Elio Vittorini (1908-1966), "Conversazione in Sicilia" (1941) - Brancati Vitaliano (1907-1954), "Don Giovanni in Sicilia" (1942) - ...
Last Update: 11/11/2016
C'est en 1941-1942, que la censure arrête le second tirage de "Conversation en Sicile" d'Elio Vittorini, un roman qui témoignait du désespoir opposé par le Mezzogiorno à une oppression multiforme, un Vittorini qui avait publié ses premiers récits dans la page littéraire des journaux en 1927, deux ans après la promulgation des lois fascistes sur la presse. Quant à Brancati Vitaliano, après un bref élan sentimental pour l'idéologie fasciste, il devint un des intellectuels les virulent dans sa critique systématique du régime et il choisira de mettre en scène la petite et la moyenne bourgeoisie méridionale comme modèles où se retrouvent justement les racines du comportement fasciste.
La Sicile est pour tous deux le décor central : une Sicile mythique, presque onirique, pour Vittorini, qui devient une allégorie morale et sociale ; plus réaliste, chez Brancati, mais tout autant représentative d’un certain caractère italien. Les deux auteurs utilisent le voyage ou le retour au pays natal pour explorer l’identité italienne et ses contradictions profondes.
Les deux romans paraissent au moment où la société italienne est sous le régime fasciste, et chacun adopte une forme d’évasion critique : Vittorini, qui fait partie de la gauche intellectuelle italienne, pratique une allégorie politique voilée pour contourner la censure, Brancati opte pour la satire et l’humour, mais aussi pour la peinture psychologique d’un type humain : le personnage principal, Giovanni Percolla, incarne le « gallismo », une attitude viriliste, machiste, typique de certains milieux siciliens (et par extension italiens). Brancati, tout en étant moins explicitement antifasciste que Vittorini, propose une critique implicite du régime : ce culte viril est parallèle au culte fasciste de la « force » et de la « masculinité ».
Renato Guttuso, "Fuga dall’Etna (Flight from Etna)" 1938–9 - National Gallery of Modern Art, Rome
Elio Vittorini (1908-1966)
Ecrivain et critique littéraire, Vittorini a marqué la littérature italienne de l’après-guerre dans nombre de revues et des activités d'éditeur qui
l'amenèrent, avec Italo Calvino, à jouer un grand rôle dans l’essor du roman néoréaliste. L'homme de lettres s'est construit dans l'Italie du fascisme et de la Seconde guerre mondiale :
alors que ses premières œuvres sont celle d'un "partisan" prônant une sorte de fascisme "de gauche", il évolue au fil de ses expériences, se sentant comme dépossédé de toute
espérance devant une oppression politique constante, la puissance de l'idéologie et la misère ambiante , le poids de la nécessité d'un choix que l'atmosphère politique semble imposer :
sa littérature, souvent déconcertante dans ses procédés romanesques, butte aux frontière d'une réalité qui lui échappe, rejetant au bout du compte comme vain tout engagement ou esprit critique,
contestant même la possibilité d'un regard lucide sur un monde alors d'une instabilité profonde.
Né à Syracuse d'un père cheminot qu'il suit partout dans ses déplacements, Elio Vittorini passe ainsi son enfance le long d'une voie ferrée, fugue à
dix-sept ans jusqu'en Vénétie, renonce aux études et devient tour à tour ouvrier sur un chantier de construction, puis ouvrier typographe. Il s’installe à Florence
où il collabore aux principales revues littéraires, publie le recueil de nouvelles "Piccola borghesia" (Les Petits-bourgeois, 1931), puis son
premier roman en feuilleton "L’œillet rouge" (1933), récit d'une éducation sentimentale à l'époque de la montée du fascisme. Comme Cesare Pavese, il va contribuer à faire
connaître en Italie la littérature américaine par ses traductions et éditions, dont en 1941 l’anthologie Americana, interdite par la censure fasciste. C’est en 1941 que
paraît son roman le plus célèbre, "Conversation en Sicile". suivi de "Uomini e no, 1945 (Les Hommes et les autres), "Il Sempione strizza l'occhio al Frejus", 1947 (Le Simplon fait un clin d'œil
au Fréjus), "Diario in pubblico", 1957 (Journal en public).
L'Œillet rouge (Il garofano rosso, 1948)
Ce livre a une histoire. Vittorini était âgé de vingt-quatre ans lorsqu'il commença, en 1933, de l'écrire et il en avait à peine rédigé la moitié que la
revue Solaria, de Florence, en entreprenait la publication. Le troisième feuilleton ayant provoqué la saisie de la revue, les suivants ne purent paraître que profondément mutilés par la censure
préalable. La publication en revue achevée, Vittorini réécrivit toutes les parties du roman altérées par la censure, en vue de l'édition du roman en volume. Travail de révision double, car, s'il
visait à restituer au livre le langage et le ton qui lui étaient propres, il tenait compte aussi, bien entendu, des interdits manifestés par la censure. C'est ce troisième état du manuscrit qui
fut soumis à l'examen des autorités de Rome. Des années passèrent, et Vittorini venait d'écrire son œuvre majeure, Conversation en Sicile, et ne se souciait plus de L'œillet rouge, lorsque, en
1938, le manuscrit lui revint accompagné d'une interdiction définitive. II ne devait finalement paraître en volume dans cette troisième version, que l'auteur, alors âgé de quarante ans, se refusa
à juste titre à retoucher encore une fois, qu'en 1948. Vittorini le faisait suivre d'une longue postface qui nous livre, outre l'histoire et la critique de ce livre, son art poétique
personnel.
Si l'auteur se montre, dans cette postface, relativement sévère pour ce roman de jeunesse, c'est sans doute qu'il pense avoir trouvé avec la prose lyrique
et les incantations de Conversation en Sicile son style définitif. L'œillet rouge, à son jugement, ne serait pas un «vrai livre», mais plutôt un «document» et précisément un document sur
«l'attirance qu'un mouvement fasciste peut exercer [...] sur les jeunes». Le lecteur d'aujourd'hui peut à l'inverse y trouver, sous la surcharge des différentes techniques d'écriture mises en
œuvre (où d'ailleurs se rencontre déjà celle qui régnera sur Conversation), à travers l'exubérance juvénile des épisodes, une passionnante éducation sentimentale et politique, qui tient à la fois
du roman d'aventures et du roman de formation (et même du conte initiatique : voir la rencontre du jeune héros avec la «femme de mauvaise vie» Zobeida dans la maison de tolérance). Il s'agit en
vérité de l'un de ces livres rares et précieux que certains grands écrivains n'auront pu écrire que dans leur jeune âge, au moment où le génie impersonnel de la jeunesse les guide encore autant
ou plus que ce qui était voué à se dégager plus tard en eux comme leur génie propre. " (Editions Gallimard)
Conversation en Sicile (Conversazione in Sicilia, 1941)
Le livre le plus célèbre d'Elio Vittorini raconte le voyage initiatique de Silvetro Ferrauto, un typographe de Milan qui entreprend un voyage vers sa Sicile natale..
Écrit entre 1938 et 1939, publié d'abord en feuilleton dans Letteratura (rivista de l’époque fasciste) puis en volume en 1941, alots que Vittorini vit une période d'extrême désillusion politique (après la guerre d’Espagne, la montée du fascisme, la censure). L’ouvrage est considéré une œuvre-clé du néoréalisme italien, bien qu’il reste profondément symboliste ...
"J’ÉTAIS, cet hiver-là, en proie à d’abstraites fureurs. Lesquelles ? Je ne le dirai pas, car ce n’est point là ce que j’entreprends de conter. Mais il faut que je dise qu’elles étaient abstraites, et non point héroïques ni vives ; des fureurs, en quelque sorte, causées par la perte du genre humain. Cela durait depuis longtemps, et j’avais la tête basse. Je voyais les manchettes tapageuses des journaux et je baissais la tête ; et j’avais une maîtresse, ou une épouse, qui m’attendait, mais, même avec elle, je restais muet, même avec elle, je baissais la tête. Cependant, il pleuvait, et les jours, les mois passaient, et j’avais des souliers troués, et l’eau entrait dans mes souliers, et il n’y avait plus que cela : plus que la pluie, les massacres des manchettes de journaux, et l’eau qui entrait dans mes souliers troués, des amis silencieux, et la vie, en moi, comme un rêve sourd, et la non-espérance, le calme plat.
C’était là le terrible : ce calme plat de la non-espérance. Croire le genre humain perdu, et ne pas avoir l’envie fiévreuse de faire quelque chose en réaction, ne pas avoir, par exemple, l’envie de me perdre avec lui. J’étais agité d’abstraites fureurs, mais non point dans mon sang, et j’étais calme, je n’avais envie de rien. Peu m’importait que ma maîtresse m’attendît ; aller ou non la retrouver était pour moi la même chose que feuilleter un dictionnaire ; et sortir pour voir mes amis, pour voir les autres, ou rester à la maison, était, pour moi, la même chose. J’étais calme ; j’étais comme si jamais je n’avais eu un jour de vie, comme si je n’avais jamais su ce que signifie être heureux comme si je n’avais rien à dire, rien à affirmer, à nier, rien de personnel à mettre en jeu, et rien à écouter, rien à donner et nulle disposition à recevoir, et comme si jamais, durant toutes mes années d’existence, je n’avais mangé de pain, bu de vin ou de café, comme si je n’avais jamais couché avec une femme, jamais eu d’enfants, comme si je ne m’étais jamais bagarré avec personne, ou comme si je ne croyais pas tout cela possible, comme si je n’avais jamais eu d’enfance en Sicile, au milieu des figuiers de Barbarie et du soufre, dans les montagnes ; mais, en mon for intérieur, d’abstraites fureurs m’agitaient, et je croyais le genre humain perdu, je baissais la tête, et il pleuvait, je ne disais pas un mot à mes amis et l’eau m’entrait dans les souliers.
Ce fut alors qu’arriva une lettre de mon père..."
Le protagoniste, Silvestro Ferrauto, un typographe milanais d’origine sicilienne, vit à Milan. Il est désabusé, oppressé par une « colère sourde » contre la vie quotidienne, le climat politique et la misère humaine. Un matin, il reçoit une lettre de son père annonçant qu’il a quitté sa mère. Silvestro décide alors de rentrer en Sicile après 15 ans d’absence.
Le trajet en train vers la Sicile est une plongée intérieure : Silvestro médite sur son aliénation, son exil intérieur et la dégradation de l’Italie. Il rencontre divers personnages, dont un marchand d’oranges, qui représente une figure populaire et expressive du peuple méridional, et des soldats, figures anonymes de la violence et de la servitude. Ce voyage marque une première étape vers une redécouverte de soi et une prise de conscience collective.
Arrivé en Sicile, Silvestro retrouve sa mère, Rosaria, repassant le linge pour subvenir à ses besoins. Les conversations entre eux sont simples, répétitives, presque rituelles. Elles révèlent la résignation et la force silencieuse du peuple.À travers ces échanges, Silvestro découvre les souffrances quotidiennes des Siciliens : misère, oppression économique, exploitation, fatalisme.
Silvestro déambule alors dans son village natal, rencontre différents personnages emblématiques, un vendeur ambulant, symbole de pauvreté et de marginalité, des policiers, incarnations de l’autorité sourde et brutale, des artisans et paysans, dont les paroles sont parfois absurdes, mais toujours empreintes de dignité. Quant à Rosaria, elle n’est pas simplement une figure maternelle amis une métaphore de la Sicile, voire de l’Italie elle-même - une terre souffrante, laborieuse, silencieuse. Le dialogue avec la mère est une forme de confession et de purification.
Silvestro retournera ensuite à son point de départ, chargé d’une conscience renouvelée.Le roman s'achève sur une note ambiguë, ni tout à fait pessimiste ni réellement optimiste. Silvestro a compris la nécessité de rester solidaire, de porter un regard lucide sur la condition humaine et sociale... (traduction Editions Gallimard)
"... « Ça alors, je suis chez ma mère ! » me dis-je quand je descendis du car au pied du long escalier qui menait aux quartiers hauts du village de ma mère.
Le nom du village était écrit sur un mur comme sur les cartes postales que j’envoyais tous les ans à ma mère, et le reste, cet escalier entre de vieilles maisons, les montagnes alentour, les taches de neige sur les toits, était devant mes yeux, tel qu’il avait été, je me le rappelai soudain, une fois ou deux dans mon enfance. Et il me parut qu’être là ne m’était pas indifférent, et je fus content d’y être venu, content de ne pas être resté à Syracuse, de ne pas avoir repris le train pour l’Italie du Nord, de n’avoir pas encore terminé mon voyage. C’était cela qui était le plus important dans le fait d’être là : c’était de n’avoir pas terminé mon voyage ; peut-être même, de l’avoir à peine commencé ; telle, du moins, était mon impression, tandis que je regardais le long escalier et, en haut, les maisons et les coupoles, et les pentes de maisons et de rochers, et les toits au fond du vallon, et la fumée de quelques cheminées, et les taches de neige, et le chaume de quelques toits, et le petit groupe d’enfants siciliens, nu-pieds sur la croûte de glace qu’il y avait par terre, dans le soleil, autour de la fontaine de bronze.
« Ça alors, je suis chez ma mère », dis-je de nouveau, et je m’apercevais soudain de cela, je m’apercevais soudain que j’y étais, comme on se rappelle soudain quelque chose, et je trouvais cela d’autant plus extraordinaire, et je croyais avoir pénétré, pour y voyager, dans une quatrième dimension. Il semblait qu’il n’y eût rien eu, ou qu’il y eût seulement eu un rêve, un entracte de ma pensée, entre le fait d’être à Syracuse et celui d’être là, et que le fait d’être là fût le résultat de ma volonté, d’une démarche de ma mémoire et non de mon corps, et de même, aussi, le matin dans le fait d’être là, de même, aussi, le froid de la montagne, et le plaisir d’y être ; et je n’éprouvais même pas de regret de n’avoir pu être là la veille au soir, à temps pour l’échéance de la fête de ma mère, comme si cette lumière eût encore été celle du 8 décembre et non point celle du 9, ou comme si elle eût été celle d’un jour appartenant à une quatrième dimension.
Je savais que ma mère habitait dans les quartiers hauts, je me rappelais avoir monté cet escalier quand on venait là, voir nos grands-parents, dans mon enfance, et je commençai à monter. Il y avait des fagots de bois sur les marches, devant quelques maisons, et je montai, et, de temps en temps, il y avait une bordure de neige, et, dans le froid, dans le soleil du matin, car, maintenant, il était presque midi, j’arrivai finalement en haut, au-dessus de l’immense paysage de montagne et de vallons tachés de neige. On ne voyait personne à part des enfants dont les pieds nus étaient couverts d’engelures, et j’errai entre les maisons du haut, autour des coupoles de la grande Église Mère que je reconnaissais, elle aussi, antique dans ma mémoire.
J’errai, ma carte postale de souhaits à la main, elle portait le nom de la rue et le numéro de la maison où habitait ma mère, et je pus y aller tout droit sans difficultés, guidé dans ma recherche par la carte postale, tel un facteur, et, un peu aussi, par ma mémoire. En outre, je tins à me renseigner, à une boutique que je vis, une boutique de sacs et barils, et j’arrivai de la sorte en visite chez la Signora Concezione Ferrauto, ma mère, la cherchant tel un facteur, ma carte postale de vœux à la main et son nom, Concezione Ferrauto, aux lèvres. La maison était la dernière de la rue en question, à cheval sur un petit jardin, avec un petit escalier extérieur. Je montai, dans le soleil, je regardai encore une fois l’adresse sur la carte postale, et je fus chez ma mère, je reconnus le seuil, et il ne m’était pas indifférent d’y être, c’était le point culminant de mon voyage dans la quatrième dimension.
Je poussai la porte et j’entrai dans la maison, et d’une autre pièce, une voix demanda : « Qui est là ? » Et je reconnus cette voix, après quinze ans où je l’avais oubliée, la même qu’il y avait quinze ans, maintenant que je me la rappelais : elle était haute, claire, et je me rappelai ma mère parlant d’une autre pièce, dans mon enfance.
« Signora Concezione », dis-je.
La Signora Concezione apparut, grande, la chevelure claire, et je reconnus parfaitement ma mère, une grande femme aux cheveux châtains presque blonds, et au menton dur, au nez dur, aux yeux noirs. Sur les épaules, elle avait une couverture rouge, pour se tenir chaud.
Je ris. « Eh bien, dis-je, tous mes vœux.
— Oh ! dit ma mère, c’est Silvestro. » Et elle s’approcha de moi.
Je l’embrassai filialement sur la joue, elle m’embrassa sur la joue et dit : « Mais, bon Dieu, qu’est-ce qui t’amène donc par ici ?
— Comment as-tu fait pour me reconnaître ? » dis-je.
Ma mère riait. « Je me le demande, moi aussi », dit-elle. Il vint une odeur de hareng en train de griller, aussi ma mère ajouta-t-elle : « Allons à la cuisine… J’ai un hareng sur le feu ! »
On alla dans la pièce voisine où le soleil tapait sur les montants de fer sombre du lit, et, de là, dans la petite cuisine où le soleil tapait sur tout. Par terre, à l’intérieur d’un tabouret de bois, un brasero de cuivre était allumé. Le hareng était en train de griller dessus, fumant, et ma mère se baissa pour le retourner. « Sens-moi ça : quelle bonne odeur ! dit-elle.
— Oui », dis-je, et je respirais l’odeur du hareng, et cette odeur ne m’était pas indifférente, elle me plaisait, je la reconnaissais, l’odeur des repas de mon enfance. « Je crois qu’il n’y a rien de meilleur », dis-je. Et je demandai : « Nous en mangions, quand j’étais enfant ?
— Et comment ! dit ma mère. Des harengs l’hiver, et des poivrons l’été. C’était toujours notre régime. Tu ne te rappelles pas ?
— Et des fèves aux cardons, dis-je, me rappelant.
— Oui, dit ma mère, des fèves aux cardons. Toi, tu étais fou des fèves aux cardons.
— Ah ! dis-je. J’en étais fou ? »
Et ma mère : « Oui, tu aurais toujours voulu en avoir une seconde assiettée… Et c’était aussi la même chose pour les lentilles à l’oignon, aux tomates séchées et au lard…
— Et avec un petit brin de romarin, n’est-ce pas ? » dis-je.
Et ma mère : « Oui… Avec un petit brin de romarin. »
Et moi : « Des lentilles aussi, j’aurais toujours voulu une seconde assiettée ? »
Et ma mère : « Et comment ! Tu étais comme Esaü… Tu aurais abandonné ton droit d’aînesse pour une seconde assiettée de lentilles… Il me semble te voir quand tu revenais de l’école, à trois heures, à quatre heures de l’après-midi, par le train…
— Oui, dis-je, par le train de marchandises, dans le fourgon à bagages… D’abord, moi seul, et puis Felice et moi, et puis Felice, Liborio et moi…
— Toute ma bande de moineaux, dit ma mère. Avec vos têtes ébouriffées, vos figures noires, vos mains toujours noires… Et tout de suite, vous demandiez : « Maman, il y a des lentilles aujourd’hui ? »
— Dans ces maisons de garde-barrière où nous habitions, sur la ligne, dis-je. On descendait du train à la station, à San Cataldo, à Serradifalco, à Acquaviva, à tous ces endroits où nous sommes passés, et il fallait faire un ou deux kilomètres à pied pour arriver à la maison… »
Et ma mère : « Oui… parfois même trois kilomètres. Le train passait et je savais que vous étiez en route, le long de la ligne, et je mettais les lentilles à chauffer, le hareng à griller, et puis je vous entendais crier : « Terre, terre ! »
— Terre ? Comment ça, terre ? demandai-je.
— Bien sûr, terre ! C’était un de vos jeux, dit ma mère. Et puis, une fois, à Racalmuto, la maison de garde-barrière était en haut d’une côte, et le train devait ralentir, et vous aviez appris à descendre du train en marche, et vous descendiez devant la maison, et moi j’avais une peur bleue que vous ne passiez dessous, et je vous attendais dehors avec un bâton… "
— Et tu nous battais ? » dis-je.
Et ma mère : « Et comment ! Tu ne te rappelles pas ?… Je vous rompais les côtes avec ce bâton. Et, dans certains cas, je vous laissais même sans manger. »
Elle se releva, le hareng à la main, le tenant par la queue et l’examinant sur toutes les faces ; et je vis, dans l’odeur du hareng, son visage en tout point semblable à ce qu’il était quand il était un visage jeune, tel qu’il était alors, je me le rappelais maintenant, avec seulement l’âge en plus. C’était cela, ma mère ; c’était le souvenir de ce qu’elle avait été quinze ans plus tôt, vingt ans plus tôt, quand elle nous attendait au saut du train de marchandises, jeune et terrible, son bâton à la main ; le souvenir, et l’âge de tout ce qui était loin, de ce qu’il y avait en plus maintenant, deux fois réel en somme. Elle examinait le hareng, le tenant très haut, sur une face, sur l’autre, le hareng qui n’était brûlé nulle part, et qui était pourtant cuit tout entier, et le hareng, lui aussi, était cela, était le souvenir et était ce qu’il y avait en plus maintenant. Et toute chose était cela, était le souvenir et ce qu’il y avait en plus maintenant, le soleil, le froid, le brasero de cuivre au milieu de la cuisine, et le gain, en ma conscience, de ce point du monde où je me trouvais ; tout était cela, deux fois réel ; et peut-être était-ce à cause de cela, qu’il ne m’était pas indifférent de me sentir là, de voyager, à cause de cela que c’était deux fois vrai, et aussi le voyage à Messine jusqu’ici, et les oranges sur le ferry-boat, et le Grand Lombard, et Moustachu et Sans-Moustaches, et la verte malaria, et Syracuse, et en somme, la Sicile elle-même, tout cela deux fois réel, et en voyage, quatrième dimension ..."
Publié sous le fascisme, il passera la censure grâce à son style elliptique et symbolique : contrairement à la plupart des romans néoréalistes postérieurs (plus directement descriptifs), "Conversazione in Sicilia" est profondément lyrique et presque mystique. La narration subjective, fragmentée, inspirera la littérature italienne d’après-guerre, y compris Italo Calvino ou Cesare Pavese.
Les hommes et les autres (Uomini e no, 1947)
«Je pourrais découvrir comment il y a, dans les plus délicats rapports entre les hommes, une continuelle pratique de fascisme, où celui qui impose croit
seulement aimer et celui qui subit croit, en subissant, faire tout juste le minimum, pour ne pas offenser. Je pourrais peut-être montrer comment il y a, dans cela, la plus subtile, mais aussi la
plus cruelle, des tyrannies, et la plus inextricable des servitudes ; lesquelles, toutes les deux, tant qu'on les admettra, pousseront à admettre toutes les autres tyrannies et toutes les autres
servitudes des hommes pris séparément, des classes et des peuples entre eux.»
"Uomini e no", le titre italien de ce roman, signifie que nous, les hommes, pouvons aussi être des «non-hommes». Il vise à rappeler qu'il y a, en l'homme,
de nombreuses possibilités inhumaines. Récit de résistance où les communistes s'opposent aux nazis et aux fascistes, Les hommes et les autres est à la fois un roman engagé et un texte
expérimental et poétique. Il pose la question de l'humaine inhumanité et de la barbarie, mais aussi et surtout celle, incertaine, de l'engagement littéraire." (Editions Gallimard)
Les villes du monde (Le Città del mondo)
"Commencée très probablement en 1952, la rédaction de ce grand roman fut interrompue en 1955, et Vittorini, que la mort de son fils Giusto avait durement
touché, ne devait jamais la reprendre. C'est donc là une œuvre qu'il faut dire inachevée, non sans insister toutefois sur le fait que, délibérément conçue par Vittorini comme capable d'un
développement indéfini (il lui arriva dans les années cinquante de la désigner comme «work in progress»), elle était peut-être interminable par nature.
Par le jeu de l'errance perpétuelle où il jette d'emblée les divers personnages qui y paraissent – un berger et son fils, un sculpteur de marionnettes et
son fils, un couple de jeunes mariés, une vieille fille de joie et une adolescente vagabonde... – à travers une Sicile dont il serait vain de se demander si elle est la Sicile d'hier, la Sicile
antique ou la Sicile «de toujours», et qui est bien plutôt une négation du lieu, lieu de passage, monde en diaspora, le livre prend la double dimension de l'épopée et de l'utopie. Utopie sans
prophétie, épopée dont les épisodes seraient des idylles plutôt que des hauts faits. En cela, le roman exprime la longue marche que fut aussi toute la vie d'Elio Vittorini lui-même, marche
d'amitié vers ce qui pourrait être la Ville, la vraie Ville du genre humain." (Editions Gallimard)
Brancati Vitaliano (1907-1954)
Né dans un petit village situé à la pointe sud de la Sicile, Brancati finit ses études à Catane puis gagne Rome, fasciné "sentimentalement" par le parti national fasciste et Mussolini. Mais dès la fin de 1934, il rejette ses premiers écrits et exprime un dégoût du fascisme dans "Les Années perdues "(1934-1936) et que l'on retrouvera dans ses livres suivants. En 1937, devenu professeur, il reourne en Sicile, s'adonne à l'enseignement et à l'écriture, semblant foncièrement atteint et déprimé par son expérience de Rome.
Dès lors, tous ses romans sont imprégnés de cette atmosphère sous-jacente d'oppression et de critique du régime fasciste : il met ainsi en scène la petite
et la moyenne bourgeoisie de cette vie de province dans laquelle il tente de retrouver les racines du comportement fasciste qui l'obsède. Il semble que ce soit sous l'angle de l'esthétique et de
l'étroitesse des milieux sociaux que Vitaliano relève le point d'attaque.
En 1941, il revient à Rome. "Don Juan en Sicile" (Don Giovanni in Sicilia, 1942) est le portrait incisif du « mâle sicilien », Giovanni Percolla, qui, après
une jeunesse d'ennui vécue dans les bars de Catane à parler des échecs et du Nord lointain, épouse une femme qui réussit à l'entraîner à Milan. Il passe alors de l'apathie sicilienne à
l'efficienza milanaise, mais un retour dans sa région natale lui redonne en quelques jours le goût de la sieste, du bavardage et des pleutreries du mâle sicilien. Le roman sera adapté au cinéma
en 1967 par Alberto Lattuada. Dans les années qui suivent, il rencontre et épouse Anna Proclemer.
Brancati élargit son analyse à la bourgeoisie italienne en général, et sa critique de la politique fasciste devient encore plus directe avec "Le Vieillard
aux bottes" (Il Vecchio con gli stivali, 1945) : un petit employé réussit une modeste carrière grâce aux combines que tolère le régime ; à la Libération, il est victime de l'épuration après avoir
été dénoncé par ses anciens supérieurs qui effacent habilement toutes les traces de leurs anciennes escroqueries.
Dans "Le Bel Antonio" (Il Bell'Antonio, 1949), c'est toujours la bourgeoisie de Catane qui est présentée avec ses mythes de puissance et sa soif de possession : les mécanismes psychologiques du fascisme sont ici démontés et leur essence dérisoire est mise au jour grâce au personnage d'Antonio, jeune homme beau et impuissant dont l'échec total, comme celui du régime, ne peut aboutir qu'à une image socialement et esthétiquement morbide. Le roman adapté au cinéma par Mauro Bolognini,en 1960, avec Marcello Mastroianni et Claudia Cardinale. La notoriété de Brancati débute à cette époque. Dans "Les Ardeurs de Paolo" (Paolo il caldo, 1955), le thème de l'auto-destruction à travers le sexe marque le scepticisme radical de Brancati à l'égard d'une société capitaliste qui ne laisse aucune chance, sinon celle de l'obsession érotique sous son aspect macabre et tragique : le roman, inachevé, sera précé par Alberto Moravia, et sera adapté en 1973 au cinéma par Marco Vicario. Brancati meurt en effet prématurément en 1954 après s'être séparé de son épouse. Enfin, comble de son désenchantement total, son pamphlet, "Ritorno alla censura" (1952), constitue une violente attaque contre l'Italie démocrate-chrétienne en laquelle il ne peut croire.