Hermann Broch (1886-1951) - "Les Somnambules" (Die Schlafwandler, 1931-1932) - "La Mort de Virgile" (Der Tod des Virgil, 1945) - "Les Irresponsables" (Die Shuldlosen, 1950) - "Psychologie des masses" (Massenpsychologie, 1959) - ...
Last update : 11/11/2020
Hermann Broch a su démontrer, en son temps, que le nazisme n'est pas seulement le produit de fanatiques, mais aussi de l'apathie éthique d'une société atomisée, où l'individu médiocre, réfugié dans son confort matériel et son conformisme, abdique sa responsabilité humaine.
Cette analyse reste une clé majeure pour comprendre les mécanismes des totalitarismes du XXe siècle.
Il développera la figure du "Spießer" (le petit-bourgeois médiocre, esprit borné et conformiste qui refuse la complexité du monde) et son rôle dans l'émergence du nazisme principalement dans deux œuvres majeures, articulant analyse littéraire et réflexion philosophique,
- "Les Somnambules" (Die Schlafwandler, 1931-1932) ...
Volume 3 : "Huguenau ou le réalisme" (Huguenau oder die Sachlichkeit) - Le personnage de Huguenau, commerçant sans scrupules, incarne l'apogée du "Spiesser". Broch montre comment sa "rationalité" amorale (la Sachlichkeit), son opportunisme économique et son indifférence éthique détruisent les valeurs humaines. Et dans les "Digressions" théoriques insérées dans le roman, Broch lie cette mentalité à la "décomposition des valeurs" (Wertzerfall) de l'époque moderne. Le vide laissé par l'effondrement des systèmes de valeur traditionnels ouvre la voie aux idéologies totalitaires.
- Essais politiques et théoriques ...
Dans "Hofmannsthal et son temps" (1947), Broch y approfondit sa théorie de la crise des valeurs dans la modernité, soulignant comment l'absence de centre éthique rend la société vulnérable aux manipulations politiques.
Dans "Démocratie autoritaire" et autres essais (recueil posthume), et plus exactement dans des textes comme "Autobiographie psychique" ou "Politique : un programme", il analyse la passivité du "Spießer" comme un terreau permettant la montée des dictatures : son conformisme, son refus de l'engagement critique et sa soumission à l'autorité facilitent l'acceptation du nazisme.
Dans "Création littéraire et connaissance" (1955), il souligne la responsabilité de l'individu face à l'Histoire : la médiocrité indifférente devient complice de la barbarie par son inertie ...
Le portrait du "Spießer" chez Broch est fondamental parce qu’il ne s’agit pas seulement d’un type social ou moral, mais d’un symbole de la crise de l’individu moderne, incapable de faire face à la liberté et à la responsabilité. Broch anticipe ce que la philosophie existentielle (Sartre, Camus) et la théorie critique (Adorno, Horkheimer) analyseront ensuite : la figure du « petit homme » qui, par sa passivité, rend possible les catastrophes historiques...
Trois concepts clés complètent le tableau du "Spiesser" ...
- "Wertzerfall" (Décomposition des valeurs) : Processus historique où les systèmes de sens collectifs s'effondrent, laissant l'individu désorienté et vulnérable aux substituts idéologiques (comme le nazisme).
- "Sachlichkeit" (Objectivité/Matérialisme) : Pseudo-rationalité réduite au calcul utilitaire, niant toute dimension éthique ou métaphysique.
- Et l'indifférence comme complicité : Le "Spiesser" ne commet pas directement de crimes, mais son retrait du jugement moral crée un vide exploité par les extrémistes...
PIC, by John Heartfield (1891-1968)- Photomontages pour AIZ (journal antifasciste) - Comment le "petit-bourgeois" devient un rouage du système nazi - John Heartfield, Self-Portrait with Berlin Police President Karl Zörgiebel, maquette, 1929. Akademie der Künste, Berlin, Kunstsammlung.
Hermann Broch (1886–1951) est l'un des représentants emblématiques d'une génération d’écrivains qui ont vécu la crise profonde de la modernité européenne au début du XXᵉ siècle - une époque charnière marquée par l’effondrement de l’empire austro-hongrois, la Première Guerre mondiale, la crise des valeurs bourgeoises, l’avènement des idéologies totalitaires, la montée de l’irrationalisme (qu’il appelle « irrationalisme de masse ») et une remise en cause radicale des fondements culturels et spirituels de l’Europe. Broch appartient à cette génération viennoise (avec Musil, Kraus, Roth, Zweig) qui voit la fin de l’Empire austro-hongrois et la désintégration des cadres sociaux, religieux, et politiques traditionnels ...
Broch n’est pas seulement un romancier, c’est un penseur global. Il disait lui-même vouloir « transformer le roman en cognition » (Erkenntnis). Chez lui, la fiction devient un instrument d’analyse historique, sociale, morale et même métaphysique. Dans "La Mort de Virgile" (Der Tod des Vergil, 1945), Broch pousse cette idée à l’extrême : le roman devient une méditation philosophique sur l’art, la vérité, la mort, et le rôle du poète dans la société. La langue y atteint une forme de prose-poésie unique, presque hypnotique.
Broch a développé un style de roman « polyphonique » (inspiré aussi de Dostoïevski), où plusieurs niveaux de discours coexistent - philosophique, poétique, narratif, réflexif. Dans "Les Somnambules" (Die Schlafwandler, 1930–32), son cycle majeur en trois volumes (1888 - 1903 - 1918), il dissèque la désagrégation des valeurs en Europe à travers trois figures et époques différentes, montrant la transition d’une société encore ancrée dans des certitudes vers le nihilisme ..
Sa démarche est comparable à celle de Musil (L’Homme sans qualités), ou encore de Thomas Mann (La Montagne magique), mais avec une intensité mystique et philosophique qui lui est propre.
Contrairement à d'autres écrivains engagés de son époque, Broch refusera l’idéologie dogmatique. Son œuvre vise à comprendre l'effondrement moral plutôt qu'à le juger à partir d’un système préétabli. Il s’interroge sans cesse sur l’éthique, la responsabilité individuelle et collective, et sur la possibilité d’une vérité artistique et morale. C’est particulièrement frappant dans "La Mort de Virgile", où il questionne la légitimité de la poésie face aux urgences du monde.
Comme d'autres écrivains juifs et humanistes d'Europe centrale, Broch est forcé à l’exil après 1938. Il incarne ainsi la figure de l’intellectuel européen déplacé, qui porte la mémoire d’un monde détruit et qui tente de repenser la civilisation. Ses textes écrits en exil (notamment ses essais sur la décomposition des valeurs) témoignent d’une quête ininterrompue de sens dans un monde devenu incompréhensible.
Hermann Broch (1886-1951)
Natif de Vienne dans un milieu familial extrêmement aisé, son père est un industriel du textile qui ne peut concevoir que son fils ne suive pas ses traces. L'industrie et le commerce lui sont prédestinés, mais s'il fait des études d'ingénieur et ne tarde pas à reprendre l'entreprise paternelle, il se destine à une toute autre existence, fréquente la très brillante intelligentsia de Vienne , publie des textes dans des revues depuis les années 1910, et suit à l'Université, à partir de 1928, des cours de philosophie, de mathématiques, de psychologie. "Logique d'un monde en désintégration" (Logik einer zerfallender Welt, 1931), est suivi en 1931-1932 de la volumineuse trilogie "Les Somnambules" (Die Schlafwandler), qui fonde sa réputation. C'est donc la quarantaine passée qu'il quitte le monde des affaires pour aborder la carrière littéraire. Ecrivain jugé difficile, abordant trois thématiques principales, la liquidation des valeurs bourgeoises, l'inquiétude métaphysique et la quête d'un nouvel humanisme, la montée des dictatures, il devient ainsi l'un des plus grands romanciers de langue allemande qu'ait connus le XXe siècle. Sont par suite publiés, "Le Mal dans le système des valeurs de l'art" (Das Böse im Wertsystem der Kunst, 1933), "L'Expiation" (Die Entsühnung, Denn sie wissen nicht, was sie tun, 1933), "James Joyce et le temps présent" (James Joyce und die Gegenwart, 1936). Comme ce dernier, pour Broch, le narrateur et le langage interviennent et entrent dans le "cône d'observation" du sujet ou de l'objet qui meuble l'intrigue...
Dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938, les nazis mirent le feu à des synagogues dans toute l'Allemagne. Le prétexte en fut la tentative d'assassinat par un jeune juif du diplomate nazi Ernst vom Rath en novembre 1938, à Paris : hommes des SS et des SA, membres du NSDAP et d'autres parties de la population allemande participent à l'action dite de représailles, plus de 1 300 personnes sont assassinées, plus de 30 000 Juifs sont arrêtés, 1 406 lieux de culte et centres communautaires sont détruits et plusieurs milliers de magasins sont dévastés. La Wehrmacht avait quant à elle pénétré en Autriche en mars 1938, dans l'indifférence internationale absolue, un plébiscite sera même organisé par Hitler, le 10 avril 1938, Autrichiens et Allemands, soumis à de fortes pressions, se prononceront à 99,75 p. 100 pour l'annexion. C'est aussi en 1938 que Hermann Broch est arrêté et emprisonné, comme tant d'autres intellectuels juifs : à l'université de Vienne, par exemple, plus de 2 700 membres, principalement juifs, de l'université ont été licenciés pour des raisons "raciales" ou "politiques", expulsés ou assassinés. Avec l'aide de son ami et traducteur, le romancier irlandais James Joyce, il réussit toutefois à se faire libérer cinq semaines plus tard et doit émigrer aux États-Unis, via Londres. Il emportera avec lui le manuscrit de son oeuvre capitale, "La mort de Virgile".
Sa réputation, ses recherches sur la psychologie des masses, lui valent d'être intégré dans les cercles universitaires, devenant titulaire d'une chaire de littérature allemande à l'Université de New Haven (Connecticut). Paraissent "Esprit et esprit du temps" (Geist und Zeitgeist, 1943), son chef d'oeuvre, "La Mort de Virgile" (Der Tod des Virgil, 1945), "Les Irresponsables" (Die Schuldlosen, 1950), son dernier roman, - dans lequel il tente de montrer que le nazisme a puisé toute sa force dans cette nébuleuse de petits bourgeois sans convictions, détruits par l'impact de la Première Guerre mondiale ou ayant perdu tout vestige de certitude morale, enfin "Hofmannsthal et son temps" (Hofmannsthal und seine Zeit, 1947-1950)...
Le 30 mai 1951, il meurt d'une crise cardiaque sur le manuscrit de son dernier roman...
Hermann Broch , "Les Somnambules" (Die Schlafwandler, 1931-1932)
"Qui peut être plus joyeux qu'un malade ? Rien ne l'oblige à affronter la lutte pour la vie, il est même libre de mourir. Il n'est pas obligé de tirer des conclusions inductives des événements que la journée lui apporte, afin d'ajuster son comportement en conséquence ; il peut rester imbriqué dans sa propre pensée, - imbriqué dans l'autonomie de ses connaissances, il peut penser de manière déductive, il peut penser théologiquement" (Wer vermag fröhlicher zu sein als ein Kranker? nichts zwingt ihn, sich dem Lebenskampf zu stellen, es steht ihm sogar frei zu sterben. Er ist nicht gezwungen, aus den Ereignissen, die der Tag ihm zuträgt, induktive Schlüsse zu ziehen, um danach sein Verhalten einzurichten, er darf in sein eigenes Denken eingesponnen bleiben, - eingesponnen in die Autonomie seines Wissens, darf er deduktiv, darf er theologisch denken. Wer vermag fröhlicher zu sein als der, der seinen Glauben denken darf!). - À l'âge de quarante-cinq ans, en 1931, Broch publie son premier roman, la trilogie "Les Somnambules" (Die Schlafwandler), une oeuvre proche de celle de Robert Musil (1880-1942), "L'Homme sans qualités" (Der Mann ohne Eigenschafte), une oeuvre inachevée (1930-1933); la montée du nazisme bouleversant la vie de Robert Musil qui devra fuir Berlin pour Vienne puis Zurich. Comme Robert Musil, Hermann Broch développe une nouvelle forme de narration et d'écriture, le bouleversement de l'homme par l'homme, une époque charnière à vocation universelle.
Hermann Broch s'attaque au délabrement des valeurs de la société contemporaine à travers un tableau de l'Empire allemand durant le règne de Guillaume II de 1888 à 1918. Les trois livres, d'inégale longueur, analysent chacun une phase de l'apogée d'un monde et d'une époque : 1888, "Pasenow ou le Romantisme" ; 1903, "Esch ou l'Anarchie" ; 1918, "Huguenau ou le Réalisme"...
"Die Schlafwandler, Pasenow oder die Romantik" (Pasenow ou le Romantisme, 1888)
"Joachim moins que tout autre, ne peut dire alors où finit son moi, où commence l'uniforme" - Parodiant le réalisme bourgeois allemand à la manière de Theodor Fontane (1819-1898), Broch raconte comment un jeune hobereau prussien en garnison à Berlin, Joachim von Pasenow, héritier des traditions de sa classe, une aristocratie prussienne en déclin, connaît un moment d'égarement, un moment de rupture avec un contexte social vide, puis tout rentrera rapidement dans l'ordre. Se sentant protégé dans son bel uniforme contre toutes les tentations de l'existence, et amoureux d'une certaine Elisabeth depuis l'enfance, Joachim von Pasenow se perd dans une soudaine passion sensuelle et tombe sous l'influence de la belle Ruzena. Il lui restera comme un goût de liberté.
"... Joachim n'aimait pas rencontrer dans les chambrées des hommes à la tunique ouverte: il y avait là quelque chose d'indécent qui, pour une raison pas très transparente mais bien compréhensible, avait fait prescrire que la fréquentation de certains lieux et certaines autres situations érotiques comportaient le costume civil et qui, bien plus, donnait une apparence d'infraction au règlement au seul fait, pour des officiers et des sous-officiers, d'être marié. Le matin quand l'adjudant, homme marié, venait prendre son service et ouvrait deux boutons de sa tunique pour tirer de cette fente où apparaissait sa chemise à carreaux le gros registre de cuir rouge, Joachim portait presque toujours la main aux boutons de sa propre tunique et ne retrouvait sa sécurité qu'après s'être assuré qu'ils étaient tous fermés. Il était tout près de souhaiter que l'uniforme fût comme une émanation directe de la peau; parfois il songeait aussi que c'était la son vrai rôle ou que du moins le linge, à force d'insignes et de distinction, devait devenir partie de l'uniforme. Car il était inquiétant que chacun portât sous sa veste cet élément naturellement anarchique. Peut-être le monde serait-il complètement sorti de ses gonds si, au dernier moment, on n'avait inventé pour les civils le linge empesé qui transforme la chemise en une planche de blancheur et lui ôte son aspect de sous-vêtement.
Joachim gardait souvenir de l'ébahissement qu'il avait éprouvé, étant enfant, en devant constater sur le portrait de son grand-père que ce dernier portait non pas une chemise empesée mais un jabot de dentelle. Sans doute les hommes de ce temps possédaient une foi chrétienne plus fervente, plus profonde et n'avaient pas à chercher ailleurs une protection contre l'anarchie. Voilà bien des réflexions absurdes, fort probablement quelque réminiscence des propos saugrenus d'un Bertrand; Pasenow avait presque honte de nourrir de telles pensées en présence de l'adjudant et quand elles l'assaillaient, il les écartait vigoureusement et prenait, d'une secousse, l'attitude martiale de son état.
Mais il avait beau écarter ces pensées, les réputer absurdes et accepter l'uniforme comme une donnée naturelle. il se cachait là plus qu'une question de mise, il n'y allait pas seulement d`une chose donnant à sa vie non pas, certes, un contenu, mais une certaine tenue. Souvent il croyait pouvoir congédier cette question et Bertrand lui-même en invoquant la formule "camarades sous l'uniforme du roi", quoique fort éloigné de vouloir témoigner ainsi un respect particulier pour l'uniforme du roi ou de sacrifier à une excessive vanité; il avait même souci que son élégance n'allât pas au-delà ni ne s'écartât d'une connexion strictement réglementaire. Et c'est sans déplaisir qu'il entendit un jour, dans un cercle de dames, exprimer cet avis pertinent que la coupe longue et guindée de l'uniforme, les couleurs criardes du drap lui allaient assez mal, bien plus, qu'une veste de velours brun, à l`artiste, et une cravate lâchée lui siéraient mille fois mieux.
Que l'uniforme eût néanmoins pour lui une bien plus haute signification s`explique en partie par une persévérance héritée de sa mère, laquelle s`attachait opiniâtrement aux habitudes une fois prises. Parfois, tout en gardant rancune à sa mère de sa soumission sans murmure aux décrets de l'oncle Bernhard, il avait le sentiment que cette tenue était la seule possible pour lui. Ce qui est fait est fait et quand on a pris l'habitude, dès sa dixième année, de porter l'uniforme, celui-ci vous entre dans la chair comme une tunique de Nessus et nul, Joachim moins que tout autre, ne peut dire alors où finit son moi, où commence l'uniforme. Et c'était aussi plus qu'une habitude.
Car sans que sa profession militaire eût pris racine en lui ni lui en elle, l'uniforme lui était devenu un symbole à sens multiple et il l'avait, au cours des ans, étoffé et engraissé d'un si grand nombre de notions qu'il n'aurait guère pu s'en passer, désormais blotti et isolé en lui, isolé du monde et de la maison paternelle, épousant les bornes de cette sécurité et de cet isolement ou du moins ne remarquant guère que cet uniforme ne lui laissait qu'une étroite bande de liberté personnelle et humaine, pas plus large que celle des manchettes empesées permises aux officiers. Il n'aimait pas se mettre en civil et il n'était pas fâché que l`uniforme écartât de ces établissements louches où il s'attendait à rencontrer Bertrand en compagnie de femmes légères. Parfois, en effet, une angoisse inquiétante lui donnait a entendre qu'il pourrait bien être embarqué dans le même destin inexplicable que Bertrand. Et voila pourquoi il avait de l'humeur contre son père qui l'obligeait à le suivre, et à le suivre en civil, dans cette bamboche obligatoire à travers le Berlin nocturne par quoi s'achevait traditionnellement sa visite dans la capitale du Reich...." (traduction Editions Gallimard, 1956)
"Die Schlafwandler, Esch oder die Anarchie" (Esch ou l'Anarchie, 1903)
Le deuxième roman décrit dans le style naturaliste l'univers des ouvriers et petits employés de l'époque wilhelminienne. Illustrant le sort de tous ceux qui sont en bas de l'échelle sociale et doivent souffrir l'injustice du monde. Ainsi le comptable August Esch, qui a toujours cru en un ordre du monde, découvre soudain l'injustice : il est un jour congédié pour une faute qu'il n'a pas commise. Il tente de prendre en main sa vie et cherche à briser le cercle maléfique qui emprisonne les individus : il entre dans une puissante société de navigation, mais suite à une grève trop brutalement réprimée, quitte son poste pour devenir recruteur pour des exhibitions de lutte féminine, rêve de gagner l'Amérique, en vain, et regagne l'ordre petit-bourgeois...
"...Dans cette anxiété souveraine qui s'empare de chaque homme au sortir de l'enfance, à l'heure où le pressentiment l'envahit qu'il lui faudra marcher seul, tous ponts coupés, au rendez-vous de sa mort sans modèle, dans cette extraordinaire anxiété qu'il faut bien déjà nommer un effroi divin, l'homme cherche un compagnon afin de s'avancer avec lui, la main dans la main, vers le porche obscur, et pour peu que l'expérience lui ait appris quel délice il y a sans conteste à coucher auprès de son semblable, le voici persuadé que cette très intime union des épidermes pourra durer jusqu'au cercueil. Aussi, quelque rebutantes que soient certaines apparences, car l'on opère entre deux draps de toile grossière et mal aérés ou parce que l'on peut croire qu'une fille ne considère peut-être dans l'homme que le moyen d'assurer ses vieux jours, qu'on veuille bien ne jamais oublier que tout membre de l'humanité, même s'il a le teint jaunâtre, même s'il est anguleux et petit et marqué en haut à gauche d'un défaut de dentition, qu'un tel être, en dépit de son défaut de dentition appelle de ses cris cet amour qui doit pour l'éternité le ravir à la mort, à une peur de la mort qui redescend chaque soir avec la nuit sur la créature dormant dans la solitude, peur qui déjà la harcèle et la lèche comme le ferait une flamme à l'instant où elle se dépouille de ses vêtements ainsi que faisait alors Mlle Ema: elle ôta son corsage de velours rouge pâle, laissa tomber sa jupe de drap vert sombre et aussi son jupon. Elle retira également ses souliers; en revanche elle garda ses bas et son jupon empesé, elle ne put même se résoudre à ouvrir son corset. Elle avait peur, mais elle dissimulait cette peur sous un sourire futé et à la lumière vacillante de la bougie posée sur la table de nuit, elle se glissa dans le lit sans davantage se dévêtir.
ll advint un peu plus tard qu'elle entendit Esch traverser à plusieurs reprises le vestibule et faire un tapage excessif si l'on considère les opérations auxquelles il se livrait. Peut-être même ces opérations étaient-elles superflues, car à quoi bon aller chercher deux fois de l'eau? Et le seau n'était pas si lourd que de vous obliger à le déposer à grand fracas dans l'antichambre, justement devant la porte d'Ema. Chaque fois que ce tintamarre frappait ses oreilles, Mlle Erna ne voulait pas demeurer en reste et faisait également du bruit: elle s'étirait dans le lit grinçant, heurtait exprès le pied du lit et soupirait perceptiblement ainsi qu'une personne succombant au sommeil: «Ah! mon Dieu!» Elle eut même recours aux toussotements et autres raclements de gorge. Or, Esch était un homme de comportement impétueux et, après quelques échanges de semblables messages télégraphiques, promptement décidé, il entra chez elle.
Mlle Erna reposait sur sa couche; de sa bouche édentée elle lui adressa un sourire malin, futé, engageant même et, pour tout dire, ne lui plut pas beaucoup. Toutefois, il n'écouta pas ses injonctions: «Voyons, monsieur Esch, voulez-vous bien vite sortir», et resta paisiblement dans la chambre. Et s'il agit de telle manière, ce n'est pas seulement en vertu de cette sensualité grossière qui était la sienne comme bien entendu, chez la plupart des hommes; ce n'est pas seulement en vertu de cette loi qui veut que deux personnes de sexe différent vivant en étroite cohabitation ne puissent guère échapper au mécanisme de leur nature corporelle et s'y soumettent sans peine en se disant: «Pourquoi pas, après tout?» ; ce n'est pas seulement parce qu'il lui supposait des sentiments semblables et ne prenait pas ses injonctions au sérieux, ni certes uniquement pour satisfaire ses bas instincts, même si l'on range parmi ceux-ci la jalousie qui s'éveille en tout homme sitôt qu'il lui faut voir une jeune fille se frotter à un monsieur Gernerth, non! Mais, outre cela, il était vrai également pour l'homme Esch que le plaisir où l'homme croit tendre comme à une fin en soi est asservi à une fin plus haute qu'il pressent à peine et qui pourtant le domine et qui n'est rien autre que la tâche d'étourdir cette grande angoisse, cette angoisse incommensurable aux dimensions de son existence, quand même elle semblerait parfois identique à celle dont est victime le voyageur de commerce au moment de se glisser dans un lit d'hôtel solitaire, loin de sa femme et de ses enfants: angoisse et plaisir du voyageur qui vient s'étendre auprès de quelque laide et vieillotte femme de chambre, s'aidant quelquefois d'écœurantes grivoiseries, et en proie bien souvent à sa mauvaise conscience.
Alors qu'il cognait son seau contre le plancher, Esch, naturellement, ne songeait plus à la solitude où il était retombé depuis son départ de Cologne, ni à la solitude qui pesait sur la scène avant que Teltscher fît siffler ses couteaux étincelants. Mais, tandis qu'assis au bord de son lit et penché sur elle, il désirait Mlle Ema, son attente allait bien au-delà de ce que l'on entend communément par les désirs d'un homme en rut; car derrière ce qui se donne pour tellement palpable et même trivial, se dresse toujours la nostalgie, la nostalgie de l'âme prisonnière appelant à la rédemption de sa solitude, exigeant une délivrance qui vaille pour l'un et pour l'autre, qui vaille peut-être même pour tous les hommes, et certainement aussi pour Ilona, délivrance qui ne pouvait lui venir que de Mlle Ema, ni elle, ni lui ne sachant ce qu'il cherchait. Aussi la colère qui le saisit quand elle lui refusa la suprême faveur et tendrement le repoussa: «Pas avant que nous soyons mari et femme», cette colère n'était pas seulement celle du mâle dupé, ni même la simple rage de découvrir la farce de l'accoutrement de sa partenaire, c'était davantage, et c'était du désespoir, bien que son attitude n'offrît guère les apparences d'une aspiration plus noble, quand, dégrisé, il répondit brutalement: «Alors, jamais.» Et quoique voyant dans ce refus une extraordinaire exhortation de Dieu à la chasteté, il quitta aussitôt la maison pour aller trouver une fille plus complaisante. Ema en fut vexée...." (traduction Editions Gallimard, 1956)
"Die Schlafwandler, Hugenau oder die Saehliehheit" (Hugsnau ou le Réalisme, 1918)
Le troisième roman rappelle la technique narrative de James Joyce, un flux de conscience interrompu par des digressions. Hugueneau est un chevalier d'industrie dénué de e toute conscience morale, un déserteur qui joue au super-patriote et vit de la décomposition des derniers mois de guerre, à Trêve, ruine et tue Pasenow et Each, les témoins du passé...
"... Avait-il commis un meurtre? Avait-il accompli un acte révolutionnaire? Il était inutile qu'il y réfléchit, et d'ailleurs il n'y réfléchit point. Mais s'il l'avait fait, il eût seulement pu dire que sa manière d'agir avait été rationnelle, et que chacun des notables de la localité, au nombre desquels il pouvait après tout se compter à juste titre, n'eût pas agi autrement.
Car il existait une limite nettement tracée entre le raisonnable et le déraisonnable, entre le réel et l'irréel, et Huguenau eût tout au plus admis qu'en des temps moins guerriers ou moins révolutionnaires, il se fût dispensé de cet acte, ce qui eût été dommage. Et, il eût sans doute ajouté d'un ton méditatif: « Il y a un temps pour tout. » Mais il n'eut pas l'occasion de prononcer cette parole, parce qu'en fait, il ne pensait jamais à cet acte-là et que, d'ailleurs, il n'y penserait jamais plus.
Huguenau ne pensait pas à cet acte-là, et il avait encore moins conscience de l'irrationalité dont sa manière d'agir avait été remplie, tellement remplie qu'on pouvait carrément parler d'une résurgence de l'irrationnel; toujours l'homme ignore tout de l'irrationalité qui constitue l'essence de son activité silencieuse, il ne sait rien de «l'irruption des bas-fonds» à laquelle il est exposé, il ne peut rien en savoir, car à chaque instant de sa vie il se trouve à l'intérieur d'un système de valeurs, système dont le seul but est de recouvrir et de maîtriser l'irrationnel qui forme le support de la vie empirique, liée à la terre: non seulement la conscience, mais l'irrationnel lui aussi est, pour parler un langage kantien, un véhicule accompagnant toutes les catégories - c'est l`absolu de la vie, qui avec tous ses instincts, ses volitions, ses émotions, chemine cote à côte avec l'absolu de la pensée. Non seulement le système des valeurs lui-même repose sur l'acte spontané de position de valeurs, qui est un acte irrationnel, mais le sentiment du monde, qui se trouve derrière tout système de valeurs est, lui aussi, aussi bien dans son origine que dans son être, soustrait à l'évidence rationnelle. Et le puissant appareil, édifié autour des faits matériels pour fournir une plausibilité intellectuelle, possède la même fonction que cet appareil non moins puissant destiné à fournir une plausibilité éthique aux actions humaines qui se meuvent à l'intérieur de ses limites: ce sont des ponts jetés par la raison, qui s'élancent et s'entrecroisent, leur seul but c'est d'éloigner l'existence terrestre de son irrationalité inéluctable, de sa «perversité» et de la guider vers un sens «rationnel» supérieur et vers cette valeur spécifiquement métaphysique, dans la structure déductive de laquelle il est possible à l'homme d'assigner au monde, aux choses et à ses propres actions, la place qui leur revient, se retrouvant ainsi lui-même afin que son regard ne se laisse pas égarer et ne se perde pas. Il n'est pas étonnant que dans de telles circonstances, Huguenau ignorât tout de sa propre irrationalité.
Tout système de valeurs procède de tendances irrationnelles et la tâche de refondre la perception irrationnelle du monde, sans valeur éthique, pour lui donner une forme rationnelle absolue, cette tâche spécifique et radicale de «formation» devient le but éthique de tout système de valeurs supra-personnel. Et tout système de valeurs s'achoppe à cette tâche. Car la méthode du rationnel est toujours une méthode d'approche, elle est une méthode d'enveloppement qui cherche à atteindre l'irrationnel en le circonscrivant dans des cercles sans doute toujours plus réduits, mais sans jamais l'atteindre, qu'il se manifeste sous la forme de l'irrationalité du sentiment interne, de l'inconscience de cette vie et de l'expérience vécue, ou de l'irrationalité des événements du monde et de l'infinie complexité de la figure du réel: le rationnel n'est pas capable d'autre chose que d'atomiser. Et au fond du dicton populaire: «Un homme sans cœur n'est pas un homme», on retrouve un peu de la même idée qu'il subsiste un reliquat indissoluble d'irrationnel sans lequel aucun système de valeurs ne peut exister et grâce auquel le rationnel demeure préservé d'une autonomie véritablement funeste, d'une « ultra-rationalité », qui sous l'angle du système est, du point de vue éthique, encore plus condamnable, si possible, encore plus «perverse», encore plus «entachée de péché» que l'irrationnel: c'est la raison pure, la raison dialectique et déductive, la raison devenue autonome, qui, à l'opposé de l'irrationnel, susceptible de recevoir une forme, ne tolère plus aucune mise en forme et qui, dans sa rigidité abolissant sa propre logique, se heurte à la barrière de l'infinité logique; la raison devenue autonome est radicalement perverse, elle abolit la logique du système et s'abolit ainsi elle-même: elle est l'artisan de sa dégradation et de son éclatement définitif.
Pour tout système de valeurs, il existe une étape où la compréhension du rationnel et de l'irrationnel atteint son maximum, il existe un état de saturation et d'équilibre, où la perversité des deux parties adverses devient sans effet, invisible, inoffensive: ce sont des époques de zénith et de style parfait! Car l'on pourrait presque définir le style d'une époque par cette compénétration: si nombreux que soient les pores par lesquels le rationnel affleure dans la vie, il est assujetti à la vie et à la volonté centrale de valeur; quand cette époque de zénith est atteinte, et si nombreuses que soient les artères du système, dans lesquelles l'irrationnel puisse couler, il est pour ainsi dire canalisé, même dans ses plus fines ramifications, il est destiné à servir la volonté centrale de valeur et à lui donner une impulsion ; l'irrationnel en soi et le rationnel en soi sont tous deux sans style, ou plus exactement ils sont affranchis de style, celui-ci, affranchi de style comme la nature, celui-là affranchi de style comme la mathématique, mais c'est dans leur union, dans la maîtrise qu'ils ont l`un sur l'autre, dans cette vie de l'irrationnel sous la maîtrise de la raison, - c'est là qu'apparait le phénomène qu'on peut appeler le style spécifique d'un système de valeurs.
Mais cet état d`équilibre n'est pas durable, il n'est toujours qu'un stade de transition: la logique des faits pousse le rationnel vers l'ultra-rationnel, elle pousse l'ultra-rationnel vers sa limite d'infinité ; elle prépare le processus de dégradation des valeurs, la dissolution du système total en structures partielles, et à l'extrémité de ce processus apparaît l'autonomie d'une vie irrationnelle déchaînée. Certes, la raison pénètre également dans les systèmes partiels, et même elle les conduit à une infinité particulière et autonome, mais l'étendue assignée au développement de la raison à l'intérieur du système partiel est enserrée dans les limites de la technique envisagée. C'est ainsi qu'il y a une pensée commerciale ou une pensée militaire spécifique, dont chacune vise avec conséquence à un absolu sans compromis, dont chacune élabore un schème de plausibilité déductive correspondant, élabore sa «théologie», sa «théologie personnelle», s'il est permis de l'appeler ainsi ; et tout de même qu'une semblable théologie militaire et commerciale entre en action pour édifier un organon rapetissé, lié à ses propres objets tout de même des irrationalités restent latentes à l'intérieur de chacun des domaines partiels; car les domaines partiels, eux aussi, sont des images reflétées du Moi et, eux aussi, ils se trouvent dans un état d'équilibre, ou bien ils s'efforcent de l'atteindre, de telle sorte que l'on peut, précisément en considération de cet équilibre, parler d'un style de vie militaire ou commercial. Cependant à mesure que le système se rapetisse, que sa capacité d'expansion éthique, sa volonté éthique s'amoindrissent, il devient plus insensible et indifférent à l'égard du mal, insensible et indifférent à l'égard de l'ultra-rationnel et de l'irrationnel qui est encore actif en lui, le nombre des forces latentes se réduit tandis qu'augmente le nombre de celles auxquelles il est indifférent et qu'il considère comme une «affaire personnelle» de l'individu. Plus la dislocation du système total progresse, plus la raison du monde se libère de tout frein, plus l'irrationnel devient visible, agissant. Le système total de la religion rationalise le monde sur lequel il a étendu sa domination, le déchaînement de la raison doit de la même manière libérer le mutisme qui accompagne tout irrationnel.
L'ultime élément de la dislocation, dans la dégradation des valeurs, c'est l'individu humain. Et moins cet individu participe à un système qui le dépasse, plus il en est réduit à sa propre autonomie empirique, - en quoi il est également l'héritier de la Renaissance et de l'individualisme, dont les premiers traits apparaissent déjà à cette époque - plus sa théologie personnelle se rétrécit et devient plus modeste et plus celle-ci devient incapable de saisir n'importe quelles valeurs en dehors de son domaine personnel le plus étroit. Ce qui se passe en dehors de son cercle de valeurs le plus étroit ne peut plus guère être accepté que comme une matière brute, informée, en un mot ne peut plus guère être accepté que dogmatiquement ; il se produit ce jeu vide et dogmatique de conventions, donc de supra-rationalités de très petites dimensions, qui caractérise le boutiquier (personne ne déniera à Huguenau ce qualificatif), il se produit cette action parallèle, cette interaction d'une activité vitale dévolue à l'irrationnel et d`un ultra-rationnel, qui tourne à vide, mort et fantomatique, et n'a plus qu'une fonction: servir cet irrationnel; tous deux, sans style et affranchis de toute contrainte, sont unis dans un disparate qui n'est plus capable de former une valeur. L'homme expulsé de tout système de valeurs organisé, devenu le réceptacle exclusif de la valeur individuelle, l'homme métaphysiquement «banni», banni parce que l'organisation s'est dissoute et réduite en poussière d'individus, l'homme est affranchi des valeurs, affranchi du style, et la seule détermination qu'il peut recevoir lui vient de l'irrationnel.
Huguenau, homme affranchi des valeurs, appartenait, il est vrai au système commercial; c'était un homme qui jouissait d'une bonne réputation auprès des confrères de sa branche, il était un commerçant consciencieux et avisé et il avait toujours obéi complètement et sans réticence, et même d'une manière tout à fait radicale à ses obligations de commerçant.
L'assassinat de Esch n'entrait pas sans doute dans le cercle de ses obligations commerciales, mais n'était pas non plus en contradiction avec les us et coutumes du commerce. Cela avait été une sorte d'action intérimaire, accomplie à une époque ou même le système de valeurs commerciales était aboli et où il ne restait plus que l'individualisme. En revanche, il était dans la ligne de l'éthique commerciale, à laquelle Huguenau était revenu, qu'en considération des débuts de dévaluation du mark, après la conclusion de la paix, il adressât à Mme Gertrude Esch la lettre suivante..." (traduction Editions Gallimard, 1956)
La figure du "Spiesser" (petit-bourgeois médiocre) n'a pas été inventée par Broch, mais il l'a radicalisée en lien avec le totalitarisme ...
Si Broch lui-même ne s'est pas appuyé sur des caricatures, cette représentation sociale était omniprésente dans la satire graphique allemande et autrichienne de son époque : on pense aux croquis réalistes et tendres, mais critiques envers l'auto-satisfaction bourgeoise, de Heinrich Zille (1858-1929), ou à des journaux satiriques tels que Simplicissimus (Munich, 1896-1944), ses artistes, Thomas Theodor Heine, Karl Arnold, Olaf Gulbransson, le "Philistin" ventripotent, bedonnant, myope, et ses scènes typiques, la bière au Stammtisch (table attitrée au café), l'obsession de l'ordre, la peur des "classes dangereuses".
A leur diférence, Broch théorise le "Spiesser" comme un phénomène philosophique et politique, lié à la décomposition des valeurs (Wertzerfall). Pour lui, la menace réside dans
- L'indifférence éthique (non la simple bêtise caricaturale),
- L'acceptation passive de la violence par confort matériel,
- La réduction du réel au calcul économique (la Sachlichkeit).
Dans "Les Somnambules", Broch montre la désagrégation progressive des valeurs de 1888 à 1918 à travers trois personnages principaux, tous liés à des formes de "Spießertum" ...
- Joachim von Pasenow (1888) : figure du conservateur militariste et sentimental, attaché à une conception rigide de l’honneur.
- August Esch (1903) : petit fonctionnaire qui incarne le Spießer type, cherchant désespérément à donner un sens moral à une vie vide.
- Huguenau (1918) : figure du nihiliste absolu, expression ultime de la perte totale des valeurs.
August Esch est le plus directement lié au "Spießer" : il veut se sentir moral et « correct » à tout prix, se raccroche à des petites causes et rituels insignifiants pour se donner l’illusion d’une grandeur morale.
Broch analysera le Spießer comme une figure psychologique qui refuse la complexité du monde. Il veut préserver un ordre rassurant (la famille, le métier, la routine) et se barricade dans de fausses certitudes. Cette attitude mène au conformisme politique et à la passivité morale qui, pour Broch, a facilité la montée des totalitarismes (nazisme et fascisme compris).
Le "Spießer" n’est pas seulement une caricature : Broch voit en lui une figure tragique. Il est le « somnambule » par excellence, celui qui marche sans conscience dans une époque qui s’effondre. Il est à la fois victime et complice de la désagrégation des valeurs : trop faible pour se révolter, mais assez complice pour participer à la perpétuation d’un ordre vide.
Dans ses essais, Broch parle du "Spießer" comme d’une figure qui « ne connaît pas la totalité » (die Totalität), et qui vit uniquement dans la sphère du « partiel », du quotidien mesquin.
Il écrit aussi que le Spießer « n’a pas d’âme, seulement une collection de règles sociales », et qu’il « confond la morale avec la respectabilité extérieure » (er verwechselt Moral mit äußerem Anstand). Dans "Les Somnambules", Broch écrit : « Il n’est pas immoral, il est amorale, parce qu’il ne comprend même pas la profondeur d’une faute. »
Lorsqu'on reconstitue le portrait du "Spießer" selon Hermann Broch, on constate que le "Spießer" est sans doute, le type humain le plus répandu de l’époque moderne, plus encore de nos jours que jadis, en observant qu'aujourd'hui cette indifférence ne peut plus, a priori, être exploitée par un totalitarisme idéologique au sens des années 1930, mais qu'elle est absorbée et canalisée par le capitalisme consumériste et numérique.
Sans doute à relativiser : à défaut de totalitarisme, on peut parler d' "autoritarisme soft", des formes modernes d’idéologies exploitant exactement cette passivité. La différence est qu’elles ne se présentent plus comme des idéologies explicitement totalitaires, mais comme des « solutions pratiques », « protection », « efficacité », ce qui les rend plus invisibles ...
Chez Broch, le Spießer était lié à la société bourgeoise classique, ancrée dans un ordre moral hypocrite, une religion vidée de substance, une culture d’apparence. Aujourd’hui, le Spießer n’est plus nécessairement conservateur ou provincial : il peut être « progressiste » en surface, cosmopolite, ultra-connecté, mais il partage la même incapacité à affronter la complexité, la même volonté de se fondre dans le confort collectif.
Broch nous le décrivait alors comme celui qui vit dans un monde étroit, fait de petites habitudes, de règles sociales héritées, de conventions inébranlables, qui confond la morale véritable (celle qui engage la totalité de l’être, capable d’affronter le risque et la faute) avec la simple respectabilité, la bienséance, la « bonne tenue » extérieure.
Le "Spießer" n’a pas de vision d’ensemble (Totalität), il se satisfait de fragments, d’apparences rassurantes. Son univers mental est un espace clos, comme une chambre bien rangée où chaque objet a sa place et où aucune question essentielle ne doit venir troubler l’ordre établi.
Le Spießer n’est pas immoral, mais amoral. Il ne comprend même pas la profondeur de la faute, car il n’a jamais osé la liberté. Il préfère l’obéissance à l’État, la soumission au groupe, l’acceptation aveugle des « bonnes mœurs ». Il vit sous le signe de l’auto-illusion permanente. Pour lui, tout ce qui dépasse l’horizon du quotidien est menaçant, suspect, presque obscène.
Cette petitesse morale n’est pas seulement une faiblesse privée. Elle peut devenir (elle est devenue) une force collective redoutable, car elle alimente la passivité et prépare le terrain aux catastrophes historiques. Le Spießer nourrit, par sa docilité, la montée des totalitarismes ; il est l’homme moyen qui ne veut pas penser, celui qui préfère « suivre » plutôt que juger.
Sa tragédie est qu’il participe activement à la désagrégation des valeurs tout en croyant les défendre. Il se veut pilier de l’ordre moral, mais cet ordre n’est qu’un décor vide. Il se veut défenseur de la tradition, mais il est déjà détaché de tout fondement spirituel authentique.
Ainsi, le Spießer n’est pas une simple caricature comique ou satirique. Il est le symptôme d’une époque qui a perdu la capacité de se penser elle-même. Il est le somnambule par excellence, celui qui traverse la nuit de l’histoire sans jamais se réveiller. Le "Spießer" n’est pas seulement une figure individuelle : il est le portrait collectif d’une humanité qui a choisi la sécurité de l’inauthenticité plutôt que l’angoisse de la vérité.
De nos jours, le Spießer moderne s’autojustifie par le confort, la consommation, l’adhésion molle à des slogans creux (« be yourself », « authenticité », « positive vibes ») ...
Hermann Broch , "La Mort de Virgile" (Der Tod des Virgil, 1945)
"La route suivie par Enée n'est-elle pas aussi ta route, Virgile? Toi aussi, tu pénétras dans les ténèbres pour rentrer te préparer à la traversée dans la lumière frissonnante de la marée montante..." Et le souverain Auguste d'ajouter : "quel était le but que ta poésie se proposait d'atteindre, puisque ce ne devait pas être la connaissance de la vie. - La connaissance de la mort", répond Virgile : "Il y eut un silence: la légère oscillation sismique de l'existence persistait..."
Commencé en Autriche, à Vienne, et achevé en exil, le chef d'oeuvre de Broch, "La Mort de Virgile", paraît en 1945 aux États-Unis en 1945, dans une traduction anglaise, avant d'être publiée en allemand après la guerre. Le roman est réputé difficile d'accès, il est vrai ne respectant aucune loi du genre : c'est un long monologue intérieur, truffé d'une centaine de citations poétiques de Virgile (Enéide, Géorgiques) qui raconte les dernières dix-huit heures du poète latin. Avec l'Enéide, le plus riche poème de toute la littérature latine, Virgile (70-19 av. JC) avait quitté, pour on ne sait quelle raison, le monde des réalités concrètes qu'il avait chanté dans les "Bucoliques" et les "Géorgiques", pour concevoir, sur le modèle de l'Iliade et de l'Odyssée, l'épopée du Troyen Énée, rescapé avec quelques compagnons de l'incendie de Troie : la descente aux enfers (chant VI) en constitue l'épisode central, et, comme on l'a déjà dit, à la différence des poèmes homériques, l'Enéide n'est pas une épopée du divin, mais "de l'humain transporté dans la légende".
Le 21 septembre, l'an 19 av. JC, Virgile revient d'un voyage en Grèce, arrive à Brindisi (Italie) et est porté au palais impérial. Il sait qu'il va mourir, il a ramené avec lui une oeuvre inachevée, l'Enéide, et toute l'intrigue tourne autour de sa décision de brûler le manuscrit (il fut publié inachevé sur l'ordre d'Auguste après la mort du poète et contre sa volonté). On peut imaginer des préoccupations identiques de la part de Broch s'embarquant pour l'exil. Virgile s'approche de la mort, débat avec lui-même et avec ses amis, puis avec l'empereur, de l'usage de la poésie, de la relation entre la religion et l'Etat. Les phrases sont interminables et fluides, hallucinées, expériences de l'instant et pensées se déroulent simultanément, le tout offrant une complexité intellectuelle d'une réelle intensité. Pourquoi brûler l'Enéide? L'angoisse de s'être égaré et d'avoir égaré l'humanité en poursuivant une perfection uniquement esthétique. La justification de l'art dans la société, société de la dislocation de Rome ou de Vienne, est une question qui hante et tourmente Broch: comment et à quoi bon opposer des constructions esthétiques, - élever des épopées ou des romans - , aux horreurs d'un monde qui se voue par nature à la destruction...
"..Et pourtant, et pourtant! Bien que la vie humaine n'aille pas au-delà de ce que l'on voit et que l'on entend, que le cœur ne puisse résonner plus longtemps qu'il ne bat, que l'harmonie se dresse devant l'homme comme une suprême dignité, une suprême valeur destinées par le sort à être forme et exclusivement forme, tout ce qui n'est fait que pour la seule beauté doit rester le partage du vide et du néant et mérite d'être condamné ; car même dans la froideur de l'équilibre harmonieux qu'elle se propose, cette entreprise ressortit encore à l'ivresse, n'est que régression, n'est que pure représentation, et elle ne vise pas à la connaissance qui est la résidence exclusive des dieux. Oh! malheur à la vision, qui embrasse la beauté de l'existence, toute d'or resplendissant! Elle n'en reste pas moins aveugle dans un cachot de plomb! Ô monde rempli de beauté, orné de beauté! C'était dans ce monde que Rome était édifié, riche en jardins, riche en palais, image de la cité, image éminente, et elle se rapprochait de plus en plus, exaltée en elle-même et pourtant proche, remplissant l'azur; la maison d'Auguste et la maison de Mécène, et non loin de là, sa propre maison sur l'Esquilin, les rues ornées de colonnes, les places et les jardins ornés de statues; il voyait le cirque et les amphithéâtres, grondant du jeu furieux des orgues, il voyait des gladiateurs agoniser en râlant, des bêtes féroces et des hommes, traqués, pour la beauté, il voyait la foule se presser en jubilant autour d'une croix à laquelle un esclave récalcitrant était cloué, hurlant de douleur, gémissant de douleur - ivresse de sang, ivresse de mort, qui n'est rien d'autre qu'une ivresse de beauté -, et il voyait les croix devenir de plus en plus nombreuses, se multiplier, léchées par les torches, léchées par les flammes ; il voyait les flammes monter du bois crépitant, de la foule hurlante, une mer de flammes qui déferlait au-dessus de la cité de Rome pour ne rien laisser en se retirant que des ruines noircies, des fûts de colonnes éclatés, des statues écroulées et une terre livrée à la broussaille. Il voyait cela, et il savait qu'il en adviendrait ainsi, car la vraie loi de la réalité se venge et doit sans refus
possible se venger sur l'homme, lorsque, plus grande que toute manifestation de beauté, elle est confondue avec celle-ci, offensée par cette confusion et rendue méprisable par cette inobservance; bien au-dessus de la loi de la beauté, bien au-dessus de la loi de l'artiste, avide seulement de vibrer à l'unisson, - il y a la loi de la réalité, il y a - sagesse divine de Platon - Éros au centre du déroulement de l'existence, il y a la loi du coeur, et malheur à un monde qui a oublié cette réalité dernière ! Pourquoi fallait-il qu'il fût le seul à le savoir ? Les autres étaient-ils donc plus aveugles que lui-même, plus aveugles ses proches amis, au point de ne voir ni saisir? Fallait-il qu'il fût lui-même paralysé, affaibli, muet pour ne pouvoir le leur faire sentir? Ou bien était-ce son propre aveuglement qui l'en rendait incapable? Il voyait du sang devant lui, il avait un goût de sang dans la bouche, un soupir s'échappa de sa poitrine en raclant, le raclement traversa sa gorge, et il dut laisser retomber sa tête sur les oreillers...." (traduction Editions Gallimard, 1955).
Cette exploration de la relation entre la vie et la mort, tel un long poème en prose, est composé de quatre parties correspondant aux quatre éléments, l'eau, le feu, la terre, l'air, au cours desquelles, par thématiques successives, défilent toutes les possibilités d'un flux de conscience, souvenirs, poésie, emprise du pouvoir, en dernière fin de son existence...
"L'Eau, l'Arrivée" (Der Tod des Virgil, Wasser – Die Ankunft)
Virgile est transporté du quai du navire, à travers le quartier portuaire bondé de Brundisium, le bidonville en forte pente, jusqu'au palais impérial, où il est soigné par des esclaves dans une chambre d'amis. La raison de cette foule de gens est l'arrivée et l'anniversaire prochain de l'empereur. La marche des porteurs à travers la "brume multiple des animaux humains" est guidée par Lysanias, qui s'avance et se fraye un chemin à travers la foule, proclamant qu'il est un magicien et un grand poète, mais sans impressionné le moins du monde la populace: "même hors de portée pour entendre la ruelle de misère, il croyait pourtant sentir les insultes stridentes et glapissantes dans son oreille, comme auparavant, et même il lui semblait qu'elles l'avaient personnellement poursuivi, pour le traquer et le tourmenter..." Le palais atteint, Virgile sent qu'il va mourir et tente de saisir les pensées qui l'assaillent malgré lui au moment de glisser lentement entre lumière et obscurité...
"... Demeurons encore une fois dans la caverne flottante de la nuit, une seule fois encore, prêtons l'oreille ensemble à la nuit et au flottement de ses rêves, au défi qui accepte son royaume intermédiaire et sa douce réalité ; tu ne sais pas encore, mon petit frère, car tu es jeune, tu ne sais pas encore de quel tréfonds de notre moi s'élève l'espérance nocturne, si universellement compréhensive et si pleine de l'âme universelle dans sa persistance immuable, nostalgie si doucement et si légèrement prometteuse - même dans sa détresse, - qu'il nous faut très longtemps avant de l'entendre elle et sa détresse, - espérance qui nous environne comme des montagnes d'échos aux parois de résonance échelonnées les unes derrière les autres, comme un paysage inconnu et pourtant comme un appel de notre propre cœur, oui, pourtant, comme un appel qui nous environne si impérieusement qu'on croirait que tout l'éclat nocturne d'un passé depuis longtemps vécu va de nouveau briller, oh ! pourtant si rassurant, qu'on pourrait le prendre comme prophétie infaillible promettant un retour définitif, - oh! petit frère, j'en ai fait l'expérience parce que je suis vieux, plus vieux que mon âge, parce que je sens en moi tous les délabrements et toutes les décompositions, bref, j'en ai fait l'expérience parce que j'approche de ma fin; hélas, ce n'est qu'en aspirant à la mort que nous aspirons à la vie, et aussi loin en arrière que remonte ma pensée, j'ai toujours senti en moi les pulsations incessantes, toutes les soifs de la mort, dans leur travail de sape et de dislocation sans relâche, évoquant à la fois angoisse de la vie et angoisse de la mort: oh! les nombreuses nuits au seuil desquelles je me suis tenu, sur les rives des nuits que j'ai entendues mugir au passage, grandissant la connaissance nocturne, la connaissance de la séparation, la connaissance de l'adieu qui commence avec le crépuscule, et c'était l'agonie que je voyais couler, qui m'atteignait de sa marée montante, m'humectait, m'entourait, venant de l'extérieur et pourtant du fond de moi-même, ma propre agonie! Seul l'agonisant connaît l'amour, connaît le royaume intermédiaire, car ce n'est que dans le crépuscule et dans l'adieu que nous connaissons le sommeil, dont la plus obscure communion est sans luxure, et nous connaissons qu'à notre départ ne doit plus jamais succéder de retour, nous connaissons le germe de la luxure, qui réside dans le retour et seulement dans le retour; ah! mon petit compagnon de nuit, toi aussi tu connaîtras cela un jour, toi aussi tu seras un jour assis sur le seuil du rivage, sur le rivage de ton royaume intermédiaire, sur le rivage de l'adieu et du crépuscule... Tant que nous composons des poèmes, nous ne partons pas..." (traduction Editions Gallimard, 1955).
"Le Feu, la Descente" (Der Tod des Virgil, Feuer – Der Abstieg)
Virgile se sent de plus en plus envahi par l'ombre de la mort et s'interroge sur la destinée de l'Enéide. Cloué dans son lit, alors que son unité physique devient de plus de plus une unité illusoire, Virgile il ne pense pas seulement à sa vie, mais aussi à la façon dont sa poésie capture la réalité, son existence et sa poésie étaient une "écoute unique et infinie" des courants de vie qui l'entouraient, descendant dans l'abîme de "l'obscurité terrestre" et remontant dans les éternelles "sphères de lumière céleste". Maintenant, il s'écoute mourant et voit que la mort comme horizon de l'être s'est dessinée en lui dès le début, il doit s'avouer à lui-même que l'espoir du mortel de connaître le monde était présomptueux. Bien qu'il n'ait pas acquis un savoir supérieur et universel, c'est une consolation pour lui d'avoir acquis de l'expérience dans le monde, et il a la certitude que rien n'a été fait en vain et qu'il y a un sens à tout cela. Et c'est en regardant le ciel étoilé qu'il a la vision d'une harmonie globale qui dissout les contraires, là se révèle à l'attrait d'un immense désir primitif de briser l'univers, de briser le monde et de briser l'ego. Virgile regrette sa "surestimation criminelle de la poésie" et s'est comparé au chanteur Orphée, dont les belles chansons n'étaient efficaces que le temps de leur exécution, mais ne pouvaient pas dissiper les craintes des gens à long terme, il n'était qu'un "porteur d'ivresse", il ne pouvait atteindre un peuple, une "populace" qui suit plutôt le souverain avec ses instincts terrestres, qui les attire et les dirige avec des jeux de cirque, du vin et de la farine. En mourant, il perd tout, "crâne aveugle, roulé dans les décombres de pierre sur le rivage obscur de l'oubli, Il n'était rien d'autre qu'un œil aveugle qui fixe, il était sans corps, sans voix, sans poumons, sans souffle, exposé, oui, il a été jeté dans le monde souterrain, aveugle sans air", sa tâche était de déplacer les pierres de la tombe, afin que l'être humain puisse renaître, que la création vivante puisse devenir loi, mais il est resté dans le vide glacé de la surface. Lorsque Virgile réussit enfin à regarder par la fenêtre et que Lysanias lui offre du vin, un sentiment de calme revient, il peut se libérer des images apocalyptiques de la peur, il a maintenant besoin de se détacher de ses écrits et de les brûler : "La langue était incompréhensible, illisible, inaudible." Lorsque Lysanias lui récite quelques versets , le poème lui semble "revenu à la nudité sans enveloppe de sa pré-natalité, à l'invisibilité sonore d'où provient toute la poésie, reprise de la forme pure, se retrouvant en elle comme un écho d'elle-même, comme l'âme qui résonne dans son écrin de cristal". A l'aube, le rêve et la réalité se mélangent pour lui. De plus, les vers de l'Énéide cités par Lysanias sont en accord avec la situation de Virgile, le retour d'Énée du royaume des morts...
"... Il prêtait l'oreille à l'inaudible, il prêtait l'oreille avec toute la force, avec toute la ferveur dont sa volonté était capable, mais au-dessus des mers de silence, au-dessus des paysages voiles du son initial évanoui dans le commencement et dans la fin originels, sous la silencieuse voûte du ciel sonore de la connaissance originelle, ne flottait plus qu'un souffle qui s'évanouissait, enfermé dans l'oubli, enfermant des choses oubliées, une rosée très ténue, dont la vapeur s'élevait des plaines de la transparence, et vibrantes et incolores, de leurs champs silencieux et vibrants; il ne flottait plus que l'image de la voix enfantine, seule encore présente, seule encore révélée et révélatrice, mais qui déjà se revoilait elle-même, - résonance terrestre qui n'est plus parole, qui n'est plus poésie, ni couleur, ni absence de couleur, ni transparence, - mais seulement sourire, image de jadis, image d'un sourire. Des noms, des vers ? Y avait-il eu un poème? Avait-ce été l'Énéide ? Lançait-elle en s'enfuyant encore un dernier éclat dans ce nom d'Énée, comme s'il avait renfermé en lui le pressentiment du grand et du bienveillant commandement qui avait été à jamais perdu? Mais on ne pouvait plus rien trouver; tout ce qui avait été vécu, tout ce qui avait été créé, tout le large cours de la vie écoulée avec tout ce qu'elle contenait s'estompait ; tout était effacé; en recherchant dans sa mémoire, il ne trouvait plus ni années, ni jours, ni époques; il ne trouvait plus rien qu'il eût connu; il prêtait l'oreille à son souvenir, et son écoute ne lui apportait qu'une confusion limpide qui, tout en étant encore terrestre, était déjà détachée du temps terrestre, soustraite au souvenir terrestre, une confusion de formes, mélodique, limpide et fiévreuse, éclose dans le non-temporel, et plus sa mémoire cherchait les traces de l'Énéide, plus celle-ci se dissolvait rapidement, chant après chant, dans l'enchevêtrement mélodieux du reflet cristallin; était-ce un retour aux origines du poème ?
Tout le contenu re-mémorable s'évanouissait, tout ce que le poème avait pu chanter: navigation et rives ensoleillées, guerre et bruit des armes, sort des dieux et mouvements des astres parcourant leurs orbites, tout cela et bien d'autres choses, couchées par écrit ou non, se détachait; le poème s'en dépouillait, il l'avait rejeté comme un vêtement inutile et il retournait dans la nudité sans voile précédant sa naissance, dans l'invisibilité mélodique où prend racine toute poésie; il était résorbé par la forme pure, s'y retrouvant soi-même comme un écho de soi-même, semblable à l'âme qui vibre pour soi, dans sa coquille de cristal; le superflu était rejeté, tout en étant conservé, il avait acquis une valeur durable dans une forme impérissable dont la pureté ne tolère pas l'oubli et qui confère même aux choses les plus transitoires la qualité de l'éternité. Poème et langue n'existaient plus, mais leur âme commune continuait à exister, subsistait dans le miroir cristallin qui les reflétait, et si l'âme de l'homme avait dépéri jusqu'à la plus profonde absence de souvenirs, la langue de son âme vivait et conservait son existence dans la clarté mélodique de sa forme; âme et langage, séparés l'un de l'autre, tout en étant dans la même trame et s'entre-reflétant, ne recevaient-ils pas cette lumière reflétée de cet abîme inabordable d'où tout procède et où tout revient? ..." (Editions Gallimard, 1956)
"La Terre, l'Attente" (Der Tod des Virgil, Erde – Die Erwartung)
C'est un chapitre de fond, qui met en scène un exercice d'intimidation et de domination particulièrement cruel, le souverain joue de son autorité face à l'artiste cloué sur son lit de mort. Le souverain exige l'Enéide pour tout simplement illustrer son règne. "Je n'ai pas atteint mon but", se défendra Virgile, "Je n'ai que faire de cette explication", lui rétorquera Auguste.
Le jour se lève, les amis du poète, Lucius Varius et Plotius Tucca, viennent à son chevet et l'empereur Auguste tente de sauver le destin de l'Enéide. L'Énéide de Virgile appartient à la catégorie des grandes œuvres immortelles, telles que les épopées d'Homère, et ne doit pas être brûlé. Pour Virgile, "la réalité est l'amour", tente-t-il de partager avec ses amis, qui ne le conteste pas, mais un poète ne peut créer qu'un amour sublime. "Et pourtant, et pourtant! Bien que la vie humaine n'aille pas au-delà de ce que l'on voit et que l'on entend, que le coeur ne puisse résonner plus longtemps qu'il ne bat, que l'harmonie se dresse devant l'homme comme une suprême dignité, une suprême valeur destinées par le sort à être forme et exclusivement forme, tout ce qui n'est fait que pour la seule beauté doit rester le partage du vide et du néant et mérite d'être condamné; car même dans la froideur de l'équilibre harmonieux qu'elle se propose, cette entreprise ressortit encore à l'ivresse, n'est que que régression, n'est que pure représentation, et elle ne vise pas à la connaissance qui est la résidence exclusive des dieux..."
Charondas de Kos, le médecin personnel d'Augustus, l'examine et lui lave le corps avec du vinaigre chaud. "Certes, son corps à qui l'on prodiguait tant de soins était un corps de désintégration et même de désintégration immédiate, mais la conscience qu'il avait de son image reflétée lui permettait de conserver sa forme, une forme lâche et flottante, flottant en sécurité entre le passé et l'avenir..." Virgile se sent mieux et tombe dans un état extatique, une hallucination mêlant jungle exotique et amours de d'Enée et de Didon.
Mais ce rêve s'efface lorsque paraît l'empereur ("le silence accueillit le personnage sacré") et que se joue alors l'une des questions essentielles qui préoccupa Broch dans les années 1920 et 1930, du danger de l'instrumentalisation de l'art par l'État. Auguste demande la classification de la poésie dans son art étatique, l'Ordre qu'il édifier se veut une structure d'harmonie et il attend la même chose de l'architecture et de la littérature. Il revendique ainsi l'Énéide comme une épopée nationale et le "symbole de l'esprit romain" pour son peuple. Une œuvre aussi parfaite n'appartient pas seulement au poète. Pour Virgile, en revanche, sa poésie est uniquement le produit de son expérience personnelle et donc sa propriété jusqu'à sa publication. Il considère que l'Énéide est inachevé, tout simplement parce qu'il lui manque la connaissance de sa mort et ne contient qu'une connaissance superficielle de la vie, Salluste et Tite-Live n'ont-ils pas plus d'autorité que mes poèmes? "La mort n'est rien, il est superflu de parler d'elle", lui répond Auguste. "Que fais-tu de la conscience de ton devoir?". Ce sont deux discours parallèles qui s'instaurent, le souverain a bien d'autres préoccupations, l'ordre du monde, d'un peuple qui n'a que peu d'intérêt pour la connaissance de la vérité, mais par la nourriture, les divertissements et les simples plaisirs de la vie. Ils doivent donc être contrôlés et guidés par un État fort. Auguste trouvera les arguments à même de culpabiliser le poète et de le faire céder...
".... Quelque chose dans les yeux de l'homme irrité trahit qu'il ne prenait pas tout à fait sa colère au sérieux, que sa bienveillance subsistait comme auparavant; si l'on parvenait à ramener cette bienveillance à se manifester, tout pouvait encore être sauvé: « Je ne me soustrais à aucun devoir et à aucune responsabilité, Auguste, tu le sais, mais je ne serai vraiment capable de servir l'humanité et l'État que lorsque j'aurai vraiment progressé dans la connaissance, car ce qui est en jeu c'est le devoir de secourir, et il est impossible d'accomplir ce devoir sans connaissance.»
Effectivement, la colère de César s'adoucit: « Alors, nous allons pour le moment conserver soigneusement l'Énéide en la considérant comme une connaissance provisoire... si nous ne la considérons pas comme un symbole de la mort, puisque tu lui dénies cette qualité, considérons-la, toutefois, comme un symbole de l'esprit romain et du peuple romain, dont elle est la propriété, d'autant plus qu'avec tes allégories, soi-disant inexactes, tu as été et tu resteras toujours le meilleur auxiliaire de ton peuple.
- César, c'est ton oeuvre, ton État qui représente l'allégorie pleinement valable de l'esprit romain et non pas l'Énéide, et c'est pourquoi ton oeuvre subsistera alors que l'Énéide est destinée à l'oubli ; il faut donc la vouer au trépas.
- Le monde n'a-t-il donc pas de place pour le voisinage de deux symboles pleinement valables ? N'a-t-il pas de place pour cela? Et même si, comme je te l'accorde volontiers, l'État romain était le symbole pleinement valable de l'esprit romain, n'aurais-tu pas à plus forte raison le devoir... dont rien ne saurait te dispenser, le devoir de t'insérer avec ton œuvre dans ce symbole plus vaste et de le servir ? »
La colère lançait de nouveau des lueurs dans son visage tendu, c'était maintenant une méfiance irritée: « Mais toi, tu t'en moques. Par ton orgueil, tu te dresses contre tes devoirs; ton orgueil ne trouve pas suffisant d'assigner à l'art, je veux dire à ton art, le rôle d'un serviteur de l'État, et plutôt que de le laisser servir tu préfères l'anéantir entièrement...
- Octave, me connais-tu comme un homme arrogant?
- Pas jusqu'à présent, mais, cependant, tu parais l'être.
- Eh bien, Auguste, je sais que l'homme doit s'efforcer à l'humilité, et j'espère avoir réussi à me conformer à ce devoir; en revanche, quand il s'agit de l'art, je suis arrogant, si tu veux appeler cela de ce nom. Je reconnais à l'homme tous les devoirs, car lui seul est le support du devoir, mais je sais que l'on ne peut imposer à l'art aucun devoir, ni le devoir de servir l'État ni aucun autre; on en ferait autrement un art factice, et quand les devoirs de l'homme, comme c'est le cas aujourd'hui, ont un autre objet que l'art, il n'a d'autre choix que de renoncer à l'art, ne serait-ce que par respect pour lui... Précisément, cette époque requiert de l'individu la modestie la plus profonde, et c'est par cette modestie très profonde et, même davantage, c'est par l'effacement de son nom qu'il doit servir, comme l'un des nombreux serviteurs anonymes de l'État, en qualité de soldat ou dans tout autre emploi, mais non pas par des œuvres poétiques sans consistance, et qui sont plutôt le plus arrogant des arts factices, - qui doivent être nécessairement un art factice, - dans la mesure où elles prétendent être utiles au bien de l'État en vertu de leur existence particulière superflue. ..
- Eschyle s'est inséré avec son œuvre poétique superflue dans l'État, cet État dont Clisthène avait fait son œuvre propre, et c'est ainsi qu'Eschyle a survécu à l'État athénien... je désirerais que mon œuvre durât aussi longtemps que l'Énéide.»
Cela était dit avec une grande franchise, il fallait seulement en retirer la gentillesse dont César avait l'habitude, depuis toujours, d'agrémenter son amitié.
«Ce qui est valable pour Eschyle, mon César, ne s'applique pas à moi; c'était une autre époque.
- Sans aucun doute, mon Virgile, cinq cents ans se sont écoulés ; il est difficile de le nier, mais c'est la seule différence.
- Tu parlais des devoirs, Auguste, et certainement le devoir de porter secours subsistera, immuable, à travers toutes les époques, mais le genre de secours qui est requis se modifie et, aujourd'hui, l'art ne peut plus l'accorder... le devoir subsiste, mais ses tâches se modifient avec le temps... ce n'est que dans une région hors du devoir que le temps reste immuable.
- L'art n'est lié à aucun temps, et ces cinq cents ans témoignent du contenu éternel de la poésie.
- Ils témoignent de l'effet. éternel de l'œuvre d'art authentique, et rien de plus, Octave... Eschyle a pu créer des œuvres valables pour l'éternité, parce que par leur moyen, il a accompli une tâche de son époque, et c'est pourquoi son art fut également une connaissance... C'est l'époque qui prescrit dans quelle direction les tâches doivent être accomplies, et celui qui va a l'encontre de cette direction doit nécessairement faillir. .. Un art, créé en dehors de cette direction, et qui ne s'acquitte donc plus d'aucune tâche, n'est ni une connaissance ni un secours; bref, il n'est plus un art et il n'a pas de consistance.»
César avait marché de long en large sur le sol qui oscillait, il faisait demi-tour à chaque creux de la vague, si bien qu'il remontait toujours la pente, et maintenant il était sans doute arrivé sur la crête, car il s'arrêta - peut-être percevait-il aussi le mouvement déchaîné par Poseidon - et il se retint au candélabre: «Tu recommences à parler de choses qui ne peuvent être prouvées...." (traduction Editions Gallimard, 1956)
"L'Ether, le Retour" (Der Tod des Virgil, Äther – Die Heimkehr)
L'agonie de Virgile. La nuit, le jardin lumineux se transforme en un bosquet inondé d'eau avec "des pousses et des engrenages sans cesse renouvelés", en une éclipse primitive avec un dôme d'étoiles et un soleil "en concurrence fluide" dans l'espace infini. Le firmament et la végétation qui pousse vers le haut se battent l'un contre l'autre. Il regarde "vers le ciel" et voit l'étoile de l'Est, "dont la lumière infinie avait été sa compagne", mais étoile après étoile s'écrase dans les sous-bois. La végétation se flétrit en un paysage de pierre nue sous une "nuit mondiale à couper le souffle". Dans l'étape de "l'accouchement du néant", il reçoit "l'ordre de se retourner", et une nouvelle création avec le Paradis commence, cette fois liée à la symbolique Mère-Fils avec des associations à l'image du Christ et une espérance de rédemption. La boucle du temps s'était fermée...
".. Mais où était son propre visage dans cet univers ? Était-il déjà accueilli dans le réceptacle cristallin des sphères ou se trouvait-il dans un néant, exclu de toute intériorité et de toute extériorité? Existait-il encore de quelque manière, lui qui ne flottait même plus, qu'aucune main ne soutenait plus ? Oh ! il était, car il contemplait; il était, car il attendait; mais sa contemplation, extasiée, transfusée dans le rayonnement était en même temps l'élément cristallin lui-même, et son attente, cette attente nostalgique de la main qui soutient, de la main qui fit vibrer la transparence universelle, qui fit vibrer le coeur de l'univers, le cœur de l'attente et de celui qui attend; cette attente sans expectative était en même temps celle du cristal même, la conscience qu'il a de sa croissance, c'était le cristal ayant la volonté consciente de se développer en une unité encore plus compréhensive, en un équilibre encore plus pur, en une respiration silencieuse encore plus parfaite; c'était à tel point la volonté du cristal, à tel point un écho avant-coureur de la future harmonie des sphères, encore à retentir, à tel point un écho avant-coureur de l'éther, que la lumière fit encore une fois irruption dans les ténèbres, dans un ultime embrasement de l'univers, dans un ultime embrasement de la création, tandis que les ténèbres s'ouvraient encore une fois, lumière et ténèbres unies, dans la plongée et la contre-plongée, en une unité qui n'était plus cristal mais plus que radiation d'une obscurité absolue, n'ayant plus aucune qualité, même plus celle du cristal, mais qui était la non-qualité en soi, l'abîme universel sans limite, la matrice de toutes les qualités essentielles; le milieu de l'étoile s'était ouvert, le milieu de l'anneau, le néant qui enfante, s'ouvrant au regard de celui qui est sans regard - la cécité voyante.
Alors, il lui fut permis de se retourner, alors l'ordre lui vint de se retourner, alors une force le retourna.
Alors, devant son œil qui recommençait à voir, le néant subit une métamorphose infinie et devint le présent et le passé, il recommença à s'élargir infiniment pour former le cycle des temps, afin que le cycle, devenu infini, se refermât encore une fois; infini, l'orbe du ciel, infinie la voûte céleste qui recommençait à s'incurver, infini, le bouclier infini du monde frange de l'arc aux sept couleurs, dans un souvenir sans fin. Encore une fois, il y eut la lumière et l'obscurité, encore une fois, le jour et la nuit, encore une fois les jours et les nuits, et encore une fois l'immensité s'ordonna en hauteur, largeur et profondeur et les directions du ciel se déterminèrent selon le principe du carré sans limites, il y eut en haut et en bas, le nuage et la mer; et au milieu de la mer, la terre, l'île verte du monde, recommença à s'élever, couverte de plantes, couverte de pâturages, - comme autant de mutations au sein de l'immuable. Et le soleil de se lever à l'orient pour commencer sa course au-dessus de l'orbe du monde, et les étoiles de lui succéder, la nuit, s'étageant jusqu'au pôle nord, au centre sans étoiles duquel trône la Justice portant sa balance illuminée par les rayons de la Croix du Nord qui la domine. Et dans la lumière matinale, l'aigle et la mouette sillonnèrent les hauteurs des airs, planèrent autour de l'île, et les dauphins émergèrent pour écouter le chant muet des sphères. Du couchant, arriva la file des animaux; ils allaient au-devant du soleil et des étoiles, ils allaient à leur rencontre, les animaux du désert et ceux de la prairie, dans une union pacifique et paisible, le loup, le taureau, l'agneau et la chèvre aux pis gonflés; ils se dirigeaient vers l'orient, cherchant le Berger oriental, se dirigeant vers le Visage humain. Et au centre du bouclier du monde, voici que ce Visage apparut au fond d'une profondeur infinie, au sein de l'existence et de la condition infiniment humaine, pour la dernière et cependant pour la première fois : la paix sans conflit, le Visage humain dans la paix sans conflit, s'offrant au regard sous l'image de l'Enfant dans les bras de la Mère..." (traduction Editions Gallimard, 1956)
"Psychologie des masses" (Massenpsychologie, 1959)
«Chacun sait quelle folie s’est aujourd'hui emparée du monde, chacun sait qu’il participe lui-même à cette folie, comme victime active ou passive, chacun sait donc à quel formidable danger il se trouve exposé, mais personne n'est capable de localiser la menace, personne ne sait d'où elle s'apprête à fondre sur lui, personne n’est capable de la regarder vraiment en face, ni de s'en préserver efficacement.
L’homme est prêt à tomber dans un égarement collectif, ce n'est un secret pour personne et ce devrait donc être un problème pour tout le monde. Appeler la science à étudier ce problème mystérieux et fonder dans ce but une institution appropriée, cela devrait paraître aussi justifié que nécessaire à quiconque a pris la mesure du danger. La contamination psychique des masses n’est certainement pas moins pernicieuse pour l’humanité que le développement des maladies cancéreuses, et devrait être combattue avec au moins la même énergie que celui-ci.
Mais si évidentes soient les raisons que nous avons de faire avancer la connaissance des atteintes psychiques collectives, c'est précisément notre ignorance de ces phénomènes qui suscite le plus grand scepticisme à l'égard d'une telle entreprise : il n'est déjà pas facile de diagnostiquer clairement les comportements névrotiques et psychotiques chez l’individu, comment y arriverait-on sur cet objet vague et fluctuant qu’est la masse humaine, laquelle ne peut être connue et étudiée qu''en fonction des individus qui la composent ? À partir de quel moment un certain nombre d’individus forment-ils une masse ? De quels critères dispose-t-on a prion pour marquer le seuil entre ces deux plans ? Quelle est la relation entre l’individu et la masse ? Quand des symptômes de folie, dans la mesure ouù ils sont identifiables, doivent-ils être imputés à l’individu, quand à la masse ? De tout ce travail préalable de définition, presque rien n'a été fait ... »
Et le matériau sur lequel s'effectue l’observation des phénomènes psychologiques de masse ne peut être principalement l’individu : "il est le centre de concrétion, et le psychisme de masse ne peut être appréhendé concrètement que dans ce miroir ..." - Ainsi s’ouvre la "Massenwahntheorie" de Hermann Broch, publiée en 1979 chez Suhrkamp. Cette œuvre posthume (195), qui rassemble des textes écrits entre 1939 et 1948, est une réflexion profonde sur les mécanismes des masses, le totalitarisme et la crise des valeurs dans l'Europe du XXᵉ siècle. Mais des textes dispersés, parfois traduits en français sous "La Psychologie des masses et le fascisme..."
Broch décrypte ici le totalitarisme en train d'advenir, un ton prophétique dont les concepts (vide axiologique, religion politique) influenceront Arendt, Elias ou Canetti. Si sa fusion littérature / philosophie / psychologie lui donne une profondeur unique, c'est un texte dense, aux digressions complexes (héritage de la tradition philosophique allemande), une vision quasi-apocalyptique de la masse qui n'aborde pas d'analyse des classes sociales, de l'économie ou des structures de pouvoir.
"Systèmes de valeurs - Les actions et les attitudes de l’homme sont donc constamment orientées vers la réalisation d'«états de valeur », sous l’effet principalement de trois groupes de motifs :
a. Du point de vue de la réalité matérielle, pour la maîtrise pratique de la vie par la possession, le pouvoir, etc.
b. Du point de vue de la réalité intellectuelle, pour accéder à une connaissance du monde et de ses contenus.
c. Du point de vue de la réalité émotionnelle, pour accéder à des états extatiques et pseudo-extatiques, les premiers se rattachant aux groupes de motifs a et b, tandis que les états pseudo-extatiques sont pour ainsi dire « sans objet», c’est-à-dire désignent des états d'ivresse qui sont le plus souvent produits par et pour la satisfaction des pulsions.
Les systèmes de valeurs sont donc des systèmes extrêmement complexes d'attitudes et de comportements et, en un certain sens, constituent eux-mêmes des modèles de la réalité, ou en tout cas contiennent de tels modèles comme une structure de soutènement.
Par nature, les systèmes de valeurs visent à proscrire la panique.
Ils sont donc aussi à de nombreux égards des systèmes de protection, érigés en quelque sorte par peur de la peur. Il en résulte finalement aussi des inversions, qui paraissent presque contradictoires, comme par exemple le désir d'autodestruction. Dans quelle mesure il s’agit ici de pulsions de mort spécifiques, etc., ce n'est pas ici le lieu de l’examiner.
Théologie des valeurs - Dans le va-et-vient incessant entre la vie et la connaissance, donc entre la « valeur » et la « vérité », l’édification des systèmes de valeurs s’accompagne d’actes cognitifs, c'est-à-dire : les systèmes de valeurs ne sont pas seulement érigés et respectés par le Moi, ils sont en même temps connus par lui. Ce processus de connaissance implique une justification des manières d’agir prescrites par le système de valeurs ; elles se trouvent par là rationalisées et érigées en normes.
Quand on parle de systèmes de valeurs, on ne vise généralement que de tels contenus rationalisés, avec leurs évaluations normatives et leurs prescriptions éthiques, qui, à la différence des comportements diffus, sont seuls accessibles à la compréhension rationnelle.
Le système de valeurs vécu se rapporte au système de valeurs rationalisé comme l’image originale à sa copie, de sorte que le second peut en retour passer pour le modèle du premier.
Par exemple, tout système religieux est un vaste édifice de valeurs, formé d’attitudes émotionnelles et traditionnelles, intérieures et extérieures, par ailleurs traversées d’éléments cognitifs. L'organisation rationnelle de ce système produit la théologie de la religion correspondante, c’est pourquoi il n’est pas inadéquat de décrire la partie rationnelle de tout système de valeurs comme la théologie des valeurs qui lui est propre.
Systèmes de valeurs ouverts et fermés - Suivant le principe de la moindre dépense d’'énergie, le Moi pour maîtriser le non-Moi (dans l’ordre empirique : l’homme pour maitriser le monde) cherche à se débrouiller avec les moyens disponibles et acquis. Cela signifie qu’une fois établi un système de valeurs, l’homme s’efforce d’inscrire dans ce cadre toutes ses aspirations jusqu’à la pleine extase, et il ne se résout à étendre son système que lorsque les circonstances extérieures le contraignent à admettre que celui-ci ne permet pas une maîtrise totale du monde. Le passage des systèmes de valeurs purement matériels, possessifs, aux systèmes sublimés de la connaissance montre déjà clairement ce processus.
Le principe de la moindre dépense d’énergie est, du reste, également visible dans le processus même de construction des modèles, qui doivent eux aussi utiliser le moins d’éléments possibles.
Cette inscription donne certainement à tout système de valeurs le caractère d’une recherche de validité absolue. Le monde entier doit être placé sous la domination du système en question, et ainsi maitrisé. Ce processus est très bien connu sous le nom de « schème d’aperception ». Tout individu, tout groupe social, toute catégorie professionnelle, etc. cherche à comprendre le monde selon son schème d’aperception spécifique, qui est justement celui de son système de valeurs, et à l’y subsumer tout entier. Toute théologie des valeurs laisse transparaître une dogmatique des valeurs, dont les frontières ne doivent pas être transgressées.
Un système qui se trouve sous la domination d’une dogmatique des valeurs peut être décrit comme un « système fermé ».
Les « systèmes ouverts », au contraire, se distinguent par le fait qu’ils ne cherchent pas à subsumer l’ensemble des phénomènes du monde dans un édifice dogmatique de valeurs matérielles, mais s'efforcent d’atteindre la valeur absolue recherchée en développant
toujours plus le système. Le système ouvert a conscience de l'infinité du monde, et il sait donc que la validité absolue ne peut être qu’un objectif infiniment lointain, non un stade final concrètement accessible. Le type du système ouvert est fourni par le système de la
connaissance comme telle, en particulier le système de la science (même si l’on y voit régulièrement apparaître des systèmes fermés, dogmatiquement limités).
L’idée du système ouvert est celle d’une évolution constante, tandis que les systèmes fermés qui se sont révélés insuffisants ne peuvent être portés dans une nouvelle phase que par une explosion révolutionnaire.
Individu et système de valeurs - Dans le système sur lequel tel individu règle son existence, la théologie des valeurs joue à de nombreux égards le rôle d'un sur- moi, qui lui permet de satisfaire certaines pulsions, en interdit ou sublime d’autres. Ce qu'on appelle le « caractère » d'un individu dépend donc en grande partie de ses objectifs et de ses évaluations axiologiques, en un mot du système de valeurs particulier qui lui est propre.
Plus une vie s’inscrit dans un système de valeurs particulier, plus le caractère de cette vie est affirmé. Ici aussi, il faut distinguer entre système ouvert et système fermé. Pour l’individu, le système ouvert signifie, en même temps qu'un élargissement constant des valeurs, un développement continu de la personnalité. Même si les normes de la théologie des valeurs sont parfaitement rationnelles, le but infiniment éloigné, du fait justement de son inaccessibilité, apparaît comme quelque chose d’irrationnel, marqué par cette irrationalité que comporte sans aucun doute, pour la vie individuelle, le concept de la «personnalité » et du « développement de la personnalité ».
Le système de valeurs personnel de l’individu ne doit certes être considéré que pour une moindre part comme le produit de l’individu lui-même. Il naît de la confrontation de l’individu avec sa réalité extérieure et intérieure, et il dépend donc de l’ensemble des systèmes de valeurs de son environnement. Le système de valeurs individuel est une formation extrêmement complexe, où les systèmes de valeurs de l’environnement sont élaborés des manières les plus diverses.
(...)
Individu et communauté - Le système de valeurs personnel de l’individu (pour autant qu'il en possède un) comporte une valeur irrationnelle suprème, à savoir la valeur du libre développement de la personnalité. Pour l'individu dans la communauté, il existe une valeur irrationnelle parallèle, qu’on peut circonscrire par le terme « sentiment communautaire ».
L’individu dans la communauté sociale se voit donc confronté à une série d’«exigences axiologiques» intérieures et extérieures, qu’on pourrait détailler de la manière suivante :
a. Il doit constituer son propre système de valeurs, et autant que possible ce système ouvert qui lui permet de « développer librement sa personnalité ».
b. Ce système de valeurs personnel contient aussi l'ensemble des valeurs sociales, et dans la mesure où celles-ci sont prises en compte, l’individu appartient à une ou plusieurs communautés sociales de son environnement, ou à leurs systèmes de valeurs respectifs.
c. Parce qu'il appartient à ces communautés sociales extérieures et à leurs systèmes de valeurs, l'individu peut rechercher des « sentiments communautaires » comme une valeur positive qui lui revient.
Si un équilibre satisfaisant est trouvé entre ces trois groupes, les différents systèmes de valeurs impliqués, ou leurs théologies rationnelles, offrent à l’individu un «gain en rationalité », tandis que la vie au sein des groupes sociaux correspondants lui apporte un «gain en irrationalité » sous la forme de sentiments communautaires.
S’il parvient à réaliser un tel équilibre, on peut à juste titre parler d’une vie harmonieuse.
Lorsque la personnalité n’est pas en mesure de se développer librement, il s’opère le plus souvent dans la vie individuelle une « perte en irrationalité », c'est-à-dire que l’'individu règle son comportement sur des préceptes en partie purement matériels, en partie rationnels. Le processus parallèle est la « perte en rationalité » qui se manifeste dans la vie sociale, quand celle-ci n'apporte à l’individu aucune valeur rationnelle, mais seulement des sentiments communautaires de type pulsionnel...."
Chez Broch, la question du système de valeurs est le socle absolument incontournable pour comprendre comment l’individu, puis la masse, se constituent psychologiquement et politiquement ....
Pour lui, chaque individu ne vit pas dans un vide moral ou intellectuel ; il est toujours inscrit dans un système de valeurs hérité (religieux, éthique, esthétique, etc.). Ces valeurs donnent du sens, structurent les actions individuelles et collectives. Elles permettent à la conscience individuelle de s’orienter (ce qu'il appelle parfois la "valeur-transcendance"), sans quoi l’homme se retrouve « désorienté » et vulnérable.
Broch constate, au début du XXᵉ siècle (et déjà avant), une désagrégation progressive des valeurs traditionnelles, notamment après la perte d’influence de la religion et des grands systèmes métaphysiques. Cette dissolution crée un vide. Or, l’homme supporte difficilement l’absence de sens, ce qui le rend perméable aux idéologies simplificatrices, aux mythes politiques, aux propagandes. Ainsi, l’individu, devenu « sans valeurs solides », se réfugie dans la masse, où il trouve une appartenance immédiate et un substitut de système de valeurs.
De l’individu à la communauté : un passage critique ..
Pour Broch, la communauté (ou la « masse ») n’est pas une somme d’individus rationnels, mais une entité psychologique nouvelle. L’individu y abdique sa responsabilité morale au profit d’une « identité collective ». La masse fournit une illusion d’ordre et un « pseudo-sens », ce qui la rend d’autant plus dangereuse quand elle est instrumentalisée (par exemple par le nazisme, qui obsédait Broch).
Quand vient à s'installer la folie des masses?
Quand la masse s’agrège autour d’un mythe (race, nation, chef charismatique, etc.), elle entre dans ce que Broch appelle une dynamique de folie collective. La « folie » n’est pas seulement émotionnelle ou hystérique ; elle est surtout la conséquence logique d’un effondrement des valeurs rationnelles et éthiques. La masse se crée un nouveau « système de valeurs » dégradé, souvent basé sur le mythe et l’irrationnel.
Introduction : La crise des valeurs (Wertzerfall) ...
Broch pose le désarroi axiologique (effondrement des systèmes de valeurs) comme fondement de la psychologie des masses. La modernité a détruit les valeurs religieuses et traditionnelles sans les remplacer, créant un vide propice aux idéologies totalitaires. C'est une vision pessimiste mais pertinente de la modernité. Broch anticipe des penseurs comme Hannah Arendt. Toutefois, sa théorisation du Wertzerfall manque parfois de précision historique.
La structure psychique de la masse ...
La masse n'est pas une somme d'individus mais une entité irrationnelle, régie par l'émotion et la suggestion. Elle cherche un système de valeurs total pour combler son vide existentiel. Le leader (ex. Hitler) incarne ce système et devient un "dieu remplaçant". Influencé par Freud (notamment Psychologie des foules), Broch en dépasse le cadre individualiste. Sa notion de "besoin de salut" (Heilsbedürfnis) est novatrice, mais néglige les facteurs socio-économiques.
Le phénomène totalitaire ...
Le totalitarisme est une "religion politique" qui exploite le vide des valeurs. Il impose un dogme absolu via la terreur et la propagande, transformant la masse en outil de destruction. Broch analyse le nazisme et le stalinisme comme des symptômes jumeaux. Une comparaison bien audacieuse pour l'époque, mais l'assimilation nazisme/stalinisme est contestable. Son insistance sur l'irrationnel sous-estime la rationalité bureaucratique des régimes totalitaires.
Dynamique de l'exclusion : Le bouc émissaire ...
La masse se constitue par l'exclusion violente d'un "autre" (Juifs, "sous-hommes"). Cette haine est un ciment identitaire qui masque l'absence de valeurs positives. Une analyse prophétique de l'antisémitisme nazi. Toutefois, Broch néglige le rôle des élites dans l'instrumentalisation de cette haine.
Démocratie et éthique : Les antidotes ...
Seule une éthique humaniste, fondée sur la responsabilité individuelle et le droit, peut contrer la barbarie des masses. Broch défend une démocratie "éducative" qui dépasse le libéralisme individualiste. On a pu lui reprocher une proposition trop idéaliste, peu concrète sur les mécanismes institutionnels. Son rejet de l'individualisme libéral reste ambigu.
Epilogue : L'art et la reconstruction des valeurs ...
L'art (notamment la littérature) doit participer à la refondation des valeurs en exprimant la complexité humaine, contre les simplismes idéologiques. Une vision noble mais sans doute utopique. Broch sous-estime la capacité des régimes à récupérer l'art (cf. art "dégénéré" sous le nazisme).
Broch se situe donc dans la tradition de la critique des masses (Nietzsche, Le Bon), tout en l’actualisant face aux totalitarismes du XXe siècle. Il analyse comment l'individu se dissout dans la masse, abandonnant sa responsabilité morale, et voit la masse non pas simplement comme un rassemblement, mais comme une unité psychique et irrationnelle, prête à se soumettre à un leader ou à une idéologie. L'essai est influencé par Freud (Psychologie des masses et analyse du moi, 1921) et Elias Canetti (Masse et puissance), mais Broch y ajoute une dimension éthique et existentielle propre à sa pensée romanesque. Il montre la force d'une pensée littéraire qui dépasse la stricte analyse politique ou sociologique et éclaire les mécanismes psychologiques derrière les mouvements populistes et autoritaires contemporains ...
Gustave Le Bon, dans "Psychologie des foules" (1895) avait adopté une approche plus empirique et descriptive en se concentrant sur la contagion mentale, l’instinct grégaire et l’irrationalité. Dans la foule, l'individu régresse vers un état primitif et impulsif. On le sait, une oeuvre très influent sur la psychologie sociale, repris par Freud et d'autres.
Pour Sigmund Freud, "Psychologie des masses et analyse du moi" (1921), les masses fonctionnent sur le modèle d'une horde primitive, le leader remplace le père ; le lien libidinal est central. Avec Broch, il insistait sur l’identification au chef.
Proche de Broch sur l’idée de crise des valeurs, mais moins axé sur la psychologie intérieure, José Ortega y Gasset, dans "La Révolte des masses" (1930) nous explique que l’homme-masse se caractérise par la médiocrité et le refus de l’excellence.
Elias Canetti (Masse et puissance, 1960) sera plus systématique et plus influent dans le champ anthropologique. Sa thèse principale est que la masse cherche avant tout la décharge (l'égalisation des différences).