique de modiste. Et elle l'avait gérée efficacement. Marg, c'était quelqu'un de bien.
Jim s'agita nerveusement en froissant son journal. Un nom familier parmi les partants des courses d'Agua Caliente le mettait légèrement mal à l'aise. Demain, les chevaux allaient galoper là-bas au Mexique où il faisait chaud et où on pouvait flâner en manches de chemise, boire de la bonne bière et jouer Gonfallon au Pari-Mutuel dans la sixième à condition, bien sûr, que l'on ait un tant soit peu d'argent. Mais sacré bon sang! Si on était libre... Jim envoya le journal dinguer au loin, se leva, s'étira, et marcha de-ci de-là pendant une ou deux minutes. Cette nuit, pour la première fois, il regarda véritablement autour de lui; véritablement, c'est-à-dire qu'il concentra son attention sur le hall trop familier et en enregistra tous les détails. C'était un endroit d'une élégance dérisoire; un hôtel de troisième catégorie à huit kilomètres au nord du Loop, bourré de minables de toute espèce : un hypnotiseur au chômage, une fille de cabaret s'exhibant trois fois par jour, des employés, des commis, des représentants en assurance, deux coiffeurs, une sténo ou deux, tous ou presque tous d'une prétention aussi dérisoire que le hall rouge et brun avec ses faux tableaux de maîtres, son mobilier surabondant et trop capitonné, sa radio imitation acajou..." (traduction Pierre et Danièle Bondil, Editions de l'Ombre).
Ellery Queen (1929-1958)
Manford (Emanuel) Lepofsky, alias Manfred Bennington Lee (1905-1971), et Daniel Nathan, alias Frederic Dannay (1905-1982), tous deux nés à Brooklyn, signèrent sous le pseudonyme d'Ellery Queen une série de policiers dont le héros, un jeune détective amateur, flegmatique et intellectuel à lorgnons, aura pour nom...Ellery Queen. "Grand, mince, un front de penseur et des mains d'athlète, Ellery vit dans un appartement de la 87e Rue, à New York, en compagnie de son père, l'inspecteur Richard Queen, et d'un jeune Gitan, Djuna, qui tient la maison depuis la mort de sa mère en 1922. Avec Ellery Queen, toute enquête se révèle un exercice intellectuel de haute volée, "les cinq premières minutes sont souvent celles qui comptent le plus...". La série débute en 1929, avec "The Roman Hat Mystery" (Le Mystère du chapeau de soie), "The Dutch Shoe Mystery" (1931, Le Mystère du soulier blanc), "The Greek Coffin Mystery" (1932, Deux morts dans un cercueil), "The Siamese Twin Mystery" (1933), et évoluera au fur et à mesure que les décennies passent, romans d'énigme classiques jusqu'à "The Adventures of Ellery Queen" (1935), pointe de suspense avec "The Door Between" (1937, Le Mystère du grenier), "The New Adventures of Ellery Queen" (1940), puis chronique dans les années 1950 de tous les maux de la société américaine représentés dans le contexte d'une petite agglomération imaginaire de la Nouvelle-Angleterre, Wrightville, avec "Calamity Town" (1942), "Ten Days' Wonder" (1948, La Décade prodigieuse) ou "Cat of Many Tails" (1949, Griffes de velours). . Les années 1960 voient apparaître de nouveaux contributeurs qui participent au cycle....
"The Siamese Twin Mystery" (1933, Le Mystère des frères siamois)
Septième roman de la série du détective Ellery Queen qui compte comme souvent dans cette première série, un défi lancé au lecteur qui a pu disposer de tous les éléments nécessaires à la résolution de l'énigme. Ici, les Queen, père et fils, se trouvent contraints de trouver refuge dans une riche mais sinistre demeure, avec d'autres personnes, dont deux jeunes jumeaux siamois, l'incendie menaçant les forêts dans lesquelles ils se trouvaient pour les vacances. Le propriétaire est assassiné, puis son frère, et chaque victime est découverte avec à la main la moitié d'un valet de carreau...
"...La pièce, dans laquelle ils pénétrèrent tenait à la fois du salon de musique et de la salle de jeu. Un piano à queue occupait un angle, entouré de fauteuils et de lampes disposés avec goût, mais la pièce était surtout meublée par des tables, de toutes sortes : tables pour les échecs, les dames, le bridge, le ping-pong. Il y avait même un billard. Outre celle par où ils étaient entrés, la pièce comptait trois portes : l'une à leur gauche, une autre qui donnait dans le couloir - c'était par là qu'ils avaient entendu des gens chuchoter - et enfin une troisième, en face, qui devait conduire, d'après ce qu'on pouvait apercevoir, à une bibliothèque. A droite, du côté de la façade, plusieurs portes-fenêtres ouvraient sur la terrasse.
Ellery embrassa le tout d'un coup d'oeil rapide, non sans remarquer des cartes à jouer étalées sur deux tables, ce qui ne manqua pas de le frapper. Puis, suivant le docteur et son père, il porta toute son attention sur les quatre personnes qui se trouvaient là. Dès l'abord, une chose lui parut certaine : tous les quatre étaient en proie à une intense agitation intérieure, que les hommes, d'ailleurs, trahissaient plus que les femmes. Les deux hommes s'étaient levés, mais aucun n'avait regardé les Queen en face. L'un des deux, un grand blond aux épaules larges et au regard vif - c'était le frère du docteur Xavier, cela ne faisait pas de doute - dissimulait son trouble en faisant des gestes; la tête baissée il était occupé à écraser une cigarette à peine entamée dans un cendrier posé sur une table de bridge. Pour quelque raison inconnue, l'autre rougit. C'était un jeune homme aux traits délicats, mais à la mâchoire carrée et aux yeux bleus perçants avec des cheveux bruns et des doigts tachés visiblement par des produits chimiques. "L'assistant, se dit Ellery. Charmant jeune homme. Quel que soit le secret de tous, ces gens-là, il le partage, mais manifestement çà n'a pas l'air de l'amuser." Les femmes, elles, avec cette aptitude qu'a le sexe faible à s'adapter aux circonstances, trahissaient à peine leur nervosité. L'une était jeune, l'autre sans âge. La jeune était grande, distinguée, dans les vingt-cinq ans et, apparemment, pas empruntée du tout. L'air calme, des yeux bruns pleins de vie, un visage agréable au charme indéfinissable, et une immobilité voulue qui annonçait la capacité d'agir, le cas échéant, de façon énergique et décisive. Elle se tenait assise, immobile, les mains croisées sur les genoux, arborant même un vague sourire. Seuls, ses yeux la trahissaient, des yeux brillants, dévorés d'inquiétude.
Mais le personnage le plus marquant des quatre, c'était sa compagne. Paraissant grande, même assise, la poitrine généreuse, un regard sombre et fier, des cheveux d'un noir de jais rehaussé de quelques fils d'argent, le teint mat, à peine maquillée, elle avait tout ce qu'il fallait pour attirer l'attention. Elle pouvait aussi bien avoir trente-cinq ans que cinquante. Et puis, il y avait en elle quelque chose de très français qu'Ellery ne parvenait pas à analyser. C'était visiblement une femme au tempérament passionné, dangereuse quand elle haïssait et redoutable quand elle aimait. Son type allait très bien avec des mouvements rapides et une vivacité qui annonçait une nature enjouée. En fait, elle restait assise sur sa chaise, si rigoureusement immobile qu'on l'aurait crue en état d'hypnose. Les yeux noirs et noyés étaient immobiles eux aussi, fixés sur un point situé à peu près à égale distance entre Ellery et son père. Ellery baissa les yeux, se composa un visage de circonstance et sourit..."