Djuna Barnes (1892-1982), "Nightwood" (1936) -  Nathanael West (1903-1940), "Miss Lonelyhearts" (1933), "The Day of the Locust" (1939) - ...

Last update: 12/31/2024


Barnes et West sont deux éclairs jumeaux dans le ciel obscur des années 1930 américaines. Leurs trajectoires furent brèves mais intenses, laissant des sillages lumineux par leur puissance visionnaire et stylistique.  Ils représentent deux branches de la modernité littéraire américaine explorant les ténèbres : Barnes dans la subjective et l'intime avec un style expérimental, West dans le social et le collectif avec un style pamphlétaire et visionnaire.

Si Barnes explore les abysses de l'âme avec une langue somptueuse et désespérée, West dissèque la laideur et l'absurdité du corps social avec un scalpel satirique. Leur noirceur commune est moins un programme qu'une lucidité impitoyable face à la condition humaine et à leur époque, exprimée à travers des styles aussi radicaux qu'inoubliables.

Alors que Djuna Barnes ("Nightwood", 1936) plonge dans les abîmes de la souffrance psychique, de la marginalité (homosexuelle, sociale), de la folie, de la perte et de la décomposition existentielle, et nous expose un univers baroque, onirique, saturé d'une mélancolie métaphysique, une noirceur est intériorisée, lyrique, presque sacrée, Nathanael West West ("Miss Lonelyhearts", 1933 ; "The Day of the Locust", 1939) dénonce la noirceur du rêve américain fracassé (Grande Dépression), l'aliénation, la vacuité spirituelle, la violence latente, la manipulation médiatique et le grotesque de la société du spectacle (déjà !) : sa noirceur est sociale, satirique, cynique, souvent violente et viscérale.

Tous deux rejettent l'optimisme et le réalisme social dominant. Leur vision est fondamentalement tragique, désespérée, mettant à nu les failles de l'humain et du monde moderne...

Leurs œuvres majeures sont peu nombreuses mais d'une densité et d'une puissance inouïes. "Nightwood" et "Miss Lonelyhearts" sont des chefs-d'œuvre concentrés, explosifs. Ni Barnes (expatriée à Paris, liée au modernisme highbrow mais profondément singulière) ni West (travaillant à Hollywood, rejeté par le grand public de son vivant) n'appartenaient au mainstream littéraire américain. Leur reconnaissance critique fut tardive (surtout pour Barnes). West meurt tragiquement à 37 ans. Barnes, bien que vivant longtemps, publie très peu après Nightwood. Leur impact fulgurant évoque bien la trajectoire d'un météore.

Dans les années 1930, la Grande Dépression brise l'optimisme américain. Leur noirceur résonne avec l'angoisse, la désillusion et la violence de la décennie. C'est la Fin d'un Monde : Barnes peint la fin d'un certain monde européen décadent et l'exil intérieur. West documente l'effondrement du rêve américain et la montée d'une culture de masse aliénante. Tous deux captent un moment de crise civilisationnelle. Ils vont tous deux pousser les expérimentations modernistes (fragmentation, subjectivité) vers des territoires plus sombres, grotesques ou psychologiquement extrêmes, annonçant parfois le post-modernisme ou un certain gothique urbain.

Mais alors que  Barnes est centrée sur l'intériorité torturée, l'identité, l'amour destructeur et le poids de l'existence. West est tourné vers l'extérieur, la société, la culture de masse, l'hypocrisie, la violence collective. Barnes penche vers le tragique lyrique et le poétique. West vers la satire noire, le grotesque et le cynisme. L'univers de Barnes, c'est l'Europe décadente, cafés, chambres, intimité claustrophobe. Celui de West, l'Amérique (New York, Hollywood), la rue, les bureaux de journal, la foule, les studios, un désert symbolique.

Barnes est deviendra une icône de la littérature lesbienne et du modernisme expérimental. West, un prophète de la société du spectacle et une influence majeure du roman noir américain et de la contre-culture...

(Pic : d'après, Edward Burra (1905-1976), "Super-Cinéma", 1934)


En 1939, alors Steinbeck clôt à sa manière avec "The Grapes of Wrath" un chapitre de la littérature américaine, Nathanael West, l'anti-héros par excellence, en ouvre un nouveau avec "The Day of the Locust" et une écriture moderniste. En quatre romans fulgurants et inclassables, il a déchiré le voile du "Rêve Américain" pour en révéler le mensonge fondateur et les conséquences monstrueuses. Son univers peuplé de ratés, d’illusionnistes et de victimes hallucinées est une descente aux enfers de la modernité capitaliste et médiatique. Nathanael West est tué à trente-sept ans en Californie, dans un accident de voiture, au retour d'une partie de chasse de l'autre côté de la frontière mexicaine ...

Nathanael West (1903–1940) 

 Nathan Weinstein naquit dans une famille juive lituanienne immigrée de classe moyenne et  grandit à New York dans un entre-deux culturel. Ses parents, propriétaires immobiliers, aspirent à l’assimilation, mais West reste un observateur critique des tensions identitaires et des illusions sociales. Élève médiocre, il triche pour entrer à l’Université Tufts puis à Brown University. Là, il délaisse les études conventionnelles pour la littérature (Flaubert, Dostoïevski, les Surréalistes), l’art d’avant-garde et développe un goût pour l’absurde et le grotesque. Son pseudonyme "Nathanael West" symbolise sa réinvention.  Après l’université, il séjourne à Paris grâce à l’argent familial. Bien qu’il n’y écrive pas, il s’imprègne de l’effervescence moderniste (Dada, Surréalisme) et confirme son statut de marginal volontaire.

West publie quatre romans en dix ans, tous des échecs commerciaux de son vivant, mais reconnus après sa mort comme des chefs-d'œuvre de la critique sociale et du grotesque littéraire. Un thème central : West montre comment le mythe de la réussite individuelle, de la célébrité et du bonheur matériel (incarné par Hollywood) engendre frustration, haine et violence collective quand il se révèle inaccessible...

- "The Dream Life of Balso Snell" (1931) 

Satire Surréaliste et Désacralisation : Premier roman écrit à Paris, c’est une farce iconoclaste et scatologique. Le héros entre dans le cheval de Troie et y rencontre une galerie de personnages grotesques (artistes ratés, mystiques ridicules). West y pulvérise les mythes littéraires, religieux et artistiques, annonçant son nihilisme radical et son style halluciné.

- "Miss Lonelyhearts" (1933) 

La Compassion comme Malédiction : Chef-d’œuvre concis et dévastateur. Un journaliste (surnommé "Miss Lonelyhearts") chargé de répondre aux lettres de détresse de lecteurs désespérés est submergé par la misère humaine. Sa quête spirituelle pour trouver un sens (à travers le Christ, l’amour, la violence) tourne au cauchemar psychologique et se termine par une apothéase tragique.

- "A Cool Million" (1934) 

Démontage du Mythe Horatio Alger : Parodie féroce du roman d’ascension sociale. Le jeune Lemuel Pitkin, incarnation naïve du "rêve américain", subit une série de catastrophes (vols, mutilations, emprisonnement) orchestrées par un fasciste manipulateur. West montre comment le mythe de la réussite individuelle alimente le populisme et la dictature.

- "The Day of the Locust" (1939)

Apocalypse à Hollywood : Sommet de son art. À travers les yeux de Tod Hackett (artiste-peintre travaillant pour le cinéma), West dépeint les laissés-pour-compte d’Hollywood : acteurs ratés, cow-boys séniles, vendeurs ambitieux, et la dangereuse Faye Greener, icône du désir stérile. Le roman culmine dans une émeute apocalyptique lors d’une première hollywoodienne.

Un vision prophétique, allégorie de la frustration des masses, de la vacuité du spectacle et de la violence latente de l’Amérique. Chef-d’œuvre du grotesque social et esthétique de l’échec. Considéré comme le grand roman sur Hollywood.

 

 Hollywood (1935-1940) : Pour subsister, West devient scénariste à la Columbia puis à la RKO. Il méprise l’industrie mais excelle dans les réécritures rapides (37 scénarios en 5 ans, peu crédités). Cette immersion forcée nourrit "The Day of the Locust".

Mariage et Derniers Jours : il épouse Eileen McKenney (inspiratrice de "Ma sœur Eileen") en 1940. Leur bonheur est bref : le 22 décembre 1940, de retour d’une partie de chasse, West percute une voiture à un stop. Il meurt à 37 ans avec Eileen, la veille de la publication de la nécrologie de F. Scott Fitzgerald, son ami et alter ego de la "génération perdue".

Redécouverte posthume (années 1950-1960) : Porté par des écrivains (W.H. Auden) et des universitaires (notamment l’anthologie "The Shock of Recognition" d’Edmund Wilson en 1943), West est réhabilité comme un visionnaire majeur. "Miss Lonelyhearts" et "The Day of the Locust" entreront au canon littéraire américain....

 

"The Dream Life of Balso Snell" (1931) 

Premier roman de Nathanael West qui emprunte au surréalisme et au dadaïsme leurs méthodes et leurs formes : narration discontinue, dialogues absurdes, visions grotesques. Son écriture brise volontairement les conventions narratives, refusant toute logique rationnelle et toute psychologie cohérente. Le texte, par son caractère scandaleux et provocateur, cherche explicitement à choquer et à déranger son lectorat, tout en restant très drôle et ironique. La scatologie, omniprésente dès la première scène (pénétration par l’anus du cheval), souligne une volonté délibérée de désacraliser radicalement toutes les formes de savoir, de culture et de tradition. 

L’œuvre suit le périple onirique, grotesque et absurde de Balso Snell, un poète errant qui pénètre littéralement à l'intérieur d'un gigantesque cheval de Troie, explorant ainsi une succession de rêves, de rencontres bizarres et d’épisodes grotesques. 

Balso Snell commence son voyage en entrant par l’anus d’un immense cheval de Troie. Ce geste scandaleux, volontairement provocateur et irrévérencieux, annonce la tonalité du livre : une exploration parodique et satirique des formes culturelles et littéraires occidentales.

À l'intérieur de ce cheval, Snell traverse une série d’épisodes absurdes, où il rencontre divers personnages représentant des types littéraires ou philosophiques stéréotypés :

- Un écrivain prétentieux qui lui présente des manuscrits ridicules.

- Une série de jeunes femmes sensuelles, figures érotiques caricaturales.

- Des philosophes et poètes vaniteux ou pédants, chacun ridiculisé pour leur superficialité ou leur prétention intellectuelle.

Chaque rencontre tourne rapidement à l’absurde ou à la farce grotesque, avec des dialogues qui alternent entre philosophie creuse, poésie pompeuse, et obscénité assumée. Le voyage de Balso Snell est explicitement chaotique et sans réel objectif, imitant ainsi le caractère fragmentaire et absurde du rêve, mais aussi celui d’une littérature expérimentale revendiquée comme telle par West.

Le récit ne se termine pas sur une résolution claire, mais plutôt par la dissipation progressive du rêve dans une forme de réveil décevant et désillusionné, laissant Snell aussi vide et désorienté qu’au début.

À sa sortie, "The Dream Life of Balso Snell" fut très peu lu et largement incompris, jugé trop provocant, obscène et expérimental. Le roman n’a acquis une réelle reconnaissance critique qu’après la mort de Nathanael West, lorsque son œuvre complète fut réévaluée à la lumière des mouvements littéraires modernistes et postmodernistes.

 

"Miss Lonelyhearts" (1933, Mademoiselle Cœur-Brisé)

West est alors déjà en possession de ce style rapide, caustique et brillant qui fait son originalité. Miss Lonelyhearts (Mademoiselle Cœur-Brisé) est le rédacteur, masculin, chargé dans le Post Dispatch de New York, de la page du courrier du cœur. Une tâche qui l’expose quotidiennement à la misère humaine brute, pauvreté, abus, solitude, maladie. L`obligation de fournir chaque jour des réponses à des correspondants désespérés et sa sensibilité exacerbée qui le pousse à une tentative presque christique de compassion radicale transforment bientôt son existence quotidienne en un insupportable cauchemar : sa générosité première évoluant en amertume quand il constate qu'il n'est qu'un dispensateur d'illusion ... 

 

MISS LONELYHEARTS, HELP ME, HELP ME

"The Miss Lonelyhearts of The New York Post-Dispatch (Are-you-in-trouble? --Do-you-need-advice?--Write-to-Miss-Lonelyhearts-and-she-will-help-you) sat at his desk and stared at a piece of white cardboard. On it a prayer had been printed by Shrike, the feature editor.

 "Soul of Miss L, glorify me.

 Body of Miss L, nourish me

 Blood of Miss L, intoxicate me.

 Tears of Miss L, wash me.

 Oh good Miss L, excuse my plea,

 And hide me in your heart,

 And defend me from mine enemies.

 Help me, Miss L, help me, help me.

 In saecula saeculorum. Amen."

 Although the deadline was less than a quarter of an hour away, he was still working on his leader. He had gone as far as: "Life is worth while, for it is full of dreams and peace, gentleness and ecstasy, and faith that burns like a clear white flame on a grim dark altar." But he found it impossible to continue. The letters were no longer funny. He could not go on finding the same joke funny thirty times a day for months on end. And on most days he received more than thirty letters, all of them alike, stamped from the dough of suffering with a heart-shaped cookie knife.

 On his desk were piled those he had received this morning. He started through them again, searching for some clue to a sincere answer..."

 

Parmi les personnages-clés, on trouve :

- Shrike, son supérieur direct, un cynique froid qui voit la chronique comme une plaisanterie macabre, utilisant l'humour noir pour détruire toute tentative de compassion.

- Betty, une femme douce et naïve qui incarne un potentiel d'amour et de stabilité, mais à qui Miss Lonelyhearts ne peut véritablement s'attacher.

- Fay Doyle, une correspondante vulnérable et émotionnellement instable, dont la relation compliquée avec Miss Lonelyhearts accentue son malaise intérieur.

Au fil des chapitres courts mais incisifs, Miss Lonelyhearts se laisse peu à peu submerger par l’angoisse existentielle et l'impuissance, oscillant entre un besoin de rédempteur spirituel et une pulsion nihiliste autodestructrice. West structure intentionnellement le roman autour d’allusions bibliques. Miss Lonelyhearts apparaît comme une figure christique inversée, un sauveur malgré lui, incapable de se sauver lui-même ou autrui. Cette ironie dramatique renforce l’impression de vide spirituel, marquant une époque de crise morale profonde pendant la Grande Dépression.

 

Chapitre "Miss Lonelyhearts and the Dead Pan" ...

"When Miss Lonelyhearts quit work, he found that the weather had turned warm and that the air smelt as though it had been artificially heated. He decided to walk to Delehanty's speakeasy for a drink. In order to get there, it was necessary to cross a little park.  He entered the park at the North Gate and swallowed mouthfuls of the heavy shade that curtained its arch. He walked into the shadow of a lamppost that lay on the path like a spear. It pierced him like a spear.

 As far as he could discover, there were no signs of spring. The decay that covered the surface of the mottled ground was not the kind in which life generates. Last year, he remembered, May had failed to quicken these soiled fields. It had taken all the brutality of July to torture a few green spikes through the exhausted dirt.

 What the little park needed, even more than he did, was a drink. Neither alcohol nor rain would do. To-morrow, in his column, he would ask Broken-hearted, Sick-of-it-all, Desperate, Disillusioned-with-tubercularhusband and the rest of his correspondents to come here and water the soil with their tears. Flowers would then spring up, flowers that smelled of feet.

 "Ah, humanity..." But he was heavy with shadow and the joke went into a dying fall. He tried to break its fall by laughing at himself..."

 

C'est ici que le lecteur est confronté directement au cœur du désespoir qui alimente le roman. Miss Lonelyhearts reçoit et lit une série de lettres déchirantes de ses lecteurs : "Desperate", "Broad Shoulders", "Sick-of-it-all", "Broken-hearted", etc. Ces lettres exposent crûment la misère, la solitude, la maladie, la laideur et le désespoir absolu de gens ordinaires.

Signification : Ce chapitre établit le poids écrasant que porte Miss Lonelyhearts et justifie sa crise existentielle. Il est la preuve tangible du "cauchemar" auquel il est confronté quotidiennement, rendant sa quête d'un sens d'autant plus urgente et désespérée. C'est aussi une violente critique sociale de l'Amérique de la Grande Dépression et des illusions du rêve américain.

 

Chapitre "Miss Lonelyhearts and the Cripple" ...

"Miss Lonelyhearts dodged Betty because she made him feel ridiculous. He was still trying to cling to his humility, and the farther he got below self laughter, the easier it was for him to practice it. When Betty telephoned, he refused to answer and after he had twice failed to call her back, she left him alone.

 One day, about a week after he had returned from the country, Goldsmith asked him out for a drink. When he accepted, he made himself so humble that Goldsmith was frightened and almost suggested a doctor.

 They found Shrike in Delehanty's and joined him at the bar. Goldsmith tried to whisper something to him about Miss Lonelyhearts' condition, but he was drunk and refused to listen. He caught only part of what Goldsmith was trying to say.

 "I must differ with you, my good Goldsmith," Shrike said. "Don't call sick those who have faith. They are the well. It is you who are sick."

 Goldsmith did not reply and Shrike turned to Miss Lonelyhearts. "Come, tell us, brother, how it was that you first came to believe. Was it music in a church, or the death of a loved one, or mayhap, some wise old priest?"

 The familiar jokes no longer had any effect on Miss Lonelyhearts. He smiled at Shrike as the saints are supposed to have smiled at those about to martyr them..."

 

Ce chapitre cristallise la relation malsaine et destructrice entre Miss Lonelyhearts, Fay Doyle (la lectrice mécontente) et son mari Peter Doyle, l'homme "estropié" (crippled). La scène chez eux est chargée d'une tension sexuelle perverse, de violence latente et d'une misère palpable. Il illustre l'échec total de Miss Lonelyhearts à apporter un réconfort réel. Sa tentative d'empathie ("le Christ complexe") tourne au grotesque et à l'humiliation (la scène de la jambe artificielle). L'épisode montre aussi la bestialité et la frustration sous-jacentes de la vie des personnages. La figure de Doyle, physiquement et spirituellement "estropié", est une image puissante de l'humanité souffrante et déformée.

 

Chapitre "Miss Lonelyhearts Has a Religious Experience" ...

C'est l'apogée de la descente mystico-psychotique de Miss Lonelyhearts. Après une série d'événements chaotiques (dont une bagarre au "Golden Chaine" avec Shrike), il croit enfin atteindre la grâce et devenir un avec le Christ, dans un état d'extase halluciné.

Ce chapitre est crucial car il montre la folie à laquelle conduit sa quête spirituelle dévoyée et son incapacité à gérer la souffrance du monde. L'"expérience religieuse" est présentée comme une rupture psychotique, une fuite hors de la réalité, plutôt qu'une véritable illumination. C'est la parodie tragique de la rédemption qu'il cherchait ...

 

"After a long night and morning, towards noon, Miss Lonelyhearts welcomed the arrival of fever. It promised heat and mentally unmotivated violence. The promise was soon fulfilled; the rock became a furnace. He fastened his eyes on the Christ that hung on the wall opposite his bed. As he stared at it, it became a bright fly, spinning with quick grace on a background of blood velvet sprinkled with tiny nerve stars.

 Everything else in the room was dead--chairs, table, pencils, clothes, books. He thought of this black world of things as a fish. And he was right, for it suddenly rose to the bright bait on the wall. It rose with a splash of music and he saw its shining silver belly.

 Christ is life and light.

 "Christ! Christ!" This shout echoed through the innermost cells of his body.

 He moved his head to a cooler spot on the pillow and the vein in his forehead became less swollen. He felt clean and fresh. His heart was a rose and in his skull another rose bloomed.

 The room was full of grace. A sweet, clean grace, not washed clean, but clean as the inner sides of the inner petals of a newly forced rosebud. Delight was also in the room. It was like a gentle wind, and his nerves rippled under it like small blue flowers in a pasture. He was conscious of two rhythms that were slowly becoming one. When they became one, his identification with God was complete. His heart was the one heart, the heart of God. And his brain was likewise God's.

 God said, "Will you accept it, now?"

 And he replied, "I accept, I accept."

 He immediately began to plan a new life and his future conduct as Miss Lonelyhearts. He submitted drafts of his column to God and God approved them. God approved his every thought.

 Suddenly the door bell rang. He climbed out of bed and went into the hall to see who was coming. It was Doyle, the cripple, and he was slowlyworking his way up the stairs.

 God had sent him so that Miss Lonelyhearts could perform a miracle and be certain of his conversion. It was a sign. He would embrace the cripple and the cripple would be made whole again, even as he, a spiritual cripple, had been made whole.

 He rushed down the stairs to meet Doyle with his arms spread for the miracle.

 Doyle was carrying something wrapped in a newspaper. When he saw Miss Lonelyhearts, he put his hand inside the package and stopped. He shouted some kind of a warning, but Miss Lonelyhearts continued his charge. He did not understand the cripple's shout and heard it as a cry for help from Desperate, Harold S., Catholic-mother, Brokenhearted, Broadshoulders, Sick-of-it-all, Disillusioned-with-tubercular-husband. He was running to succor them with love.

 The cripple turned to escape, but he was too slow and Miss Lonelyhearts caught him.

 While they were struggling, Betty came in through the street door. She called to them to stop and started up the stairs. The cripple saw her cutting off his escape and tried to get rid of the package. He pulled his hand out. The gun inside the package exploded and Miss Lonelyhearts fell, dragging the cripple with him. They both rolled part of the way down the stairs."

 

« Après une longue nuit et une longue matinée, vers midi, Miss Lonelyhearts salua l'arrivée de la fièvre. Elle promettait de la chaleur et de la violence sans motif mental. La promesse fut bientôt tenue ; le roc devint une fournaise. Il fixa ses yeux sur le Christ suspendu au mur en face de son lit. Tandis qu'il le contemplait, il devint une mouche brillante, tournoyant avec une grâce rapide sur un fond de velours sang parsemé de minuscules étoiles de nerfs.

Tout le reste dans la pièce était mort — chaises, table, crayons, vêtements, livres. Il pensait à ce monde noir des choses comme à un poisson. Et il avait raison, car soudain il remonta vers l'appât brillant du mur. Il remonta dans une éclaboussure de musique et il vit son ventre argenté étincelant.

Le Christ est vie et lumière.

« Christ ! Christ ! » Ce cri résonna à travers les cellules les plus intimes de son corps.

Il bougea la tête vers un endroit plus frais de l'oreiller et la veine de son front se dégonfla. Il se sentait propre et frais. Son cœur était une rose et dans son crâne une autre rose s'épanouit.

La pièce était pleine de grâce. Une grâce douce, propre, pas lavée de propreté, mais propre comme les faces intérieures des pétales internes d'un bouton de rose fraîchement forcé. La félicité était aussi dans la pièce. Elle était comme une brise légère, et ses nerfs ondulaient sous elle comme de petites fleurs bleues dans un pâturage. Il était conscient de deux rythmes qui devenaient lentement un seul. Lorsqu'ils ne firent plus qu'un, son identification à Dieu fut complète. Son cœur était l'unique cœur, le cœur de Dieu. Et son cerveau était pareillement celui de Dieu.

Dieu dit : « L'acceptes-tu, maintenant ? »

Et il répondit : « J'accepte, j'accepte. »

Il commença immédiatement à planifier une nouvelle vie et sa conduite future en tant que Miss Lonelyhearts. Il soumit des ébauches de sa chronique à Dieu et Dieu les approuva. Dieu approuvait chacune de ses pensées.

Soudain, la sonnette retentit. Il sortit du lit et alla dans l'entrée voir qui arrivait. C'était Doyle, l'infirme, et il gravissait lentement les escaliers.

Dieu l'avait envoyé pour que Miss Lonelyhearts accomplisse un miracle et soit certain de sa conversion. C'était un signe. Il embrasserait l'infirme et l'infirme serait rendu entier, tout comme lui, un infirme spirituel, avait été rendu entier.

Il se précipita en bas des escaliers à la rencontre de Doyle, les bras ouverts pour le miracle.

Doyle portait quelque chose enveloppé dans un journal. Quand il vit Miss Lonelyhearts, il glissa sa main dans le paquet et s'arrêta. Il cria une sorte d'avertissement, mais Miss Lonelyhearts continua sa charge. Il ne comprit pas le cri de l'infirme et l'entendit comme un appel au secours de Désespéré, Harold S., Mère-Catholique, Cœur-Brisé, Large-d'Épaules, Las-de-Tout, Désillusionnée-au-Mari-Tuberculeux. Il courait leur porter secours avec amour.

L'infirme se tourna pour s'enfuir, mais il était trop lent et Miss Lonelyhearts l'attrapa.

Pendant qu'ils luttaient, Betty entra par la porte de la rue. Elle leur cria d'arrêter et commença à monter l'escalier. L'infirme la vit lui couper la retraite et essaya de se débarrasser du paquet. Il retira sa main. Le revolver à l'intérieur du paquet explosa et Miss Lonelyhearts tomba, entraînant l'infirme avec lui. Ils dégringolèrent tous deux sur une partie des marches. »

 

Le roman culmine dans une scène tragique : Doyle, mari jaloux de Fay, finit par tuer accidentellement Miss Lonelyhearts, mettant brutalement fin à sa quête de sens et de rédemption. Une scène tragique finale qui n'est que aboutissement logique d'une série d'échecs existentiels et d'incompréhensions dramatiques ...

- L’accumulation des souffrances ..

Miss Lonelyhearts est constamment exposé à la douleur des lecteurs qui lui écrivent des lettres désespérées. Sa tentative sincère de compatir le conduit paradoxalement à une crise existentielle : il perçoit peu à peu la vanité et l'inefficacité de ses réponses standardisées.

- Ses relations toxiques et ambiguës ..

Il s’engage dans une relation trouble avec Fay Doyle, une femme mariée qui lui écrit initialement comme une lectrice souffrant profondément. Cette liaison renforce son sentiment de culpabilité, accentuant son désarroi moral.

- Le rôle destructeur de Shrike ..

Shrike, son supérieur cynique et ironique, ne cesse de ridiculiser les tentatives de compassion de Miss Lonelyhearts. Son attitude ironique et nihiliste renforce l'impression d'absurdité et d'impuissance que ressent le protagoniste, le poussant davantage vers la détresse et le désespoir.

- Les vaines tentatives de rédemption ...

Miss Lonelyhearts cherche désespérément une forme de salut personnel et spirituel, notamment par une tentative de rapprochement sincère avec Betty, une femme douce et stable représentant l’espoir d'une vie normale. Mais cette tentative échoue à cause de son incapacité à gérer son propre chaos émotionnel.

- La confrontation fatale avec Doyle ...

Elle se déroule dans un état d’exaltation mystique particulièrement intense pour Miss Lonelyhearts. Après avoir traversé une longue période de détresse existentielle et de souffrance morale, il croit finalement ressentir une forme d’épiphanie divine. C’est un moment clé, hautement ironique, où il est convaincu de pouvoir enfin soulager la douleur humaine, incarnant une sorte de Christ rédempteur. À ce moment précis, Doyle, le mari de Fay, surgit à l'improviste chez Miss Lonelyhearts. Doyle, infirme, faible physiquement et psychologiquement instable, porte en lui toute la détresse accumulée par son humiliation personnelle et conjugale. Son infirmité symbolise une impuissance totale : sociale, affective et existentielle.

Miss Lonelyhearts, en état presque extatique, interprète la venue de Doyle non pas comme une menace, mais comme une opportunité divine : il voit en cet homme misérable une chance concrète d’incarner enfin sa vocation spirituelle. Pris d’un élan compassionnel presque délirant, il s’avance vers Doyle avec l’intention sincère et ardente de lui offrir du réconfort. Cette démarche, vue par Miss Lonelyhearts comme profondément généreuse, prend la forme d’une étreinte spirituelle, une tentative littérale de manifester physiquement sa compassion.

Mais Doyle, dans son état paranoïaque et perturbé, ne perçoit absolument pas cette approche empathique. Au contraire, il ressent cette proximité physique comme une menace, une intrusion agressive, ou pire, comme une forme humiliante de condescendance. Incapable d’interpréter correctement les intentions altruistes du protagoniste, Doyle panique. La scène bascule brutalement vers le tragique lorsqu’en réaction instinctive et désespérée, Doyle tire involontairement sur Miss Lonelyhearts ...


L'adaptation de 1958 de "Miss Lonelyhearts", simplement intitulée "Lonelyhearts" et réalisée par Vincent J. Donehue, vaut principalement pour ses acteurs, un Montgomery Clift en état de grâce et qui incarne parfaitement la vulnérabilité, l'idéalisme tourmenté et la descente progressive dans le désespoir de "Miss Lonelyhearts"; Robert Ryan est magistral en Shrike, le rédacteur en chef cynique et cruel. Il incarne la voix du nihilisme et de la moquerie avec une force terrifiante, offrant un contraste parfait à Clift; Myrna Loy apporte une dignité tragique et une lassitude poignante à Fay Doyle, l'une des "correspondantes" les plus désespérées. Maureen Stapleton (dans son premier rôle au cinéma) est bouleversante en femme battue, une apparition brève mais marquante.

Mais alors que le roman de West est un chef-d'œuvre noir, férocement satirique, nihiliste et d'une violence psychologique extrême, le film, produit à la fin de l'ère du Code Hays, en gomme radicalement les aspects les plus subversifs et désespérés. C'est un témoignage intéressant sur les contraintes du cinéma hollywoodien classique face à un matériel littéraire trop subversif...


"A Cool Million" (1934) 

 "A Cool Million: The Dismantling of Lemuel Pitkin", troisième roman de Nathanael West, est une satire acerbe du rêve américain et des romans populaires typiques d’Horatio Alger (1834-1899) nous contant l'histoire de jeunes gens triomphant grâce à leur vertu morale. Nathanael West reprend volontairement les codes et les clichés des romans d’apprentissage traditionnels pour mieux les retourner contre eux-mêmes, démystifiant ainsi brutalement le mythe de l'ascension sociale et du succès individuel américain, l’optimisme naïf et l’idéal de réussite matérielle par le travail honnête. En démontant systématiquement ces idéaux à travers l’humiliation constante de Lemuel, West révèle la violence cachée et l’hypocrisie fondamentale de ce mythe national.

Le roman suit les aventures absurdes et tragiques de Lemuel Pitkin, un jeune homme naïf venu d’une petite ville américaine, qui part à la conquête du succès et de la prospérité à New York. Pitkin devient progressivement victime d’une série ininterrompue de catastrophes grotesques, le réduisant littéralement en morceaux, à mesure que s'effondrent une à une toutes ses illusions naïves.

 

"Shagpoke Whipple lived on the main street of Ottsville in a two-story frame house with a narrow lawn in front and a garage that once had been a chicken house in the rear. Both buildings had a solid, sober look, and, indeed, no one was ever allowed to create disorder within their precincts....

 

.. Shagpoke Whipple habitait dans la grand-rue d’Ottsville une maison à charpente de bois de deux étages, avec devant, un petit jardin et derrière, un garage qui était autrefois un poulailler. Les deux bâtiments donnaient une impression de solidité et de sérieux, et en réalité, aucun désordre n’avait jamais été toléré dans cette enceinte.

La maison était utilisée à la fois comme local professionnel et comme lieu d’habitation, le rez-de-chaussée étant consacré aux bureaux de la banque et le premier étage aux appartements de l’ancien Président. Sous le porche, à côté de la porte d’entrée, une grosse plaque en bronze indiquait : 

"RAT RIVER NATIONAL BANK -  Nathan “Shagpoke” Whipple PRES."

D’aucuns pourraient avoir une objection à transformer en banque une partie de leur maison, surtout si, comme M. Whipple, ils avaient fréquenté des têtes couronnées. Mais Shagpoke n’était pas orgueilleux et il était plutôt économe. Il l’avait toujours été : depuis l’âge de cinq ans, quand on lui avait offert un sou et qu’il avait triomphé des plaisirs illusoires de l’investissement dans un bonbon, jusqu’à son élection comme Président des États-Unis. L’un de ses adages préférés était : « Il ne faut pas tenter le diable » (Don’t teach your grandmother to suck eggs). Il voulait dire par là que le corps est comme le diable ; lorsqu’on l’a fait goûter à un plaisir, il ne s’arrête que lorsqu’il les a tous épuisés.

Quand Lem arriva sur le chemin de la maison de M. Whipple, le soleil disparut rapidement derrière l’horizon. Tous les soirs, à cette heure-là, l’ex-Président amenait le drapeau qui flottait au-dessus de son garage et adressait un discours à ceux des citoyens de la ville qui s’étaient arrêtés pour assister à la cérémonie. Pendant la première année qui suivit le retour de Washington du grand homme, une petite foule se rassemblait là,mais elle avait progressivement diminué, et en ce jour où notre héros approchait de sa maison, seul un boy-scout était présent à la cérémonie. Ce gamin n’était hélas pas là de son plein gré, mais il était envoyé par son père qui désirait obtenir un prêt de la banque.

Lem se découvrit et attendit respectueusement que M. Whipple ait fini son discours.

— Je te salue, bannière étoilée ! Puisses-tu être la joie et la fierté du cœur américain, aussi bien quand tes plis superbes flottent librement dans l’air estival, ou que tes lambeaux sont à peine visibles dans les fumées de la bataille ! Puisses-tu éternellement flotter comme emblème de l’honneur, de l’espoir, du profit, de la gloire sans tache et de la ferveur patriotique, au-dessus du dôme du Capitale, des campements dans la plaine, des mâts de hune secoués par les vagues et du toit de ce garage ! 

(All hail Old Glory! May you be the joy and pride of the American heart, alike when your gorgeous folds shall wanton in the summer air and your tattered fragments be dimly seen through clouds of war! May you ever wave in honor, hope and profit, in unsullied glory and patriotic fervor, on the dome of the Capitol, on the tented plain, on the wave rocked topmast and on the roof of this garage!)

Ayant prononcé ces mots, Shagpoke abaissa le drapeau pour lequel tant des meilleurs d’entre nous ont été blessés ou tués, et le roula avec tendresse dans ses bras. Le boy-scout s’enfuit en courant. Lem s’avança pour saluer l’orateur.

— Je souhaiterais m’entretenir avec vous un instant, Monsieur, dit notre héros.

— Volontiers, répondit M. Whipple, avec sa bonté naturelle. Je ne suis jamais trop occupé pour parler des problèmes de la jeunesse, car la jeunesse d’un pays est son seul espoir. Venez dans mon antre, ajouta-t-il.

La pièce dans laquelle Lem entra à la suite de M. Whipple était située à l’arrière du garage. Elle était meublée avec une simplicité extrême : quelques caisses, un baril de pétards, deux crachoirs en cuivre, un réchaud et un portrait de Lincoln étaient tout ce qu’elle contenait.

Lorsque notre héros se fut assis sur l’une des caisses, Shagpoke se jucha sur le baril et posa ses guêtres près du réchaud. Il visa le crachoir le plus proche et émit un bon jet de salive, puis il dit au garçon de commencer.

Comme notre récit serait ralenti par la narration peu utile de la façon dont Lem exposa sa fâcheuse situation, nous en viendrons directement à la dernière phrase.

— Ainsi, conclut notre héros, la seule chose qui puisse sauver la maison de ma mère serait que votre banque garantisse sa dette envers le Sieur Bird.

— Je ne vous rendrais pas service en vous prêtant de l’argent, même si j’avais la possibilité de le faire, répondit de façon surprenante M. Whipple au jeune homme.

— Pourquoi, Monsieur ? demanda Lem, incapable de cacher son immense déception.

— Parce que je pense que ce serait une erreur. Vous êtes trop jeune pour faire un emprunt.

— Mais que vais-je faire ? demanda Lem, désespéré.

— Ils ne pourront vendre votre maison avant trois ans, dit M. Whipple. Ne vous découragez pas. Notre pays est le pays de la chance et le monde vous appartient...."

(This is the land of opportunity and the world is an oyster ...)

 

Le roman s’ouvre sur le personnage de Lemuel Pitkin, un jeune homme innocent, idéaliste, persuadé que le travail honnête et la persévérance garantissent le succès en Amérique. Suivant les conseils optimistes et caricaturaux du « Président Shagpoke Whipple », un politicien démagogue vantant le rêve américain, Lemuel décide de quitter sa ville natale pour gagner de l'argent (« a cool million ») à New York.

Cependant, dès son arrivée, Lemuel est victime d’escroqueries, de violence physique et d'humiliations grotesques, ne rencontrant sur son chemin que chien enragé, voleur déguisé en homme du monde, policier brutal, gardien de prison trop zélé et autres escrocs en tous genres (autant de figures caractéristiques, pour la plupart, des récits d’Alger), sans parler d’un Chinois devenu tenancier de maison close ou d’indiens en révolte. Après l’avoir dépouillé, chacun à son tour se met à le mutiler, à le démembrer, sans parvenir pourtant à entamer son optimisme...

- Sa tentative pour trouver du travail honnête finit toujours par un désastre.

- L’innocence a disparu, cédant la place aux traîtres, aux voleurs et aux opportunistes de tous poils. 

- La jeune orpheline, double infortuné du héros, est violée, enlevée, puis transformée en prostituée ; le poète est un escroc, la nature un champ d’ordures.

- Il perd successivement diverses parties de son corps (ses dents, un œil, un pouce, sa jambe), chaque mutilation étant le résultat ironique de sa confiance naïve envers la société américaine.

- Il est injustement jeté en prison et régulièrement trompé par les institutions censées le protéger.

- Quant au Chinois, il parle couramment l’italien, tandis que le chef indien a fait ses études à Harvard et cite Spengler ou Valéry.

- Et dans les dernières pages du roman, une digression significative conduit le héros jusqu’à un musée ambulant, la « Chambre des Horreurs Américaines, Atrocités Animées et Inanimées », où sont exposés les symboles les plus surréalistes de l’illusionnisme américain. Non seulement les objets y sont choisis en fonction de l’art du camouflage qu’ils manifestent (« Le papier avait l’apparence du bois, le bois celle du caoutchouc, le caoutchouc celle de l’acier, l’acier celle du fromage, le fromage celle du verre, et enfin, le verre celle du papier »), mais encore cette exhibition sert-elle de couverture à un réseau de propagande communiste...

".... VIII

(Several chapters back I left our heroine, Betty Prail, lying naked under a bush. She was not quite so fortunate as Lem, and did not regain consciousness until after he had returned home ...)

Dans un chapitre précédent, nous avons laissé notre héroïne, Betty Prail, allongée nue sous un buisson. Elle n’eut pas tout à fait la même chance que Lem, et ne reprit connaissance qu’après que ce dernier fut rentré chez lui. Lorsqu’elle recouvra toutes ses facultés, elle se trouvait dans ce qu’elle pensa être une grande boîte, violemment secouée par un agent inconnu. Mais, assez rapidement, elle comprit qu’en réalité elle était allongée au fond d’un fourgon.

— Cela signifiait-il qu’elle était morte ? se demanda-t-elle. Mais non, elle entendait parler et en plus, elle était encore nue. Quelque pauvre que soit un mort, on l’enveloppe toujours dans quelque chose avant de l’enterrer, se dit-elle pour se réconforter.

Il y avait manifestement deux hommes sur le siège du conducteur. Elle essayait de comprendre ce qu’ils disaient, mais en vain, car ils parlaient une langue étrangère. Elle parvint cependant à reconnaître l’italien, grâce à quelques cours de musique qu’elle avait reçus à l’orphelinat.

— Gli diede uno scudo, il che lo rese subito gentile, dit l’un de ses ravisseurs à l’autre, d’une voix gutturale.

— Si, si, affirma le second. Questa vita terrena e quasi unprato, che’l serpente tra fiori giace.

Après ces propos hautement philosophiques, ils se turent tous les deux.

Mais je ne veux pas entretenir plus longtemps le mystère pour mes lecteurs. La vérité est que la pauvre fille avait été trouvée par des hommes qui pratiquaient la traite des blanches et qui la conduisaient dans une maison mal famée à New York.

Le voyage fut extrêmement rude pour notre héroïne. Le fourgon dans lequel elle était transportée n’avait pas à proprement parler de suspensions, et ses deux ravisseurs la livrèrent à un violent apprentissage de la profession qu’ils prévoyaient pour elle.

Un soir tard, les Italiens arrêtèrent leur véhicule devant la porte d’une blanchisserie chinoise, dans le quartier de Mott Street. Après être descendus de leur voiture en mauvais état, ils examinèrent la rue de haut en bas à la recherche d’un éventuel policier. Lorsqu’ils furent certains qu’elle était déserte, ils recouvrirent leur prisonnière d’un vieux sac et la poussèrent dans la blanchisserie sans ménagement.

Ils y furent accueillis par un Chinois très âgé, qui faisait des calculs sur un boulier. Ce fils de l’Empire Céleste était diplômé de l’Université de Yale à Shanghai et il parlait parfaitement l’italien.

— Qualche cosa de nuovo, signori ? demanda-t-il.

— Molto, molto, répondit le plus âgé des deux étrangers, qui avait l’air le plus ignoble. La vostra lettera l’abbiamo ricevuto, ma il danaro no, ajouta-t-il avec un sourire entendu.

— Queste sette medaglie le trovero, compaesano, répondit le Chinois dans la même langue.

Après ce dialogue plutôt énigmatique, le Chinois conduisit Betty par une porte secrète dans un genre de pièce de réception. Cette chambre était meublée avec une splendeur d’un luxe tout oriental. Les murs étaient recouverts d’un satin rose qu’un habile artisan avait brodé de hérons en fil d’argent. Le sol était couvert d’un tapis de soie qui avait dû coûter plus d’un millier de dollars et dont les couleurs auraient pu rivaliser avec l’arc-en-ciel. Devant une idole affreuse brûlait de l’encens, et son parfum entêtant emplissait l’air. Il était évident que rien, ni douleur ni argent, n’avait été épargné pour la décoration de la pièce.

Le vieux Chinois frappa sur un gong et avant que sa note musicale se soit dissipée, une femme orientale aux pieds liés vint chercher Betty.

Lorsqu’elle eut disparu, Wu Fong – c’était le nom du Chinois – commença à discuter son prix avec les deux Italiens. Le marchandage se faisait en italien et plutôt que de tenter de rapporter la transaction mot à mot, je n’en donnerai que le résultat. Betty fut adjugée au Chinois pour six cents dollars.

C’était un prix élevé, autant que pouvaient l’être ceux de la traite des blanches. Mais Wu Fong la voulait à tout prix. En fait, c’est lui qui avait envoyé les deux individus écumer la campagne de la Nouvelle-Angleterre à la recherche d’une vraie jeune Américaine. Betty lui convenait parfaitement.

Le lecteur sera peut-être curieux de savoir pourquoi il désirait autant une jeune Américaine. Permettez-moi de dire maintenant que l’établissement de Wu Fong n’était pas une maison close ordinaire. C’était, comme celle, plus célèbre, de la rue Chabanais, à Paris, en France, une maison internationale. Dans son établissement, il avait déjà une fille de chaque pays de la planète, sauf le nôtre, et maintenant Betty complétait la collection...."

 

Malgré tous ces désastres, Lemuel reste obstinément optimiste et croit encore à la promesse de succès. À travers son parcours, West critique impitoyablement les mythes du capitalisme, du progrès social, et de l'innocence patriotique américaine.

Le récit culmine par une tragédie absurde : Lemuel, devenu une figure grotesque et mutilée, est finalement assassiné. Ironiquement, sa mort est récupérée politiquement par Whipple, qui transforme le martyr grotesque de Lemuel en un symbole nationaliste, instrumentalisant cyniquement son échec en réussite posthume fictive. Le personnage du Président Whipple représente clairement une satire de la démagogie politique américaine. Lemuel devient ainsi victime deux fois : d’abord de son rêve naïf, puis de l’instrumentalisation cynique de sa propre tragédie.


"The Day of the Locust" (1939)

Publié en 1939 et son roman le plus célèbre, "The Day of the Locust" (« Le Jour du Fléau ») est une satire sombre et incisive de l’industrie hollywoodienne des années 1930.

Le roman explore les coulisses d’un Hollywood cynique, corrompu, et désenchanté, peuplé d’individus désespérés venus chercher fortune, gloire ou simplement une échappatoire à leur vie médiocre.

À travers les yeux de son personnage principal, Tod Hackett, un jeune artiste peintre travaillant dans les décors de cinéma, West dépeint un univers où les rêves sont systématiquement brisés, la réalité est brutalement décevante, et où la frustration collective couve dangereusement jusqu’à un point de rupture violent et tragique.

 

Le roman montre comment la frustration collective, alimentée par des rêves constamment frustrés, peut se transformer en violence incontrôlée. West utilise la métaphore biblique des « sauterelles » (« locusts »), symbole de destruction collective, pour évoquer la menace permanente d’une explosion sociale dans l’Amérique moderne, anticipant la violence de masse à venir ...

 

Le roman tisse son intrigue autour de Tod Hackett, jeune artiste venu à Hollywood pour peindre un tableau intitulé « The Burning of Los Angeles », représentation symbolique de la destruction imminente de la ville, métaphore des tensions et frustrations accumulées par ceux venus à la poursuite d’un rêve impossible.

La narration est construite autour de scènes très visuelles et symboliques, évoquant presque des tableaux vivants (en écho au métier de Tod, peintre), renforçant l’idée d’un Hollywood factice, théâtral et absurde.

Tod va rencontrer divers personnages marginaux et pathétiques, naïfs, ou grotesques, illustrant comment Hollywood attire puis détruit systématiquement ses victimes, incapables d’affronter la brutalité de la réalité...

 

- La perversion du désir américain : Faye est le rêve érotisé du succès facile, attirant les Homers (les naïfs) et les Tods (les intellectuels complices). Son pouvoir corrompt autant que celui de l'argent...

Faye Greener, une actrice en herbe, belle mais superficielle, incarnation des rêves hollywoodiens vides et inatteignables. Tod en devient obsédé, symbole de sa propre fascination impuissante face à l’illusion hollywoodienne. Chaque scène où Tod observe Faye (ses mensonges éhontés, ses danses provocantes) est décrite avec une précision clinique qui trahit sa fascination. Mais contrairement à une passion romantique, c'est une fixation quasi-ethnographique - comme s'il étudiait un spécimen de la faune hollywoodienne. 

Faye incarne parfaitement la "fantasy machine" hollywoodienne : belle surface, vide intérieur. Son nom même ("Greener") évoque l'herbe plus verte du rêve californien. West, ancien scénariste, connaît bien ce type de femmes-écrans projetant des fantasmes masculins. Tod le lucide devient aussi aveugle que la foule qu'il méprise. Sa quête de Faye le pousse à fréquenter les mêmes bas-fonds que les "freaks" qu'il peint. West montre ainsi que l'obsession artistique et la convoitise vulgaire sont deux faces d'une même médaille.

 

- Homer Simpson, un ancien comptable introverti, naïf, frustré, sentimentalement obsédé par Faye. Homer incarne la vulnérabilité émotionnelle absolue, conduisant finalement au drame final. Son meurtre d’Adore Loomis (l’enfant-tyran) déclenchera l’émeute. Sa violence refoulée explose, révélant la monstruosité des "inocents".

- Harry Greener, père de Faye, vieux comédien raté, vivant misérablement d’emplois humiliants et de souvenirs d'une gloire passée imaginaire.

- D’autres personnages marginaux comme Abe Kusich, un nain cynique et agressif, ou Earle Shoop, un cowboy d’opérette sans espoir.

 

L'ouverture de The Day of the Locust est effectivement un coup de génie méta-cinématographique qui installe d'emblée la thèse centrale du roman : Hollywood comme usine à illusions, machine à broyer le réel ...

 

"Around quitting time, Tod Hackett heard a great din on the road outside  his office. The groan of leather mingled with the jangle of iron and over all beat the tattoo of a thousand hooves. He hurried to the window.

 An army of cavalry and foot was passing. It moved like a. mob; its lines broken, as though fleeing from some terrible defeat. The dolmans of the hussars, the heavy shakos of the guards, Hanoverian light horse, with their fiat leather caps and flowing red plumes, were all jumbled together in bobbing disorder. Behind the cavalry came the infantry, a wild sea of waving sabretaches, sloped muskets, crossed shoulder belts and swinging cartridge boxes.. Tod recognized the scarlet infantry of England with their white shoulder pads, the black infantry of the Duke of Brunswick, the French grenadiers with their enormous white gaiters, the Scotch with bare knees under plaid skirts.

 While he watched, a little fat man, wearing a cork sun-helmet, polo shirt and knickers, darted around the corner of the building in pursuit of the army.

 "Stage Nine--you bastards--Stage Nine!" he screamed through a small megaphone."

 

West commence par des images grandioses ("army of cavalry", "thousand hooves", "wild sea of waving sabretaches") évoquant une fresque historique. Le lexique guerrier ("défaite", "cavalerie", "muskets") crée une tension digne d'un film d'aventure. Puis le chaos se révèle soudain être... un tournage ! Le régisseur en "cork sun-helmet" hurlant "Stage Nine, you bastards!" réduit l'épopée à une pantaloonade. Cette chute absurde dévoile l'envers du décor hollywoodien.

Ces soldats fuyant "some terrible defeat" préfigurent les laissés-pour-compte du Rêve Californien (Homer, les "torchbearers"). La défaite n'est pas militaire, mais existentielle...

 

Le récit avance inexorablement vers une apocalypse symbolique : un sentiment croissant de frustration collective, une colère sourde et violente accumulée par les foules venues chercher à Hollywood l’illusion du succès, mais condamnées à une existence misérable et sans issue.

Le roman culmine en une émeute tragique lors d’une grande première de cinéma à Hollywood Boulevard. Homer Simpson, incapable de gérer sa frustration émotionnelle et sexuelle envers Faye, éclate dans un accès de violence incontrôlée. Cet acte déclenche une violence collective absurde et incontrôlable de la foule frustrée et déçue. Tod Hackett, témoin impuissant de cette tragédie, se retrouve pris dans le chaos, concluant le roman par une vision prophétique de destruction qu’il avait imaginée depuis le début.

 

La scène suivante préfigure l’émeute finale : la foule n’y est plus humaine, mais une entité mécanique-organique (renflements, rugissements) que rien n’arrête, sinon la mitraille. La traduction restitue la prophétie cauchemardesque de Tod...

 

"...  Tod had walked only a short distance along the narrow lane when he began to get frightened. People shouted, commenting on his hat, his carriage, and his clothing. There was a continuous roar of catcalls, laughter and yells, pierced occasionally by a scream. The scream was usually followed by a sudden movement in the dense mass and part of it would surge forward wherever the police line was weakest. As soon as that part was rammed back, the bulge would pop out somewhere else.

 The police force would have to be doubled when the stars started to arrive. At the sight of their heroes and heroines, the crowd would turn demoniac. Some little gesture, either too pleasing or too offensive, would start it moving and then nothing but machine guns would stop it.

 Individually the purpose of its members might simply be to get a souvenir, but collectively it would grab and rend.

A young man with a portable microphone was describing the scene. His rapid, hysterical voice was like that of a revivalist preacher whipping his congregation toward the ecstasy of fits.

 "What a crowd, folks! What a crowd! There must be ten thousand excited, screaming fans outside Kahn's Persian tonight. The police can't hold them. Here, listen to them roar."

 He held the microphone out and those near it obligingly roared for him.

 

« ... Tod n’avait parcouru qu’une courte distance le long de l’étroite ruelle quand la peur le saisit. Des gens criaient, commentant son chapeau, sa posture et ses vêtements. Un rugissement continu de huées, de rires et de hurlements régnait, percé occasionnellement par un cri perçant. Ce cri déclenchait généralement un mouvement soudain dans la masse compacte, et une partie de celle-ci se ruait en avant où la ligne policière était la plus fragile. Dès que cette avancée était repoussée, un renflement jaillissait ailleurs.

La police devrait doubler ses effectifs quand les vedettes commenceraient à arriver. À la vue de leurs héros et héroïnes, la foule deviendrait démoniaque. Un simple geste, trop charmant ou trop agressif, la mettrait en branle, et alors seules des mitrailleuses pourraient l’arrêter.

Individuellement, chacun ne voudrait peut-être qu’un souvenir, mais collectivement, elle saisirait et déchiquetterait.

Un jeune homme avec un microphone de reportage décrivait la scène. Sa voix rapide et hystérique rappelait celle d’un prédicateur revivaliste poussant sa congrégation vers l’extase convulsive.

— Quelle foule, mes amis ! Quelle foule ! Il doit y avoir dix mille fans surexcités et hurlants devant le Persian de Kahn ce soir. La police ne peut les contenir. Tenez, écoutez-les rugir !

Il tendit le microphone, et ceux proches de lui rugirent obligeamment pour l’occasion. »

 

 "Did you hear it? It's a bedlam, folks. A veritable bedlam! What excitement! Of all the premieres I've attended, this is the most...the most...stupendous, folks. Can the police hold them? Can they? It doesn't look so, folks..."

 Another squad of police came charging up. The sergeant pleaded with the announcer to stand further back so the people couldn't hear him His men threw themselves at the crowd. It allowed itself to be hustled and shoved out of habit and because it lacked an objective. It tolerated the  police, just as a bull elephant does when he allows a small boy to drive him with a light stick.

 Tod could see very few people who looked tough, nor could he see any working men. The crowd was made up of the lower middle classes, every other person one of his torchbearers.

 Just as he came near the end of the lane, it closed in front of him with a heave, and he had to fight his way through. Someone knocked his hat off and when he stooped to pick it up, someone kicked him. He whirled around angrily and found himself surrounded by people who were laughing at him. He knew enough to laugh with them. The crowd became sympathetic. A stout woman slapped him on the back, while a man handed him his hat, first brushing it carefully with his sleeve. Still another man shouted for a way to be cleared.

 By a great deal of pushing and squirming, always trying to look as though he were enjoying himself, Tod finally managed to break into the open. After rearranging his clothes, he went over to a parking lot and sat down on the retaining wall that ran along the front of it.

New groups, whole families, kept arriving. He could see a change come over them as soon as they had become part of the crowd. Until they reached the line, they looked difficult, almost furtive, but the moment they had become part of it, they turned arrogant and pugnacious. It was a mistake to think them harmless curiosity seekers. They were savage and bitter, especially the middle-aged and the old, and had been made so by boredom and disappointment."

 

« — Vous entendez ça ? C’est un asile de fous, mes amis. Un véritable asile ! Quelle excitation ! De toutes les premières que j’ai vues, celle-ci est la plus… la plus… stupéfiante, mes amis. La police pourra-t-elle les contenir ? Le pourra-t-elle ? Ça n’en a pas l’air, mes amis… »

Un autre escadron de police chargea. Le sergent supplia le reporter de reculer pour que la foule ne l’entende pas. Ses hommes se jetèrent sur les manifestants. La foule se laissa bousculer et pousser par habitude, et parce qu’elle manquait d’objectif. Elle tolérait la police, comme un éléphant mâle tolère qu’un gamin le dirige avec une badine.

Tod ne voyait que peu de gens à l’air dur, encore moins d’ouvriers. La foule était composée de classes moyennes inférieures, une personne sur deux étant l’un de ses porteurs de torches.

Alors qu’il approchait du bout de la ruelle, celle-ci se referma devant lui dans un soubresaut, l’obligeant à se battre pour avancer. On lui fit tomber son chapeau, et quand il se baissa pour le ramasser, quelqu’un le frappa du pied. Il pivota, furieux, et se vit entouré de gens qui riaient de lui. Il eut le bon sens d’en rire avec eux. La foule devint compatissante. Une femme robuste lui tapa dans le dos, tandis qu’un homme lui tendait son chapeau après l’avoir soigneusement épousseté avec sa manche. Un autre encore cria qu’on lui fraye un passage.

À force de poussées et de contorsions — s’efforçant toujours de paraître s’amuser —, Tod parvint enfin à s’extirper au large. Après avoir rajusté ses vêtements, il gagna un parking et s’assit sur le muret de bordure.

De nouveaux groupes, des familles entières, arrivaient sans cesse. Il voyait leur métamorphose dès qu’elles se fondaient dans la foule. Avant d’atteindre la ligne, elles semblaient renfrognées, presque furtives, mais une fois intégrées, elles devenaient arrogantes et belliqueuses. C’était une erreur de les croire inoffensives et simplement curieuses. Elles étaient sauvages et rancunières, surtout les quadragénaires et les vieux, aigries par l’ennui et la déception. »

 

Une scène qui fonctionne comme une dissection clinique de la psychologie des foules, où la frustration économique se mue en violence ritualisée — thème central du roman : 

- La voix du reporter : Son emphase théâtrale ("stupéfiante", "asile de fous") caricature le sensationnalisme médiatique.

- L’hypocrisie sociale : La foule passe de rieuse ("compatissante") à violente ("belliqueuse") en une page.

- La bestialité contrôlée : La métaphore de l’éléphant révèle la menace sous-jacente.

- La métamorphose de classe : West zoome sur les "petits-bourgeois" devenus foule dangereuse, préfiguration des fascismes des années 1930.

 

West sait parfaitement analyser la manière dont la société américaine consomme la souffrance, la violence et le spectacle comme un divertissement. La foule finale, fascinée par l’émeute elle-même, incarne ce voyeurisme morbide propre à la société du spectacle, transformant le réel en spectacle grotesque et tragique.

Aussi le passage le plus emblématique de "The Day of the Locust" est sans conteste la scène finale de l'émeute lors de la première hollywoodienne, située dans les derniers chapitres (généralement chapitre 28 ou 29 selon les éditions). C'est l'apogée des thèmes centraux du roman : la frustration, la violence latente, le désenchantement face au rêve américain et la nature destructrice de la foule.

 

"All their lives they had slaved at some kind of dull, heavy labor, behind desks and counters, in the fields and at tedious machines of all sorts, saving their pennies and dreaming of the leisure that would be theirs when they had enough. Finally that day came. They could draw a weekly  income of ten or fifteen dollars. Where else should they go but California, the land of sunshine and oranges?

 Once there, they discover that sunshine isn't enough. They get tired of oranges, even of avocado pears and passion fruit. Nothing happens. They don't know what to do with their time. They haven't the mental equipment for leisure, the money nor the physical equipment for pleasure. Did they slave so long just to go to an occasional Iowa picnic?

 What else is there? They watch the waves come in at Venice. There wasn't any ocean where most of them came from, but after you've seen one wave, you've seen them all. The same is true of the airplanes at Glendale. If only a plane would crash once in a while so that they could watch the passengers being consumed in a "holocaust of flame," as the newspapers put it. But the planes never crash.

 Their boredom becomes more and more terrible. They realize that they've been tricked and burn with resentment. Every day of their lives they read the newspapers and went to the movies. Both fed them on lynchings, murder, sex crimes, explosions, wrecks, love nests, fires,

 miracles, revolutions, war. This daily diet made sophisticates of them.

 The sun is a joke. Oranges can't titillate their jaded palates. Nothing can ever be violent enough to make taut their slack minds and bodies. They have been cheated and betrayed. They have slaved and saved for nothing.

 

« Toute leur vie, ils avaient peiné à quelque labeur monotone et éreintant – derrière des bureaux ou des comptoirs, dans les champs ou à toutes sortes de machines fastidieuses –, économisant leurs sous et rêvant des loisirs qui seraient les leurs quand ils en auraient assez. Enfin ce jour arriva. Ils pouvaient toucher un revenu hebdomadaire de dix ou quinze dollars. Où d’autre auraient-ils dû aller sinon en Californie, la terre du soleil et des oranges ?

Une fois sur place, ils découvrirent que le soleil ne suffisait pas. Ils se lassèrent des oranges, et même des avocats et des fruits de la passion. Il ne se passait rien. Ils ne savaient que faire de leur temps. Ils n’avaient ni l’équipement mental pour les loisirs, ni l’argent ni la condition physique pour le plaisir. Avaient-ils peiné si longtemps juste pour aller à l’occasion à un pique-nique de l’Iowa ?

Que faire d’autre ? Ils regardaient les vagues déferler à Venice. La plupart ne venaient pas d’un endroit où il y avait un océan, mais après avoir vu une vague, on les avait toutes vues. C’était pareil pour les avions de Glendale. Si seulement un avion pouvait s’écraser de temps en temps, pour qu’ils puissent voir les passagers consumés dans un "holocauste de flammes", comme disaient les journaux. Mais les avions ne s’écrasaient jamais.

Leur ennui devenait de plus en plus terrible. Ils réalisèrent qu’on les avait trompés et brûlaient de ressentiment. Chaque jour de leur vie, ils lisaient les journaux et allaient au cinéma. Les deux les gavaient de lynchages, de meurtres, de crimes sexuels, d’explosions, d’accidents, de nids d’amour, d’incendies, de miracles, de révolutions, de guerres. Cette nourriture quotidienne fit d’eux des désabusés.

Le soleil était une blague. Les oranges ne pouvaient titiller leurs palais blasés. Rien ne pouvait jamais être assez violent pour tendre leurs esprits et leurs corps flasques. On les avait trompés et trahis. Ils avaient peiné et économisé pour rien. »

 

 

 Tod stood up. During the ten minutes he had been sitting on the wall, the crowd had grown thirty feet and he was afraid that his escape might becut off if he loitered much longer. He crossed to the other side of the street and started back.

 He was trying to figure what to do if he were unable to wake Homer when, suddenly he saw his head bobbing above the crowd. He hurried toward him. From his appearance, it was evident that there was something definitely wrong.

 Homer walked more than ever like a badly made automaton and his features were set in a rigid, mechanical grin. He had his trousers on over his nightgown and part of it hung out of his open fly. In both of his hands were suitcases. With each step, he lurched to one side then the other, using the suitcases for balance weights. Tod stopped directly in front of him, blocking his way. "Where're you going?"

 "Wayneville," he replied, using an extraordinary amount of jaw movement to get out this single word.

 "That's fine. But you can't walk to the station from here. It's in Los Angeles."

 Homer tried to get around him, but he caught his arm. "We'll get a taxi. I'll go with you."

 The cabs were all being routed around the block because of the preview.

 He explained this to Homer and tried to get him to walk to the corner. "Come on, we're sure to get one on the next street."

 Once Tod got him into a cab, he intended to tell the driver to go to the nearest hospital. But Homer wouldn't budge, no matter how hard he yanked and pleaded. People stopped to watch them, others turned their heads curiously. He decided to leave him and get a cab.

 "I'll come right back," he said.

 He couldn't tell from either Homer's eyes or expression whether he heard, for they both were empty of everything, even annoyance. At the corner he looked around and saw that Homer had started to cross thestreet, moving blindly. Brakes screeched and twice he was almost run  over, but he didn't swerve or hurry. He moved in a straight diagonal.

 When he reached the other curb, he tried to get on the sidewalk at a point where the crowd was very thick and was shoved violently back. He made another attempt and this time a policeman grabbed him by the back of the neck and hustled him to the end of the line. When the policeman let go of him, he kept on walking as though nothing had happened.

 

« Tod se leva. Durant les dix minutes où il était resté assis sur le mur, la foule avait gagné trente pieds, et il craignait que son échappatoire ne soit coupée s’il s’attardait davantage. Il traversa la rue et entama le chemin du retour.

Il essayait d’imaginer quoi faire s’il ne parvenait pas à réveiller Homer quand, soudain, il aperçut sa tête qui ballottait au-dessus de la foule. Il se précipita vers lui. À son apparence, il était évident que quelque chose n’allait décidément pas.

Homer marchait plus que jamais comme un automate mal fabriqué, et ses traits étaient figés dans un rictus mécanique. Il avait enfilé son pantalon par-dessus sa chemise de nuit, dont un pan dépassait de sa braguette ouverte. Dans chaque main, il tenait une valise. À chaque pas, il tanguait d’un côté puis de l’autre, utilisant les valises comme contrepoids. Tod s’arrêta droit devant lui, lui barrant le passage. "Où vas-tu ?"

"Wayneville", répondit-il, mobilisant une quantité extraordinaire de mâchoire pour ce simple mot.

"C’est bien. Mais tu ne peux pas aller à pied à la gare d’ici. Elle est à Los Angeles."

Homer tenta de le contourner, mais Tod l’attrapa par le bras. "On prendra un taxi. Je t’accompagne."

Tous les taxis étaient déroutés autour du pâté de maison à cause de l’avant-première.

Il l’expliqua à Homer et tenta de le convaincre de marcher jusqu’au coin. "Viens, on en trouvera forcément un dans la rue suivante."

Une fois Homer dans un taxi, Tod comptait dire au chauffeur de se rendre à l’hôpital le plus proche. Mais Homer refusa de bouger, malgré ses secousses et ses supplications. Des passants s’arrêtèrent pour les observer, d’autres tournèrent la tête avec curiosité. Tod décida de le laisser pour chercher un taxi.

"Je reviens tout de suite", dit-il.

Il ne put déceler dans les yeux ou l’expression d’Homer s’il l’avait entendu, car les deux étaient vides de tout, même de l’agacement. Au coin de la rue, il se retourna et vit qu’Homer avait commencé à traverser, avançant en aveugle. Des freins hurlèrent, et il faillit se faire renverser deux fois, mais il ne dévia pas ni ne pressa le pas. Il progressait en diagonale parfaite.

Quand il atteignit l’autre trottoir, il tenta de monter sur le passage piéton où la foule était très dense et fut violemment repoussé. Il réessaya, et cette fois un policier l’attrapa par la nuque et le poussa jusqu’en queue de file. Lorsque le policier le lâcha, il continua à marcher comme si de rien n’était. »

 

"He was laughing at the flames when the ambulance arrived." - La dernière image de Tod riant dans l'ambulance est la touche géniale qui transforme l'horreur en farce cosmique, typique de l'humour noir de West : il nous montre que la violence naît de l’ennui et de l’illusion (le locuste, ou criquet dévoreur, sommeille en chaque homme déçu), aucun romancier américain n’avait osé dénoncer aussi crûment le rêve californien. Cette scène influencera DeLillo (Underworld), Pynchon (The Crying of Lot 49) et le cinéma de David Lynch ....


L'adaptation cinématographique de "The Day of the Locust" (1975), réalisée par John Schlesinger (Macadam Cowboy), fut une œuvre ambitieuse mais controversée, souvent considérée comme un échec artistique et commercial malgré des qualités techniques indéniables.

Il est vrai que si le scénario de Waldo Salt (Oscar pour "Macadam Cowboy") : respecte la structure du roman, il achoppe sur l'essence cauchemardesque de West. La satire hollywoodienne devient mélodrame. Quant aux personnages, Donald Sutherland (Tod Hackett) et Karen Black (Faye Greener) sont physiquement proches des descriptions, mais leur jeu peine à transmettre la vacuité métaphysique des originaux. Seul Burgess Meredith (Harry Greener) incarne parfaitement la tragédie du clown raté (nomination aux Oscars).

La scène finale de l'émeute est souvent citée comme l'un des points forts du film: Schlesinger orchestre une séquence d'une complexité technique impressionnante impliquant des centaines de figurants. La scène dépeint une foule glamour d'une première hollywoodienne se transformant en une masse violente et incontrôlable avec un réalisme brut et chaotique. La gestion de cette foule et la chorégraphie de la violence et de la panique sont remarquables. Pour son époque, la scène est d'une violence extrêmement crue et choquante. Elle ne recule pas devant la représentation de la brutalité de la foule (lynchage, piétinement, destruction), créant un sentiment d'horreur et d'oppression viscéral pour le spectateur.

La scène est déclenchée par le cri primal et désespéré du personnage de Homer Simpson (Donald Sutherland), poussé à bout par l'hypocrisie et la cruauté de son environnement. Son cri, puis son acte violent déclencheur, sont des moments clés d'une performance intense, et son visage perdu dans la foule en furie reste une image saisissante....


Djuna Barnes (1892-1982)

On a dit de Djuna Barnes qu'elle était principalement un "écrivain pour écrivains", et en effet elle a pu effectivement influencé des auteurs comme Truman Capote et William Goyen. Sa réputation repose sur un seul ouvrage, "Nightwood" (1936), dans lequel T.S. Eliot découvrait "une qualité d'horreur et de fatalité" inégalée, un livre sophistiqué qui ne rencontra jamais, pourtant, le succès attendu. Auparavant, elle avait publié "A Book" (1923), composé de poèmes, de pièces de théâtre et de nouvelles, dont elle donne une nouvelle version, augmentée, en 1929, sous le titre de "A Night among the horses" (puis sous le titre de "Spillway", dans ses Selected Works de 1962). "Ryder" (1928) est un roman satirique dans le style "courant-de-conscience", et "The Antiphon" (1958), une pièce en vers blancs ...

 

Née le 12 juin 1892 à Storm King Mountain, New York, Barnes grandit au sein d'une famille bohème, instable et anticonformiste, dans un climat marqué par l’excentricité et les abus. Sa jeunesse complexe influence profondément ses thèmes littéraires : identité trouble, marginalité sexuelle, et aliénation psychologique. Elle quitte très tôt sa famille et devient journaliste à New York dans les années 1910, où elle commence à développer un style caractérisé par une prose riche, baroque et souvent provocatrice.

Barnes fait ses débuts dans le journalisme à Greenwich Village, centre vibrant de l’avant-garde américaine. Ses écrits de presse sont remarqués pour leur audace stylistique et leur liberté sexuelle inhabituelle pour une femme à l’époque. Elle rédige notamment des articles pour le Brooklyn Daily Eagle et Vanity Fair, explorant des thèmes tels que le féminisme, l'homosexualité, et la condition féminine avec une franchise exceptionnelle pour l'époque.

Sa série d’interviews fictives, publiées sous le titre Interviews (1915-1916), révèle son approche expérimentale et irrévérencieuse du reportage, anticipant certaines techniques du Nouveau Journalisme.

Barnes s'installe à Paris au début des années 1920, intégrant rapidement les cercles littéraires d’avant-garde. À Paris, elle côtoie les figures emblématiques du modernisme comme James Joyce, Gertrude Stein, Ezra Pound, et Natalie Clifford Barney. Elle fait partie intégrante de la "Lost Generation", cette génération littéraire expatriée et désillusionnée par la Première Guerre mondiale.

Son roman Nightwood (1936) reste l’œuvre maîtresse de cette époque, et ce qui marque véritablement sa singularité littéraire. Admiré par T. S. Eliot, qui en préface l'édition originale, ce roman explore sans détour l'identité sexuelle, la quête existentielle et la solitude urbaine.

 

"Nightwood" (Le Bois de la nuit, 1936)

"Le Bois de la nuit", de Djuna Barnes, acquit la réputation d'être un magnifique roman écrit par un poète grâce à T.S. Eliot qui en écrivit une introduction (« Ce que je voudrais préparer le lecteur à trouver ici, c'est le grand accomplissement du style, la beauté de l'expression, l'éclat de l'esprit et de la caractérisation, et une qualité d'horreur et de fatalité apparentée de très près à la tragédie élisabéthaine"). 

 

(Préface)

"... Le livre n’est pas seulement une collection de portraits individuels ; les personnages sont tous noués ensemble, comme les gens dans la vie réelle, par ce que nous pouvons appeler le hasard ou la destinée, plutôt que par le choix délibéré qu’ils font de la compagnie les uns des autres : c’est l’ensemble du motif qu’ils forment, plutôt qu’aucun élément constitutif individuel, qui est le foyer d’intérêt.

Nous venons à les connaître par l’effet qu’ils ont les uns sur les autres et par ce qu’ils se disent entre eux au sujet des autres. Et pour finir, il devrait être superflu d’observer – mais peut-être ne l’est-ce pas pour quiconque lit le livre pour la première fois – que ce livre n’est pas une étude psychopathique. Les souffrances que les gens endurent du fait de leurs aberrations caractérielles particulières sont visibles à la surface : le dessin profond est celui, universel, de la détresse et de la servitude humaines. Dans les vies normales cette détresse est cachée pour la plus grande part ; souvent, et c’est le plus pitoyable, cachée à celui qui la souffre plus encore qu’à l’observateur. Le malade ne connaît pas la source de son mal ; il voudrait en partie savoir, mais il désire se cacher à lui-même cette connaissance.

Dans la morale puritaine dont j’ai souvenance, il était tacitement admis que si l’on était économe, entreprenant, intelligent, pratique et si l’on avait la prudence de ne pas violer les conventions sociales, on devait être heureux et « réussir ». L’échec était dû à quelque faiblesse ou à quelque perversion particulière à l’individu ; mais l’homme comme il faut était à l’abri des cauchemars. Il est aujourd’hui plus répandu d’admettre que toute souffrance individuelle est la faute de la « société », et qu’on y pourrait porter remède par des réformes extérieures. Fondamentalement, les deux philosophies, quelque différent qu’en puisse paraître le mécanisme, reviennent au même. Il me semble que nous tous tant que nous sommes, dans la mesure où nous nous attachons aux objets créés et livrons notre volonté à des fins temporelles, sommes rongés par le même ver. Pris ainsi, Le Bois de la nuit revêt une signification profonde. Regarder ce groupe de gens comme une horrible parade de monstres n’est pas seulement manquer le principal, mais encore endurcir nos volontés et nos cœurs dans un péché d’orgueil invétéré." (T. S. ELIOT, 1937)

 

Représentation novatrice d'un amour entre femmes, "Le Bois de la nuit" s'avère une lecture inconfortable pour qui recherche une image positive de l'identité lesbienne, mais demeure tout de même une oeuvre élégante. Situé principalement à Paris et à New York, le roman suggère l'existence d'une dérive d'exilés et bohèmes cosmopolites en Europe. « C'est dans l'acceptation de la dépravation que l'on saisit plus pleinement le sens du passé. Qu'est-ce qu'une ruine, sinon le temps en train de se délester de l'endurance. Le corruption est la vieillesse du temps. C'est le corps et le sang de l'extase, de la religion et de l'amour." Nous mourons sur pied, lentement, et parfois la conscience nous vient de cette pourriture lente, et la détresse alors nous envahit, et nous descendons la spirale du temps ... 

 

Aucune adaptation cinématographique directe et significative de "Nightwood" (1936) de Djuna Barnes n'a été réalisée à ce jour. C'est l'un des grands romans "inadaptables" de la littérature moderniste. Il existe une légende tenace (mais jamais confirmée de source très fiable) que le cinéaste Rainer Werner Fassbinder aurait envisagé d'adapter Nightwood dans les années 1970/80, avec peut-être Ingrid Caven en Robin Vote. L'esprit de Nightwood (son esthétique décadente, sa vision nocturne de l'âme, ses personnages marginaux et tourmentés, son exploration queer) résonne dans les œuvres de certains cinéastes tels que Derek Jarman (surtout Caravaggio, Edward II, Wittgenstein) ou David Lynch (surtout Lost Highway, Mulholland Drive, Inland Empire) ...

 

"Nightwood" exprime l'immense détresse de l'existence à travers cinq personnages qui se croisent, s`aiment, se séparent et vivent leur solitude et leur souffrance jusqu'au vertige. 

On ne saurait raconter sa courbe, car il n`a d'autre action que ce creusement de la détresse humaine à travers récits et monologues d`une intensité souvent qualifiée d'incomparable. 

Le baron Volkbein (le seul, le Juif errant) aime Robine Vote (l'Ève fatale et pure), et Robine bientôt s'en va. Elle est ensuite aimée de Nora, la quitte pour Jenny, ce n'est là qu`une trame à peine sur laquelle se tissent le mal et la douleur de vivre - et la beauté aussi du destin. Un personnage parle pour tous les autres, le docteur Matthieu O' Connor, voix sans égale qui rassemble et remue tous les relents du mal et de la nuit. "L'intolérable, est-il dit, est le commencement de la courbe de la joie",  "Qu'est-ce que l'amour ? L'homme à la recherche de sa propre tête ?  La tête humaine, tellement déchirée par la souffrance que même les dents lui pèsent!"... (tra. Seuil, 1957).


Watchman, What of the Night ?  Veilleur, qu’en est-il de la nuit ? 

"About three in the morning, Nora knocked at the little glass door of the concierge’s loge, asking if the doctor was in. In the anger of broken sleep the concierge directed her to climb six flights, where at the top of the house, to the left, she would find him.

 Nora took the stairs slowly. She had not known that the doctor was so poor. Groping her way she rapped, fumbling for the knob. Misery alone would have brought her, though she knew the late hours indulged in by her friend. Hearing his “come in” she opened the door and for one second hesitated, so incredible was the disorder that met her eyes. The room was so small that it was just possible to walk sideways up to the bed; it was as if being condemned to the grave the doctor had decided to occupy it with the utmost abandon.

 A pile of medical books, and volumes of a miscellaneous order, reached almost to the ceiling, water-stained and covered with dust. Just above them was a very small barred window, the only ventilation ..."

 

Vers trois heures du matin, Nora frappa à la petite porte vitrée de la loge de la concierge en demandant si le docteur était là. Dans la colère du sommeil interrompu, la concierge lui prescrivit de monter au sixième où, tout en haut, à gauche, elle le trouverait.

Nora attaqua lentement les marches. Elle ne s’était pas doutée que le docteur fût si pauvre. Tâtonnant dans le noir, elle frappa, chercha le bouton de la porte. Seule la détresse avait pu la mener là, quoiqu’elle sût de quelles heures tardives son ami était coutumier. Entendant son « Entrez ! », elle ouvrit la porte, et une seconde, hésita, tant était incroyable le désordre qui s’offrait à ses yeux. La chambre était si petite qu’on pouvait tout juste atteindre le lit en marchant de biais ; on eût dit que, condamné à la tombe, le docteur avait décidé de l’occuper avec le dernier abandon.

Une pile de livres de médecine et de volumes disparates montait presque jusqu’au plafond, tachés d’eau et couverts de poussière. Juste au-dessus s’ouvrait une petite fenêtre grillée, la seule ventilation. Sur une commode d’érable qui n’était certainement pas de façon européenne, gisaient une paire de forceps rouillés, un scalpel cassé, une demi-douzaine d’instruments bizarres qu’elle ne put identifier, une sonde, une vingtaine de flacons de parfum presque vides, des pommades, des crèmes, des bâtons de rouge, des boîtes de poudre et des houppettes. Des tiroirs entrouverts de ce chiffonnier pendaient des dentelles, des rubans, des bas, du linge de femme et une ceinture abdominale qui donnaient l’impression que ces dessous féminins avaient enduré les travaux de Vénus. Un seau de toilette, à la tête du lit, débordait d’abominations. Il y avait dans cette chambre quelque chose d’effroyablement dégradé, comme dans les chambres de bordel qui donnent au plus innocent la sensation d’avoir été complice ; pourtant cette chambre était également athlétique, constituait un compromis entre une chambre à coucher et une salle d’entraînement de boxeur. Il y a une certaine pugnacité dans une pièce où une femme n’a jamais mis le pied ; chaque objet y semble batailler contre sa propre oppression – et il règne une odeur métallique, comme de fer battu dans une forge.

 

"In the narrow iron bed, with its heavy and dirty linen sheets, lay the doctor in a woman’s flannel nightgown.  The doctor’s head, with its over-large black eyes, its full gun-metal  cheeks and chin, was framed in the golden semi-circle of a wig with long pendent curls that touched his shoulders, and falling back against the pillow, turned up the shadowy interior of their cylinders. He was heavily rouged and his lashes painted. It flashed into Nora’s head: “God, children know something they can’t tell; they like Red Riding Hood and the wolf in bed!”

 But this thought, which was only the sensation of a thought, was of but a second’s duration as she opened the door; in the next, the doctor had snatched the wig from his head, and sinking down in the bed drew the sheets up over his breast. 

Nora said, as quickly as she could recover herself:  “Doctor, I have come to ask you to tell me everything you know about the night.” As she spoke, she wondered why she was so dismayed to have come upon the doctor at the hour when he had evacuated custom and gone back into his dress..."

 

Dans l’étroit lit de fer aux draps pesants et sales, le docteur était couché dans une robe de nuit de femme en flanelle.

La tête du docteur, avec ses yeux noirs plus grands que nature, ses joues et son menton replets fer-de-fusil, était encadrée dans le demi-cercle doré d’une perruque dont les longues boucles pendantes atteignaient ses épaules et, se retournant sur l’oreiller, exhibaient l’intérieur ombreux de leurs cylindres. Il était outrageusement fardé de rouge et il avait les cils peints. Nora pensa dans un éclair : « Seigneur, les enfants savent quelque chose qu’ils ne peuvent dire : ils aiment le Petit Chaperon rouge et le loup dans le lit ! » Mais cette pensée, qui n’était que la sensation d’une pensée, dura à peine le temps qu’elle ouvrit la porte ; une seconde plus tard, le docteur avait arraché la perruque de sa tête et, s’engloutissant dans le lit, tiré les draps sur sa poitrine. 

Nora dit dès qu’elle put se ressaisir : « Docteur, je suis venue vous demander de me dire tout ce que vous savez de la nuit. » Tout en parlant, elle se demanda pourquoi elle était si effarée d’avoir surpris le docteur à l’heure où il avait banni les usages pour reprendre son costume.

– Vous voyez que vous pouvez me demander n’importe quoi, dit le docteur, dissipant ainsi leur double embarras.

Elle se dit : « La robe n’est-elle pas le vêtement naturel de l’extrémité ? Quelle nation, quelle religion, quel fantôme ne l’a pas portée – les petits enfants, les prêtres, les morts ; pourquoi le docteur, dans le grave dilemme de son alchimie, ne porterait-il pas son costume ? » Elle pensa : « Il s’habille afin d’être couché hors de lui-même qui est ainsi fait que l’amour, pour lui, ne saurait être que chose spéciale ; dans une chambre qui, rendant témoignage de son habitat, est aussi déchiquetée que l’agonie dernière. »

 

“Have you ever thought of the night?” the doctor inquired with a little irony; he was extremely put out, having expected someone else, though hisfavourite topic, and one which he talked on whenever he had a chance, was the night.

 “Yes,” said Nora, and sat down on the only chair. “I’ve thought of it, but thinking about something you know something about does not help..."

 

– Avez-vous jamais pensé à la nuit ? demanda le docteur avec une pointe d’ironie.

Il était extrêmement désappointé, ayant attendu quelqu’un d’autre, bien que son thème favori et sur lequel il discourait chaque fois qu’il en avait l’occasion fût la nuit.

– Oui, dit Nora en s’asseyant sur l’unique chaise. J’y ai pensé, mais ça ne sert à rien de penser à une chose dont on ne sait rien.

– Avez-vous jamais songé, dit le docteur, à la polarité particulière des temps et des temps ? Et du sommeil ? Du sommeil, le taureau blanc immolé ? Eh bien, moi, le docteur Matthieu-Puissant-Grain-De-Sel-Dante-O’Connor, je m’en vais vous dire comment le jour et la nuit sont reliés par leur séparation. La texture même du crépuscule est une fabuleuse reconstitution de la peur, la peur le cul à l’air et le mauvais côté en haut. Chaque jour est réfléchi et calculé, mais la nuit, elle, n’est pas préméditée. Il y a d’un côté la Bible, mais de l’autre la robe de nuit. La nuit, “Gare à cette sombre porte !”.

– J’avais coutume de penser, dit Nora, que les gens s’endormaient tout bonnement ou que, s’ils ne s’endormaient pas, ils étaient eux-mêmes, mais maintenant – elle alluma une cigarette et ses mains tremblèrent –, maintenant je vois que la nuit porte atteinte à notre identité, même lorsque nous dormons.

– Ah ! s’écria le docteur, qu’un homme se couche dans le grand lit et son “identité” ne lui appartient plus, sa “confiance” n’est plus avec lui, son “consentement” est retourné et relève d’une autre obédience. Sa détresse est sauvage et anonyme. Il dort dans une Ville de Ténèbres, membre d’une confrérie secrète. Il ne se connaît pas, ni ne connaît ses compagnons de chevauchée ; il berserque une dimension terrible et descend de sa monture, miraculeusement, au lit !

« Son cœur dégringole dans sa poitrine, ce lieu de ténèbres ! Si les uns entrent dans la nuit comme la cuiller fend l’eau facile, les autres donnent tête baissée contre une nouvelle connivence ; leurs cornes émettent une plainte sèche, comme les élytres du criquet qui vient de muer.

« Avez-vous pensé, maintenant, à la nuit d’autres temps, de pays étrangers – de Paris ? Quand les rues fourmillaient à la hauteur du fiel de choses que vous n’auriez pas faites, même par défi ? Avez-vous pensé à ce qu’il en était alors, avec les becs de faisan et les becs d’oison brimbalant sur les jarrets des galants, et de pavés nulle part, et tout ruisselant par terre sous des milles et des milles, et avec ça une puanteur qui vous prenait aux naseaux quand bien même vous étiez à vingt lieues ! Et les crieurs hurlant le prix du vin avec tant de succès que l’aube voyait de bons clercs pleins de pisse et de vinaigre, et des saignées dans les rues de traverse où quelque princesse frénétique en déshabillé de velours hurlait sous une sangsue ; pour ne rien dire des palais de Nymphenburg retentissant jusqu’à Vienne des randonnées nocturnes de feus rois qui déchargeaient leur vessie parmi la peluche, laporcelaine et la belle ébénisterie ! Non, dit-il en lui jetant un regard perçant, je vois bien que vous n’y avez jamais pensé ! Vous auriez dû, car il y a beau temps que la nuit est en route.

 

"...  She said, “I’ve never known it before—I thought I did, but it was not knowing at all.”

 “Exactly,” said the doctor. “You thought you knew, and you hadn’t even shuffled the cards—now the nights of one period are not the nights of another. Neither are the nights of one city the nights of another. Let us take Paris for an instance, and France for a fact. Ah, mon dieu! La nuit effroyable! La nuit, qui est une immense plaine, et le cœur qui est une petite extrémité! Ah, good Mother mine, Notre Dame-de-bonne-Garde! Intercede for me now, while yet I explain what I’m coming to! French nights are those which all nations seek the world over—and have you noticed that? Ask Dr. Mighty O’Connor; the reason the doctor knows everything is because he’s been everywhere at the wrong time and has now become anonymous.”

 “But,” Nora said, “I never thought of the night as a life at all—I’ve never lived it—why did she? ..."

 

– Je ne m’en étais jamais doutée, dit-elle. Je croyais la connaître, mais ce n’était pas du tout connaître.

– Exactement, dit le docteur. Vous croyiez savoir et vous n’aviez même pas battu les cartes – il faut dire que les nuits de telle période ne sont pas les nuits de telle autre période. De même que les nuits d’une ville ne sont pas les nuits d’une autre ville. Prenons Paris pour exemple et la France pour prémisse. Ah ! mon Dieu ! La nuit effroyable ! La nuit qui est une immense plaine et le cœur qui est une petite extrémité ! Ah ! Ma Bonne Mère, Notre-Dame de Bonne Garde ! Intercédez pour moi à présent, tandis que j’explique encore où je veux en venir ! Les nuits françaises sont celles que toutes les nations cherchent par le monde – avez-vous remarqué ça ? Demandez au docteur Puissant-O’Connor ; la raison pour laquelle le docteur sait tout, c’est qu’il a été partout à la mauvaise heure et qu’il est devenu anonyme.

– Mais, dit Nora, je n’avais jamais pensé à la nuit comme à une vie – je ne l’ai jamais vécue… pourquoi l’a-t-elle fait, elle ?

– Je vous parle pour l’instant des nuits françaises, reprit le docteur, et pourquoi nous entrons tous en elles. La nuit et le jour sont deux voyages, et les Français – si goinfres et si pingres qu’ils soient souvent – sont seuls à rendre témoignage de l’une et l’autre à l’aurore ; nous, nous déchirons l’une au profit de l’autre ; les Français ne font rien de tel.

« Et pourquoi cela ? Parce qu’ils pensent continuellement au jour et à la nuit comme à une seule et même chose, et qu’ils la gardent présente à l’esprit comme les moines qui répètent “Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, ayez pitié de moi !” douze mille fois, ou davantage, par vingt-quatre heures, de sorte que ça leur reste finalement dans la tête, bonne ou mauvaise, sans plus avoir à dire un mot. Courbant la taille, ils s’en vont par le monde afin de tourner autour de la Grande Énigme – comme un parent autour d’un berceau – et la Grande Énigme ne peut pas se méditer à moins que vous ne tourniez la tête de l’autre côté et ne vous mettiez à penser avec l’œil dont on a peur, à savoir de derrière la tête ; c’est celui dont nous nous servons quand nous regardons notre bien-aimée dans un lieu sombre et qu’elle met longtemps à s’en venir d’une grande distance. Nous défaillons, tant notre langue est épaisse, quand nous disons : “Je t’aime”, comme dans l’œil d’un enfant longtemps perdu se retrouve l’image contractée de cet éloignement : un enfant se rapetissant dans les griffes d’une bête qui s’en vient d’un train furieux à travers les empans de l’iris. 

 

"... We are but skin about a wind, with muscles clenched against mortality. We sleep in a long reproachful dust against ourselves. We are full to the gorge with our own names for misery. Life, the pastures in which the night feeds and prunes the cud that nourishes us to despair. Life, the permission to know death. We were created that the earth might be made sensible of her inhuman taste; and love that the body might be so dear that even the earth should roar with it. Yes, we who are full to the gorge with misery should look well around, doubting everything seen, done, spoken, precisely because we have a word for it, and not its alchemy..."

 

Nous ne sommes que du vent avec de la peau autour et des muscles crispés contre la mortalité. Nous dormons dans une longue traînée d’auto-reproches. Nous sommes pleins jusqu’au cou des noms que nous donnons nous-mêmes à la détresse. La vie : les pâturages où la nuit broute et mâchonne le fourrage qui nous nourrit pour notre désespoir. La vie : la permission de connaître la mort. Nous avons été créés afin que la terre puisse prendre conscience de son goût inhumain ; et nous aimons afin que le corps puisse être si cher que la terre elle-même en rugisse. Oui, nous qui sommes gavés jusqu’au cou de misère, nous ferions bien de regarder sérieusement autour de nous, doutant de ce qui se voit, se fait, se dit, précisément parce que nous avons un mot pour tout cela, mais pas pour son alchimie.

« Pour penser au gland, il est nécessaire de devenir l’arbre. Et l’arbre de la nuit est le plus rude à escalader, le plus rebelle à l’assaut, le plus difficultueux de branchge, le plus fébrile au toucher, et il transpire une résine et distille sur la paume une poix qui ne figurait pas dans nos calculs. Les gurus qui sont, comme vous le savez, des maîtres hindous, s’attendent à ce que vous contempliez un gland dix ans de suite, et si, au bout de ce temps-là, vous n’en savez pas plus long sur la graine, c’est que vous n’êtes pas très malin, et ce sera peut-être la seule certitude que vous emporterez avec vous, ce qui est une mélancolique considération de fin d’études – car nul ne trouve une vérité plus grande que son rein ne le lui permet. Aussi, moi, le docteur Matthieu-Puissant-O’Connor, je vous demanderai de penser à la nuit tout le long du jour et au jour tout le long de la nuit, sans quoi elle profitera de quelque relâchement du cerveau pour vous tomber dessus lourdement – comme un moteur qui calerait sur votre poitrine, bloquant ses roues contre votre cœur ; à moins que vous n’ayez ménagé pour elle une grand-route...."


Ce n'est pas par l'intrigue que progresse "Nightwood", mais en approfondissant une même vision tragique, celle de l'âme moderne, – une descente sans rédemption, au cours de laquelle l'humanité se dissout dans l'instinct et le néant : Djuna Barnes se charge ainsi la progression, chapitre par chapitre, personnage par personnage, d'un quasi naufrage organisé et magnifié par sa prose ...

Chaque chapitre semble approfondir la même nuit métaphysique, une nuit "épaisse comme une huile", "noire comme un puits" : ce n'est pas l'absence de lumière, mais une présence tangible, un fluide qui imprègne tout, mais une obscurité intérieure totale, un espace symbolique où l'âme humaine perd ses repères et abandonne progressivement toute illusion de cohérence ou de sens. Elle est marquée par plusieurs caractéristiques clés, 

- l'errance existentielle (chaque personnage erre, physiquement et psychologiquement, sans jamais parvenir à un ancrage véritable. Robin Vote incarne le cœur de cette nuit : elle ne vit pas, elle dérive sans attaches, en perpétuelle fuite devant elle-même et devant l'autre).

- la perte de toute identité (Barnes dépeint une humanité moderne incapable d’établir une identité stable. Les personnages tentent vainement de se définir à travers l’autre ou par des idéaux extérieurs (comme Felix cherchant à être noble ou Jenny s’accaparant les identités d’autrui), mais chaque tentative se solde par une dissolution accrue).

- l’instinct et l’animalité, au bout de cette nuit : l’obscurité intérieure libère une animalité brutale, notamment chez Robin, qui finit par s’exprimer dans un comportement primitif, comme lors de la scène finale où elle hurle à la manière d'un animal, révélant la dissolution totale de la rationalité.

- et l'absence de toute rédemption possible : Barnes ne propose pas de retour à la lumière. Sa vision tragique exclut toute rédemption, toute catharsis positive. La nuit métaphysique dans laquelle sombrent ses personnages n’est pas une étape vers autre chose, elle est la destination ultime, le lieu définitif de leur existence.

 

 BOW DOWN

(Inclinez-vous), nous introduit dans le monde décadent de l'aristocratie européenne à travers le personnage de Felix Volkbein, juif autrichien obsédé par la légitimité et le passé. Il symbolise la quête vaine d’une identité stable, d’une validation extérieure par l’amour ou l’appartenance sociale, la soumission aux hiérarchies sociales et aux mythes familiaux, malgré leur vacuité.

Le chapitre évoque la famille Volkbein : Guido le père et Hedvig la mère meurent peu après la naissance de leur fils, Felix. Orphelin, Felix grandit en s'efforçant d’adopter une noblesse imaginaire pour compenser son sentiment d’exclusion, notamment du fait de ses origines juives.

 

LA SOMNAMBULE

Le titre évoque la nature profonde de Robin Vote, figure énigmatique évoluant dans un état intermédiaire entre rêve et éveil, symbolisant l'inconscient en mouvement dans le monde réel. Robin incarne une errance perpétuelle (et le mystère de l'inconscient) : elle traverse la vie sans vraiment en prendre possession, à la manière d’une somnambule qui avance sans conscience claire, fascinant autant qu’elle détruit ceux qui l’approchent. Robin agit donc comme un miroir d’angoisses et de désirs pour les autres personnages, dévoilant leur fragilité intérieure : gravitent ainsi autour d'elle,  Felix Volkbein, le baron juif en quête d’identité et de noblesse (cherchant en Robin un idéal de perfection esthétique et sociale), le Dr Matthew O’Connor, médecin et confident ambigu, dont les discours métaphoriques éclairent les vérités cachées des autres personnages tout en révélant sa propre détresse existentielle; et Nora Flood, qui fait ici sa première apparition majeure, personnage profondément sensible, destinée à être marquée par Robin d’une manière irréversible : elle symbolise l’amour absolu, tragiquement sincère, dont la profondeur même causera sa perte.

C'est ainsi que, dans ce chapitre,  

- Felix rencontre Robin : Il la découvre comme un idéal esthétique mystérieux, d'abord captivé par son apparence et sa singularité quasi mystique. Il cherche en elle une reconnaissance sociale et une authenticité identitaire. Mais Robin, inaccessible et absente d’elle-même, ne lui offre que désillusion et vide.

- Robin rencontre le Dr Matthew O’Connor : le docteur devient une sorte de révélateur des vérités cachées des autres personnages. Son cabinet est un lieu symbolique, à mi-chemin entre un confessionnal et un théâtre du subconscient. Le docteur semble comprendre Robin mieux que quiconque, percevant son état de perte existentielle mais sans pouvoir y remédier.

- Nora rencontre Robin : cette rencontre amorce une passion à la fois profonde et destructrice. Nora reconnaît immédiatement en Robin un amour total, à la fois spirituel et charnel. Pourtant, la relation est dès son commencement marquée par un destin tragique, l’incapacité de Robin à appartenir réellement à quelqu’un.

 Il s'agit donc ici, pour  Djuna Barnes, d'illustrer la tragédie de l’impossibilité des relations humaines authentiques face aux désirs inconscients, aux angoisses existentielles et à la quête sans fin d’identité et de sens. Elle semble nous révéler  l’idée que l’amour véritable peut être destructeur, que la quête de soi se confond souvent avec la fuite devant soi-même, et que les figures comme Robin, flottant entre rêve et réalité, peuvent attirer autant qu'elles détruisent.

 

 NIGHT WATCH

Ce chapitre met en avant la relation de Nora et Robin après leur installation à Paris. La nuit y est présentée comme révélatrice des angoisses profondes de Nora face à l'indifférence et à l'errance affective de Robin. Nora incarne la vigilance anxieuse, l'attente douloureuse face au détachement de Robin, symbole de l'impossibilité d'une communication authentique et durable. Le titre souligne ce thème central de la surveillance émotionnelle douloureuse, la solitude affective et l'insomnie existentielle.

 

 “THE SQUATTER”

Jenny Petherbridge, nouvelle figure centrale, représente l'appropriation compulsive des vies et objets des autres. Elle incarne la prédation émotionnelle, la substitution malsaine à travers l'accumulation des souvenirs d'autrui. Veuve angoissée obsédée par l’accumulation d’objets et de souvenirs des autres, dépeinte comme une « squatter émotionnelle », elle tente de s’approprier la vie de Robin et d’occuper la place laissée par Nora, de combler un vide intérieur par la possession matérielle et sentimentale.

 

 WATCHMAN, WHAT OF THE NIGHT?

Nora rend visite au docteur en pleine nuit pour chercher des réponses : le docteur lui explique que la nuit révèle notre identité cachée, nos désirs et nos peurs. Il distingue la perception française – qui intègre nuit et jour – de l’américaine, où l’un et l’autre sont compartimentés.  Ce chapitre met en avant l’idée que la compréhension véritable ne peut surgir que dans l'obscurité et la douleur, confrontant ainsi Nora à sa propre souffrance existentielle et amoureuse.

 

C'est le chapitre le plus emblématique de "Nightwood", dominé par un long monologue halluciné et philosophique du Docteur Matthew O'Connor , personnage flamboyant, travesti et profondément mélancolique. C'est l'apogée de son rôle de narrateur secondaire et de "fou prophétique". Barnes y déploie toute la puissance de sa prose lyrique, obscure, métaphorique et chargée d'images baroques. Le langage devient incantatoire, explorant les ténèbres de l'âme, l'amour désespéré, la perte et la quête d'identité.

On y trouve en condensé les grands thèmes du roman, 

- La Nuit, comme métaphore de l'inconscient, de la marginalité, de la mort psychique et du désespoir.

- L'Amour impossible et destructeur : le Docteur analyse et incarne la souffrance de l'amour non réciproque, notamment à travers le regard de Nora Flood pour Robin Vote. Sa célèbre tirade sur l'amour comme maladie : "L'amour ? C'est la première maladie de l'âme, elle commence comme un tourment et finit comme un mal incurable... Je vous le dis, madame, il n'y a pas d'amour, il n'y a que des preuves d'amour !" 

- La Quête d'identité et la marginalité : le Docteur, en tant que travesti, homosexuel et exilé, parle depuis la marge absolue. Son monologue est une exploration vertigineuse de la non-appartenance et de la difficulté d'être soi.

- La Souffrance existentielle et la déchéance : l'atmosphère est celle d'une descente aux enfers psychologique et spirituelle.

- C'est un moment de révélation intense pour Nora (qui cherche désespérément à comprendre Robin et sa propre douleur) et le point culminant de l'éloquence tragique du Docteur avant sa propre déchéance physique plus tard dans le roman.

- Ce chapitre sera souvent cité, étudié et anthologisé comme l'exemple par excellence du style unique, de la profondeur thématique et de la puissance visionnaire de Djuna Barnes. Il a profondément marqué des générations d'écrivains et de critiques...

 

 WHERE THE TREE FALLS

On revient à la famille Volkbein : le baron Felix est préoccupé par l’éducation de son fils Guido, un enfant potentiellement déficient ou hypersensible. Le docteur et Felix confrontent leurs angoisses, - parent divorcé, peur de l’échec, de la perte -,  et discutent du poids des attentes parentales, de l'hérédité émotionnelle, et de la chute inévitable des illusions. Le titre symbolise la fatalité, le lieu où les illusions tombent et révèlent une réalité cruelle et définitive.

 

 GO DOWN, MATTHEW

Le docteur et Nora confrontent leur douleur. Matthew y exprime ses propres angoisses tout en conseillant Nora d'accepter l'inévitable chute de son amour obsessionnel. Le titre évoque la descente symbolique dans les profondeurs de la vérité personnelle, l'acceptation du désespoir comme une étape nécessaire vers une forme de libération émotionnelle. Une scène riche en métaphores sur la chute et la rédemption. Le titre évoque la descente symbolique dans les profondeurs de la vérité personnelle, l'acceptation du désespoir comme une étape nécessaire vers une forme de libération émotionnelle.

 

THE POSSESSED

Robin et Jenny sont parties pour New York : Robin se sent perdue, erre dans les gares et les églises, troublant Jenny. Robin erre de façon chaotique, culminant dans une scène mystique à la chapelle de Nora où elle exprime une animalité primitive et libératrice. Le titre évoque explicitement la possession par des forces irrationnelles, symbolisant la rupture définitive avec les conventions sociales, la descente ultime dans l'inconscient libérateur mais destructeur.

 

Les salons aristocratiques symbolisaient initialement un semblant de stabilité, un ordre social et moral, même superficiel. À mesure que la nuit progresse, ces espaces perdent toute consistance. La chapelle en ruine finale incarne alors l’effondrement ultime des structures sociales, culturelles et spirituelles. Et Barnes ne présente pas la chapelle comme un lieu de salut, mais comme un lieu où Robin révèle son être profond dans un rituel primitif, dénué de divinité ou de transcendance claire.

Ce passage traduit l’idée d'une quête spirituelle qui a échoué, où l’humain, privé de toute vérité extérieure ou intérieure, communie uniquement avec son propre vide.

Les personnages cherchaient un salut (amour, ascendance, savoir) mais la nuit les a renvoyé à leur matérialité grotesque (corps malades, désirs pervers). Robin incarne l'aboutissement : son "adoration" de la chienne dans la chapelle n'est pas un blasphème, mais un retour au pré-humain — seule la bestialité échappe à l'angoisse de l'identité...

 

La singularité de Djuna Barnes tient à plusieurs éléments essentiels ...

- Un style baroque et poétique : Barnes fusionne une prose poétique dense avec un symbolisme riche. Ses écrits se distinguent par leur lyrisme complexe, des métaphores audacieuses, et une profondeur psychologique rare pour son époque.

- Un modernisme queer avant-gardiste : Barnes est l'une des premières autrices à explorer ouvertement les thèmes LGBTQ+. Son œuvre remet constamment en cause les normes sexuelles et sociales de son époque. Elle introduit une représentation complexe de la sexualité féminine et de la fluidité du genre bien avant que ces questions ne deviennent centrales dans les débats culturels contemporains.

- Psychologie et désespoir existentiel : Barnes traduit magistralement l’angoisse existentielle, la perte de repères et la crise identitaire propres à l'entre-deux-guerres. Son univers narratif est peuplé de personnages marginaux, souvent détruits par leurs propres obsessions et incapacités à communiquer.

- Une écriture expérimentale : dans des œuvres comme "Nightwood", la narration non linéaire, fragmentée et elliptique reflète son intérêt pour les états mentaux troubles et la perception subjective de la réalité. Elle anticipe ainsi de nombreuses innovations formelles du roman contemporain.


"..  “But, what am I to do?” she said.

 “Be as the Frenchman, who puts a sou in the poorbox at night that he may have a penny to spend in the morning—he can trace himself back by his sediment, vegetable and animal, and so find himself in the odour of wine in its two travels, in and out, packed down beneath an air that has not changed its position during that strategy. 

“The American, what then? He separates the two for fear of indignities, so that the mystery is cut in every cord; the design wildcats down the charter mortalis, and you get crime. The startled bell in the stomach begins to toll, the hair moves and drags upward, and you go far away backward by the crown, your conscience belly out and shaking.

 “Our bones ache only while the flesh is on them. Stretch it as thin as the temple flesh of an ailing woman and still it serves to ache the bone and to move the bone about; and in like manner the night is a skin pulled over the head of day that the day may be in a torment. We will find no comfort until the night melts away; until the fury of the night rots out its fire.”

 “Then,” Nora said, “it means—I’ll never understand her—I’ll always be miserable—just like this.”

 “Listen! Do things look in the ten and twelve of noon as they look in the dark? Is the hand, the face, the foot, the same face and hand and foot seen by the sun? For now the hand lies in a shadow; its beauties and its deformities are in a smoke—there is a sickle of doubt across the cheek bone thrown by the hat’s brim, so there is half a face to be peered back into speculation. A leaf of darkness has fallen under the chin and lies deep upon the arches of the eyes; the eyes themselves have changed their colour. The very mother’s head you swore by in the dock is a heavier head, crowned with ponderable hair.

 “And what of the sleep of animals? The great sleep of the elephant, and the fine thin sleep of the bird?”

Nora said: “I can’t stand it, I don’t know how—I am frightened. What is it? What is it in her that is doing this?” ...."

 

"....

– Mais que dois-je faire ? dit-elle.

– Soyez comme le Français qui met un sou le soir dans le tronc des pauvres pour en avoir un à dépenser le matin – il peut suivre lui-même sa trace grâce à son résidu, végétal et animal, et se retrouver ainsi dans l’odeur du vin pendant ses deux voyages, celui du dedans et celui du dehors, tassé sous un air qui n’a pas changé de position durant cette stratégie.

« L’Américain, que fait-il ? Il sépare les deux choses par crainte d’indignité, en sorte que le mystère est tranché dans chacune de ses fibres ; l’impulsion se rue comme un chat sauvage à travers la charta mortalis et vous avez le crime. La cloche mise en branle dans le ventre commence à tinter, les cheveux s’émeuvent, s’étirent vers le haut, et vous voilà entraîné dans le lointain à reculons par la boîte crânienne, votre conscience toutes tripes dehors et secouée de tremblements.

« Nos os ne nous font mal que tant qu’ils portent de la chair. Étirez-la aussi mince qu’aux tempes d’une femme qui souffre, elle continuera à faire mal à l’os et à l’agiter de-ci de-là ; semblablement, la nuit est une peau tendue sur la tête du jour afin que le jour soit au supplice. Nous ne trouverons pas de répit que la nuit ne se dissolve ; que la fureur de la nuit ne désagrège son propre feu.

– Alors, dit Nora, cela veut dire que – je ne la comprendrai jamais – que je serai toujours misérable – tout comme maintenant ?

– Écoutez ! Est-ce que les choses ont à dix heures ou à midi le même aspect que dans le noir ? Est-ce que la main, le visage, le pied sont la même main, le même visage, le même pied qu’à la lumière du soleil ? À présent, la main repose dans une ombre ; ses beautés et ses difformités sont environnées de fumée – en travers de la pommette s’étend une faucille de doute jetée par le bord du chapeau, en sorte qu’une moitié de visage est à repêcher et à livrer à la spéculation. Une feuille de ténèbres est tombée sous le menton, une autre s’approfondit sous les arcades des yeux ; les yeux aussi ont changé de couleur. La tête même de votre mère, sur laquelle vous avez juré à la barre, est une tête plus lourde, couronnée de cheveux pondérables.

« Et que dire du sommeil des animaux ? Du grand sommeil de l’éléphant et du joli sommeil mince de l’oiseau ?

– Je ne peux pas supporter ça, dit Nora. Je ne sais pas comment – j’ai peur. Qu’est-ce, qu’est-ce donc en elle qui opère cela ?..."


"... “The dead have committed some portion of the evil of the night; sleep and love, the other. For what is not the sleeper responsible? What converse does he hold, and with whom? He lies down with his Nelly and drops off into the arms of his Gretchen. Thousands unbidden come to his bed. Yet how can one tell truth when it’s never in the company? Girls that the dreamer has not fashioned himself to want scatter their legs about him to the blows of Morpheus. So used is he to sleep that the dream that eats away its boundaries finds even what is dreamed an easier custom with the years, and at that banquet the voices blend and battle without pitch. The sleeper is the proprietor of an unknown land. He goes about another business in the dark—and we, his partners, who go to the opera, who listen to gossip of café friends, who walk along the boulevards, or sew a quiet seam, cannot afford an inch of it; because, though we would purchase it with blood, it has no counter and no till. She who stands looking down upon her who lies sleeping knows the horizontal fear, the fear unbearable. For man goes only perpendicularly against his fate. He was neither formed to know that other nor compiled of its conspiracy.

 “You beat the liver out of a goose to get a pâté; you pound the muscles of a man’s cardia to get a philosopher.”

 “Is that what I am to learn?” she asked bitterly.

 The doctor looked at her. “For the lover, it is the night into which his beloved goes,” he said, “that destroys his heart; he wakes her suddenly, only to look the hyena in the face that is her smile, as she leaves that company...."

 

 " ...Ce sont les morts qui ont commis pour une part le mal de la nuit ; le sommeil et l’amour ont fait le reste. De quoi le dormeur n’est-il pas responsable ? Quel dialogue entretient-il et avec qui ? Il couche avec sa Nelly et s’endort dans les bras de sa Gretchen. Des milliers s’en viennent dans son lit sans avoir été appelées. Mais comment discerner le vrai quand il n’est jamais de la partie ? Des filles, que le rêveur ne s’était pas mis sur le pied de vouloir, éparpillent leurs jambes autour de lui sous les coups de Morphée. Si habitué est-il au sommeil que le rêve qui en grignote les frontières finit même, avec les années, par trouver ce qui est rêvé d’accoutumance plus facile, et à ce banquet les voix s’entremêlent et bataillent en sourdine. Le dormeur est le propriétaire d’une terre inconnue. Il vaque à d’autres affaires dans le noir – et nous, ses partenaires, qui allons à l’Opéra, qui écoutons le bavardage de nos amis au café, qui nous promenons sur les boulevards ou manions une aiguille tranquille, n’avons pas les moyens d’en acquérir un pouce ; car, quand bien même nous le payerions de notre sang, elle n’a pas de guichet ni de tiroir-caisse. Celle qui regarde debout la dormeuse étendue connaît la peur horizontale, l’intolérable peur. Car l’homme ne va que perpendiculairement à la rencontre de son destin. Quant à cet autre, il n’a pas été façonné pour le connaître ni tissu de son complot.

« Vous pilez le foie d’une oie pour obtenir un pâté ; vous broyez les muscles du cardia d’un homme pour obtenir un philosophe.

– Est-ce là ce que je dois apprendre ? demanda-t-elle amèrement.

Le docteur la regarda :

– Pour l’amant, dit-il, c’est la nuit où s’enfonce sa bien-aimée qui lui délabre le cœur ; il l’éveille tout à coup, simplement pour voir sur son visage l’hyène qu’est son sourire lorsqu’elle quitte cette compagnie..."


Outre "Nightwood" (1936), son chef-d’œuvre absolu, qui nous entraîne dans la marginalité sexuelle à travers des personnages fascinants comme Robin Vote et le Dr Matthew O'Connor, elle publiera "Ryder" (1928), un roman semi-autobiographique profondément baroque et expérimental, qui nous plonge au plus profond de relations familiales dysfonctionnelles; "The Antiphon" (1958), une pièce de théâtre complexe et sombre, révélant ses luttes personnelles avec sa famille, les traumatismes et la mémoire.

La réception de Barnes a toujours été marquée par une certaine ambivalence : admirée par l’élite littéraire, mais souvent mal comprise par le grand public à son époque. Sa réputation connaît un renouveau à partir des années 1960-70, grâce à l’émergence des études féministes et LGBTQ+.

Aujourd’hui, Djuna Barnes est unanimement reconnue comme l’une des voix les plus originales et influentes du modernisme littéraire. Sa manière audacieuse de traiter des thématiques féministes et queer, son style complexe et avant-gardiste, et son exploration impitoyable des souffrances humaines font d’elle une figure majeure et singulière dans l’histoire littéraire du XXᵉ siècle. Son influence est perceptible chez des auteurs tels qu'Anaïs Nin, Jeanette Winterson, Angela Carter, et Kathy Acker.