Joseph Roth (1894-1939), "Radertzky-marsch" (La marche de Radertzky, 1932) - Heimito von Doderer (1896-1966), "Ein Mord den jeder begeht" (1938, Un Meurtre que tout le monde commet), "Die erleuchteten Fenster" (1950, Les Fenêtres éclairées), "Die Strudlhofstiege" (1951, L'Escalier du Strudlhof), "Die Dämonen" (1956) - .....
Last update: 12/31/2016
Comment s'enchaînent et peuvent s'expliquer l'un par l'autre le passé et le présent dans le cours d'une vie humaine, comment l'expérience vécue seule permet l'interprétation de signes apparemment insignifiants ...
Deux chefs d'oeuvre, "Radertzky-marsch", "Die Strudlhofstiege" (1951) ...
"Radertzky-marsch" (La marche de Radertzky, 1932) est l'un des plus grands romans historiques européens du XXe siècle. Pour évoquer un milieu spécifique - les provinces de l'Empire Habsbourg durant ses dernières années de grandeur et d'instabilité politique -, Joseph Roth s'est inspiré de son enfance à la périphérie de l'Empire et de ses souvenirs d'une fierté supranatíonale où l' "Autriche" était presque une conception abstraite. La marche de Strauss, autrichienne par excellence, sert de leitmotiv. Elle symbolise la tradition, l'ordre et l'appartenance - qualités qui se perdent peu à peu lorsque l'infrastructure de l'Empíre commence à s'effondrer. Quand le lieutenant Trotta sauve la vie de l'empereur à la bataille de Solferíno, il devient le "héros de Solferino". Ni lui ni les générations suivantes ne sont capables de se montrer à la hauteur des attentes créées par cette légende. Son petit-fils, Carl Joseph, est un soldat quelconque qui préfère la Galicie, région reculée de l'Empire où la définition étroite de la nationalité et de |'identité semble sans importance. Sa mort sur le front de l'Est au cours de la Première Guerre mondiale représente moins une tragédie personnelle que la fin d'une ère. Ce roman, qui explore les complexités de la famille et de l'amitié, exprime la nostalgie d'une ère révolue dans un récit historique dépourvu de tout sentimentalisme.
Heimito von Doderer, quant à lui, s'il commence à publier dans les années 1930 (Ein Mord, den jeder begeht, 1938), c'est seulement en 1951 qu'il connut la célébrité avec le roman "Die Strudelhofstiege oder Melzer und die Tiefe der Jahre", vaste fresque de la société viennoise figée dans sa décadence et attendant sa destruction, en 1910-1911 et 1923-1925 : il va défendre une conception selon laquelle le bonheur réside dans l'acceptation passive de la réalité sociale : le refus de cette acceptation entraîne une rupture par rapport à cette réalité avec, en corollaire, le risque de s'enfermer dans des mondes obsessionnels fermés (bureaucratique, sexuel). Le seul cheminement possible de la pensée à partir du prérequis de l'acceptation, prend le détour du passé, de l'enfance..
Joseph Roth (1894-1939)
Joseph Roth est né à Brody, de parents juifs, dans cette province située aux confins orientaux de l'Empire austro-hongrois, la Galicie, à très forte population juive. Roth y resta jusqu`à l`âge de 20 ans, ce qui explique que cette région si spécifique où se mêlaient les populations allemande, juive, polonaise, ukrainienne, constitue le cœur de toute son œuvre. Après des études secondaires au lycée de Brody, il s`inscrit en 1914 à l'université de Vienne où il suit des études de littérature allemande et publie, dès 1915, ses premiers écrits dans un journal de Vienne. Enrôlé fin 1916, il est envoyé en 1917 en Galicie et affecté à un service de presse. Au retour de la guerre, Roth publie dans un journal nouvellement créé, Der Neue Tag, plus d'une centaine de "feuilletons" en un an, de petits articles brillants, prenant pour sujet une anecdote, un fait, un moment de l'actualité. L'engagement socialiste de Roth s'y fait déjà sentir. En 1919. il fait la connaissance de Friederike (Friedl) Reichler, elle aussi originaire de Galicie, qu'il épousera en 1922, Quand le Neuer Tag doit cesser sa publication, Roth part pour Berlin qui lui semble offrir des perspectives que Vienne ne peut lui donner : une presse florissante et tout le bouillonnement culturel des années 1920 berlinoises. Et de fait, Roth parvient à se faire une place dans les colonnes de journaux berlinois, en particulier dans l'organe du parti socialdémocrate Vorwärts. Roth y signe ses articles "Joseph le Rouge".
L'inflation le contraint à repartir pour Vienne...
Les premiers romans de Joseph Roth sont publiés à cette époque, indissociables de son travail de journaliste, dans leur écriture comme dans leurs thèmes, et du reste publiés d'abord dans des journaux. ce sont "Das Spinnennetz" (La Toile d'araignée), une analyse du terrain politique et social dans lequel s'effectuent la naissance et l'ascension d`un jeune fasciste, un roman si proche de l`actualité qu`il mentionne le putsch manqué d'Hitler intervenu en 1923 pendant la publication, puis "Hôtel Savoy" et "La Rébellion" (Die Rebellion). En 1925, Roth devient correspondant à Paris de la Frankfurter Zeitung. Il va entreprendre pour ce journal, au cours de l'été 1925, un voyage dans le sud de la France, en Provence, d`où il rapportera une série d'articles publiés également plus tard sous forme d`essais, "Les Villes blanches" (Die weissen Städte). Il écrit l'essai "Juifs en errance" (Juden auf Wanderschaft), description passionnée de la situation des "Juifs de l'Est" en Europe et de ce qu'ils ont apportés à la culture européenne. Un voyage à travers la Russie communiste de 1917 trouvera son écho dans le roman reportage "La Fuite sans fin" (Flucht ohne Ende) ....
Mais à partir de 1928 se déclare la maladie de son épouse, Friedl Roth, une schizophrénie qui la conduira désormais dans différents sanatoriurns où elle mourra en 1940. Les conséquences pour Roth seront dramatiques : ébranlement moral, sentiment de culpabilité, apparition de l'alcoolisme, difficultés matérielles. Désormais, Roth ne cessera de travailler en se disant soumis à de terribles besoins d'argent, qui augmenteront encore quand, à partir de 1931 et pendant cinq ans, il vivra avec Andrea Manga Bell, mère de deux enfants. Elle sera sa compagne pendant les années où Roth écrit ses plus grands romans dont "Job" (Hiob), histoire d'un Juif pauvre de Galicie, pieux, "simple et craignant Dieu", frappé par le destin et par la rupture des structures de son monde ancien, de la mise à l`épreuve de la foi dans l`adversité.
En 1932 paraît "La Marche de Radetzky", le grand roman de Roth racontant la vie et le destin de trois générations des von Trotta, et vaste tableau du déclin de l'Empire des Habsbourg. L'évolution politique de Roth, profondément marqué par la "perte" de l*Autriche de sa jeunesses l'a conduit à une nostalgie quasi religieuse de l'Empire multinational, et à un légiijmisme aussi actif qu'irréaliste. Depuis 1933, Roth vit en exil à Paris et participe à la vie politique de l'exil autrichien, publie plusieurs nouvelles et romans, "April" (1925), "Tarabas, ein Gast auf dieser Erde" (1934), "Die Büste des Kaisers" (1935), "Beichte eines Mörders" (Confession d'un meurtrier, 1936). Mais l'alcoolisme est devenu, définitivement, une maladie en méme temps qu'une forme de suicide. Les dernières années voient publier "La Crypte des Capucins" (Die Kapuzinergruff) qui prolonge "La Marche de Radetsky". Victime d'une attaque le 23 mai 1939, il mourra à l'hôpital Necker ...
"Radertzky-marsch" (La marche de Radertzky, 1932)
Chef d'oeuvre de Joseph Roth, évocation d'un passé devenu le roman du déclin de l`Autriche des Habsbourg, le récit s'étend sur trois générations de Trotta. Les descriptions, sous l'apparence d'un vif réalisme, recèlent bien des significations symboliques sous-jacentes, c'est tout un univers multi-culturel qui bascule. Tous les personnages, nettement individualisés en quelques traits, participent, dans leur conception psychologique à l`évocation d'un monde ayant perdu ses valeurs fondamentales, son soutien, son avenir, et voué à la destruction. Le leitmotiv musical du roman, la Marche de Radetsky, marche militaire aux accents joyeux composée par Johann Strauss père en l’honneur du maréchal Radetsky von Radetz entré triomphalement dans Milan en mars 1848 après l’écrasement de l’insurrection italienne en Lombardie-Vénétie, devient une marche funèbre qui va scander l’inexorable déclin de la monarchie austro-hongroise...
(Avant-propos à mon roman "La Marche de Radetzky" ... 17 avril 1932)
"Un cruel dessein de l’Histoire a détruit mon ancienne patrie, la monarchie austro-hongroise. Je l’ai aimée, cette patrie qui me permettait d’être tout à la fois un patriote et un citoyen du monde, un Autrichien et un Allemand au milieu de tous les peuples autrichiens. J’ai aimé les vertus et les qualités de cette patrie, et aujourd’hui encore, alors qu’elle est morte et disparue, je continue d’aimer ses défauts et ses faiblesses. Elle en avait beaucoup. Elle les a expiés par sa mort. Elle est passée presque sans transition du spectacle d’opérette au théâtre effroyable de la guerre mondiale. La fanfare militaire qui, à Vienne, accompagnait mon bataillon d’infanterie jusqu’à la gare du Nord jouait un pot-pourri de mélodies de Lehar et de Strauss, et le sifflement de la locomotive qui devait nous conduire au champ de bataille se mêlait aux sons de plus en plus ténus, emportés par le vent, des tambours et trompettes restés sur le quai, cependant que notre train filait vers la mort. C’était une semaine après la mort du vieil empereur. Dans ce même uniforme flambant neuf que nous portions à l’heure du départ, nous avions au moment de son enterrement formé une haie d’honneur devant la crypte des Capucins. On eût dit ainsi que c’était encore le défunt empereur qui nous envoyait à la mort. Et tandis qu’on l’enterrait avec la pompe retenue que le silence éternel des hommes tombés au combat et les épouvantables cris de douleur des mutilés avaient dictée au maître de cérémonies, nous savions tous, nous, ses soldats, que notre dernier empereur s’en était allé, et avec lui notre pays natal, notre jeunesse et notre monde. Son successeur était seulement l’administrateur, le dépositaire impuissant et provisoire d’un héritage dont les nouveaux propriétaires se tenaient déjà là à attendre qu’il leur échoie, avec dans les mains, garantis par écrit, les droits que l’histoire universelle leur avait concédés. Je comprenais bien que c’était la volonté de l’histoire universelle qui s’accomplissait là – son sens, toutefois, demeure assez souvent mystérieux pour moi. À supposer qu’elle soit véritablement le tribunal de l’humanité, l’Histoire ne me semble pas davantage à l’abri des erreurs et des fautes judiciaires qu’un simple tribunal de district ou de région. Avec une immense désinvolture, il lui arrive en effet d’abandonner au cinéma, à l’opérette filmée et aux ridicules propagateurs des plus communes vérités toutes faites le soin de s’ériger en juges de l’ancienne monarchie austro-hongroise. Et l’on découvre ainsi que Clio, muse toute de gravité tragique, se laisse parfois aller à céder à ses sœurs ô combien plus frivoles les tâches qui lui reviennent.
Quant à moi et à nombre de mes compatriotes dispersés à l’étranger, qui avons perdu une patrie et par là même un monde, c’est une Autriche bien différente qui nous est connue et familière, autre que celle qui, de son vivant déjà, s’est donnée à voir dans ses opérettes destinées à l’exportation, et qui après sa mort ne parvient plus à subsister que dans ses produits les plus galvaudés. J’ai connu et aimé la singulière et remarquable famille des Trotta, ces Spartiates parmi les Autrichiens, dont je veux raconter l’histoire dans mon livre intitulé La Marche de Radetzky. Dans leur ascension et dans leur déclin je crois être fondé à reconnaître l’empreinte de cette force obscure qui, à travers le destin d’une lignée, interprète celui d’une grande puissance historique.
Les peuples disparaissent, les empires s’effondrent (c’est de la succession de ces déclins que se compose l’Histoire). Le devoir moral qui revient à l’écrivain est de consigner ce qui est remarquable et singulier, et en même temps ce qui est proprement humain, et de le soustraire ainsi au passage du temps, à la fugacité des choses. La mission humble et noble qui lui incombe consiste à glaner les destins privés que l’Histoire, aveugle et insouciante, à ce qu’il semble, laisse tomber sur son passage." (Joseph Roth)
L`ancêtre, le lieutenant Trotta, sauve la vie de l'empereur François-Joseph à la bataille de Solferino en 1859. Promu capitaine et anobli, il quitte l'armée le jour où il découvre dans le livre d`histoire de son fils le récit enjolivé et déformé de son action "héroïque". Son fils deviendra un haut fonctionnaire de l'Empire, préfet dans une petite ville de Moravie on l`on joue tous les dimanches sur la place... la célèbre Marche de Radetzky. À l'image de l'empereur dont il est une sorte de double, il accomplit sa tâche avec un sens du devoir, une rigueur et une fidélité absolus. Son fils unique, Carl Joseph, devient officier de cavalerie et est muté dans la lointaine Galicie. Mais l'héritier du héros de Solferino n'est plus qu'une pâle copie de son ancêtre. Son existence n'a de valeur à ses yeux que par référence à la gloire du passé, celle de l'ancêtre auquel son visage ressemble mais en moins noble, sa vie ressemble mais en plus triste et plus banal. Il ne puise ses forces que dans le souvenir de l'acte héroïque accompli par celui dont il est le descendant. Incapable de faire face aux exigences de cet idéal, son insuffisance se traduit par le jeu, l'alcool, l`échec en amour. ll est envoyé avec sa compagnie pour mater une grève d`ouvriers. La guerre éclate : en 1914, il participe à la campagne de Galicie où il est tué. Le préfet son père ne lui survivra que peu de temps : il meurt en 1916 alors que l'issue fatale de la guerre ne fait plus de doute, et presque le même jour que l'empereur...
"Les Trotta n’étaient pas de vieille noblesse. Le grand-père avait été anobli après la bataille de Solferino. Il était slovène et avait pris le nom de son village natal, Sipolje. Il avait été choisi par le destin pour accomplir une prouesse peu commune. Mais lui-même devait faire en sorte que les temps futurs en perdissent la mémoire.
À la bataille de Solferino, il commandait une section en qualité de sous-lieutenant. Le combat était engagé depuis une demi-heure. À trois pas devant lui, il voyait, de dos, ses soldats. La première ligne de sa section était à genoux, la seconde debout. Tous étaient sereins, sûrs de la victoire. Ils avaient mangé copieusement, ils avaient bu de l’eau-de-vie aux frais et en l’honneur de l’Empereur qui était au front depuis la veille. Çà et là, dans les lignes, l’un d’eux tombait. Trotta sautait vivement dans la brèche et tirait avec les fusils abandonnés par les morts et les blessés. Tantôt il resserrait le rang éclairci, tantôt il le redéployait. L’oreille tendue, le regard aiguisé par cent combats, il ne perdait rien des péripéties de la bataille. Dans le crépitement de la fusillade, son ouïe affinée distinguait les rares commandements du capitaine. Ses yeux perçants pénétraient le brouillard gris-bleu flottant devant les lignes ennemies. Jamais il ne tirait sans avoir visé, chacun de ses coups portait. Les hommes sentaient sa main et son regard, entendaient son appel et se trouvaient en sûreté.
L’ennemi suspendit le combat. Sur toute la longueur du front, à perte de vue, un ordre courut : « Cessez le feu ! ». Çà et là, on perçut encore le cliquetis d’une baguette de fusil, la déflagration d’un coup solitaire et attardé. Entre les deux fronts, le brouillard s’éclaircit un peu. Il était midi, on fut soudain enveloppé de la chaleur d’un soleil orageux voilé d’argent. Alors, entre le sous-lieutenant et ses soldats, l’Empereur apparut avec deux officiers d’état-major. Il allait porter à ses yeux les jumelles que lui passait l’un de ses compagnons. Trotta savait ce que cela signifiait : en admettant même que l’ennemi fût en train de battre en retraite, son arrière-garde était certainement tournée vers les Autrichiens, et qui brandissait des jumelles donnait à entendre qu’il constituait une cible de choix. Or c’était le jeune Empereur ! Trotta sentit son cœur lui battre dans la gorge. La peur de la catastrophe inimaginable, sans bornes, qui allait l’anéantir lui-même, le régiment, l’armée, l’État, le monde entier, fit passer en lui de brûlants frissons. Ses genoux tremblèrent. Et l’éternelle rancune nourrie par le simple officier du front contre les grands seigneurs de l’état-major, qui n’avaient pas la moindre idée de la dure pratique du métier, dicta au sous-lieutenant cet acte qui devait graver ineffaçablement son nom dans les annales du régiment. À deux mains, il empoigna le monarque par les épaules pour le forcer à se baisser. Sans doute le geste du sous-lieutenant fut-il trop brusque, l’Empereur s’abattit aussitôt. Ses compagnons se précipitèrent sur lui. Au même instant, un coup de feu traversait l’épaule gauche du sous-lieutenant, le coup de feu qui était précisément destiné au cœur de l’Empereur. Partout, d’un bout à l’autre du front, le crépitement confus et désordonné des fusils arrachés à leur somnolence se réveilla. L’Empereur, que ses compagnons exhortaient impatiemment à quitter cet endroit périlleux, se pencha cependant sur le sous-lieutenant étendu et, se souvenant de son devoir impérial, demanda à l’homme évanoui, qui n’entendait plus rien, comment il s’appelait. Un major, un sous-officier et deux hommes portant une civière arrivaient au pas de course, dos courbé, tête baissée. Les officiers d’état-major mirent tout d’abord l’Empereur à terre, puis s’y jetèrent eux-mêmes. « Là ! Le lieutenant ! » criait l’Empereur au major hors d’haleine.
Entre-temps, le feu s’était calmé et, tandis que le jeune officier adjoint se mettait à la tête des soldats en annonçant d’une voix claire : « La section à mon commandement ! », François-Joseph et ses compagnons se relevaient, les infirmiers sanglaient avec précaution le blessé sur le brancard. Puis tous se retirèrent en direction du quartier général où une tente blanche comme neige abritait la plus proche infirmerie.
La clavicule gauche de Trotta était fracassée. Le projectile, arrêté juste sous l’omoplate, fut extrait en présence du chef suprême de l’armée, sous les hurlements inhumains du blessé que la douleur avait fait sortir de son évanouissement.
Quatre semaines plus tard, Trotta était guéri. Quand il rejoignit sa garnison de Hongrie méridionale, il avait le grade de capitaine et la plus haute des distinctions honorifiques de la monarchie : l’ordre de Marie-Thérèse, ainsi que la particule. Il s’appelait désormais capitaine Joseph Trotta von Sipolje.
Comme si on lui avait échangé sa propre vie contre une vie étrangère toute neuve, fabriquée dans un atelier, chaque nuit, avant de s’endormir, chaque matin, après son réveil, il se répétait son nouveau grade et son nouvel état, se plantait devant son miroir et s’assurait qu’il avait toujours le même visage. Pris entre la familiarité maladroite dont usaient ses camarades pour essayer d’effacer la distance qu’une incompréhensible destinée avait soudain établie entre eux et lui, et ses propres efforts pour afficher devant tout le monde son habituelle désinvolture, le capitaine Trotta, nouveau noble, sembla perdre son équilibre. Il avait l’impression d’être condamné à marcher dorénavant, et jusqu’à la fin de sa vie, dans les chaussures d’autrui, sur un parquet glissant, poursuivi par de mystérieux chuchotements, attendu par de craintifs regards. Son grand-père n’avait été qu’un petit paysan, son père, ancien sergent-major, était devenu maréchal des logis-chef dans la gendarmerie, sur la région frontalière, dans le sud de la monarchie. Depuis qu’il avait perdu un œil en se battant avec des contrebandiers bosniaques, il vivait au château de Laxenburg, comme invalide militaire et gardien de parc, donnait à manger aux cygnes, taillait les haies, défendait le cytise au printemps, plus tard le sureau contre des mains chapardeuses et non autorisées et, pendant les nuits tièdes, il chassait de l’obscurité bienfaisante des bancs du parc les couples d’amoureux sans abri. Il avait paru naturel et convenable que le fils d’un sous-officier eût le simple grade de sous-lieutenant d’infanterie. Mais son propre père parut s’éloigner tout à coup du noble et distingué capitaine qu’auréolait l’éclat inaccoutumé et presque inquiétant de la faveur impériale, comme un nuage d’or. L’affection mesurée que le fils témoignait au vieillard sembla exiger un changement de conduite et une forme nouvelle de rapports entre père et fils. Il y avait cinq ans que le capitaine n’avait pas vu son père mais, tous les quinze jours, quand, selon un rite immuable, il montait la garde, il écrivait au vieil homme une courte lettre, dans le corps de garde, à la pauvre lueur vacillante d’une bougie d’ordonnance, après avoir visité les factionnaires, noté les heures de relève et inscrit dans la colonne des « observations particulières » un « néant » vigoureux et net qui niait pour ainsi dire la seule possibilité d’observations particulières. Écrites sur du papier jaune et fibreux de format in-octavo, les lettres se ressemblaient comme des bulletins de permission et des notes de service : portant la suscription « Cher père » sur la gauche, à quatre doigts de distance du bord supérieur, à deux doigts du bord latéral, elles commençaient par une brève information sur la santé du signataire, continuaient en exprimant l’espoir que celle du destinataire était « de même » et se terminaient par la formule : « Avec les respects de votre fils fidèle et reconnaissant » qui faisait toujours l’objet d’un nouvel alinéa, en bas, à droite et un peu en retrait sur une diagonale partant de la suscription. Mais comment faire maintenant pour modifier la forme réglementaire de ces lettres, prévue pour la durée d’une vie de soldat, d’autant qu’avec le nouveau grade, on ne menait plus le même train de vie, et comment intercaler, entre les phrases stéréotypées, des informations inusitées sur des conditions d’existence auxquelles on n’était pas accoutumé et qu’on avait à peine comprises soi-même ? En cette tranquille soirée où, pour la première fois depuis sa guérison, et pour remplir son devoir d’épistolier, il s’installa à la table que les lames espiègles d’hommes qui s’ennuyaient avaient largement entamée, profondément entaillée, le capitaine Trotta se rendit compte qu’il ne dépasserait jamais le « Cher père ». Il posa sa plume stérile contre l’encrier, arracha un petit bout de la mèche tremblotante de la bougie, comme s’il attendait une heureuse inspiration de sa lumière atténuée, puis il s’égara doucement parmi les souvenirs de son enfance, de son village, de sa mère et de l’École militaire. Il considéra les ombres gigantesques projetées par de tout petits objets sur les murs nus, badigeonnés de bleu, la courbe légère de son sabre pendu auprès de la porte, avec le collier sombre passé en travers de la coquille. Il écouta la pluie tomber inlassablement et tambouriner sa chanson sur le zinc qui recouvrait l’appui de fenêtre. Il finit par se lever, résolu à aller voir son père la semaine suivante, après la traditionnelle audience de remerciement à l’Empereur, pour laquelle on devait le convoquer dans quelques jours.
Une semaine plus tard, l’audience eut lieu : juste dix minutes, pas plus, d’impériale faveur, dix à douze questions, extraites de dossiers, auxquelles on répondait, en se tenant au garde-à-vous, par un « Oui, Sire » qui devait partir comme un coup de fusil plein de douceur, mais aussi de résolution, puis le capitaine Trotta partit immédiatement en fiacre pour voir son père à Laxenburg. Il trouva le vieil homme dans la cuisine de son logement, assis en bras de chemise à sa table nue et lisse sur laquelle on apercevait un mouchoir bleu foncé à bordure rouge, ainsi qu’une impressionnante tasse de café fumant qui embaumait. Une canne noueuse de merisier rouge pendait par son bec au bord de la table et se balançait doucement. Une blague à tabac frippée, toute gonflée d’un ordinaire fibreux, bâillait à côté de la longue pipe en terre blanche, jaunie, brunie, dont la coloration s’harmonisait avec la forte moustache blanche du vieillard. Au milieu de ce pauvre logis alloué par l’administration, le capitaine Trotta von Sipolje se dressait comme un dieu militaire, avec son écharpe chatoyante, son casque verni rayonnant comme un noir soleil d’une espèce toute particulière, des bottines à élastiques, sans un pli, cirées comme des miroirs, ses éperons étincelants, les deux rangées de boutons brillants, presque flamboyants, de sa tunique, sous la bénédiction de l’insigne de Marie-Thérèse au surnaturel pouvoir. Ainsi le fils se tenait devant son père, qui se leva lentement, comme s’il voulait mettre une ombre à l’éclat de son enfant par la lenteur de son accueil. Le capitaine Trotta baisa la main de son père, pencha la tête davantage, reçut un baiser sur le front, un autre sur la joue.
– Assieds-toi, dit le vieillard.
Le capitaine déboucla une partie de ses splendeurs et s’assit...."
(Editions du Seuil, 1982 pour la traduction français)
Heimito von Doderer (1896-1966)
Romancier de la lignée des Musil, Broch, Roth et Canetti, Heimito von Doderer est issu de la bourgeoisie viennoise. En 1916, il participe à la campagne contre la Russie sur le front galicien et est fait prisonnier de guerre en Sibérie. En 1920, il retourne à Vienne, commence des études d'histoire et de psychologie, et en 1923, entre à l'Institut de Recherche Historique Autrichienne. Il fréquente la jeunesse dorée de l'entre-deux-guerres et adhère brièvement à l'idéologie nazie dont il se détourne avant l'Anschluss. "Toute son œuvre témoignera d'une fuite obstinée hors de toute idéologie et vers un espace qui serait purement humain", multipliant les personnages, entremêlant les intrigues et les générations dans une apparente confusion dont on ne découvre la logique rigoureuse que dans la derniers chapitres, seul moyen pour appréhender la totalité, reconquérir la réalité ...
Doderer commence à publier dans les années 1930 (Ein Mord, den jeder begeht, 1938), mais c'est seulement en 1951 qu'il connut la célébrité avec le roman "Die Strudelhofstiege oder Melzer und die Tiefe der Jahre", vaste fresque de la société viennoise...
"Un meurtre que tout le monde commet" (Ein Mord den jeder begeht, 1938)
"C'est le premier roman important de Heimito von Doderer. Ce livre rassemble les éléments d'une enquête policière, ceux d'une éducation sentimentale
et ceux, enfin, d'un roman d'initiation : parvenu à l'âge adulte, Conrad Castiletz ("Kokosch", l'anti-héros romantique du roman) qui mène dans l'Allemagne des années vingt, la vie ordinaire et
sans histoire d'un fils d'industriel, s'efforce un jour de résoudre l'énigme de la mort de la soeur de sa femme, survenue plusieurs années auparavant.
L'extraordinaire construction de ce livre où ressurgissent, avec la force du leitmotiv, certaines images-clés, la densité poétique et souvent baroque du
style, suggèrent une volonté d'élucider ces ellipses de la vie où Doderer perçoit non pas le déterminisme d'un hasard mais la magie d'un destin. Toute l'oeuvre de Doderer, du reste, s'articule
autour de personnages égarés dans l'Histoire collective et que l'on voit chercher inlassablement la nature de leur identité. Telle est la fatalité de Conrad qui découvre avec stupeur que
la seule chose à laquelle il ne peut échapper est son enfance." (éditions Rivages)
"...L'enfance, c'est comme un seau qu'on vous renverse sur la tête. Ce n'est qu'après que l'on découvre ce qu'il y
avait dedans. Mais pendant toute une vie, ça vous dégouline dessus, quels que soient les vêtements ou même les costumes que l'on puisse mettre.
L'homme dont on doit rapporter ici la vie - son cas a excité quelque curiosité à l'intérieur des frontières
allemandes et même au-delà, lorsque les choses furent ensuite mieux connues - pourrait presque fournir la preuve que l'on n'arrive jamais à se laver du contenu de ce fameux
seau.."
Ce livre est l'un des plus célèbres de l'auteur et a pour héros un "suiveur" du destin, Konrad Castiletz, homme tranquille et rangé. Le mariage va pourtant déclencher chez lui une recherche fiévreuse du sens du destin, de la faute et de la connaissance : il s`aperçoit en effet qu`il a été involontairement responsable de la mort de sa future belle-sœur à cause d'une folie d'étudiant. Cet événement remonte à neuf années : Konrad, jeune étudiant. avait pris le train et, par la fenêtre de son compartiment, avait brusquement exhibé un crâne pour effrayer une inconnue assise dans le compartiment voisin. Celle-ci s'était penchée à la fenêtre, et son front avait heurté la paroi d`un tunnel. Par recoupements successifs, Konrad Castiletz prend conscience de son "crime", et il accède par là à un état de pleine maturité qui se traduit par un stoïcisme que l'on dit viril : "Vous avez parcouru avec un extraordinaire succès le plus long chemin qui guérit tous les maux. Que ce chemin devait aboutir à vous-même, c'est une loi éternelle que nous cherchons tous à éluder tout au long de notre vie au prix de multiples efforts. Celui qui va jusqu`au bout de ce chemin et jusqu'à la victoire arrive à posséder une science qui n`est accordée qu'à un tout petit nombre toujours plus restreint de privilégiés; il arrive à savoir qui il est réellement". Une mort exceptionnelle arrête là la course du "meurtrier". Pour Doderer, comme il le dit lui-même du poète et peintre Gütersloh, le point d`appui, pour connaitre les êtres humains, n'est pas dans leur vie personnelle, mais bien dans le noyau central de leur personne, là où se dévoile leur façon personnelle et authentique d'accéder à l'éthique et de recréer tout ce que les autres avaient trouvé avant eux. Pour rendre cette quête possible, Doderer bouscule les conventions de temps et d`espace. et il crée une nouvelle notion du temps. un temps, le temps de l'expérience profondément vécue, qui est le développement, le temps subjectif et intérieur pendant lequel l'événement en soi s`est déroulé...
"Les Fenêtres éclairées" ou L'Humanisation de l'inspecteur Julius Zihal (Die erleuchteten Fenster oder die Menschwerdung
des Amtsrates Zihal, 1950)
"On peut être un homme respecté, avoir mené une vie exemplaire, avoir fait carrière dans l'administration en
gravissant tous les échelons du mérite, et se retrouver pourtant nu quand sonne l'heure de la retraite. Comme un ange déchu, l'inspecteur Julius Zihal «tomba d'abord dans un espace vide, une
sorte de zone intermédiaire, un étrange no man's land intercalé entre une autorité mystique, ou du moins mystérieuse, et la vie». Pour se protéger de cette vie qui le désoriente mais dont il est
curieux et qui l'attire comme ces silhouettes entraperçues le soir dans l'encadrement de fenêtres éclairées, il va peu à peu tisser autour de lui un cocon d'où n'émerge, à la lueur de la lune,
que le tube oblique d'une lunette indiscrète. Occupé à cataloguer ces étoiles terrestres, enfermé dans un système astronomico-administratif patiemment élaboré nuit après nuit, il ne verra pas
venir la chute. Elle aura des conséquences inattendues. On retrouve dans ce court roman aux apparences de tragi-comédie le thème central de l'univers de Doderer : la découverte de soi, la marche
vers l'authenticité. L'analyse du cas Julius Zihal est conduite avec la précision, la jubilation et l'humour qui caractérisent cet auteur viennois que l'on n'a pas fini de découvrir." (éditions
Rivages)
"... La façade sombre située juste en face, bâtiment ordinaire à la morosité opaque avec ses rangées de fenêtres donnant sur une ruelle étroite et quand même habitée, était percée d’un rectangle aux contours parfaitement nets derrière lequel s’ouvrait la clarté profonde d’un espace prismatique, une petite chambre avec son large lit blanc qui évoqua irrésistiblement chez l’inspecteur l’impression d’une intimité dévoilée, quelque chose de doux et d’ébouriffé, un peu comme le duvet sur le ventre d’une oie.
Aussitôt quelqu’un entra dans la pièce. C’était une femme entre trente et quarante ans, ses mouvements étaient vifs et légers et sa chevelure blonde se mit à resplendir quand elle s’arrêta sous la lampe électrique au milieu de la pièce, immobile pendant un instant, l’air absorbé. Elle portait des bas, une chemise et une culotte, la blancheur de ses bras et de ses épaules ressortait dans la lumière (c’est à cet instant que l’inspecteur s’était lissé la moustache). Elle se tourna prestement vers le lit, s’assit dessus, se pencha en avant et ôta ses chaussures et ses bas. Ses dessous tombèrent presque en même temps que la chemise de nuit qu’elle enfila par-dessus, et elle alla repêcher sur la carpette ces délicates petites choses couleur de pétale ; elle resta ainsi encore un instant dans sa grande chemise de nuit à manches longues, puis la lumière s’éteignit comme happée par sa source, dans une sorte de retour sur elle-même, et tout redevint morne, vide et obscur – tandis que l’inspecteur passait en cahotant sur une autre charnière de sa vie : il se rapprocha de la fenêtre, regarda à gauche, à droite et en bas (l’intérieur de son crâne était aussi sombre que la pièce où il se trouvait, ou celle d’en face après la disparition de la lumière).
Il était aux aguets – cherchant autre chose, un succédané capable de faire de nouveau jaillir une lumière dans l’obscurité de ce crâne, cherchant une autre faille dans ce mur en face, sombre et désolé ; mais aucune modification ne survint, aucun nouvel espace de lumière ne s’ouvrit sur des profondeurs prismatiques.
D’un autre côté, l’inspecteur ne voulait pas se rapprocher davantage de la fenêtre pour l’instant ; le mouvement qu’il avait fait tout à l’heure avait été comme un sursaut pour essayer de rattraper l’image qui lui échappait. Il ne bougeait plus, maintenu de tous côtés par la douce épaisseur de l’obscurité où s’arrêtait le temps, calfeutré comme une petite mite dans une grande armoire à fourrures.
Mais le second nœud, la seconde charnière était bel et bien dépassée, l’aiguillage s’était refermé, une nouvelle voie commençait et il fallait continuer d’avancer : il se dirigea vers la pièce d’à côté qu’il atteignit à tâtons, il n’alluma pas la lumière. Il y avait ici deux fenêtres obscures donnant sur deux côtés différents, deux fenêtres obscures ouvrant sur une large perspective avec ici et là (tantôt près, tantôt loin) des lumières plus ou moins vives tirant sur le jaune ou sur le blanc comme autant d’astres dans ce ciel que Zihal venait de découvrir, pauvres étoiles terrestres de la grande ville au scintillement aussi ambigu et mystérieux que celui des étoiles célestes.
Il arrive souvent que l’on reste quelques instants près d’une fenêtre sans éclairer – l’air pensif comme on dit généralement, alors qu’en vérité on ne pense à rien du tout.
C’était le cas de notre inspecteur. Une nouvelle fois ses yeux avancèrent à la rencontre de ce qu’il cherchait vraiment maintenant ; et en parcourant pour la première fois cet horizon de possibilités inconnues – qui s’offraient à lui depuis ce nouvel appartement, se manifestanttout d’un coup, comme si jusque-là elles avaient été cachées par un mur maintenant effondré – en parcourant donc cet horizon, l’inspecteur passa sans s’en douter sur la troisième charnière de cette soirée, franchissant un aiguillage qui conduisait à un réseau de voies tout nouveau mais dont le système ne tarda pas à établir sa cohérence.
Car tel un rapace, un aigle, un aigle à deux têtes fondant sur sa proie, voilà que s’abattit soudain sur Julius Zihal (qui évaluait ici les différentes possibilités optiques), depuis les plus hautes sphères déjà azurées de l’empyrée conceptuel d’un inspecteur en retraite, un principe de régulation tout administratif qui se maria aussitôt, instant infiniment bref mais combien décisif, avec la matière nouvelle et fort insolite qui s’offrait ici, engendrant du même coup cette étrange combinaison chimique aux dimensions nouvelles, cet ordre supérieur, cette unio mystica (qu’importe, car au fond tout n’est ici que trivialités), appelée à rendre plausible notre récit.
Aussitôt après avoir pénétré dans sa chambre sombre, l’inspecteur essaya de s’orienter – non pas à l’intérieur de la pièce elle-même, où, désorienté, il vint même heurter assez fort le lit avec sa hanche – mais dans l’espace cosmique en quelque sorte, dans ce monde nouveau dont les possibilités venaient de lui être révélées.
Des lumières plus ou moins claires scintillaient, proches ou lointaines, lumières jaunes et paisibles, l’une d’elles même était rosée, presque comme la fée sylvestre, ce qui la rendait attirante.
Mais surtout, au moment où l’inspecteur avait passé la porte sombre et que ce ciel d’étoiles terrestres était venu à sa rencontre, calme et mystérieux, dévoilant sa tranquille magnificence, à ce moment-là quelque chose d’autre s’était produit, très vite – et il avait maintenant l’impression, fort diffuse il est vrai, qu’il s’était passé la même chose quand il avait jeté pour la première fois un regard étonné dehors – quelque chose d’autre donc, un simple frôlement tout en délicatesse, pareil à des fils de la Vierge effleurant un visage : c’était bien d’être là dans l’obscurité à pouvoir regarder partout du plus près au plus loin, c’était bien même sans aucun – objet précis.
Et à l’instant où l’inspecteur trouvait ces derniers mots, il s’engagea sur le nouvel aiguillage, le troisième dont il a été question plus haut et que nous considérons comme le plus décisif, définitif, et il s’éloigna à toute allure de sa propre impression d’étonnement, oubliant à jamais qu’il venait juste de formuler une bribe incompréhensible de phrase incomplète (et qu’il aurait été bien incapable de compléter), ces quelques mots : « ... il y aurait finalement une tout autre manière de s’occuper... »
Que la perspective soit large ou étroite, ce sont effectivement toujours les mêmes lumières qui apparaissent soir après soir, géométrie silencieuse, terne ou éclatante, ou bien vastes étendues de lumières. Il est à tout le monde ce ciel d’étoiles terrestres rempli d’astres malades qui scintillent et clignotent comme les étoiles célestes ; il est différent pour chaque regard solitaire posté derrière une fenêtre, et certainement adapté au plus près aux désirs de chacun. Celui qui se met à la fenêtre, comme notre inspecteur ici, se place sous sa propre étoile ; et il y aurait certainement matière à interprétation dans cette apostrophe, lointaine et lumineuse perçant l’obscurité, encore faudrait-il que ce fût à notre portée...."
(Die erleuchteten Fenster oder Die Menschwerdung des Amtsrates Julius Zihal, Biederstein Verlag, München 1950 - traduction Éditions Rivages 1990)
"L'Escalier du Strudlhof" (Die Strudlhofstiege, 1951)
Le titre se réfère à une très pittoresque ruelle à degrés de Vienne, qui apparaît ici comme un pont jeté sur deux mondes sociaux différents. L'action se déroule
à Vienne en 1910-1911 et 1923-1925, et tente de décrire toutes les forces et contre-forces de cette époque, par le bais d'une multitude de personnages circulant dans près de 900 pages. Un
personnage central toutefois ordonne le récit, Melzer (comme Zihal, personnage dont Doderer fera le principal protagoniste dans "Les Fenêtres éclairées"), officier devenu "conseiller
d'administration", qui peu à peu en se détachant des contraintes, et malgré le flux des autres destins, se lance à la recherche de sa qualité d'homme, ce qui est d'une difficulté quasi
insurmontable. Sa recherche est perpétuellement interrompue ou recouverte par le flot d'autres destins qui croisent le sien. Mais Doderer ne cherche nullement à décrire une humanité en évolution,
ce qu`il veut montrer au contraire c'est la société viennoise figée dans sa décadence et attendant sa destruction. Le tableau de cette civilisation trop raffinée, trop cultivée, trop chargée de
temps pour susciter encore des hommes d'action, est un chef-d'œuvre par l'agencement magistral des milliers de nuances qui la dépeignent...
"Les Démons" (Die Dämonen, nach der Chronik des Sektionsrates Geyrenhoff, 1956)
Doderer a emprunté à Dostoïevski le titre de son roman et construit une fresque historique à un moment charnière de l'histoire, entre l'automne 1926 et le 15 juillet 1927, jour où les ouvriers sociaux-démocrates mirent le feu au Palais de justice de Vienne. On suit ainsi quelques deux cents personnages, au jour le jour, les faits et gestes de chacun d'entre eux voit les individus se grouper en constellations durables ou éphémères : il lui fallut près de trente années pour venir à bout des quelques douze cents pages compactes de son oeuvre. Sa création littéraire est nourrie des méditations que lui inspirent les faits historiques ou sociaux qu`il évoque : sur le mépris de l'intelligence et le culte de la force physique dans certains milieux ; sur un relâchement des mœurs que le goût de la respectabilité masque sous de fausses apparences; sur un affairisme véreux favorisé par les tentations d`une époque troublée ; sur certaine affinité entre l`obsession sexuelle et l'idéologie totalitaire (trad. éditions Gallimard) ...
"Il y a maintenant des années que j’habite l’ancienne chambre de Schlaggenberg.
C’est une mansarde, mais il ne faut pas s’imaginer un misérable logis. Les derniers temps qu’il vécut encore à Vienne, dans notre banlieue verte, il avait l’étrange coutume de loger toujours dans des ateliers de peintre, et il faisait preuve d’une grande habileté à découvrir de charmantes demeures de ce genre. La première fois, ce fut, juste avant le retour de son maître Kyrill Scolander rentrant du Midi de la France, lorsqu’il dut chercher pour celui-ci une chambre convenable : le résultat fut le premier et le plus beau peut-être des « ateliers de Schlaggenberg » (comme nous les appelâmes plus tard), lesquels d’ailleurs représentaient ses seuls rapports avec la peinture, car il ne s’y entendit jamais beaucoup, à ce qu’il me semblait, ou en tout cas ne s’y intéressait pas plus que, par exemple, au théâtre. Pour Scolander cependant, auquel on avait alors offert un poste de professeur à Vienne, cette pièce revêtit une certaine importance professionnelle, bien que l’État fût désormais tenu de mettre un atelier approprié à sa disposition. Du reste, à lire la biographie consacrée par Schlaggenberg à son maître, et déjà parue en librairie, on ne pouvait se défendre de l’impression, fausse, que celui-ci ne peignait pour ainsi dire qu’accessoirement : car, en comparaison des écrits de Scolander, qui y sont considérés avec quelque ampleur, ses travaux de peinture y paraissent presque négligemment traités.
C’est donc le dernier des « ateliers de Schlaggenberg », avec lequel je l’ai en quelque sorte reçu lui-même en héritage, le dernier qu’il ait habité. La pièce est plus petite que celle où logeait autrefois Scolander, mais cet espace restreint me semble en revanche posséder plus de confort.
La vue s’étend au loin par les fenêtres inclinées. De la double verrière tombe une cataracte de lumière. On est assis tout en haut comme un observateur d’artillerie à son poste de combat, ou comme dans un phare. On domine la ville, et juste en face on a les montagnes des environs qui limitent l’horizon de leurs ondulations. À droite vers le bas, tout est indistinct ; derrière un emboîtement d’immeubles, dont l’un ou l’autre se détache souvent, frappé par le soleil, s’étend une dépression irisée et vaporeuse : par là file la plaine, vers la Hongrie. À main gauche la montagne finit, s’interrompt abruptement, regarde de sa hauteur la campagne.
Derrière moi, notre banlieue et ses jardins : étendue de toits plats ou pointus, ici se dispersant dans la verdure comme un tremblement d’ailes, là regroupée autour de la masse d’une église romane dont les larges tours plantent deux piliers devant le vaste ciel pommelé.
Ici donc, dans ces rues étalées à mes yeux, neuves les unes, puis tout à côté séculaires, s’est déroulée une part essentielle de ces événements dont j’ai été diversement le témoin, dont je suis devenu le chroniqueur, et même le chroniqueur souvent contemporain des faits rapportés. Car j’eus très vite pris la décision d’apporter plus de minutie à mes notes occasionnelles et d’élaborer mes résumés. Point auquel j’en étais arrivé dès le printemps de l’année 1927 (n’aimant pas que les choses et les êtres d’une relation restent pour ainsi dire suspendus dans le vide, j’inscris ici cette date).
Peu après, il m’advint d’ailleurs là-bas, en plein centre de la ville, de faire une étrange rencontre dont j’aurai à reparler. Ces deux points (le commencement de mon travail, ici même, et la rencontre fortuite, sur le Graben, du conseiller Levielle, de la Chambre des Finances) sont si rapprochés que, regardant en arrière, l’un me vient à l’esprit en même temps que l’autre.
Je me mis donc à tenir mes cahiers avec zèle...."
(1956, Biederstein Verlag GmbH, München, 1965, Éditions Gallimard, pour la traduction française)
Alors que le narrateur de Dostoïevski était censé avoir été le témoin oculaire des évenements pour, au milieu de son récit, renoncer à raconter ces événements pour expliquer leur enchaînement véritable. tel qu`il apparut plus tard, "quand toute la lumière fut faite", le narrateur de Doderer, Geyrenhoff se fait aider par toute une série de rabatteurs qui lui rapportent ce qu'il ne peut voir. C'est à la fois une somme. une fresque historique, une analyse spectrale de Vienne à un moment essentiel de son histoire, les événements rapportés se déroulent en effet entre l'automne 1926 et le 15 juillet 1927, jour où les ouvriers sociaux-démocrates mirent le feu au palais de justice de Vienne. Mais le roman est avant tout un tableau ample de toute la société viennoise : une infinité de personnages circulent, leurs destins, d'abord solitaires, se recoupent peu à peu, et, au fur et à mesure que se déroulent les rencontres. que se dévoilent les secrets, se dessine une "réalité seconde" : c'est une réalité hostile, qui s'oppose à l'humanisation que tout être humain doit poursuivre, une "réalité" irrationnelle et universellement présente, que tout être humain doit saisir en tentant de "rattraper" mentalement tel ou tel évènement insignifiant de sa vie ...
Mais c'est aussi la ville même de Vienne qui est le personnage essentiel, avec ses rues, ses monuments, ses quartiers pittoresques, ses établissements de toutes catégories, qui servent de lieux de rencontre, la pègre jouant son rôle dans cette chronique, au même titre que les classes laborieuses, les bourgeois, les aristocrates. De cette journée où le palais de justice fut incendié à la suite d'une émeute, à quelque classe qu'ils appartiennent, qu'ils s'occupent ou non de politique, qu'ils poursuivent une intrigue personnelle, qu'ils se cantonnent dans leur activité professionnelle ou qu'ils se laissent vivre en oisifs, tous ont plus ou moins pris part à l'événement qui orientera la destinée et dont personne ne comprend sur le moment la signification profonde...
".... Elles prirent l’habitude de vagabonder par là-bas ; le long de la Liechtensteinstrasse dans sa partie étroite et jusqu’à la place Liechtenwerd, qui leur était effectivement restée inconnue jusqu’alors. Les habitants des grandes villes ne connaissent le plus souvent leur petite patrie que pour une part relativement faible. Il y a toujours du nouveau à découvrir et à explorer : on ne cesse de le sentir à proximité. L’habitant de la grande ville est constamment chatouillé par un romantisme orienté vers la présence, l’affleurement de l’espace, un romantisme nerveux, dirait-on. La place Liechtenwerd est située à côté du haut viaduc d’un chemin de fer de ceinture. Aussi la vue de la petite place s’étend-elle très loin, voire à perte de vue, sur des installations ferroviaires, tout est strié de rails, sur les rampes de chargement s’alignent tout là-bas des wagons marron déjà tout petits, il y a des montagnes de charbon, la fumée plane, des bouffées de vapeur fusent. Ici sur la place, trois arbustes verts, encore : mais à partir de là c’est un paysage artificiel (il y a bien là-bas aussi encore quelques arbres isolés, mais on les remarque à peine, ils n’entrent plus guère dans le regard) ; borné par le haut viaduc à main gauche, tout est fumée, seule la vapeur qui vient de fuser reste encore condensée çà et là et met une tache blanche dans le gris et le noir. Cette place Liechtenwerd domine la gare de marchandises et s’interrompt de ce côté par une espèce de balcon. De là on voit en bas : c’est pour ainsi dire la vue sur un monde souterrain exposé au grand jour. Mais on n’y voit presque jamais d’être humain.
Elles s’installèrent dans cette habitude, la contrée les prit, le prétexte que constituait Mme Kapsreiter était dépassé. Ces rues et ruelles étirées ou enchevêtrées, ces maisons hautes et neuves, ou antiques et minuscules, devinrent pour quelque temps – pour quelques mois et semaines, à vrai dire, pas plus – une puissance dans une certaine mesure autonome dans la vie des deux jeunes filles, terrains de chasse qui vous encerclaient, non moins touffus que les fourrés et la prairie ; mais ici on ne savait pas ce que l’on chassait. Il n’y avait ni fin ni but pour vous attacher à ces ruelles, vous mener en laisse d’un bout à l’autres de ces rues que Sylvia et Licea sentaient bien davantage à la manière d’un paysage que d’un quartier urbain. Peut-être l’enchevêtrement et l’emboîtement à cet endroit du neuf et du vieux, du grand et du petit, du droit et du tordu, du vaste et de l’étroit correspondait-il en profondeur au véritable état d’esprit de la jeunesse d’alors.
On n’était ainsi jamais à l’abri avec Licea de soudaines improvisations et de bonds stupéfiants. Elle déclara de but en blanc qu’il lui fallait boire une eau-de-vie (et il se pouvait bien que ce fût la première de sa vie – elle est même restée longtemps la dernière). Elle déclara cela devant le débit de Freud (« Thé, rhum, spiritueux »). Mais il est hors de doute, s’il fallait absolument en passer par là, que l’on aurait mieux fait de procéder à la dégustation dans un café convenable, puisqu’il s’en trouvait deux dans le voisinage immédiat, dont l’un s’appelait même « Café Grillparzer », et dont l’autre, plus petit, était sur la place Liechtenwerd. Mais non, il fallait que ce soit Freud.
Un monsieur bien intentionné, voyant les deux adolescentes s’apprêtant à entrer, trouva bon d’intervenir et de les en dissuader. Il avait un large visage bien soigné, rasé de près, avec des yeux bleus qui savaient prendre rapidement une expression de puérile langueur, à quoi s’ajoutait un col d’une éclatante blancheur avec une cravate au large nœud placée juste au milieu, un pardessus clair, impeccable, des gants tout aussi clairs et des pantalons aux plis nets retombant jusqu’au bout verni de ses chaussures ; ces chaussures elles-mêmes étaient d’une forme large et carrée à pans coupés, inhabituelle à l’époque. Toute la mise du monsieur était pour ainsi dire un peu en arrière de la mode, mais néanmoins sérieuse.
— Excusez-moi, dit-il, mais je suis d’avis que les jeunes dames ne devraient pas entrer ici.
Sa bienveillante supériorité à l’égard des deux adolescentes était trop artificielle, trop manifestement jouée pour toucher les jeunes filles et les agacer sérieusement. De plus, son accent n’était pas celui du Viennois, mais avait quelque chose d’étranger, ce qui faisait sonner encore plus faux son ton ironique, vraiment sans malice. Et au fond de ces paroles, là en bas d’où sortait la chaude basse, était cachée la même bonhomie qu’au fond de ses yeux.
Sylvia, qui trouvait désagréable cette histoire de bistrot, s’empressa d’hésiter. Mais Licea ne retarda son entrée que de quelques instants, pour dire : « Vous auriez dû vous faire bonne d’enfants. » Et déjà elle avait ouvert la porte.
C’était une porte à vitres dépolies dont la partie inférieure était protégée par dix ou douze petites tringles de cuivre transversales. On voyait aussi de ces portes à l’époque dans les gares et les bureaux de poste.
— Alors il ne me reste rien d’autre qu’à venir avec vous ; encore que le moment soit plutôt mal choisi pour moi.
Il dit ces derniers mots comme se parlant à lui-même.
La réponse presque inévitable en pareil cas : « Mais personne ne vous y oblige », ne fut pas faite. La langue de ces adolescentes n’était pas encore devenue cette fricassée que tout le monde tourne dans sa bouche. On avait d’ailleurs pu entendre ce que la dernière remarque de l’étranger avait de sérieux dans le ton – et par là même ce qu’il y avait de faux dans ses précédents discours – on sentait que le moment en effet était peut-être assez mal choisi pour lui de surveiller ces deux maladroites qu’un hasard avait mises sur son chemin.
Il semblait du reste les situer exactement toutes deux selon leur origine ; le ton convenait tout à fait.
La salle dans laquelle Licea était entrée la première, peu profonde, chargée de relents de spiritueux, était en tout plutôt inhospitalière. Le comptoir couvert de tôle grise occupait le fond du local dans sa longueur. On n’avait disposé que fort peu de chaises et de tables. D’abord les jeunes filles n’aperçurent personne, la salle semblait vide. Puis, de derrière le comptoir, se montra sur la gauche une fille assez jeune avec un grand tablier blanc comme neige.
Les jeunes filles se tournèrent vers la droite, ce qui leur permit d’apercevoir du coin de l’œil quelqu’un assis dans le coin le plus reculé, derrière à gauche. Le monsieur inconnu qui était entré avec Licea et Sylvia paraissait assez perplexe, restait planté là, ne faisait aucune proposition pour que l’on s’assît là ou là, ne disait d’ailleurs rien. Enfin, les jeunes filles prirent quand même place à l’une des petites tables tachées, et leur suivant finit par en faire autant, mais sans ôter son manteau. La serveuse s’était entre-temps approchée.
— Treberner, Jerzebiaka, Stanislauer, Sliwowitz... récita-t-elle en réponse à Licea qui avait demandé des alcools.
— Mais mes jeunes dames, dit l’inconnu à voix basse, vous n’allez tout de même pas vous mettre vraiment à boire de l’eau-de-vie ici ! Prenez un thé au rhum, s’il le faut absolument.
Il ne reçut aucune réponse. Bientôt parurent trois « Stanislauer » – véritable eau de feu –, dont l’un fut posé devant lui.
Les jeunes filles trempèrent leurs lèvres.
L’inconnu flaira l’alcool et ne but pas.
Didi, la serveuse, s’était éloignée de la table.
Elle resta éloignée de quelques pas et examina les trois clients sans se gêner..."
Des intrigues vont donc se nouer et se dénouer, l'historien René von Stangeler et sa maîtresse Grete Siebeuschein, le docteur Neuberg et sa fiancée Angelika Trapp; le dessinateur lmre von Gyurkicz et Charlotte von Schlaggenberg, appelée Quapp, l'ouvrier Léonhard Kakabsa et sa protectrice Mme Mary K.., le Hongrois Gyurkicz fait des discours enthousiastes et meurt victime de la vérité qu'il crie, et si l'ouvrier Kakabsa comprend l'exaltation ouvrière, Quapp ne saisit pas l'importance de la lutte, pour elle, seules comptent ses fiançailles avec Geza von Orkay....