Alexandre Kojève (1902-1968) -  Jean Hyppolite (1907-1968) - Alexandre Koyré (1892-1964) - Bernard Groethuysen (1880-1946) - Jean Wahl (1888-1974) - Éric Weil (1904-1977) - Emmanuel Levinas (1906-1995) - ...

Last update : 11/11/2016

Les années 1930-1940 sont marquées en France par un renouveau de "petits maîtres de philosophie", ayant fui pour la grande majorité l'est de l'Europe, qui vont structurer et diffuser une interprétation plus en accord avec les attentes du temps des "grands maîtres" (Hegel, Husserl..). Hegel, entre autres, est alors rejeté par le milieu universitaire. Pour Jean Hyppolite, « la Phénoménologie vaut par son contenu, et on doit se plonger en lui. Elle est une conquête du concret, que notre temps, comme tous les temps sans doute, cherche à retrouver en philosophie. "  Alexandre Kojève, Jean Hyppolite, Alexandre Koyré, Bernard Groethuysen, Jean Wahl vont ainsi "nourrir" la génération des intellectuels qui va s'emparer du devant de la scène dans les années 1950.

 


Une génération a refondé la philosophie française en la détachant du spiritualisme et du rationalisme classique pour ouvrir des voies nouvelles : existentialisme, herméneutique, déconstruction, philosophie politique et éthique de l'altérité. Contrairement au néo-kantisme ou au positivisme, ils ont insisté sur l'histoire, l'existence, le langage et le politique et ont accompagné la réception de Hegel et Husserl : certains ont contribué à réinterpréter Hegel (Kojève, Hyppolite) et à introduire la phénoménologie (Levinas, Wahl), et préparé le terrain pour Foucault, Deleuze, Derrida. Leurs idées ont essaimé bien au-delà de la France (philosophie continentale aux États-Unis, pensée critique, etc.) ...

Leur héritage reste immense...

 

- Alexandre Kojève (1902-1968) ...

Apport majeur : Son séminaire sur Hegel (1933-1939) a révolutionné la lecture de la Phénoménologie de l'Esprit en France.

Idées clés : La dialectique du maître et de l'esclave, la fin de l'histoire, l'anthropologie philosophique.

Influence : A inspiré des penseurs comme Sartre, Lacan, Merleau-Ponty, Bataille et même plus tard Fukuyama ("La Fin de l'Histoire").

 

- Jean Hyppolite (1907-1968) ...

Apport majeur : Traduction et commentaire magistral de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel.

Idées clés : L'importance du langage et de la logique dans la dialectique hégélienne.

Influence : A formé une génération de philosophes (Foucault, Deleuze, Derrida) et a contribué au structuralisme.

 

- Alexandre Koyré (1892-1964) ...

Apport majeur : Histoire des sciences et philosophie des révolutions scientifiques. "Du monde clos à l’univers infini" est bien plus qu’une histoire des sciences : c’est une réflexion sur comment les conceptions de l’espace, de la matière et de Dieu ont façonné la modernité. 

Idées clés : La rupture entre la physique aristotélicienne et la science moderne (Galilée, Newton).

Influence : A ouvert la voie à des penseurs comme Thomas Kuhn (La Structure des révolutions scientifiques).

 

- Bernard Groethuysen (1880-1946) ...

Apport majeur : Études sur les mentalités religieuses et la genèse de l'esprit bourgeois.

Idées clés : Comment les croyances (comme le christianisme) façonnent les structures sociales.

Influence : A inspiré l'histoire des mentalités (école des Annales) et la sociologie de la religion.

 

- Jean Wahl (1888-1974) ...

Apport majeur : Introduction de Kierkegaard en France et réflexion sur l'existence.

Idées clés : Le tragique, le pluralisme philosophique, la transcendance.

Influence : A préparé le terrain pour l'existentialisme (Sartre, Marcel) et la philosophie de la différence.

 

- Éric Weil (1904-1977) ...

Apport majeur : Philosophie politique et éthique, réflexion sur la violence et le discours rationnel.

Idées clés : La logique de la philosophie, la distinction entre violence et discours.

Influence : A contribué au renouveau de la philosophie pratique en France.

 

- Emmanuel Levinas (1906-1995) ...

Apport majeur : Éthique de l'altérité, critique de l'ontologie occidentale.

Idées clés : Le visage de l'Autre, la responsabilité infinie, "éthique comme philosophie première".

Influence : A profondément marqué Derrida, Ricoeur et la philosophie contemporaine.


Jean Hyppolite entreprend donc de traduire Hegel. Pourquoi? Pour rétablir un lien entre raison philosophique et histoire, à une époque où la pensée philosophique française privilégiait une sorte d'universalisme (a)historique. "Pour nous, Français, la vision du monde de Hegel, quel que soit le jugement que nous devions porter sur elle, est indispensable à connaître. Selon Hegel, raison et histoire s’interprètent l’une par l’autre… De Descartes à Bergson notre philosophie semble se refuser à l’histoire, elle est plutôt dualiste et cherche la liberté dans la réflexion du sujet sur lui-même." (Introduction à la philosophie de l’histoire de Hegel, 1948).  Dans le même temps, Alexandre Koyré montre la pauvreté des études hégéliennes, en France, au début du xxe siècle et son influence sur l'ensemble de la pensée universitaire ou non (Renan, Taine, Boutroux, etc).

Mais pourquoi cet intérêt pour les philosophies de l'histoire? Quelle finalité était donc recherchée? La philosophie allemande dans son ensemble, depuis l'éclatement de la postérité de Hegel, a fasciné une partie de la pensée philosophique française, recherchant un nouveau souffle, tentant de réintégrer dans sa réflexion de nouveaux axes de pensée que la barrière de la langue a souvent obscurci. Alors que la génération de Jean Hyppolite se réapproprie Hegel dans le texte, c'est l'ombre de Marx qui surgit alors et enrichit le questionnement. Alors que la philosophie de l'histoire que formalise Hegel se borne, au fond, à reconduire la réalité, à accepter ce monde en se situant hors de ce même monde (cf.Karl Löwith, "De Hegel à Nietzsche" ), Marx au contraire introduit une philosophie de l'histoire qui appelle l'homme à construire son monde. L'époque n'est pas encore à travailler ce nouveau chantier, mais les générations qui suivent vont s'approprier cet axe de pensée, et ce d'autant plus qu'avec Marx et le marxisme nous entrons dans le concret de l'économique, du social et du politique. Dans les années 1930 et 1940, en Allemagne, Raymond Aron intègrera Dilthey, Rickert, Simmel et Weber, et Jean-Paul Sartre s’intéressera à Husserl et à la phénoménologie.La montée des totalitarismes et la seconde guerre mondiale ne seront pas étrangers au rejet quasi unanime de cet "idéalisme universitaire" qui neutralisait toute velléité de penser autrement, au profit d'une "philosophie de l'histoire" rendue visible et palpable.

 

Alexandre Kojève (1902-1968)

Alexandre Kojève fut le grand importateur de Hegel en France, privilégiant l’aspect « existentiel » au détriment d’autres aspects comme la logique et la philosophie de la nature. "La Phénoménologie de l'esprit" est pour lui une anthropologie philosophique. Son thème, c’est l’homme en tant qu’humain, l’être réel dans l’histoire. Et l’histoire n'est pas le lieu de l’accomplissement de l’« Esprit », mais la scène sur laquelle s’accomplit l’émancipation des hommes. Kojève a inventé une formule promise à une grande fortune, celle de la philosophie comme déchiffrement d’un sens profond inscrit dans le temps.

Né à Moscou en 1902, issu de la très grande bourgeoisie, ayant fui le pays au moment de la révolution d’Octobre, Alexandre Kojève a été précocement attiré vers le bouddhisme, les philosophies orientales, a étudié différentes langues non européennes (chinois, sanskrit). Après avoir mené des études de philosophie en Allemagne et présenté, sous la direction de Jaspers, une thèse de doctorat sur Soloviev, il s’est installé en France où il a accumulé un capital philosophique en marge de l’Université, tout en se consacrant à des domaines très diversifiés (art, langues, sciences, etc.). Avant d’être ruiné en 1930, il avait bénéficié d’une fortune personnelle qui lui avait permis de vivre oisivement et d’entretenir un réseau de relations mondaines et intellectuelles. Introduit grâce à Koyré à l’EPHE, il y a animé un séminaire consacré à la lecture de Hegel, à la renommée duquel ont contribué des auditeurs réputés ou en passe de le devenir.

 

Bibliographie: 

- Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1947

- Essai d'une histoire raisonnée de la philosophie païenne, Gallimard

- Le concept, le temps et le discours, Gallimard 

- L’Athéisme, Gallimard 

- L’Idée du déterminisme dans la physique classique et dans la physique moderne 

 

"L'Athéisme" a été publié en 1931 (en français), alors que Kojève était encore peu connu. Ce texte préfigure ses travaux ultérieurs sur Hegel et la fin de l'histoire. C'est une traduction et un commentaire approfondi du texte "Atheismusstreit" (La Querelle de l'athéisme) du philosophe russe Vladimir Soloviev. Kojève reprend ici et développe l'idée hégélienne selon laquelle l'athéisme est une étape nécessaire dans le développement de la conscience humaine. Il voit dans l'athéisme moderne (post-révolutionnaire) un moment clé vers la réalisation d'une société pleinement rationnelle et égalitaire. Comme Marx et Feuerbach, Kojève considère que la religion est une projection illusoire de l'homme, mais il y ajoute une dimension dialectique : l'athéisme n'est pas une simple négation, mais une étape vers une humanité accomplie.

Pour Kojève, la vraie philosophie doit dépasser la religion, et l'athéisme cohérent conduit à une vision immanente du monde, où l'homme assume pleinement sa liberté sans recours au divin.  Son interprétation de Hegel (via ses célèbres séminaires dans les années 1930) a marqué des penseurs comme Sartre, Lacan, Merleau-Ponty et Bataille, en liant athéisme, existentialisme et matérialisme dialectique.

 

Introduction à la lecture de Hegel

Leçons sur la Phénoménologie de l'Esprit professées de 1933 à 1939 à l'École des Hautes Études, réunies et publiées par Raymond Queneau - Première parution en 1947

Collection Bibliothèque des Idées, Gallimard

Le noyau de cet ouvrage est formé par les notes prises de janvier 1933 à mai 1939 au cours que fit Alexandre Kojève à l'École pratique des Hautes Études, sous le titre La philosophie religieuse de Hegel, et qui était en réalité une lecture commentée de la Phénoménologie de l'Esprit. Chaque année de cours est complétée par le résumé publié dans l'Annuaire de l'École des Hautes Ètudes. De plus, les trois premières leçons de l'année 1937-1938 et toute l'année 1938-1939 sont données dans leur texte intégral. Enfin, en guise d'introduction, on trouvera la traduction commentée de la section A du chapitre IV de la Phénoménologie de l'Esprit, parue dans Mesures (14 janvier 1939).

 

"... Hegel n’a pas besoin d’un Dieu qui lui « révélerait » la vérité. Et pour la trouver, il n’a pas besoin de dialoguer avec « les hommes dans la cité », ni même de « discuter » avec soi-même ou « méditer » à la Descartes. (D’ailleurs, aucune discussion pure­ment verbale, aucune méditation solitaire, ne peuvent mener à la vérité, la Lutte et le Travail étant ses seuls « critères ».) Il peut la trouver tout seul, en s’asseyant tranquillement à l’ombre de ces « arbres », qui n’apprenaient rien à Socrate, mais qui lui apprennent beaucoup de choses sur eux-mêmes et sur les hommes. Mais tout ceci n’est possible que parce qu’il y a eu des cités où les hommes discutaient sur un fond de lutte et de travail, en travail­lant et en luttant pour leurs opinions et en fonction d’elles (des cités d’ailleurs, qui étaient entourées de ces mêmes arbres dont le bois servait à leur construction). Hegel ne discute plus parce qu’il bénéficie de la discussion de ceux qui l’ont précédé. Et s’il n’a pas de méthode qui lui soit propre, n’ayant plus rien à faire, c’est parce qu’il profite de toutes les actions effectuées au cours de l’histoire. Sa pensée reflète simplement le Réel. Mais il ne peut le faire parce que le Réel est dialectique, c’est-à-dire imbu d’ac­tion négatrice de lutte et de travail, qui engendre la pensée et le discours, les fait mouvoir et finalement réalise leur coïncidence parfaite avec le Réel qu’ils sont censés révéler ou décrire. En bref, Hegel n’a pas besoin d’une méthode dialectique parce que la vérité qu’il incarne est le dernier résultat de la dialectique réelle ou active de l’Histoire universelle, que sa pensée se contente de reproduire par son discours.

Depuis Socrate-Platon jusqu’à Hegel, la Dialectique n’était qu’une méthode philosophique sans contre-partie dans le réel. Chez Hegel il y a une Dialectique réelle, mais la méthode philosophique est celle d’une pure et simple description, qui n’est dialectique que dans ce sens qu’elle décrit une dialectique de la réalité.

Pour mieux comprendre le sens et la raison de cette transposi­tion vraiment révolutionnaire, il faut consentir à faire avec Hegel l’expérience philosophique qu’il propose au lecteur de la PhG dans son 1er Chapitre. Consultez votre montre, lui dit-il, et cons­tatez qu’il est, mettons, midi. Dites-le, et vous aurez énoncé une vérité. Maintenant inscrivez cette vérité sur un bout de papier : « il est maintenant midi ». Hegel remarque à cette occasion qu’une vérité ne peut pas cesser d’être vraie du fait d’être formulée par écrit. Et maintenant consultez à nouveau votre montre et relisez la phrase écrite. Vous verrez que la vérité s’est transformée en erreur, car il est maintenant midi cinq.

Que dire, sinon que l’être réel peut transformer une vérité humaine en erreur. Du moins dans la mesure où le réel est tem­porel, où le Temps a une réalité.

Cette constatation a été faite depuis longtemps : depuis Platon, voire depuis Parménide, et peut-être depuis plus longtemps encore. Mais un aspect de la question a été négligé jusqu’à Hegel. A savoir le fait que, par son discours, en particulier par son dis­cours écrit, l’homme réussit à maintenir l’erreur au sein même de la réalité. S’il arrive à la Nature de commettre une erreur (une malformation animale, par exemple), elle l’élimine immédiate­ment (l’animal meurt ou, du moins, ne se propage pas). Seules les erreurs commises par l’homme durent indéfiniment et se propa­gent au loin grâce au langage. Et on pourrait définir l’homme comme une erreur qui se maintient dans l’existence, qui dure dans la réalité. Or, puisque erreur signifie désaccord avec le réel, puisque est faux ce qui est autre que ce qui est, on peut dire aussi que l’homme qui se trompe est un Néant qui néantit dans l’Être, ou un « idéal » qui est présent dans le réel.

L’homme est seul à pouvoir se tromper sans devoir pour cela disparaître : il peut continuer à exister tout en se trompant sur ce qui existe ; il peut vivre son erreur ou dans l’erreur ; et l’erreur ou le faux, qui ne sont rien en eux-mêmes, deviennent réels en lui. Et l’expérience mentionnée nous montre comment, grâce à l’homme, le néant du midi passé peut être réellement présent, sous forme d’une phrase erronée, dans le présent réel des douze heures et cinq minutes.

Mais ce maintien de l’erreur dans le réel n’est possible que parce qu’est possible sa transformation en une vérité. C’est parce qu’elle peut être corrigée que l’erreur n’est pas néant pur. Et l’expérience montre que les erreurs humaines se corrigent effec­tivement au cours du temps et deviennent des vérités. On peut même dire que toute vérité au sens propre du terme est une erreur corrigée. Car la vérité est plus qu’une réalité : c’est une réalité révélée ; c’est la réalité plus la révélation de la réalité par le dis­cours. Il y a donc au sein de la vérité une différence entre le réel et le discours qui révèle. Mais une différence s’actualise sous forme d’une opposition, et un discours opposé au réel est précisé­ment une erreur. Or une différence qui ne se serait jamais actua­lisée ne serait pas réellement une différence. Il n’y a donc réelle­ment une vérité que là, où il y a eu une erreur. Mais l’erreur n’existe réellement que sous forme du discours humain. Si donc l’homme est seul à pouvoir se tromper réellement et vivre dans l’erreur, il est aussi seul à pouvoir incarner la vérité. SI l’Être dans sa totalité n’est pas seulement Être pur et simple (Sein), mais Vérité, Concept, Idée ou Esprit, — c’est uniquement parce qu’il implique dans son existence réelle une réalité humaine ou parlante, capable de se tromper et de corriger ses erreurs. Sans l’Homme, l’Être serait muet : il serait là (Dasein), mais il ne serait pas vrai (das Wahre).

L’exemple de Hegel montre comment l’homme arrive à créer et à maintenir une erreur dans la Nature. Un autre exemple, qui ne se trouve pas chez Hegel, mais qui illustre bien sa pensée, permet' de voir comment l’homme réussit à transformer en vérité l’erreur qu’il a su maintenir dans le réel en tant qu’erreur.

Supposons qu’au Moyen âge un poète ait écrit dans un poème : « en ce moment un homme survole l’océan ». C’était sans aucun doute une erreur, et elle est restée telle pendant, de longs siècles. Mais si nous relisons maintenant cette phrase, il y a de fortes chances que nous lisions une vérité, car il est presque sûr qu’en ce moment un aviateur quelconque soit au dessus de l’Atlantique par exemple.

Nous avons vu précédemment que la Nature (ou l’Être donné) peut rendre fausse une vérité humaine (que l’homme réussit néanmoins à maintenir indéfiniment en tant qu’erreur). Et nous voyons maintenant que l’homme peut transformer en vérité sa propre erreur. Il a commencé par se tromper (volontairement ou non, peu importe) en parlant de l’animal terrestre de l’espèce homo sapiens comme d’un animal volant ; mais il a fini par énoncer une vérité en parlant du vol d’un animal de cette espèce. Et ce n’est pas le discours (erroné) qui a été changé pour devenir conforme à l’Être donné (Sein) ; c’est cet Être qui fut transformé pour devenir conforme au discours.

L’action qui transforme le réel donné en vue de rendre vraie une erreur humaine, c’est-à-dire un discours qui était en désac­cord avec ce donné, s’appelle Travail : c’est en travaillant que l’homme a construit l’avion qui a transformé en vérité l’erreur (volontaire) du poète. Or, le travail est une négation réelle du donné. L’Être qui existe en tant qu’un Monde où l’on travaille implique donc un élément négatif ou négateur. C’est dire qu’il u une structure dialectique. Et c’est parce qu’il l’a qu’il y a en lui un discours qui le révèle, qu’il est non pas seulement Être-donné, mais Être-révélé ou Vérité, Idée, Esprit. La vérité est une erreur devenue vraie (ou « supprimée dialectiquement » en tant qu’erreur); or, c’est la négation réelle du donné par le Travail qui transforme l’erreur en vérité ; la vérité est donc nécessairement dialectique en ce sens qu’elle résulte de la dialectique réelle du travail. Aussi, l’expression verbale vraiment adéquate de la vérité doit-elle tenir et rendre compte de son origine dialectique, de sa naissance à partir du travail que l’homme effectue au sein de la Nature.

Ceci s’applique à la vérité qui se rapporte au Monde naturel, c’est-à-dire au discours qui révèle la réalité et l’être de la Nature. Mais la vérité se rapportant à l’homme, c’est-à-dire le discours qui révèle la réalité humaine, est également dialectique, en ce sens qu’elle résulte d’une négation réelle du donné humain (ou social, historique) et doit en rendre compte.

Pour s’en rendre compte, il faut envisager un cas où une «erreur morale » (= crime) se transforme en « vérité » ou en vertu. Car toute morale est une anthropologie implicite, et c’est de son être même que l’homme parle lorsqu’il juge moralement ses actions.

Supposons donc qu’un homme assassine son roi pour des rai­sons politiques. Il croit bien agir. Mais les autres le traitent en criminel, l’arrêtent et le mettent à mort. Dans ces conditions, il est effectivement un criminel. Ainsi le Monde social donné, tout comme le Monde naturel, peut transformer une vérité humaine (« subjective », c’est-à-dire une « certitude ») en erreur.

Mais supposons que l’assassinat en question déclenche une révolution victorieuse. Du coup, la société traite l’assassin en héros. Et dans ces conditions, il est effectivement un héros, un modèle de vertu et de civisme, un idéal humain. L’homme peut donc transformer un crime en vertu, une erreur morale ou anthropo­logique en une vérité. 

Comme dans l’exemple de l’avion, il s’agit ici encore d’une transformation réelle du Monde existant, c’est-à-dire d’une néga­tion active du donné. Mais là il s’agissait du Monde naturel, tandis qu’ici il est question du Monde humain ou social, histo­rique. Et si là l’action négatrice était Travail, elle est ici Lutte (Lutte à mort pour la reconnaissance, Anerkennen). Mais dans les deux cas il y a négation active effective du donné, ou comme dit Hegel : « mouvement dialectique » du réel.

C’est cette négation active ou réelle du donné, effectuée dans la Lutte et par le Travail, qui constitue l’élément négatif ou néga­teur déterminant la structure dialectique du Réel et de l’Être. Il s’agit donc bien d’un Réel dialectique et d’une Dialectique réelle. Mais cette Dialectique a une « superstructure » idéelle, un reflet en quelque sorte dans la pensée et le discours. En particulier, au cours de l'histoire, une philosophie (au sens large) est chaque fois venue rendre compte de l'état de choses réalisé à un tournant décisif de l'évolution dialectique du Monde..."

 

"Esquisse d’une phénoménologie du droit - Exposé provisoire" (Gallimard) 

Bien qu'il n'ait été publié qu'à titre posthume (en 1981 chez Gallimard, bien que rédigé dans les années 1940), et s'inscrivant dans un projet plus large d'une "philosophie du droit" systématique ...

 

"Il est impossible d’étudier la réalité humaine sans se heurter tôt ou tard au phénomène du Droit. Notamment si l’on  considère l’aspect politique de cette réalité. Et tout particulièrement lorsqu’on s’occupe des questions relatives a la  Constitution de l’Etat, puisque la notion d’une Constitution  est elle-même une notion tout autant politique que juridique.  Malheureusement le phénomène du Droit n’a pas encore trouvé une définition universellement acceptée et vraiment  satisfaisante. Aussi peut-on lire dans les manuels juridiques  des phrases comme celle-ci : « Dans |’état actuel de la science une définition pleinement satisfaisante du concept “ Droit ”  est exclue. » Or, parler d’une chose sans  pouvoir la définir, c’est au fond parler sans savoir de quoi l’on parle. Et dans  ces conditions le discours a peu de chances d’étre convaincant, voire conforme a la chose dont on parle. 

I) faut dire cependant qu’on se trouve dans une situation analogue chaque fois qu’on a affaire a un phénomène spécifiquement humain : que ce soit le Droit, ou l’Etat, la Religion, l’Art, etc., une définition satisfaisante fait généralement défaut. Mais cette remarque ne dispense nullement de la recherche d’une définition correcte du Droit. Au contraire. ..."

 

Kojeve propose une analyse originale du droit comme phénomène dialectique et relationnel. Il définit en effet le droit non pas comme une norme abstraite, mais comme une relation concrète entre trois termes, 

- un sujet de droit (celui qui revendique un droit),

- un objet de droit (ce qui est revendiqué),

- un tiers reconnu (celui qui valide ou nie le droit).

Cette approche rompt avec les conceptions purement normatives ou positivistes du droit. 

Kojève reprend sa lecture hégélienne (déjà développée dans Introduction à la lecture de Hegel) pour analyser les rapports juridiques comme des luttes de reconnaissance. Le droit émerge des conflits et de leur dépassement dialectique.

Dans sa distinction entre droit "égalitaire" et droit "équitable", il écrit que le premier repose sur une reconnaissance formelle et symétrique (ex : les droits de l'homme) et que le second  prend en compte les différences concrètes entre individus pour corriger les injustices.

Cette distinction anticipe certains débats contemporains sur la justice sociale.

Kojève montre ensuite que le droit moderne, fondé sur l'égalité abstraite, peut masquer des rapports de domination réels. Il souligne la nécessité d'une médiation politique pour instaurer une justice effective. Enfin, contrairement à une théorie purement formelle du droit, Kojève inscrit sa réflexion dans une analyse des conditions concrètes de son émergence, en lien avec l'histoire des sociétés.

Ce texte a influencé des penseurs comme Leo Strauss (avec qui Kojève a dialogué), mais aussi des théoriciens contemporains du droit (Michel Troper, Pierre Bourdieu).

 

Dans "Essai d'une histoire raisonnée de la philosophie païenne" (posthume, 1968-1972), Kojève propose une reconstruction dialectique de l’Antiquité, où chaque philosophe est un maillon nécessaire vers l’accomplissement de la raison.

Cette lecture, bien que contestable, mais audacieuse, reste un jalon important pour comprendre sa vision de l’histoire de la philosophie comme un processus rationnel et clos.

- Kojève applique sa méthode hégélienne à la philosophie antique, envisageant son développement comme un processus rationnel et nécessaire. Il ne se contente pas d’une histoire des idées, mais montre comment chaque penseur répond aux contradictions du précédent, dans une logique dialectique.

- Contre les lectures chrétiennes ou modernes de l’Antiquité, Kojève insiste sur l’autonomie de la philosophie païenne : elle forme un système cohérent, achevé avec le néoplatonisme.

Il soutient que cette tradition atteint ses limites avec Plotin, marquant la fin d’un cycle avant l’avènement du christianisme.

- Kojève lit les présocratiques, Platon et Aristote à travers le prisme de sa propre philosophie, souvent en minimisant leurs dimensions théologiques ou mystiques. Ainsi il interprète l’Un plotinien non comme une transcendance divine, mais comme un concept limite de la raison, annonçant sa propre idée de la fin de l’histoire.

- Une préfiguration de la dialectique hégélienne? Il voit dans les présocratiques (Héraclite, Parménide) et dans la dialectique platonicienne des anticipations de la logique hégélienne. Selon lui, Aristote représente un moment essentiel, mais insuffisant, car sa logique reste formelle, sans la dynamique historique de Hegel.

- Une vision "anti-humaniste" de la philosophie antique : contre les lectures classiques (comme celle de Heidegger), Kojève refuse de voir dans les Grecs une pensée de l’"être" ou de la "vérité" comme dévoilement. Pour lui, la philosophie païenne est avant tout une logique du concept, préparant le terrain pour la synthèse hégélienne.

- Enfin, l’idée d’une "clôture" de la pensée antique : Kojève considère que le néoplatonisme marque l’épuisement des possibles de la raison païenne. Cette clôture appelle, selon lui, un dépassement : d’abord par le christianisme (qu’il voit comme une étape vers l’athéisme moderne), puis par la philosophie dialectique (Hegel, Marx).

Peu de commentateurs avant lui avaient tenté une histoire aussi systématique et dialectique de la philosophie antique...


 Jean Hyppolite (1907-1968)

Jean Hyppolite a écrit la première traduction française de la "Phénoménologie de l'esprit" et publié un grand commentaire de cet ouvrage, intitulé "Genèse et structure de la Phénoménologie de l'esprit de Hegel" (Paris, Aubier-Montaigne, 1946). Il entra à l'École normale supérieure en même temps que Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et Raymond Aron. Il assista aux cours de Kojève sur la Phénoménologie de l'esprit de Hegel à l'EHESS et considérait Maurice Merleau-Ponty comme son « frère ». Il fut le professeur de Gilles Deleuze et de Michel Foucault au lycée Henri-IV et, de 1954 à 1963, dirigea l'École normale supérieure, qu'il orienta vers la recherche. De 1963 à 1968, il fut également professeur au Collège de France, titulaire de la chaire d'« Histoire de la pensée philosophique ». Louis Althusser figure aussi parmi ses élèves. Grand historien de la philosophie, il écrivit beaucoup sur Karl Marx et Hegel.

  

Bibliographie: 

1944 -  Introduction à la philosophie de l'histoire de Hegel

1946  - Genèse et structure de la Phénoménologie de l'esprit de Hegel

1953 - Logique et existence, essai sur la logique de Hegel

1955 -  Études sur Marx et Hegel

1963 - Sens et existence dans la philosophie de Maurice Merleau-Ponty

1971 - Figures de la pensée philosophique, Ecrits 1931-1968

 

Génèse et structure de la Phénoménologie de l'esprit de Hegel

Pour Jean Hyppolite, la Phénoménologie n’est pas seulement une grande œuvre du passé historique de la philosophie, l’un de ses monuments qui, assez inexplicablement, restait encore en France à découvrir, mais elle répond aux besoins d’une actualité et d'un contexte philosophique qui a évolué : " il n'est pas difficile de voir que notre temps est un temps de gestation et de transition à une nouvelle période; l'esprit a rompu avec le monde de son être-là et de la représentation qui a duré jusqu'à maintenant; il est sur le point d'enfouir ce monde dans le passé, et il est dans le travail de sa propre transformation. En vérité, l'esprit ne se trouve jamais dans un état de repos, mais il est toujours emporté dans un mouvement indéfiniment progressif ... ainsi l'esprit qui se forme mûrit lentement et silencieusement jusqu'à sa nouvelle figure, désintègre fragment par fragment l'édifice de son monde précédent .."

 


Jean Hyppolite entreprend donc de traduire Hegel. Pourquoi? Pour rétablir un lien entre raison philosophique et histoire, à une époque où la pensée philosophique française privilégiait une sorte d'universalisme (a)historique. "Pour nous, Français, la vision du monde de Hegel, quel que soit le jugement que nous devions porter sur elle, est indispensable à connaître. Selon Hegel, raison et histoire s’interprètent l’une par l’autre… De Descartes à Bergson notre philosophie semble se refuser à l’histoire, elle est plutôt dualiste et cherche la liberté dans la réflexion du sujet sur lui-même." (Introduction à la philosophie de l’histoire de Hegel, 1948).  Dans le même temps, Alexandre Koyré montre la pauvreté des études hégéliennes, en France, au début du xxe siècle et son influence sur l'ensemble de la pensée universitaire ou non (Renan, Taine, Boutroux, etc).

 Mais pourquoi cet intérêt pour les philosophies de l'histoire? Quelle finalité était donc recherchée? La philosophie allemande dans son ensemble, depuis l'éclatement de la postérité de Hegel, a fasciné une partie de la pensée philosophique française, recherchant un nouveau souffle, tentant de réintégrer dans sa réflexion de nouveaux axes de pensée que la barrière de la langue a souvent obscurci. Alors que la génération de Jean Hyppolite se réapproprie Hegel dans le texte, c'est l'ombre de Marx qui surgit alors et enrichit le questionnement. Alors que la philosophie de l'histoire que formalise Hegel se borne, au fond, à reconduire la réalité, à accepter ce monde en se situant hors de ce même monde (cf.Karl Löwith, "De Hegel à Nietzsche" ), Marx au contraire introduit une philosophie de l'histoire qui appelle l'homme à construire son monde. L'époque n'est pas encore à travailler ce nouveau chantier, mais les générations qui suivent vont s'approprier cet axe de pensée, et ce d'autant plus qu'avec Marx et le marxisme nous entrons dans le concret de l'économique, du social et du politique. Dans les années 1930 et 1940, en Allemagne, Raymond Aron intègrera Dilthey, Rickert, Simmel et Weber, et Jean-Paul Sartre s’intéressera à Husserl et à la phénoménologie.La montée des totalitarismes et la seconde guerre mondiale ne seront pas étrangers au rejet quasi unanime de cet "idéalisme universitaire" qui neutralisait toute velléité de penser autrement, au profit d'une "philosophie de l'histoire" rendue visible et palpable.

 


Alexandre Koyré (1892-1964)

Alexandre Koyré est un philosophe et historien des sciences qui a quitté la Russie en 1898. À Göttingen, il assiste aux cours du philosophe Edmund Husserl et du mathématicien David Hilbert. Ses travaux d’épistémologie et d’histoire des sciences portent sur Galilée, sur la naissance de la physique moderne au XVIIe siècle  ainsi que sur la cosmologie aux XVIe et XVIIe siècles. Il entend retrouver, dans leur contexte historique, culturel et idéologique, les conditions originelles de la production des savoirs scientifiques. Il partage avec Gaston Bachelard une conception discontinuiste de l’histoire des sciences. Passer du « monde clos » de la cosmologie aristotélicienne à la théorie d’un « univers infini » d'Isaac Newton suppose ainsi une transformation radicale des bases métaphysiques sur lesquelles repose la physique.    

Bibliographie: 

1929. La philosophie de Jacob Boehme. Etudes sur les origines de la Métaphysique allemande

1929. La philosophie et le problème national en Russie au début du XIXe siècle

1939. Etudes galiléennes, Paris, Hermann& Cie.

1945. Introduction à la lecture de Platon

1955. Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIe siècle allemand 

1957. Du monde clos à l’univers infini (From the Closed World to the Infinite Universe)

1961. La révolution astronomique : Copernic, Kepler, Borelli

1961. Etudes d’histoire de la pensée philosophique

1962. Introduction à la lecture de Platon, suivi de Entretiens sur Descartes

1965. Newtonian Studies, London, Chapman& Hall

1966. Etudes d’histoire de la pensée scientifique

1986. De la mystique à la science : cours, conférences et documents. 1922-1962

 

"Etudes galiléennes" (1939)

Quatre tomes : I : A l’aube de la science classique ; II : La loi de la chute des corps. Descartes et Galilée ; III : Galilée et la loi d’inertie.

Alexandre Koyré ne s'attache pas tant à la personne de Galilée qu'à la révolution scientifique dont il est l'un des acteurs. Par quel processus la physique et la cosmologie scolastiques s'effacent-elles devant l'astronomie et la mécanique nouvelles? Comment en vient-on à découvrir la loi de la chute des corps et le principe d'inertie? 

"... Une telle mutation — une des plus importantes, si ce n’est la plus importante depuis l’invention du Cosmos par la pensée grecque — fut, certainement, la révolution scientifique du dix-septième siècle, profonde transformation intellectuelle dont la physique moderne, ou plus exactement classique,  fut à la fois l’expression et le fruit.

Cette transformation, on a voulu parfois la caractériser, et l’expli­quer, par une espèce de renversement de l’attitude spirituelle tout entière : la vie active prenant désormais le pas sur la vie contempla­tive, l’homme moderne chercherait une domination de la nature, tandis que l’homme médiéval, ou antique, n’en poursuivait que la contemplation. Le mécanisme de la physique classique — galiléenne, cartésienne, hobbienne, science active, opérative, devant faire de l’homme « le maître et possesseur de la nature » — s’expliquerait donc par ce désir de domination, d’action ; serait une simple trans­position de cette attitude, une application à la nature des catégories de pensée de l'homo faber ; la science cartésienne — et à fortiori celle de Galilée — serait, comme on l’a dit, « une science d’ingénieur». Juste, sans doute, en général, et même quelquefois en détail (il suffit de penser au renversement de valeur, et de status ontologique, entre contemplation et action qui s’effectue dans la philosophie moderne ; il suffit de penser à certaines explications, ou images, de la physique cartésienne, avec ses poulies, ses cordes et ses leviers), cette conception nous paraît présenter tous les défauts d’une explication globale. Elle néglige, en outre, l’effort technolo­gique du moyen âge, l’attitude spirituelle de l’alchimie. Enfin, l’atti­tude activiste qu’elle décrit est celle de Bacon (dont le rôle, dans l’his­toire de la révolution scientifique, a été parfaitement négligeable), non celle de Descartes, ni de Galilée, et le mécanisme de la physique     classique, loin d’être une conception de l’artisan, ou de l’ingénieur, en est justement la négation.

On a aussi souvent parlé du rôle de l’expérience, de la naissance d’un «sens expérimental». Et, sans doute, le caractère expéri­mental delà science classique en forme-t-il un des traits les plus caracté­ristiques. Mais, en fait, il s’agit là d’une équivoque : l’expérience, dans le sens de l’expérience brute, d’observation du sens commun, n’a joué aucun rôle, sinon celui d’obstacle, dans la naissance de la science classique ; et la physique des nominalistes parisiens — et même celle d’Aristote — en était, souvent, bien plus proche que celle de Galilée. Quant à l’expérimentation — interrogation métho­dique de la nature — elle présuppose et le langage dans lequel elle pose ses questions, et un vocabulaire permettant d’interpréter les réponses. Or, si c’est dans un langage mathématique, ou plus exacte­ment géométrique, que la science classique interroge la nature, ce langage, ou plus exactement la décision de l’employer, — décision qui correspond à un changement d’attitude métaphysique, — ne pouvait, à son tour, être dictée par l’expérience qu’elle allait condi­tionner. 

On a, d’autre part, plus modestement, cherché à caractériser la physique classique, en tant que physique, par certains de ses traits saillants. Ainsi on a insisté sur le rôle que jouent dans la physique galiléenne les notions connexes de vitesse et de force, de « mo­ment », en les interprétant comme exprimant une intuition très profonde, l’intuition de Yintensité des processus physiques et même de leur intensité dans l’instant. Très juste, sans doute, — il suffit de songer à l’instantanéisme de la physique cartésienne, à la notion d’élément ou moment de vitesse, c’est-à-dire de la vitesse dans l’instant, — cette caractéristique s’applique cependant bien mieux à la physique newtonienne, fondée sur la notion de force, qu’à la physique de Descartes ou de Galilée qui cherchent à l’évi­ter. Et encore mieux, à la physique « parisienne » des Buridan et des Nicole Oresme. La physique classique est, certes, une dyna­mique. Ce n’est pas comme telle, cependant, qu’elle prend nais­sance. Elle apparaît, d’abord, comme une cinématique.

On a enfin essayé de caractériser la physique classique par le rôle qu’y joue le principe d’inertie. Juste, sans aucun doute, — il suffit de songer au rôle fondamental de la notion d’inertie dans toute la science classique, au fait que, inconnu des anciens, ce prin­cipe sous-tend implicitement la physique galiléenne et porte expres­sément celle de Descartes, — cette caractéristique nous semble un peu superficielle. Il ne suffit pas de constater le fait. Il faudrait expliquer pourquoi la physique moderne a pu adopter le principe d’inertie, c’est à dire expliquer pourquoi et comment cette notion, qui nous paraît, à nous, douée d’une évidence supérieure, a pu ac­quérir ce status d’évidence apriorique, tandis que pour les Grecs, ainsi que pour les penseurs du moyen âge, elle se présentait, au contraire, comme affectée d’une évidente et irrémédiable absur­dité.

Aussi croyons-nous, que l’attitude intellectuelle de la science classique pourrait être caractérisée par ces deux moments, étroite­ment liés d’ailleurs : géométrisation de l’espace, et dissolution du Cosmos,c’est-à-dire disparition, à l’intérieur du raisonnement scien­tifique, de toute considération à partir du Cosmos ; substitution à l’espace concret de la physique prégaliléenne de l’espace abstrait de la géométrie euclidienne. C’est cette substitution qui permet l’invention de la loi d’inertie.

Nous avons déjà dit que cette attitude intellectuelle nous parait avoir été le fruit d’une mutation décisive : c’est ce qui explique pour­quoi la découverte de choses qui nous paraissent aujourd’hui enfan­tines avait coûté de longs efforts — pas toujours couronnés de succès — aux plus grands génies de l’humanité, à un Galilée, à un Descartes. C’est qu’il s’agissait non pas de combattre des théories erronées, ou insuffisantes, mais de transformer les cadres de l’intelligence elle- même ; de bouleverser une attitude intellectuelle, fort naturelle en somme, en lui en substituant une autre, qui ne l’était aucune­ment. Et c’est cela qui explique pourquoi — malgré les apparences contraires, apparences de continuité historique sur lesquelles Caverni et Duhem ont surtout insisté — la physique classique, sortie de la pensée de Bruno, de Galilée, de Descartes ne continue pas, en fait, la physique médiévale des "précurseurs parisiens de Galilée" : elle se place d'emblée sur un plan différent, sur un plan que nous aimerions qualifier d'archimédien. En effet, le précurseur et le maître de la physique classique, ce n'est pas Buridan ou Nicole Oresme, mais Archimède .."

 

Du monde clos à l’univers infini (1957)

Alexandre Koyré analyse l'ampleur des bouleversements intellectuels provoqués par l'abandon dans l'astronomie moderne d'un cosmos géocentrique, hiérarchisé et fini tel que les Grecs l'appréhendaient, au profit d'un univers conçu comme infini.  "Il faut reconnaître, cependant, que la route qui, du monde clos des Anciens mène au monde ouvert des Modernes, a été parcourue avec une vitesse surprenante : cent ans à peine séparent le De Revolutionibus Orbium Coelestium de Copernic (1543) des Principia Philosophiae de Descartes (1644); à peine quarante ans ces Principia des Philosophiae Naturalis Principia Mathematica de Newton (1687). Vitesse d'autant plus surprenante que cette route est bien difficile, pleine d'obstacles et de passages dangereux ou, pour le dire plus simplement, que les problèmes posés par l'infinitisation de l'Univers sont trop profonds, les implications des solutions s'étendent trop loin pour permettre un progrès continu et constant..."

 

".Maintes et maintes fois, en étudiant l'histoire de la pensée philosophique et scientifique du XVIe et du XVIIe siècle - elles sont en effet si étroitement entre  mêlées et liées ensemble que, séparées, elles deviennent incompréhensibles - j'ai été forcé de constater, comme  beaucoup d'autres l'ont fait avant moi, que, pendant cette période, l'esprit humain ou, tout au moins, l'esprit européen, a subi - ou accompli - une révolution spi rituelle très profonde, révolution qui modifia les fondements et les cadres mêmes de notre pensée, et dont la science moderne est à la fois la racine et le fruit.

Cette révolution ou, ainsi qu'on l'a appelée, cette  "crise de la conscience européenne" a été décrite, et expliquée, de plusieurs manières différentes. Ainsi, bien qu'il soit généralement admis que le développement de la cosmologie nouvelle, qui remplaça le monde géo centrique des Grecs et le monde anthropocentrique du Moyen Age par l'Univers décentré de l'astronomie moderne, a joué un rôle de toute première importance dans ce processus, certains historiens, s'intéressant principalement aux implications sociales des processus spirituels, ont insisté sur la prétendue conversion de l'esprit humain de "scientia contemplativa" à la "scentia activa" qui transforma l'homme de spectateur de la nature en son possesseur et maître ; d'autres ont vu son trait le plus caractéristique dans la sécularisation de la conscience, sa conversion des fins transcendantes aux buts immanents, c'est-à-dire dans la substitution au souci de l' « autre monde » de l'inté·rêt porté à celui-ci; d'autres encore ont fait valoir le remplacement du schéma téléologique et organismique de la pensée et de l'explication par le schéma causal et mécaniste, conduisant finalement à la « mécanisation de la conception du monde» si apparente dans les temps modernes, surtout au XVIIIe siècle ; des historiens de la philosophie ont mis l'accent sur la découverte par l'homme moderne de sa subjectivité essentielle et sur la substitution - qui en résultait - du subjectivisme des Modernes à l'objectivisme des Anciens ; des historiens de la littérature nous ont décrit le désespoir et la confusion que « la philosophie nouvelle » apportait dans un monde d'où toute cohérence avait disparu et dans lequel les Cieux ne clamaient plus la gloire de l'Éternel. 

Tout n'est pas faux, bien loin de là, dans ces tentatives de caractériser la révolution - ou la crise - du XVIIe siècle; il est certain qu'elles nous font voir quelques-uns de ses aspects bien importants, aspects que nous expliquent - chacun à sa manière - Bacon et Montaigne, Pascal et Descartes, et que nous révèle la diffusion générale du scepticisme et de la « libre pensée ». 

Je crois, toutefois, qu'il s'agit là d'expressions et de concomitants d'un processus plus profond et plus grave, en vertu duquel l'homme, ainsi qu'on le dit parfois, a perdu sa place dans le monde ou, plus exactement peut-être, a perdu le monde même qui formait le cadre de son existence et l'objet de son savoir, et a dû transformer et remplacer non seulement ses conceptions fondamentales mais jusqu'aux structures mêmes de sa pensée.

 

Pour ma part, j'ai essayé, dans mes "Études galiléennes", de définir les schémas structurels de l'ancienne et de la nouvelle conception du monde et de décrire les changements produits par la révolution du XVIIe siècle. Ceux-ci me semblent pouvoir être ramenés à deux éléments principaux, d'ailleurs étroitement liés entre eux, à savoir la destruction du Cosmos, et la géométrisation de l'espace, c'est-à-dire

 

a) la destruction du monde conçu comme un tout fini et bien ordonné, ,dans lequel la structure spatiale incarnait une hiérarchie de valeur et de perfection, monde dans lequel "au-dessus" de la Terre lourde et opaque, centre de la région sublunaire du changement et de la corruption, s' « élevaient » les sphères célestes des astres impondérables, incorruptibles et lumineux, et la substitution à celui-ci d'un Uni vers indéfini, et même infini, ne comportant plus aucune hiérarchie naturelle et uni seulement par l'identité des lois qui le régissent dans toutes ses parties, ainsi que par celle de ses composants ultimes placés, tous, au même niveau ontologique; 

 

et b) le remplacement de la conception aristotélicienne de l'espace, ensemble différencié de lieux intramondains, par celle de l'espace de la géométrie euclidienne - extension homogène et nécessairement infinie - désormais considéré comme identique, en sa structure, avec l'espace réel de l'Univers. Ce qui, à son tour, impliqua le rejet par la pensée scientifique de toutes considérations basées sur les notions de valeur, de perfection, d'harmonie, de sens ou de fin, et finalement, la dévalorisation complète de l'Être, le divorce total entre le monde des valeurs et le monde des faits. 

C'est cet aspect de la révolution scientifique du XVIIe siècle, l'histoire de la destruction du Cosmos et de l'infinitisation de l'Univers que je vais essayer de présenter ici  ..."


LES GRANDES REVOLUTIONS SCIENTIFIQUES SONT CONCEPTUELLES ...

"Du monde clos à l’univers infini" est bien plus qu’une histoire des sciences : c’est une réflexion sur comment les conceptions de l’espace, de la matière et de Dieu ont façonné la modernité. Koyré y démontre que la science n’est jamais neutre, mais toujours inscrite dans un cadre intellectuel et métaphysique plus large...

- Koyré montre comment la conception d'un cosmos fini, hiérarchisé et ordonné (hérité d’Aristote et de Ptolémée) a été remplacée par un univers infini, homogène et régi par des lois mathématiques (avec Copernic, Kepler, Galilée, Descartes et Newton). Il souligne que cette transition ne fut pas seulement scientifique, mais aussi métaphysique et théologique.

- Galilée incarne pour Koyré le moment où l’abstraction mathématique devient le fondement de la physique, rompant avec l’expérience sensible immédiate. Descartes systématise l’idée d’un espace infini et homogène, détaché de toute finalité divine.

- Koyré insiste sur le fait que la révolution scientifique n’aurait pas été possible sans des changements dans la pensée religieuse : la "déthéologisation" de la nature (Dieu n’intervient plus directement, mais agit par des lois). L’idée d’un Dieu infini (influence de Nicolas de Cues et Giordano Bruno) a permis de concevoir un univers sans limites.

- Koyré rejette l’idée que la science moderne soit simplement le résultat d’observations empiriques. Il montre que les grandes révolutions scientifiques sont d’abord des révolutions conceptuelles (ex. : le passage du géocentrisme à l’héliocentrisme ne vient pas de nouvelles observations, mais d’une nouvelle manière de penser l’espace).

Son travail a inspiré des penseurs comme Thomas Kuhn (La Structure des révolutions scientifiques) et Michel Foucault (Les Mots et les Choses), en montrant que les changements scientifiques sont aussi des changements de paradigmes. Il a contribué à réhabiliter l’étude des dimensions philosophiques et culturelles des révolutions scientifiques.


Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIe siècle allemand (1955)

Les mystiques et alchimistes allemands du XVIe siècle marquent un tournant dans l'évolution intellectuelle et un renouveau dont l'importance est souvent négligée. Alexandre Koyré examine quatre figures clefs (en montrant en particulier la place capitale qu'occupe Paracelse) dans ce volume d'une profondeur et d'une clarté admirables : Caspar Schwenckfeld (1490-1561), Sébastien Franck (1499-1542), Valentin Weigel (1533-1588), Paracelse (1493-1541).

"Paracelse (1493-1541) - 

Il y eut à son époque, — époque si curieuse, si vivante et si passionnée —, peu de gens dont l’œuvre eut un retentissement plus grand, une influence plus considé­rable, qui eût provoqué des luttes plus ardentes que l’œuvre et la personne de Théophraste Paracelse, ou, comme parfois il se nommait lui-même, Aureolus Theophrastus Bombastus Paracelsus, docteur en médecine, docteur en théologie, docteur utriusque iuris ; peu de gens qui aient connu une admiration aussi grande, une hostilité aussi implacable, que ce personnage décon­certant ; peu de gens aussi, sur l’œuvre et la pensée desquels nous soyons moins renseignés que sur la sienne.

Qui était-il, ce vagabond génial ? Un savant profond qui aurait, dans sa lutte contre la physique aristoté­licienne et la médecine classique, posé les bases de la médecine expérimentale moderne ? Un précurseur de la science rationnelle du XIXe siècle? Un médecin érudit génial, ou un charlatan ignorant, vendeur d’orvietan superstitieux, astrologue, magicien, faiseur d’or, etc. ? Un des plus grands esprits de la Renaissance, ou un héritier attardé de la mystique du moyen âge, « un gothique » ? Un cabaliste panthéiste, adepte d’un vague néoplatonisme stoïcisant et de la magie naturelle ? ou, au contraire, est-il « le médecin », c’est-à-dire l’homme qui se penchant sur l’humanité souffrante aurait trouvé et formulé une conception nouvelle de la vie, de l’uni­vers, de l’homme et de Dieu  ? Un esprit profondément chrétien, qui aurait, dans les solitudes des montagnes suisses, tenté une « réformation » à sa guise et prêché une religion évangélique, très pure et très élevée, une religion mystique sans clergé, sans dogmes et sans rites ? Ou enfin, un chrétien qui, malgré toutes ses opinions souvent hétérodoxes ou même hérétiques serait resté fidèle à son Église et aurait finalement pré­féré le catholicisme aux nouvelles Églises protestantes ?

On trouve toutes ces opinions dans l’énorme litté­rature paracelsiste, — sans compter les écrits des théosophes et des occultistes de tout ordre qui voient en Paracelse un de leurs grands maîtres, un des adeptes de la science secrète, et cherchent à démontrer l’iden­tité de son enseignement avec celui des « sages philo­sophes de l’Inde » — et la seule chose que l’on ne trouve pas, c’est une analyse exacte et patiente de ses idées, du monde dans lequel il vivait, du monde des idées dans lequel se mouvait sa pensée.

Nous ne prétendons évidemment pas, dans les quel­ques pages qui vont suivre, remplacer cette monogra­phie qui nous manque ; et tout ce que nous chercherons à faire, c’est donner une esquisse rapide de sa Weltanschauung. Nous renoncerons également à toute étude des sources et des influences, ainsi qu’à tout établissement de rapports et de parallèles. 

Ce qu’il y a de plus difficile — et de plus nécessaire — lorsque l’on aborde l’étude d’une pensée qui n’est plus la nôtre, c’est — comme l’a admirablement montré un grand historien — moins d’apprendre ce que l’on ne sait pas, et ce que savait le penseur en question, que d’oublier ce que nous savons ou croyons savoir. Il est parfois, ajouterons-nous, nécessaire non seulement d’oublier des vérités qui sont devenues parties inté­grantes de notre pensée, mais même d’adopter certains modes, certaines catégories de raisonnement ou du moins certains principes métaphysiques qui, pour les gens d’une époque passée, étaient d’aussi valables et d’aussi sûres bases de raisonnement et de recherche que le sont pour nous les principes de la physique mathé­matique et les données de l’astronomie  .

C’est en oubliant cette précaution indispensable, en cherchant dans Paracelse et les penseurs de son époque des « précurseurs »  de notre pensée actuelle, en leur posant des questions auxquelles jamais ils n’ont pensé et auxquelles jamais ils n’ont cherché de réponses que l’on arrive, croyons-nous, et à méconnaître profondé­ment leur œuvre, et à les enfermer dans les dilemmes qui, contradictoires pour nous, ne l'étaient peut-être pas pour eux..." 


Koyré s’intéresse aux penseurs qui, au XVIe siècle, échappent aux cadres traditionnels de la scolastique et de la Réforme luthérienne. Avec ce livre, il nous démontre que la modernité scientifique et philosophique ne naît pas seulement de la raison pure, mais aussi de courants spirituels contestataires, offrant ainsi une vision plus complexe et nuancée de la Renaissance, où l’ésotérisme et la science ne s’opposent pas toujours, mais parfois se fécondent mutuellement. 

Koyré montre que la révolution scientifique (Galilée, Newton) ne s’est pas faite contre la religion, mais en dialogue avec des traditions mystiques et hermétiques. La frontière entre science, magie et théologie était floue à la Renaissance, et c’est cette hybridité qui a permis des innovations conceptuelles...

- Les mystiques (comme Maître Eckhart, Sebastian Franck, Valentin Weigel), qui privilégient l’expérience intérieure de Dieu sur les dogmes institutionnels.

- Les spirituels (dissidents religieux comme les anabaptistes ou les "enthousiastes"), qui rejettent l’Église visible au profit d’une relation directe avec le divin.

- Les alchimistes et paracelsiens, qui cherchent une connaissance secrète de la nature, à mi-chemin entre science et magie.

Contrairement à une vision strictement rationaliste de l’histoire des sciences, Koyré montre que des figures comme Paracelse ou Jacob Böhme ont contribué, par leur approche symbolique et vitaliste de la nature, à une nouvelle conception du monde. L’alchimie n’était pas seulement une pseudo-science, mais une tentative de comprendre la matière comme un système dynamique et vivant, préfigurant certaines idées de la chimie moderne.

Koyré souligne que ces penseurs rejetaient l’autorité des Églises (catholique et protestante) au profit d’une religion intérieure, fondée sur l’illumination personnelle, et d’une vision panthéiste ou panenthéiste (Dieu présent dans la nature), qui influencera plus tard Spinoza et les Lumières radicales.

Contrairement à Luther, qui maintenait une certaine orthodoxie, ces "spirituels" prônaient une rupture plus profonde avec les structures ecclésiales. Leur insistance sur la liberté de conscience annonce les débats modernes sur la tolérance religieuse.


"Etudes d’histoire de la pensée philosophique" (1961)

Voici, en pendant aux "Études d’histoire de la pensée scientifique", les "Études d’histoire de la pensée philosophique" réunies par Alexandre Koyré quelque trois ans avant sa mort en 1964. Les lecteurs des "Études newtoniennes" (Gallimard, 1968) connaissent l'ampleur de ce maître de lecture, qui avait restauré l’art des grands commentateurs. Ils en retrouveront ici la curiosité inlassable, des paradoxes de Zénon à Martin Heidegger, des questions sur le vide et l’espace infini au XIVe siècle à celles qui se posent sur le machinisme, de Spinoza à Condorcet ou Louis de Bonald. Ils y admireront deux articles désormais classiques, rédigés à des dates (1931-1934) où Hegel n’était pas à la mode en France : l’un sur le temps d’après la logique d’Iéna, dont la doctrine inspirera la phénoménologie de Husserl, de Heidegger et de Sartre; l’autre sur la langue et la terminologie hégéliennes, où beaucoup auront la surprise de découvrir sous le langage en apparence le plus abstrait et le plus technique un vocabulaire concret, vivant, nourri d’expressions populaires, en sorte qu’une des meilleures initiations à Hegel serait un dictionnaire histo­rique de la langue allemande.

Partout, au cours de ces Études, on s’instruira aux leçons d’une histoire qui se veut historique en préservant, sans modernisation, l’originalité des auteurs, — et histoire de la pensée philosophique en excluant le « document psychologique » ou sociologique qui compromettrait l’autonomie de l’esprit." (Editions Gallimard)

"Hegel à Iéna - La philosophie de Hegel - c’est là un point sur lequel tous ses historiens et tous ses commentateurs sont d’accord

- est une philosophie extraordinairement difficile. Chose curieuse, Hegel a été le maître incontesté de toute une génération; il a formé de nombreux élèves; il a même été - dans une mesure dont l’histoire de la philosophie moderne offre peu d’exemples, si tant est qu’elle en offre du tout - le chef d’une école; son influence, au cours du XIXe siècle, a été sans pareille, en Allemagne comme à l’étranger; son œuvre a suscité des commentaires sans nombre et une admiration sans égale : il eût été naturel de s’attendre à pouvoir entrer de plain-pied dans l’édifice de la pensée hégélienne. Et pourtant, il n’en est rien.

Lorsqu’on lit Hegel - nous croyons que, du moins dans leur for intérieur, tous ses lecteurs nous donneront raison - on a, assez souvent, l’impression de ne rien comprendre. On se demande : mais qu’est-ce que cela peut vouloir dire? Et même parfois - tout bas - : est-ce que cela veut dire quelque chose? On a, bien plus souvent encore, même lorsqu’on comprend, ou croit comprendre, une impression pénible : celle d’assister à une espèce de sorcellerie ou de magie spirituelle. On est émerveillé, frappé : on ne suit pas.

Nous avons dit ailleurs quelques-unes des raisons qui nous rendent Hegel tellement difficile. Difficultés de lan­gage; de terminologie; d’attitude mentale... Mais il y en a d’autres. Peut-être plus profondes encore; plus intimes. La pensée de Hegel est trop abrupte. Il va par bonds; il voit des rapports là où nous n’arrivons pas à les aper­cevoir  . Il passe par des voies qui, bien souvent, nous restent impraticables, sans nous faire voir pourquoi il les choisit de préférence à d’autres. Le plus souvent, d’ailleurs, il passe par des chemins qui nous restent inconnus.

C’est cette impression de magie, de mystère, qui a fait parler du «secret de Hegel» , qui a fait dire que Hegel ne nous avait pas révélé les principes de sa méthode et que, ayant de main de maître pratiqué la méthode dialectique, il n’avait, cependant, rien fait pour l’enseigner ; et même, que sa pensée avait, en général, un rythme différent de la nôtre : Hegel penserait «en cercle» tandis que nous, nous penserions «en ligne droite» .

A ces obstacles qu’il faut franchir pour pénétrer à l’inté­rieur de la pensée hégélienne, s’ajoute le fait que, jusqu’ici du moins, nous n’étions pas renseignés — ou presque pas — sur la formation même de cette pensée. Hegel n’apparaît à la lumière du jour qu’armé déjà de pied en cap . Car, non seulement la "Phénoménologie de l’esprit", mais même les articles et les comptes rendus de l’époque de Iéna  — malgré leurs réticences voulues  — laissent entrevoir une pensée très avancée déjà sur la voie du système et ne sont, en fait, entièrement compréhensibles qu’à la lumière des textes contemporains et postérieurs.

C’est ce qui explique, en partie du moins, l’impression profonde produite par le célèbre mémoire de Dilthey et la publication, par H.Nohl, des "Écrits théologiques de jeunesse" de Hegel . On avait enfin la préhistoire de la pensée hégélienne, enfin on pouvait la saisir in statu nascendi et non dans cet état d’achèvement désespérant dans lequel elle se présentait jusque-là.

C’était d’ailleurs un Hegel tout nouveau, assez inattendu, que nous révélaient les "Écrits de jeunesse". Un Hegel humain, vibrant, souffrant. Un Hegel qui trouvait sa place dans le mouvement spirituel de l’époque et non seulement dans le tableau, chronologique et systématique, des systèmes. L’exégèse hégélienne en fut complètement bouleversée et l’on peut dire (sans trop exagérer, croyons-nous) que toute l’interprétation moderne de Hegel - jusques et y compris le très bel ouvrage de M. Jean Wahl - a été dominée par l’impression produite par les "Écrits de jeunesse", par l’image du jeune Hegel romantique, par le désir de retrouver sous l’acier glacé des formules dialectiques, quelque chose de l’ardeur passionnée qui animait l’ami de Hölderlin et de Schelling. A quelques exceptions près, exceptions mal­heureuses d’ailleurs, c’est dans les "Écrits de jeunesse" que l’on chercha la clef du hégélianisme - ou, du moins, le vrai Hegel -; c’est à la lumière de ces écrits-là que l’on cherchera l'interprétation de la "Logique" et de l' "Encyclopédie". Cet engouement pour les "Ecrits de jeunesse", on le comprend sans peine. Le jeune Hegel, l'ami des romantiques, est certainement plus attrayant que l'idéologue de l'Etat prussien.."

 

"Etudes d’histoire de la pensée scientifique" (1966)

En parallèle aux Études d'histoire de la pensée philosophi­que (Gallimard 1971), voici des Études d'histoire de la pensée scientifique : elles complètent les Études galiléennes (1940), La Révolution astronomique. Copernic, Kepler, Borelli (1961), Du monde clos à l'univers infini (1952, trad. 1962), les Études newtoniennes (Harvard, 1965 — Gallimard, 1968).

"Cette histoire s’étend du Moyen Age à Pascal. On connaît la méthode méticuleuse d’Alexandre Koyré : le retour aux textes mêmes. Des textes qui nous dépaysent parce qu’ils ont été écrits dans une langue scientifique morte, par une pensée qui n’est plus, ou ne semble plus être, la nôtre. Alors, à quoi bon ? A rien, pour le simple technicien de la science : il n’a pas à s’occuper d’histoire. Mais, du même coup, il ne s’occupe plus de l'homme, car l’histoire est humaine ; il ne sait même plus ce qu’il fait, ses buts ayant perdu leurs fins ; il manque du recul qui permet, seul, de comprendre en quoi nous pouvons être, momenta­nément, «modernes» ; il ne peut traduire ce «momentané­ment» que par «relativement».

Alexandre Koyré a toujours cru que la science consistait dans la recherche de la vérité, la théorie : «Aussi surprenant que cela puisse nous paraître, on peut édifier des temples et des palais, et même des cathédrales, creuser des canaux et bâtir des ponts, développer la métallurgie et la céramique, sans posséder de savoir scientifique — ou en n’en possédant que les rudiments.» La science n’est pas nécessaire : n’exa­gérons pas son rôle historique. On voit quel intérêt celui qui n’est pas un simple techni­cien rentable trouve en l’histoire de la science : situer sou modernisme à travers les révolutions qui ont secoué et se­couent le monde scientifique ; le situer dans l’unité do la pensée humaine." (Editions Gallimard) 


Bernard Groethuysen (1880-1946)

Bernard Groethuysen s'est employé à faire connaître en France la philosophie allemande, dont Husserl. Il est né à Berlin, a suivi des cours de philosophie (W. Dilthey dont l’influence a été profonde sur lui), mais aussi d’économie (G. Schmoller), de psychologie (C. Stumpf), d’histoire de l’art (H. Wölfflin) et a soutenu une thèse de doctorat sur la sympathie (1904) où se trouvaient mêlées psychologie et histoire de l’art. Après guerre, il n’a cessé de circuler entre Berlin où il était assistant (1920), puis professeur (1931-1932), et la France, où il exerçait diverses activités (collaboration à plusieurs revues dont la NRF, création de la « Bibliothèque des idées » chez Gallimard) et où il s’est installé définitivement en 1933. Il a joué un rôle déterminant dans la publication par Gallimard de la première traduction de Heidegger. 

 


"PRÉFACE  - Lettre à Jean Paulhan.

Perchance to dream. (HAMLET).

Mais non, cher ami, JE N'AI PAS INVENTE LE BOURGEOIS. Je n'ai fait qu'essayer de définir et de délimiter un phénomène que bien d'autres avant moi ont décrit. Le bourgeois qui n'était rien est devenu tout. Je voudrais montrer qu'il est quelque chose. Il fut une époque où il se disait homme, homme tout court ; il représentait à lui seul l'espèce humaine. Bourgeois alors n'avait pas de sens précis. Je crois le moment venu où l'on peut mieux préciser la signification du terme, où être bourgeois veut dire quelque chose. C'est ce quelque chose que je voudrais définir, ou plutôt je voudrais que le bourgeois le définît lui-même. Il est maintenant assez vieux pour le faire ; il a atteint l'âge de réflexion. Je sais qu'il est toujours quelque peu pénible de se délimiter soi-même, et de se voir réduit à ce qu'on a été réellement. On se résigne difficilement à ne pas avoir été autre chose. Mais c'est précisément en quoi consiste la connaissance de soi-même : reconnaître sa propre réalité dans le vaste domaine du possible.

Aussi ne puis-je pas bien comprendre pourquoi le bourgeois d'ordinaire n'aime pas qu'on l'appelle par son nom. Les rois se sont bien appelés rois, les ecclésiastiques, ecclésiastiques, les chevaliers, chevaliers ; lui, il tient à garder l'incognito. Libre à vous en lui adressant la parole de l'appeler homme des temps modernes, esprit avancé, ou de le désigner par le nom de son pays ; mais il est difficile de lui dire qu'il est bourgeois. Pourtant il faut bien commencer par là et le lui faire dire, pour que du tout il sache se voir tel qu'il est, et puisse faire l'examen de soi-même.

Mais pour y réussir, il faut l'aborder avec respect, éviter tout ce qui pourrait déprécier ses titres. Evidemment il n'est pas à lui seul le représentant de l'espèce humaine, il n'est qu'un type d'humanité. Mais parmi les tentatives multiples du genre humain pour organiser la vie, son expérience demeure l'une des plus remarquables, je dirais même l'une des mieux « réussies », surtout si l'on considère qu'elle fut faite avec le moins d'hypothèses possible et que par conséquent ses résultats paraissent bien acquis. Il a voulu vivre dans ce monde, sans en supposer un autre, ou du moins sans faire dépendre dans la pratique sa vie d'une telle supposition. Il a fait le geste de l'homme éveillé. Il a dit : « Je suis ». Non pas : « Je rêve, donc je suis ». (La pensée ne l'aurait pas fait sortir du rêve ; je pense, je rêve – rêve de métaphysicien) mais bien : « J'agis, donc je ne rêve pas, donc je suis. » Vient ensuite la prise de possession, (le moi maître des choses, l'avoir précédant l'être). Travail d'abord, propriété ensuite.

 

Direz-vous encore que le bourgeois n'existe pas ? C'est l'être qui existe par définition, c'est l'homme du : je suis. Il a dû lutter longtemps pour devenir cet homme, pour se convaincre de son existence, pour pouvoir affirmer qu'il est. Que n'a-t-on pas dit pour l'en empêcher ? Et lui, pour toute réponse, il a agi. « Vivons-nous, Chrétiens, vivons-nous ? » demande Bossuet. Le bourgeois a répondu : « Je vis », timidement d'abord, ensuite avec plus d'assurance à mesure qu'il apprenait à vivre. « La vie est un songe un peu moins inconstant », dit Pascal. Le bourgeois a cru à la vie et a su donner de la constance au rêve. « Que la place est petite que nous occupons en ce monde, dit encore Bossuet, et il continue : « Je ne sais si ce que j'appelle veiller n'est peut-être pas une partie un peu plus excitée d'un sommeil profond ; et si je vois des choses réelles, ou si je suis seulement troublé, par des fantaisies et par de vains simulacres ». Le bourgeois, lui, sait qu'il est éveillé. Il s'est mis à l'œuvre, il a apprivoisé les fantômes ; il a mis la main sur les choses, il a tout remué et tout ordonné. Mal éveillé d'abord et d'une démarche parfois hésitante, il a trouvé sa place, si petite soit-elle, dans l'ordre du temps et de l'espace et s'est installé dans « ce recoin de l'univers ».

 

J'essaie de vous retracer LA PHILOSOPHIE DU BOURGEOIS, philosophie paradoxale s'il en est, quand on se borne à l'envisager du point de vue de la connaissance pure. Car qu'y a-t-il de plus étonnant que la justification des apparences sur laquelle elle repose tout entière ? Les choses sont proches ou lointaines selon que l'expérience nous le démontre. Le monde est là où je suis. De même, l'affirmation de la réalité du moment présent par rapport à ce qui a été et ce qui sera est parfaitement absurde. Mais précisément la philosophie bourgeoise n'est pas fondée sur la spéculation : elle est le résultat d'une expérience vitale. Dans l'ordre biologique on pourrait voir en elle une tentative d'adaptation poussée plus loin que toutes celles du passé, un retour de la pensée à la vie. La pensée abandonnée à elle-même ne pouvait aboutir qu'au rêve d'une réalité au delà du rêve. Pour sortir d'un rêve, il ne sert à rien de vouloir penser son rêve ; on ne fait que rêver qu'on rêve. Le rêve s'ajoute au rêve sans fin. Il faut donc pour ainsi dire brusquer les choses, ne pas chercher à savoir où on est, avant de bâtir des « maisons superbes », mais commencer par là. Ou autrement dit : COMMENCER PAR VIVRE, SANS SAVOIR D'OU ON VIENT ET OU ON VA.

 

Je sais que ce n'est pas ainsi qu'on présente d'ordinaire les choses. Le bourgeois aurait commencé, suppose-t'on, par discuter les fantômes et voyant qu'il n'y en avait point, il aurait tranquillement foui de la lumière du four. Ce sont donc les connaissances du bourgeois qui l'auraient formé, et comme ses connaissances ne lui sont pas venues de lui-même, il attribue généreusement le mérite de sa formation aux philosophes et aux hommes de sciences, qui lui auraient appris à voir les choses comme elles sont. Mais les sciences ne lui ont pas appris à vivre ; tout au plus lui ont-elles fourni des arguments à mesure qu'il s'est agi de défendre et de délimiter son acquis. Il n'a pas tout simplement rectifié ses conceptions du monde, substituant la vérité à l'erreur. Il a renversé l'ordre des questions, concevant le monde en fonction de la vie, au lieu de chercher à se comprendre lui-même en fonction d'un tout. Le bourgeois dira, il est vrai, que s'il en est ainsi, c'est précisément parce que l'ensemble de l'univers nous échappe, mais c'est renverser l'ordre des choses que de concevoir ainsi l'évolution bourgeoise. « Je vois ces effroyables espaces de l'univers qui m'enferment, et je me trouve attaché à un coin de celte vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu'en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m'est donné à vivre m'est assigné à ce point plutôt qu'à un autre de toute l'éternité qui m'a précédé et de toute celle qui me suit ». Le bourgeois ne le sait pas plus que Pascal. Cependant il n'a pas dit : « Ne sachant pas où je suis, je me laisse vivre » (c'est l'erreur de Pascal de le présenter ainsi) mais : « Sachant vivre, je puis me passer de savoir où je suis. »

 

JE VOUDRAIS DONC VOUS MONTRER ICI COMMENT LE BOURGEOIS A APPRIS A VIVRE. 

C'est bien difficile de le savoir, j'en conviens, cher ami. En effet, l'homme qui agit parle peu, ou, s'il parle, il sort de l'action et il faut se méfier de ses théories. Ainsi les philosophes nous ont dit bien des choses sur les origines de l'univers et sur la destinée de l'homme, et rien ne semble d'abord nous empêcher d'y rechercher l'expression de l'esprit bourgeois, mais je me méfie un peu de leurs systèmes. J'y vois des mondes de toutes sortes, bien différents entre eux. Le bourgeois ne vit dans aucun de ces mondes. Il a son chez-soi et s'y est installé. C'est lui qui se l'est aménagé ; c'est son œuvre. Les philosophes ensuite l'ont interprété à leur manière, et leurs interprétations, certes, sont fort instructives pour nous le faire connaître, mais c'est toujours à l'œuvre même qu'il faut remonter, ne fût-ce que pour bien comprendre les philosophies.

Ce n'est pas à dire que je veuille surprendre le bourgeois en dehors de toute idée. C'est au contraire l'idéologie bourgeoise que je cherche à bien comprendre, l'idéologie qui est avant tout système et que tout système moderne présuppose. C'est par rapport à tout système, l'acte qui précède le verbe. Aussi ne faut-il pas vouloir l'isoler de la vie. Commençons toujours par le : « Je vis », ainsi seulement nous saisirons la vraie gradation des valeurs bourgeoises, et la marche de la pensée moderne.

Il y eut un temps où le bourgeois aimait à se faire philosophe, et c'est fort bien. Mais avant de vouloir discuter avec lui sur Dieu et sur l'univers, tâchons de bien comprendre ce qu'il fait, comment il agit et réagit. Je travaille, je prévois. Il faut prévoir. L'honnête homme prévoit. Nous pouvons nous arrêter là. C'est d'ailleurs ce que fait souvent le bourgeois quand il déclare que seule la morale importe. La prévisibilité suppose des lois qui règlent toutes choses. Il règne un ordre admirable dans l'univers. Il existe une suprême sagesse qui a tout ordonné. Rien n'empêche le bourgeois de s'arrêter à de telles conceptions ou aussi d'en choisir d'autres qui pourront lui interpréter la marche de l'univers. Mais il faut toujours en revenir au fait initial, à l'expérience vécue, à ce fait d'ordre sociologique que représente une expérience faite en commun, confirmée tous les fours et devant à son tour servir de fondement à l'organisation d'une vie nouvelle. Voilà bien le point de départ."


Les Origines de l’esprit bourgeois en France (Gallimard, 1927) 

« Il s'agit ici de creuser plus loin que les idées, de faire paraître, parler, cet être prudent, effacé, qu'était le bourgeois d'autrefois. On n'y parviendra pas sans ruse. [...] Le détour imaginé par Bernard Groethuysen est celui-ci : ne pouvant écouter les bourgeois, il a écouté les curés, et, à travers leurs propos, il a deviné maintes choses. [...] ce n'est pas Voltaire, ni Rousseau, dont Bernard Groethuysen est curieux, c'est du Français moyen, et pour se rapprocher de lui, il s'assied au prêche avec lui. Soupçonnait-on qu'après tant de travaux une source considérable pour la connaissance du XVIIIe siècle restait négligée ? »

Le sujet du livre participe à un champ problématique en pleine effervescence en Allemagne au début du xxe siècle : l'émergence de la modernité économique, morale et intellectuelle et ses rapports avec la religion. Groethuysen est en effet le premier auteur allemand à s'intéresser aux rapports entre religion et modernité en France. "La bourgeoisie est sans mystère. C'est un phénomène social d'ordre essentiellement profane, régi uniquement par les lois de ce monde, sans qu'il soit nécessaire pour l'expliquer de remonter plus haut et de faire appel aux conseils de la divine Providence."  

 

"Le simple Fidèle

« L'Église inspirée de Dieu, dit Bossuet, et instruite par les saints apôtres, a tellement disposé l'année, qu'on y trouve avec la vie, avec les mystères, avec la prédication et la doctrine de Jésus-Christ, le vrai fruit de toutes ces choses dans les admirables vertus de ses serviteurs, et dans les exemples de ses saints ; et enfin un mystérieux abrégé de l'Ancien et du Nouveau Testament et de toute l'histoire ecclésiastique ». Et ce n'est pas seulement dans les fêtes, qui sont, « comme autant d'époques sacrées, qui nous rappellent annuellement les mystères et les principaux articles de notre croyance », dans les fêtes « que l'on peut regarder pour cette raison, comme une espèce de catéchisme, qui grave dans la mémoire des hommes les plus grossiers, les principales vertus de la foi chrétienne », que le peuple puisera son instruction religieuse : tout ce qui a rapport au culte lui enseigne la foi.

« Le premier objet qui se montre dans les dehors d'une Paroisse Catholique, c'est la Tour et la Croix. Cette Croix qui est élevée au lieu le plus éminent est l'abrégé de votre foi ». Entrez ensuite « dans les Églises Paroissiales : entrez dans les Abbayes anciennes, dans la première Église du diocèse, ou dans d'autres Cathédrales : vous y trouverez les mêmes objets et les mêmes instruments, ici en petit, ailleurs avec un air d'appareil et de grandeur ». Et, dans ces instruments, « toute la religion catholique se trouve nettement exprimée ». Si ensuite vous sortez « des temples, où toute la religion se retrace à vos yeux, même sans livres et sans peintures, vous trouvez une dernière leçon dans le lieu consacré à la sépulture de vos familles... C'est ainsi que les usages de l'Église catholique sont pour vous avec les figures peintes un livre toujours ouvert », dit l'abbé Pluche, qui souvent nous donne de très intéressants aperçus sur l'esprit du simple fidèle.

C'est dans le cérémonial, et dans les « figures peintes », qu'avant même de connaître le texte, le simple fidèle aura appris sa religion. « Ainsi dès avant que vos Pasteurs vous aient fait aucune instruction, l'extérieur de l'Église Catholique vous a déjà appris très uniformément les principales vérités. Ce que les livres disent, le cérémonial le redit en cent façons, et plus le tout se répète, plus le sens en est arrêté ». Viendront ensuite les paroles qui s'ajoutent aux symboles. « Pendant que les cérémonies de la religion parlent à vos yeux, nous faisons retentir à vos oreilles les saintes vérités que vous avez apprises dès l'enfance, et dent l'Église vous rappelle le souvenir dans la célébration de ses fêtes ».

Ainsi l'Église créera au fidèle tout un monde, un monde qui, comme l'autre, fait appel à toutes ses facultés et l'enveloppe tout entier. Mais tandis que, dans le monde apparent, il ne connaît que ce qu'il voit, et ignore l'ensemble, les visions de la foi, pour lui, forment un véritable univers, le seul qu'il connaisse et dent il sache dire ce que c'est. « Les hommes les plus fameux dans l'histoire et dans la conduite des affaires temporelles, sont pour vous comme s'ils n'avaient jamais été. Que je vous parle des pensées de Platon et de Confucius, ou des victoires d'Hannibal ou de Tamerlan, vous ne connaissez point ces gens-là, et c'est pour vous une très petite perte. Mais vous vous réjouissez à la naissance du saint Précurseur : vous quittez votre travail pour venir chanter les victoires du Diacre Estienne, des saints Apôtres, et de ceux qui ont confessé dans les tourments les merveilles de la Prédication Apostolique. C'est à quoi se réduit le savoir des Campagnes ».

Ainsi le monde que connaissent les simples, est bien l'autre monde, tandis qu'ils ignorent celui-ci, ou plutôt, ce qu'ils en savent, ils ne le comprennent qu'à travers les visions de l'autre, qui lui interprètent le comment et le pourquoi des choses, lui enseignent d'où il vient et où il va, et lui révèlent le secret de la mort. Aussi, se détacherait-il de son Église, il ne s'y reconnaîtrait plus dans un monde, où tout serait autre et qui ne serait plus le sien ; car il n'y trouverait plus en quelque sorte que les signes inintelligibles d'une langue qui n'est pas celle dans laquelle il a appris à penser et à sentir.

(...)

Le simple fidèle croit trop, il croit d'une manière trop directe et spontanée pour avoir grand intérêt à savoir ce qu'il croit. Le bourgeois, par contre, n'est plus assez croyant pour vouloir connaître ce qu'il est censé croire. L'un, croyant au mystère, ne se soucie pas d'établir un compte complet et détaillé de tous les mystères et de préciser le sens de chacun d'eux ; l'autre, ne croyant plus au mystère, ne sait plus que faire des mystères qu'on lui présente. Le Grand-Archidiacre d'Évreux, en parlant des pauvres villageois, déplore qu'« ils ne connaissent point Dieu », qu'ils « le connaissent moins qu'ils ne font les animaux de leur maison ». Mais cette divinité qu'ils se représentent sous des formes variées et souvent peu conformes à sa dignité spirituelle, se reconnaît pourtant sous ces images ; elle habite avec les paysans, elle est leur Dieu. Continuant à jouir d'un pouvoir illimité sur eux, Dieu fera la pluie et le beau témps, il fera pousser les récoltes et accomplira d'autres merveilles encore, dans un monde qui est resté le sien. Dans le monde des bourgeois, par contre, qui souvent cependant se forme de lui des idées très élevées, ni lui, ni son antagoniste depuis toujours, le démon, ne sont plus chez eux. De l'un on rit, et si à l'autre on témoigne quelque respect, c'est à condition qu'il respecte à son tour les lois générales qui gouvernent l'univers, et qu'il s'abstienne d'agir à l'encontre des prévisions de la bourgeoisie, qui raisonne et réclame sa part au gouvernement du monde. Les uns l'appelleront l'Etre Suprême, le Grand Géomètre, tandis que les autres le nommeront Dieu tout court, ou bien le Bon Dieu, non sans le confondre parfois, comme nous l'avons vu tout à l'heure, avec la Vierge Marie. Mais tandis que ceux-ci ont conservé la vision du monde chrétien, et n'y font qu'une erreur de personnes et de titres, ceux-là enlèvent au Dieu des chrétiens son Ciel et son Enfer, et le conçoivent sans son pouvoir légendaire. Divinité, sans nom propre, et sans personnalité, son rôle se réduit de plus en plus à n'être que le principe abstrait et incolore d'un monde qu'il est censé avoir créé, mais où il ne saurait plus demeurer.

Ainsi se seront formés dans le sein du christianisme même, deux mondes, dent les habitants, tout en usant souvent des mêmes termes, ne parlent pas la même langue. Les uns parleront une sorte de patois d'Église, et souvent on leur reprochera de manquer de pureté et de correction dans ce qu'ils disent ; les autres, s'ils ne s'expriment jamais que d'une manière châtiée et correcte, ne connaissent pas, lorsqu'ils s'efforcent de parler en chrétiens, la vraie signification des mots. Quand ils parlent de Dieu, tout en employant l'ancien terme, ils feront pour ainsi dire un néologisme. Dans le langage que continueront à parler les humbles, tous les mots, quel qu'ait été leur sens particulier, signifiaient mystère ; dans le langage moderne que parleront les bourgeois éclairés, les mots n'ayant plus leur signification commune, tout ce qui s'y dit aura changé de sens.

L'Église aura donc à faire d'une part aux humbles, qui tout en ayant bien conservé l'esprit de la langue que parlaient leurs pères, commettent souvent des contresens déplorables qu'elle ne saurait laisser passer ; et de l'autre aux « gens d'une certaine façon », qui tout en parlant la langue fort correctement en apparence, ont changé le sens des mots...."


Bien que moins célèbre que Weber ou Marx, Groethuysen a inspiré des penseurs comme Lucien Febvre ou Michel Foucault dans leur étude des systèmes de pensée. Groethuysen combine philosophie, histoire des idées et analyse des discours (sermons, traités moraux) pour saisir l'évolution des représentations mentales. Son approche anticipe l'histoire des mentalités chère à l'École des Annales et "Les Origines de l'esprit bourgeois" reste une référence pour comprendre les fondements culturels du capitalisme moderne.

Groethuysen analyse ainsi la formation de la mentalité bourgeoise entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, en montrant comment une nouvelle vision du monde (économique, religieuse et sociale) émerge avec l'ascension de la bourgeoisie. Il insiste sur la transformation des valeurs : passage d'une société fondée sur l'honneur aristocratique et la transcendance religieuse à une logique utilitaire, matérialiste et individualiste.

Contrairement à Max Weber qui liait le capitalisme à l'éthique protestante, Groethuysen étudie le cas catholique français. Il montre comment le clergé et les théologiens (comme les jansénistes) ont, malgré eux, contribué à l'émergence d'une morale bourgeoise en adaptant le discours religieux aux réalités pratiques du commerce et de la propriété.

Son livre 

- révèle les contradictions de l'esprit bourgeois, entre aspiration à l'autonomie individuelle et soumission à de nouvelles normes économiques. Il

- et souligne comment la bourgeoisie a créé sa propre "mythologie" (culte du travail, de l'épargne, de la réussite matérielle).

C'est une histoire intellectuelle de la bourgeoisie qui éclaire les racines idéologiques de la société moderne, en dépassant les explications purement économiques...


Mythes et portraits (1947)

« Par nature, Groethuysen préférait les questions aux réponses. Ou plutôt il n'avait de repos qu'il n'eût retrouvé, sous chaque réponse, la question qui la provoquait : sans cesse en quête d'une pensée qui n'arrêtât pas la pensée, et pour le reste faisant confiance à l'esprit, tout assuré qu'il n'est point d'idée - si absurde ou folle qu'elle paraisse - qui ne tienne aux autres idées par quelque fil ténu. Indépendance est peu dire. Tel, qui prétend aimer la liberté, n'a de cesse qu'il n'ait fait mettre en prison les ennemis (dit-il) de la liberté. Mais Groethuysen témoignait de cette liberté la forme la plus noble - ou la seule, - qu'on puisse nommer de ce nom. Il préférait à ses idées, les idées de ses amis - celles même des indifférents, ou de ses adversaires. Il tenait que chaque pensée mendie d'être repensée. Ainsi parcourait-il le monde des doctrines et nulle idée, qui se présentait à lui, ne l'avait attendu en vain. »

 

Anthropologie philosophique (1953)

Groethuysen entend privilégier non la philosophie pour la philosophie, mais l'exercice de la philosophie. "L'anthropologie philosophique, c'est la réflexion sur soi, l'essai toujours renouvelé que fait l'homme pour arriver à se comprendre. La réflexion sur soi peut toutefois signifier deux choses, selon que l'homme s'en tient à ce qui lui est arrivé dans la vie et veut se représenter lui-même, ou selon que la vie et lui-même deviennent pour lui un problème de la connaissance, selon donc qu'il pose la question sous l'angle de la vie ou sous celui de la connaissance. Tant qu'il demeure dans l'ensemble de la vie, il lui suffit de voir clair dans sa vie. Il exprime ce qu'il a vécu. Il parle par expérience personnelle; il cherche un sens à ce qui lui est arrivé et à ce qu'il a éprouvé. Qu'a-t-il besoin alors de concepts bien définis, de longues explications sur ce qu'est l'homme? Il se comprend lui-même et se fait comprendre aux autres. Cela lui suffit. Dans cet ordre de choses se classe l'infinie multiplicité des propos tenus par l'homme, à la fois sur lui-même et sur les autres, dont il se sert pour formuler ses expériences dans la vie. Il essaie d'avoir une vue d'ensemble sur sa vie et de lui donner de l'unité; il se fait sur elle des idées qui lui permettent d'en grouper les événements. Des dispositions d'esprit trouvent des formes sous lesquelles s'expriment certaines attitudes typiques envers les hommes et la vie. C'est le domaine que l'on pourrait désigner comme celui de la philosophie de la vie..."

 

Philosophie de la Révolution française, précédé de Montesquieu (1956)

La philosophie de la Révolution, selon Bernard Groethuysen, a pour tâche de montrer comment certains principes abstraits se concrétisent, deviennent des images vivantes qui correspondent aux impulsions de la volonté et personnifient en quelque sorte les buts vers lesquels tendent les hommes de l'époque. L'auteur examine un certain nombre de penseurs et d'écrivains, de Descartes à Rousseau, qui, par leurs idées, leurs doctrines, l'atmosphère intellectuelle qu'ils ont créée, ont préparé l'évolution des esprits qui a abouti à la Révolution. 


Jean Wahl (1888-1974) 

Professeur de philosophie à la Sorbonne de 1936 à 1967, Jean Wahl fut obligé de se réfugier aux États-Unis de 1941 à 1945, où il enseigna, après avoir été interné en tant que juif au camp de concentration de Drancy, d'où il s'échappa. Il introduisit une nouvelle lecture de la pensée hégélienne en France, à partir du motif de la "conscience malheureuse", dans les années 1930, avant même les célèbres conférences d'Alexandre Kojève. Il fut aussi un grand défenseur de la pensée de Kierkegaard. Ces engagements, qui s'expriment dans ses deux livres "Le Malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel" (1929) et les "Études kierkegaardiennes" (1938) furent très controversés, dans le climat de la pensée dominante de l'époque. Il influença un certain nombre d'importants penseurs, tel Emmanuel Levinas et Jean-Paul Sartre ; il fut l'ami notamment de Vladimir Jankélévitch. Il est traditionnellement reconnu comme étant un philosophe de la pensée non systématique, et favorisant l'innovation et le concret. Il a également une œuvre poétique et a publié des articles sur Pierre Jean Jouve dont il était l'ami.  

Bibliographie: 

1929 - Le Malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel

1932 - Vers le concret, Vrin 

1938 - Études kierkegaardiennes

1944 - Existence humaine et transcendance, Neufchâtel, La Baconnière 

1946 - Tableau de la philosophie française, Gallimard 

1947 - Petite histoire de l'existentialisme, Paris, L'Arche 

1948 - Poésie, pensée, perception, Paris, Calman-Levy 

1952 - La Pensée de l'existence 

1953 - Traité de Métaphysique

1954 - La Philosophie de l'existence

1956 - Vers la fin de l'ontologie

 

"Le Malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel" (1929)

Wahl voit dans la conscience malheureuse (unglückliches Bewusstsein, décrite par Hegel dans le chapitre sur la "Conscience de soi") non pas une simple étape dialectique, mais le moment central qui révèle la tension fondamentale de l'existence humaine. Cette conscience incarne le déchirement entre le fini et l'infini, l'humain et le divin, l'idéal et le réel.

Contrairement aux interprétations purement rationnelles ou systématiques de Hegel, Wahl insiste sur la dimension pathétique et concrète de la dialectique. Il rapproche Hegel de penseurs comme Kierkegaard ou Nietzsche, en soulignant les aspects d'angoisse, de désir insatisfait et de division intérieure.

Wahl montre que la conscience malheureuse s'inspire de la tradition chrétienne (notamment saint Paul, Augustin et Pascal), où l'homme est tiraillé entre sa condition terrestre et son aspiration à l'absolu. Il y voit aussi des échos de la mystique médiévale (Maître Eckhart) et du romantisme allemand.

Bien qu'admettant la dépassement dialectique de la conscience malheureuse dans le système hégélien, Wahl suggère que cette figure résiste à la synthèse absolue.

Il ouvre ainsi la voie à des lectures non-téléologiques de Hegel, où la négativité et la contradiction ne sont pas toujours surmontées.

Ce livre a profondément influencé la réception française de Hegel (Kojève, Hyppolite, Sartre), en mettant en avant les dimensions concrètes et existentielles de sa pensée plutôt que son aspect logique-systématique. Il a aussi contribué au dialogue entre hégélianisme, existentialisme et phénoménologie...

 

Préface :

"La philosophie de Hegel ne peut pas être réduite à quelques formules logiques. Ou plutôt ces formules recouvrent quelque chose qui n'est pas d'origine purement logique. La dialectique, avant d'être une méthode, est une expérience par laquelle Hegel passe d'une idée à une autre. La négativité est le mouvement même d'un esprit par lequel il va toujours au delà de ce qu'il est. Et c'est en partie la réflexion sur la pensée chrétienne, sur l'idée d'un Dieu fait homme, qui a mené Hegel à la conception de l'universel concret. Derrière le philosophe, nous découvrons le théologien, et derrière le rationaliste, le romantique.

Et sans doute peut-on faire observer que l'oeuvre de Hegel a été de triompher du romantisme, de rationaliser le dogme, et en même temps de faire pour ainsi dire disparaître dans l'ensemble intemporel où s'unissent finalement rationalité et réalité, les dissonances, et le tragique même du monde concret. Il n'en est pas moins vrai qu'il y a au fond de sa philosophie un élément tragique, romantique, religieux, et que si en faire le tout de la philosophie de Hegel constituerait une erreur, cependant le tout de cette philosophie en est comme coloré. A l'origine de cette doctrine qui se présente comme un enchaînement de concepts, il y a une sorte d'intuition mystique et de chaleur affective. Plutôt encore que de problèmes intellectuels, Hegel est parti de problèmes moraux et religieux. La lecture de ses fragments de jeunesse apporte ici une confirmation à l'impression que l'on relire de la lecture de la Phénoménologie qui n'apparaît plus dès lors uniquement comme une introduction à la doctrine, mais en même temps comme un aboutissement, comme la narration et la conclusion des années de formation et de voyage à travers les systèmes. Ces fragments éclaircissent un second point qui apparaît d'abord comme très particulier, mais qui bientôt vient se placer comme au centre même de l'oeuvre. Que signifie l'expression de conscience malheureuse? ? Car si on voit clairement ce dont il s'agit quand Hegel examine dans la Phénoménologie le stoïcisme et le scepticisme, il n'en est pas tout à fait de même de ce stade qui leur succède. Cette conscience des contradictions qu'il étudie alors, n'est-ce pas quelque chose d'essentiel à l'âme de Hegel qui se trouve sans cesse en présence d'antinomies et d'antithèses et arrive péniblement, par un labeur qui est l'écho du labeur universel du «négatif», à la synthèse de ces contradictions ?

N'est-ce pas en même temps une grande expérience historique de l'humanité dont il parle ? Et cette expérience n'est-elle pas pour Hegel quelque chose de plus ? Avant d'être un philosophe, il a été un théologien. Bien plus, cette conscience malheureuse semble le signe d'un déséquilibre profond, mais malgré tout momentané, non seulement du philosophe, non seulement de l'humanité, mais aussi de l'univers qui dans l'humanité, dans le philosophe, prend conscience de lui-même. Elle est dans l'idée ce qu'il y a de non idéel, un élément sombre qu'il faut vaincre, et qui s'est formé au début de l'Univers quand l'idée est sortie de soi. Elle est le moyen terme, déchirure d'abord, puis médiation. Le moyen terme divise l'unité en jugements, mais va permettre ensuite de médiatiser les jugements, de réconcilier les éléments d'abord dissociés. Ainsi Hegel élève au niveau d'une description historique, puis à la hauteur d'un principe métaphysique, d'une part le sentiment de la séparation douloureuse et la

réflexion sur les antithèses, d'autre part le besoin d'harmonie et l'idée de notion. Les différents motifs hégéliens viennent résonner autour de ces thèmes fondamentaux : Aufhebung de la douleur dans le bonheur comme le concept est supprimé et sublimé dans la notion ; différence entre la mort de Dieu et le Dieu mort ; mort et rédemption du sensible.

Nous voyons ainsi la pensée de Hegel aux prises avec des concepts tout proches des sentiments. Les idées de séparation et d'union, avant d'être transformées l'une dans l'idée d'analyse, d'entendement, l'autre dans celle de synthèse, de notion, étaient éprouvées, senties. La séparation est douceur ; la contradiction est le mal; les éléments opposés sont des éléments non satisfaits. Il n'est pas étonnant que le mot de l'énigme, qu'il nommera raison, il le nomme d'abord amour. La notion capitale qui marque ici l'entrée de la théologie apologétique dans l'histoire qui elle-même devient une logique, c'est celle de conscience malheureuse.

Par ces réflexions, en même temps que nous étions entraînés vers la lecture des oeuvres de la maturité de Hegel, où ces idées seront intégrées, nous étions ramenés vers ses écrits de jeunesse. L'évolution même de Hegel, dans ces premiers écrits, semble gouvernée par une loi de contraste qui le fait aller de l'Aufklärung à une philosophie proche de celle du Sturm und Drang, puis de là revenir à l'Aufklärung interprétée grâce au kantisme; puis arriver à une critique radicale du kantisme et à une philosophie mystique. Et c'est après avoir été jusqu'à une sorte de divinisation de l'inconscient qu'il esquisse son système où la conscience est le terme le plus haut. Chaque fois Hegel a vécu profondément chacune de ces philosophies dont il s'est fait, dans sa jeunesse, successivement l'interprète ; chaque fois le résidu laissé de côté par chacune d'elles, l'irrationnel d'abord, la réflexion ensuite, ont revendiqué leur place. Et il s'est trouvé un moment où le logicien a pu concevoir un système où tous ces éléments étaient conservés. Mais ce système, où les concepts semblent d'abord si merveilleusement maniés et agencés, il est l'expression d'une expérience vivante, il est une réponse à un problème qui n'est pas purement intellectuel. Ce problème de l'accord du discordant, pour reprendre les termes d'Héraclite, de la transformation du malheur en bonheur, c'est lui qui est la source commune de la Philosophie de l'Histoire, de la Philosophie de la Religion, de l'Esthétique, de la Logique. Les concepts hégéliens n'ont pas été reçus passivement des philosophies précédentes. Ils ont été fondus, remodelés, recréés au contact d'une flamme intérieure.

Peu à peu sans doute ces concepts perdront quelque chose de leur vie, se durciront; et en effet, il n'y a pas pour nous d'objection plus forte à faire au système hégélien sous sa forme définitive que celle-ci : si riche qu'il soit, il n'est pas assez riche pour contenir en la multitude des pensées et des imaginations et des espoirs et des désespoirs du jeune Hegel. L'homme Hegel détruit son système en même temps qu 'il l'explique. Mais bien des reproches qu'on lui adresse souvent atteignent la forme extérieure de ce système, certaines expressions et une évolution postérieure de la doctrine plutôt que la « vision » hégélienne elle-même dans son caractère originel de plénitude concrète."


Éric Weil (1904-1977)

Après sa thèse de doctorat sur Pomponazzi, en 1928, dirigée par Ernst Cassirer, Eric Weil poursuit ses recherches sur la Renaissance, mais, en 1933, à l’accession de Hitler au pouvoir, doit fuir l’Allemagne.Dès son arrivée en France, Éric Weil, exilé, vécut une situation matérielle des plus précaires. Il eut toutefois la chance de fréquenter quelques éminents philosophes français comme Raymond Aron, Alexandre Koyré et Alexandre Kojève. C’est en participant au séminaire de Kojève sur Hegel qu’il contribua à renouveler la lecture de Hegel en France. Il publia dans cette intention, en 1950, un résumé de sa thèse "Hegel et l’État" où il fait un sort à la thèse selon laquelle Hegel aurait été l’admirateur de l’État prussien de son époque. En fait, ce qu’Hegel envisageait sous l’appellation d’« État moderne » représente plutôt une critique du trop pâle reflet de la Révolution française qu’était l’État prussien. Il défend un pluralisme raisonnable pour lequel l’ambition de vérité anime le discours philosophique. 

  

Bibliographie:

1950 - Logique de la Philosophie,Vrin

1956 - Philosophie politique,Vrin

1961 - Philosophie Morale 

1963 - Problèmes Kantiens 

 

"Logique de la philosophie" (1950)

Une tentative ambitieuse de penser la philosophie comme un système de réponses à la condition humaine, sans tomber ni dans l’historicisme ni dans l’abstraction pure.

Weil y défend l’idée que la raison peut organiser le sens, mais sans prétendre éliminer définitivement la violence ou le conflit.

Contrairement à Hegel, qui voit dans l’histoire une progression dialectique vers l’Esprit absolu, Weil refuse une téléologie rigide. En articulant logique, anthropologie et histoire. il tente d'élaborer une "logique des catégories" qui structurent la pensée humaine et les différentes attitudes philosophiques face au monde. Ne se contentant pas ainsi d'une simple histoire de la philosophie, Weil cherche à dégager les structures logiques qui sous-tendent les différents systèmes philosophiques. 

Chaque philosophie correspond à une "catégorie" (un mode de pensée fondamental) qui répond à une "attitude" face au réel (la peur, le désir, la violence, la sagesse, etc.). Il analyse ainsi 27 catégories (de l’"Être" à l’"Absolu"), montrant comment elles s’enchaînent logiquement dans l’histoire de la pensée.

Partant d'autre part du constat que l'homme est un être conflictuel, marqué par la violence et le désir de sens et que la philosophie naît comme une tentative de surmonter la violence par la raison, chaque catégorie va représente une manière de donner sens au monde et de répondre à l’angoisse existentielle. 

Et chaque catégorie a sa propre cohérence et n’est pas simplement dépassée par la suivante. Cependant, certaines catégories (comme celle de "Sagesse") représentent un accomplissement plus satisfaisant que d’autres. Weil considère que la catégorie de "Sagesse" (représentée notamment par Hegel et Aristote) est la plus achevée, car elle réconcilie la pensée et l’action sans nier la conflictualité humaine. La Sagesse n’est pas une synthèse définitive, mais une attitude rationnelle face à l’existence, capable d’intégrer la finitude et le tragique.

Weil ouvre une voie médiane entre l’existentialisme (Sartre) et le structuralisme, en montrant que la philosophie est à la fois systématique et ancrée dans l’expérience humaine.

 

"..L'unité des problèmes philosophiques

On sait que la philosophie, depuis que des hommes s'y adonnent, s'est nourrie de la substance de ces réflexions. On sait également quel énorme travail elle a fourni pour élaborer et pour expliciter son discours. Car, étant philosophie et n'ignorant pas qu'il n'y a pas de discours de la sagesse, mais seulement introduction à la sagesse, destruction de la négativité par la négativité même, appel à la conver­sion, abandon du langage à l’aide du langage, elle a toujours été obligée de se tourner vers le discours - discours essentiellement ironique, encore là où il fait tout pour ne pas le paraître : ce n’est pas lui qui importe, et il le sait, et il sait aussi que ce qui lui importe, il ne peut pas le dire et qu’il le fausserait et le trahirait s’il essayait de le dire au lieu de l'indiquer en parlant du contraire et en faisant comme s’il prenait ce contraire au sérieux pour qu’il fasse éclater l’insuffisance et le non-sens de ce contraire et pour qu’il pousse l'homme sur la voie qui le conduise à la raison, à la présence, au contentement. Aucun système philosophique (à moins qu'on ne veuille reconnaître comme système philosophique des corps de doctrine qui ne prétendent eux-mêmes que formuler les règles de la science et d’organiser l’acti­vité transformatrice de l'homme dans la nature), aucun système ne fait exception, et tous tendent vers le seul contentement.

Il se peut, il est même hautement vraisemblable que les philosophes eux-mêmes aient parfois oublié de quoi il s’agissait dans leur entre­prise et qu’ils aient simplement continué à traiter des problèmes du discours qui s’étaient posés à leurs prédécesseurs, plus conscients qu’eux, comme de simples questions « techniques », ou qu’ils aient cherché à « révolutionner » la tradition, sans bien comprendre qu’ils ne faisaient que revenir aux origines. Cela n’est pas d’une grande importance, et il n’en est pas, non plus, que les philosophes se soient souvent contredits : leurs luttes, par l’identité de l’enjeu et du but, par le fait (et par la conscience) que leurs dissensions ne portaient que sur les moyens, non pas sur la fin, confirment, au lieu de le réfuter, ce qui vient d’être dit. Contentement et mécontentement, raison et animalité, être (présence) et non-être (devenir), liberté et donné — toute philosophie tourne autour de ces pôles; tantôt préoccupée de tel couple plutôt que de tel autre, mais obligée de suivre l’unité de l’enchaînement, chacune finira, si elle ne veut pas renoncer à la solution de son problème principal, par les résoudre tous.

Le philosophe et l’homme ordinaire. Le refus de la philosophie 

On pourrait s’arrêter à ce point, s’il ne restait pas un problème pour nous faire hésiter — un problème, ou plutôt une constatation très simple, très banale : à savoir, que les hommes regardent les philo­sophes comme des êtres curieux, remarquables (dans un sens bon ou mauvais), comme des humains qui ne sont pas comme eux. Celui qui dit à son interlocuteur : « Vous êtes un philosophe » n’a, certes, pas l’intention de lui dire quelque chose de blessant ou seulement de désagréable, mais il semble toujours vouloir indiquer que l’autre, étant philosophe, ne comprend rien aux choses sérieuses de la vie, qu’il a réussi à se construire une existence dans laquelle il se trouve à son aise, qu’il a raison, qu’il a la raison pour lui quand il se met à parler, mais qu'enfin... Cet homme qui se qualifie ainsi lui-même d'ordinaire est bien embarrassé si on lui demande de compléter sa phrase et de formuler clairement ce qu'il a, pour parler comme lui, derrière la tête. A la vérité, ce qui lui paraît si curieux dans le cas du philosophe, il ne l’a pas dans la tête et il ne saurait donc pas l’en sortir; il n’est pas sans connaître sa faiblesse : l’autre est intelligent, il sait s’exprimer, il ne faut pas essayer de le contredire, il est trop fort et finira toujours par vous montrer que vous avez tort. Mais après tout, tout en dedans, derrière la tête, plus loin que le discours et le langage raisonnable, l’homme ordinaire sait ou, s’il faut laisser le mot savoir au philosophe qui prouverait trop facilement que l’homme ordinaire sait moins que rien puisque le philosophe même ne sait rien, l'homme ordinaire est certain que « tout cela », tout ce que le philosophe dit si bien, est peut-être très bien pour le philosophe, mais n’a aucune importance dans la vie ordinaire. « Vous, vous êtes un philosophe » est un compliment qui se moque de son destinataire.

Les philosophes, quoi qu’ils en disent, ne sont pas moins sensibles que le reste des mortels; ils sentent cette moquerie et en deviennent inquiets. Ils ne doutent pas qu’ils aient raison et qu'ils soient capables d’expliquer pourquoi ils ont raison et ce que c’est qu'avoir raison. Les hommes finiront bien par leur donner raison — c’est ainsi qu’ils se donnent du courage — si les hommes veulent seulement les écouter. Qu’on leur oppose n’importe quel argument, difficile, fallacieux, tra­ditionnel, peu leur en chaut : ils sont sûrs non seulement de s'en tirer, mais encore de retourner l’argument contre l’adversaire, de telle façon qu’à la fin celui-ci soit obligé de leur accorder ce qu’ils affirment.

Mais ils doivent le constater, ils rencontrent pis que des arguments. Ils se trouvent devant un mur de politesse (seuls les malhabiles parmi leurs interlocuteurs seront grossiers), et on leur dit : « Vous, monsieur, vous êtes philosophe », et le philosophe comprend très bien qu’on veut lui signifier : « Monsieur, vous m'ennuyez; causons de choses sérieu­ses ou séparons-nous. » En un mot, le philosophe est sûr de convaincre l’autre si l’autre veut l'écouter; mais le fait est que l’autre ne veut pas écouter.

Que doit donc faire le philosophe ? Il n’est pas difficile de donner une réponse : il faut laisser les gens et faire son salut, réaliser le contentement pour soi, arriver au silence rempli de la présence. Qu’importe à celui qui cherche la sagesse que les autres la cherchent avec lui ou qu’ils préfèrent courir de satisfaction en satisfaction, jamais rassasiés, jamais contents, toujours poussés en avant par une négativité qu’ils n’ont pas comprise en son être comme un fait donné, comme la donnée humaine — donnée, bien qu’humaine ? Le philo­sophe ne parlera plus qu’à lui-même, pour autant qu’il n’a pas réussi à s’affranchir complètement, ou il parlera à ceux qui se savent mécon­tents et insatisfaits et qui lui demandent conseil et guérison. Quant aux autres, qu’ils fassent à leur guise : tant mieux pour eux s’ils arri­vent à se plonger dans leurs activités au point qu’ils en soient distraits de leur malheur et de leur obsession. Encore une fois : qu'importe à celui qui marche vers la sagesse ?

Mais voici : le philosophe n'est pas un sage, il n'a pas (ou n'est pas) la sagesse, il parle, et quand bien même son discours n'aurait pour seul but que de se supprimer, n'empêche qu'il ,parlera jusqu'au moment où il aura abouti, et en dehors des instants parfaits où il aura abouti. Il n'a rien d'autre à faire. Il nie le discours par le discours, la négativité par la négativité, ce qui revient à dire qu'il doit avoir un sujet de son discours, une matière que puisse dévorer sa négativité de philosophe. Nous le savions, mais le discours du philosophe nous l'avons fait oublier : ce n'est pas à partir de la raison que nous avions compris ce qu'était ou pouvait ou devait être la raison, c'est en partant de la  vie active, cette vie pour laquelle la raison n'était qu'un outil. Le fait paradoxal est que s'il n'y avait pas d'hommes que la philosophie ennuie, le philosophe mourrait d'ennui lui-même. Comme la négativité de l'homme ordinaire, de l'homo faber, dépend du fait qu'il trouve devant lui ce qu'il peut nier et transformer, de même le philosophe se nourrit de ce qu'il réprouve comme abominable..."


Emmanuel Levinas (1906-1995) 

Emmanuel Levinas naît en Lituanie à Kovno dans une famille juive pratiquante. Le père tient une librairie et l'on parle russe à la maison. Un maître particulier enseigne aux enfants (Emmanuel a deux frères) l'hébreu. Il lit très tôt la Bible, les auteurs russes (en particulier Pouchkine et surtout Dostoïevski) et Shakespeare. En 1914, la famille fuit l'avancée des armées allemandes et, en 1915, s'établit après un long périple à Karkhov (Russie). En 1923, il se rend à Strasbourg faire des études de philosophie et découvre la pensée de Husserl, dont il va suivre les cours à l’université de Fribourg-en-Brisgau en 1928-1929, puis il s’inscrit à ceux de son successeur, Martin Heidegger. Après avoir soutenu sa thèse de doctorat (Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl) en 1930, il se fixe à Paris. Naturalisé français en 1931, il s’engage dans l’armée en 1939 ; fait prisonnier à Rennes en juin 1940 et déporté dans un camp de travail, où il restera cinq ans, il y écrit l’essentiel de son livre De l’existence à l’existant (1947) tout en tenant à jour des Carnets de captivité (édités pour la première fois en 2009). Poursuivant ses recherches après la guerre (le Temps et l’Autre, 1948 ; En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, 1949), Levinas se consacre aussi aux commentaires du Talmud et prend la direction de l’École normale de l’Alliance israélite universelle (créée en 1860). En 1961, il publie sa thèse Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, et, en 1964, il commence sa carrière universitaire, qui le conduira de Poitiers à la Sorbonne, où il enseignera jusqu’à sa retraite en 1976.  Emmanuel Levinas a fait de la question éthique le centre de ses préoccupations. Profondément influencé par la phénoménologie de Husserl, il a réinterprété la métaphysique dans le sens d’une « transcendance vers l’autre ».  Autrui ne peut être réduit à sa phénoménalité :  il apparaît comme l’infini qui déborde absolument ma représentation, ma capacité à définir. "La manière dont se présente l’Autre, dépassant l’idée de l’Autre en moi, nous l’appelons, en effet, visage » (Totalité et Infini). 

  

Bibliographie: 

- Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl, 1930 

- De l'existence à l'existant, 1947 

- Le temps et l'autre, 1949 

- En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, 1949 

- Totalité et infini, 1961 

- Difficile liberté, 1963 

- Quatre lectures talmudiques, 1968 

- L'humanisme de l'autre homme, 1972 

- Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, 1974 

- Noms propres, 1976 

- Ethique et infini, 1982 

- Transcendance et intelligibilité, 1984