Aldous Huxley (1894-1963), "Crome Yellow" (1921), "Antic Hay (1923), "Point Counter Point (1928)", "Brave New World" (1932), "Time Must Have a Stop" (1944), "Ape and Essence" (1948), "The Doors of Perception" (1954) - ...
Last update: 12/29/2016
"Call it the fault of civilization. God isn't compatible with machinery and scientific medicine and universal happiness. You must make your choice. Our civilization has chosen machinery and medicine and happiness." - Dans un monde parfait sans pauvreté, maladie ou tristesse, qu’est-ce qui pourrait bien manquer à la société et à chacun d'entre nous? La question et la réponse fournie par Huxley résonne encore et toujours dans nos structures mentales, souvent sans référence à un livre qui fut jadis incompris, interdit et aujourd'hui en fin de compte peu lu ...
"Brave New World" (1932) fut écrit par Aldous Huxley peu de temps après le crash de Wall Street en 1929, lorsque la Grande-Bretagne connaissait une grave dépression économique et que l’instabilité et l’autoritarisme étaient une tendance croissante en Europe. Il exprime non seulement ses préoccupations sur la façon dont la science et la technologie sont déployées, mais comment le modèle fordiste de production de masse, considéré comme un signe de progrès, était déshumanisant et aliénant.
La contre-utopie futuriste de Huxley dépeint un monde où le pouvoir d'État s'est imposé de façon si profonde et efficace à la psyché de ses citoyens que les limites de l'exploitation et de l'épanouissement semblent irrémédiablement floues.
L'idéal de stabilité sociale défendu par l'État mondial a été atteint à travers le développement de la consommation et une myriade de technologies sophistiquées dont un nouveau mode de procréation, monopole d'État, fondé sur la contraception obligatoire et faisant une vertu de la promiscuité sexuelle. En séparant le sexe des tabous et de la reproduction, on met à bas sa signification affective, ce qui permet à l'État d'éliminer les allégeances privées qui ne participent pas au renforcement de sa domination...
Pour des citoyens infantilisés, l'ordre, codifié par la consommation organisée de biens et de services, est une fin en soi. - "There was something called liberalism…Liberty to be inefficient and miserable. Freedom to be a round peg in a square hole..."
Aldous Huxley est bien plus qu'un auteur d'une seule dystopie, aussi célèbre soit-elle. Le considérer uniquement à travers "Le Meilleur des Mondes" revient à passer à côté de l'immensité de son œuvre et de sa pensée.
Issu d'une illustre famille de scientifiques et d'intellectuels, il avait une capacité unique à diagnostiquer les maux de la civilisation moderne. Des œuvres comme Contrepoint (1928) sont des critiques brillantes et cyniques de l'intelligentsia londonienne de l'entre-deux-guerres. Il y dépeint avec une ironie mordante la superficialité, les crises spirituelles et les désillusions d'une génération perdue après la Première Guerre mondiale.
Ce qui rend "Brave New World" si puissant, c'est qu'il ne s'agit pas seulement d'une critique du totalitarisme politique (comme "1984" d'Orwell), mais d'une critique du totalitarisme hédoniste et technoscientifique. Huxley a vu, avant presque tous, que le plus grand danger pour la liberté humaine ne viendrait pas nécessairement de la contrainte par la douleur, mais de la persuasion par le plaisir, de la consommation de masse et du confort.
À partir des années 30-40, Huxley s'éloigne de la pure satire pour s'engager dans une quête spirituelle et philosophique profonde. Cette période est cruciale pour comprendre toute son œuvre, La Fin et les Moyens (1937), L'Éminence Grise (1941), La Philosophie éternelle (1945) ...
Enfin, Huxley est une figure centrale dans l'introduction des substances psychédéliques dans le débat intellectuel occidental. "Les Portes de la Perception" (1954) et "Le Ciel et l'Enfer"(1956), deux essais, qui ont inspiré le nom du groupe "The Doors" (bien oubliés depuis et pourtant marqueurs d'une époque), racontent ses expériences avec la mescaline. Loin d'être un simple plaidoyer pour la drogue, il y théorise que le cerveau fonctionne comme une "vanne réductrice", filtrant la réalité pour notre survie quotidienne. Les psychédéliques, selon lui, ouvriraient temporairement cette vanne, nous permettant d'accéder à des dimensions plus vastes de la conscience. Ces livres ont eu une influence immense sur la contre-culture des années 60.
Il répondra pour terminer à sa dystopie par une dernière utopie, "L'Île" (1962), où, sur l'île fictive de Pala, Huxley imagine une société qui a su intégrer les avancées de la science et de la psychologie sans sacrifier la spiritualité, l'individualité et la profondeur humaine : les habitants utilisent une "moksha-medicine" (un psychédélique) de manière ritualisée pour approfondir leur conscience, et l'éducation vise à l'épanouissement de l'être plutôt qu'à la simple productivité. La synthèse de toute sa pensée : un humanisme spirituel qui cherche à éviter à la fois le cauchemar technocratique de Brave New World et les dérives du mysticisme obscurantiste...
Aldous Huxley (1894-1963)
Huxley, dans les années 1930, est profondément pessimiste au regard des progrès techniques et scientifiques qui envahissent progressivement la sphère
sociale, les mondes américains de Henry Ford ou socialistes de la toute jeune Union Soviétique sont rejetés dos à dos. "Brave New World" de Huxley rejoint "1984" de George Orwell, son ancien
élève à Eton. Mise en garde satirique et utopie sombre constituent les principales armes pour lutter contre une standardisation de la société de masse destructrice des rapports humains : la
science ne rend pas l'homme meilleur...
Né dans une très célèbre famille de naturalistes et de biologistes (son grand-père Thomas Henry Huxley était un biologiste célèbre, son père, Leonard
Huxley, dirigeait la Cornhill Review, son frère Julian sera le premier directeur de l'U.N.E.S.C.O. ), Aldous Huxley fait ses études à Eton, puis Oxford, lorsqu'il est frappé par une infection de
la rétine qui, comme il l'écrit, l'oblige à se tourner vers ses "ressources intérieures", pour s'orienter finalement vers la littérature. En 1915, il obtient un diplôme d'Oxford en littérature et
en philologie. Son infirmité lui a épargné d'être mobilisé et de faire la Première Guerre mondiale. Il devient rapidement célèbre dans les années 1920 avec ses romans satiriques, "Jaune de Crome"
(1921, Crome Yellow), "Marina di Vezza" (1925, Those barren leaves), "Contrepoint" (1928, Point Counter Point). Journaliste, critique musical et critique d'art, il voyage, fréquente
l'intelligentsia européenne de l'époque (le Bloomsbury Group, les surréalistes, Igor Stravinsky).
Les années 1930 le voient prendre conscience des menaces que fait peser l'alliance du pouvoir, du progrès technique et des dérives du béhaviorisme et écrit son chef d'oeuvre, "Le Meilleur des mondes" (1932, Brave New World). En 1939, il part pour Hollywood en Californie, gagne sa vie comme scénariste et s'initie à la philosophie védanta, à la méditation. Pacifiste convaincu, la citoyenneté américaine lui est refusée. Par la suite, il se plonge dans le mysticisme et les expériences hallucinatoires sous mescaline, parsemant son chemin d'essais explorant notamment une certaine vision du potentiel de l'esprit humain : "La Paix des profondeurs" (1936, Eyeless in Gaza), "La Fin et les Moyens" (1937, Ends and Means), "La Philosophie éternelle" (1945, The Perennial Philosophy), "Les Portes de la perception" (1954, The Doors of perception)...
"Jaune de Crome" (1921, Crome Yellow)
Premier roman d'Aldous Huxley, alors jeune professeur au Collège d'Eton, et satire des travers et des modes de la société cultivée de son époque, que l'on a pu voir comme une préfiguration de son célèbre "Le Meilleur des mondes".
L’un de ses élèves était George Orwell, qui considérait Huxley comme un professeur incompétent à bien des égards, mais le félicitait pour son excellente maîtrise du français. Vers la fin de la Première Guerre mondiale, Huxley travaille pour lady Ottoline Morrell au manoir Garsington, où il rencontre des membres du « Bloomsbury Group », dont Virginia Woolf, Clive Bell, Duncan Grant et John Maynard Keynes.
Crome Yellow met en scène un jeune poète, Denis Stone, à la recherche d’une reconnaissance littéraire par des écrivains plus expérimentés. Il se rend ainsi dans le manoir de Come, célèbre incubateur de talents où règnent des personnages qui s'estiment les meilleurs esprits de leur monde. Le livre est satirique et vise ceux que Huxley connaissait de son temps à Garsington Manor. Il crée ainsi une foule de personnages amusants et ridicules qui caractérisent l’obsession de soi de la scène littéraire de l’époque, comme Priscilla Wimbush, qui est une représentation évidente de Lady Ottoline Morrell.
CHAPTER IV.
"Denis woke up next morning to find the sun shining, the sky serene. He decided to wear white flannel trousers—white flannel trousers and a black jacket, with a silk shirt and his new peach-coloured tie. And what shoes? White was the obvious choice, but there was something rather pleasing about the notion of black patent leather. He lay in bed for several minutes considering the problem.
Before he went down—patent leather was his final choice—he looked at himself critically in the glass. His hair might have been more golden, he reflected. As it was, its yellowness had the hint of a greenish tinge in it. But his forehead was good. His forehead made up in height what his chin lacked in prominence. His nose might have been longer, but it would pass. His eyes might have been blue and not green. But his coat was very well cut and, discreetly padded, made him seem robuster than he actually was. His legs, in their white casing, were long and elegant. Satisfied, he descended the stairs. Most of the party had already finished their breakfast. He found himself alone with Jenny.
- “I hope you slept well,” he said.
- “Yes, isn’t it lovely?” Jenny replied, giving two rapid little nods. “But we had such awful thunderstorms last week.”
Parallel straight lines, Denis reflected, meet only at infinity. He might talk for ever of care-charmer sleep and she of meteorology till the end of time. Did one ever establish contact with anyone? We are all parallel straight lines. Jenny was only a little more parallel than most.
- “They are very alarming, these thunderstorms,” he said, helping himself to porridge. “Don’t you think so? Or are you above being frightened?”
- “No. I always go to bed in a storm. One is so much safer lying down.”
- “Why?”
- “Because,” said Jenny, making a descriptive gesture, “because lightning goes downwards and not flat ways. When you’re lying down you’re out of the current.”
- “That’s very ingenious.”
- “It’s true.”
There was a silence. Denis finished his porridge and helped himself to bacon. For lack of anything better to say, and because Mr. Scogan’s absurd phrase was for some reason running in his head, he turned to Jenny and asked:
- “Do you consider yourself a femme superieure?” He had to repeat the question several times before Jenny got the hang of it.
- “No,” she said, rather indignantly, when at last she heard what Denis was saying. “Certainly not. Has anyone been suggesting that I am?”
- “No,” said Denis. “Mr. Scogan told Mary she was one.”
- “Did he?” Jenny lowered her voice. “Shall I tell you what I think of that man? I think he’s slightly sinister.”
Having made this pronouncement, she entered the ivory tower of her deafness and closed the door. Denis could not induce her to say anything more, could not induce her even to listen. She just smiled at him, smiled and occasionally nodded.
Denis went out on to the terrace to smoke his after-breakfast pipe and to read his morning paper. An hour later, when Anne came down, she found him still reading. By this time he had got to the Court Circular and the Forthcoming Weddings. He got up to meet her as she approached, a Hamadryad in white muslin, across the grass.
- “Why, Denis,” she exclaimed, “you look perfectly sweet in your white trousers.”
Denis was dreadfully taken aback. There was no possible retort. - “You speak as though I were a child in a new frock,” he said, with a show of irritation.
- “But that’s how I feel about you, Denis dear.”
- “Then you oughtn’t to.”
- “But I can’t help it. I’m so much older than you.”
- “I like that,” he said. “Four years older.”
- “And if you do look perfectly sweet in your white trousers, why shouldn’t I say so? And why did you put them on, if you didn’t think you were going to look sweet in them?”
- “Let’s go into the garden,” said Denis. He was put out; the conversation had taken such a preposterous and unexpected turn.
He had planned a very different opening, in which he was to lead off with, “You look adorable this morning,” or something of the kind, and she was to answer, “Do I?” and then there was to be a pregnant silence. And now she had got in first with the trousers. It was provoking; his pride was hurt..."
"Denis se réveilla le lendemain matin pour constater que le soleil brillait et que le ciel était serein. Il résolut de mettre son pantalon de flanelle blanche - un pantalon de flanelle blanche et un veston noir, avec une chemise de soie et sa nouvelle cravate couleur pêche. Et quelles chaussures ? Le blanc était le choix évident, mais l'idée de souliers vernis noirs avait quelque chose d'assez agréable. Il demeura au lit plusieurs minutes pour réfléchir à ce problème.
Avant de descendre - il avait fini par fixer son choix sur les vernis noirs - il se regarda dans la glace, pour porter sur lui-même un jugement de critique. Ses cheveux auraient pu être plus dorés, se dit-il. Tels qu'ils étaient, leur jaune avait un soupçon de teinte verdâtre. Mais son front était bien. Son front compensait, par la hauteur, le manque de saillie de son menton. Son nez eût pu être plus long, mais il pouvait passer. Ses yeux auraient pu être bleus, et non verts. Mais son veston était très bien coupé et, discrètement rembourré, le faisait paraître plus robuste qu'il ne l`était effectivement. Ses jambes, dans leur gaine blanche, étaient longues et élégantes. Satisfait, il descendait l'escalier. La plupart des membres de la compagnie avaient déjà terminé leur déjeuner. Il se trouva seul avec Jenny.
- J 'espère que vous avez bien dormi, dit-il.
- Qui, n'est-ce pas qu'il fait beau ? répondit Jenny, donnant deux petites saccades rapides de la tête. Mais nous avons eu des orages si épouvantables la semaine dernière.
Les droites parallèles, songea Denis, ne se rencontrent qu'à l'infini. Il pourrait bien parler à tout jamais du sommeil, charmeur de soucis, et elle, de météorologie, jusqu'à la fin des temps. Etablit-on jamais un contact avec n'importe qui ? Nous sommes tous des droites parallèles. Jenny était simplement un peu plus parallèle que la plupart d'entre nous
- Ils sont fort alarmants, ces orages, dit-il, se servant de porridge. Vous ne trouvez pas ? Ou bien êtes-vous au-dessus de la peur ?
- Non. Je vais toujours me coucher, quand il y a un orage. On est beaucoup plus en sécurité, étendu.
- Pourquoi ?
- Parce que, dit Jenny, faisant un geste descriptif,- parce que la foudre va de haut en bas, et non à plat, Quand on est étendu, on est en dehors du courant.
- Ça, c'est très ingénieux.
- C'est vrai.
Il y eut un silence. Denis acheva son porridge et se servit de bacon. A défaut de rien de mieux à dire, et parce que la locution absurde de Mr. Scogan lui trottait pour quelque raison par la tête, il se retourna vers Jenny et lui demanda :
- Est-ce que vous vous considérez comme une femme supérieure ?
Il lui fallut répéter plusieurs fois sa question avant que Jenny en perçût la signification.
- Non, dit-elle, d'un ton plutôt indigné, lorsqu'elle entendit enfin ce que disait Denis. Certainement non. Quelqu'un a-t-il hasardé que je le suis ?
- Non, dit Denis. Mr. Scogan a dit à Mary qu'elle en était une.
- Vraiment ?
Jenny baíssa la voix.
- Voulez-vous que je vous dise ce que je pense de cet homme-là ? Je le trouve légèrement sinistre.
Ayant fait cette déclaration, elle entra dans la tour d'ivoire de sa surdité et en ferma la porte. Denis ne put l'amener à parler davantage, il ne put même pas l'inciter à écouter. Elle se contenta de lui sourire - de sourire, et de branler la tête de temps à autre.
Denis sortit sur la terrasse pour fumer sa pipe d'après-déjeuner et lire son journal du matin. Une heure plus tard, quand Anne descendit, elle le trouva encore en train de lire. Il était alors parvenu à la "Gazette de la Cour" et aux "Mariages Annonces". Il se leva pour aller au-devant d'elle, tandis qu'elle s'approchait, Hamadryade en mousseline blanche, sur le gazon.
- Oh ! Denis, s'écria-t-elle, vous avez l'air véritablement charmant, avec votre pantalon blanc.
Denis fut affreusement déconcerté. Il n'y avait pas de réplique possible.
- Vous parlez comme si j'étais un enfant vêtu d'une robe neuve, dit-il, manifestant quelque irritation.
- Mais c'est bien là ce que j'éprouve à votre sujet, mon petit Denis.
- Alors, il ne faudrait pas.
- Mais je n'y peux rien. Je suis tellement plus vieille que vous !
- Voilà qui me plaît ! dit-il. Vous avez quatre ans de plus.
- Et si vous avez véritablement l'air charmant, avec votre pantalon blanc, pourquoi ne le dirais-je pas ? Et pourquoi l'avez-vous mis, si vous ne pensiez pas que vous auriez l'air charmant en le portant ?
-- Allons au jardin, dit Denis.
Il était contrarié; la conversation avait pris un tour tellement, invraisemblable et inattendu. Il avait projeté une entrée en matière bien différente, dans laquelle il devait débuter par un: "Vous avez l'air adorable, ce matin" ou quelque chose de ce genre; et elle devait répondre : "C'est vrai ?" après quoi il devait y avoir un silence riche de possibilités. Et voilà maintenant qu'elle lui avait coupé l'herbe sous le pied, avec son pantalon blanc. C'était agaçant; son orgueil était mortifié..."
"Cercle vicieux" (Antic Hay, 1923)
Suivant de très près la satire de "Jaune de chrome" et le recueil de nouvelles "Dépouilles mortelles" (Mortal Coils, 1922), ce second roman se rattache à la première période de Huxley, celle de ses observations critiques de la haute société anglaise. La scène se passe dans les années qui suivirent la Première Guerre mondiale. Le cadre est celui de la bohème londonienne. Les personnages sont - comme ils tendront à le demeurer jusqu'à "Contrepoínt" -, des intellectuels à la dérive, des artistes qui font des expériences sans y croire, des femmes du monde qui tentent d'oublier dans une vie de plaisir la vie ou les déboires de leurs relations amoureuses. Dégagés des soucis de l'existence quotidienne, ils n'ont rien de mieux à faire que de poursuivre d'interminables discussions, si bien que le roman a pu paraître, à sa manière, une parodie des dialogues platoniciens. L'auteur prend ses modèles parmi ses contemporains, comme Wyndham Lewis, fondateurs du mouvement vorticiste, ou Phillip Heseltine, et les transforme en caricatures - Coleman, Shearwater ou Mr. Boldero. Par rapport à "Jaune de chrome", le roman marque un progrès dans l'écriture, dans le brillant, mais aussi dans le pessimisme et le sérieux qui vont assombrir "Marina di Vezza" (1925). Théodore Gumbril, l'homme de bonne volonté et de bonne humeur, préfigure non seulement Irène Aldwinkle, mais surtout Mark Rampion qui sera, dans "Contrepoínt", le porte-parole du philosophe Huxley....
"Marina Di Vezza" (Those Barren Leaves, 1925)
Premier en date des romans anglo-italiens du siècle, et des nombreuses œuvres du même genre qui seront publiées après la Seconde Guerre mondiale, mais peu ont égalé n`ont jamais égalé ce roman à l'ironie débordante et dont l`action n`est qu`érotisme et villégiature. L'auteur nous présente des personnages de l'aristocratie et de l'intelligentsia britanniques qui parlent plus qu`ils n`agissent. Le titre anglais s`applique aux invités réunis par Mrs. Aldwinkle dans sa ville italienne. L'obsession de l`hôtesse est de saisir l`instant qui passe et d`en extraire tout le suc de la vie. Aussi chasse-t-elle le lion, parle-t-elle sans cesse d'amour et porte-t-elle aux liaisons de ses amis un intérêt qui traduit sa soif personnelle et pathétique de romanesque. Par snobisme ou par complexe, elle professe pour les artistes et leurs œuvres une admiration débordante et oblige sa nièce aux doigts de fée à peindre et à écrire des poèmes. Cette dernière sert de point de rencontre entre les différents invités : pour elle le jeune lord Howenden oublie son désir d`aider la démocratie qui lui avait fait accompagner à Rome le leader du parti travailliste qu'il admire. C'est par rapport à sa santé morale et à son innocence que va se définir Mary Thirplow, une intrigante dure et astucieuse qui joue les ingénues à l`arrivée de Mr. Calamy, le jeune premier, afin d'en faire son amant. Quant à Mr. Cardan, ancien amant de l'hôtesse et parasite sans honte, il tente d'épouser une héritière idiote pour assurer ses vieux jours, mais celle-ci, dans l`un des épisodes les plus comiques du roman, lui meurt entre les doigts. L`ironie de l`auteur épargnera le jeune poète Francis Chelifer, que les flots apportent un jour sur la plage, victime d'un accident, à Mrs. Aldwinkle. Ces circonstances romantiques la font-elle s'enamourer du jeune homme? Elle le poursuit de ses assiduités, tandis qu'il lui échappe, en chair et en esprit ; le souvenir de ses anciennes amours lui donne la force de quitter Marina di Vezza pour retourner diriger outre-Manche sa Gazette de l'amateur des lapins. Fuite du poète, retraite dans l`isolement d'une chaumière de Mr. Calamy, quête éperdue du bonheur dans l'instant de l'hôtesse quadragénaire... Reste le d`Irène, confidente de sa tante, qu'elle domine sans cesse; vraie jeune fille moderne, elle a lu Freud et les traités de sexualité, mais garde son bon sens et son innocence sans la moindre fausse pudeur...
"Deux ou trois grâces" (1926, Two or Three Graces")
Marcel Proust avait été frappé par les premières oeuvres d'Aldous Huxley, dont "Deux ou trois grâces", suivi de "Semaine anglaise" (Half Holiday), "Le monocle" (The Monocle), " La bonne marraine" (Fairy Godmother), qui s'attache, non sans ironie ou scepticisme, à prendre quelque distance avec les moeurs du temps, période qui s'achève avec son célèbre "Contrepoint'.
Half-Holiday
"IT WAS Saturday afternoon and fine. In the hazy spring sunlight London was beautiful, like a city of the imagination. The lights were golden, the shadows blue and violet. Incorrigibly hopeful, the sooty trees in the Park were breaking into leaf; and the new green was unbelievably fresh and light and aerial, as though the tiny leaves had been cut out of the central emerald stripe of a rainbow. The miracle, to all who walked in the Park that afternoon, was manifest. What had been dead now lived; soot was budding into rainbow green. Yes, it was manifest. And, moreover, those who perceived this thaumaturgical change from death to life were themselves changed. There was something contagious about the vernal miracle. Loving inore, the loitering couples under the trees were happier or much more acutely miserable. Stout men took off their hats and, while the sun kissed their bald heads, made good resolutions about whisky, about the pretty typist at the office, about early rising. Accosted by spring-intoxicated boys, young girls consented, in the teeth of all their upbringing and their alarm, to go for walks. Middle-aged gentlemen, strolling homeward through the Park, suddenly felt their crusted, business-grimy hearts burgeoning, like these trees, with kindness and generosity. They thought of their wives, thought of them with a sudden gush of affection, in spite of twenty years of marriage. "Must stop on the way back" they said to themselves, "and buy the missus a little present." What should it be? A box of candied fruits? She liked candied fruits. Or a pot of azaleas? Or ... And then they remembered that it was Saturday afternoon. The shops would all be shut. And probably, they thought, sighing, the missus's heart would also be shut; for the missus had not walked under the budding trees. Such is life, they reflected, looking sadly at the boats on the glittering Serpentine, at the playing children, at the lovers sitting, hand in hand, on the green grass. Such is life; when the heart is open, the shops are generally shut. But they resolved nevertheless to try, in future, to control their tempers....
On Peter Brett, as on everyone else who came within their range of influence, this bright spring sunlight and the new-budded trees profoundly worked. They made him feel, all at once, more lonely, more heartbroken than he had ever felt before. By contrast with the brightness round him, his soul seemed darker. The trees had broken into leaf; but he remained dead. The lovers walked in couples; he walked alone. In spite of the spring, in spite of the sunshine, in spite of the fact that today was saturday and that tomorrow would be Sunday or rather because of all these things which should have made him happy and which did make other people happy he loitered through the miracle of Hyde Park feeling deeply miserable.
As usual, he turned for comfort to his imagination. For example, a lovely young creature would slip on a loose stone just in front of him and twist her ankle. Grown larger than life and handsomer, Peter would rush forward to administer first aid. He would take her in a taxi (for which he had money to pay) to her home in Grosvenor Square. She turned out to be a peer's daughter. They loved each other. . . .
Or else he rescued a child that had fallen into the Round Pond and so earned the eternal gratitude, and more than the gratitude, of its rich young widowed mother. Yes, widowed; Peter always definitely specified her widowhood. His intentions were strictly honorable. He was still very young and had been well brought up.
Or else there was no preliminary accident. He just saw a young girl sitting on a bench by herself, looking very lonely and sad...."
"C'était un samedi-après-midi, et il faisait beau. Sous le soleil printanier qui suspendait dans l'air sa gaze, Londres avait la beauté d'une ville qu'on imagine en rêve. Les lumières étaient dorées, les ombres, bleues et violettes. Incorrigiblement pleins d'espoir, les arbres couverts de suie de Hyde Park laissaient percer leurs feuilles, et le vert tout neuf était incroyablement frais, aérien, comme si les feuilles toutes menues avaient été découpées dans la bande centrale, smaragdine, d'un
arc-en-ciel. Le miracle était manifeste à tous ceux qui se promenaient dans le Parc cet après-midi-là. Ce qui avait été mort vivait, à présent ; la suie bourgeonnait en vert arc-en-ciel. Oui il était manifeste. Et, en outre, ceux qui percevaient cette transformation thaumaturgique de la mort en vie étaient eux-mêmes transformés. Le miracle vernal avait quelque chose de contagieux. Ressentant plus d'amour, les couples qui flânaient sous les arbres étaient plus heureux, - ou pleins d'une misère bien plus cuisante. Des hommes corpulents ôtaient leur chapeau, et tandis que le soleil baisait leur crâne chauve, prenaient de bonnes résolutions, - relatives au whisky, à la jolie dactylo du bureau, à l'heure matinale à laquelle il est bon de se lever. Accostées par des jouvenceaux grisés de printemps, des jeunes filles consentaient, narguant toute leur éducation et leurs alarmes, à aller se promener. Des messieurs sur le retour, rentrant sans hâte chez eux en prenant par le Parc, sentaient soudain leur cœur durci, encrassé par les "affaires", bourgeonner, comme les arbres, en bonté, en générosité. Ils pensaient à leur femme, ils y pensaient avec un débordement soudain d'affection, malgré vingt ans de mariage. "Faudra m'arrêter un instant avant de rentrer, se disaient-ils, pour acheter un petit cadeau à la bourgeoise." Que serait-il, ce cadeau ? Une boîte de fruits confits? Elle aimait les fruits confits. Ou bien un pot d'azalées? Ou bien... Et puis ils se souvenaient que
c'était samedi après-midi. Les magasins seraient fermés. Et probablement, songeaient-ils en soupirant, le cœur de la bourgeoise serait fermé, lui aussi; car la bourgeoise ne s'était pas promenée, elle, sous les arbres bourgeonnants. Ainsi va la vie, songeaient-ils, contemplant avec tristesse les anots sur la Serpentine étincelante, les enfants s'ébattant, les amoureux assis, la main dans la main, sur le gazon vert. Ainsi va la vie; quand le cœur est ouvert, les magasins sont généralement fermés. Mais ils prenaient néanmoins la résolution de maitriser leur mauvaise humeur à l'avenir.
Sur Peter Brett comme sur tous les autres gens qui passaient dans leur rayon d'influence, ce beau soleil printanier et les arbres aux frais bourgeons, agissaient intensément. Ils lui donnèrent tout à coup plus douloureusement que jamais conscience de sa solitude, de son désespoir. Par contraste avec toutes les choses brillantes qui l'entouraient, son âme paraissait plus sombre. Les arbres avaient épanoui leurs feuilles; mais il restait mort, lui. Les amoureux se promenaient par couples; lui, il allait seul. En dépit du printemps, en dépit du soleil, en dépit du fait que c'était aujourd'hui samedi et que ce serait demain dimanche, - ou plutôt, à cause de toutes ces choses qui auraient dû le rendre heureux et rendaient effectivement heureux les autres gens, - il flânait par le miracle printanier de Hyde Park
avec une sensation de misère profonde.
Comme d'habitude, il eut recours, pour trouver un réconfort, à son imagination. Par exemple, une jeune femme ravissante trébucherait sur une pierre branlante, juste devant lui, et se tordrait la cheville. Devenu plus grand que nature, et plus beau, Peter se précipiterait pour lui prodiguer les premiers secours. Il la ramènerait en taxi (il avait de quoi le payer) chez elle - à Grosvenor Square. Elle se révélait être la fille d'un pair d'Angleterre. Ils s'aimaient...
Ou bien il sauvait un enfant qui était tombé dans la pièce d'eau circulaire, et méritait ainsi la gratitude - et bien plus que la gratitude - de la mère, une jeune veuve riche. Oui, veuve. Peter spécifiait toujours expressément cette qualité. Ses intentions n'avaient rien que de strictement honnête. Il était encore très jeune, et avait été élevé avec soin.
Ou bien, il n'y avait pas d'accident préliminaire. Il le contentait de voir une jeune fille assise toute seule sur un banc, l'air fort solitaire et triste..."
"Contrepoint" (1928, Point Counter Point)
Considéré comme l'une des oeuvres les plus caractéristiques de l'esprit de la génération de 1930, Huxley utilise la technique des points de vue multiples et de l'interférence du spirituel et du physiologique, pour s'opposer à cette désespérante dépression de la haute bourgeoisie qui n'offre de l'existence que vacuité. D'où une imbrication de parcours et d''histoires individuelles, dont l'auteur lui-même : l'écrivain Philip Quarles, époux d'Elinor, la fille de John Bidlake, par trop cérébral; Walter Bidlake, critique littéraire londonien, qui mène une existence vide et a trouvé dans sa maîtresse, Marjorie Carling, une femme mariée dont le mari refuse de divorcer, une seconde épouse au charme rapidement épuisé : et le voici tombant éperdument amoureux de la provocante et indépendante Lucy Tantamount; John Bidlake, le père de Walter, est quant à lui un peintre, artiste et amant à succès, qui ne peut se résoudre à sa maladie; Mark Rampion, peintre et écrivain bohème, semble être le seul personnage à avoir su harmoniser les différentes composantes de sa vie; Maurice Spandrell est l'archétype de l'intellectuel désœuvré et désabusé dont le remariage de sa mère a inspiré un dégoût absolu de l'existence, autant de personnages pour un roman qui est aussi un roman à clés, chacun des protagonistes étant inspirés par des contemporains d'Aldous Huxley, D.H.Lawrence (1885-1930), Augustus John (1868-1961), Nancy Cunard (1896-1965), John Middleton Murry (1889-1957), mais aussi Baudelaire...
(XVII) "Il pleuvait depuis plusieurs jours. Il semblait à Spandrell que les champignons et la moisissure sporulaient jusque sur son âme. Il restait au lit, ou dans sa chambre triste, ou s'appuyait au comptoir d'un café, sentant en lui la poussée visqueuse, l'observant de ses yeux intérieurs.
- Ah! si seulement tu voulais faire quelque chose! avait si souvent imploré sa mère... Quelque chose, - n'importe quoi!
Et tous ses amis en avaient dit autant, - l'avaient dit depuis des années. Mais lui, - il crèverait plutôt que de faire quoi que ce soit. Travailler, - l'évangile du travail, la sainteté du travail, "laborare est orare", - c'était de la fichaise et de l'ineptie. "Le travail! avait-il dit un jour, dans un éclat de dédain contre les reproches raisonnables de Philip Quarles,- le travail n'est pas plus respectable que l'alcool, et il sert exactement au même usage : il distrait simplement l'esprit, il permet à un homme d'oublier. Le travail est une drogue, rien de plus. Il est humiliant que les hommes ne puissent vivre sans drogues, sobrement; il est humiliant qu'ils n'aient pas le courage de voir le monde et de se voir eux-mêmes tels qu'ils sont réellement. Ils ont besoin de s'intoxiquer de travail. C'est idiot. L'évangile du travail est tout bonnement un évangile de bêtise et de frousse. Il se peut que travailler ce soit prier; mais c'est aussi se cacher la tête dans le sable, c'est aussi faire tellement de bruit et de poussière qu'on ne puisse plus s'entendre parler ou voir sa main devant sa figure. C'est se cacher de soi-même. Rien d'étonnant à ce que les Fayol et les grands hommes d'affaires soient si enthousiastes de travail. Le travail leur procure l'illusion réconfortante d'exister, voire même d'être importants. S'ils s'arrêtaient de travailler, ils s'apercevraient que, tout bonnement, ils n'existent pas, - la plupart d'entre eux. Ils ne sont que des trous dans l'air, rien de plus. Des trous avec, peut-être bien, une odeur désagréable.
La plupart des âmes à la Fayol doivent avoir une assez sale odeur, à mon avis. Rien d'étonnant à ce ,qu'ils n'osent pas s'arrêter de travailler. Ils risqueraient de découvrir ce qu'en réalité ils sont, ou plutôt ne sont pas. C'est un risque qu'ils n'ont pas le courage de
courir."
- Et vous, qu'est-ce que votre courage vous a permis de découvrir sur vous-même? demanda Philip Quarles.
Spandrell ricana un peu mélodramatiquement.
- Il m'a fallu du courage, dit-il, pour continuer à regarder ce que j'avais découvert. Si je n'avais pas été si brave, je me serais adonné depuis longtemps au travail ou à la morphine.
Spandrlell dramatisait quelque peu, il faisait paraître sa conduite un peu plus rationnelle et plus romanesque qu'elle ne l'était réellement. S'il ne faisait rien, c'était par paresse habituelle aussi bien que par principe d'une morale perverse et à l'envers. La paresse avait même précédé le principe et en était la racine. Spandrell n'aurait jamais découvert que le travail est un opiat pernicieux, s'il n'avait pas été atteint d'une paresse incoercible à la quelle il fallait trouver une raison et une excuse. Mais qu'il lui fallût un certain courage pour ne rien faire, c'était exact; car il restait oisif en dépit des ravages de l'ennui chronique qui savait devenir, à des moments tels que celui-ci, presque insupportablement aigu. Mais l'habitude de la paresse était si profondément invétérée chez lui qu'il lui eût fallu, pour la vaincre, plus de courage que pour supporter les affres de l'ennui auxquelles elle donnait lieu. L'orgueil avait renforcé sa paresse native, - l'orgueil d'un homme capable, mais pas tout à fait assez capable, d'un admirateur de grandes choses qui se rend compte de l'insuffisance de son talent pour faire œuvre originale et ne veut pas s'humilier par ce qu'il sait devoir être une tentative infructueuse de création, ni en s'abaissant, quelque bien qu'il puisse y réussir, à quelque tâche plus facile.
- C'est très joli que vous soyez là à me parler de travailler, avait-il dit à Philip. Mais vous, vous savez faire quelque chose - moi je ne sais rien. Qu'est-ce que vous voulez que je fasse? Que je me mette employé de banque? Commis voyageur?
- Il y a d'autres professions, dit Philip. Et puisque vous avez quelques ressources, il y a toutes les carrières savantes, toute l'histoire naturelle....
- Ah! vous voulez me voir collectionner des fourmis, c'est ça? Ou écrire des thèses sur l'emploi du savon chez les Angevins? ... Le bon vieil oncle Anselme avec son vieux dada, quoi? .. Non, si je ne suis bon à rien, j'aime encore mieux l'être franchement. Je ne veux pas me déguiser en homme de savoir. Je ne veux pas être le représentant d'un dada. Je veux être ce que la nature a fait de moi, - un bon à rien.
Depuis le second mariage de sa mère, Spandrell s'était mis perversement à tourner toute chose au pis, à choisir la plus mauvaise voie, à encourager froidement ses pires tendances. C'est avec la débauche qu'il distrayait ses loisirs illimités. Ainsi, il se vengeait d'elle, et de lui-même aussi, d'avoir été si stupidement heureux et sage. Il agissait ainsi par dépit envers elle, par dépit envers lui-même, par dépit envers Dieu. Il espérait qu'il y aurait un enfer où il pourrait aller, et regrettait d'être incapable de croire à son existence. Enfin, qu'il y eût ou non un enfer, il était agréable, il était même excitant, en ces jours de jeunesse, de savoir qu'on faisait quelque chose de mal, de coupable. Mais il y a dans la débauche quelque chose de si intrinsèquement terne, quelque chose de si absolument et désespérément triste, que seuls les êtres les plus rares, doué d'une intelligence bien inférieure à la moyenne et d'une intensité d'appétit de beaucoup supérieure, peuvent continuer à goûter activement la poursuite régulière du vice, ou continuer activement à croire à son immoralité. La plupart des débauchés par habitude sont débauchés non pas parce qu'ils apprécient la débauche, mais parce qu'ils se sentent mal à l'aise lorsqu'ils en sont privés. L'habitude transforme les jouissances exquises en nécessités ternes et quotidiennes. L'homme qui a acquis l'habitude des femmes ou du genièvre, de fumer l'opium ou de subir la flagellation, éprouve autant de difficulté à se passer de son vice que de vivre sans pain ni eau, bien même la pratique du vice a pu devenir, en soi, aussi peu excitante que le fait de manger une croûte de pain ou de boire un verre au robinet de la cuisine. L'habitude est aussi fatale au sentiment de l'accomplissement du mal qu'à celui de la jouissance active. Au bout de quelques années, le Juif sceptique ou converti, l'Indou occidentalisé, mangent leur porc ou leur bœuf avec une sérénité d'âme qui semble, à leurs frères encore croyants, brutalement cynique. Il en est de même du débauche par habitude. Les actes qui, au début, semblent passionnants dans l'absolu de leur mal, deviennent, au bout d'un certain nombre de répétitions, moralement neutres. Un tantinet dégoûtants, peut-être; car la pratique de la plupart des vices est suivie de réactions physiologiques déprimantes; mais ce n'est plus pervers parce que trop ordinaire. Il est difficile à une routine de donner l'impression du mal.
Privé peu à peu par l'habitude et de sa jouissance active et de son sentiment actif de faire le mal (qui avait toujours constitué une partie de son plaisir), Spandrell s'était réfugié avec une sorte de désespoir dans les raffinements du vice. Mais les raffinements du vice ne produisent pas de raffinements correspondants dans les sensations. C'est le contraire qui se produit, en fait : plus le vice est raffiné dans son extravagance recherchée, plus il est anormal et rare, plus la pratique en devient terne et désespérément vide d'émotion. L'imagination peut s'ingénier à concevoir les variations les plus improbables sur le thème sexuel normal; mais le résultat, au point de vue des émotions, de toutes les variétés d'orgies, est toujours le même - une sensation morne d'humiliation et de bassesse. Il y a bien des gens, il est vrai (et ce sont généralement les plus intellectuellement civilisés, raffinés et avertis qui ont le goût de ce qui est bas, et recherchent avidement leur propre abaissement parmi les multiples orgies, les prostitutions masochiques, les accouplements accidentels et presque bestiaux avec des étrangers, les relations sexuelles avec des individus grossiers et sans éducation de classe inférieure. L'excès de raffinement intellectuel et esthétique s'achète assez chèrement aux dépens de quelque étrange dégénérescence émotive, et le Chinois parfaitement civilisé, avec son amour de l'art et son amour de la cruauté, souffre d'une autre forme de cette même maladie qui donne à l'esthète moderne parfaitement civilisé son goût pour les soldats de la garde et pour les apaches, pour les promiscuités et les violences humiliantes. "Haut du cerveau, bas des reins", - c'est ainsi que Rampion avait un jour résumé la chose aux oreilles de Spandrell. "Et plus l'un est élevé, plus les autres sont bas." Sandrell, quant à lui, n'avait nul goût l'humiliation. Les résultats, au point de vue de l'émotion, de tous les raffinements possibles du vice, lui paraissaient uniformément ternes. Séparées de toute émotion significative, fût-elle d'approbation ou de remords, les simples sensations d'agitation ou de plaisir physique étaient insipides. La corruption de la jeunesse était la seule forme de la débauche qui lui donnât maintenant quelque émotion active. Spandrell était inspiré, comme Rampion l'avait deviné, par cette curieuse haine vengeresse du sexe, consécutive au choc subi lors du second mariage de sa mère, choc qui s'était superposé, à une période délicate de l'adolescence, à l'éducation bourgeoise normale de raffinement et de retenue convenant à un gentleman : il éprouvait encore une satisfaction spéciale à infliger ce qu'il considérait comme l'humiliation du plaisir sensuel aux sœurs innocentes de ces femmes trop aimées et, partant, trop détestées qui avaient été pour lui la personnification de l'instinct qu'il il se vengeait,- non pas (comme les ascètes et les puritains) en mortifiant la chair détestée des femmes, mais en lui apprenant un assouvissement qu'il considérait lui-même comme une chose mauvaise; en l'attirant et la caressant pour la faire entrer en rébellion de plus en plus complète et triomphante contre l'âme consciente. Et le stade final de sa vengeance consistait à insinuer peu à peu dans l'esprit de sa victime le mal et la bassesse fondamentaux des délices qu'il lui avait lui-même appris à éprouver. La pauvre petite Harriet était la seule innocente sur qui, jusque-là, il avait pu exécuter la totalité de son programme. il n'était jamais allé si loin avec celles qui l'avaient précédée, et elle n'avait encore été suivie d'aucune autre. Séduite par le procédé qu'il avait détaillé aux Rampion, Harriet l'avait adoré et s'était crue adorée. Et elle avait presque raison, car Spandrell avait effectivement de l'affection pour elle, même lorsqu'il faisait délibérément d'elle sa victime. La profanation de ses propres sentiments, ainsi que de ceux d'Harriet, donnait à l'ensemble du procédé le piment supplémentaire de la perversité.
Patiemment, avec le tact, la douceur, la compréhension de l'amant le plus délicat, le plus exquisément sympathique, il calma ses terreurs de vierge et fondit peu à peu sa froideur de jeunesse, fit tomber les barrières qu'avait élevées son éducation, - mais seulement pour imposer à son inexpérience l'acceptation ingénue des lubricités les plus fantastiques. La voir les accepter comme des signes ordinaires d'affection était déjà, pour l'ascète inverse qu'il y avait en Spandrell, une admirable vengeance qu'il tirait d'elle pour la punir d'être femme. Mais cela n'était pas suffisant; il se mit à simuler des scrupules, à se dérober avec un air de détresse à ses ardeurs, ou, s'il les acceptait, à les accepter passivement, comme si elle lui faisait subir un outrage, voire un viol. Harriet devint tout à coup inquiète et embarrassée, elle eut honte, comme il arrive toujours à une personne sensible dont les ardeurs ne trouvent pas d'écho; et tout à coup, en même temps, elle se trouva un peu grotesque, semblable à un acteur qui a joué avec un groupe de camarades et qui, lorsqu'ils s'écartent, s'aperçoit soudain qu'il est resté seul sur la scène, - grotesque, oui, et même un peu répugnante. Ne l'aimait-il donc plus? Mais si, voyons, répondit-il. Alors, pourquoi? Précisément à cause de la profondeur de son amour; et il se mit à parler de l'âme. Le corps, - c'était comme une bête sauvage qui dévore l'âme, anéantit la conscience, abolit le toi et moi véritables. Et, comme par hasard, quelqu'un, ce soir même, lui avait envoyé un paquet mystérieux, qui, lorsqu'il l'ouvrit, comme il le fit à ce moment, se trouva contenir un carton de gravures pornographiques françaises, dans lesquelles la pauvre Harriet vit, avec une sensation grandissante d'horreur et de dégoût, toutes les actions qu'elle avait acceptées si innocemment et si chaleureusement comme étant de l'amour, représentées en contours froids et lucides, et figurées de façon si hideuse, si basse, si profondément vulgaire, qu'il suffisait d'y jeter un coup d'œil pour haïr et mépriser tout le genre humain. Pendant quelques jours, Spandrell l'entretint habilement dans l'horreur; puis, lorsqu'elle fut complètement pénétrée du sentiment de sa faute, et qu'elle se tordit de dégoût de soi-même, renouvela cyniquement et violemment ses gestes d'amour, obscènes dorénavant. En fin de compte, elle le quitta, le détestant, et se détestant elle-même. Il y avait trois mois de cela. Spandrell n'avait fait aucune tentative pour la reprendre, ni pour renouveler l'expérience sur une autre victime.
Cela n'en valait pas l'effort; rien ne valait l'effort. Il se contenta de parler du stimulant du diabolisme, alors qu'en pratique, il demeurait effondré apathiquement dans la morne routine de l'eau-de-vie et de l'amour vénal. Cette conversation l'excitait momentanément;
mais dès qu'elle prenait fin, il retombait encore plus bas dans l'ennui et la tristesse. Il y avait des moments où il éprouvait comme de la paralysie intérieure, comme si l'âme elle-même perdait peu à peu conscience d'être. C'est une paralysie qu'il était en son pouvoir, par un effort de volonté, de guérir. Mais il ne pouvait pas, il ne voulait-même pas en faire l'effort.
- Mais si vous n'en éprouvez que de l'ennui, si vous détestez ça, avait interrogé Philip Quarles, concentrant sur Spandrell sa curiosité vive et intelligente, pourquoi diable continuez-vous à vivre comme ça? Il y avait presque un an que cette question avait été posée; la paralysie ne s'était pas encore infiltrée aussi profondément dans l'âme de Spandrell à cette époque. Mais déjà à ce moment-là Philip avait été fort intrigué par ce cas. Et puisque son interlocuteur était disposé à parler de lui-même sans demander de révélations personnelles en retour, puisqu'il ne paraissait pas se refuser à être un objet de curiosité scientifique, et se montrait plutôt vantard que réticent au sujet de ses faiblesses, Philip avait profité de l'occasion pour lui faire subir un interrogatoire. - Je ne vois vraiment pas pourquoi, avait-il insisté.
Spandrell avait haussé les épaules :
- Parce que j'y suis condamné. Parce que, en quelque sorte, c'est ma destinée. Parce que, en dernière analyse, c'est ainsi qu'est la vie, - détestable et assommante; c'est ce que sont les êtres humains, quand on les laisse à eux-mêmes : détestables et assommants, eux aussi. Parce que, une fois qu'on est damné. autant vaut se damner doublement. Parce que... oui, parce que j'aime vraiment détester les gens et les choses, et être assommé par eux.
Il aimait cela. La pluie continuait à tomber; les champignons poussaient jusque dans son coeur, et il les cultivait délibérément. Il aurait pu aller voir des amis; mais il préférait rester seul et s'ennuyer ..."
Huxley voulait peindre un portrait total de l'intelligentsia londonienne à la fin des années 1920. Son but n'est pas de raconter une histoire linéaire, mais de saisir l'esprit d'une époque marquée par le désenchantement post-Première Guerre mondiale, les crises spirituelles, les débats politiques entre fascisme et communisme, et les révolutions scientifiques. Il s'agit d'une analyse impitoyable de la superficialité, de l'infidélité, de l'intellectualisme stérile et de la recherche désespérée de sens ...
La grande innovation du roman est sa structure. Inspirée de la musique polyphonique (comme une fugue de Bach), où plusieurs mélodies indépendantes s'entrelacent pour former un tout harmonieux, Huxley entremêle les vies et les idées de ses nombreux personnages.
Les chapitres passent rapidement d'une intrigue à l'autre, créant des juxtapositions ironiques et significatives. Un débat sur l'art peut être suivi d'une scène de adultère, elle-même suivie d'une discussion biologique. Cette technique lui permet de montrer la complexité et la fragmentation de la vie moderne.
Chaque "changement de chapitre" ou coupure narrative est un élément du contrepoint ...
- Juxtapositions ironiques : Une scène où Philip théorise sur l'amour est immédiatement suivie par une scène où Walter est incapable de gérer sa relation avec Marjorie. Une discussion sublime sur l'art entre Bidlake et Rampion peut précéder une scène sordide de manipulation entre Spandrell et Illidge.
- Le Carnet de Philip : Ces interludes sont cruciaux. Philip y expose la théorie du roman que Huxley est en train d'écrire. C'est une mise en abyme qui invite le lecteur à comprendre la méthode : "Le défaut du roman, c'est qu'on est obligé de tout ramener à une cause unique. Mais dans la vie, tout est multiple..." Ce journal est la clé de voûte intellectuelle du livre.
- La Scène de la Fête : Un chapitre-maître qui rassemble presque tous les personnages lors d'une grande fête. C'est l'apogée de la technique contrapuntique : les conversations se superposent, les intrigues se croisent, les masques tombent. C'est un microcosme du monde d'Huxley : un tourbillon de futilité, de désir, de débat et de désespoir.
"CHAPITRE PREMIER
– Tu ne rentreras pas tard ? – La voix de Marjorie Carling était chargée d'inquiétude, et de quelque chose, même, qui ressemblait à une prière.
– Non, je ne rentrerai pas tard, dit Walter, avec la certitude malheureuse et coupable qu'il n'en serait rien. – Elle l'ennuyait avec sa façon même de parler, un peu traînante, un peu trop raffinée, fut-ce dans la douleur.
– Pas plus tard que minuit. – Elle eût pu lui rappeler le temps où il ne sortait jamais, le soir, sans elle. Elle eût pu le faire, mais elle ne le voulait pas ; c'eût été contraire à ses principes ; elle ne voulait pas forcer son amour, de quelque façon que ce fût.
– Mettons… une heure. Tu sais ce que c'est, des soirées comme celle-là… – En réalité, elle n'en savait rien, pour la bonne raison que, n'étant point sa femme, elle n'y était pas invitée. Elle avait quitté son mari pour vivre avec Walter Bidlake, et Carling, qui avait des scrupules religieux avec des goûts légèrement sadiques, goûtait sa vengeance et refusait de divorcer. Il y avait maintenant deux ans qu'ils vivaient ensemble. Deux ans seulement ; et déjà il avait cessé de l'aimer, il avait commencé d'en aimer une autre. La faute perdait sa seule excuse, les désagréments d'ordre social, leur seule contrepartie. Et elle était enceinte.
– Minuit et demie, dis ! implora-t-elle, tout en sachant bien qu'en l'importunant ainsi elle ne ferait que l'agacer davantage, que l'obliger à l'aimer moins. – Mais elle ne pouvait pas s'empêcher de parler ; elle l'aimait trop, elle était trop douloureusement jalouse. Les mots lui échappèrent, malgré ses principes. Il aurait mieux valu pour elle, et peut-être aussi pour Walter, qu'elle eût moins de principes, et qu'elle laissât éclater violemment ses sentiments, comme ils l'auraient voulu. Mais elle avait été élevée dans la pratique de l'absolue maîtrise de soi-même. Il n'y a que les gens sans éducation, elle le savait, qui fassent des scènes”. Et son “minuit et demi, dis, Walter !” d'un ton implorant, fut tout ce qui réussit à rompre le barrage de ses principes. Un si pauvre éclat, trop faible pour l'émouvoir, ne pouvait que l'ennuyer davantage. Elle le savait, et pourtant elle ne put pas se taire.
– Oui, si je peux m'arranger décemment. (Là, ça y était : il y avait de l'exaspération dans le son de sa voix.) – Mais je ne peux pas m'y engager ; ne m'attends pas de façon trop certaine… – Car il songeait, bien entendu (tandis que l'image de Lucy Tantamount le pourchassait sans répit), qu'il ne serait certainement pas rentré à minuit et demi.
Il acheva avec soin de nouer sa cravate blanche. Le miroir lui montrait le visage de Marjorie le regardant, tout près du sien. C'était un visage pâle, et si amaigri que la lumière tombant de la lampe électrique suspendue au-dessus d'eux faisait une ombre au creux des pommettes. Elle avait les yeux cernés de noir. Son nez droit, qu'elle avait un peu long, même aux meilleurs moments de sa beauté, se détachait durement de sa figure décharnée. Elle avait l'air laid, fatigué et malade. Elle attendait son bébé dans six mois. Quelque chose qui avait été une cellule unique, puis un groupe de cellules, – un petit sac de tissu, une espèce de ver, un poisson en puissance, avec des ouïes, remuait dans son sein, et deviendrait quelque jour un homme, – un homme adulte, souffrant et jouissant, aimant et haïssant, pensant, se souvenant, imaginant. Et ce qui avait été un simple paquet gélatineux dans son corps, inventerait plus tard un dieu, et l'adorerait ; ce qui avait été une espèce de poisson créerait, et, ayant créé, deviendrait le champ de bataille du bien et du mal en conflit ; ce qui avait vécu obscurément en elle comme un ver parasite regarderait les étoiles, écouterait de la musique, lirait des vers. Une chose deviendrait une personne, une minuscule masse de matière deviendrait un corps humain, un esprit humain. Tout le processus merveilleux de la création se déroulait en elle ; mais Marjorie n'avait conscience que de la maladie et de la lassitude ; le mystère, pour elle, ne comportait que la fatigue et la laideur, et une inquiétude chronique au sujet de l'avenir, la torture de l'esprit avec la souffrance du corps. Elle avait été heureuse, – ou du moins elle s'était efforcée de l'être, malgré les craintes qui la hantaient, des conséquences physiques et sociales, – lorsqu'elle reconnut les premiers symptômes de sa grossesse. L'enfant, croyait-elle, lui ramènerait Walter (il avait déjà commencé à se détacher d'elle). Il ferait naître en lui des sentiments nouveaux qui compenseraient ce qui paraissait faire défaut dans son amour pour elle. Elle craignait la douleur, elle craignait les difficultés et les inconvénients inévitables. Mais les peines, les difficultés, n'eussent pas été payées trop cher si elles lui avaient valu un renouveau, un surcroît d'amour chez Walter. En dépit de tout, elle était contente. Et, au début, ses prévisions semblèrent se justifier. A la nouvelle qu'elle allait avoir un enfant, il avait senti se réveiller sa tendresse. Pendant deux ou trois semaines elle fut heureuse, elle fit bon accueil aux peines et aux dérangements. Puis, d'un jour à l'autre, tout fut changé ; Walter avait fait la connaissance de l'Autre. Il s'efforçait encore, entre [les moments où il ne courait pas après Lucy, de conserver un semblant de sollicitude. Mais elle sentait que cette sollicitude était lourde d'arrière-pensées, qu'il n'était tendre et plein d'attentions que par devoir, qu'il détestait l'enfant qui l'obligeait à tant de ménagements envers sa mère. Et parce qu'il le détestait, elle se mit à le détester, elle aussi. Ses craintes, cessant d'être recouvertes de bonheur, revinrent à la surface, et s'emparèrent de son esprit. La douleur et les ennuis, – voilà tout ce que réservait l'avenir. Et, en attendant, la laideur, la maladie, la fatigue. Comment pouvait-elle lutter, dans un tel état ?
– M'aimes-tu, Walter ? demanda-t-elle soudain.
Walter détourna un instant ses yeux bruns de l'image de sa cravate, vers le reflet des siens, tristes, gris, pleins d'un regard intense. Il sourit… “Si seulement, songeait-il, elle me laissait en paix !” Il serra les lèvres et les rouvrit, dans un simulacre de baiser. Mais Marjorie ne lui rendit pas son sourire. Son visage demeura figé dans la tristesse, dans une angoisse intense. Ses yeux se mirent à briller en tremblotant, et des pleurs apparurent, soudain sur ses cils.
– Tu ne pourrais pas rester ici avec moi, ce soir ? supplia-t-elle, – en dépit de toutes ses héroïques résolutions de n'appliquer aucune contrainte exaspérante à son amour, de le laisser libre d'agir à sa guise.
A la vue de ces larmes, au son de cette voix chevrotante et lourde* de reproche, Walter fut saisi d'une émotion qui était tout à la fois H le remords et le ressentiment, la colère, la pitié, et la honte.
“Mais tu ne comprends donc pas, – voilà ce qu'il aurait voulu dire, ce qu'il aurait dit s'il en avait eu le courage, – tu ne comprends I donc pas que les choses ne sont plus comme elles étaient, qu'elles Ene peuvent plus l'être jamais ? Et peut-être même, pour dire toute la vérité, n'ont-elles jamais été ce que tu les as crues, les choses, – B je veux dire notre amour, – elles n'ont jamais été telles que j'ai essayé de les feindre… Soyons des amis, soyons des compagnons. Je t'aime bien, j'ai beaucoup d'affection pour toi. Mais pour l'amour de Dieu, ne m'enveloppe pas d'amour, comme tu le fais en ce moment ; ne me colle pas de force ton amour sur le corps ! Si tu savais comme c'est affreux, l'amour, pour quelqu'un qui n'aime pas, – quelle profanation, quel outrage !…”
Mais elle pleurait. A travers ses paupières baissées, les larmes sourdaient, goutte sur goutte. Son visage tremblant devenait grimaçant de douleur. Et c'était lui le bourreau. Il se sentit odieux à lui-même. “Mais pourquoi me laisserais-je prendre au chantage de ses larmes?” s'interrogea-t-il ; et à cette interrogation, elle lui fut odieuse, elle aussi. Une larme coula le long de son grand nez. “Elle n'a aucun droit à agir ainsi, aucun droit à être aussi peu raisonnable… Pourquoi ne peut-elle pas être raisonnable ? – Parce qu'elle m'aime. – Mais je n'en veux pas, de son amour, – je n'en veux pas !” Il sentait la colère monter en lui. Elle était ridicule, de l'aimer de cette façon – maintenant, du moins. “C'est du chantage, répétait-il en lui-même, du chantage. Pourquoi me fait-elle chanter, avec son amour, et le fait que je l'ai aimée aussi, – et l'ai-je vraiment jamais aimée?”
Marjorie prit un mouchoir et sc mit à s'essuyer les yeux. Il eut honte de scs pensées odieuses. Pourtant, la cause de sa honte, c'était elle ; tout cela était sa faute. Elle aurait dû rester auprès de son mari, Ils auraient eu une liaison ; des rendez-vous, l'après-midi, dans un atelier,., (l'eût été romanesque.
“Mai·, en somme, c'est moi qui ai insisté pour qu'elle s'en nillc avec moi… – Mais elle aurait dû être assez intelligente pour refuser. Elle aurait dû savoir que ça ne pouvait pas durer éternellement.”
Mais elle avait fait ce qu'il lui avait demandé ; elle avait tout abandonné, elle avait accepté l'ostracisme social, – tout cela pour lui. Encore du chantage, cela. Elle le faisait chanter, avec ses sacrifices. Il lui en voulut de le tenir ainsi captif, par ses sacrifices, de son sentiment de l'équité et de l'honneur...."
On peut suivre le texte par arcs narratifs principaux puisque c'est ainsi que fonctionne la structure contrapuntique, ainsi ...
Arc 1 : Les Quarles (l'Intellectuel et l'Émotionnelle)
- Philip Quarles : Romancier intellectualisé, froid, observateur. Il est le double fictif d'Huxley. Il tient un carnet où il théorise justement sur l'écriture d'un roman "en contrepoint", montrant son incapacité à vivre les émotions qu'il analyse.
- Elinor Quarles : Sa femme, émotionnelle, cherche l'amour et la stabilité. Elle souffre de la froideur de Philip.
- Déroulement : Leur mariage est mis à mal par l'incapacité de Philip à exprimer ses sentiments. Elinor, en quête de réconfort, est attirée par Everard Webley. La tragédie frappe lorsque leur jeune fils, Phil, tombe gravement malade et meurt. Cette épreuve met en lumière l'écart entre eux : Elinor est dévastée par le chagrin, tandis que Philip observe même cette tragédie comme un matériau littéraire potentiel.
Arc 2 : Les Bidlake (la Famille et l'Ancienne Génération)
- John Bidlake : Peintre célèbre et libertin vieillissant, père d'Elinor et de Walter. Il incarne l'hédonisme égoïste et regrette sa perte de vitalité face à la maladie et à la mort.
- Walter Bidlake : Jeune homme idéaliste et timide, amant de Marjorie Carling qui est enceinte de lui. Il est tiraillé entre son sens du devoir envers Marjorie (qu'il n'aime plus) et sa passion obsessionnelle pour Lucy Tantamount, une femme froide et cynique.
- Déroulement : L'histoire de Walter est une tragédie de la lâcheté. Il quitte finalement Marjorie (qui fait une fausse couche) pour suivre Lucy à Paris, mais celle-ci le rejette, le laissant seul et misérable. Cet arc montre la destruction causée par l'irresponsabilité sentimentale.
Arc 3 : Les Expérimentateurs et les Politiques
- Lord Edward Tantamount et Illidge : Le premier est un scientifique aristocrate, absorbé par ses recherches biologiques dans son laboratoire. Illidge est son assistant, un communiste frustré par son rôle subalterne et rongé par la haine de classe. Leur relation symbolise le conflit entre la science "pure" et l'engagement politique.
- Everard Webley : Leader charismatique et brutal d'un mouvement fasciste anglais ("les Fraternités Anglaises"). Il représente la tentation de l'ordre par la force. Il est attiré par Elinor Quarles.
- Déroulement : L'arc culmine avec l'assassinat de Webley. Illidge, poussé par son amant Spandrell, participe au meurtre pour servir la cause révolutionnaire. Cet acte est présenté comme froid, sordide et dépourvu de toute grandeur, une critique féroce de l'engagement politique comme jeu intellectuel meurtrier.
Arc 4 : Les Dévots et les Cyniques
- Denis Burlap : Rédacteur en chef d'une revue littéraire pseudo-mystique. C'est un hypocrite qui affecte la spiritualité et la simplicité pour mieux manipuler et satisfaire ses appétits sexuels et son ambition.
- Beatrice : Sa collègue, qui partage sa fausse piété. Leur relation est un mélange malsain de sentimentalisme religieux et de non-dits érotiques.
- Mark Rampion : Personnage basé sur l'écrivain D.H. Lawrence. Il est la voix de la "vie naturelle", attaquant violemment l'intellectualisme de Philip, l'hypocrisie de Burlap et le cynisme de Spandrell. Il prône un équilibre entre le corps et l'esprit. C'est le seul personnage qui semble incarner une position positive aux yeux d'Huxley.
- Maurice Spandrell : Cynique nihiliste et désœuvré. Rongé par un ressentiment envers sa mère et le monde entier, il cherche à provoquer Dieu (dont il n'est même pas sûr) en commettant le mal ultime. Il manipule Illidge pour assassiner Webley et, à la fin du roman, se suicide dans un piège tendu à la police, après une vaine tentative de trouver la grâce en écoutant la musique de Beethoven.
"Le Meilleur des mondes" (1932, Brave New World)
Huxley a écrit le roman à Sanary-sur-Mer pendant trois mois à l’été 1931. Petite ville du sud-est de la France, proche de Marseille, Sanary-sur-Mer est devenue un havre pour les écrivains allemands au milieu des années 1930, lors de la montée au pouvoir d’Hitler. Thomas Mann, Wilhelm Herzog et Bertolt Brecht y ont passé beaucoup de temps avant le début de la Seconde Guerre mondiale. Huxley a affirmé que son roman dystopique était en partie conçu comme une parodie et une attaque contre les œuvres utopiques de H. G. Wells. Dans une lettre qu’il écrivit à un ami au printemps 1931, il déclara qu’il « écrivait un roman sur l’avenir, sur l’horreur de l’utopie wellsienne et une révolte contre elle ». Cependant, au cours de la composition du livre, Henry Ford a commencé à émerger comme la principale figure d’influence pour l’auteur et un précurseur d’un avenir dystopique.
Après la publication de Brave New World, Huxley fut accusé d’avoir plagié le roman "My" de Yevgeny Zamyatin, écrit en 1920 et publié en anglais ("We") aux États-Unis en 1924. Huxley a nié avoir lu le livre, et les similitudes entre les romans peuvent être considérées comme l'expression d'une préoccupation commune devant l’avancement rapide de la technologie et les opinions partagées de nombreux technosceptiques au début du XXe siècle. Après "Brave New World" sont apparus d’autres romans dystopiques, notamment "Nineteen Eighty-four" (1949) de George Orwell. On a par ailleurs pu considérer "Brave New World" comme une parodie futuriste de la pièce "The Tempest" de William Shakespeare, John étant présenté comme un écho du personnage de celle-ci, Caliban, et décrit comme un « sauvage »...
Brave New World se déroule en 2540 (ou "AF 632", AF signifie « après Ford », car la chaîne de montage d’Henry Ford est vénérée comme un dieu, une ère qui a commencé lorsque Ford a présenté son modèle T).
Le roman nous introduit dans une société futuriste, appelée l’État mondial, qui tourne autour de la science et de l’efficacité. Dans cette société, les émotions et l’individualité sont conditionnées par les enfants à un jeune âge, et il n’y a pas de relations durables parce que « chacun appartient à tous les autres » (un dicton commun de l’État mondial).
Huxley commence le roman en expliquant en détail la nature scientifique et compartimentée de cette société, en commençant par le Central London Hatchery and Conditioning Centre, où les enfants sont créés en dehors de l’utérus et clonés afin d’augmenter la population. C’est une société contrôlée scientifiquement, sans guerre, pauvreté ou émotions humaines; les enfants sont fécondés en laboratoire et les embryons, réaprtis dans des tubes et des incubateurs, reçoivent des quantités différentes de produits chimiques et d’hormones afin de les conditionner dans des classes prédéterminées. Ils sont ainsi positionnés suivant leurs potentialités génétiques dans chacune des cinq castes composant la société, dans l’ordre du plus élevé au plus bas, Alpha, Beta, Gamma, Delta, et Epsilon, chaque «caste» déterminant le travail et le statut social de leurs membres. Les embryons Alpha sont destinés à devenir les leaders et les penseurs de l’État mondial. Chacune des castes suivantes est conditionnée pour être légèrement moins impressionnante physiquement et intellectuellement.
Le conditionnement pré et post-natal selon un ordre social hiérarchisé permet ainsi d'éliminer tout désir de progression sociale chez les castes inférieures, permettant ainsi à la classe supérieure de garder le pouvoir. Ainsi les Epsilons, rabougris et stupéfiés par la privation d’oxygène et les traitements chimiques, sont destinés à effectuer un travail subalterne. Enfin, solitude et individualisme sont pourchassés et une drogue hallucinogène ("Soma") renforce le système en permettant, entre autre, d'oublier sa condition.
Le recours au Soma montre que l'État mondial n’a pas été capable d’anéantir entièrement la nature humaine, qu'il y a encore un besoin de libération, un besoin de ressentir des émotions fortes qui n’ont pas été entièrement effacées par le conditionnement, comme le Violent Passion Surrogate, le Pregnancy Surrogate, auquel contribue, par exemple au chapitre V, le Solidarity Service auquel Bernard participe, on y chante des strophes d'une banalité affligeante : "Ford, we are twelve; oh, make us one, / Like drops within the Social River; / Oh, make us now together run / As swiftly as thy shining Flivver. / . . . / Orgy-porgy, Ford and fun, / Kiss the girls and make them One. / Boys at one with girls at peace; / Orgy-porgy gives release".
Bernard Max, de la caste Alpha, accepte pourtant avec difficultés son existence et partage avec un enseignant du département d'Ecriture de l'Université d'Ingéniérie émotionnelle, Helmhotz Watson, un certain désir de liberté et de nouveauté. L’ordre sera perturbé lorsque John, un jeune homme élevé en dehors de l’« État mondial » arrive à Londres et commence à critiquer le régime...
“Because our world is not the same as Othello’s world. You can’t make flivvers without steel-and you can’t make
tragedies without social instability. The world’s stable now. People are happy; they get what they want, and they never want what they can’t get. They’re well off; they’re safe; they’re never
ill; they’re not afraid of death; they’re blissfully ignorant of passion and old age; they’re plagued with no mothers or fathers; they’ve got no wives, or children, or lovers to feel strongly
about; they’re so conditioned that they practically can’t help behaving as they ought to behave. And if anything should go wrong, there’s soma. Which you go and chuck out of the window in the
name of liberty, Mr.Savage. Liberty!” He laughed. “Expecting Deltas to know what liberty is! And now expecting them to understand Othello! My good boy!”
The Savage was silent for a little. “All the same,” he insisted obstinately, “Othello’s good, Othello’s better than
those feelies.”
“Of course it is,” the Controller agreed. “But that’s the price we have to pay
for stability. You’ve got to choose between happiness and what people used to call high art.
We’ve sacrificed the high art. We have the feelies and the scent organ instead.”
“But they don’t mean anything.”
“They mean themselves; they mean a lot of agreeable sensations to the audience.”...
“But they’re. they’re told by an idiot.”
The Controller laughed. “You’re not being very polite to your friend, Mr.Watson.
One of our most distinguished Emotional Engineers .”
“But he’s right,” said Helmholtz gloomily. “Because it is idiotic. Writing when there’s nothing to say .”
“Precisely. But that require the most enormous ingenuity. You’re making fiivvers out of the absolute minimum of
steel-works of art out of practically nothing but pure sensation.”
The Savage shook his head. “It all seems to me quite horrible.”
“Of course it does. Actual happiness always looks pretty squalid in comparison with the over-compensations for
misery. And, of course, stability isn’t nearly so spectacular as instability. And being contented has none of the glamour of a good fight against misfortune, none of the picturesqueness of a
struggle with temptation, or a fatal overthrow by passion or doubt. Happiness is never grand.”....
"...notre monde n’est pas le même que celui d’Othello. On ne peut pas faire de tacots sans acier, et l’on ne peut pas
faire de tragédies sans instabilité sociale. Le monde est stable, à présent. Les gens sont heureux ; ils obtiennent ce qu’ils veulent, et ils ne veulent jamais ce qu’ils ne peuvent obtenir. Ils
sont à l’aise ; ils sont en sécurité ; ils ne sont jamais malades ; ils n’ont pas peur de la mort ; ils sont dans une sereine ignorance de la passion et de la vieillesse ; ils ne sont encombrés
de nuls pères ni mères ; ils n’ont pas d’épouses, pas d’enfants, pas d’amants, au sujet desquels ils pourraient éprouver des émotions violentes ; ils sont conditionnés de telle sorte que,
prati-quement, ils ne peuvent s’empêcher de se conduire comme ils le doivent. Et si par hasard quelque chose allait de travers, il y a le soma – que vous flanquez froidement par la fenêtre au nom
de la liberté, monsieur le Sauvage. La liberté ! – Il se mit à rire. – Vous vous attendez à ce que les Deltas sachent ce que c’est que la liberté ! Et voilà que vous vous attendez à ce qu’ils
comprennent Othello ! Mon bon ami !
Le Sauvage resta un moment silencieux.
— Malgré tout, insista-t-il avec obstination, Othello, c’est bien ; Othello, c’est mieux que ces films
sentants.
— Bien entendu, acquiesça l’Administrateur. Mais c’est là la rançon dont il nous faut payer la stabilité. Il faut
choisir entre le bonheur et ce qu’on appelait autrefois le grand art. Nous avons sacrifié le grand art. Nous avons à la place les films sentants et l’orgue à parfums.
— Mais ils n’ont aucun sens.
— Ils ont leur sens propre ; ils représentent, pour les spectateurs, un tas de sensations
agréables...
— Mais ils… ils sont contés par un idiot
L’Administrateur se mit à rire.
— Vous n’êtes pas fort poli envers votre ami Mr. Watson. Un de nos Ingénieurs en Émotion les plus
distingués…
— Mais il a raison, dit Helmholtz, avec une tristesse sombre. C’est effectivement idiot. Écrire quand il n’y a rien à
dire…"
— Précisément. Mais cela exige l’habileté la plus énorme. Vous fabriquez des tacots avec le minimum absolu d’acier,
des oeuvres d’art avec pratiquement rien d’autre que la sensation pure.
Le Sauvage hocha la tête.
— Tout cela me paraît absolument affreux.
— Bien entendu. Le bonheur effectif paraît toujours assez sordide en comparaison des larges compensations qu’on
trouve à la misère. Et il va de soi que la stabilité, en tant que spectacle, n’arrive pas à la cheville de l’instabilité. Et le fait d’être satisfait n’a rien du charme magique d’une bonne lutte
contre le malheur, rien du pittoresque d’un combat contre la tentation, ou d’une défaite fatale sous les coups de la passion ou du doute. Le bonheur n’est jamais grandiose..."
Le roman s’ouvre dans le centre de Londres. Alors que le directeur de l’écloserie et un de ses assistants, Henry Foster, font une visite guidée à un groupe de garçons et leur apprennent les processus Bokanovsky (le processus par lequel les êtres humains sont génétiquement modifiés par jumelage ou clonage, à partir d’un seul embryon, quatre-vingt-seize êtres humains génétiquement identiques se forment) et Podsnap qui permettent de produire des milliers d’embryons humains presque identiques, Lenina Crowne, une employée de l’usine, leur montre comment elle vaccine les embryons destinés aux climats tropicaux. Le directeur conduit ensuite les garçons à la pépinière, où ils observent un groupe de bébés Delta reprogrammés pour détester les livres et les fleurs. Le Directeur explique que ce conditionnement contribue à rendre les Deltas docile et grands consommateurs. Il parle ensuite aux garçons des méthodes « hypnopédiatriques » (apprentissage du sommeil) utilisées pour enseigner aux enfants la morale de l’État mondial.
Dans une pièce où les enfants plus âgés font la sieste, on entend une voix chuchotante qui répète une leçon d' « Elementary Class Consciousness». Nous verrons chapitre V Lenina se souvenir de se réveiller comme une petite fille et, pour la première fois, d’entendre des messages hypno-pédiatriques chuchotés à son oreille : "Every one works for every one else. We can’t do without any one. Even Epsilons are useful. We couldn’t do without Epsilons. Every one works for every one else. We can’t do without any one" (Tout le monde travaille pour tout le monde. Nous ne pouvons pas nous en passer. Même les Epsilons sont utiles. Nous ne pourrions pas nous en passer. Tout le monde travaille pour tout le monde. Nous ne pouvons pas nous en passer..).
Du pouvoir de la répétition abrutissante des règles et des croyances hypnopédiatriques qui forment la base de la société d’État mondiale et de l’hypocrisie du conditionnement, si « tout le monde travaille pour tout le monde », il est également vrai que certaines castes en profitent beaucoup mieux que d’autres....
À l’extérieur, le directeur montre aux garçons des centaines d’enfants nus qui jouent à des jeux sexuels et des jeux comme « Bumble-puppy centrifuge ». Mustapha Mond, l’un des dix contrôleurs mondiaux, se présente et commence à leur expliquer l’histoire de l’État mondial, en se concentrant sur les réussites qui ont permis d'éliminer les émotions fortes, les désirs et les relations humaines de la société. Pendant ce temps, à l’intérieur de l’écloserie, Lenina discute dans la salle de bain avec Fanny Crowne de sa relation avec Henry Foster. Fanny reproche à Lenina de sortir avec Henry presque exclusivement pendant quatre mois, et Lenina admet qu’elle est attirée par l’étrange, un peu drôle Bernard Marx...
Chapitre III, Mustapha Mond explique l'histoire de l'Etat Mondial au groupe de garçons, "mère, monogamie, romance", un monde, système de production et de consommation, dans lequel les êtres humains n’ont qu’une seule façon de se comporter ...
"Mother, monogamy, romance. High spurts the fountain; fierce and foamy the wild jet. The urge has but a single outlet. My love, my baby. No wonder those poor pre-moderns were mad and wicked and miserable. Their world didn’t allow them to take things easily, didn’t allow them to be sane, virtuous, happy. What with mothers and lovers, what with the prohibitions they were not conditioned to obey, what with the temptations and the lonely remorses, what with all the diseases and the endless isolating pain, what with the uncertainties and the poverty—they were forced to feel strongly. And feeling strongly (and strongly, what was more, in solitude, in hopelessly individual isolation), how could they be stable?"
Bernard Marx, un Alpha, est l’un des personnages principaux de l’histoire. Lui et la femme qu'il aime, Lenina Crowne, se rendent dans une « réserve sauvage », où le patron de Marx (le directeur) aurait perdu une compagne il y a quelques années. L’intrigue commence réellement lorsque Bernard demande à Lenina une date pour visiter cette réserve, sorte de zoos humains où les citoyens des États du monde peuvent contempler à quoi ressemblait jadis la civilisation. On pourra bientôt dire que malgré leur attirance mutuelle, Bernard et Lénine sont incompatibles. Bernard ne veut pas participer à Obstacle Golf, mais veut faire une promenade et apprendre à connaître Lenina. Lenina veut agir comme tout le monde et profiter des mêmes activités sans trop penser ou parler. Tous les personnages principaux luttent en fait pour se conformer à la société à un degré ou à un autre. Bernard en vient à s'interroger sur l’habitude de l’État mondial de droguer les citoyens, et se demande si sa vie pourrait avoir plus de sens s’il éprouvait toute la gamme des émotions humaines. L’ami de Bernard, Helmholtz, est encore plus perturbé par World State, et aspire à créer de l’art qui peut agir comme une sorte de rayon X pour l’expérience humaine, plutôt que la propagande qui applique les politiques de l’État mondial...
L'intrigue se révèle conflictuelle lorsque, à la veille du voyage de Lenina et de Bernard, le directeur raconte sa propre visite à la Réserve, qu’il a été séparé de la femme avec qui il était, qu’il s’est blessé, qu'il en a gardé un souvenir douloureux, soulevant ainsi les premières questions sur le succès de la société à créer une existence idéale et l’idée que la douleur est nécessaire au sens. Dans la réserve, John et Lenina assisteront à plusieurs scènes qui contrastent avec les deux idées de civilisation présentées par le roman, la civilisation amérindienne de la réserve et la civilisation futuriste de l’État mondial. Contrairement à World State, les résidents de la réserve vieillissent, tombent malade, ont faim et se traitent avec cruauté. En même temps, ils créent de l’art, expérimentent l’amour et le mariage, ont un système religieux puissant...
Dans la réserve, Bernard Marx et Lenina voient donc les gens s’engager dans des rituels inconnus. L'apparition de Linda et de John relancent l'intrigue. Ils rencontrent en effet une femme, Linda, et son fils, John, également appelé le "Savage", que Marx suppose à juste titre être la famille perdue mentionnée par le directeur. John raconte à Bernard son enfance en tant que fils d’une femme nommée Linda qui a été sauvée par les villageois il y a une vingtaine d’années. Bernard se rend ainsi compte que Linda est presque certainement la femme mentionnée par le directeur, qu'elle a été ostracisée pour avoir voulu coucher avec tous les hommes du village, et que par conséquent John a été élevé dans l’isolement du reste de la communauté. Il a appris à lire en utilisant un livre appelé "Le conditionnement chimique et bactériologique de l’embryon" et les œuvres complètes de Shakespeare, ce dernier donné à Linda par l’un de ses amants, Popé. John, qui a donc connu joies et douleurs, dit à Bernard qu’il a hâte de voir « Other Place», le «Brave New World» dont sa mère lui a tant parlé. Quant à Linda, encore affectée par son éducation reçue dans l’État mondial, elle continue à en parler non sans emphase... Bernard l’invite à retourner à l’État mondial avec lui. John est d’accord, mais insiste pour que Linda puisse venir aussi. Le directeur ayant récemment menacé de renvoyer Bernard pour son comportement antisocial (Bernard est un Alpha, il est intelligent et a donc le «pouvoir de détourner» les membres des groupes sociaux inférieurs autour de lui. Pour une société qui valorise la stabilité et l’uniformité, l’intelligence et la volonté de Bernard d’exprimer la différence et l’individualité apparaissent par trop menaçants), il prend la décision de ramener la mère et le fils chez lui. Alors que Lenina, dégoûtée de la Réserve, prend assez de soma pour l’assommer pendant dix-huit heures, Bernard s’envole pour Santa Fe où il appelle Mustapha Mond et reçoit la permission de les ramener ...
De retour à World State, Marx présente Linda et John au directeur, et John, le fils que le directeur ne savait pas qu’il avait, appelle le directeur « père ». Ses collègues Alpha, peu habitués à des démonstrations d’émotion profonde, rient de lui, le directeurest contraint à la démission, laissant Bernard libre de rester à Londres.Bernard jouit alors d’une popularité momentanée : les fonctionnaires qui l’ont autrefois évité réclament maintenant de passer quelque temps avec John. Les insatisfactions de Bernard s’estompent alors qu’il commence à se sentir puissant et important, couche avec de nombreuses femmes, organise des dîners avec des invités importants.
John apparaît désormais comme le protagoniste principal du roman. Mais en visitant les usines et les écoles de l’État mondial, John semble affecté par la société qu’il voit. Une nuit, il refusera de rencontrer des invités jugés incontournables par Bernard. Son attirance sexuelle pour Lenina, qui a débuté lors du voyage dans la Réserve, augmente sa confusion. Et lorsqu'il sera sollicité par Lenina elle-même, quasiment obsédé par lui, il se refusera et nous le verrons ainsi exprimer le côté sombre des émotions et de la moralité humaines.
John maintenant un membre du "Brave New World", comme il l'appelle, et vit une sorte d'expérience alors que Linda ne parvient pas à sortir de sa dépendance au "somma". C'est alors que celui-ci apprend que Linda est à l'hôpital et sur le point de mourir. La mort de Linda est le point culminant du roman, et celui de l'existence même de John dans la communauté....
Après la mort de Linda, on y voit John en plein chagrin, mettre en scène une révolution, rencontrer un groupe de clones Delta qui reçoivent leur ration soma, essayer de les convaincre de se révolter en jetant leur drogue par la fenêtre - John est horrifié de voir qu’ils ont tous les mêmes visages, les mêmes voix et les mêmes manières, parce qu’il vient de la réserve, où les gens naissent et vieillissent naturellement, il est capable de prendre conscience d'une certaine réalité, "He woke once more to external reality, looked round him, knew what he saw—knew it, with a sinking sense of horror and disgust, for the recurrent delirium of his days and nights, the nightmare of swarming indistinguishable sameness. Twins, twins…". Il provoque une émeute et l'intervention de Bernard et Helmholtz lui viennent en aide, tandis que la police avec de la vapeur soma calme les esprits.
On y voit Mustapha Mond exiler Bernard et Helmholtz, et discuter de religion, de littérature et d’art avec John, un John qui semble réclamer le droit d’être malheureux, «I don’t want comfort… I want God, I want poetry, I want danger, I want freedom, I want goodness» (Je ne veux pas de réconfort, Je veux Dieu, je veux la poésie, je veux le danger, je veux la liberté, je veux la bonté). Mond rétorque que la stabilité sociale a exigé le sacrifice de l’art, de la science et de la religion. John proteste que, sans ces choses, la vie humaine ne vaut pas la peine d’être vécue....
«Le monde est stable maintenant. Les gens sont heureux; ils obtiennent ce qu’ils veulent, et ils ne veulent jamais ce qu’ils ne peuvent pas obtenir» (The world’s stable now. People are happy; they get what they want, and they never want what they can’t get) ...
(Chapter XVI) - “Because our world is not the same as Othello’s world. You can’t make flivvers without steel-and you can’t make tragedies without social instability. The world’s stable now. People are happy; they get what they want, and they never want what they can’t get. They’re well off; they’re safe; they’re never ill; they’re not afraid of death; they’re blissfully ignorant of passion and old age; they’re plagued with no mothers or fathers; they’ve got no wives, or children, or lovers to feel strongly about; they’re so conditioned that they practically can’t help behaving as they ought to behave. And if anything should go wrong, there’s soma. Which you go and chuck out of the window in the name of liberty, Mr.Savage. Liberty!” He laughed. “Expecting Deltas to know what liberty is! And now expecting them to understand Othello! My good boy!” ....
Chapitre 17, Mustapha essaie de convaincre John que le soma résout l’un des plus vieux problèmes de l’humanité en offrant un moyen de faire face aux émotions désagréables qui conduisent à l’inefficacité et au conflit: "there’s always soma to calm your anger, to reconcile you to your enemies, to make you patient and long-suffering" (l y a toujours du soma pour calmer ta colère, pour te réconcilier avec tes ennemis, pour te rendre patient et souffrant). John rejettera le « christianisme sans larmes » de Mustapha comme étant trop facile, trop simple et trop superficiel. Pour John, le soma semble n’être qu’un opiacé....
"And if ever, by some unlucky chance, anything unpleasant should somehow happen, why, there’s always soma to give you a holiday from the facts. And there’s always soma to calm your anger, to reconcile you to your enemies, to make you patient and long-suffering. In the past you could only accomplish these things by making a great effort and after years of hard moral training. Now, you swallow two or three half-gramme tablets, and there you are. Anybody can be virtuous now. You can carry at least half your morality about in a bottle. Christianity without tears—that’s what soma is."
John refuse d'accompagner Bernard et Helmholtz et décide de s'exiler, dans un phare, pour vivre dans la solitude et se purifier à sa manière. Les citoyens les plus curieux du Brave New World ne tarde pas à le découvrir, pour le prendre en flagrant délit d'auto-flagellation. Scène de foule, d'intensité, de passion et d'orgie, le soma aidant John finit par s'endormir, et le lendemain, consterné par sa soumission totale à la société du World State, il se pend...
"Le Meilleur des mondes" (Brave New World") d'Aldous Huxley (1932) n'a pas connu d'adaptation cinématographique classique réellement majeure et incontournable avant très récemment.
Le livre, par sa nature très conceptuelle, philosophique et basée sur des idées plus que sur l'action, a longtemps été considéré comme "inadaptable". Le défi est immense. Cependant, s'il est une œuvre qui se détache comme la plus représentative et ambitieuse dans son approche des thèmes du livre, on peut citer une Série télévisée de 2020, développée par David Wiener, basée sur une idée de Grant Morrison et Brian Taylor. Avec Alden Ehrenreich (Bernard Marx), Jessica Brown Findlay (Lenina Crowne), Harry Lloyd (John le Sauvage), Demi Moore (Linda). Elle a sans doute réussi le mieux à traduire visuellement et narrativement les concepts clés du livre tout en les actualisant pour un public contemporain.
Ici, chaque citoyen a un flux d'informations et de données sociales projeté dans son champ de vision. C'est une métaphore parfaite des médias sociaux modernes, qui créent une réalité consensuelle et surveillent les comportements. La série accentue l'idée que la dystopie de Huxley n'est pas une tyrannie brutale (comme celle d'"1984") mais une dictature du plaisir et du confort. Le plus grand crime est d'être triste ou de vouloir être seul. Cela résonne fortement avec notre culture de l'optimisme permanent et de la performance heureuse.
Et le cœur du récit est préservé : l'arrivée de John, élevé dans une "Réserve Sauvage" (représentant notre monde actuel avec ses maladies, ses émotions et ses croyances), dans la société aseptisée de Nouveau Londres. La performance de Harry Lloyd incarne parfaitement la confusion, le dégoût et l'idéalisation romantique que John éprouve. Son incapacité à s'adapter et sa descente aux enfers illustrent le message central de Huxley : ce qui nous rend humains – l'amour, l'art, la foi, la souffrance – est incompatible avec une quête absolue de bonheur et de stabilité.
"La Paix des profondeurs" (1936, Eyeless in Gaza)
Nous voici à la charnière entre l'univers proprement romanesque de Huxley, celui du Meilleur des mondes, et son univers mystique qui tendra à étouffer le roman après "Jouvence" (1939). Dans Le Meilleur des mondes, Huxley avait stigmatisé le bourgeois des temps modernes, ivre de progrès scientifique et de jouissance matérialiste. Avec "La Paix des profondeurs", nous gagnons la période philosophique et morale de l'auteur. Sa philosophie n`a pas de réponse toute prête ni même n'a encore découvert le moindre prémisse, mais s'engage sur le chemin du salut par l`esprit. Ici, aucune galerie de personnages, mais un personnage principal, Anthony Beavis, pas de dissection de l'existence, mais un mouvement global et positif vers l`unité. Anthony Beavis, reflet de l'auteur, n'est conditionné ni par son éducation, - il a été doué par la nature d`assez d'intelligence pour penser librement -, ni par son milieu, - les circonstances lui ont apporté une liberté économique suffisante, coupant tous les liens émotifs qui auraient pu l'asservir à sa famille. Le titre du roman est emprunté au "Samson Agonistes" de John Milton (1671) et donne le ton symbolique de la quête spirituelle qui forme la trame de l'ouvrage. Anthony va tenter à maintes reprises de trouver un sens et un centre à son existence, - connaissance, art, amour, engagement -, sa découverte sera celle de l`auteur : la liberté réside moins dans un contenu qu'elle ne s'identifie à une méthode, la discipline qui conduit à une conscience élargie de soi et du monde.
Au gré des chapitres, la date change dans un mouvement d'avancée et de recul qui relie, en contrepoint, quatre périodes cruciales de la vie du héros, de 1902 à 1936 - l`année où le récit est écrit. L'auteur nous montre une jeune fille séduite par le meilleur ami de son fiancé à la suite d'un pari tandis que le fiancé se suicide, mais, ayant décrit un monde absurde, l'accumulation du vice ou de l'horreur ne révèle en fin de compte aucun sens. A côté de ces épisodes mélodramatiques, des chapitres entiers ressemblent à des essais. Le jour de "Noël 1934" constitue une méditation sur Dieu, que suit le "Premier Janvier 1935", une méditation sur la machine et le socialisme. L'ivresse provoquée par les changements fréquents de perspectives temporelles constituera pour nombre de critiques une acrobatie qui déguise mal l'intrusion de la "thèse" dans l'action dramatique.
"Time Must Have a Stop" (1944)
Publié pour la première fois aux États-Unis en 1944 par Harper & Brothers puis un an plus tard en Grande-Bretagne par Chatto & Windus, "Time Must Have a Stop" est un roman dont Huxley fut immensément fier, le considérant comme l’une de ses œuvres les plus réussies, étant parvenu à fusionner ses idées philosophiques avec un récit qui se tient. Le titre du livre est tiré du discours de mort de Hotspur (Harry Percy) dans Henry IV, première partie de Shakespeare. Le roman présente le poète de dix-sept ans, Sebastian Barnack, dont le style de vie frivole et décadent frustre et enrage son père. Sebastian est un jeune homme remarquablement beau, qui se soucie beaucoup de son apparence, donc quand son père refuse de l’aider à acquérir des vêtements coûteux pour la fête d’un ami, il décide de partir pour l’Italie avec son oncle débauché et hédoniste pour acquérir les fonds lui permettant d'acquérir sa tenue. C’est pendant ces vacances que Sébastien commence à remettre en question ses croyances et ses valeurs. Il développe une relation étroite avec Bruno, un propriétaire de librairie profondément religieux qui va le conduire à poursuivre un chemin différent dans la vie de ce qu'il pensait jusque-là possible.
"Ends and Means: An Inquiry into the Nature of Ideals and into the Methods Employed for Their Realization" (1937)
Dans "Ends and Means" (1937), la thèse centrale d'Huxley est que les moyens déterminent inévitablement la fin : on ne peut pas atteindre une société pacifique, juste et libre (la fin) en utilisant la violence, la contrainte et la malhonnêteté (les moyens). Par exemple, une révolution sanglante ne peut donner naissance qu'à un régime autoritaire. Pour Huxley, la recherche spirituelle et personnelle de la non-violence, de la vérité et de l'amour n'est pas un idéal vague, mais une condition pratique et nécessaire pour transformer la société. C'est un plaidoyer pour la cohérence éthique à tous les niveaux de l'action individuelle et collective. Cet ouvrage marque un tournant dans sa pensée, de la satire vers une recherche plus constructive d'une alternative spirituelle.
"Grey Eminence" (1941) est bien plus qu'une simple biographie du père Joseph, le conseiller occulte de Richelieu, ce livre est une réflexion profonde sur la nature du pouvoir, la spiritualité corrompue et la tragédie de l'idéalisme détourné.
Huxley met en évidence la contradiction déchirante d'un homme qui, après avoir été un mystique cherchant l'union avec Dieu à travers l'ascèse et la prière, décide de placer finalement ses capacités spirituelles au service de la raison d'État, contribuant ainsi aux intrigues politiques et aux guerres de la France du XVIIe siècle. La finalité de Huxley est de montrer comment une quête de salut personnel peut être pervertie lorsqu'elle se confronte à la réalité du pouvoir temporel. C'est une étude de cas fascinante sur les dangers de la compromission et sur l'échec d'une spiritualité qui ne parvient pas à s'incarner dans l'action politique de manière éthique.
"La Philosophie éternelle" (The Perennial Phílosophy, 1945)
Ouvrage critique et philosophique annoncé dans les essais de "La Fin et les Moyens" (Ends and Means, 1937), lorsque l'auteur avait traité des principaux dilemmes moraux de l`homme moderne en face de la science, de manière à ordonner ses analyses en un début de synthèse constituant une "théorie de la nature ultime de la réalité". Sa somme philosophique, longuement mûrie depuis le début des années 30, correspond au projet de son héros Anthony dans "La Paix des profondeurs" : il s'agit de réaliser un manuel de contemplation. Dans cet ouvrage, Huxley mêle en effet les religions, les traditions orientales et occidentales dans une sorte de rapprochement des Eglises à l'échelle mondiale. Il tente de réconcilier l'esprit scientifique et l'esprit mystique au moyen d'un dénominateur commun à tous les grands courants de pensée. Une quête intellectuelle qui correspond à l'attitude pratique de l'écrivain qui cherchait le salut dans un mysticisme proche du bouddhisme - bien qu'à la différence de celui-ci Huxley crût en un fondement de l'existence purement spirituel et demeurât déiste. Il ne devient pas non plus antirationaliste, mais fait une place à la science. Le résultat est une synthèse jugée partielle : d'une part le mur de son rationalisme le sépare du monde des mystiques, d'autre part ses solutions portant sur une réforme de l`âme demeurent inefficaces dans l'univers de la technique.
En 1954, il deviendra encore plus difficile au public de le suivre dans les pourtant fameuses "Portes de la perception" (The Doors of Perception) où il s'en prend au matérialisme, mais emploie les dernières découvertes médicales pour une élévation de l'âme. Un esprit qui s'enfonce dans une méditation indienne où se mêlent la neurothéologie, la thanatologie et la métachimie et qui finira par chercher dans la drogue le remède aux imperfections de notre condition humaine ...
"The Doors of Perception" (1954)
Publié pour la première fois en 1954, "The Doors of Perception" est un essai explorant l’intérêt de Huxley pour les drogues psychédéliques comme source de libération de la conscience et de sensibilisation croissante. L’auteur dédia le livre à sa première épouse, Maria, qui mourut l’année suivante d’un cancer ; ils étaient mariés depuis plus de trente-cinq ans et avaient un enfant ensemble, Matthew, qui allait devenir un épidémiologiste et auteur bien connu. Le titre de l’ouvrage fait référence à une ligne du livre de 1790-1793 de William Blake, "The Marriage of Heaven and Hell", dans lequel le poète écrit « If the doors of perception were cleansed everything would appear to man as it as it, Infinite ». Le roman de Huxley a inspiré Jim Morrison à nommer son groupe, The Doors et a été approuvé par le psychologue controversé, Timothy Leary.
L’ouverture de "The Doors of Perception" décrit l’histoire de la mescaline dans la science occidentale et explique que la source du médicament est le cactus Peyote. Huxley déclare qu’en 1953, il a décidé d’aider la recherche sur la mescaline en étant un « cobaye » et en consommant la drogue. Il relate ensuite en détail son expérience de la substance au cours de la journée et comment elle a affecté sa perception et son appréciation de certaines œuvres d’art et de musique célèbres. Huxley croit que pour la plupart des gens, le désir de se transcender ne serait-ce que pour quelques instants, est et a toujours été l’un des principaux appétits de l’âme, et il ne croit pas que des expériences sous mescaline ou toute autre drogue puissent réellement fournir « la réalisation de la fin et du but ultime de la vie humaine : l’Illumination, la Vision béatifique » (longing to transcend themselves if only for a few moments, is and has always been one of the principal appetites of the soul), mais il croit que prendre la substance offre un petit répit de la « perception ordinaire » et la possibilité de vraiment voir «le monde extérieur et intérieur» (the outer and inner world).
"... Grâce à une série de circonstances pour moi fort heureuses, je me suis trouvé, au printemps de 1953, nettement en travers de cette piste. L’un des limiers était venu, pour affaires, en Californie. En dépit de soixante-dix années de recherches sur la mescaline, les matériaux psychologiques à sa disposition étaient encore ridiculement insuffisants, et il désirait vivement les accroître. J’étais sur place, et disposé – voire empressé – à servir de cobaye. C’est ainsi qu’il se fit que, par une brillante matinée de mai, j’avalai quatre décigrammes de mescaline dissoute dans un demi-verre d’eau, et m’assis dans l’attente des résultats.
Nous vivons ensemble, nous agissons et réagissons les uns sur les autres ; mais toujours, et en toutes circonstances, nous sommes seuls. Les martyrs entrent, la main dans la main, dans l’arène ; ils sont crucifiés seuls. Embrassés, les amants essayent désespérément de fondre leurs extases isolées en une transcendance unique ; en vain. Par sa nature même, chaque esprit incarné est condamné à souffrir et à jouir en solitude. Les sensations, les sentiments, les intuitions, les imaginations – tout cela est privé, et, sauf au moyen de symboles, et de seconde-main, incommunicable. Nous pouvons mettre en commun des renseignements sur des expériences éprouvées, mais jamais les expériences elles-mêmes. Depuis la famille jusqu’à la nation, chaque groupe humain est une société d’univers-îles.
La plupart des univers-îles se ressemblent suffisamment pour permettre une compréhension par inférence, ou même une « empathie » naturelle ou pénétration par le sentiment. C’est ainsi que, nous souvenant de nos propres pertes et humiliations, nous pouvons prendre part à la douleur des autres en des circonstances analogues, nous pouvons (toujours, bien entendu, dans un sens légèrement pickwickien nous mettre à leur place. Mais dans certains cas, la communication entre ces univers est incomplète, ou même inexistante. L’esprit est son lieu propre, et les lieux habités par les déments et les exceptionnellement doués sont tellement différents des lieux où habitent les hommes et les femmes ordinaires, qu’il n’y a que peu ou point de terrain commun du souvenir qui puisse servir de base à la compréhension ou à un sentiment de sympathie. Des mots sont prononcés, mais ils sont incapables d’éclairer. Les choses et les événements auxquels se rapportent les symboles appartiennent à des domaines d’expérience qui s’excluent mutuellement.
Nous voir nous-mêmes comme les autres nous voient est un don fort salutaire. À peine moins importante est l’aptitude à voir les autres tels qu’ils se voient eux-mêmes. Mais qu’arrive-t-il si ces autres appartiennent à une espèce différente et habitent un univers radicalement autre ? Par exemple, comment les sains d’esprit peuvent-ils parvenir à savoir ce qu’on ressent effectivement quand on est fou ? Ou bien – en dehors de l’hypothèse d’une renaissance en la personne d’un visionnaire, d’un médium, ou d’un génie musical – comment pourrons-nous jamais visiter les mondes qui, pour Blake, pour Swedenberg, pour Jean-Sébastien Bach, étaient leur foyer ? Et comment un homme à la limite extrême de l’ectomorphisme et de la cérébrotonie pourra-t-il jamais se mettre à la place d’un homme à la limite de l’endomorphisme et de la viscérotonie, ou, à l’intérieur de certaines aires circonscrites, partager les sentiments de celui qui se tient à la limite du mésomorphisme et de la somatotonie ?
Pour le « behaviouriste » sans mélange, des interrogations de ce genre sont, je le suppose, vides de sens. Mais pour ceux qui croient théoriquement ce qu’en pratique ils savent être vrai – savoir, que l’expérience possède un côté intérieur aussi bien qu’un côté extérieur – les problèmes ainsi posés sont des problèmes réels, d’autant plus graves qu’ils sont, les uns insolubles, d’autres solubles seulement dans des circonstances exceptionnelles et par des méthodes non accessibles à tout le monde. Ainsi, il semble virtuellement certain que je ne saurai jamais ce qu’on ressent quand on est Sir John Falstaff ou Joe Louis. D’autre part, il m’a toujours paru possible que, grâce à l’hypnose, par exemple, ou à l’auto-hypnose, au moyen de la méditation systématique, ou bien par l’absorption de la drogue appropriée, je puisse modifier mon mode ordinaire de conscience, de façon à pouvoir connaître, par l’intérieur, ce dont parlaient le visionnaire, le médium, et même le mystique.
D’après ce que j’avais lu au sujet de l’expérience de la mescaline, j’étais convaincu d’avance que la drogue me donnerait accès, au moins pour quelques heures, dans le genre de monde intérieur décrit par Blake et « A. E. » . Mais ce à quoi je m’étais attendu ne se produisit pas. Je m’étais attendu à rester étendu, les yeux fermés, en contemplant des visions de géométries multicolores, d’architectures animées, riches de gemmes et d’une beauté fabuleuse, de paysages animés de personnages héroïques, de drames symboliques, tremblant perpétuellement au bord même de l’ultime révélation. Mais je n’avais pas compté, la chose était évidente, avec les particularités de mon ensemble génétique mental, les faits de mon tempérament, de mon éducation et de mes habitudes.
Je suis, et ai toujours été, d’aussi loin que remontent mes souvenirs, un « visuel » indigent. Les mots, même les mots des poètes, chargés de résonances, n’évoquent point d’images dans mon esprit. Aucune vision hypnagogique ne m’accueille au seuil du sommeil. Quand je me rappelle quelque chose, le souvenir ne s’en présente pas à moi comme un événement ou un objet vu d’une façon brillante. Par un effort de volonté je puis évoquer une image non très vive de ce qui est arrivé hier après-midi, de l’aspect qu’avait le Lungarno avant la destruction des ponts, ou de Bayswater Road à l’époque où les seuls omnibus étaient verts et minuscules, et traînés par de vieux chevaux à la vitesse de six kilomètres à l’heure. Mais les images de ce genre ont peu de substance, et ne possèdent absolument aucune vie propre et autonome. Elles sont, par rapport aux objets réels et perçus, comme étaient les ombres d’Homère par rapport aux hommes de chair et de sang, qui venaient les voir au royaume des morts. C’est seulement lorsque j’ai la fièvre que mes images mentales acquièrent une vie indépendante. Pour ceux chez qui la faculté de représentation visuelle est forte, mon monde intérieur doit paraître curieusement terne, limité et inintéressant.
Tel était le monde – chose indigente mais bien à moi – que je m’attendais à voir transformé en quelque chose de complètement différent de lui-même.
La modification qui eut lieu effectivement dans ce monde ne fut, en aucun sens, révolutionnaire. Une demi-heure après avoir avalé la drogue, j’eus conscience d’une danse lente de lumières dorées. Un peu plus tard, il y eut de somptueuses surfaces rouges, s’enflant et s’étendant à partir de nœuds d’énergie brillants qui vibraient d’une vie aux dessins continûment changeants. À un autre moment, la fermeture de mes yeux révéla un complexe de structures grises, dans lequel des sphères bleuâtres et pâles émergeaient constamment en prenant une solidité intense, et, étant apparues, montaient sans bruit, glissant hors de vue. Mais à aucun moment il n’y eut de visages ni de formes d’hommes ou d’animaux. Je ne vis pas de paysages, pas d’espaces immenses, pas de croissance ou de métamorphose magique d’édifices, rien qui ressemblât de loin à un drame ou à une parabole. L’autre monde auquel la mescaline me donnait accès n’était point le monde des visions ; il existait là-bas, dans ce que je voyais, les yeux ouverts. Le grand changement était dans le domaine des faits objectifs. Ce qui était arrivé à mon univers subjectif était relativement sans importance.
J’avais pris ma pilule à onze heures. Une heure et demie plus tard, j’étais assis dans mon cabinet de travail, contemplant attentivement un petit vase en verre. Le vase ne renfermait que trois fleurs – une rose Belle-de-Portugal, largement épanouie, d’un rose-coquillage, avec un soupçon, à la base de chaque pétale, d’une teinte plus chaude, plus enflammée ; un gros œillet magenta et crème ; et, violet pâle à l’extrémité de sa tige brisée, le bouton fier et héraldique d’un iris. Fortuit et provisoire, le petit bouquet violait toutes les règles du bon goût traditionnel. Au déjeuner, ce matin-là, j’avais été frappé de la dissonance vive de ses couleurs. Mais la question n’était plus là. Je ne regardais plus, à présent, une disposition insolite de fleurs. Je voyais ce qu’Adam avait vu le matin de sa création – le miracle, d’instant en instant, de l’existence dans sa nudité.
« Est-ce agréable ? » demanda quelqu’un. (Pendant cette partie de l’expérience, toutes les conversations étaient enregistrées au moyen d’une machine à dicter, et j’ai pu me rafraîchir la mémoire quant à ce qui a été dit.)
« Ni agréable ni désagréable, répondis-je. Cela est, sans plus. »
Istigkeit – n’était-ce pas là le mot dont maître Eckhart aimait à se servir ? Le fait d’être. L’Être de la philosophie platonicienne, – sauf que Platon semble avoir commis l’erreur énorme et grotesque de séparer l’Être du devenir, et de l’identifier avec l’abstraction mathématique de l’idée. Jamais il n’avait pu voir, le pauvre, un bouquet de fleurs brillant de leur propre lumière intérieure, et quasi frémissantes sous la pression de la signification dont elles étaient chargées ; jamais il n’avait pu percevoir que ce que signifiaient d’une façon aussi intense la rose, l’iris et l’œillet, ce n’était rien de plus, et rien de moins, que ce qu’ils étaient une durée passagère qui était pourtant une vie éternelle, un périr perpétuel qui était en même temps un Être pur, un paquet de détails menus et uniques dans lesquels, par quelque paradoxe ineffable et pourtant évident en soi, se voyait la source divine de toute existence.
Je continuai à regarder les fleurs, et dans leur lumière vivante, il me sembla déceler l’équivalent qualitatif d’une respiration – mais d’une respiration sans retours à un point de départ, sans reflux récurrents, mais seulement une coulée répétée d’une beauté à une beauté rehaussée, d’une profondeur de signification à une autre, toujours de plus en plus intense. Des mots tels que Grâce et que Transfiguration me vinrent à l’esprit, et c’était cela, bien entendu, entre autres, qu’ils représentaient. Mes yeux passèrent de la rose à l’œillet, et de cette incandescence plumeuse aux banderoles lisses d’améthyste sentimentale qui étaient l’iris. La Vision de Béatitude, Sat Chit Ananda, la Félicité de l’Avoir-Conscience, – pour la première fois je comprenais, non pas au niveau verbal, non pas par des indications rudimentaires ou à distance, mais d’une façon précise et complète, à quoi se rapportaient ces syllabes prodigieuses. Et je me souvins alors d’un passage que j’avais lu dans l’un des essais de Suzuki. « Qu’est-ce que le Corps-Dharma du Buddha ? » (Le Corps-Dharma du Buddha est une autre façon de dire : l’Esprit, l’Être, le Vide, la Divinité.) Cette question est posée dans un monastère Zen, par un novice plein de sérieux et désorienté. Et, avec la prompte incohérence de l’un des Frères Marx, le Maître répond : « La haie au fond du jardin. » – « Et l’homme qui se rend compte de cette vérité, demande le novice, d’un ton dubitatif, qu’est-il, lui, si j’ose poser cette question ? » Groucho lui applique sur les épaules un coup vigoureux de son bâton, et répond : « Un lion aux cheveux d’or. »
Ce n’avait été, lorsque je l’avais lu, qu’une absurdité vaguement grosse de quelque sens caché. Maintenant, c’était clair comme le jour, aussi évident qu’un théorème d’Euclide. Bien entendu, le Corps-Dharma du Buddha, c’était la haie au fond du jardin. En même temps, et non moins manifestement, c’était ces fleurs, c’était toute chose qu’il me plaisait – ou plutôt, qu’il plaisait au non-moi béni et délivré pour un instant de mon étreinte étouffante – de regarder. Les livres, par exemple, dont étaient tapissés les murs de mon cabinet. Comme les fleurs, ils luisaient, quand je les regardais, de couleurs plus vives, d’une signification plus profonde. Des livres rouges, semblables à des rubis ; des livres émeraude ; des livres reliés en jade blanche ; des livres d’agate, d’aigue-marine, de topaze jaune ; des livres de lapis-lazuli dont la couleur était si intense, si intrinsèquement pleine de sens, qu’ils me semblaient être sur le point de quitter les rayons pour s’imposer avec plus d’insistance encore à mon attention.
« Et les rapports spatiaux ? » demanda l’enquêteur, tandis que je regardais les livres.
Il était difficile de répondre. Sans doute, à ce moment, la perspective paraissait assez bizarre, et les murs de la pièce ne semblaient plus se couper à angle droit. Mais ce n’étaient pas là les faits réellement importants. Les faits réellement importants, c’étaient que les rapports spatiaux avaient cessé d’avoir grand intérêt, et que mon esprit percevait le monde rapporté à autre chose qu’à des catégories spatiales. En temps ordinaire, l’œil se préoccupe de problèmes tels que : Où ? À quelle distance ? Situé comment par rapport à quoi ? Dans l’expérience de la mescaline, les questions sous-entendues auxquelles répond l’œil sont d’un autre ordre. Le lieu et la distance cessent de présenter beaucoup d’intérêt. L’esprit effectue ses perceptions en les rapportant à l’intensité d’existence, à la profondeur de signification, à des relations à l’intérieur d’un motif-type. Je voyais les livres, mais je ne me préoccupais nullement de leurs positions dans l’espace. Ce que je remarquais, ce qui s’imposait à mon esprit, c’est qu’ils luisaient tous d’une lumière vivante, et que, chez certains, la splendeur était plus manifeste que chez d’autres. À cette occasion, la position et les trois dimensions étaient à côté de la question. Non point, bien entendu, que la catégorie de l’espace eût été abolie. Quand je me levai et me déplaçai par la pièce, je pus le faire d’une façon absolument normale, sans méjuger l’endroit où se trouvaient les objets. L’espace était toujours là ; mais il avait perdu sa prédominance. L’esprit se préoccupait primordialement, non pas de mesures et de situations, mais d’être et de signification.
Et l’indifférence en ce qui concerne l’espace était accompagnée d’une indifférence vraiment complète en ce qui concerne le temps ..."
"Island", Aldous Huxley (1962)
Dans "Island", son dernier roman, Huxley nous transporte sur une île du Pacifique (Pala) où, depuis 120 ans, une société idéale prospère, mêlant sagesse orientale (bouddhisme, hindouisme) et science occidentale. Inévitablement, cette île de bonheur attire l'envie et l'inimitié du monde environnant. Une conspiration est en cours pour prendre le contrôle de Pala, et les événements commencent à bouger lorsqu'un agent des conspirateurs, un journaliste nommé Will Faranby, fait naufrage sur l'île. Il découvre une société où les habitants pratiquent la méditation et le contrôle des émotions, l’éducation encourage la curiosité et l’épanouissement personnel, la sexualité est libérée mais ritualisée, et l’économie basée sur la coopération, pas sur l’exploitation. Ajouter à cela, une drogue psychédélique (la "moksha", inspirée des champignons sacrés) est utilisée pour accéder à des états de conscience supérieurs. Cependant, Pala est menacée par des forces extérieures (pétroliers et dictatures voisines) qui veulent s’emparer de ses ressources. Ce à quoi Faranby ne s'attend pas, c'est que son séjour parmi les habitants de Pala va révolutionner toutes ses valeurs et, à sa grande surprise, lui redonner espoir.
Une utopie philosophique qui contraste avec sa dystopie célèbre "Le Meilleur des mondes" : un roman et un manifeste pour un monde plus conscient et pacifique. Huxley y dénonce donc le consumérisme, le militarisme et la répression sexuelle de l’Occident, et intègre bouddhisme, taoïsme et advaita vedanta (ce qui a séduit les lecteurs intéressés par la spiritualité) ...
"... — Eh bien, je suis heureux que tout cela soit si drôle, prononça soudain une voix de basse.
Will Farnaby se retourna et vit un petit homme maigre qui lui souriait. L’homme était vêtu à l’européenne et portait un sac noir. Will estima qu’il devait avoir plus de cinquante ans. Sous le large chapeau de paille, la chevelure était épaisse et blanche. Et quel bizarre nez crochu ! Et ces yeux bleus, comme ils étaient inattendus dans ce visage sombre !
— Grand-père ! s’exclama Mary Sarojini.
L’étranger se tourna vers l’enfant.
— Que s’est-il passé de si drôle ? demanda-t-il.
— Eh bien, commença Mary Sarojini, puis elle s’arrêta un instant pour rassembler ses idées. Eh bien, cet homme était sur un bateau et, quand la tempête s’est déchaînée hier, il a fait naufrage quelque part, en bas. Il lui a fallu escalader la falaise. Il y avait quelques serpents, et il a fait une chute. Mais heureusement, il y avait un arbre, de sorte qu’il a seulement eu peur. C’est pourquoi il grelottait si fort ; alors je lui ai donné quelques bananes, et je lui ai fait raconter son aventure mille et une fois. Et tout à coup il a compris qu’il n’y avait pas de raison de se tourmenter. Je veux dire que tout était fini. C’est ce qui l’a fait rire. Et quand il a ri, j’ai ri aussi. Et le mynah s’est mis à rire aussi.
— Très bien, approuva le grand-père.
Puis, se tournant vers Will Farnaby :
— Et maintenant, après les premiers secours psychologiques, voyons ce que nous pouvons faire pour notre pauvre vieux Frère-Âne. À propos, je suis le Dr Robert MacPhail. Qui êtes-vous ?
— Il s’appelle Will, répondit Mary Sarojini devançant ce dernier. Et son nom de famille est « Far-quelque-chose ».
— Farnaby pour être précis. William Asquith Farnaby. Comme vous pouvez le deviner, mon père était un ardent libéral. Même lorsqu’il était ivre. Davantage même, alors.
Will laissa échapper un gros rire moqueur, étrangement différent de la franche hilarité qui l’avait pris lorsqu’il avait compris qu’il n’y avait pas de raison de se tourmenter.
— Vous n’aimiez donc pas votre père ? s’inquiéta Mary Sarojini.
— Pas autant que je le devrais, reconnut Will.
Le Dr MacPhail expliqua à l’enfant :
— Il veut dire qu’il détestait son père. Ça arrive à bien des gens, ajouta-t-il en aparté.
Il s’accroupit et se mit à défaire les liens du sac noir.
— Un de nos ex-impérialistes, je présume, lança-t-il par-dessus son épaule.
— Né à Bloomsbury, confirma Will.
— Dans la haute société, diagnostiqua le Docteur. Mais il n’appartenait pas à la caste militaire ou terrienne.
— Exact. Mon père était avocat et journaliste politique. C’est-à-dire quand l’alcool lui en laissait le loisir. Aussi incroyable que cela puisse paraître, ma mère était la fille d’un archidiacre. D’un archidiacre, répéta-t-il en riant de nouveau, du même rire qu’il avait eu pour souligner le penchant de son père pour le brandy.
Le Dr MacPhail le regarda un instant, puis reporta son attention sur les courroies de son sac.
— Lorsque vous riez ainsi, remarqua-t-il d’un ton de détachement savant, votre visage devient curieusement laid.
Déconcerté, Will chercha à masquer son embarras par une boutade :
— Il est toujours laid, dit-il.
— Au contraire, il a un type de beauté baudelairien. Sauf quand vous vous avisez d’émettre des cris d’hyène. Pourquoi faites-vous cela ?
Will expliqua :
— Je suis journaliste. Correspondant spécial, payé pour voyager autour du monde et en rapporter toutes les horreurs courantes. Quel autre bruit espérez-vous que j’émette ? « Coucou », « Bla-bla », « Marx-marx » ? ..."